Skip to main content

Full text of "Revue des deux mondes"

See other formats


//V/- 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XLV!I«   AiNNÉE.   —   TROISIÈME    PÉRIODE 


TOME   XX.    —    1"   MAKS    1877. 


yARIS»  —  Impr.   J.   CLAYE.  ~  A,  QUANTIK  et  C",  rue  Saint-Benoît. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XLVII«  ANNÉE.  —  TROISIÈME  PÉRIODE 


TOME  VINGTIÈME 


PARIS 

BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 


RUE    BONAPARTE,    17 

1877 


/ 


/v/ 


SAMUEL  BROHL 

ET    COMPAGNIE 


TROISIEME     PARTIE     (1). 


V. 

M'"'  de  Lorcy  était  une  femme  d'environ  cinquante  ans,  qui  avait 
de  beaux  restes.  Elle  était  veuve  depuis  de  longues  années,  et  n'a- 
vait jamais  songé  à  convoler.  Quoiqu'elle  eût  été  heureuse  en  mé- 
nage, elle  estimait  que  la  liberté  est  le  premier  des  biens;  elle  fai- 
sait de  la  sienne  un  usage  irréprochable.  Elle  avait  de  la  tête,  se 
connaissait  en  chiffres  encore  plus  qu'en  chiffons,  et  administrait 
elle-même  sa  fortune,  qui  n'était  pas  une  bagatelle.  Aimant  à  bien 
employer  ses  heures,  elle  savait  en  trouver  pour  s'occuper  des 
affaires  des  autres.  Elle  avait  de  la  vocation  pour  le  métier  d'avocat 
consultant.  En  général  ses  conseils  étaient  sensés,  judicieux,  on  ne 
pouvait  mieux  faire  que  de  les  suivre  ;  sa  clientèle  se  plaignait  seu- 
lement qu'elle  fût  tout  d'une  pièce,  qu'elle  rendît  ses  sentences 
avec  trop  peu  de  ménagemens,  sans  souffrir  qu'on  en  appelât.  Elle 
était  bonne,  charitable,  mais  l'onction  lui  faisait  défaut,  et  elle 
n'était  pas  tendre  pour  les  illusions  de  son  prochain.  Un  poète  alle- 
mand, en  distribuant  ses  vœux  de  nouvelle  année,  souhaitait  aux 
riches  un  peu  de  cœur,  aux  pauvres  un  morceau  de  pain,  aux 
femmes  les  plus  belles  robes,  aux  hommes  un  peu  de  patience,  aux 
sots  un  peu  de  raison  et  aux  gens  raisonnables  un  peu  de  poésie. 
M""*  de  Lorcy  avait  du  cœur,  de  belles  robes  et  beaucoup  de  raison; 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  et  du  15  février. 


6  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mais  sa  raison  manquait  un  peu  de  poésie,  et  les  poètes  à  qui  elle 
donnait  des  conseils  avaient  besoin  de  beaucoup  de  patience  pour 
l'écouter  jusqu'au  bout.  Ceux  qui  se  permettaient  de  mépriser  ses 
avis  et  de  se  rendre  heureux  à  leur  façon  encouraient  à  jamais  sa 
disgrâce;  elle  leur  soutenait  obstinément  que  leur  prétendu  bonheur 
n'était  que  mensonge,  qu'ils  s'étaient  attaché  une  pierre  au  cou, 
que  dans  le  fond  du  cœur,  sans  en  avoir  l'air,  ils  se  repentaient 
cruellement,  et  elle  ajoutait  :  —  Ce  n'est  pas  ma  faute,  je  vous  l'a- 
vais bien  dit,  vous  n'avez  pas  voulu  me  croire. 

M™«  de  Lorcy  portait  une  affection  presque  maternelle  à  son  ne- 
veu, M.  Camille  Langis;  confidente  de  ses  amours,  elle  lui  avait 
promis  de  lui  faire  épouser  M"^  Antoinette  Moriaz.  Sans  doute  il 
était  un  peu  jeune  ;  mais  elle  avait  décidé  que  la  question  d'âge 
n'était  pas  une  affaire,  et  que  pour  tout  le  reste  il  y  avait  conve- 
nance absolue  entre  les  parties.  M.  Langis  avait  balancé  quelque 
temps  à  se  déclarer  ;  il  disait  à  M'"^  de  Lorcy  :  —  Si  elle  me  refuse, 
je  ne  pourrai  plus  la  voir,  et  tant  que  je  la  vois,  je  ne  suis  qu'à 
demi  malheureux.  —  C'était  xM'"^  de  Lorcy  qui  lui  avait  mis  l'épée 
à  la  main  et  l'avait  contraint  d'ouvrir  la  campagne  où  elle  devait 
lui  ser\dr  de  second.  Cette  campagne  n'avait  pas  été  heureuse.  Vive- 
ment froissée  du  refus  de  M"*  Moriaz,  qu'elle  avait  en  vain  circon- 
venue, entreprise,  sollicitée,  elle  fut  sur  le  point  de  lui  rompre  en 
visière.  On  lui  fit  entendre  pour  l'apaiser  que  la  sentence  n'était  pas 
définitive  ou  que  du  moins  il  serait  permis  au  condamné  de  se  pour- 
voir en  grâce.  M.  Langis  s'était  mis  en  route  pour  la  Hongrie,  et  il 
en  était  revenu.  Dans  l'intervalle,  Antoinette  avait  refusé  deux  par- 
tis ;  M"^  de  Lorcy  en  avait  tiré  un  augure  favorable  à  ses  projets. 
Aussi  éprouva-t-elle  une  contrariété  mêlée  d'irritation  en  recevant 
de  M.  Moriaz  la  lettre  que  voici  : 

«  Chère  madame,  vous  serez  charmée  d'apprendre  que  je  me 
porte  à  merveille.  J'ai  les  joues  pleines,  le  teint  fleuri,  des  jambes 
de  chamois  et  l'appétit  d'un  ogre.  Si  jamais,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise, 
vous  deveniez  anémique,  partez  pour  Saint-Moritz,  vous  m'en  direz 
des  nouvelles.  Au  bout  de  trois  jours,  vous  ne  penserez  qu'à  man- 
ger; c'est  ici  la  préoccupation  universelle.  Je  ne  mange  plus,  je 
dévore  ;  il  ne  m'arrive  guère  de  dîner  sans  réclamer  un  supplé- 
ment. Je  fais  la  terreur  de  mes  voisins  de  table,  ils  surveillent 
avec  inquiétude  tous  les  mouvemens  de  mon  couteau;  ils  ont  l'air 
de  se  demander  :  Sommes-nous  en  sûreté?  Son  supplément  lui  suf- 
fira-t-il?  Bref,  chère  madame,  tout  va  bien,  et  je  suis  content,  très 
content,  et  néanmoins  je  ne  le  suis  pas.  Vous  me  demanderez  pour- 
quoi; que  vous  dirai -je?  Saint-Moritz  est  un  endroit  où  l'on  trouve 
ce  que  l'on  cherche,  mais  on  y  trouve  aussi  ce  qu'on  ne  cherchait 
pas.  Je  ne  parle  pas  des  ours,  je  n'en  ai  point  vu,  et  si  j'en  rencon- 


SAMUEL   EROIÎL    ET    COMPAGNIE.  7 

trais  un,  je  me  sentirais  de  force  à  l'étrangler.  An  surplus  les  ours 
sont  des  animaux  taciturnes,  qui  ne  racontent  point  leur  histoire,  et 
les  seuls  animaux  que  je  craigne  sont  ceux  qui  la  racontent  et  qu'il 
n'est  pas  permis  d'étrangler.  Je  n'en  dis  pas  davantage;  me  suis-je 
fait  comprendre?  vous  êtes  si  intelligente! 

«  A  propos,  Antoinette  vous  envoie  un  crayon  ou  une  aquarelle, 
je  ne  sais,  qui  vous  sera  remise  par  M.  le  comte  Abel  Larinski. 
C'est  un  Polonais,  n'en  doutez  pas;  vous  vous  en  ape/cevrez  tout 
de  suite.  Je  lui  veux  beaucoup  de  bien  ;  il  m'a  fait  la  grâce  de 
me  tirer  d'un  casse-cou  dans  lequel  je  m'étais  sottement  fourré.  Si 
j'ai  encore  deux  jambes  pour  courir  et  une  main  pour  vous  écrire, 
c'est  à  lui  que  j'en  suis  redevable.  Je  le  recommande  à  votre  bon 
accueil,  et  je  vous  prie  de  lui  faire  raconter  son  histoire.  Il  est  de 
ceux  qui  la  racontent,  non  pas  tous  les  jours,  il  est  vrai;  mais  quand 
on  pousse  un  certain  bouton,  il  part,  et  on  ne  peut  plus  l'arrêter. 
Sérieusement,  M.  Larinski  n'est  pas  le  premier  venu,  vous  aurez  du 
plaisir  à  faire  sa  connaissance.  J'ai  découvert  qu'il  se  trouve  dans 
une  situation  un  peu  gênée.  C'est  un  fds  d'émigrés  dont  les  biens 
ont  été  confisqués.  Son  père  était  une  manière  de  fou,  qui  se  faisait 
fort  de  percer  l'isthme  de  Panama  et  qui  n'a  rien  percé  du  tout. 
Lui-même  était  en  train  de  gagner  quelque  argent  à  San-Francisco; 
il  a  tout  lâché  en  1863  pour  aller  se  battre  contre  les  Russes.  Ce 
patriote  exalté  a  fait  depuis  le  métier  d'inventeur,  qui  ne  lui  a  pas 
réussi;  aujourd'hui  il  est  en  quête  d'un  gagne-pain.  N'allez  pas 
croire  qu'il  demande  rien ,  c'est  un  hidalgo,  il  se  drape  fièrement 
dans  sa  pauvreté  comme  un  Castillan  dans  sa  cape.  Je  m'intéresse 
à  lui,  je  désire  lui  venir  en  aide,  lui  donner  un  coup  d'épaule;  au 
préalable,  je  voudrais  m'assurer  qu'il  est  vraiment  digne  de  ma 
sympathie.  Examinez-le  de  près,  passez-le  par  l'étamine;  je  me  fie 
à  vos  yeux  plus  qu'aux  miens,  je  vous  crois  de  première  force  dans 
ce  genre  d'expertises. 

((  Antoinette  vous  présente  ses  complimens  les  plus  affectueux. 
Elle  adore  Saint-Moritz  ;  il  faut  croire  qu'elle  y  a  trouvé  quelque 
chose  qui  l'a  charmée.  Pour  ma  part,  je  suis  ravi  d'y  avoir  recouvré 
l'appétit,  le  sommeil  et  le  reste,  et  pourtant  je  suis  désolé  d'y  être 
venu;  arrangez  cela.  Mandez-moi  le  plus  tôt  possible  ce  que  vous 
pensez  de  mon  Polonais  ;  mais,  de  grâce,  n'allez  pas  le  condamner 
sans  l'avoir  entendu.  Point  de  parti-pris,  je  vous  en  conjure;  un 
expert  est  tenu  de  se  défendre  contre  ses  préventions  et  de  peser 
ses  jugemens  comme  ses  paroles.  Adieu,  chère  madame;  malgré 
mes  joues  pleines,  plaignez-moi.  » 

M™^  de  Lorcy  répondit  en  ces  termes,  courrier  par  courrier  : 

«  Vous  êtes  un  innocent,  mon  cher  professeur,  et  vos  fine?ses 
sont  transparentes;  je  ne  vous  ai  que  trop  compris.  Elle  est  donc 


8  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

folle  à  ce  point?  Je  la  croyais  en  fonds;  mais  là,  elle  m'étonne, 
c'est  plus  que  je  n'attendais.  Vous  pouvez  le  lui  dire  de  ma  part, 
ou  plutôt  ne  le  lui  dites  pas;  je  ne  parle  qu'à  vous,  je  suis  trop  en 
colère  contre  elle  pour  essayer  de  la  raisonner.  On  verra  votre  Po- 
lonais, je  l'attends  de  pied  ferme;  mais  en  vérité,  je  l'ai  déjà  vu, 
je  le  connais,  je  le  sais  par  cœur  :  c'est  quelque  chevalier  d'indus- 
trie, n'en  doutez  pas.  Je  l'examinerai  sans  prévention,  avec  une  re- 
ligieuse impartialité.  Vous  êtes  bon  de  me  rappeler  qu'un  expert 
doit  suspendre  son  jugement.  Je  mettrai  ma  petite  police  en  cam- 
pagne, et  vous  saurez  avant  peu  ce  que  je  pense  de  votre  aventu- 
rier. Ah!  oui,  je  vous  plains,  mon  pauvre  homme.  Après  tout,  c'est 
vous  qui  l'avez  faite;  est-ce  ma  faute  si  vous  n'avez  pas  su  vous  y 
prendre?  Dieu  vous  bénisse.  » 

A  l'heure  où  Samuel  Brohl,  assis  sur  la  bruyère  au  milieu  d'un 
taillis  de  chênes,  devisait  avec  des  fantômes,  M'"*"  de  Lorcy,  seule 
dans  son  salon,  était  occupée  à  faire  de  la  tapisserie  et  à  suivre  ses 
pensées,  qui  tournaient  en  cercle  comme  des  chevaux  de  manège. 
Elle  attendait  depuis  plusieurs  jours  la  visite  du  comte  Abel  La- 
rinski,  elle  s'étonnait  de  son  peu  d'empressement  et  le  soupçonnait 
d'avoir  peur  d'elle;  ce  soupçon  la  réjouissait.  A  plusieurs  reprises, 
elle  crut  entendre  un  pas  d'homme  dans  l'antichambre,  elle  éprouva 
un  tressaillement  nerveux,  et  les  brides  roses  de  son  bonnet  volti- 
gèrent sur  ses  épaules. 

Tout  à  coup,  comme  elle  comptait  ses  points,  la  tête  baissée, 
quelqu'un  qui  venait  d'entrer  sans  qu'elle  s'en  aperçût  lui  prit  la 
main,  qu'il  baisa  dévotement,  puis,  ayant  jeté  son  chapeau  sur  une 
table,  se  laissa  tomber  dans  un  fauteuil,  oii  il  demeura  immobile, 
les  jambes  allongées,  les  yeux  fichés  en  terre. 

—  Ah!  c'est  vous,  Camille,  s'écria  M""^  de  Lorcy.  Vous  arrivez  à 
propos.  Eh  bien? 

—  Eh  bien  !  oui,  madame,  c'est  comme  cela,  répondit  M.  Langis, 
et  vous  voyez  en  moi  le  plus  malheureux  des  hommes.  Pourquoi 
votre  étang  est-il  à  sec?  je  m'y  serais  jeté  la  tête  la  première. 

M'"*  de  Lorcy  posa  sa  broderie  ;  se  croisant  les  bras  :  —  Vous  re- 
venez de  là-bas?  reprit-elle. 

—  Plût  au  ciel  que  je  n'y  fusse  jamais  allél  C'est  un  pays  où 
l'on  vend  du  poison,  et  j'en  ai  bu. 

—  N'abusons  pas  des  métaphores.  Vous  l'avez  vue?  Que  lui  avez- 
vous  dit? 

—  Rien,  madame,  rien  de  ce  que  j'avais  dans  le  cœur.  Je  lui  ai 
fait  croire  que  j'avais  réfléchi  et  changé  d'idée,  que  j'étais  entière- 
ment guéri  de  ma  folle  passion  pour  elle,  que  je  lui  faisais  tout 
simplement  une  visite  d'ami  ou  de  passant.  Oui,  madame,  je  suis 
resté  une  demi-journée  auprès  d'elle,  et  pendant  cette  demi-jour- 


SAMUEL    UUOUL    ET    COMPAGNIE. 


née  je  ne  me  suis  pas  trahi  une  seule  fois,  je  lui  ai  persuadé  que 
mon  masque  était  un  visage.  En  conscience,  avez-vous  jamais  lu  un 
trait  plus  héroïque  dans  les  vies  des  grands  hommes  de  Plutarque? 

—  Elle-même,  que  vous  a-t-elle  dit? 

—  Elle  était  si  enchantée,  si  ravie  de  mon  changement  qu'elle 
mourait  d'envie  de  m'embrasser. 

—  Elle  me  le  paiera.  Et  lui,  vous  l'avez  vu? 

—  Entrevu,  de  bas  en  haut,  comme  il  convient  à  l'humilité  de 
mon  état.  Ce  fortuné,  ce  glorieux  mortel  était  perché  sur  une  im- 
périale. 

—  Est-il  réellement  bien  séduisant? 

—  Il  a,  paraît-il,  des  profondeurs  dans  le  regard,  et  il  porte  ses 
exploits  inscrits  sur  son  front.  Qui  suis-je  pour  lutter  contre  lui? 
Avouez,  madame,  que  j'ai  la  figure  d'un  élève  de  rhétorique.  Et 
pourtant,  si  je  voulais  me  vanter...  Cette  route  en  Transylvanie, 
dont  j'avais  l'entreprise,  n'allez  pas  croire  qu'elle  fût  commode  à 
construire.  Nous  l'avons  taillée  dans  la  roche  vive,  travaillant  en 
l'air,  suspendus  à  des  cordes.  Ce  périlleux  labeur  rebutait  nos  ou- 
vriers, quelques-uns  me  quittèrent;  pour  rendre  cœur  aux  autres, 
je  me  fis  attacher  comme  eux,  et  comme  eux  je  maniai  le  pic.  Un 
jour,  dans  l'explosion  d'une  mine,  un  éclat  de  pierre  vint  frapper  la 
corde  d'un  de  mes  hommes  avec  une  telle  violence  qu'il  la  coupa 
net  comme  eût  pu  faire  le  tranchant  d'un  ra,soir.  L'homme  tombe, 
je  le  crois  perdu.  Par  un  miracle,  ses  habits  s'accrochent  à  des 
broussailles,  auxquelles  il  réussit  à  se  cramponner.  C'est  moi  qui 
suis  allé  le  chercher;  je  vous  jure  que  dans  ce  sauvetage  j'ai  dé- 
montré la  vigueur  de  mon  poignet  et  couru  vingt  lois  le  risque  de 
me  rompre  le  cou.  Mes  ouvriers  se  défiaient  de  ma  jeunesse;  je 
vous  affirme  que  de  ce  jour  ils  m'ont  pris  au  sérieux. 

—  Avez-vous  conté  cet  incident  à  Antoinette? 

—  A  quoi  bon?  Avec  les  femmes,  il  ne  sulïit  pas  d'être  un  grand 
homme,  il  faut  avoir  la  figure  de  l'emploi.  —  Et  Camille  Langis  s'é- 
cria en  serrant  les  poings:  —  Ah  !  madame,  je  vous  en  conjure,  sa- 
vez-vous  où  l'on  peut  se  procurer  une  tête  de  Polonais,  une  mous- 
tache polonaise,  un  sourire  polonais?  De  grâce,  où  tient -on  cet 
article  et  quel  est  le  prix  courant?  Je  ne  marchanderai  pas...  Oh! 
les  femmes  !  quelle  race  !  la  peste  les  étoulfe  ! 

—  Les  tantes  en  sont -elles?  lui  demanda  gravement  M"'*  de 
Lorcy. 

11  répondit  en  se  calmant  :  —  Non,  madame,  vous  êtes  une  femme 
comme  il  n'y  en  a  pas  deux,  et  je  vous  mets  tons  les  jours  dans  mes 
litanies.  Vous  êtes  ma  seule  ressource,  ma  consolation,  mon  conseil. 
Ne  me  refusez  pas  vos  précieuses  directions.  Que  dois-je  faire? 

j\l""*  de  Lorcy  contempla  un  instant  le  plafond,  puis  elle  dit  :  —  Ai- 


10  REVUE   DES   DEDX  MONDES. 

mez  ailleurs,  mon  cher;  abandonnez  cette  folle  à  sa  destinée  et  à  son 
Polonais. 

Il  fit  un  bond  et  répliqua  :  —  Vous  me  demandez  l'impossible.  Je 
ne  suis  plus  mon  maître,  elle  s'est  emparée  de  moi,  elle  me  tient. 
Aimer  ailleurs?  Y  pensez-vous?  Je  la  déteste,  je  la  maudis,  mais  je 
l'adore. 

Elle  lui  repartit  :  —  Vous  devriez  vous  défier  des  hyperboles  aussi 
bien  que  des  métaphores;  ce  sont  des  viandes  creuses.  Quand  on  veut 
ne  plus  aimer,  on  n'aime  plus. 

—  Cela  suppose  qu'on  a  des  cœurs  de  rechange;  je  n'en  ai  jamais 
eu  qu'un,  et  il  n'est  plus  à  moi.  Ainsi  vous  refusez  de  me  conseiller? 

—  Quel  conseil  voulez-vous  que  je  vous  donne  avant  d'avoir  vu 
M.  Larinski,  avant  d'avoir  pris  la  mesure  de  ce  héros? 

—  Quoi  donc,  vous  comptez  le  voir? 

—  J'attends  sa  visite,  et  je  me  plains  qu'il  me  la  fasse  attendre. 

—  Sérieusement,  vous  recevrez  cet  homme? 

—  On  m'a  priée  de  l'examiner. 

—  Je  suis  perdu,  puisque  vous  éprouvez  le  besoin  de  l'entendre 
avant  de  le  condamner.  Le  plus  sacré  de  nos  devoirs  est  d'être  ré- 
solument injuste  envers  les  ennemis  de  nos  amis. 

—  Laissez  donc,  je  ne  lui  serai  pas  indulgente. 

—  Faites  ce  qu'il  vous  plaira,  j'ai  mon  projet. 

—  Quel  est-il  ? 

—  Je  chercherai  à  ce  chasseur  de  contrebande,  à  ce  braconnier, 
une  querelle  d'Allemand,  et  je  lui  brûlerai  la  cervelle. 

—  La  belle  invention,  mon  cher  Camille!  Et  après,  quand  vous 
l'aurez  tué,  vous  serez  bien  avancé.  Avez-vous  confiance  en  moi? 
J'ai  déjà  travaillé  pour  vous.  L'abbé  Miollens,  comme  vous  savez, 
est  très  répandu  dans  l'émigration  polonaise;  je  l'ai  envoyé  aux  in- 
formations. J'ai  écrit  aussi  à  Vienne  pour  avoir  des  renseignemens. 
Antoinette  est  folle  à  lier,  c'est  entendu;  mais  sur  les  matières 
d'honneur  elle  est  aussi  délicate  que  peut  l'être  une  hermine  sur  la 
blancheur  de  sa  robe,  et  s'il  y  avait  dans  le  passé  de  M.  Larinski 
une  petite  tache,  grande  comme  une  pièce  de  dix  sous,  elle  aurait 
bientôt  fait  de  le  jeter  aux  oubliettes.  Laissez-moi  faire,  soyez  sage, 
ne  brûlez  la  cervelle  de  personne.  Où  en  serions-nous,  grand  Dieu  ! 
s'il  n'y  avait  pas  d'autre  moyen  de  se  débarrasser  des  gens  que  de 
les  tuer? 

Comme  elle  prononçait  ces  mots,  un  domestique  entra,  apportant 
une  carte  sur  un  plateau  d'argent.  Elle  prit  la  carte  et  s'écria  :  — 
Quand  on  parle  du  loup...  Voilà  notre  homme!  —  Elle  pria  M.  Lan- 
gis  de  se  retirer;  il  sollicita  la  permission  de  rester,  lui  promit  qu'il 
serait  d'une  sagesse  exemplaire.  Elle  insistait  pour  l'éloigner  quand 
le  comte  Abel  Larinski  parut. 


SAMUEL    BROIII    ET    COMPAGNIE.  H 

A  peine  Samuel  Brohl  eut-il  fait  trois  pas  dans  le  salon  de  M'"^  de 
Lovcy,  il  devina  pourquoi  M.  .Aloriaz  l'avait  prié  d'y  venir  et  ce  que 
signifiait  la  commission  dont  on  l'avait  chargé.  Bien  que  ce  salon  fût 
exposé  au  midi,  il  lui  parut  qu'il  y  faisait  froid,  même  au  milieu  du 
mois  d'août.  Il  crut  sentir  une  brise  glacée,  un  vent  coulis,  qui  le 
pénétrait  de  part  en  part  et  lui  causait  un  grelottement  désagréable. 
Il  n'eut  pas  besoin  de  contempler  attentivement  xM'"«  de  Lorcy  pour 
se  convaincre  qu'il  était  devant  son  juge,  que  ce  juge  n'était  pas 
bienveillant,  et  aussitôt  que  son  regard  eut  rencontré  celui  de  M.  Ca- 
mille Langis,  quelque  chose  l'avertit  que  ce  jeune  homme  était  un 
ennemi.  Samuel  Brohl  avait  le  don  de  l'observation. 

Il  s'acquitta  de  son  message,  remit  à  M"'  de  Lorcy  le  petit  car- 
ton qui  renfermait  l'aquarelle  de  M"*  Moriaz,  en  témoignant  son  re- 
gret que  ses  occupations  l'eussent  empêché  de  venir  plus  tôt.  M-^^  de 
Lorcy  le  remercia  de  son  obligeance  avec  une  politesse  un  peu 
courte,  et  lui  demanda  des  nouvelles  de  sa  filleule.  Il  ne  s'étendit 
guère  sur  ce  chapitre. 

—  C'est  un  triste  pays ,  lui  dit-elle ,  que  cette  vallée  de  Saint- 
Moritz. 

—  Dites  plutôt,  madame,  que  c'est  un  pays  triste  qui  a  beau- 
coup de  charme  pour  ceux  qui  l'aiment. 

—  Il  paraît  que  M"*  jVIoriaz  s'y  ennuie  à  périr. 

—  La  croyez-vous  capable  de  s'ennuyer  quelque  part? 

—  Certes,  n'en  doutez  pas,  mais  elle  charge  son  imagination  de 
la  désennuyer.  Elle  a  un  talent  merveilleux  pour  se  procurer  des 
distractions  et  pour  varier  ses  plaisirs.  C'est  une  imagination  à  re- 
lais, qui  a  bientôt  fait  de  crever  son  cheval,  et  qui  trouve  toujours 
à  le  remplacer. 

—  Voilà  un  don  bien  précieux,  répondit-il  d'un  ton  bref.  Je  vous 
assure  pourtant  que  vous  calomniez  l'Engadine.  Les  arbres  n'v  sont 
pas  d'une  aussi  belle  venue  que  ceux  de  votre  parc;  mais  un*^sapin 
et  un  arolle  ont  leur  beauté. 

—  Vous  étiez  allé  dans  ce  trou  pour  votre  santé,  monsieur  le 
comte? 

—  Oui  et  non,  madame.  Je  ne  suis  point  malade;  mais  mon  mé- 
decin prétendait  que  je  me  porterais  encore  mieux  si  je  respirais 
pendant  trois  semaines  l'air  des  Alpes.  J'ai  fait  une  cure  par  provi- 
sion. 

—  M.  Larinski  a  escaladé  le  Morteratsch,  fit  Camille,  qui,  assis 
sur  un  pouf,  les  bras  allongés  sur  ses  genoux,  ne  cessait  d'attacher 
sur  Samuel  Brohl  un  regard  dur  et  hostile.  C'est  un  exploit  qui 
n'est  permis  qu'aux  gens  bien  portans. 

—  Ce  n'est  pas  un  exploit,  répondit  Samuel,  c'est  une  œuvre  de 
patience,  facile  pour  qui  n'est  pas  sujet  au  vertige. 


12  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Vous  êtes  trop  modeste,  reprit  le  jeune  homme.  Si  j'en  avais 
fait  autant,  j'emboucherais  la  trompette. 

—  Avez-vous  tenté  cette  escalade?  lui  demanda  Samuel. 

—  Point  du  tout,  je  ne  me  soucie  pas  d'avoir  des  prouesses  à 
raconter,  répliqua-t-il  sur  un  ton  presque  provocant. 

M""®  de  Lorcy  se  hâta  de  rompre  les  chiens  en  disant  :  —  C'est  la 
première  fois  que  vous  venez  à  Paris,  monsieur  le  comte? 

—  Oui,  madame,  répondit  Samuel,  qui  se  retirait  toujours  plus 
avant  dans  sa  coquille. 

—  Et  Paris  vous  plaît-il  autant  qu'un  arolle? 

—  Beaucoup  plus,  madame. 

—  Y  avez-vous  des  connaissances? 

—  Aucune,  et  à  la  vérité  je  suis  peu  désireux  d'en  faire. 

—  Pourquoi  cela  ? 

—  Vous  dirai-je  ma  raison  ?  Je  n'aime  pas  à  rompre  la  glace,  et 
les  Polonais  se  plaignent  que  ce  qu'il  y  a  de  plus  glacial  au  monde, 
c'est  la  froideur  parisienne. 

—  Cela  s'explique,  s'écria  Camille.  Paris,  le  vrai  Paris,  est  une 
petite  ville  de  cent  mille  âmes,  et  cette  petite  ville  est  envahie  de 
plus  en  plus  par  l'étranger,  qui  vient  y  chercher  le  plaisir  ou  la  for- 
tune. Il  est  naturel  que  Paris  se  défende. 

—  Les  Parisiens  se  piquent  de  finesse,  reprit  Samuel.  Il  n'en 
faut  pas  beaucoup  pour  distinguer  un  honnête  homme  d'un  aven- 
turier. 

—  Ah  !  permettez,  repartit  M.  Langis,  cela  demande  beaucoup 
de  pratique.  Les  plus  habiles  s'y  trompent. 

Samuel  Brohl  se  leva  et  fit  mine  de  se  retirer.  M"**  de  Lorcy  l'o- 
bligea de  se  rasseoir.  Elle  s'était  aperçue  qu'elle  s'y  prenait  fort 
mal  pour  remplir  son  office  de  juge  d'instruction  et  pour  gagner 
la  confiance  du  prévenu.  Craignant  que  Camille,  malgré  sa  pro- 
messe, ne  gâtât  tout  par  quelque  incartade,  elle  trouva  un  prétexte 
pour  l'éloigner,  et  elle  le  pria  d'aller  examiner  une  paire  de  che- 
vaux dont  elle  avait  fait  récemment  l'acquisition. 

Dès  qu'il  fut  sorti,  elle  changea  de  ton,  elle  devint  aimable,  elle 
s'appliqua  à  réparer  le  fâcheux  effet  de  son  premier  accueil,  elle 
mit  à  l'aise  le  comte  Abel,  qui  sentit  l'air  se  dégourdir  autour  de 
lui.  Sans  paraître  lui  faire  subir  un  interrogatoire ,  elle  le  ques- 
tionna beaucoup;  il  lui  répondit  avec  empressement.  Des  visites 
survinrent;  il  ne  prit  congé  qu'au  bout  d'une  heure,  après  avoir 
promis  à  M"""  de  Lorcy  qu'il  viendrait  dîner  chez  elle  le  lendemain. 

Elle  n'attendit  pas  jusque-là  pour  écrire  à  M.  Moriaz.  Sa  lettre 
était  ainsi  conçue  : 


SAiMUEL   BROHL   ET    COMPAGNIE.  13 


IG  août  1875. 


«  Vous  me  recommandez  d'être  impartiale,  mon  cher  ami.  Pour- 
quoi ne  le  serais-je  pas?  Il  est  vrai  que  j'avais  rêvé  certain  ma- 
riage ;  une  des  parties  n'a  pas  voulu  entendre  à  mes  propositions, 
et  l'autre  s'est  désistée.  Voilà  mon  projet  à  vau-l'eau;  Camille  m'en- 
joint de  ne  pas  lui  en  reparler.  Vous  voyez  que  je  ne  suis  plus  in- 
téressée dans  la  question,  ou,  pour  mieux  dire,  je  n'y  ai  plus  d'autre 
intérêt  que  celui  que  je  porte  à  Antoinette,  dont  le  bonheur  m'est 
aussi  cher  qu'à  vous.  A  propos,  vous  ne  lui  donnerez  pas  mes  let- 
tres; vous  lui  en  lirez  les  passages  que  vous  jugerez  convenable  de 
lui  communiquer,  je  m'en  remets  là-dessus  à  votre  discernement. 

u  Avant  toute  chose,  permettez-moi  de  vous  exposer  mes  petites 
idées.  On  me  reproche  d'avoir  des  préjugés,  c'est  une  affreuse  ca- 
lomnie. Je  vais  vous  faire  ma  profession  de  foi,  vous  en  jugerez  :  je 
suis  en  guerre  sur  plus  d'uti  point  avec  nos  mœurs  françaises;  je 
déplore  l'habitude  que  nous  avons  prise  de  considérer  le  mariage 
comme  une  affaire,  de  le  tenir  pour  une  sorte  d'association  finan- 
cière ou  commerciale,  et  de  tout  subordonner  au  grand  principe  de 
l'égalité  des  apports.  Ce  principe  me  révolte,  mon  cher  ami.  On 
nous  accuse  à  l'étranger  d'être  un  peuple  immoral.  Grand  merci! 
m'est  avis  que  nous  connaissons,  que  nous  pratiquons  la  vertu 
aussi  bien  que  les  Anglais  et  les  Allemands,  et,  pour  tout  dire,  je 
ne  crains  pas  d'avancer  que  ce  pays  est  dans  tout  l'univers  celui 
où  il  y  a  le  plus  d'honnêteté.  Ce  n'est  pas  par  là  que  nous  péchons. 
Notre  malheur  est  d'être  trop  raisonnables  dans  l'habitude  de  la  vie, 
trop  circonspects,  trop  prudens;  nous  manquons  d'audace  dans  nos 
entreprises,  nous  voulons,  comme  on  dit,  avoir  un  pied  en  terre 
ferme  et  que  l'autre  ne  soit  pas  loin.  Il  nous  faut  des  sûretés,  nous 
n'aimons  pas  les  risques,  les  affaires  chanceuses  nous  duisentpeu, 
nous  prévoyons  trop,  et  prévoir,  c'est  craindre.  Voilà  pourquoi  nous 
ne  sommes  pas  un  peuple  colonisateur,  et  voilà  pourquoi  nous  ne 
faisons  plus  d'enfans.  Étes-vous  content  de  moi? 

«  Napoléon  I*^''  avait  coutume  de  dire  qu'en  livrant  bataille  il  s'ar- 
rangeait pour  avoir  en  sa  faveur  soixante-dix  chances  sur  cent  ;  il 
abandonnait  le  reste  au  hasard.  Eh  !  braves  gens,  la  vie  est  une 
bataille;  mais  le  Français  d'aujourd'hui  ne  veut  plus  rien  hasarder. 
Il  est  le  plus  honnête,  il  est  aussi  le  moins  romanesque  des  hommes, 
et  je  m'en  plains.  Lisez  à  Antoinette  ce  passage  de  ma  lettre.  Nos 
jeunes  gens  pensent  avoir  des  droits  à  la  fortune  paternelle;  ils  esti- 
ment que  leur  père  manquerait  à  tous  ses  devoirs  en  ne  leur  laissant 
pas  une  situation  faite,  un  avenir  assuré.  Leur  seconde  préoccupa- 
tion est  de  trouver  une  femme  qui  leur  apporte  autant  pour  le 
moins  qu'ils  peuvent  lui  offrir.  —  J'ai  tant,  tu  as  tant,  nous  avons 


lA  REVLE   DES    DEUX   MONDES. 

été  visiblement  créés  l'un  pour  l'autre,  épousons-nous.  —  Tout  ceci 
est  déplorable.  Parlez-moi  du  jeune  Américain,  qui  est  accoutumé 
à  n'attendre  de  ses  parens  que  l'éducation  nécessaire  à  un  homm.e 
pour  faire  son  chemin;  on  lui  donne  l'outil,  la  manière  de  s'en  ser- 
vir, mais  pas  un  sou.  Tu  as  appris  à  nager,  nage,  mon  ami.  Après 
cela,  il  épouse  le  plus  souvent  une  femme  qui  n'a  rien  et  qui  aime 
à  dépenser.  A  chacun  de  bien  mener  son  aventure  !  Que  le  dieu  Dol- 
lar le  protège,  il  fera  gaillardement  sa  trouée  dans  la  vie,  et  sa 
femme  lui  donnera,  sans  compter,  dix  enfans,  qui,  comme  lui, 
s'industrieront  pour  arriver.  Que  la  soif  épouse  la  faim,  cela  fait 
les  mariages  heureux  et  les  peuples  forts.  En  conscience,  suis-je 
assez  romanesque? 

«  Permettez-moi  d'examiner  un  autre  cas.  Voici  un  homme  qui  a 
de  la  fortune;  il  en  profite  pour  ne  consulter  que  son  cœur,  en  offrant 
son  nom  et  ses  rentes  à  une  femme  qu'il  aime  et  qui  n'a  pas  de  dot. 
Je  bats  des  mains,  je  trouve  ce  procédé  du  meilleur  exemple,  et  je 
regrette  que  cela  se  pratique  si  rarement  chez  nous.  On  ne  voit  guère 
en  France  des  princes  épousant  des  bergères;  en  revanche,  on  y  voit 
trop  souvent  de  beaux  fils,  fort  mal  en  point,  conquérant  une  hé- 
ritière, et  voilà  précisément  le  cas  qui  soulève  le  plus  d'objections. 
Dans  un  roman ,  au  théâtre ,  c'est  un  fort  bon  personnage  qu'un 
jeune  homme  pauvre  qui  épouse  un  million  ;  dans  la  vie,  c'est  autre 
chose.  Passe  encore  si  le  jeune  homme  pauvre  a  un  métier,  une  in- 
dustrie, s'il  se  crée  par  son  travail  un  revenu  suffisant  pour  le 
rendre  indépendant  de  sa  femme;  mais  s'il  se  met  dans  sa  dépen- 
dance, s'il  attend  d'elle  son  pain  de  tous  les  jours,  s'il  se  résigne  à 
vivre  dans  la  maison  de  sa  femme,  à  rouler  dans  le  carrosse  de  sa 
femme,  à  lui  demander  de  l'argent  pour  ses  frais  de  toilette,  pour 
ses  menus  plaisirs  et  peut-être  pour  l'entretien  de  ces  demoiselles, 
franchement  ce  jeune  homme-là  n'est  pas  fier,  et  qu'est-ce  qu'un 
homme  qui  n'est  pas  fier?  Au  surplus  qui  nous  répond  qu'en  épou- 
sant, c'est  bien  de  la  femme  et  non  de  la  dot  qu'il  était  amoureux  ? 
Qui  me  répond  que  M.  le  comte  Abel  Larinski...  Je  ne  nomme  per- 
sonne, les  personnalités  sont  odieuses,  et  je  conviens  qu'il  y  a  des 
exceptions.  Dieu!  qu'elles  sont  rares!  Si  j'étais  à  la  place  d'Antoi- 
nette, j'aimerais  les  pauvres;  mais,  dans  leur  intérêt,  je  ne  les 
épouserais  pas.  Il  y  va  aussi  de  l'intérêt  du  genre  humain  tout  en- 
tier. Les  gueux  sont  inventifs;  laissez-les  se  débrouiller,  ils  inven- 
teront le  métier  de  Jacquard  ou  autre  chose;  donnez-leur  la  clé 
d'une  caisse,  ils  ne  chercheront  plus  rien,  vous  aurez  tué  leur  gé- 
nie. Mon  cher  ppfesseur,  j'ai  fait  depuis  quinze  ans  bien  des  ma- 
riages. J'ai  marié  trois  fois  la  faim  et  la  soif,  et,  grâce  à  Dieu,  j'ai 
décidé  un  millionnaire  à  épouser  une  fille  qui  n'avait  pas  le  sou, 
mais  je  n'ai  jamais  aidé  un  gueux  à  épouser  une  fille  riche.  Voilà 


SAMUEL   BROHL    ET    COIIPAGNIE.  15 

mes  principes  et  mes  idées...  M'écoutez-vous  encore?  Vous  vous 
endormez  quelquefois,  quand  on  vous  prêche...  Bon,  vous  rouvrez 
les  yeux,  je  continue. 

«J'ai  vu  votre  homme.  Eh  bien!  là,  sincèrement,  il  ne  me  plaît 
qu'à  moitié.  Il  a  une  fort  belle  tête,  je  n'y  contredis  pas,  et  un 
sculpteur  en  tirerait  parti.  J'ajoute  que  ses  yeux  sont  très  intéres- 
sans,  tour  à  tour  graves,  doux,  gais  ou  mélancoliques.  Je  n'ai  rien 
à  dire  de  ses  manières,  de  son  langage;  il  se  présente  bien,  et  assu- 
rément il  n'est  point  sot,  il  s'en  faut.  Avec  cela,  il  y  a  en  lui  quel- 
que chose  qui  m'étonne,  je  ne  sais  quel  mélange  de  deux  hommes 
que  je  ne  m'explique  pas.  On  dirait,  selon  les  occurrences,  un  lion  ou 
un  renard  ;  je  crois  que  le  renard  est  le  principal,  que  le  lion  est 
l'accident.  Je  vous  donne  là  tout  naïvement  mon  impression;  je  suis 
prête  à  eu  revenir.  J'imagine  que  M.  Larinski  a  passé  sa  première 
jeunesse  dans  un  milieu  assez  vulgaire  ;  plus  tard,  il  s'est  frotté  à 
la  bonne  compagnie,  et,  intelligent  comme  il  l'est,  il  s'est  bien  vite 
débarbouillé;  mais  il  reste  toujours  quelques  traces  des  habitudes 
de  la  première  jeunesse.  Pendant  qu'il  était  dans  mon  salon,  il  a 
fait  à  deux  reprises  le  signe  de  la  croix  avec  les  yeux,  vous  savez, 
ce  signe  de  croix  du  commissaire-priseur,  qui  toise  un  intérieur 
d'un  clin  d'œil  et  vous  dit  à  un  centime  près  ce  que  cela  vaut.  C'est 
dans  ce  moment  surtout  qu'il  avait  l'air  d'un  renard. 

«  Ce  n'est  pas  tout.  Je  lisais  l'autre  jour  dans  un  conte  traduit 
du  danois  qu'une  princesse  qui  courait  le  monde  s'en  vint  deman- 
der un  soir  l'hospitalité  à  la  porte  d'un  palais.  Était-ce  une  vraie 
princesse  ou  une  aventurière?  La  reine  qui  la  reçut  jugea  bon  de 
s'en  assurer.  A  cet  effet,  elle  lui  prépara  de  ses  mains  un  lit  très 
moelleux,  formé  de  cinq  matelas  superposés  à  deux  paillasses;  entre 
ces  deux  paillasses,  elle  eut  soin  de  glisser  trois  pois  chiches.  Le 
lendemain,  on  demanda  à  cette  voyageuse  si  elle  avait  bien  dormi. 
—  Fort  mal,  répondit-elle;  je  ne  sais  ce  qu'il  y  avait  dans  mon  lit, 
mais  j'en  ai  le  corps  tout  meurtri,  j'en  porte  les  bleus,  et  je  n'ai 
pu  fermer  l'œil  jusqu'à  l'aube.  —  C'est  une  vraie  princesse,  s'écria 
la  reine.  —  M.  Larinski  est-il  un  vrai  prince?  Je  lui  ai  fait  subir 
l'épreuve  des  trois  pois  chiches.  Je  me  suis  permis  de  le  question- 
ner avec  une  curiosité  indiscrète,  pressante,  abusive;  il  n'a  pas 
paru  sentir  mon  indiscrétion.  Il  m'a  répondu  avec  empressement 
ou  avec  soumission,  il  s'est  appliqué  à  me  contenter,  et  je  n'ai  pas 
été  contente.  Je  le  reverrai  demain,  il  viendra  dîner  à  Maisons.  Je 
ne  demande  qu'à  me  démontrer  à  moi-même  que  c'est  un  vrai 
prince. 

«  Mon  cher  professeur,  vous  êtes  le  plus  imprudent  des  hommes, 
et,  quoi  qu'il  arrive,  ne  vous  en  prenez  qu'à  vous.  On  n'ouvre  pas 
si  facilement  sa  porte  aux  étrangers.  Vous  me  direz  que ,  grâce  à 


16  REVUE   DES   DEDX   MONDES, 

l'obligeance  de  M.  Larinski,  vous  ne  vous  êtes  pas  cassé  la  jambe 
en  descendant  de  votre  rocher.  Eh!  merci  de  ma  vie,  un  père  se 
casse  la  jambe  en  trois  endroits  plutôt  que  de  s'exposer  à  donner  sa 
fille  à  un  aventurier;  on  la  lui  raccommode:  la  belle  affaire! 

((  Post-scrijjtum.  —  Je  rouvre  ma  lettre,  je  tiens  à  vous  prouver 
à  quel  point  je  désire  être  juste  et  jusqu'où  va  mon  impartialité. 
Vous  savez  que  l'abbé  Miollens,  mon  voisin,  a  longtemps  habité  la 
Pologne  et  qu'il  est  fort  bien  vu  à  l'hôtel  Lambert.  Je  l'avais  prié 
d'aller  aux  informations,  sans  lui  rien  expliquer,  s'entend.  Il  me 
rapporte  que  le  comte  Abel  Larinski  est  un  vrai  comte.  Son  père, 
les  biens  confisqués,  l'émigration  en  Amérique,  l'isthme  de  Panama, 
tout  est  vrai,  l'histoire  est  authentique.  La  comtesse  Larinska  était 
une  sainte.  Quant  à  monsieur  son  fils,  on  ne  sait  rien  de  lui;  il  de- 
vait avoir  trois  ou  quatre  ans  quand  il  a  débarqué  sur  les  quais  de 
New- York.  Personne  ne  l'a  jamais  vu ,  on  ignorait  qu'il  eût  pris 
part  à  l'insurrection  de  1863.  Ayant  dit  vrai  sur  ses  parcns,  il  est 
à  présumer  qu'il  a  dit  vrai  sur  lui-même.  Fort  bien;  mais  on  peut 
s'être  battu  pour  son  pays  et  avoir  eu  pour  mère  une  sainte,  sans 
posséder  aucune  des  qualités  qui  font  les  heureux  ménages.  Allons, 
je  retire  mon  mot  d'aventurier;  j'en  suis  cependant  pour  ce  que  j'ai 
dit.  Pourquoi  fait-il  le  signe  de  la  croix  avec  les  yeux?  pourquoi 
dort-il  à  poings  fermés  dans  un  lit  où  il  y  a  trois  pois  chiches  ?  Gela 
demande  explication. 

«  Embrassez  Antoinette  pour  moi.  Je  tire  ma  révérence  à  M"^  Moi- 
seney,  sans  lui  dire  qu'elle  est  une  grue;  c'est  une  conviction  avec 
laquelle  je  mourrai.  Il  était  donc  bien  difficile  d'en  redescendre  de 
ce  terrible  rocher?  » 

Trois  jours  plus  tard,  M""*  de  Lorcy  écrivit  une  seconde  lettre  : 

«  18  août. 

«  Je  reçois  à  l'instant  de  Vienne,  mon  cher  monsieur,  une  réponse 
que  j'attendais  et  dont  je  m'empresse  de  vous  faire  part.  Je  m'étais 
adressée  à  notre  ami,  le  baron  B...,  premier  secrétaire  de  l'ambas- 
sade de  France  à  Vienne,  pour  tâcher  de  savoir  quelle  réputation 
le  comte  Larinski  avait  laissée  là-bas.  On  l'y  tient  pour  un  galant 
homme,  pour  un  inventeur  plus  hardi  que  sage  et  pour  un  patriote 
à  tous  crins,  pour  un  toqué,  pour  un  de  ces  Polonais  qui  ne  voient 
que  la  Pologne  et  leur  utopie,  et  qui  mettraient  le  feu  aux  quatre 
coins  du  monde  sans  sourciller,  à  la  seule  fin  de  se  procurer  de  la 
braise  pour  y  faire  rôtir  leurs  marrons.  Je  ne  reviens  pas  sur  l'af- 
faire du  fusil,  vous  êtes  au  fait.  Il  paraît  qu'il  y  avait  du  bon  dans 
ce  fusil  explosible  et  que  celui  qui  l'a  inventé  unit  une  sorte  de  gé- 
nie avec  des  inexpériences,  des  ignorances,  des  candeurs  à  faire 
pleurer.  De  l'homme  privé,  il  n'y  a  rien  à  dire.  Nous  avions  quel- 


SAMUEL    BROHL    ET    COMPAGNIE.  17 

ques  dettes,  et  nos  fournisseurs  ont  conçu  des  inquiétudes  quand 
ils  nous  ont  vu  quitter  Vienne  un  matin  sur  la  pointe  du  pied.  A 
peine  arrivé  en  Suisse,  nous  avons,  semble-t-il,  envoyé  de  l'ar- 
gent, et  nous  nous  sommes  acquitté.  C'est  un  beau  trait.  Au  de- 
meurant, nous  avons  des  goûts  simples,  une  vie  rangée;  c'est  le 
fusil  qui  a  mis  le  désarroi  dans  nos  finances.  J'ajoute  que  M.  Larinski 
fréquentait  à  Vienne  deux  ou  trois  maisons  fort  honorables,  où  il  a 
laissé  les  meilleurs  souvenirs.  On  l'y  recherchait  surtout  pour  ses 
talens  de  musicien,  beaucoup  plus  certains  que  son  talent  d'armu- 
rier. 11  joue  du  piano  à  ravir  et  il  a  une  fort  belle  voix.  En  la  tra- 
vaillant, il  aurait  pu  faire  son  chemin  à  l'opéra;  mais  sa  grandeur 
l'attache  au  rivage.  —  Voilà  ce  que  me  mande  le  baron  B...  Foi 
d'honnête  femme,  je  n'ajoute  rien,  je  n'omets  rien. 

c(  Je  vais  bien  vous  étonner.  Croiriez-vous  que  je  suis  en  train  de 
me  réconcilier  avec  le  comte  Larinski?  Ce  qui  me  choquait  en  lui 
trouve  son  explication  et  son  excuse  dans  le  long  séjour  qu'il  a  fait 
en  Amérique.  C'est  un  métis  de  Yankee  et  de  Polonais.  Bien  loin 
d'avoir  des  préventions  contre  lui,  j'en  ai  aujourd'hui  en  sa  faveur. 
Savez-vous  que  je  ne  suis  pas  sûre  du  tout  qu'il  ait  au  cœur  un  sen- 
timent sérieux  pour  votre  fille?  Il  l'admire  en  homme  de  goût  qu'il 
est,  et  je  voudrais  bien  voir  qu'il  ne  l'admirât  pas.  Je  soupçonne 
Antoinette  de  s'être- monté  la  tête  mal  à  propos,  il  parle  d'elle  en 
toute  rencontre  d'une  façon  aussi  détachée,  aussi  tranquille,  que 
s'il  parlait  d'une  œuvre  d'art;  il  m'est  impossible  de  le  croire  amou- 
reux. J'ai  beau  regarder  ses  yeux  verts,  je  n'y  vois  point  de  loup. 

«  Gomme  je  vous  l'avais  annoncé,  il  est  venu  dîner  hier  à  Mai- 
sons. J'avais  invité  l'abbé  Miollens,  et  Camille  s'était  invité  lui- 
même,  en  me  promettant  de  faire  figure  de  philosophe;  il  n'a  tenu 
qu'à  moitié  sa  promesse,  car  il  faut  vous  avertir  que  mon  neveu 
a  conçu,  je  ne  sais  pourquoi,  une  insurmontable  antipathie  pour 
M.  Larinski;  il  est  sujet  à  prendre  les  gens  en  grippe.  Pendant  le 
dîner,  l'abbé  xMiollens,  grand  linguiste,  grand  voyageur,  qui  sait  sur 
le  bout  du  doigt  sa  Pologne  et  le  polonais,  a  amené  l'entretien  sur 
l'insurrection  de  1863.  M.  Larinski  s'est  d'abord  défendu  de  traiter 
ce  douloureux  sujet,  peu  à  peu  les  écluses  se  sont  ouvertes,  il  nous 
a  conté  son  équipée  ou  sa  campagne  sans  se  faire  valoir,  louant  les 
autres  plus  que  lui-même;  puis  soudain  sa  gorge  s'est  serrée,  ses 
yeux  se  sont  humectés,  il  s'est  interrompu  et  nous  a  suppliés  de 
parler  d'autre  chose.  Par  bonheur,  il  ne  regardait  pas  en  ce  moment 
Camille,  qui  avait  aux  lèvres  un  sourire  noir.  La  jeunesse  française 
est  devenue  si  sceptique!  J'ai  fait  de  gros  yeux  à  ce  méchant  gar- 
çon, et  en  sortant^  de  table  je  l'ai  envoyé  fumer  son  cigare  dans 
le  parc. 

lOME  XX.  —  1877.  2 


18  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

«  Je  dois  vous  confesser  que  M.  Larinski  a  fait  la  conquête  de 
l'abbé  Miollens,  qui  est  difficile  en  fait  d'hommes,  et  dispute  à  Dieu 
le  privilège  de  sonder  le  fond  des  cœurs.  Vous  n'ignorez  pas  que 
l'abbé  est  un  violoniste  remarquable;  il  a  envoyé  chercher  son  in- 
strument, M.  Larinski  s'est  mis  au  piano,  et  ces  deux  messieurs 
m'ont  joué  un  concerto  de  Mozart,  une  musique  divine,  exécutée  par 
deux  anges  de  première  classe.  La  conversation  qui  a  suivi  m'a  en- 
core plus  charmée  que  le  concerto.  Je  ne  sais  par  quel  enchaînement 
fatal  nous  en  sommes  venus  à  causer  mariage.  Je  n'ai  pas  manqué 
l'occasion  d'exposer,  sans  avoir  l'air  de  rien,  mes  petites  théories 
que  vous  connaissez.  Groiriez-vous  que  le  comte  a  abondé,  sura- 
bondé dans  mon  sens?  Il  est  plus  royaliste  que  le  roi,  il  n'admet 
pas  que  la  règle  souffre  aucune  exception.  Selon  lui,  un  homme 
pauvre  qui  épouse  une  femme  riche  forfait  à  l'honneur,  s'avilit,  se 
vend;  c'est  un  homme  entretenu.  Il  a  développé  ce  thème  avec  une 
sombre  éloquence.  Je  vous  assure  que  le  lion  ne  ressemblait  plus  à 
un  renard. 

«  Après  le  départ  de  ce  beau  musicien,  de  ce  grand  orateur,  l'abbé 
Miollens,  resté  seul  avec  moi,  me  dit  combien  il  était  charmé  de  sa 
conversation  et  de  ses  manières;  il  ne  se  lassait  pas  de  faire  son 
éloge,  et  je  trouvais  qu'il  allait  un  peu  loin.  Cependant  je  tombai 
d'accord  avec  lui  pour  regretter  qu'un  homme  de  ce  mérite  en  soit 
réduit  à  vivre  d'expédiens.  L'abbé  a  les  bras  longs;  il  m'a  promis 
qu'il  s'occuperait,  toute  affaire  cessante,  de  chercher  un  emploi  à 
M.  Larinski.  Il  s'est  souvenu  précisément  qu'il  est  question  de  créer 
à  Londres  une  école  internationale  des  langues  vivantes.  Un  des 
fondateurs  de  cet  institut  s'est  adressé  à  lui  pour  s'informer  s'il  au- 
rait quelque  professeur  de  langues  slaves  à  recommander.  Ce  serait 
bien  là  notre  fait,  et  je  serais  ravie  de  procurer  à  votre  protégé  une 
occupation  qui  lui  assurerait  toute  la  somme  de  bonheur  dont  on 
peut  jouir  de  l'autre  côté  de  la  Manche.  Après  cela,  me  reprocherez- 
vous  encore  d'être  prévenue  contre  lui? 

«  Adieu,  mon  cher  monsieur;  mes  tendresses  à  mon  aimable 
filleule.  Je  m'en  rapporte  à  vous  pour  ne  lui  lire  mes  lettres  qu'avec 
choix  et  discrétion.  Les  petites  filles  n'ont  droit  qu'à  la  moitié  de  la 
vérité.  » 

Huit  jours  après,  M'"^  de  Lorcy  écrivait  une  troisième  lettre  ainsi 
conçue  : 


«  Je  suis  de  plus  en  plus  contente  de  M.  Larinski;  je  m'en  veux 
des  soupçons  qu'il  m'avait  inspirés.  Les  Viennois  ont  bien  raison  de 
le  tenir  pour  un  galant  homme,  et  l'abbé  Miollens  ne  l'a  pas  surfait. 
Vous  m'écrivez  de  votre  côté,  mon  cher  ami,  que  vous  n'êtes  point 


SAMUEL    BUOHL    ET    COMPAGNIE.  19 

mécontent  d'Antoinette.  Elle  est  gaie,  tranquille,  elle  se  promène, 
elle  peint,  elle  ne  vous  parle  jamais  du  comte  Abel  Larinski,  et 
quand  vous  lui  en  parlez,  elle  sourit  et  ne  répond  rien.  Vous  pré- 
tendez qu'elle  a  réfléchi,  que  le  temps,  l'absence  ont  produit  leur 
effet.  —  Loin  des  yeux,  loin  du  cœur!  vous  écriez -vous.  — 
Prenez-y  garde,  je  suis  plus  défiante  que  vous.  Étes-vous  bien  sûr 
qu'Antoinette  ne  soit  pas  une  sournoise? 

«  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  j'ai  reçu  d'elle  une  charmante 
épître,  où  il  n'est  pas  plus  question  de  M.  Larinski  que  si  la  Pologne 
et  les  Polonais  n'existaient  pas.  Elle  me  vante  l'Engadine,  elle  pré- 
tend qu'elle  ne  demanderait  pas  mieux  que  de  finir  ses  jours  dans 
une  sapinière.  Je  la  comprends  à  demi-mot,  ce  serait  une  sapinière 
de  son  choix,  dans  laquelle  il  y  aurait  des  réunions,  des  bals,  des 
dîners  priés,  un  Salon  carré,  un  Conservatoire  de  musique  et  l'Opéra. 
Le  dernier  paragraphe  de  sa  lettre  est  consacré  à  l'insurrection  de 
l'Herzégovine,  et  il  va  sans  dire  que  toutes  ses  sympathies  sont  pour 
les  insurgés.  — Si  j'étais  homme,  m'écrit-elle,  j'irais  me  battre  pour 
eux. —  La  voilà  bien,  elle  a  toujours  pris  le  parti  des  voleurs  contre 
les  gendarmes.  Je  me  souviens  que  jadis,  —  elle  avait  dix  ans,  • — 
je  lui  contai  l'aventure  d'un  infortuné  voyageur  assiégé  dans  une 
forêt  par  une  armée  de  loups.  Il  s'était  barricadé,  et  autour  de  sa 
barricade  il  avait  allumé  de  grands  feux.  Les  loups  tombaient  dans 
le  brasier,  où  ils  se  rôtissaient  l'un  après  l'autre.  Antoinette  se  prit 
à  pleurer  à  chaudes  larmes,  et  je  m'imaginai  qu'elle  s'apitoyait  sur 
les  transes  de  ce  malheureux.  Point  du  tout;  elle  s'écria  :  —  Les 
pauvres  bêtes!  —  Elle  est  ainsi  faite,  nous  ne  la  referons  pas.  Elle 
sera  toujours  de  l'opinion  des  loups,  surtout  de  ceux  qui  ont  l'é- 
chine  maigre  et  qui  nouent  difficilement  les  deux  bouts. 

«  Je  vous  disais  que  le  comte  Larinski  est  un  galant  homme.  Il 
est  venu  me  voir  avant-hier.  Nous  sommes  devenus  de  très  bons 
amis.  Comme  je  lui  demandais  si  Paris  lui  plaisait  toujours,  il  m'a 
répondu  avec  le  plus  gracieux  sourire  :  —  Ce  que  j'aime  le  plus  à 
Paris,  c'est  Maisons-Laffitte.  Lcà-dessus,  il  m'a  dit  des  douceurs  que 
je  ne  vous  répéterai  pas.  Nous  avons  fait  ensemble  tête-à-tête  le 
grand  tour  du  parc;  Dieu  soit  loué,  ma  vertu  en  est  revenue  saine 
et  sauve.  Nous  avons  causé  politique;  on  le  donne  pour  un  cerveau 
brûlé,  il  ne  manque  pas  de  bon  sens.  J'ai  voulu  savoir  s'il  était  Turc 
ou  Bosniaque.  Il  m'a  répondu  :  —  Comme  chrétien,  comme  catho- 
lique, je  m'intéresse  aux  chrétiens  d'Orient  et  je  suis  pour  la  croix 
contre  le  croissant.  —  Il  a  prononcé  ces  mots  de  chrétien,  de  ca- 
tholique, de  croix,  avec  un  accent  plein  d'onction;  je  le  soupçonne 
d'être  un  peu  dévot.  11  a  ajouté  :  —  Comme  Polonais,  je  suis  Turc. 

;(  —  Je  croyais,  lui  ai-je  dit,  que  les  Polonais  avaient  des  sym- 
pathies pour  tous  les  opprimés. 


20  REVOE    DES    DEUX    MONDES. 

«  —  Les  Polonais,  m'a-t-il  répliqué,  ne  peuvent  aimer  ce  qu'ai- 
ment leurs  oppresseurs,  et  ils  ne  sauraient  oublier  que  les  Osmanlis 
sont  leurs  alliés  naturels  et  dans  l'occasion  leur  refuge. 

«  Je  lui  ai  fait  lire  la  lettre  d'Antoinette  ;  j'étais  bien  aise  à 
tout  hasard  de  lui  prouver  qu'elle  peut  écrire  quatre  pages  sans 
demander  de  ses  nouvelles.  11  a  lu  cette  prose  avec  une  extrême 
attention;  mais  quand  il  est  arrivé  au  fameux  passage  :  —  Si  j'étais 
homme,  j'irais  me  battre  pour  eux!  —  il  a  souri  et  m'a  rendu  le 
papier,  en  me  disant  d'un  ton  dédaigneux  et  un  peu  sec  : 

«  —  Écrivez  de  ma  part  à  M"^  Moriaz  que  je  crois  être  un  homme, 
que  je  ne  me  battrai  point  pour  les  Bosniaques  et  que  les  Turcs 
sont  mes  grands  amis. 

«  —  Elle  est  folle,  lui  dis-je.  Heureusement  elle  change  de  folie 
à  chaque  nouvelle  lune. 

«  —  Que  voulez-vous?  m'a-t-il  reparti,  pour  n'être  pas  plat,  il 
est  bon  d'être  un  peu  fou.  Ma  pauvre  mère  me  disait  souvent  :  — 
Mon- fils,  il  faut  employer  sa  jeunesse  à  faire  une  grosse  provision 
d'enthousiasmes  bien  ridicules  ;  autrement  on  arrive  au  bout  du 
voyage  le  cœur  vide,  car  on  en  laisse  beaucoup  en  chemin. 

«  Remettez-vous,  seigneur,  d'une  si  chaude  alarme;  on  n'a  au- 
cun dessein  sur  votre  fille,  on  la  trouve  charmante,  mais  on  n'est 
point  amoureux  d'elle.  Avec  beaucoup  de  précautions  et  de  circon- 
locutions, j'en  vins  à  questionner  tout  doucement  le  comte  Larinski 
sur  l'état  de  ses  affaires,  dont  il  n'ouvre  jamais  la  bouche.  Il  fronça 
le  sourcil.  Je  ne  perdis  pas  courage,  je  lui  proposai  cette  place 
de  professeur  de  langues  slaves  dont  l'abbé  m'avait  reparlé.  J'ai 
vu  le  moment  où  son  ombrageuse  fierté  prendrait  la  mouche.  Ce- 
pendant, après  réflexion,  il  s'est  radouci,  m'a  remerciée,  a  décliné 
mon  offre  obligeante,  et  il  m'a  annoncé...  Devinez  quoi.  Combien 
vaut  ma  nouvelle?  que  m'en  donnez-vous?..  Il  m'a  annoncé,  vous 
dis-je,  que  dans  quinze  jours,  vous  m'entendez,  il  repartira  pour 
Vienne,  oii  on  lui  promet  un  poste  dans  les  archives  du  ministère 
de  la  guerre.  Je  n'ai  pas  osé  lui  demander  quel  était  le  traite- 
ment; après  tout,  s'il  s'en  contente,  ce  n'est  pas  à  nous  d'être  plus 
difficiles  que  lui.  Quand  je  vous  affirmais  que  le  comte  Larinski 
est  un  galant  homme  !..  Dans  quinze  jours!  vous  m'avez  bien  com- 
prise. 

«  Mon  cher  ami,  je  suis  enchantée  de  savoir  que  l'eau  de  Saint- 
Moritz  et  l'air  de  l'Engadine  ont  tout  à  fait  rétabli  votre  santé; 
mais  n'allez  pas  faire  quelque  imprudence.  Les  cures  incomplètes 
sont  fatales.  Gardez-vous  de  quitter  trop  tôt  Churwalden  pour  re- 
descendre dans  l'air  épais  et  mou  de  la  plaine.  Votre  médecin,  que 
j'ai  vu  tantôt,  déclare  que  si  vous  précipitez  votre  retour,  il  ne  ré- 
pond plus  de  vous.  Antoinette,  j'en  suis  certaine,  joindra  ses 


SAMUEL    BROHL    ET    COMPAGNIE.  21 

instances  aux  nôtres.  Qu'on  ne  vous  revoie  pas  avant  trois  se- 
maines ! 

(t  Suivez  mon  ordonnance,  mon  cher  professeur,  et  tout  ira  bien. 
Camille  sort  d'ici;  il  devient  insupportable.  Il  a  eu  l'audace  de  me 
soutenir  que  je  suis  une  bonne  femme  très  crédule.  C'est  son  mot, 
qui  n'est  pas  poli.  11  n'y  a  plus  de  neveux,  et  le  respect  est  mort.  » 

Dix  jours  plus  tard,  M.  Moriaz  reçut  à  Ghurwalden  une  quatrième 
et  dernière  lettre  : 

«  3  septembre. 

«  Décidément,  mon  cher  ami,  le  comte  Larinski  est  un  homme 
délicieux,  et  je  ne  me  pardonnerai  jamais  de  l'avoir  mal  jugé.  Avant- 
hier  encore,  je  ne  connaissais  pas  toute  l'étendue  de  son  mérite  et 
de  ses  vertus.  Sa  belle  âme  est  un  pays  où  l'on  marche  de  décou- 
verte en  découverte ,  où  se  révèlent  à  chaque  pas  de  nouveaux 
points  de  vue.  Soit  dit  entre  nous,  Antoinette  est  une  visionnaire; 
où  donc  a-t-elle  pris  que  cet  homme  soit  amoureux  d'elle?  Les 
comtes  Larinski  ont  des  enthousiasmes  d'artiste,  un  cœur  sensible 
et  tendre,  une  imagination  de  poète;  ils  aiment  tout  et  ils  n'aiment 
rien ,  ils  admirent  une  jolie  femme  comme  ils  admirent  une  belle 
fleur,  un  oiseau-mouche  ou  un  tableau  du  Titien.  Vous  ai-je  conté 
que  l'autre  jour,  en  faisant  sous  ma  conduite  le  tour  de  mon  parc, 
il  est  tombé  en  pâmoison  devant  mon  hêtre  pourpre,  qui  assurément 
est  une  merveille?  11  était  dans  l'extase,  je  crois  en  vérité  qu'il  avait 
les  larmes  aux  yeux.  11  ne  tenait  qu'à  moi  de  le  soupçonner  d'être 
amoureux  de  mon  hêtre  ;  cependant  il  ne  m'a  point  demandé  à  l'é- 
pouser. 

«(  Au  surplus,  fût-il  amoureux  de  votre  fdle  à  en  perdre  les  yeux, 
ne  craignez  rien,  il  ne  l'épousera  point,  voici  pourquoi...  Attendez 
un  peu,  il  faut  que  je  reprenne  les  choses  de  plus  haut. 

«  L'abbé  Miollens  est  venu  me  voir  hier  dans  l'après-midi,  tout 
affligé  de  ce  que  M.  Larinski  n'avait  pas  goûté  sa  proposition. 

«  —  Le  mal  n'est  pas  grand,  lui  dis-je,  laissez-le  donc  repartir 
pour  Vienne,  où  il  a  ses  habitudes,  il  y  sera  plus  heureux. 

«  —  Le  mal  que  j'y  vois ,  me  répliqua-t-il ,  c'est  que  le  voilà 
perdu  à  jamais  pour  nous.  Vienne  est  si  loin  !  Professeur  à  Londres, 
qui  n'est  qu'à  dix  heures  de  Paris,  il  aurait  pu  passer  quelquefois  la 
Manche  pour  venir  faire  de  la  musique  avec  moi. 

«  Vous  comprenez  que  ce  raisonnement  m'a  peu  touchée;  quoi 
qu'il  m'en  coûte,  je  me  fais  violence  et  je  me  résigne  à  perdre  à  ja- 
mais M.  Larinski  ;  mais  l'abbé  est  têtu. 

«  —  Je  crains,  me  dit-il,  que  les  Autrichiens  ne  paient  mal  leurs 
archivistes;  les  Anglais  font  mieux  les  choses,  et  lord  C...  m'avait 
donné  carte  blanche. 


22  REVUE   DES    DEUX    MONDES, 

«  —  Oh  !  bien,  repris-je,  voilà  un  point  délicat  à  toucher.  Dès 
qu'on  aborde  la  question  du  pot-au-feu,  notre  homme  prend  un  air 
raide  et  compassé,  comme  si  on  attentait  à  sa  dignité. 

«  —  Je  le  crois  bien,  me  répondit-il,  le  fond  de  son  caractère  est 
une  noblesse  de  sentimens  vraiment  incomparable;  il  n'est  pas  fier, 
il  est  la  fierté  même. 

«  L'abbé  est  passionné  d'Horace,  il  assure  que  c'est  à  ce  grand 
poète  qu'il  doit  cette  profonde  connaissance  des  hommes  qui  le 
distingue.  Il  me  cita  un  vers  latin  dont  il  eut  l'obligeance  de  me 
donner  la  traduction  et  qui  signifie  à  peu  près  que  certains  chevaux 
se  cabrent  et  ruent  quand  on  les  touche  à  l'endroit  chatouilleux.  — 
Yoilà  les  Polonais,  me  dit-il. 

«  Sur  ces  entrefaites,  M.  Larinski  entra,  et  je  retins  ces  deux  mes- 
sieurs à  dîner.  Dans  la  soirée,  ils  me  donnèrent  de  nouveau  un 
concert.  Pourquoi  Antoinette  n'était-elle  pas  là?  Je  me  croyais  au 
Conservatoire;  puis  on  causa,  et  l'abbé,  qui  ne  lâche  jamais  son 
idée,  dit  au  comte  à  brûle-pourpoint  : 

u  —  Mon  cher  comte,  y  avez-vous  réfléchi?  Si  vous  alliez  à  Lon- 
dres, nous  aurions  l'espérance  de  vous  revoir  souvent,  et  au  sur- 
plus les  appointemens...  Puisqu'il  m'a  échappé,  ce  mot  terrible, 
écoutez-moi,  je  me  ferais  fort  d'obtenir  pour  vous  un  traitement 
digne  de  votre  mérite^  de  votre  science,  de  votre  caractère,  de  votre 
situation... 

«  Il  ne  put  achever  sa  litanie  ;  le  comte  se  cabra  comme  le  che- 
val d'Horace,  en  s' écriant  :  —  0  Mozart  !  quel  vilain  sujet  de  conver- 
sation! —  Puis,  il  ajouta  gravement  :  —  Monsieur  l'abbé,  vous  êtes 
mille  fois  trop  bon  ;  mais  la  place  qu'on  m'offre  à  Vienne  me  paraît 
mieux  convenir  à  mon  genre  d'aptitudes;  je  ferais,  je  le  crains,  un 
détestable  professeur,  et  le  traitement  fût-il  double,  ce  serait  à  mes 
yeux  une  raison  peu  décisive. 

«  L'abbé  insista,  il  insiste  toujours  :  —  Dans  notre  siècle,  dit-il, 
moins  que  dans  tout  autre,  on  ne  vit  de  l'air  du  temps. 

«  —  J'en  ai  vécu  quelquefois,  repartit  gaîment  le  comte,  et  je  ne 
m'en  suis  pas  mal  trouvé.  J'ai  une  santé  à  l'épreuve  des  accidens. 
Eh  !  bon  Dieu,  en  ce  qui  touche  à  la  question  d'argent,  vous  ne 
sauriez  croire  jusqu'où  va  mon  indifférence.  Ce  n'est  pas  chez  moi 
une  vertu,  c'est  une  infirmité;  je  suis  de  mon  pays  et  le  fils  de  mon 
père.  Je  me  sens  incapable  de  penser  à  l'avenir  et  de  pratiquer 
l'industrie  toute  française  de  l'épargne.  Ma  bourse  est-elle  pleine, 
je  la  vide,  après  quoi  je  me  condamne  aux  privations;  je  dis  mal, 
je  les  savoure.  Il  n'y  a  pas,  selon  moi,  de  vrai  bonheur  où  il  n'entre 
un  peu  de  souffrance.  Au  surplus,  j'ai  le  goût  des  contrastes.  De 
loin  en  loin,  je  me  crois  millionnaire,  je  tranche  du  nabab,  je  m'a- 
bandonne à  mes  fantaisies;  le  lendemain,  je  couche  sur  la  dure,  je 


SAMUEL  BUOIIL    ET    COMPAGNIE.  23 

vis  d'eau  panée  et  je  me  trouve  parfaitement  heureux.  Bref,  je  suis 
fou  une  fois  clans  l'année  et  le  reste  du  temps  philosophe. 

«  —  Le  malheur,  lui  répliqua  l'abbé,  c'est  qu'il  suffit  quelquefois 
d'un  jour  de  folie  pour  compromettre  à  tout  jamais  l'avenir  d'un 
philosophe. 

((  —  Oh!  rassurez-vous,  reprit -il,  mes  extravagances  ne  sont 
jamais  bien  dangereuses.  Il  y  avait  de  la  méthode  dans  la  folie 
d'Hamlet,  il  y  a  toujours  un  peu  de  raison  dans  la  mienne. 

«  En  faisant  sa  déclaration  de  principes,  il  s'était  rassis  devant 
le  piano  et  laissait  ses  doigts  courir  sur  le  clavier.  Tout  à  coup  il 
entonna  une  chanson  allemande  que  je  me  fis  traduire  par  l'abbé 
Miollens  et  qui  n'est  pas  longue.  Le  héros  de  cette  chanson  est  un 
sapin  amoureux,  planté  au  sommet  d'une  montagne  aride  du  nord; 
il  est  seul,  il  s'ennuie,  la  neige  et  la  glace  l'ont  enveloppé  d'un 
blanc  manteau,  et  il  emploie  ses  tristes  loisirs  à  rêver  d'un  palmier 
que  jadis  il  avait  rencontré,  paraît-il,  dans  ses  voyages. 

«  M.  Larinski  avait  chanté  sa  petite  mélopée  avec  un  accent  si 
pathétique,  que  le  bon  abbé  s'émut  et  que  je  m'inquiétai.  Ayez  une 
fois  de  l'inquiétude,  elle  revient  toujours.  Je  me  demandai  s'il  n'a- 
vait pas  rencontré  son  palmier  dan  l'Engadine,  et  je  lui  dis  un  peu 
sèchement  :  —  Le  jour  de  votre  départ  est-il  définitivement  arrêté? 
ne  nous  ferez-vous  pas  le  plaisir  de  nous  accorder  un  sursis? 

«  Il  exécuta  une  gamme  chromatique  des  plus  perlées,  et  me 
répondit  :  —  Hélas!  madame  ,  je  n'attends  plus  pour  partir  qu'une 
lettre  qui  ne  peut  tarder;  j'aurai  le  chagrin  de  vous  faire  mes 
adieux  avant  huit  jours. 

«  —  Yous  ne  partirez  pas,  lui  dit  l'abbé  Miollens,  avant  de  nous 
avoir  fait  entendre  une  fois  encore  la  poésie  du  sapin.  Yous  l'avez 
dite  avec  tant  d'âme  qu'il  m'a  semblé  que  vous  nous  racontiez  un 
épisode  de  votre  histoire  intime.  Mon  cher  comte,  vous  arrive-t-il 
quelquefois  de  rêver  d'un  palmier? 

«  Il  répliqua  :  —  Je  n'ai  plus  le  droit  de  rêver,  je  ne  suis  plus 
libre. 

«  L'abbé  fît  un  bond  et  s'écria  naïvement  :  —  Eh  !  quoi,  seriez- 
vous  marié? 

«  —  Je  croyais  vous  l'avoir  dit ,  répondit-il  avec  un  sourire  mé- 
lancolique, et  il  s'empressa  de  parler  d'un  ballet  qu'il  avait  vu  la 
veille  à  l'Opéra  et  dont  il  n'était  qu'à  moitié  satisfait. 

«  Yous  me  croirez  sans  peine ,  quand  il  prononça  ces  mots  :  Je 
croyais  vous  l'avoir  dit ,  je  fus  sur  le  point  de  lui  sauter  au  cou. 
J'étais  si  heureuse  que  j'avais  peur  qu'il  ne  lût  dans  mes  yeux  ma 
joie,  mon  émerveillement ,  ma  profonde  gratitude.  Je  le  crois  très 
fin,  m'est  avis  qu'il  a  deviné  depuis  longtemps  les  préoccupations, 
les  défiances  qu'il  m'inspirait.  Quand  il  se  serait  un  peu  moqué  de 


24  REVUE    DES    DEDX   MONDES. 

moi,  je  le  lui  pardonne;  un  galant  homme,  injustement  soupçonné, 
a  bien  le  droit  de  se  venger  par  un  grain  d'ironie.  J'ai  fait  mettre 
deux  chevaux  à  ma  calèche  pour  le  reconduire  au  chemin  de  fer, 
et  nous  l'avons  accompagné  jusqu'à  la  station,  l'abbé  et  moi.  On 
ne  peut  témoigner  trop  d'égards  aux  honnêtes  gens  maltraités  par 
la  fortune. 

«  Eh  bien  !  qu'en  dites-vous,  mon  cher  ami?  Avais-je  tort  de  pré- 
tendre que  M.  Larinski  est  un  homme  délicieux?  Il  partira  dans 
huit  jours  et  il  est  marié,  mal  marié,  je  le  crains ,  car  son  sourire 
était  mélancolique.  Vous  verrez  qu'il  aura  épousé,  par  reconnais- 
sance ,  quelque  grisette ,  quelque  petite  ouvrière ,  qui  l'a  soigné 
dans  une  maladie,  une  de  ces  femmes  qu'on  ne  peut  produire  ;  cela 
serait  assez  dans  son  caractère.  Heureusement,  devant  le  code,  il 
n'y  a  pas  de  bons  et  de  mauvais  mariages;  je  tiens  celui-ci  pour 
inattaquable. 

«  L'alerte  a  été  vive.  Allumerai-je  mes  lampions?  je  suis  bien 
tentée  d'illuminer  Cormeilles  et  Maisons-Laffîtte.  Comment  vous  y 
prendrez- vous  pour  désabuser  notre  visionnaire?  A  votre  place, 
j'userais  de  quelques  précautions.  Soyez  prudent,  allez  bride  en 
main,  et  à  l'avenir,  croyez-moi,  ne  grimpez  plus  sur  des  rochers, 
vous  voyez  où  cela  peut  conduire. 

«  Encore  une  fois,  ne  pressez  pas  votre  départ.  Nous  avons  de- 
puis quelques  jours  des  chaleurs  étouffantes;  à  la  lettre,  nous 
suffoquons.  Vous  avez  besoin  de  passer  encore  une  quinzaine  à 
l'ombre  des  sapins  et  à  quatre  mille  pieds  au-dessus  du  niveau  de 
la  mer. 

«  Adieu,  mon  cher  professeur;  je  suis  interrompue  dans  mes  écri- 
tures par  l'incrédule,  par  le  sceptique,  par  le  soupçonneux,  par 
l'absurde,  par  le  ridicule  Camille,  qui  se  recommande  respectueu- 
sement à  votre  indulgente  amitié.  » 

VI. 

En  lisant  la  quatrième  lettre  de  M'"*  de  Lorcy,  M.  Moriaz  éprouva 
un  sentiment  de  satisfaction  et  de  délivrance  dont  il  ne  fut  pas 
maître.  Sa  fille  venait  de  sortir  pour  faire  une  visite  dans  le  voisi- 
nage, et  il  était  seul  avec  M"*  Moiseney,  qui  lui  dit  :  —  Vous  rece- 
vez de  bonnes  nouvelles,  monsieur? 

—  Elles  sont  excellentes,  répondit-il;  puis,  se  reprenant  aussi- 
tôt, il  ajouta  :  Excellentes  ou  regrettables,  ou  fâcheuses;  je  laisse 
cela  à  votre  appréciation. 

Lorsqu'il  eut  achevé  sa  lecture  et  remis  la  lettre  dans  l'enve- 
loppe, il  demeura  quelques  instans  pensif;  il  se  demandait  com- 
ment il  procéderait  pour  annoncer  l'excellente  nouvelle.  Depuis 


SAMUEL   BROHL    ET   COMPAGNIE.  25 

trois  semaines,  sa  fille  était  pour  lui  un  mystère.  Elle  n'avait  pas 
prononcé  une  seule  fois  le  nom  du  comte  Larinski.  Churwalden 
lui  plaisait  autant  que  Saint-Moritz;  en  apparence,  elle  était  gaie, 
tranquille,  parfaitement  heureuse.  S'était-elle  calmée?  S'était-elle 
ravisée?  M.  Moriaz  n  en  savait  rien;  mais  il  se  doutait  qu'il  faut  se 
défier  des  eaux  dormantes  et  que  l'imagination  des  jeunes  filles  est 
un  abîme.  Un  bon  averti  en  vaut  deux;  désormais  il  craignait  tout. 
—  Si  je  lui  parle,  pensait-il ,  je  ne  saurai  pas  lui  dissimuler  ma 
joie,  et  peut-être  aura-t-elle  une  crise  de  nerfs.  —  Il  avait  horreur 
des  crises  de  nerfs;  il  résolut  de  recourir  à  l'entremise  de  M"*  Moi- 
seney,  et  il  lui  dit  d'un  ton  brusque  : 

—  Je  suppose,  mademoiselle,  que  vous  êtes>u  courant,  qu'An- 
toinette vous  a  fait  ses  confidences. 

Elle  ouvrit  de  grands  yeux,  fut  sur  le  point  de  répondre  qu'elle 
ne  savait  rien;  mais  elle  n'eut  garde,  et,  redressant  sa  petite  tête 
pointue  sur  ses  épaules.fluettes,  elle  dit  fièrement  :  —  Vous  figu- 
rez-vous, monsieur,  qu'Antoinette  puisse  avoir,  des  secrets  pour 
moi? 

—  A  Dieu  ne  plaise!  reprit-il.  Et  approuvez-vous,  encouragez- 
vous  ses  sentimens  pour  M.  Larinski? 

M"*  Moiseney  fit  un  soubresaut;  elle  était  à  mille  lieues  de  soup- 
çonner que  le  comte  Larinski  eût  inspiré  un  sentiment  particulier 
à  M"*  Moriaz,  et,  comme  dans  certaines  occasions  son  esprit  allait 
vite,  elle  comprit  sur-le-champ  toutes  les  conséquences  de  ce  pro- 
digieux événement.  Elle  avait  un  nuage  sur  les  yeux;  dans  ce  nuage, 
elle  contemplait  toute  sorte  de  choses  qui  lui  déplaisaient  ou  lui 
plaisaient;  la  bouche  ouverte,  elle  travaillait  à  se  débrouiller.  Elle 
se  disait  :  —  C'est  un  coup  de  tête,  cela  n'est  pas,  cela  ne  peut  pas 
être;  — mais  elle  se  disait  aussi  :  —  Pas  plus  qu'une  reine  d'An- 
gleterre, M"*  Antoinette  Moriaz  ne  peut  se  tromper;  puisqu'elle  le 
veut,  elle  a  raison  de  le  vouloir.  —  M"*  Moiseney  finit  par  reprendre 
possession  d'elle-même ,  ses  lèvres  ébauchèrent  le  plus  gracieux 
sourire,  elle  s'écria  : 

—  Il  n'a  pas  de  fortune,  mais  il  a  un  beau  nom.  M'"^  la  comtesse 
Larinska!  cela  sonne  bien  à  l'oreille. 

—  Gomme  musique,  j'en  conviens,  c'est  parfait,  lui  répliqua 
M.  Moriaz.  Malheureusement  la  musique  n'est  pas  tout  dans  les 
affaires  de  ce  monde. 

Elle  ne  l'écoutait  pas.  Tout  entière  à  son  idée,  sans  prendre  le 
temps  de  souffler  :  —  Vous  allez  vous  moquer  de  moi,  monsieur, 
poursuivit-elle  avec  une  volubilité  de  langue  extraordinaire.  Croyez- 
moi  ou  ne  me  croyez  pas,  il  y  a  beau  jour  que  j'ai  prévu  ce  ma- 
riage. J'ai  des  pressentimens  qui  ne  me  trompent  jamais,  j'étais 
sûre  que  cela  finirait  ainsi.  Quel  beau  couple!  Vous  les  représentez- 


26  RETUE   DES    DEUX   MONDES. 

VOUS  se  promenant  au  bois  en  calèche  découverte  ou  faisant  leur 
entrée  dans  une  avant-scène  de  l'Opéra?  Ils  feront  sensation.  Et 
notez,  je  vous  prie,  que,  sans  me  vanter,  j'y  suis  pour  quelque 
chose.  La  première  fois  que  j'ai  vu  le  comte  Larinski,  vous  savez,  à 
la  table  d'hôte  de  Bergiin,  j'ai  reconnu  immédiatement  que  c'était 
un  homme  tout  à  fait  hors  ligne... 

—  A  la  façon  dont  il  mangeait  ses  truites,  interrompit  M.  Moriaz; 
cela  fait  honneur  à  votre  perspicacité. 

—  Demandez  plutôt  à  Antoinette,  reprit-elle,  si  le  soir  même  je 
ne  lui  ai  pas  fait  l'éloge  de  ce  bel  inconnu.  Elle  m'a  soutenu  qu'il 
avait  la  tête  enfoncée  dans  les  épaules;  le  croiriez- vous?  lui  la  tête 
dans  les  épaules!  Ah!  j'étais  sûre  que  cela  finirait  ainsi.  Youlez- 
vous  mettre  à  l'épreuve  ma  perspicacité?  Cette  lettre  que  vous  ve- 
nez de  recevoir,  qui  renferme  de  si  excellentes  nouvelles,  vous 
dirai-je  d'où  elle  vient?  C'est  le  comte  qui  l'a  écrite,  il  s'est  enfin 
déclaré.  Je  l'ai  deviné  tout  de  suite.  Ah!  monsieur,  je  sympathise 
avec  votre  joie.  Voilà  vraiment  le  gendre  que  je  rêvais  pour  vous. 
Un  homme  supérieur  et  pourtant  le  cœur  sur  la  main,  si  bonhomme, 
si  rond. 

—  Croyez-vous,  en  vérité,  qu'il  soit  aussi  rond  qu'une  assiette? 
lui  demanda  M.  Moriaz  en  s'éventant  avec  la  lettre. 

—  Il  nous  a  raconté  sa  vie,  répliqua-t-elle  d'un  ton  docte.  Com- 
bien de  gens  peuvent  en  faire  autant? 

—  Un  beau  récit.  Je  regrette  seulement  qu'il  nous  ait  tu  un  dé- 
tail qui  était  de  nature  à  nous  intéresser. 

—  Un  détail  fâcheux?  demanda-t-elle  en  levant  sur  lui  ses  yeux 
couleur  groseille. 

—  Au  contraire,  une  circonstance  qui  lui  fait  honneur,  et  dont  je 
lui  sais  beaucoup  de  gré.  Croyez,  ma  chère  demoiselle,  que  je  serais 
charmé  de  recevoir  un  gendre  de  votre  main  et  de  donner  ma  fille 
à  un  homme  dont  vous  avez  deviné  le  génie  et  les  nobles  senti- 
mens,  rien  qu'en  le  regardant  manger.  Par  malheur,  je  crains  que 
ce  mariage  n'aille  pas  à  bien,  j'y  vois  une  petite  difficulté. 

—  Laquelle? 

—  Le  comte  Larinski  avait  oublié  de  nous  prévenir  qu'il  était 
déjà  marié. 

M"*  Moiseney  poussa  un  cri  douloureux.  M.  Moriaz  lui  tendit  la 
lettre  de  M'""  de  Lorcy;  après  l'avoir  lue,  elle  demeura  atterrée  :  un 
doigt  impitoyable  avait  crevé  la  bulle  irisée  qu'elle  venait  de  souf- 
fler, et  qu'elle  voyait  resplendir  au  bout  de  son  chalumeau. 

—  Ne  vous  abandonnez  pas  à  votre  désespoir,  lui  dit  M.  Moriaz, 
un  peu  de  courage,  suivez  l'exemple  que  je  vous  donne,  imitez  ma 
résignation;  mais,  je  vous  prie,  comment  pensez-vous  qu'Antoinette 
prenne  la  chose? 


SAMUEL    BROHL    ET    COMPAGNIE.  27 

—  Ce  sera  pour  elle  un  coup  terrible,  répondit  M"'=  Moiseney;  elle 
l'aimait  tant  ! 

—  Qu'en  savez-vous,  puisqu'elle  n'a  pas  jugé  à  propos  de  vous 
le  dire? 

—  Je  le  sais  pertinemment.  Cette  pauvre  chère  Antoinette  !  il 
faut  user  des  plus  grands  ménagemens  pour  lui  apprendre  cette 
nouvelle,  et  moi  seule,  je  crois... 

—  Je  le  crois  comme  vous,  se  hâta  d'interrompre  M.  Moriaz,  vous 
êtes  seule  capable  d'opérer  notre  malade  sans  la  faire  souflrir.  Vous 
êtes  si  adroite  1  vous  avez  la  main  si  légère  !  Sauvez  la  situation, 
mademoiselle,  c'est  un  soin  que  je  vous  laisse. 

A  ces  mots,  il  prit  sa  canne  et  son  chapeau,  et  s'empressa  de 
gagner  le  large,  un  peu  inquiet  de  ce  qui  allait  se  passer,  mais  se 
sentant  trop  heureux,  trop  réjoui,  pour  être  un  bon  consolateur. 

M"*  Moriaz  ne  tarda  pas  à  revenir  de  sa  promenade,  fredonnant 
une  romance,  le  teint  animé,  l'air  heureux,  'œil  en  fête,  une  gerbe 
de  bruyères  dans  les  bras.  M"*"  Moiseney  alla  au-devant  d'elle,  le 
front  lugubre,  la  tête  basse,  le  regard  noyé.  Antoinette  fut  frappée 
de  la  consternation  qui  se  peignait  sur  son  visage. 

—  Eh  bien!  qu'avez-vous,  ma  chère  Jeanne?  lui  dit-elle;  vous 
avez  une  mine  d'enterrement. 

—  Hélas!  soupira  M"*  Moiseney,  j'ai  une  triste  nouvelle  à  vous 
communiquer. 

—  Quoi  donc?  vous  aurait-on  écrit  de  Cormeilles  que  votre  per- 
ruche est  morte? 

—  Ah  !  ma  chère  enfant,  soyez  raisonnable,  soyez  forte,  prenez 
votre  courage  à  deux  mains. 

—  Pour  l'amour  de  Dieu,  de  quoi  s'agit-il? 

—  Que  ne  puis-je  vous  épargner  ce  chagrin  !...  Votre  père  a  reçu 
tantôt  une  lettre  de  M'"®  de  Lorcy. 

Antoinette  devint  plus  attentive,  elle  respira  plus  court.  —  Et 
qu'y  a-t-il  dans  cette  lettre  de  si  terrible,  de  si  navrant?  demandâ- 
t-elle en  se  forçant  à  sourire. 

—  Heureusement  je  suis  là,  reprit  M"®  Moiseney.  Vous  savez  que 
vos  joies  et  vos  douleurs  sont  les  miennes.  Toutes  les  consolations 
que  peut  prodiguer  la  plus  tendre  sympathie... 

—  Ma  chère  Jeanne,  au  nom  du  ciel,  expliquez- vous  d'abord, 
vous  me  consolerez  ensuite. 

—  Vous  ne  m'aviez  rien  dit,  mon  enfant,  j'aurais  le  droit  de  m'en 
plaindre;  mais  j'avais  tout  deviné.  Je  sais  lire  dans  votre  cœur. 
J'étais  sûre  que  vous  l'aimiez. 

—  De  qui  parlez-vous?  répliqua  Antoinette,  à  qui  le  rouge  monta 
aux  joues. 

—  D'un  homme  bien  séduisant,  qui,  par  une  inconcevable  étour- 


28  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

derie  ou  par  un  calcul  criminel,  avait  négligé  de  nous  apprendre 
qu'il  était  marié. 

Et,  à  ces  mots,  M"*  Moiseney  étendit  ses  deux  bras  pour  y  rece- 
voir M"^  Moriaz,  qu'elle  croyait  déjà  voir  tombant  en  syncope. 

M"*  Moriaz  ne  tomba  point  en  syncope.  Après  avoir  rougi,  elle 
pâlit;  mais  elle  resta  debout,  la  tête  droite  et  fière,  et  elle  dit  du 
bout  des  lèvres  :  —  Ah!  M.  Larinski  est  marié?...  J'en  fais  mon 
compliment  bien  sincère  à  la  comtesse  Larinska. 

Là-dessus  elle  se  mit  en  devoir  d'arranger  dans  un  vase  les  fou- 
gères qu'elle  venait  de  rapporter.  M"*  Moiseney  demeura  confondue 
de  son  calme,  elle  la  contemplait  avec  stupeur,  et  soudain  elle  s'é- 
cria :  —  Dieu  soit  béni,  vous  ne  l'aimiez  pas!  Votre  père  s'est 
trompé,  il  se  trompe  souvent;  il  se  met  quelquefois  dans  l'esprit  des 
idées  bien  étranges ,  il  était  persuadé  que  ce  serait  pour  vous  un 
coup  mortel,  il  vous  connaît  bien  peu.  Eh  !  sans  doute,  M.  Larinski 
n'est  point  mal,  et  je  ne  conteste  pas  qu'il  n'ait  du  mérite;  mais  il 
m'a  toujours  paru  un  peu  suspect,  ses  allures  sont  un  peu  louches, 
je  le  soupçonnais  de  nous  cacher  quelque  chose.  A  ce  qu'il  semble, 
il  a  fait  une  mésalliance  qu'il  n'a  garde  d'avouer.  Il  est  déplorable 
qu'un  homme  qui  se  présente  si  bien  ait  des  goûts  bas  et  une  mo- 
ralité douteuse.  Son  devoir  était  de  tout  nous  dire;  il  n'a  été  ni 
loyal  ni  délicat. 

—  Vous  rêvez,  ma  chère,  lui  répondit  Antoinette.  Quelle  loi  di- 
vine ou  humaine  obligeait  M.  Larinski  à  tout  nous  dire?  Entendiez- 
vous  le  confesser  et  qu'il  nous  rendît  compte  de  ses  erreurs  comme 
au  tribunal  de  la  pénitence? 

En  parlant  ainsi,  elle  ôta  son  chapeau  et  sa  mantille,  alla  s'as- 
seoir dans  l'embrasure  d'une  fenêtre,  et  ouvrit  un  livre  qu'elle  com- 
mença de  lire  avec  beaucoup  d'application.  —  Dieu  soit  loué, 
elle  ne  l'aimait  pas,  pensait  M"^  Moiseney,  qui  ne  s'avisa  pas  que 
M"**  Moriaz  tournait  à  la  fois  deux  ou  trois  feuillets  sans  s'en  aper- 
cevoir. 

Si  absorbée  qu'elle  fût  dans  sa  lecture,  elle  reconnut  le  pas  de 
son  père,  quand  il  monta  l'escalier  pour  regagner  sa  chambre.  Elle 
s'empressa  d'aller  le  rejoindre.  Il  constata  avec  plaisir  qu'elle  n'a- 
vait ni  le  teint  défait  ni  les  yeux  rouges.  Il  fut  moins  content  lors- 
qu'elle lui  dit  d'un  ton  calme  et  net  :  —  Aurez -vous  l'obligeance  de 
me  montrer  la  lettre  que  vous  avez  reçue  de  M'"*  de  Lorcy? 

—  A  quoi  bon?  répondit-il.  Je  la  sais  par  cœur,  je  suis  prêt  à  te 
la  réciter. 

—  C'est  une  lettre  qui  n'est  pas  montrable? 

—  Si  fait;  mais  puisque  je  te  dis  que  je  suis  prêt  à  t'en  rendre 
compte!... 

—  J'aimerais  mieux  la  lire  de  mes  yeux. 


SAiMUEL   BROUL    ET    COMPAGNIE.  29 

—  Après  tout,  c'est  ton  droit.  Tiens,  la  voilà;  je  t'en  prie,  ne  va 
pas  t'arrêter  à  quelques  expressions  malheureuses. 

—  M'"*  de  Lorcy  sait  toujours  trouver  le  mot  juste  pour  exprimer 
sa  pensée,  répliqua-t-elle. 

Lorsqu'elle  eut  parcouru  des  yeux  rapidement  les  huit  petites 
pages  serrées  de  M'"*  de  Lorcy,  elle  regarda  son  père  en  souriant. 
—  Avouez,  reprit-elle,  que  vous  avez  trouvé  dans  M'"*  de  Lorcy  une 
'alliée  très  utile  et  très  zélée;  rendez-lui  cette  justice  qu'elle  a  bien 
travaillé  et  que  vous  lui  devez  un  beau  cierge  pour  s'être  employée 
si  activement  à  vous  débarrasser  de  ce  galant  homme,  de  cet  homme 
délicieux;  c'est  son  mot,  s'il  vous  en  souvient. 

M.  Moriaz  se  récria.  —  Or  ça,  fit-il,  t'imagines-tu  qu'il  y  ait  là 
un  coup  monté?  Me  soupçonnes-tu  par  hasard  d'avoir  tramé  quel- 
que noir  complot  avec  M""*  de  Lorcy?  Me  crois-tu  capable  de  trem- 
per dans  une  perfidie? 

—  A  Dieu  ne  plaise  !  Je  ne  vous  accuse  que  d'être  trop  joyeux  et 
de  ne  pas  savoir  vous  en  cacher. 

—  Est-ce  un  crime? 

—  C'est  peut-être  une  imprudence. 

—  Je  te  jure,  ma  chère  enfant,  que  je  ne  considère  que  ton  bon- 
heur, et  M""  de  Lorcy  elle-même...  Puisque  M.  Langis  ne  pense 
plus  à  toi,  quel  intérêt,  quelles  raisons  peut-elle  avoir... 

—  Je  ne  sais,  interrompit  Antoinette  ;  mais  ses  préjugés  lui  tien- 
nent lieu  de  raisons. 

—  Ainsi  tu  ne  veux  pas  croire  que  le  comte  Larinski  soit  marié? 

—  Je  le  crois,  sans  en  être  sûre,  et  je  voudrais  m'en  assurer.  ]N'ai-je 
pas  été  de  bonne  foi  dans  tout  ceci?  ne  me  suis-je  pas  prêtée  doci- 
lement à  vos  exigences?  J'ai  consenti  à  m'en  rapporter  au  jugement 
de  M"*  de  Lorcy.  Elle  a  daigné  faire  grâce  à  l'accusé.  Elle  a  re- 
connu que  M.  Larinski  est  un  homme  parfaitement  honorable  et 
même  délicieux  ;  mais  elle  a  découvert,  à  quelques  jours  d'inter- 
valle, d'abord  qu'il  ne  m'aime  pas,  et  ensuite  qu'il  m'a  trompée  en 
me  laissant  croire  qu'il  était  encore  libre.  Je  veux  en  avoir  le  cœur 
net,  me  convaincre  qu'on  ne  se  joue  pas  de  moi. 

—  Et  tu  en  conclus... 

—  Je  conclus  qu'avec  votre  permission  nous  partirons  pour  Gor- 
meilles  demain  matin. 

Cette  conclusion  agréait  fort  peu  à  M.  Moriaz,  dont  la  figure  s'al- 
longea sensiblement. 

—  Que  craignez-vous?  lui  dit-elle.  Vous  savez  que  j'ai  du  carac- 
tère et  vous  devriez  savoir  que,  quoi  qu'en  dise  M"**"  de  Lorcy,  je  ne 
manque  pas  de  bon  sens.  Quand  il  me  sera  prouvé  que  je  me  suis 
trompée,  je  ferai  une  croix  sur  mon  roman,  il  sera  mort  et  enterré, 
et  je  vous  promets  de  n'en  point  porter  le  deuil. 


30  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

—  Soit,  dit-il,  je  crois  en  ton  bon  sens,  j'ai  foi  dans  ta  raison, 
nous  partirons  demain  pour  Gormeilles. 

A  quatre  jours  de  là,  M'"«  de  Lorcy  se  promenait  dans  une 
allée  de  son  parc.  Elle  y  fut  rejointe  par  M.  Langis,  à  qui  elle  dit 
d'un  ton  de  belle  humeur  :  —  Toujours  grave  et  mélancolique, 
mon  cher  Camille!  Quand  quitterez- vous  vos  airs  penchés?  Je  ne 
vous  comprends  pas.  On  fait  ce  qu'on  peut  pour  vous  être  agréable, 
pour  arranger  les  choses  à  souhait,  rien  ne  peut  vous  dérider.  Vous' 
me  faites  penser  au  lièvre  de  La  Fontaine  : 

Cet  animal  est  triste,  et  la  crainte  le  ronge. 

—  La  crainte  et  la  haine,  madame,  répondit-il.  Je  hais  cet 
homme,  il  m'est  insupportable,  et  je  ne  reviendrais  plus  à  Maisons, 
si  je  devais  encore  l'y  rencontrer.  Vous  a-t-il  fait  ses  adieux  défi- 
nitifs ? 

—  Pas  encore,  un  peu  de  patience,  nous  n'en  sommes  plus  à 
compter  les  minutes.  Quel  mal  désormais  cet  homme  peut-il  vous 
faire?  Le  lion  n'a  plus  de  griffes;  que  dis-je?  il  a  poussé  l'obli- 
geance jusqu'à  se  mettre  à  lui-même  une  muselière  Poursuit-on 
de  sa  haine  un  ennemi  désarmé,  qui  se  rend  à  discrétion? 

—  Fort  bien,  madame;  s'il  n'est  pas  parti  dans  trois  jours,  je 
reviendrai  à  ma  première  idée  ;  c'était  la.  bonne. 

—  Vous  lui  couperez  la  gorge  ? 

—  De  grand  cœur. 

—  Pour  l'amour  de  l'art? 

—  Je  ne  suis  pas  sanguinaire  ;  mais  j'aurais  un  singulier  plaisir 
à  découdre  la  peau  de  ce  ténébreux  personnage. 

M'"''  de  Lorcy  haussa  les  épaules.  —  Où  prenez-vous  qu'il  soit  té- 
nébreux? Encore  un  coup,  mon  cher,  vous  êtes  parfaitement  dérai- 
sonnable. Vous  devriez  adorer  M.  Larinski,  vous  lui  avez  la  plus 
grande  obligation.  Il  a  réussi  le  premier  à  faire  parler  le  cœur  de 
notre  chère  indifférente,  il  a  rompu  le  charme,  c'était  la  Belle  au 
bois  dormant;  il  l'a  réveillée,  et,  par  la  grâce  du  ciel,  il  ne  peut 
pas  l'épouser.  Je  la  vois  d'ici  dans  son  Churwalden  en  proie  aux  plus 
sombres  ennuis,  pleurant  ses  illusions,  furieuse  d'avoir  été  trom- 
pée. Ne  devinez-vous  pas  tout  le  parti  qu'on  peut  tirer  de  la  colère 
d'une  femme? 

—  Vous  savez  si  je  l'aime,  repartit  M.  Langis,  et  pourtant  je  ne 
veux  rien  devoir  à  son  dépit. 

—  Vous  êtes  un  enfant,  laissez-vous  conduire.  Le  moment  est 
venu  de  vous  déclarer.  Dans  peu  de  jours,  vous  vous  mettrez  en 
route  pour  Churwalden,  et  vous  irez  dire  à  cette  femme  en  colère  : 
—  Je  vous  ai  menti,  je  vous  aime.  —  Bref,  vous  lui  conterez  votre 
amoureuse  flamme,  et  libre  à  vous  d'épuiser  dans  cette  circonstance 


SAMUEL    BROUL    ET    COMPAGNIE.  31 

tout  votre  trésor  d'hyperboles.  Elle  vous  écoutera,  je  vous  en  ré- 
ponds, en  se  disant:  Je  cherchais  une  vengeance,  la  voici. 

Je  voudrais  vous  croire,  madame,  répliqua- t-il;  mais  êtes- 

vous  bien  certaine  que  M"''  Moriaz  soit  encore  à  Ghurwalden? 

Et  du  doigt  il  lui  montrait  au  bout  de  l'avenue  une  charmante 
robe  couleur  noisette,  qui  s'avançait  vers  eux  en  laissant  onduler  sa 
traîne  sur  le  gravier. 

—  Vraiment,  je  crois  que  c'est  elle,  s'écria  M""^  de  Lorcy.  M.  Mo- 
riaz est  un  fier  maladroit;  mais  après  tout  le  mal  n'est  pas  grand. 

M"*  Moriaz  était  arrivée  la  veille  au  soir  à  Gormeilles.  Après  s'être 
reposée  tant  bien  que  mal  des  fatigues  du  voyage,  elle  n'avait  rien 
eu  de  plus  pressé  que  de  faire  mettre  deux  chevaux  à  son  coupé  et 
de  venir  rendre  ses  devoirs  à  sa  marraine,  qui  ne  pouvait  qu'être 
touchée  de  cette  attention. 

M'"^  de  Lorcy  courut  à  Antoinette  et  l'embrassa  à  plusieurs  re- 
prises, en  lui  disant  :  —  Vous  voilà  enfln,  ma  belle!  Que  je  suis 
charmée  de  vous  revoir  !  Vous  vous  êtes  bien  fait  attendre.  Je  com- 
mençais à  craindre  que  vous  ne  prissiez  racine  dans  les  Grisons. 
C'est  donc  un  pays  enchanteur?  Je  croirais  plutôt  que  votre  père  est 
un  vilain  égoïste,  qu'il  vous  a  indignement  sacrifiée  à  ses  conve- 
nances en  traînant  sa  cure  en  longueur;  mais  vous  voilà,  je  lui  par- 
donne. Vos  pauvres,  vos  protégés,  vous  réclamaient  à  cor  et  à  cri. 
Qui  donc  me  demandait  l'autre  jour  de  vos  nouvelles?  C'est  M"*  Ga- 
let, à  qui  j'ai  servi,  selon  vos  ordres,  le  quartier  de  sa  pension. 
Comme  vous  la  gâtez  !  J'ai  trouvé  sur  sa  table  un  bouquet  de  du- 
chesse, elle  a  prétendu  que  vous  le  lui  aviez  envoyé  de  là-bas,  et 
j'ai  eu  toutes  les  peines  du  monde  à  lui  faire  comprendre  qu'on  ne 
cueille  pas  des  camellias  doubles  sur  le  glacier  du  Roseg.  Semez  de 
fleurs,  si  vous  le  voulez,  l'existence  et  la  mansarde  de  M"®  Galet; 
mais  lui  jeter  à  la  tête  un  boisseau  de  camellias  doubles,  panachés 
de  blanc,  c'est  de  la  démence,  et  je  me  propose  sérieusement  de 
vous  faire  enfermer.  C'est  égal,  je  suis  bien  contente  de  vous  re- 
voir. Vous  avez  un  excellent  visage;  ne  trouvez- vous  pas,  Camille, 
qu'elle  a  bon  air? 

M"«  Moriaz  se  prêtait  avec  froideur  aux  embrassades  de  M'"**  de 
Lorcy;  en  revanche,  elle  fit  un  gracieux  sourire  à  M.  Langis  et  lui 
serra  affectueusement  la  main.  M'"^  de  Lorcy  les  emmena  dans  son 
salon,  oii  ils  causèrent  de  choses  indifférentes.  Antoinette  attendait 
le  départ  de  M.  Langis  pour  aborder  le  sujet  qu'elle  avait  à  cœur 
d'éclaircir.  Au  bout  de  vingt  minutes,  il  se  leva,  mais  il  se  rassit 
presque  aussitôt.  Une  porte  venait  de  s'ouvrir  et  avait  livré  passage 
au  comte  Abel  Larinski. 

A  l'apparition  de  Samuel  Brohl,  les  deux  femmes  changèrent  de 
couleur;  l'une  rougit  de  l'effort  qu'elle  dut  faire  pour  dissimuler  sa 


32  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

contrariété,  l'autre  pâlit  d'émotion.  Samuel  Brohl  traversa  le  salon 
d'un  pas  délibéré,  sans  avoir  l'air  de  reconnaître  la  personne  qui 
était  avec  M'"*  de  Lorcy.  Tout  à  coup  il  tressaillit,  comme  si  une 
torpille  l'avait  touché,  et,  profondément  troublé,  il  fut  sur  le  point 
de  perdre  contenance.  Était-il  aussi  étonné  qu'il  le  semblait?  Depuis 
longtemps  la  butte  de  Sannois  était  devenue  sa  promenade  favorite, 
et  il  n'y  allait  jamais  sans  pousser  jusqu'à  un  certain  endroit  d'où 
l'on  apercevait  la  façade  d'une  certaine  maison ,  dont  les  volets  étaient 
demeurés  pendant  deux  mois  hermétiquement  fermés.  Il  se  pouvait 
faire  que  la  veille  il  les  eût  trouvés  ouverts.  L'induction  est  un  pro- 
cédé scientifique  avec  lequel  les  Samuel  Brohl  sont  familiers. 

Il  avait  de  la  volonté,  de  l'empire  sur  lui-même.  Il  ne  tarda  pas 
à  se  remettre,  il  redressa  la  tête  comme  un  homme  qui  se  sent  de 
force  à  défier  tous  les  dangers.  Après  avoir  salué  M""^  de  Lorcy,  il 
s'approcha  d'Antoinette  et  lui  demanda  de  ses  nouvelles  d'un  ton 
grave,  presque  cérémonieux. 

—  Votre  visite  m'afflige,  mon  cher  comte,  lui  dit  M'"^  de  Lorcy; 
j'ai  peur  que  ce  ne  soit  la  dernière.  Venez-vous  me  faire  vos  adieux? 

—  Hélas!  oui,  madame,  répondit-il.  La  lettre  que  j'attendais  ne 
m'est  pas  encore  parvenue  ;  mais  ce  retard  ne  change  rien  à  mes 
projets,  et  dans  trois  jours  j'aurai  quitté  Paris. 

—  Sans  esprit  de  retour,  sans  regret?  lui  demanda-t-elle. 

—  Je  ne  regretterai  que  Maisons  et  le  bienveillant  accueil  qu'on 
m'y  a  fait.  Paris  est  trop  grand,  les  petites  gens  comme  moi  y  sen- 
tent leur  petitesse  plus  qu'ailleurs;  sans  être  fou  d'orgueil,  on 
n'aime  pas  à  passer  à  l'état  d'atome.  Le  séjour  de  Vienne  me  con- 
vient mieux,  j'y  respire  plus  à  l'aise,  c'est  une  ville  à  ma  taille  et 
à  mon  goût.  Les  oiseaux  ont  tort  de  changer  de  nid. 

Là-dessus,  il  se  mit  à  décrire,  à  vanter  avec  chaleur  le  Prater  et 
ses  cinq  allées,  Schœnbrunn,  son  jardin  botanique  et  la  Gloriette, 
l'église  Saint-Etienne,  les  eaux  limpides  du  Danube,  s'adressant 
tantôt  à  Antoinette,  qui  l'écoutait  sans  mot  dire,  tantôt  à  M™^  de 
Lorcy,  dont  les  yeux,  se  portant  par  intervalles  sur  M.  Langis, 
semblaient  lui  dire  :  —  Avais-je  raison  ?  Confessez-vous  que  vos  ap- 
préhensions n'avaient  pas  le  sens  commun?  Vous  l'entendez,  il  n'a 
qu'une  demi-heure  à  passer  avec  elle,  et  il  lui  décrit  le  Prater. 
Pensez -vous  encore  à  lui  couper  la  gorge?  Dites-lui,  de  grâce,  un 
mot  aimable  et  poli.  Ce  n'est  pas  lui,  c'est  vous  qui  êtes  ténébreux; 
dépouillez  votre  air  sinistre.  Combien  de  temps  durera  cette  rêverie 
taciturne  où  vous  êtes  plongé?  Vous  prêtez  à  rire,  vous  jouez  un 
sot  personnage.  Vous  ressemblez  à  un  sphinx  du  désert  qui  con- 
temple un  serpent  et  prend  une  innocente  couleuvre  pour  une  vi- 
père. —  M.  Langis  comprenait  ce  qu'elle  voulait  lui  dire,  mais  il 
ne  dépouillait  pas  son  air  sinistre. 


SAMUEL   BROIIL   ET    COMPAGNIE.  ZZ 

Après  avoir  loué  Vienne  et  ses  environs,  Samuel  Brohl  fit  l'éloge 
des  Viennois,  de  leur  caractère  facile  et  insouciant.  Il  conta  avec 
enjouement  quelques  anecdotes.  Il  y  avait  dans  sa  gaîté  quelque 
chose  de  voulu,  de  tendu,  de  saccadé,  d'un  peu  fébrile;  pourtant 
c'était  de  la  gaîté.  M'"*  de  Lorcy  lui  donnait  la  réplique,  M'^''  Mo- 
riaz  continuait  à  se  taire;  elle  froissait  entre  ses  doigts  la  guipure 
de  son  fichu  Marie-Antoinette,  et,  l'œil  fixe,  elle  semblait  en  comp- 
ter les  mailles. 

Samuel  Brohl  s'interrompit  au  milieu  d'une  phrase,  se  leva  brus- 
quement. Il  se  tourna  vers  Antoinette;  d'une  voix  sourde,  il  la  pria 
de  dire  à  M.  Moriaz  combien  il  regrettait  que  son  prochain  départ 
le  privât  de  l'honneur  et  du  plaisir  de  l'aller  voir  à  Cormeilles,  puis 
il  salua  M'"*  de  Lorcy,  la  remercia  des  heureux  momens  qu'il  avait 
passés  auprès  d'elle  et  la  chargea  de  le  recommander  au  bon  souve- 
nir de  l'abbé  Miollens. 

—  Kous  nous  reverrons,  mon  cher  comte,  lui  dit-elle  d'une  voix 
claire  en  pesant  sur  ses  mots,  et  j'espère  que  nous  ferons  avant  peu 
la  connaissance  de  la  comtesse  Larinska. 

Il  la  regarda  d'un  air  étonné  et  murmura  :  —  Il  y  a  dix  ans  que 
j'ai  perdu  ma  mère. 

Aussitôt,  sans  donner  à  M'"«  de  Lorcy  le  temps  de  s'expliquer 
davantage,  il  se  dirigea  rapidement  vers  la  porte,  accompagné  de 
trois  regards  qui  parlaient  tous  les  trois,  mais  qui  ne  disaient  pas 
la  même  chose.  La  pièce  était  vaste;  pendant  les  trente  secondes 
qu'il  mit  à  la  traverser,  l'ange  du  silence  plana  dans  l'air. 

Il  allait  sortir;  la  fatalité  voulut  qu'il  lui  vînt  une  malheureuse 
et  funeste  pensée.  Il  ne  put  résister  au  désir  de  revoir  une  fois  en- 
core M"*"  Moriaz,  de  graver  à  jamais  dans  son  souvenir  cette  image 
adorée.  Il  se  retourna,  et  leurs  yeux  se  rencontrèrent.  Il  paya  cher 
cette  défaillance  de  sa  volonté.  Apparemment  la  violence  qu'il  s'é- 
tait faite  une  heure  durant  avait  épuisé  ses  forces.  Il  lui  sembla 
que  son  cœur  ne  battait  plus,  il  sentit  ses  jambes  se  raidir  et  lui 
refuser  le  service,  ses  dents  se  serrèrent,  sa  pupille  se  dilata,  sa 
tête  se  perdit.  Tout  à  coup  il  s'abattit  lourdement  comme  une  masse 
de  plomb,  tomba  à  la  renverse  sur  le  parquet,  où  il  demeura  sans 
connaissance. 

M"«  Moriaz  ne  put  étouffer  un  cri  et  fut  sur  le  point  de  se  trou- 
ver mal.  M'"^  de  Lorcy  la  prit  par  la  taille,  l'entraîna  dans  la  pièce 
voisine  après  avoir  jeté  à  M.  Langis  un  flacon  de  sels  en  lui  di- 
sant :  —  Chargez-vous  du  comte  Larinski. 

La  première  chose  que  fit  M.  Langis  fut  de  poser  le  flacon  sur 
une  table,  après  quoi  il  s'approcha  de  Samuel  Brohl,  qui,  toujours 
pâmé,  inanimé,  avait  l'air  d'un  mort  ou  peu  s'en  faut.  Il  l'examina 

TOME  XX.  —  1877.  3 


Zll  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

un  instant,  se  pencha  sur  lui;  croisant  les  bras  et  haussant  les 
épaule?,  il  lui  dit  :  —  Relevez-vous  donc,  monsieur,  M"^  Moriaz 
n'est  plus  là. 

Samuel  Brohl  ne  remua  point.  —  Vous  ne  m'avez  pas  entendu, 
continua  Camille.  Tous  êtes  superbe,  monsieur  le  comte,  vous  êtes 
très  beau,  votre  attitude  est  irréprochable,  et  on  vous  prendrait 
vraiment  pour  un  trépassé.  Vous  êtes  admirablement  tombé,  je 
vous  jure  que  je  n'ai  jamais  vu  au  théâtre  un  évanouissement  plus 
réussi;  mais  arrêtez  les  frais  de  la  représentation,  je  vous  répète 
que  M""  Moriaz  n'est  plus  là. 

Samuel  Brohl  demeura  inerte  et  rigide.  —  Peut-être  voulez-vous 
mettre  à  l'épreuve  la  vigueur  de  mon  poignet,  poursuivit  Camille, 
je  vous  donnerai  cette  satisfaction. 

Et  à  ces  mots,  il  le  saisit  à  bras-le-corps,  s'arma  de  toutes  ses 
forces  pour  le  soulever  et  le  déposer  sur  un  canapé,  où  il  l'étendit 
de  son  long. 

Il  l'examina  de  nouveau  et  reprit  :  —  Cette  tragi-comédie  du- 
rera-t-elle  longtemps  encore?  Ne  trouverai-je  pas  le  secret  de  vous 
ressusciter?  Voyons,  que  pourrais-je  trouver...  Écoutez-moi,  mon- 
sieur. J'aime  de  toute  mon  âme  la  femme  que  vous  faites  semblant 
d'aimer...  Cela  ne  suffit  pas?  Monsieur,  vous  êtes  un  Polonais  de 
hasard,  et  j'ai  autant  d'admiration  pour  vos  talens  de  société  que 
j'ai  peu  d'estime  pour  votre  personne...  Gela  ne  suffit  pas  encore! 
Je  ne  peux  pourtant  pas  lever  la  main  sur  vous;  je  vous  en  conjure, 
tenez  l'affiont  pour  reçu. 

Il  lui  parut  que  le  mort  avait  légèrement  tressailli,  et  il  s'écria  : 
—  Dieu  merci,  cette  fois  vous  avez  donné  signe  de  vie,  et  l'offense 
a  trouvé  le  chemin  du  cœur.  Je  serais  charmé  de  vous  en  rendre 
raison,  je  suis  à  vos  ordres.  Le  jour,  le  lieu,  les  armes,  je  laisse 
tout  à  votre  choix.  Et  tenez,  vous  pouvez  compter  sur  mon  absolue 
discrétion;  personne,  je  vous  en  donne  ma  parole,  n'apprendra  de 
moi  que  vos  évanouissemens  ont  des  oreilles  et  ressentent  les  in- 
sultes. Voici  mon  adresse,  monsieur. 

Et,  tirant  de  sa  poche  une  carte  de  visite,  il  essaya  de  la  glisser 
dans  une  main  pendante  et  froide,  qui  la  laissa  échapper. 

—  Quelle  obstination!  dit-il.  A  votre  aise,  monsieur  le  comte;  je 
suis  au  bout  de  mon  éloquence. 

11  lui  tourna  le  dos,  s'assit  dans  un  fauteuil,  et,  prenant  un  jour- 
nal, il  le  déplia.  Sur  ces  entrefaites,  la  porte  se  rouvrit,  et  M"'*  de 
Lorcy  reparut. 

—  Que  faites-vous  donc  là,  Camille?  s'écria-t-elle. 

—  Vous  le  voyez,  madame,  lui  répliqua-t-il,  j'attends  que  ce 
grand  comédien  ait  fini  de  jouer  sa  pièce. 

11  ne  s'était  pas  avisé  que  M"«  Moriaz  venait  de  rentrer,  elle  aussi, 


SAMUEL  BROHL  ET  COMPAGNIE.  35 

dans  le  salon.  Elle  lui  jeta  un  regard  courroucé,  indigné,  mena- 
çant, où  il  lut  sa  condamnation.  Il  essaya  de  trouver  quelques  mots 
d'explication  ou  d'excuse  pour  désarmer  sa  colère;  la  voix  lui  man- 
qua. Il  s'inclina  humblement,  prit  son  chapeau  et  sortit. 

}>[""'  de  Loi'cy,  fort  agitée,  ouvrit  une  fenêtre,  puis  elle  jeta  de 
l'eau  à  la  figure  de  Samuel  Brohl,  lui  frictionna  les  tempes  avec 
une  vivacité  qui  n'était  pas  exempte  de  rudesse,  lui  fit  respirer  des 
sels  anglais. 

—  Ah!  de  grâce,  ma  chère,  allez-vous-en,  dit-elle  à  Antoinette; 
votre  place  n'est  pas  ici. 

Antoinette  ne  s'en  alla  point;  le  visage  contracté,  la  lèvre  frémis- 
sante, elle  s'assit  à  l'écart  à  quelque  distance  du  sopha. 

Les  soins  énergiques  de  11'"*  de  Lorcy  produisirent  enfin  leur  effet. 
Samuel  Brohl  n'était  pas  mort  :  ses  bras  remuèrent,  ses  jambes  se 
détendirent,  et  au  bout  de  quelques  instans  il  rouvrit  les  yeux,  puis 
la  bouche;  il  se  mit  sur  son  séant  et  balbutia  :  —  Où  suis-je?..  que 
s'est-il  passé?..  Ah!  mon  Dieu,  elle  était  là  tout  à  l'heure! 

M'"^  de  Lorcy  lui  mit  la  main  sur  la  bouche,  et,  se  penchant  à  son 
oreille,  elle  lui  dit  d'un  ton  sévère,  impérieux  :  —  Elle  est  encore  là. 

Elle  ne  réussit  pas  à  se  faire  comprendre.  On  ne  revient  que  par 
degrés  d'un  pareil  évanouissement.  Samuel  Brohl  fut  repris  d'une 
défaillance,  ses  yeux  se  fermèrent  de  nouveau,  et  il  laissa  tomber 
son  front  dans  ses  mains.  Après  un  silence  de  quelques  minutes  : 
—  Ah!  madame,  pardonnez-moi,  dit-il  d'une  voix  étouffée,  je  me 
fais  honte  à  moi-même;  j'ai  manqué  de  courage,  mes  forces  m'ont 
trahi.  Je  l'aime  follement,  et  je  m'étais  juré  de  ne  jamais  la  revoir. 
C'est  pour  la  fuir  que  je  pars. 

Il  avait  redressé  la  tête,  il  aperçut  Antoinette,  il  la  regarda  avec 
effarement  comme  s'il  ne  l'avait  pas  reconnue.  Il  la  reconnut  enfin, 
fit  un  geste  d'épouvante,  se  leva  précipitamment  et  s'enfuit. 

M^'"  Moriaz  s'approcha  de  M""*  de  Lorcy  et  lui  dit  :  —  Eh  bien! 
qu'en  pensez-vous? 

—  Je  pense,  ma  chère,  répondit-elle,  que  M*^*  de  Lorcy  est  une 
sotte,  et  que  le  comte  Larinski  est  un  homme  très  fort. 

Antoinette  la  regarda  avec  un  sourire  amer,  et  lui  touchant  légè- 
rement le  bras  :  —  Convenez,  madame,  lui  dit-elle,  que  s'il  avait 
cent  mille  livres  de  rente,  vous  ne  songeriez  pas  à  mettre  en  doute 
sa  sincérité. 

M"^  de  Lorcy  ne  répondit  rien;  elle  ne  pouvait  pas  dire  non,  et 
elle  enrageait  d'avoir  tout  à  la  fois  raison  et  tort.  C'est  un  accident 
qui  arrive  quelquefois  aux  femmes  du  monde. 

Victor  Cherbuliez. 

{La  quatrième  partie  au  prochain  n°.) 


L'ENFANCE  A  PARIS 


m.' 

LES  HOPITAUX  D'ENFAKS  A  LONDRES.  —  LES  CONVALESCENS  ET  LES  INFIRMES. 


L'enfant  sort  de  l'hôpital  ou  guéri,  ou  convalescent,  ou  infirme. 
S'il  est  convalescent,  il  faut,  avant  de  le  rendre  à  sa  famille,  raffer- 
mir sa  santé  ébranlée;  s'il  est  infirme,  il  faut,  dans  certains  cas,  lui 
trouver  un  asile.  Ni  la  charité  publique  ni  la  charité  privée  ne  sont 
ici  en  défaut,  et  la  combinaison  de  leurs  efforts  a  créé  une  organi- 
sation qui,  sans  être  complète,  vaut  la  peine  d'être  étudiée.  Ce  sont 
donc  les  maisons  de  convalescence,  les  asiles  et  les  hospices  desti- 
nés à  l'enfance,  qui  feront  l'objet  de  ce  travail;  mais  avant  d'entrer 
en  matière,  je  voudrais  chercher  quelques  points  de  rapprochement 
dans  l'étude  des  mesures  hospitalières  qui  sont  prises  en  faveur  des 
enfans  dans  un  grand  pays  voisin  du  nôtre.  Les  comparaisons  entre 
la  France  et  l'Angleterre  ont  été  pendant  un  temps  et  sont  encore 
aujourd'hui  assez  de  mode.  Ces  comparaisons  sont  toujours  aven- 
tureuses lorsqu'on  les  entreprend  dans  la  pensée  préconçue  d'établir 
la  supériorité  d'un  des  deux  pays  sur  l'autre.  De  quelque  côté  qu'en 
se  prononce,  on  risque  fort  d'arriver  à  des  conclusions  injustes, 
faute  d'avoir  considéré  le  sujet  sous  tous  ses  aspects  et  d'avoir  tenu 
un  compte  assez  large  de  la  diiférence  profonde  des  mœurs;  mais 
lorsque,  sans  chercher  à  mettre  systématiquement  en  relief  les 
points  de  supériorité  ou  d'infériorité,  on  se  borne  à  constater  ce 
qui  existe  et  à  signaler  ce  qui  pourrait  être  utilement  emprunté,  on 
fait  une  œuvre  qui,  pour  être  moins  ambitieuse,  n'en  est  peut-être 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l"^^""  octobre  et  du  i*^''  décembre  1876. 


l'enfance  a  paeis.  37 

que  plus  utile.  C'est  à  cette  tâche  modeste  que  seront  consacrées 
les  premières  pages  de  notre  étude. 

I. 

Les  hôpitaux  de  Londres  jouissent  dans  le  monde  médical  d'une 
réputation  qui,  sous  certains  rapports,  n'est  pas  imméritée.  L'é- 
tranger qui  passe  devant  leur  façade  admire  leur  solide  et  mas- 
sive construction;  il  s'étonne  du  vaste  emplacement  qu'ils  occupent 
parfois  dans  les  quartiers  les  plus  riches  de  Londres,  où  le  terrain 
à  lui  seul  représente  une  grande  valeur.  Le  visiteur  qui  aura 
franchi  la  porte  d'entrée  louera  la  hauteur  et  la  bonne  ventilation 
des  salles,  l'aménagement  confortable  des  dépendances,  le  luxe 
même  des  bibliothèques,  des  amphithéâtres,  des  salles  de  cours  ou 
de  réunion  qui  y  sont  souvent  annexés.  S'il  jette  un  coup  d'oeil 
sommaire  et  pas  trop  investigateur  sur  les  comptes- rendus  de  la 
statistique  annuelle,  il  sera  probablement  frappé  d'un  chiflfre  de 
mortalité  en  apparence  moins  élevé  que  celui  de  nos  hôpitaux  fran- 
çais, et  s'il  se  retire  après  cette  visite  un  peu  superficielle,  il  ne 
tiendra  qu'à  lui  de  s'extasier  sur  l'excellente  organisation  des  hôpi- 
taux de  Londres  et  de  l'assistance  médicale  en  Angleterre, 

Cependant,  si  notre  visiteur  a  l'esprit  porté  à  l'observation  et 
l'œil  tant  soit  peu  familier  avec  les  aspects  de  la  misère,  une  chose 
le  frappera,  sinon  dans  tous,  du  moins  dans  l'immense  majorité  de 
ces  établissemens,  c'est  qu'il  ne  reconnaîtra  pas  dans  les  malades 
étendus  sur  l'étroite,  mais  propre  couchette  ces  types  d'hommes 
et  de  femmes  épuisés  par  la  misère,  abrutis  par  le  gin,  qu'il  ren- 
contrera dans  la  rue  voisine  (fût-ce  la  plus  élégante  de  Londres), 
cachant  avec  peine  un  corps  usé  et  amaigri  sous  des  haillons 
qui  furent  autrefois  des  vêtemens  de  drap  ou  de  soie.  La  plupart 
des  hôtes  de  l'hôpital,  dont  un  certain  nombre  ne  lui  paraîtra 
pas  atteint  d'affections  très  graves,  lui  sembleront  appartenir  à 
cette  classe  intermédiaire  entre  la  bourgeoisie  et  le  peuple  qui  vit 
sans  efforts  de  son  travail  ou  de  son  petit  commerce  et  qui  oppose 
au  mal  un  tempérament  robuste  dont  les  privations  n'ont  point  à 
l'avance  épuisé  les  forces.  En  un  mot,  il  aura  le  sentiment  de  se 
trouver  en  présence  de  la  maladie,  mais  non  pas  en  présence  de  la 
misère,  et  il  se  demandera  en  sortant  si  les  vrais  pauvres  de  Londres 
échappent  à  la  maladie,  ou  si  l'assistance  médicale  n'est  pas  orga- 
nisée pour  eux. 

La  réponse  à  cette  question  se  trouve  dans  les  règlemens  des 
différentes  fondations  hospitalières  qui  s'élèvent  en  grand  nombre 
dans  la  ville  de  Londres,  et  ces  règlemens  ne  s'expliquent  eux- 
mêmes  que  par  l'histoire  de  ces  fondations.  Les  hôpitaux  de  Londres 


S8  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

ne  sont  point,  comme  ceux  de  Paris,  rémiis  sous  une  administration 
unique  qui  en  centralise  les  ressources  et  en  règle  souverainement 
l'existence.  Ce  sont  autant  d'établissemens  séparés  dont  l'origine 
est  en  général  assez  ancienne,  qui  vivent  de  leur  vie  propre,  et 
qui  ont  chacun,  avec  leurs  règlemens  particuliers,  leurs  ressources 
et  leurs  moyens  d'existence.  Les  uns,  et  c'est  le  plus  petit  nombre, 
sont  ce  qu'on  appelle  endoivcd,  c'est-à-dire  qu'ils  possèdent  une 
fortune  consolidée,  sur  les  revenus  de  laquelle  ils  subviennent  à 
leurs  dépenses.  Les  autres  ont  pour  ressource  principale  le  produit 
de  contributions  volontaires  qui  sont  versées  annuellement  dans  la 
caisse  de  l'hôpital.  Parmi  leurs  souscripteurs  figurent  d'abord  les 
plus  grands  seigneurs  de  l'Angleterre,  dont  les  souscriptions  ont  la 
régularité  et  l'imponance  d'une  rente,  et  qui  comptent  au  nombre 
des  protecteurs  de  la  maison,  puis  des  bienfaiteurs  plus  modestes, 
auxquels  le  versement  d'une  somme  dont  le  chiffre  varie  avec  les 
règlemens  de  l'hôpital  assure  le  titre  de  gouverneurs.  C'est  l'assem- 
blée des  gouverneurs  qui  nomme  le  comité  directeur  [board  of  di- 
rectors)^  et  c'est  ce  comité  qui  est  chargé  de  l'administration  de 
l'hôpital;  mais  les  statuts  de  certains  établissemens  assurent  à 
chaque  gouverneur  le  droit  (dont  heureusement  il  est  fait  peu 
d'usage)  d'assister  aux  séances  hebdomadaires  du  comité  et  d'y 
prendre  la  parole. 

L'organisation  des  trois  hôpitaux  qui  sont  endowed  {Saint-Tho- 
mas, Saint- Bartholoynew  et  Guy  s  hospital)  est  celle  qui  se  rapproche 
le  plus  de  l'organisation  de  nos  hôpitaux  français.  L'entrée  en  est 
libre  [free),  c'est-à-dire  que  l'admission  des  malades  dépend  uni- 
quement des  médecins  attachés  à  l'hôpital,  qui  l'accordent  ou  la 
refusent,  suivant  la  nature  et  la  gravité  des  affections.  Sauf  les  cas 
d'urgence,  un  jour  par  semaine  est  généralement  réservé  au  renvoi 
des  malades  qui  sont  considérés  comme  guéris,  et  à  l'admission  de 
ceux  qui  doivent  prendre  leur  place,  usage  singulier  qui  prolonge 
inutilement  le  séjour  des  uns  et  retarde  non  sans  danger  l'admis- 
sion des  autres.  De  plus  (mais  ceci  n'est  point  dans  les  règlemens) 
les  médecins  font,  à  ce  qu'il  parait,  un  certain  choix  parmi  les  ma- 
lades, et  on  les  accuse  de  refuser  l'entrée  de  l'hôpital  à  ceux  dont 
le  cas  paraît  tout  à  fait  désespéré.  Quand  nous  aurons  dit  que  dans 
ces  hôpitaux,  comme  au  reste  dans  tous  les  hôpitaux  de  Londres, 
le  noinbre  des  lits  de  chirurgie  est  égal,  sinon  supérieur,  aux  lits 
de  médecine,  tandis  que  la  proportion  est  ordinairement  en  France 
de  un  sur  quatre,  nous  aurons  signalé  les  principales  différences 
qui  séparent  ces  hôpitaux  de  nos  hôpitaux  de  Paris. 

Il  n'en  est  pas  de  même  des  hôpitaux  fondés  et  soutenus  par  des 
contributions  volontaires.  Pour  attirer  et  retenir  les  souscripteurs, 
il  a  été  nécessaire  de  leur  accorder,  de  par  le  règlement  lui-même, 


l'enfance  a  paris.  39 

un  privilège  considérable  :  celui  de  signer  des  lettres  de  recom- 
mandation qui  donnent  au  porteur  le  droit  d'être  soigné  à  l'hôpital 
pendant  un  temps  plus  ou  moins  long  (généralement  deux  mois), 
mais  sans  lesquelles  les  portes  ne  s'ouvriraient  point  devant  lui. 
C'est  le  système  de  l'admission  par  lettre  opposé  au  système  de 
l'admission  libre.  Le  Royal  free  hospital  est  le  seul  hôpital  fondé 
par  des  contributions  volontaires  qui  n'ait  point  assuré  ce  privi- 
lège à  ses  souscripteurs.  Ce  système  a  le  singulier  résultat  de 
créer  une  sorte  d'aristocratie  dans  la  misère,  celle  des  pauvres  qui 
ont  des  relations.  Aussi  ceux-là  qui  obtiennent  le  plus  facilement 
leur  admission  dans  les  hôpitaux  sont-ils  les  domestiques,  les  em- 
ployés de  commerce,  les  ouvriers  aisés;  quant  aux  vrais  pauvres, 
à  ceux  qui  grouillent  en  nombre  immense,  effrayant,  dans  les  bas- 
fonds  des  inns ,  des  courts,  des  laues,  dont  l'enchevêtrement  se 
cache  derrière  la  façade  des  maisons  les  plus  somptueuses  de 
Londres,  il  est  bien  rare  qu'ils  émergent  de  ces  bas -fonds  et  qu'ils 
puissent  se  présenter  à  la  porte  d'un  hôpital,  munis  d'une  lettre  si- 
gnée par  un  habitant  de  Belgravia  ou  par  un  commerçant  de  la 
Cité.  Par  là  s'explique  cet  aspect  particulier  de  la  population  des 
hôpitaux  de  Londres,  si  différente  de  !a  popu<p.tion  misérable  qui 
encombre  les  rues,  et  pour  laquelle  cet  hôpital,  à  la  porte  du- 
quel elle  mendie,  n'est  môme  pas  un  lieu  d'asile.  Aussi  une  cer- 
taine réaction  de  l'opinion  publique  s'est -elle  produite  contre  ce 
système,  qui  fait  trop  facilement  passer  l'intérêt  des  souscripteurs 
avant  celui  des  malades,  et  la  pratique  se  charge- t- elle  de  cor- 
riger ce  que  les  règlemens  ont  de  défectueux.  En  premier  lieu,  il 
est  de  principe  que  les  lits  chirurgicaux  ne  sont  jamais  refusés 
aux  victimes  d'accidens  qu'on  apporte  inopinément  à  l'hôpital.  Le 
nombre  de  ces  accidens  est  toujours  très  grand  dans  une  ville  où  la 
circulation  est  aussi  intense  et  où  s'exercent  tous  les  genres  d'in- 
dustrie, et  ces  admissions  constituent  déjà  une  dérogation  fré- 
quente à  la  règle.  Mais  en  outre  les  médecins  qui  sont  attachés 
à  ces  hôpitaux,  et  qui  comptent  parmi  les  premiers  de  Londres, 
usent  de  plus  en  plus  librement  de  la  faculté  d'admettre  sous  leur 
responsabilité  des  malades  dont  la  situation  leur  paraît  intéres- 
sante, choisissant,  il  est  vrai,  de  préférence  les  cas  qui  présentent 
à  la  fois  un  certain  intérêt  au  point  de  vue  de  l'enseignement  cli- 
nique et  des  chances  favorables  de  guérison.  Le  chiffre  de  ces  ad- 
missions extraordinaires,  qu'on  classe  dans  les  comptes-rendus  de 
certains  hôpitaux  sous  cette  rubrique  :  extra-cases  for  préserva- 
tion of  life,  s'élève  souvent,  avec  celui  des  admissions  motivées 
par  des  accidens  chirurgicaux,  à  la  moitié  du  chiffre  des  entrées. 
Mais  le  système  des  lettres  de  recommandation  n'en  continue  pas 
moins  à  fonctionner,  entraînant  ce  double  inconvénient,  tantôt  de 


/|0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

laisser  un  certain  nombre  de  lits  vacans  à  l'époque  où  beaucoup  de 
souscripteurs  sont  absens  de  Londres,  tantôt  d'encombrer  les  salles 
de  malades  atteints  d'affections  peu  graves  qui  pourraient  aussi 
avantageusement  être  soignés  à  domicile,  mais  que  le  comité  des 
directeurs  n'ose  pas  refuser,  «  crainte  d'offense.  »  Aussi  ce  sys- 
tème est -il  critiqué  avec  vigueur  dans  les  rapports  adressés  au 
parlement ,  où  il  est  traité  de  a  mal  sans  compensation  qui  tend  à 
réduire  au  minimum  le  bien  que  pourraient  faire  d'aussi  vastes  éta- 
blissemens  et  une  mise  de  fonds  aussi  considérable.  » 

Il  faut  aller  plus  loin  et  dire  que  ce  système  serait  tout  à  fait 
inhumain,  si  la  lettre  de  recommandation  était  l'indispensable  con- 
dition des  soins  que  la  charité  publique  ou  privée  met  à  la  dispo- 
sition des  classes  pauvres.  Heureusement  il  n'en  est  point  tout  à 
fait  ainsi.  Je  ne  parle  pas  seulement  des  admissions  au  traitement 
externe  [out  patient  treaUnent)  organisées  dans  toute  la  ville  par 
l'entremise  de  dispensaires  publics,  et  très  libéralement  accordées 
en  outre  dans  la  plupart  des  hôpitaux,  trop  libéralement  même, 
puisque  sur  la  porte  de  la  salle  de  consultation  on  est  obligé  d'é- 
crire en  grosses  lettres  un  avis  rappelant  que  les  pauvres  seulement 
sont  appelés  à  profiter  de  ce  traitement;  mais  je  parle  de  l'asile 
qu'offrent  en  outre  aux  malades  les  infirmeries  des  norkhouses. 
Tout  le  monde  connaît  le  nom  de  ces  institutions  essentiellement 
anglaises,  dont  l'origine  rem.onte  au  temps  de  la  reine  Elisabeth 
et  la  réorganisation  à  un  acte  de  183/i  ;  on  ne  sait  pas  aussi  bien 
quelle  est  la  complexité  de  leur  destination.  Le  ivorkhousc  n'est 
pas  seulement  une  maison  de  travail  où  l'on  offre  aux  personnes 
qui  se  déclarent  incapables  de  gagner  leur  vie  un  asile  dont  on 
s'efforce  en  même  temps  de  les  dégoûter  par  la  grossièreté  du  ré- 
gime et  la  rudesse  du  labeur;  c'est  encore,  et  à  la  fois,  un  dépôt 
provisoire  pour  les  enfans  abandonnés,  un  asile  pour  les  fous,  une 
maison  d'accouchement  pour  les  femmes  enceintes,  un  refuge  pour 
les  vieillards  et  les  infirmes,  enfin  un  asile  pour  les  malades,  tout 
cela  réuni  et  presque  confondu  sous  un  même  toit,  avec  une  sépa- 
ration illusoire  entre  les  sexes,  sous  la  surveillance  souvent  nomi- 
nale d'un  maître  et  d'une  matrone.  Ces  institutions  très  décriées, 
non-seulement  à  l'étranger,  mais  en  Angleterre,  n'en  rendent  pas 
moins  beaucoup  de  services,  entre  autres  comme  asiles  pour  la 
vieillesse.  Lorsqu'on  sait  par  expérience  ce  qu'il  faut  à  Paris  faire 
de  démarches  et  attendre  d'années  pour  obtenir  l'admission  d'un 
vieillard  à  Bicêtre,  et  combien  pendant  cette  attente  meurent  sur 
un  grabat,  on  se  prend  à  envier  la  facilité  avec  laquelle  les  vieil- 
lards sont  reçus  en  Angleterre  dans  les  ivorkliouses  sur  la  seule 
constatation  de  leur  indigence,  et  l'on  se  laisse  aller  à  oublier  que 
cette  facilité  même  encourage  chez  les  parens  l'imprévoyance  et 


l'enfance  a  paris.  !ii 

chez  les  en  fans  l'oubli  de  leurs  devoirs.  Les  workhouses  ne  sont  pas 
moins  utiles  comme  asiles  pour  les  malades,  et  nous  allons  voir  que 
ce  sont  des  critiques  non  point  de  principe,  mais  de  détail,  qu'on 
peut  diriger  contre  leur  organisation. 

Les  infirmeries  des  ivorkhoiises  n'ont  point  eu  pendant  longtemps 
d'existence  distincte  du  workhousc  lui-même.  Aucune  disposition 
réglementaire  spéciale  n'était  prise  en  faveur  des  malades,  et  le 
ivorkhoiise  ne  s'ouvrait  devant  eux  qu'en  vertu  du  principe  général 
de  l'acte  de  1602,  qui  met  à  la  charge  de  la  paroisse  tous  ceux  de 
ses  habitans  qui  sont  hors  d'état  de  gagner  leur  vie.  Longtemps  ils 
ont  été  confondus  dans  les  mêmes  salles  que  les  mendians  et  les 
vagabonds.  Peu  à  peu,  et  au  fur  et  à  mesure  que  l'opinion  publique, 
si  puissante  en  Angleterre,  s'est  inquiétée  avec  plus  d'exigence  de 
l'organisation  intérieure  des  ivorkhouses^  on  leur  a  affecté  des  salles 
distinctes.  Ce  progrès  considérable  n'a  pas  tardé  à  paraître  insuffi- 
sant, et  un  acte  métropolitain  de  1867  a  imposé  aux  paroisses  ou 
unions  de  paroisses  (1)  qui  reconstruisent  leur  workhouse  d'éta- 
blir l'infirmerie  dans  un  bâtiment  séparé.  Les  prescriptions  de  cet 
acte  ont  été  exécutées,  et  sur  les  trente  paroisses  ou  unions  de  pa- 
roisses de  Londres,  il  y  en  a  aujourd'hui  vingt-quatre  qui  ont  déjà 
construit  ou  qui  sont  en  train  de  construire  des  infirmeries  sépa- 
rées. L'acte  de  1867  a  donc  eu  pour  conséquence  de  créer  dans  la 
ville  de  Londres  un  nombre  déjà  assez  considérable  et  qui  ira  s'ac- 
croissant  encore  de  véritables  hôpitaux,  ceux-là  beaucoup  moins 
célèbres  que  les  hôpitaux  proprement  dits  de  Londres,  et  peu  con- 
nus des  hommes  de  science,  qui  n'ont  rien  à  y  apprendre,  mais 
dont  la  visite  est  indispensable  à  qui  veut  se  rendre  compte  de  la 
distribution  des  secours  médicaux  à  Londres. 

L'admission  dans  les  infirmeries  des  ivorkhouses  s'opère  avec  la 
plus  grande  facilité.  Un  habitant  indigent  d'une  paroisse  se  sent-il 
envahi  par  quelque  maladie,  il  n'a  qu'à  se  présenter  devant  le  fonc- 
tionnaire chargé  de  la  distribution  des  secours  [relievbtg  officer). 
Celui-ci  lui  remet  un  bulletin  avec  lequel  il  va  trouver  le  médecin 
des  pauvres  du  district.  Si  le  médecin  reconnaît  chez  lui  les  symp- 
tômes de  quelque  maladie  ou  l'existence  de  quelque  infirmité,  il 
signe  le  bulletin  en  y  inscrivant  la  mention  du  mal  reconnu  par  lui, 
et  avec  ce  bulletin  portant  la  double  signature  du  relicving  officer 
et  du  médecin,  l'indigent  se  présente  à  l'infirmerie,  où  il  est  reçu 
immédiatement.  On  ne  s'inquiète  point,  comme  on  le  ferait  en 
France ,  de  savoir  si  l'affection  dont  il  souflVe  a  un  caractère  aigu 
ou  un  caractère  chronique,  si  c'est  une  maladie  ou  une  infirmité, 

(1)  Lorsque  plusieurs  paroisses  voisines  sont  trop  petites  ou  trop  pauvres  pour  sup- 
porter à  elles  seules  les  charges  que  la  loi  des  pauvres  fait  peser  sur  elles,  elles  s'as- 
socient et  forment  ce  qu'on  appelle  une  union. 


li'2  REVDE    DES    DEDX   MONDES. 

car  l'infirmerie  du  ivorkhouse  est  à  la  fois  un  hôpital  et  un  hospice, 
et  les  affections  chroniques  pour  lesquelles,  il  faut  le  dire,  notre 
organisation  hospitalière  n'offre  que  des  ressources  insuffisantes,  y 
trouvent  un  asile  permanent.  Aussi  faut-il  avoir  visité  les  infirme- 
ries des  ivorkhouses  pour  se  faire  une  idée  des  misères  qui  travail- 
lent la  population  pauvre  de  Londres.  Il  n'y  a  pas  une  de  ces  figures 
qu'on  aperçoit  reposant  sur  l'oreiller,  dans  le  demi-sommeil  de  la 
fatigue  et  de  la  souflfrance,  sur  laquelle  on  ne  puisse  lire  la  longue 
histoire  des  privations,  des  luttes,  des  angoisses  qui  ont  conduit  ces 
malheureux  au  ivorkhouse.  Chez  les  uns,  les  plus  jeunes ,  c'est  la 
tristesse  qui  paraît  dominer;  chez  les  autres,  c'est  l'abrutissement 
et  l'insouciance;  mais  ces  yeux  caves,  ces  joues  amaigries,  ces  teints 
échauffés  ou  livides  montrent  qu'ici  la  maladie  est  non  pas  un  acci- 
dent atteignant  un  tempérament  dans  sa  force,  mais  une  sorte 
d'état  habituel,  fruit  de  la  misère  et  trop  souvent  de  l'inconduite. 

Peut-être  se  rend-on  encore  mieux  compte  de  l'état  profondé- 
ment misérable  de  ces  cliens  du  workhouse,  lorsqu'on  examine  la 
physionomie  de  ceux  qui,  guéris  ou  à  peu  près,  quittent  l'infirmerie 
pour  faire  place  à  d'autres.  Le  hasard  m'a  rendu  ainsi  témoin,  pen- 
dant une  de  mes  visites,  d'un  douloureux  spectacle.  Dans  la  cour 
d'un  ivorkhouse,  un  groupe  de  femmes  en  haillons  plus  ou  moins 
malpropres,  qui  quittaient  l'infirmerie,  attendaient  l'accomplisse- 
ment des  formalités  nécessaires  à  leur  sortie.  Parmi  elles,  je  remar- 
quai une  femme  assez  jeune,  vêtue  d'une  robe  et  d'un  châle  noirs, 
encore  décens,  mais  usés  jusqu'à  la  corde;  ses  yeux,  renfoncés 
dans  leurs  orbites,  brillaient  de  l'éclat  de  la  fièvre,  ses  pommettes 
saillantes,  ses  mains  amaigries,  trahissaient  les  désordres  intérieurs 
de  cette  terrible  maladie  des  pauvres,  qu'on  appelle  en  Angleterre 
la  consomption,  et  qui,  à  en  juger  par  son  teint  d'un  jaune  livide, 
paraissait  se  compliquer  chez  elle  d'une  maladie  du  foie.  Pendant 
que  je  la  regardais,  attendant  debout  à  la  porte  du  bureau  la 
délivrance  de  son  bulletin^ de  sortie,  elle  s'affaissa  brusquement, 
et  si  ses  voisines  ne  l'avaient  soutenue,  elle  fut  tombée  sans  con- 
naissance sur  le  pavé  de  la  cour.  Laissant  les  femmes  qui  l'envi- 
ronnaient la  faire  asseoir  sur  une  chaise  et  s'efforcer  de  la  ranimer, 
je  demandai  à  voir  son  bulletin,  m'étonnant  qu'on  pût  renvoyer  de 
l'infirmerie  une  malade  dont  l'état  paraissait  aussi  grave  ;  le  bulle- 
tin portait  ces  mots  :  sortie  volontaire.  A  peine  cette  femme  eut- 
elle  repris  ses  sens  qu'elle  demanda  d'une  voix  faible  si  l'on  croyait 
pouvoir  lui  trouver  un  cab  qui  consentît  à  la  ramener  chez  elle 
pour  six  pence;  c'était  tout  le  contenu  de  sa  bourse.  Vainement 
on  lui  représenta  le  danger  qu'il  y  avait  pour  elle  à  quitter  le 
ivorkhouse  dans  cet  état  en  lui  demandant  quels  motifs  si  pres- 
sans  commandaient  son  départ.  A  tous  les  conseils,  à  toutes  les 


l'enfance  a  paris.  Zj3 

questions,  elle  se  bornait  à  répondre  en  pleurant  qu'elle  voulait  re- 
tourner at  home.  De  guerre  lasse,  on  dut  appeler  un  cocher  aux 
soins  duquel  on  la  recommanda;  elle  monta  en  chancelant  dans  la 
voiture,  qui  s'éloigna  au  grand  trot.  Qu'est-elle  devenue?  Je  serais 
étonné  si  à  peine  arrivée  à  ce  home  qu'elle  désirait  tant  revoir, 
elle  n'avait  pas  dû  se  coucher  pour  mourir,  et  si  elle  ne  dormait 
pas  aujourd'hui  dans  la  fosse  commune  d'un  de  ces  lugubres  cime- 
tières qui  sont ,  à  Londres  comme  ailleurs,  le  plus  sûr  asile  des 
malheureux. 

Comment  sont  aménagées  les  infirmeries  de  ces  ivorkhouses,  et 
quels  soins  y  reçoivent  les  malades?  Pour  répondre  avec  exactitude 
à  cette  question,  il  faudrait  en  quelque  sorte  les  décrire  une  à  une, 
car  elles  sont  loin  de  présenter,  au  point  de  vue  de  la  distribution 
intérieure  des  salles  et  au  point  de  vue  de  la  composition  du  per- 
sonnel, l'organisation  sensiblement  uniforme  des  hôpitaux.  En  1866, 
une  enquête  fut  ouverte  sur  l'état  de  ces  infirmeries  par  le  bureau 
du  gouvernement  local  [local  government  hoard)  et  les  résultats  de 
cette  enquête  ont  été  consignés  dans  un  rapport  peu  flatteur  qui  a 
été  distribué  au  parlement;  mais  c'est  précisément  depuis  cette  en- 
quête qu'une  inspection  plus  sévère  a  été  exercée  sur  les  infirme- 
ries des  iTorkhouses^  et  que  la  reconstruction  d'un  grand  nombre 
de  ces  infirmeries  a  été  décidée.  Il  ne  serait  donc  pas  juste  de  ju- 
ger de  leur  état  présent  par  certains  détails  que  l'enquête  a  révé- 
lés :  femmes  couchées  deux  par  deux ,  enfans  quatre  par  quatre 
dans  un  même  lit;  cuvettes  remplacées  par  des  vases  ayant  une 
toute  autre  destination,  etc..  Pour  donner  une  idée  de  l'organisa- 
tion actuelle  de  ces  infirmeries,  je  crois  préférable  d'en  décrire 
deux  :  celle  qu'on  peut  considérer  comme  la  mieux  organisée  de 
Londres,  et  celle  qui  peut  passer  pour  un  spécimen  des  plus  défec- 
tueuses. On  aura  ainsi  une  idée  assez  exacte  de  l'état  un  peu  in- 
cohérent de  ces  établissemens  à  Londres. 

L'infirmerie  de  Chelsea  est  une  des"  plus  nouvellement  con- 
struites; elle  est  indépendante  comme  bâtiment  et  comme  adminis- 
tration du  workhouse  de  cette  paroisse  populeuse  avec  lequel  elle 
com'munique  par  un  passage  souterrain.  Cette  infirmerie  se  compose 
d'un  long  bâtiment  rectangulaire,  construit  en  briques,  auquel  se 
rattache  un  petit  pavillon  séparé,  afl'ecté  aux  femmes  atteintes  de 
maladies  contagieuses.  Au  centre  du  bâtiment  se  trouvent  les  appar- 
temens  des  employés,  médecins,  gardes-malades,  etc..  Les  ailes 
sont  formées  par  quatre  grandes  salles,  dont  deux  au  rez-de-chaus- 
sée et  deux  au  premier,  qui  tiennent  toute  la  largeur  de  l'hôpital  et 
qui  sont  éclairées  des  deux  côtés  par  d'assez  larges  fenêtres.  Ces 
quatre  salles  contiennent  environ  250  lits,  presque  toujours  rem- 
plis. Tout  à  fait  à  l'extrémité,  une  cloison  vitrée  établit  une  sorte 


ZiZl  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  salle  de  convalescence  pour  les  malades  qui  peuvent  se  lever. 
Les  lits,  beaucoup  plus  étroits  que  nos  lits  d'hôpital,  sont  assez 
serrés  les  uns  contre  les  autres.  Il  n'y  a  cependant  aucune  odeur, 
grâce  au  procédé  énergique  de  ventilation  qui  est  usité  en  Angle- 
terre, et  qui  consiste  à  tenir  ouverte  pendant  presque  toute  la  jour- 
née la  partie  supérieure  des  fenêtres.  En  somme  l'installation,  très 
simple,  comme  on  le  voit,  de  cette  infirmerie,  sans  présenter  aucune 
particularité  digne  d'éloges,  ne  prête  pas  non  plus  à  la  critique. 
Le  côté  faible,  c'est  l'insuffisance  du  personnel.  L'infn-merie  n'a 
qu'un  unique  médecin,  qui  est  en  même  temps  chirurgien,  direc- 
teur et  économe.  C'est  en  effet  un  principe  dans  l'administration  de 
ces  établissemens  de  ne  pas  séparer,  comme  en  France,  la  partie 
administrative  de  la  partie  médicale,  et  de  concentrer  toute  l'auto- 
rité en  même  temps  que  toute  la  responsabilité  entre  les  mêmes 
mains.  On  comprend  que  ce  médecin -chirurgien -économe,  aux 
prises  avec  ses  deux  cent  cinquante  malades,  soit  littéralement 
accablé  sous  le  poids  de  sa  besogne.  Lorsque  j'ai  visité  l'infirmerie 
de  Chelsea  il  était  environ  quatre  heures  du  soir.  C'est  à  peine  si  le 
médecin,  qui  est  cependant  un  jeune  homme  plein  d'activité  et 
d'entrain,  avait  terminé  sa  visite  quotidienne.  Il  est  vrai  que  parmi 
ses  malades  il  compte  un  très  grand  nombre  de  chroniques.  Mais 
si  les  chroniques  ont  moins  fréquemment  besoin  des  secours  du 
médecin,  ils  sont,  non  moins  fréquemment  que  les  malades  atteints 
d'affections  aiguës,  obligés  d'invoquer  l'assistance  de  leurs  gardes- 
malades.  Or  le  personnel  des  gardes-malades  est  aussi  insuffisant 
que  le  personnel  médical.  11  n'y  a  pour  toute  l'infirmerie  que  cinq 
■nurses  (c'est  le  nom  qu'on  leur  donne),  dont  quatre  pour  le  jour  et 
une  pour  la  nuit.  Chaque  nurse  a  donc  pendant  le  jour  la  charge 
d'une  salle  d'environ  soixante  malades,  et,  non  moins  que  le  méde- 
cin, elle  est  dans  l'impossibilité  d'accomplir  sa  tâche  d'une  façon 
satisfaisante.  On  va  voir  cependant  que  sous  le  rapport  du  per- 
sonnel, aussi  bien  que  sous  le  rapport  de  l'installation,  l'infirme- 
rie de  Chelsea  est  une  des  plus  favorisées  de  Londres. 

L'infirmerie  de  V  Union  d'IIolborn  est  située  dans  Gray's  Inn  Lane, 
c'est-à-dire  dans  un  des  quartiers  les  plus  populeux  de  Londres. 
C'est  un  ancien  bâtiment  qui  n'avait  pas  été  primitivement  disposé 
pour  cet  usage  et  dont  les  cours  sont  privées  d'air  et  de  lumière. 
Cette  infirmerie  est  moins  exclusivement  consacrée  aux  malades 
proprement  dits  que  celle  de  Chelsea;  elle  contient  en  plus  grand 
nombre  des  infirmes  et  des  imbéciles  (1).  Aussi  la  maison  est-elle 
bondée  depuis  le  rez-de-chaussée  jusqu'aux  combles.  Elle  abrite 


(1)  D'après  l'enquête  de  1866,  la  proportion  dos  maladies  chroniques,  par  rapport 
aux  maladies  aiguës,  serait  environ  de  moitié. 


L  ENFANCE   A    PARIS.  /l5 

près  de  500  malades  de  toute  nature,  répartis  en  vingt-six  salles 
d'inégale  grandeur,  auxquelles  on  arrive  par  un  véritable  dédale 
d'escaliers  et  de  corridors.  De  ces  vingt-six  salles,  il  n'y  en  a  pas 
une  seule  dont  l'installation  ne  soit  défectueuse  et  qui  ne  contienne 
un  plus  grand  nombre  de  lits  que  ne  le  permettent  les  règles  de 
l'hygiène  la  plus  élémentaire.  Ces  lits  sont  bas,  étroits,  serrés  les  uns 
contre  les  autres,  séparés  en  deux  rangées  entre  lesquelles  subsiste 
à  peine  l'espace  d'un  étroit  passage.  Les  salles  sont  insuffisamment 
éclairées  par  d'étroites  fenêtres,  et,  lorsque  le  jour  baisse,  il  y  a  des 
recoins  tellement  obscurs  qu'on  pourrait  les  croire  inoccupés,  si  un 
gémissement  ou  une  toux  déchirante  ne  venait  vous  révéler  l'exis- 
tence d'un  être  humain.  Ces  salles  servent  aussi  de  lieu  de  réunion 
aux  convalescens  et  aux  infirmes  qui  ne  sont  point  obligés  de  gar- 
der le  lit.  Ils  se  rassemblent  près  de  la  cheminée  et  causent  plus  ou 
moins  bruyamment,  sans  égard  aux  souffrances  de  ceux  qui  les  en- 
tourent. Lorsque  j'ai  visité  l'infirmerie  de  Gray's  Inn,  près  d'un 
groupe  ainsi  réuni,  un  homme,  un  vieillard,  se  mourait.  Assis  sur 
son  séant,  il  appuyait  sa  poitrine  contre  une  table  grossière  qu'on 
avait  approchée  de  son  lit,  et,  la  tête  cachée  entre  ses  mains,  il 
tirait  péniblement  du  fond  de  ses  entrailles  une  respiration  entre- 
coupée. Les  convulsions  de  son  râle  n'interrompaient  pas  la  conver- 
sation de  ses  compagnons  de  salle,  qui,  assis  devant  la  cheminée, 
presque  auprès  de  son  lit,  tournaient  de  temps  en  temps  la  tête  pour 
jeter  sur  lui  un  regard  de  curiosité  insouciante.  Certes  l'aspect  de 
la  mort,  et  surtout  de  la  mort  à  l'hôpital,  n'est  jamais  gai;  mais  je 
n'ai  rien  vu  de  plus  triste  que  le  spectacle  de  cette  agonie  en  pu- 
blic. Je  ne  pouvais  m'empêcher  de  regretter  pour  ce  malheureux 
les  rideaux  de  notre  lit  d'hôpital,  qui  permettent  au  mourant  d'as- 
surer au  moins  la  solitude  de  sa  dernière  heure,  et  ces  emblèmes 
de  la  foi  chrétienne  adossés  à  la  muraille  vers  lesquels  il  n'a  qu'à 
tourner  ses  regards  pour  soulager  par  l'espérance  les  angoisses  de 
sa  pensée.  Certes  les  petits  autels  que  la  dévotion  de  nos  sœurs 
enjolive  de  statuettes  et  de  fleurs  en  papier  ne  sont  pas  l'expres- 
sion la  plus  élevée  de  la  religion,  et  j'aimerais  mieux  qu'on  mît  tout 
simplement  sous  les  yeux  des  malades  l'image  du  Dieu  crucifié; 
mais  rien  n'est  plus  triste  que  ces  murailles  froides  et  nues  djss 
hôpitaux  anglais,  qui  dans  les  infirmeries  des  ivorkhouscs  suintent 
en  quelque  sorte  la  misère  et  n'entretiennent  les  nouveau-venus 
que  des  souffrances  de  ceux  qui  les  ont  précédés,  sans  y  joindre 
une  pensée  de  consolation  et  d'espérance. 

J'ai  parlé  tout  à  l'heure  de  l'insuffisance  du  personnel  à  l'infir- 
merie de  Chelsea.  Que  dire  à  ce  point  de  vue  de  l'infirmerie  de 
Gray's  Inn?  Pour  ces  500  malades,  il  n'y  a  qu'un  médecin;  encore  ne 
réside-t-il  pas  dans  l'infirmerie,  où  il  ne  vient  faire  qu'une  visite 


46  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

quotidienne.  Il  n'y  a  que  trois  gardes-raalacles  en  titre;  les  autres 
sont  elles-mêmes  des  pensionnaires  du  ivorkhouse  qu'on  emploie 
au  soin  des  malades.  Ce  système  des  pauper  nurses,  —  c'est  le  nom 
générique  qu'on  leur  donne, —  n'est  pas  au  reste  particulier  à  l'in- 
firmerie de  Gray's  Inn,  et  nous  verrons  tout  à  l'heure  quelles  objec- 
tions générales  il  soulève;  mais  il  n'y  a  même  pas  une  jmuper  nurse 
par  salle,  et  avec  un  personnel  aussi  restreint»  il  est  de  toute  impos- 
sibilité que  les  malades  atteints  d'affections  aiguës  ou  chroniques 
reçoivent  les  soins  qui  leur  sont  nécessaires.  L'infirmerie  de  V  Union 
d  Holhorn  est  au  reste  une  de  celles  dont  la  reconstruction  est  dé- 
cidée en  principe.  On  ne  peut  donc  en  quelque  sorte  la  citer  que 
comme  un  spécimen  du  passé;  mais  il  y  a  quelques  années,  rien 
ne  distinguait  cette  infirmerie  des  autres  institutions  du  même 
genre.  La  grande  enquête  de  1866  n'a  jeté  aucun  blâme  par- 
ticulier sur  son  installation.  Le  rapport  ne  reproche  aux  salles 
que  d'être  mal  éclairées,  basses  et  pas  assez  spacieuses.  «  Mais, 
ajoute  l'enquête,  les  cours  sont  ornées  de  fleurs,  et  les  murailles 
agréablement  colorées.  »  Les  fleurs  ont  disparu,  et  j'affirme  que  la 
couleur  des  murailles  a  singulièrement  changé.  Ce  qui  a  surtout 
changé,  ce  sont  les  appréciations  de  nos  voisins  eux-mêmes,  beau- 
coup plus  sévères  pour  leurs  propres  défauts  qu'ils  ne  l'étaient 
autrefois,  et  une  nouvelle  enquête  ne  porterait  assurément  pas  sur 
l'infirmerie  de  Grays'  Inn  un  jugement  mpijis  sévère  que  le  mien. 


II. 


Cet  exposé  sommaire  des  procédés  de  l'assistance  médicale  et 
hospitalière  à  Londres  était  nécessaire  pour  l'intelligence  des  me- 
sures qui,  dans  cette  organisation,  concernent  en  particulier  les  en- 
fans.  Pendant  longtemps  en  effet  il  n'y  a  pas  eu  à  Londres  d'hôpi- 
taux spéciaux  pour  les  enfans,  et  ils  étaient  reçus  dans  les  hôpitaux 
d'adultes.  Ils  sont  admis  encore  aujourd'hui  sur  la  présentation 
de  leurs  parens  dans  les  hôpitaux  dont  l'entrée  est  libre,  par  lettre 
de  recommandation  dans  les  hôpitaux  fondés  par  souscriptions  vo- 
lontaires. Parfois  on  les  réuuit  dans  un  même  local,  mais  le  plus 
généralement  ils  sont  mêlés  avec  les  adultes.  Sans  doute  ils  sont 
l'objet  de  soins  particuliers  de  la  part  des  illustres  praticiens  qui 
desservent  les  hôpitaux  de  Londi*es  et  des  gardes-malades  en  chef 
qui  les  assistent;  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  l'œil  a  peine  à  s'ac- 
coutumer à  voir  ces  pauvres  petits  êtres  perdus  en  quelque  sorte 
dans  ces  vastes  salles,  disparaissant  presque  dans  des  lits  trop  grands 
pour  eux,  ou,  lorsque  la  maladie  commence  à  se  relâcher,  assis  so- 
litaires dans  quelque  coin.  Il  semble  que  cette  séparation  des  cora- 


l'enfance  a  paris.  47 

pagnons  de  leur  âge  doive  augmenter  pour  ces  enfans  les  tristesses 
de  la  maladie,  et  leur  faire  sentir  plus  durement  leur  misère. 

On  éprouve  plus  vivement  encore  cette  impression  pénible  lors- 
qu'on rencontre  un  enfant  dans  une  des  salles  de  l'infirmerie 
d'un  norkhoiise.  Cette  promiscuité  présente  même  au  point  de  vue 
moral  de  graves  inconvéniens.  Trop  souvent  cette  population  des 
malades  du  ivorkhousc  se  recrute  parmi  des  hommes  dont  le  vaga- 
bondage et  le  gin  ont  ruiné  la  santé.  Il  est  à  craindre  qu'un  petit 
garçon  de  dix  ou  douze  ans,  devenu  leur  compagnon  de  jour  et  de 
nuit,  avec  une  surveillance  tout  à  fait  insuffisante,  ne  soit  pour  eux 
un  objet  de  coupable  amusement.  Au  reste,  il  faut  dire  que  depuis 
que  les  enfans  orphelins  et  abandonnés,  recueillis  par  les  work- 
houses,  sont  envoyés  à  la  campagne,  le  nombre  des  enfans  malades 
reçus  dans  les  infirmeries  est  tombé  très  bas.  L'horreur  profonde 
que  le  ivorkhousc  inspire  avec  juste  raison  à  la  population  pauvre 
y  est  sans  doute  pour  beaucoup,  et  bien  des  mères  qui  ne  savent  à 
qui  s'adresser  pour  obtenir  des  lettres  de  recommandation  pré- 
fèrent (la  mortalité  considérable  qui  sévit  sur  les  enfans  dans  cer- 
tains quartiers  de  Londres  est  là  pour  en  témoigner)  garder  chez 
elles  leurs  enfans  malades  dans  leurs  taudis  malsains  que  les  con- 
fier à  l'infirmerie  du  ivorkhouse. 

L'assistance  médicale  qui  était  donnée  aux  enfans  dans  les  hôpi- 
taux et  les  ivorkhouses  était  donc  insuffisante.  Le  sentiment  philan- 
thropique de  l'Angleterre  l'a  bien  compris,  et  ces  vingt  dernières 
années  ont  vu  se  multiplier  le  nombre  des  hôpitaux  consacrés  aux 
enfans.  Ainsi,  tandis  que  dans  des  discussions  récentes  les  partisans 
de  la  suppression  des  hôpitaux  d'enfans  invoquaient,  avec  une  con- 
naissance incomplète  des  faits,  l'exemple  de  l'Angleterre,  l'Angle- 
terre au  contraire  prenait  modèle  sur  ce  que  no-us  avons  fait  depuis 
longtemps  en  France.  Le  premier  hôpital  d'enfans  qui  ait  été  ouvert 
à  Londres  est  the  Royal  Infinnary  for  Women  and  Childrcn,  dont 
l'origine  remonte  à  1816;  mais  cette  institution  n'a  fonctionné 
longtemps  que  comme  un  dispensaire  où  les  enfans  n'étaient  admis 
qu'au  traitement  externe.  Ce  n'est  qu'à  partir  de  1856  qu'un  legs 
fait  à  l'hôpital  a  permis  d'y  établir  des  lits,  où  sont  reçus  également 
les  femmes  et  les  enfans.  Vient  ensuite,  par  ordre  de  date,  the 
Samarilan  free  hospilal,  qui  reçoit  aussi  des  femmes  et  des  en- 
fans au  traitement  externe,  mais  qui  ne  dispose  que  d'un  très  petit 
nombre  de  lits.  Cet  hôpital  possède  aussi,  comme  loeaucoup  d'autres 
hôpitaux  anglais,  ce  qu'on  appelle  un  fonds  samaritain,  c'est-à-dire 
un  fonds  destiné  à  pourvoir  les  malades  à  leur  sortie  de  vêtemens, 
d'appareils,  et  à  leur  donner  un  secours  en  argent;  institution  ex- 
cellente qui  complète  heureusement,  au  point  de -vue  charitable, 
l'œuvre  de  l'assistance  médicale.  L'hôpital  de  Vincent  Square  et  the 


AS  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Home  for  sick  Children  and  dispensary  for  Women,  situé  à  Syden- 
ham,  reçoivent  également  des  femmes  et  des  enfans.  Bien  que  ces 
hôpitaux  n'admettent  pas  seulement  des  enfans  en  bas  âge,  ils  pa- 
raissent surtout  destinés  à  satisfaire  aux  besoins  auxquels  répon- 
dent dans  nos  hôpitaux  les  salles  de  crèche.  Quant  aux  enfans  plus 
âgés,  ils  sont  recueillis  (sans  parler  des  asiles  pour  les  enfans  idiots 
ou  incurables  et  des  maisons  de  convalescence)  dans  sept  hôpi- 
taux spéciaux,  qui  tous  à  la  vérité  ne  contiennent  qu'un  assez  petit 
nombre  de  lits,  et,  en  réunissant  leurs  ressources,  reçoivent  à  peine 
par  an  un  nombre  d'enfans  égal  à  celui  qui  est  reçu  dans  nos  deux 
hôpitaux  d'enfans  (1).  Tous  ces  hôpitaux  ont  été  fondés  par  des 
souscriptions  volontaires,  et  les  enfans  n'y  sont  généralement  reçus 
que  sur  lettre  de  recommandation.  Ne  pouvant  les  décrire  tous,  je 
choisirai  le  plus  considérable  et  le  mieux  aménagé,  celui  de  Great 
Onnond  sireet,  pour  y  faire  pénétrer  le  lecteur. 

L'hôpital  de  Great  Onnond  street  a  été  fondé  en  1851.  Il  ne  con- 
tenait à  cette  époque  que  cinquante  lits;  mais,  à  une  date  récente, 
il  a  été  considérablement  agrandi,  et  depuis  qu'un  nouveau  bâti- 
ment a  été  inauguré  le  19  novembre  1875,  il  en  contient  cent 
vingt-sept.  Cet  hôpital  vit  uniquement  sur  le  produit  de  souscrip- 
tions volontaires  et  de  legs,  qui  sont  très  fréquens.  Le  rapport  an- 
nuel du  comité  de  direction  donne  même  aux  annexes,  suivant 
une  habitude  très  anglaise,  le  modèle  d'une  formule  de  legs  à  l'u- 
sage des  testateurs  bienveillans,  formule  où  rien  n'est  oublié,  même 
la  mention  de  la  dispense  du  paiement  des  droits;  il  ne  manque 
que  le  chiffre  du  legs.  A  la  qualité  de  souscripteur  est  attaché  le 
droit  de  recommander  des  malades,  soit  pour  le  traitement  externe, 
soit  pour  le  traitemei:t  interne,  et  l'étendue  de  ce  droit  s'élève  avec 
le  montant  de  la  souscription  :  c'est  assez  dire  que  cet  hôpital  ne 

(1)  Voici,  pour  ceux  que  le  détail  de  ces  questions  intéresse,  l'indication  exacte  de 
ces  hôpitaux  : 

KOMS  DES  HOPITAUX. 


Belgrave  hospital  for  Cliildren  (Cumber- 

land  Street) 

East  London  hospital  for  Children  (Ratcliff 

Cross  E.) 

Evelina  hospital  (Southwark  Bridge  Road) . 
Hospital    for    hip    disoases    in    childhood 

(Queen  Square  Blomsbury) 

Hospital  for  sick  Children  (Great  Ormond 

Street) 

North  Eastern  hospital  for  Children  (Hack- 

ney  Road) 

Victoria  liospital  for  sick  Children  (Queen's 

Road  West-Chelsea) 


Date  de  la 
fondation. 

Nombre  d'enfacs 
admis  en  1875 

Nombre 
de  lits. 

au  traitement 
externe. 

au 

traitement 
interne. 

1SG6 

1,040 

132 

» 

1867 
1869 

9,015 
22,000 

384 

56 

1867 

» 

140 

71 

1851 

12,721 

519 

127 

1867 

13,677 

260 

21 

1866 

17.551 

248 

54 

l'enfance  a  paris.  /|9 

reçoit  que  des  enfans  privilégiés.  Cependant  les  médecins  t'ont  fré- 
quemment passer,  de  leur  propre  autorité,  du  traitement  externe 
au  traitement  interne  les  enfans  dont  le  cas  leur  paraît  intéressant; 
mais  la  lettre  de  recommandation  n'en  est  pas  moins  le  mode  d'en- 
trée le  plus  fréquent.  Aussi  l'hôpital  de  Great  Ormond  street  a-t-il 
d'illustres  patrons  :  d'abord  la  reine,  qui  a  permis  que  chaque  salle 
du  nouveau  bâtiment  reçût  le  nom  d'une  de  ses  filles;  puis  la 
princesse  de  Galles  et  la  princesse  Christian.  Le  président  et  les 
vice-présidens  (fonctions  tout  à  fait  honoraires)  sont  le  comte  de 
Shaftesbury,  le  comte  de  Granville,  les  archevêques  de  Cantorbéry 
et  de  Londres.  On  voit  tout  de  suite  l'organisation  en  quelque  sorte 
aristocratique  de  cet  hôpital,  organisation  qui,  au  reste,  ne  lui  est 
point  particulière;  car  il  est  peu  d'œuvres  en  Angleterre  qui  ne  re- 
cherchent le  patronage  des  grands  noms  de  l'aristocratie,  sauf 
(comme  c'est  ici  le  cas)  à  confier  à  un  comité  de  management,  plus 
modestement  composé,  la  direction  effective  des  services.  Le  pro- 
cédé réussit,  car  durant  la  seule  année  1875,  les  souscriptions, 
dons  et  legs,  recueillis  par  l'hôpital  de  Great  Ormond  street,  se 
sont  élevés  à  une  somme  totale  de  18,1  Si  livres  11  shillings,  soit 
environ  Zi53,350  francs. 

Ce  revenu  considérable  sert  non -seulement  à  pourvoir  aux  soins 
des  enfans  admis  à  l'intérieur  de  l'hôpital,  mais  encore  aux  frais  du 
traitement  externe  très  libéralement  organisé  :  en  eiïet  les  consul- 
tations aussi  bien  que  les  remèdes  eux-mêmes  sont  gratuits;  ils 
sont  distribués,  après  la  consultation ,  à  la  pharmacie  de  l'hôpi- 
tal, ceux  qui  se  présentent  munis  d'une  ordonnance  du  médecin 
n'ayant  à  fournir  que  les  bouteilles  et  les  bouchons.  L'accès  du 
traitement  externe  n'est  pas  seulement  ouvert  aux  malades  munis 
de  lettres  de  recommandation;  ceux  qui  se  présentent  sans  lettres 
sont  admis  à  la  consultation,  mais  pour  une  fois  seulement.  Pour 
être  admis  à  suivre  un  traitement  régulier,  il  faut  qu'ils  obtiennent 
une  lettre  revêtue  de  l'estampille  de  la  Charity  organisation  So- 
ciety, vaste  société  qui  a  été  établie  à  Londres  récemment  pour 
introduire  un  certain  contrôle  dans  la  distribution  des  aumônes 
et  pour  prévenir  l'exploitation  des  personnes  charitables  par  des 
escrocs.  Cette  société  possède  à  Londres  37  bureaux,  et  chacun 
de  ces  bureaux  se  charge  de  donner  des  renseignemens  sur  les 
pauvres  du  district  où  il  est  installé.  L'organisation  de  ce  système 
de  contrôle  ressemble  beaucoup  à  celle  de  nos  visiteurs  de  l'assis- 
tance publique.  C'est  ainsi  que  par  un  long  circuit  nos  voisins  en 
arrivent  souvent  à  emprunter  à  notre  administration  ses  procédés 
de  centralisation,  tout  en  conservant,  il  est  vrai,  le  zèle  et  l'activité 
de  la  charité  privée. 

TOMB  XX,  —  1877,  4 


50  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Ce  double  service  du  traitement  externe  et  du  traitement  interne 
exige  un  personnel  nombreux  :  aussi  comprend-il,  outre  1  médecin 
honoraire,  1  médecin  en  chef  et  5  médecins  assistans,  1  chirurgien 
en  chef  et  3  chirurgiens  assistans,  dont  1  dentiste.  Nous  sommes 
loin  de  ce  médecin  unique  des  infirmeries  de  ivorkhousc.  Peut-être 
même  peut-on  se  demander  s'il  n'y  a  pas  là  un  certain  luxe  de  per- 
sonnel, quand  on  compare  le  nombre  des  médecins  avec  celui  des 
lits.  Les  consultations  du  traitement  externe  ont  lieu  le  matin.  Quant 
aux  visites  à  l'intérieur  de  l'hôpital,  elles  se  font  dans  l'après-midi, 
suivant  un  usage  général  des  hôpitaux  anglais  qui  n'est  pas  sans 
inconvéniens.  Les  heures  qui  suivent  le  repos  de  la  nuit  sont  celles 
où  l'on  juge  le  mieux  de  l'état  des  malades;  mais  les  médecins 
d'hôpitaux  à  Londres  sont  des  médecins  très  courus,  et  peut-être 
dans  cette  circonstance  font-ils  passer  leur  clientèle  payante  avant 
leur  clientèle  gratuite. 

Si  maintenant  nous  pénétrons  à  l'intérieur  de  l'hôpital,  si  nous 
visitons  les  cinq  salles  qui  le  composent,  nous  nous  trouverons  en 
présence  d'une  installation  assurément  très  supérieure  à  celle  des 
hôpitaux  d'enfans  que  nous  connaissons  en  France.  Dans  les  salles 
éclairées  des  deux  côtés  par  de  larges  fenêtres,  il  n'y  a  aucune 
odeur.  La  combinaison  de  la  ventilation  naturelle  et  de  la  ventila- 
tion artificielle  fait  disparaître  jusqu'à  cette  atmosphère  un  peu 
lourde  qu'on  respire  en  général  dans  les  salles  d'hôpital  les  mieux 
aérées.  Les  lits  sont  séparés  les  uns  des  autres  par  de  larges  inter- 
valles ;  de  chaque  salle  dépendent  une  salle  de  bains  et  un  cabinet 
de  toilette  d'une  propreté  minutieuse.  Si  l'on  pouvait  se  servir  d'un 
mot  pareil  lorsqu'il  s'agit  d'un  hôpital,  tout  est  confortable,  et  cer- 
tainement ces  beaux  enfans  anglais,  dont  la  maladie  parvient  à  peine 
à  pâlir  les  joues  roses,  doivent  s'y  trouver  tout  aussi  bien  que  chez 
eux,  quoique  la  plupart  paraissent  appartenir  à  la  classe  à  demi 
aisée.  Enfin  on  reconnaît  les  dispositions  ingénieuses  de  la  charité 
privée  à  ceci  :  les  murailles,  au  lieu  d'être  nues,  sont  ornées  d'images 
qui  représentent  les  unes  des  sujets  religieux,  les  autres  des  histoires 
propres  à  amuser  les  enfans;  sur  chaque  lit  sont  répandus  des  jouets, 
et  au  milieu  de  la  salle  réservée  aux  plus  grands  s'élève  un  magni- 
fique cheval  à  bascule  qui  sert  à  la  fois  à  la  récréation  et  à  l'exer- 
cice. 

Au  point  de  vue  de  la  classification  des  maladies,  les  salles  sont 
divisées,  comme  chez  nous,  en  salles  de  médecine  et  salles  de  chi- 
rurgie; mais  la  séparation  entre  les  chroniques  et  les  aigus  y  est 
inconnue.  Je  ne  crois  pas  qu'il  faille  le  regretter.  Ce  n'est  pas  au 
reste  la  suppression  de  cette  distinction  assez  artificielle  qui  consti- 
tue la  difl'érence  la  plus  profonde  entre  les  hôpitaux  d'enfans  à  Lon- 


l'enfance  a  paris.  51 

dres  et  à  Paris  :  c'est  le  système  adopté  pour  les  maladies  conta- 
gieuses. L'hôpital  de  Great  Ormond  street  ne  reçoit  aucun  enfant 
atteint  de  petite  vérole,  de  fièvre  lyphoïde,  de  scarlatine  ou  même 
de  rougeole.  Les  enfans  qui  sont  amenés  à  la  consultation  présen- 
tant des  symptômes  de  ces  diverses  maladies  sont  renvoyés  à  des 
hôpitaux  spéciaux,  où  ils  sont  immédiatement  admis  avec  ou  sans 
lettres  de  recommandation.  Ce  n'est  pas  là  au  reste  une  règle  spé- 
ciale à  l'hôpital  de  Great  Ormond  street,  ni  même  aux  hôpitaux 
d'enfans;  c'est  l'application  générale  d'une  mesure  d'hygiène  pu- 
blique commune  à  tous  les  hôpitaux.  Les  Anglais  ont  poussé  très 
loin  le  système  de  la  spécialisation  des  hôpitaux  :  outre  les  maisons 
distinctes  consacrées,  comme  chez  nous,  aux  femmes  en  couche, 
aux  maladies  de  la  peau,  aux  maladies  contagieuses,  ils  ont  ouvert 
successivement  des  hôpitaux  spéciaux  plus  ou  moins  considérables 
pour  les  maladies  de  poitrine,  de  la  gorge,  pour  la  pierre,  pour  les 
cancers,  pour  les  ophthalraies,  pour  les  fistules,  pour  la  paralysie, 
etc.  Enfin  il  existe  deux  grands  hôpitaux,  the  London  Fever  hospi- 
tal,  spécialement  consacré  aux  malades  atteints  de  fièvres  conta- 
gieuses, et  the  Small  Poxkospital,  destiné  aux  malades  atteints  de 
la  petite  vérole.  Dans  ces  deux  hôpitaux,  fondés  par  souscriptions 
volontaires,  les  malades  sont  reçus  ou  gratuitement,  avec  une  lettre 
de  recommandation  des  gouverneurs,  ou  moyennant  paiement  d'un 
prix  de  journée  par  la  paroisse  à  laquelle  ils  appartiennent.  Mais, 
comme  ces  deux  hôpitaux,  bien  qu'assez  vastes,  ne  suffisent  pas 
à  recevoir  le  grand  nombre  de  malades  atteints  de  fièvres  conta- 
gieuses ou  de  petite  vérole  que  contient  la  ville  de  Londres,  il  a 
été  nécessaire  de  construire  des  asiles  métropolitains,  deux  pour 
les  fièvres  et  deux  pour  la  petite  vérole,  dont  les  frais  sont  suppor- 
tés par  le  fonds  commun  métropolitain  des  pauvres  [metropolitan 
common  poor  fund),  et  qui  reçoivent  principalement  cette  classe 
de  malades,  ordinairement  recueillis  dans  les  infirmeries  des  ivork- 
houses.  Dans  ces  hôpitaux  et  dans  ces  asiies,  oîi  les  autorités  des 
paroisses  ont  même  le  droit  d'envoyer  d'office  les  malades,  les  en- 
fans  sont  reçus  comme  les  adultes ,  et  c'est  là  certainement  un 
moyen  énergique  d'empêcher  les  maladies  contagieuses  de  se  pro- 
pager dans  les  hôpitaux  d'enfans  que  de  leur  en  fermer  l'accès. 
Il  n'y  auraii  qu'à  louer  cette  organisation,  si,  allant  encore  un  peu 
plus  loin  dans  la  voie  où  ils  sont  entrés,  nos  voisins  créaient  aussi 
des  hôpitaux  spéciaux  pour  les  enfans  atteints  de  maladies  conta- 
gieuses. 

Comme  il  faut  toujours  prévoir  le  cas  où  le  médecin  se  serait 
trompé  dans  son  diagnostic  en  admettant  un  enfant,  et  celui  où  une 
affection  contagieuse  viendrait  tout  à  coup  à  se  déclarer  chez  un  ma- 
lade déjà  soigné  depuis  quelque  temps  à  l'hôpital,  toutes  les  pré- 


52  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

cautions  sont  prises  à  Great  Ormond  street.  Au  troisième  étage  de 
la  maison  sont  installées  des  salles  particulières  ou  des  chambres 
isolées  destinées  à  ces  cas  exceptionnels  ;  l'une  de  ces  salles  est 
consacrée  aux  enfans  atteints  de  la  coqueluche,  les  chambres  aux 
maladies  proprement  dites.  Lorsque  j'ai  visité  l'hôpital,  la  fièvre 
scarlatine  venait  de  se  déclarer  chez  un  enfant.  Il  avait  été  immé- 
diatement transporté  dans  une  de  ces  petites  chambres,  séparée  du 
corridor  par  une  double  porte.  Une  garde-malade,  qui  lui  était  spé- 
cialement affectée,  ne  le  quittait  ni  jour  ni  nuit,  et  ne  soignait,  par 
crainte  de  propager  la  contagion,  aucun  autre  enfant.  Je  ne  pus 
m'empêcher  de  penser  à  ce  mélange  de  toutes  les  maladies,  qui 
est  une  si  grande  cause  d'insalubrité  pour  nos  hôpitaux  en  France, 
et  d'envier  à  l'Angleterre  ce  luxe  et  cette  générosité  des  simples 
particuliers,  qui  permettent  d'opposer  à  l'insuflTisance  de  certains 
établisse  mens  publics  des  modèles  aussi  accomplis  de  fondations 
privées. 

Ce  qui  constitue  aussi  une  des  grandes  supériorités  de  l'hôpital  de 
Great  Ormond  street ,  c'est  le  personnel  qui  s'adonne  au  soin  des 
malades.  Je  ne  parle  pas  seulement  des  médecins  qui  comptent 
parmi  les  premiers  de  Londres,  mais  aussi  des  gardes-malades.  Les 
femmes  qui  remplissent  ici  les  fonctions  tenues  dans  nos  hôpitaux 
par  les  religieuses  sont  presque  toutes  des  filles  de  médecins  ou  de 
pasteurs  qui  se  sont  consacrées  par  dévoûment  au  soin  des  enfans, 
sans  autre  rémunération  que  d'être  logées  et  nourries  à  l'hôpital; 
on  leur  donne  le  nom  assez  aristocratique  de  ladics,  et  elles  sont 
sous  l'autorité  d'une  lady  siqjer intendent.  Les  offices  inférieurs 
sont  remplis  par  des  femmes  à  gages  qui,  sous  le  nom  générique 
de  seruhbers  (Trotteuses),  s'acquittent  de  fonctions  analogues, 
mais  un  peu  inférieures  cependant,  à  celles  de  nos  infirmières. 

Puisque  je  suis  amené  à  parler  de  cette  question  du  personnel 
des  gardes-malades  dans  les  hôpitaux  anglais,  peut-être  trouvera- 
t-on  un  certain  intérêt  dans  quelques  renseignemens  sommaires 
sur  la  composition  et  le  mode  de  recrutement  de  ce  personnel.  Ce 
qu'il  était  il  y  a  vingt  ans,  nous  pouvons  le  demander  aux  docu- 
mens  officiels  anglais  :  ils  nous  répondront  qu'à  cette  époque  les 
femmes  qui  embrassaient  la  fonction  de  gardes-malades  dans  les 
hôpitaux  étaient  généralement  «  trop  vieilles,  trop  faibles,  trop 
ivrognes,  trop  sales,  trop  bêtes  ou  trop  méchantes  pour  être  capa- 
bles de  rien  faire  d'autre.  »  C'est  à  la  personne  qui  a  porté  ce  juge- 
ment sévère  et  dont  le  nom  est  bien  connu  en  France,  c'est  à  miss 
Florence  Nightingale  que  revient  l'honneur  d'avoir  entrepris  la  ré- 
forme de  ce  personnel.  Le  vrai  titre  de  gloire  de  miss  Nightingale 
n'est  pas  d'avoir  fait  avec  un  peu  trop  de  bruit  à  l'époque  de  la 
guerre  de  Crimée  ce  que  d'humbles  sœurs  de  Saint-Yincent-de-Paul 


l'enfance  a  paris.  53 

faisaient  depuis  longtemps,  ce  qu'à  l'époque  du  siège  de  Paris  a 
fait  silencieusement  pour  des  blessés  qui  n'étaient  pas  ses  compa- 
triotes une  jeune  femme,  une  Genevoise,  dont  la  mémoire  mérite 
de  vivre  dans  tous  les  cœurs  français,  M"''  Hélène  Vernet;  c'est  d'a- 
voir eu  le  courage  de  proclamer  l'infériorité  de  son  propre  pays  sur 
un  point  capital  de  l'organisaiion  hospitalière  et  d'avoir  adressé  à 
l'opinion  publique  un  appel  qui  n'est  pas  demeuré  stérile.  Sur  le 
produit  des  sommes  versées  entre  ses  mains  et  réunies  sous  le  nom 
de  fonds  Mglitingale,  on  a  pu  établir  à  l'hôpital  Saint-Thomas  une 
école  pour  l'éducation  professionnelle  des  gardes-malades.  Des  mé- 
decins éminens  ne  dédaignent  pas  d'adresser  aux  élèves  de  cette 
école  des  cours  où  ils  leur  inculquent,  avec  des  préceptes  d'hygiène 
et  de  médecine  pratique,  quelques  notions  élémentaires  de  chimie 
et  de  physiologie.  C'est  là  une  institution  excellente  que  nous  au- 
rions grand  avantage  à  emprunter  à  nos  voisins.  11  serait  facile 
d'établir  dans  nos  hôpitaux  des  cours  semblables  qui  seraient  sui- 
vis par  les  sœurs  de  l'hôpital  et  auxquels  les  communautés  reli- 
gieuses auraient  le  droit  d'envoyer  des  élèves.  On  hausserait  ainsi  le 
niveau  des  connaissances  théoriques  chez  le  personnel  si  dévoué  des 
hôpitaux,  et  nos  sœurs  n'auraient  rien  à  envier  sous  ce  rapport  aux 
élèves  de  l'école  de  Saint-Thomas.  Les  élèves  de  cette  école  aux- 
quelles on  délivre  une  sorte  de  brevet  sont  ensuite  réparties  entre  les 
principaux  hôpitaux  non-seulement  de  Londres,  mais  du  royaume- 
uni,  où,  sous  le  nom  de  head-nurses  ou  de  sisters  (sans  que  ce  nom 
implique  aucun  caractère  religieux),  on  leur  confie  la  direction  et  la 
responsabilité  d'une  salle.  Elles  sont  assistées  pour  la  portion  mé- 
dicale du  service  par  des  nurses  qu'elles  forment  à  leur  tour  et  par 
des  scriihbers  qui  font  le  gros  ouvrage.  Cette  fondation  a  donné 
d'assez  bons  résultats  pour  que  d'autres  institutions  se  soient  éta- 
blies ou  transformées  d'après  ce  modèle  :  c'est  ainsi  que  the  British 
nursing  Association,  qui  compte  60  membres,  et  the  Bible  Women 
Association  envoient  leurs  élèves,  la  première  au  Royal  frce  hos~ 
pital,  la  seconde  à  l'hôpital  de  Guy,  et  à  celui  de  Oueen  Charlotte. 
Une  association  importante  qui  vient  de  se  former  sous  le  nom  de 
Metropolitan  and  national  nursing  Association  et  qui  se  propose 
d'entreprendre  le  soin  des  pauvres  à  domicile  envoie  ses  élèves  à 
l'hôpital  de  Westminster.  On  en  pourrait  encore  citer  d'autres,  et  il 
est  juste  de  reconnaître  que  le  personnel  des  gardes-malades  dans 
les  hôpitaux  a  fait  depuis  quelques  années  en  Angleterre  de  sérieux 
progrès. 

Ces  progrès  tiennent  encore  à  une  autre  cause  :  à  la  fondation, 
au  sein  de  l'église  anglicane,  de  véritables  congrégations  religieuses 
qui  s'adonnent  aux  soins  des  malades.  C'est  un  fait  curieux  à  noter 
dans  l'état  moral  de  l'Europe,  que,  tandis  que  les  communautés  re- 


54  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ligieuses  sont  l'objet  d'attaques  ardentes  dans  les  pays  catholiques, 
elles  tendent  au  contraire  à  se  développer  et  à  se  fortifier  dans 
les  pays  protestans.  Il  y  a  longtemps  qu'en  Allemagne  on  emploie 
les  diaconesses  de  Kaisersvverth  dans  le  service  hospitalier;  mais, 
pour  ne  pas  sortir  de  l'Angleterre,  de  véritables  communautés  re- 
ligieuses y  ont  été  fondées  dans  ces  derniers  temps.  Sans  parler 
des  diaconesses  du  diocèse  de  Londres  [London  Biocesan  Deacones 
Instiluiioji)  et  des  diaconesses  de  Mildmay  Ilouse,  dont  l'institu- 
tion à  un  caractère  moitié  religieux,  moitié  laïque,  la  communauté 
de  Saint  John  House,  qui  compte  115  sœurs,  soigne  les  malades 
des  deux  hôpitaux  de  King' s- Collège  et  de  Charing-Cross.  Les 
sœurs  de  Saint  John  Housc  ont  une  règle  plus  stricte  que  celle  des 
diaconesses,  moins  stricte  que  celles  des  sœurs  à' AU  Saints,  de 
Saint  Peter,  de  Saint  Saviour,  qui  soignent  également  les  malades 
soit  dans  leurs  propres  hôpitaux,  soit  dans  les  hôpitaux  généraux 
de  Londres.  Ces  communautés  se  rapprochent  plus  ou  moins  des 
communautés  catholiques  par  leurs  statuts,  par  leur  costume  et 
même  par  certaines  pratiques  religieuses;  toutefois  il  règne  sur 
leur  organisation  intérieure,  sur  la  nature  et  l'étendue  des  engage- 
mens  que  les  sœurs  prennent,  un  certain  mystère  dont  il  n'est  pas 
aisé  de  soulever  le  voile.  Ces  communautés  ne  sont  pas  vues  en 
effet  de  très  bon  œil  par  tout  le  monde.  Si  on  est  d'accord  pour 
rendre  hommage  au  bien  qu'elles  font,  on  fait  des  réserves  «  sur 
leur  caractère  ecclésiastique.  »  On  les  accuse  de  prononcer  en 
secret  les  trois  vœux  catholiques  :  obéissance,  pauvreté,  chasteté. 
Tout  récemment  une  personne  distinguée  qui  s'est  beaucoup  occu- 
pée des  questions  relatives  à  l'assistance  publique,  miss  Stephens, 
a  écrit  un  livre  tout  exprès  pour  se  prononcer  contre  ces  coagréga- 
tions.  Après  avoir  contesté  qu'elles  remplissent  mieux  leur  tâche 
que  des  associations  laïques,  elle  s'efforce  de  les  enfermer  dans  ce 
dilemme  :  ou  bien  vous  vous  conformerez  exactement  au  modèle 
que  vous  offrent  les  communautés  catholiques  et  alors  vous  serez 
inconséquens  {inconsistens)  avec  les  principes  de  votre  foi  reli- 
gieuse ,  ou  bien  vous  vous  écarterez  de  ce  modèle  et  alors  vous 
ferez  moins  bien.  On  voit  que  l'existence  de  ces  communautés  sou- 
lève une  question  théologique  aussi  bien  qu'une  question  d'assi- 
stance, et  que  leur  avenir  dépend  en  partie  du  dénoûment  de  la 
crise  que  traverse  en  ce  moment  l'église  anglicane.  Mais,  à  ce 
double  point  de  vue,  il  y  a  là  un  fait  assez  intéressant  pour  que  j'aie 
cru  devoir  le  signaler  en  passant. 

Si  depuis  vingt  ans  le  personnel  des  gardes-malades  s'est  consi- 
dérablement amélioré  dans  les  hôpitaux  de  Londres,  il  n'en  est  pas 
de  même  dans  les  infirmeries  des  irorkhonses  :  le  nombre  de  celles 
qu'on  appelle  des  irained  nurses,  c'est-à-dire  qui  ont  reçu  une  cer- 


l'enfance  a  paris.  55 

taine  instruction  professionnelle,  est  extrêmement  restreint.  Là  où 
quelques-unes  d'entre  elles  sont  employées,  elles  sont  obligées 
d'appeler  à  leur  aide,  non-seulement  pour  les  décharger  du  gros 
ouvrage,  mais  pour  les  aider  dans  les  soins  médicaux,  ces  pmqocr 
imrsfs  dont  j'ai  déjà  parlé.  On  appelle  ainsi  des  femmes  valides 
qui  ont  été  admises  au  workhousc,  les  unes  pour  une  raison,  les  au- 
tres pour  une  autre,  et  qu'on  y  conserve  indéfiniment  à  la  condi- 
tion qu'elles  s'occupent  gratuitement  du  soin  des  malades.  Deman- 
dons à  miss  Nightingale  ce  qu'il  faut  penser  de  ces  pauper  îuirses. 
Elle  nous  demandera  à  son  tour  «  s'il  est  probable  qu'on  trouvera 
des  femmes  propres  à  remplir  un  emploi  qui  demande  avant  tout  la 
sobriété,  l'honnêteté,  l'ordre,  la  propreté,  une  bonne  réputation  et 
une  bonne  santé  parmi  des  femmes  qui  n'ont  été  admises  au  ivork- 
hoïise  que  parce  qu'elles  n'étaient  les  unes  ou  les  autres  ni  sobres, 
ni  honnêtes,  ni  ordonnées,  ni  propres,  ni  de  bonne  réputation,  ni 
de  bonne  santé.  »  En  admettant  même  une  certaine  exagération 
dans  ce  jugement  rigoureux,  il  est  certain  que  ce  personnel  offre 
bien  peu  de  garanties,  surtout  lorsqu'au  lieu  d'être  sous  la  surveil- 
lance d'une  garde-malade  en  chef  instruite  et  expérimentée,  il  ne 
se  trouve,  ainsi  qu'il  arrive  souvent,  que  sous  la  surveillance  de 
la  matrone  du  ivorkhouse.  Celle-ci  est  parfois  une  femme  de  devoir 
et  de  conscience  ;  parfois  aussi  c'est  tout  simplement  la  femme  du 
maître  du  ivorkhouse,  et  elle  ne  remplit  ces  fonctions  que  par  acci- 
dent. On  pourrait  presque  dire  qu'un  coup  d'œil  jeté  sur  la  toilette 
de  la  matrone  du  ivorkhouse  suffit  pour  juger  à  laquelle  de  ces  deux 
catégories  elle  appartient.  Si  l'on  en  rencontre  dont  les  vêtemens 
simples  et  décens  conviennent  à  la  tristesse  du  lieu,  il  en  est  d'au- 
tres que  nos  yeux  français,  accoutumés  à  l'austère  propreté  des 
sœurs,  voient  avec  peine  étaler  au  milieu  de  ces  misères  le  con- 
traste d'une  robe  de  soie  défraîchie  et  d'un  chapeau  à  l'avant-der- 
nière  mode. 

En  résumé,  si  j'avais  à  mettre  en  relief  le  trait  distinctif  de  l'or- 
ganisation de  l'assistance  médicale  à  Londres  (et  l'on  pourrait 
ajouter  en  Angleterre),  je  dirais  que  ce  trait  distinctif  est  l'inégalité; 
tant  il  est  vrai  que  les  institutions  charitables  d'un  peuple  ne  sont 
que  le  reflet  de  ses  institutions  sociales  et  politiques.  Pour  les  pau- 
vres recommandés,  toutes  les  ressources  de  la  science  et  tous  les 
ingénieux  raffinemens  de  la  charité  privée;  pour  les  pauvres  incon- 
nus, l'insuffisance  et  la  rudesse  de  la  charité  publique.  Dans  le  dé- 
tail, cette  organisation  peut  paraître  sur  certains  points  supérieure, 
sur  d'autres,  inférieure  à  la  nôtre.  Quant  à  décider  s'il  se  fait  dans 
une  ville  ou  dans  l'autre  une  plus  grande  somme  de  bien,  c'est  un 
point  qu'il  est  à  la  fois  difficile  et  superflu  de  trancher.  A  quoi  bon 
en  effet  ces  comparaisons  oiseuses  et  dont  le  résultat,  même  s'il 


56  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

nous  était  favorable,  n'aurait  jamais  rien  de  définitif?  N'oublions 
pas  que  nos  voisins  sont  un  peuple  de  progrès,  perpétuellement 
occupé  à  se  juger  lui-même,  et  que  si  nous  nous  endormions  dans 
la  pensée  d'une  supériorité  acquise  sur  certains  points,  nous  ris- 
querions fort  au  réveil  de  nous  trouver  dépassés. 

TH. 

Revenons  maintenant  à  notre  sujet,  c'est-à-dire  aux  enfans  de 
Paris,  et  occupons-nous  d'abord  de?  convalescens.  11  n'existe  à  Paris 
même  que  deux  asiles  qui  leur  soient  ouverts,  l'un  pour  les  gar- 
çons, l'autre  pour  les  fdles,  et  ce  sont  deux  asiles  fondés  par  la  cha- 
rité privée.  La  maison  de  convalescence  des  garçons  est  située  au 
n°  67  de  la  rue  de  Sèvres.  Cette  maison  est  aujourd'hui  exclusive- 
ment entretenue  aux  frais  de  trois  hommes  qui  me  sauraient  mau- 
vais gré  de  trahir  ici  le  secret  de  leur  bienfaisance.  Leur  œuvre  est 
en  effet  moins  connue  que  leurs  noms,  et,  par  sa  modestie  même, 
elle  n'en  mérite  que  plus  d'intérêt.  Cette  œuvre  avait  à  l'origine  un 
caractère  d'assistance  à  la  fois  médicale  et  religieuse.  Ses  fonda- 
teurs allaient  eux-mêmes  recruter  dans  les  hôpitaux  des  petits  ma- 
lades pour  les  amener  à  leur  maison  de  convalescence.  Ils  les  choi- 
sissaient de  préférence  parmi  les  plus  abandonnés,  les  plus  ignorans, 
et  après  les  avoir  gardés  assez  longtemps  pour  leur  donner  quelques 
élémens  d'instruction  scolaire  et  religieuse,  ils  continuaient  à  les 
rassembler  le  dimanche  par  l'attrait  d'un  patronage.  L'œuvre,  en 
s' agrandissant,  a  changé  de  forme.  Le  patronage  s'est  transformé 
en  une  sorte  d'asile-école  pour  les  enfans  vagabonds  et  abandonnés. 
Quant  à  la  maison  de  la  convalescence,  elle  a  continué  de  subsister; 
mais  les  enfans  y  sont  envoyés  directement  par  l'administration  de 
l'assistance  publique,  qui  paie  à  l'œuvre  une  somme  de  hO  fr.  pour 
les  garder  pendant  un  mois.  S'ils  sont  conservés  passé  ce  délai,  leur 
entretien  tombe  exclusivement  à  la  charge  de  l'œuvre.  C'est  ce  qui 
arrive  fréquemm.ent  lorsque  ces  enfans  sont  à  l'âge  de  la  première 
communion  et  que  leur  famille  présente  peu  de  garanties.  On  les 
garde  alors  jusqu'à  l'accomplissement  de  cette  cérémonie ,  qu'on 
est  parfois  obligé  de  faire  précéder  de  l'administration  du  baptême. 
La  maison,  qui  peut  abriter  en  même  temps  30  convalescens,  n'en 
reçoit  guère  par  an  plus  de  250  ou  300.  Le  séjour  qu'y  font  les  en- 
fans est  très  profitable  à  leur  santé;  mais  il  faut  attribuer  ce  résultat 
plutôt  aux  bons  soins  dont  ils  sont  l'objet  de  la  part  des  sœurs  de 
Saint -Vincent -de -Paul  qu'à  l'aménagement  même  des  bâtimens. 
Peut-être  en  effet  l'emplacement  de  cette  maison ,  qui  est  située 
dans  un  quartier  populeux,  non  loin  des  élégans  magasins  du  Bon- 
Marché,  ne  convient-il  pas  tout  à  fait  à  une  œuvre  de  convalescence, 


L  ENFANCE    A    PARIS.  57 

ni  même  à  une  école;  mieux  eût  valu  l'établir  dans  les  faubourgs, 
auprès  des  fortifications.  L'acquisition  de  la  maison,  qui  est  un  an- 
cien hôtel  aristocratique,  serait  revenue  moins  cher  aux  fondateurs, 
et  les  enfans  de  la  convalescence,  comme  ceux  de  l'asile,  ne  s'en 
trouveraient  que  mieux. 

C'est  dans  ces  conditions  qu'a  été  ouverte  la  maison  de  convales- 
cence des  filles,  située  rue  Dombasle,  impasse  Sainte-Eugénie,  à 
l'extrémité  de  la  rue  de  Yaugirard.  Ces  fau])0urgs  de  l'ouest  de  Paris 
ont  en  effet  un  air  de  campagne  qui  les  rend  singulièrement  propres 
à  recevoir  des  œuvres  de  charité.  Lorsqu'on  s'y  promène  au  prin- 
temps, on  se  croirait  en  plein  champ  au  parfum  des  lilas  et  à  la  sen- 
teur du  terroir.  La  langue  même  du  peuple  se  ressent  de  cet  aspect 
rural.  Si  vous  demandez  à  un  habitant  du  quartier  où  est  située  l'im- 
passe Sainte-Eugénie,  il  vous  répondra  qu'elle  se  trouve  «  tout  à  fait 
dans  le  haut  du  pays.  »  Le  jour  où  j'ai  visité  cet  établissement,  on 
célébrait  la  première  communion  à  la  paroisse  de  Yaugirard.  Les 
enfans  sortaient  de  l'église,  les  rues  étaient  remplies  de  petites  filles 
en  robes  blanches,  et  de  petits  garçons  avec  un  ruban  au  bras;  les 
habitans,  debout  sur  le  pas  de  leurs  portes,  les  suivaient  de  l'œil 
avec  bienveillance,  et  l'on  ne  rencontrait  partout  que  visages 
épanouis.  Presque  vis-à-vis* de  l'église,  on  aurait  pu  voir  sur  la 
muraille  les  affiches  du  dernier  candidat  à  ladéputalion  dans  l'arron- 
dissement, qui  avait  été  nommé  à  une  majorité  considérable.  Ce- 
lui-ci promettait  naturellement  à  ses  électeurs  comme  don  de  joyeux 
avènement  la  séparation  de  l'église  et  de  l'état,  l'instruction  laïque 
et  la  suppression  du  budget  des  cultes.  Je  lisais  cela,  et  je  me  pre- 
nais à  penser  à  ce  caractère  singulier  du  peuple  de  Paris,  qui  choi- 
sit pour  le  réprésenter  des  adversaires  passionnés  des  institutions 
religieuses,  qui  en  supporterait  probablement  avec  impatience  la 
suppression,  et  qui,  à  tout  prendre,  vaut  mieux  que  ceux  auxquels 
il  prodigue  ses  suffrages. 

L'œuvre  de  l'impasse  Sainte-Eugénie  n'a  que  peu  d'importance 
comme  maison  de  convalescence  ;  elle  ne  reçoit  guère  que  douze  ou 
quinze  enfans  à  la  fois.  C'est  aussi  une  œuvre  de  première  commu- 
nion et  de  refuge  pour  les  jeunes  filles  délaissées.  Les  femmes  qui 
dirigent  cette  œuvre  sont  revêtues  d'un  costume  laïque.  Ne  leur 
demandez  pas  quel  esprit  les  anime,  sous  quels  statuts  elles  vivent, 
comment  elles  pourvoient  à  leur  recrutement  ;  elles  vous  répon- 
draient d'une  manière  évasive.  N'insistez  pas  ;  vous  les  mettriez 
dans  l'alternative  de  manquer  à  la  vérité  ou  de  trahir  le  secret 
d'un  des  plus  beaux  mystères  de  la  charité,  d'une  œuvre  qui  se 
cache  afin  d'engager  de  plus  près  la  lutte  avec  le  vice,  et  de  pou- 
voir lui  ravir  jusque  dans  ses  bras  les  créatures  qu'il  a  perdues  et 
qu'elles  ne  renoncent  pas  à  lui  disputer.  La  maison  de  l'impasse 


58  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Sainte-Eugénie  dépend  en  partie  comme  administration  d'une  autre 
maison  située  rue  Notre-Dame-des- Champs,  n°  19,  qui  est  elle- 
même  une  maison  de  convalescence  pour  les  jeunes  filles  sortant 
des  hôpitaux  d'adultes.  Je  n'ai  donc  point  à  m'en  occuper  ici,  mais 
ce  serait  demeurer  incomplet  que  de  ne  pas  mentionner  l'exis- 
tence de  la  maison  de  convalescence  établie  dans  l'asile  Sainte- 
Hélène,  à  Épinay-sous-Sénart  (Seine-et-Oise).  Cette  maison  est  con- 
fiée aux  sœurs  de  Saint-Vincent-de-Paul  et  placée  sous  le  patronage 
de  M.  le  curé  de  la  Madeleine. 

Il  n'y  a  point  d'établissement  public  affecté  aux  enfans  convales- 
cens  comme  les  asiles  de  Vincennes  et  du  Yésinet  pour  les  conva- 
lescens  adultes;  mais  cette  destination  est  en  partie  remplie  par  les 
trois  hôpitaux  que  depuis  un  certain  nombre  d'années  l'Assistance 
publique  possède  à  ia  Roche-Guyon,  à  Forges- les-Bains  et  à  Berck- 
stu'-Mer.  Cela  est  vrai  surtout  de  l'établissement  de  la  Roche-Guyon, 
que  son  fondateur  le  comte  Georges  de  la  Rochefoucauld,  fidèle  aux 
traditions  philanthropiques  de  sa  famille,  avait  élevé  pour  en  faire 
une  maison  de  convalescence  pour  les  enfans.  Cette  maison  a  été 
léguée  par  le  comte  de  la  Rochefoucauld  à  l'Assistance  publique, 
qui  a  affecté  40  lits  aux  enfans  scrofuleux  et  en  a  réservé  60,  dont 
en  général  30  seulement  sont  occupés,  pour  les  enfans  convales- 
cens.  Cette  maison  est  dirigée  par  les  sœurs  de  Saint-Vincent-de- 
Paul.  L'établissement  de  Forges-les- Bains  est,  au  point  de  vue  ad- 
ministratif, une  annexe  de  l'hôpital  des  Enfans-Malades.  Il  a  le 
même  directeur  et  il  est  confié  à  la  même  communauté  de  sœurs, 
celle  des  dames  de  Saint-Thomas-de-Villeneuve.  L'établissement 
de  Forges  contient  100  lits,  qui  sont  tous  réservés  aux  enfans  scro- 
fuleux  dont  un  tiers  vient  de  Sainte-Eugénie,  et  les  deux  autres 
tiers  des  Enfans-Malades.  On  n'y  envoie  que  ceux  dont  l'état  s'est 
assez  amélioré  pendant  leur  séjour  dans  ces  deux  hôpitaux  pour 
qu'ils  puissent  profiter  du  grand  air  de  la  campagne  et  du  trai- 
tement des  eaux  de  Forges.  C'est  un  bel  établissement  dont  la 
création  remonte  à  une  dizaine  d'années,  mais  qui  pour  l'impor- 
tance et  la  perfection  de  l'installation  le  cède  à  l'hôpital  de  Berck- 
sur-Mer,  où  nous  nous  arrêterons  un  instant. 

La  pensée  d'appeler  les  malades  indigens  h  profiter  de  ce  puis- 
sant agent  de  thérapeutique  qu'on  appelle  l'air  de  la  mer  n'est  pas 
nouvelle  dans  le  domaine  de  la  charité  publique.  Il  y  a  quelque 
quatre-vingts  ans  qu'a  été  fondé  au  bord  de  la  Manche  l'hôpital 
anglais  de  Margate,  destiné  aux  malades  scrofuleux  et  en  particu- 
lier aux  enfans.  Mais  nous  sommes  si  ignorans  en  France  de  ce  qui 
se  passe  à  l'étranger  que  ce  n'est  pas,  ainsi  qu'on  pourrait  le  croire, 
l'exemple  de  nos  voisins,  c'est  un  fait  d'expérience  et  on  pourrait 
presque  dire  de  hasard  qui  a  attiré  l'attention  de  l'Assistance  pu- 


l'enfance  a  paris.  59 

blique  sur  les  bienfaits  que  les  enfans  malades  pourraient  recueil- 
lir d'un  traitement  continu  au  bord  de  la  mer.  On  sait  (l)  que  les 
enfans  abandonnés  sont  confiés  par  l'Assistance  publique  à  des  fa- 
milles de  nourriciers  qui  les  élèvent  à  la  campagne.  Les  rapports 
d'un  des  médecins  inspecteurs  de  l'Assistance  publique,  le  docteur 
Perrochaud,  avaient  signalé  l'amélioration  qu'avaient  éprouvée  dans 
leur  santé  certains  pupilles  de  l'Assistance  publique  atteints  de  scro- 
fules qui  avaient  été  placés  par  elle  sur  le  littoral  du  Pas-de-Calais, 
entre  autres  dans  la  petite  comumne  de  Groflliers.  Bien  que  la  si- 
tuation de  cette  commune  fût  peu  favorable  et  que  son  éloigne- 
ment  de  la  mer  contraignît  d'amener  les  enfans  en  brouette  deux 
fois  par  jour  sur  la  plage,  les  bons  effets  de  ce  séjour  se  faisaient 
immédiatement  sentir  chez  les  petits  scrofuleux,  et  les  premiers 
symptômes  de  leur  mal  ne  tardaient  pas  à  disparaître.  On  résolut 
de  tenter  l'expérience  dans  des  conditions  encore  très  modestes, 
mais  plus  favorables.  Sur  la  plage  immense  du  petit  hameau  de 
Berck  vivait,  dans  une  cabane  solitaire,  une  femme,  venue  on  ne 
savait  trop  d'où,  et  à  laquelle  on  n'avait  jamais  connu  ni  mari,  ni 
enfans,  ni  famille.  Aussi  l'appelait-on  Marianne-toute-seule,  Malgré 
son  isolement,  Marianne  n'était  pas  devenue  sauvage;  elle  aimait 
les  enfans  et  s'employait  volontiers  à  garder  ceux  des  pêcheurs  pen- 
dant que  les  pères  étaient  au  large  et  que  les  mères  ramassaient 
des  crevettes  sur  la  plage.  Aussi  l'idée  vint- elle  de  la  mettre  à  la 
tète  d'une  sorte  de  pensionnat,  composé  d'une  douzaine  d' enfans 
malades.  L'expérience  réussit  tellement  qu'on  résolut  de  l'entre- 
prendre sur  un  plus  grand  pied.  Sur  un  relais  de  mer  de  3  hectares, 
acheté  à  l'état,  l'administration  de  l'Assistance  publique  construisit 
un  hôpital  provisoire  en  charpente  à  double  cloison,  auquel  des  en- 
duits intérieurs  au  mortier  de  chaux,  des  couvertures  en  ardoise  et 
des  peintures  de  bonne  qualité  donnèrent  un  confortable  plus  que 
suffisant.  L'hôpital,  destiné  à  recevoir  100  enfans  des  deux  sexes, 
fut  commencé  en  février  1861  et  inauguré  en  juillet.  La  construction 
avait  demandé  quatre  mois  et  coûté,  terrain  et  mobilier  compris, 
102,118  fi-ancs.  Les  résultais  obtenus  dans  cet  hôpital  et  relevés 
dans  le  rapport  d'un  éminent  praticien  des  hôpitaux  de  Paris,  M.  le 
docteur  Bergeron,  furent  tellement  satisfaisans  que  six  ans  après 
des  ordres  étaient  donnés  pour  construire  sur  une  beaucoup  plus 
grande  échelle  un  hôpital  définitif  destiné  à  recevoir  près  de  600  en- 
fans. En  s'en  tenant  à  ce  procédé  simple,  économique,  mais  très 
suffisamment  solide  de  construction,  on  aurait  pu  pour  une  somme 
de  500,000  à  600,000  francs  suffire  à  toutes  les  exigences  de  l'in- 
stallation nouvelle.  Mais  ces  façons  modestes  ne  conviennent  pas  à 

(î)  Voyez  la  Revm  du  l»""  octobre. 


60  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

nos  administrations,  qui  aiment  à  faire  grand  et  surtout  à  faire 
beau.  L'administration  de  l'Assistance  publique  n'a  pu  résister  au 
désir  d'élever  à  Berck  un  bâtiment  qui  est  à  la  vérité  un  modèle  de 
construction  hospitalière,  mais  qui  a  coûté  déjà  près  de  3  millions, 
sans  compter  les  dépenses  assez  considérables  qu'on  a  été  obligé 
de  faire  depuis  pour  en  préserver  l'existence  compromise  par  les 
déplacemens  du  rivage  de  la  mer.  Cet  établissement  est  magni- 
fique :  construit  tout  en  briques,  avec  perrons  et  appuis  de  fenêtres 
en  pierre  de  taille,  il  ressemble  à  s'y  méprendre  à  ces  grands  hô- 
tels qu'on  construit  en  Angleterre  au  bord  de  la  mer,  et  en  parti- 
culier au  Piivillon-Hotel  de  Folkestone.  Le  plan  en  est  très  simple. 
L'établissement  a  la  forme  d'une  sorte  de  fer  achevai.  Les  bâtimens 
de  droite  et  de  gauche  sont  destinés  à  recevoir  les  garçons  et  les 
filles;  au  premier  étage  sont  les  dortoirs,  au  rez-de-chaussée 
les  réfectoires  et  ateliers.  Au  fond  du  fer  à  cheval  sont  situés  les 
services  généraux  de  l'hôpital,  cuisine,  buanderie,  etc.,  et  du  côté 
de  la  plage  le  fer  à  cheval  est  fermé  par  un  bâtiment  plus  bas  pour 
ne  pas  faire  obstacle  à  l'arrivée  de  l'air  de  mer.  Les  deux  extré- 
mités de  ce  bâtiment  sont  affectées  aux  logemens  des  employés 
et  religieuses.  Au  centre  s'élève  la  chapelle,  qui  sert  en  été  aux 
baigneurs.  Le  bon  aménagement  intérieur  répond  à  la  disposition 
judicieuse  du  plan.  Signalons,  comme  détails  d'installation  bien  en- 
tendue, l'adoption  du  système  des  fenêtres  anglaises  dites  familière- 
ment à  guillotine,  qui  permet  d'aérer  les  salles  par  le  haut,  et  la 
création  d'une  vaste  piscine  où  les  enfans  peuvent  en  hiver  prendre 
des  bains  de  mer  chauds. 

D'après  cette  description  sommaire,  on  voit  tout  de  suite  que,  bien 
que  l'établissement  de  Berck  porte  le  nom  administratif  d'hôpital, 
l'installation  en  est  fort  différente  de  celle  de  Sainte-Eugénie  et  des 
Enfans-Malades.  C'est  beaucoup  moins  un  hôpital  qu'un  asile  hy- 
giénique où,  tout  en  soignant  la  santé  des  enfans,  on  s'efforce  de 
les  occuper,  les  filles  à  la  couture,  les  garçons  à  diverses  petites  in- 
dustries, et  où  on  leur  donne  en  même  temps  l'instruction  primaire. 
On  n'y  envoie  des  hôpitaux  de  Paris  que  des  enfans  suffisamment 
valides  pour  n'être  pas  obligés  de  garder  le  lit  habituellement,  ce 
qui  est  la  condition  indispensable  pour  profiter  du  traitement;  le 
plus  de  temps  possible  doit  être  en  effet  passé  en  plein  air.  On 
mène  les  plus  grands  et  les  plus  grandes  en  promenade  le  long  des 
dunes,  on  fait  asseoir  les  plus  petits  aux  belles  heures  de  la  journée 
sur  le  bord  de  mer.  Ils  s'ébattent  à  leur  aise,  creusent  des  trous 
dans  le  sable  et  poussent  des  cris  de  joie  en  voyant  la  vague  qui 
vient  les  remplir,  tout  comme  ces  jolis  enfans  brillans  de  vigueur  et 
de  santé  qu'on  voit  jouer  sur  la  plage  de  Trouville.  Il  y  a  quelque 
chose  de  consolant  à  penser  que  ces  salutaires  plaisirs  sont  com- 


l'enfance  a  paris.  61 

muns  aux  enfans  de  toutes  les  classes,  et  que  ceux  qui  en  ont  le 
plus  besoin  n'en  sont  pas  les  seuls  déshérités. 

L'hôpital  de  Berck  se  recrute,  sur  la  proposition  des  médecins, 
parmi  les  enfans  qui  sont  admis  dans  les  services  aigus  ou  chro- 
niques des  hôpitaux  d'enfans  de  Paris.  Il  reçoit  en  outre  un  certain 
nombre  de  pupilles  de  l'Assistance  publique  qui  viennent  de  l'hos- 
pice des  Enfans-Assistés.  Enfin  il  ouvre  également  ses  portes  aux 
enfans  de  la  Seine  et  de  Seine-et-Oise  dont  les  parens  sont  en  état 
de  payer  une  pension  de  1  fr.  80  cent,  par  jour.  L'hôpital  de  Berck 
est  porté  sur  les  tableaux  administratifs  comme  pouvant  recevoir 
600  lits,  en  y  comprenant  l'ancien  hôpital  qu'on  a  eu  le  bon  esprit 
de  ne  pas  démolir,  et  qui  peut  parfaitement  servir.  Malheureuse- 
ment cet  ancien  hôpital,  qui  servait  d'infirmerie,  ayant  été  évacué  à 
la  suite  d'une  épidémie  qui  s'y  était  déclarée,  on  s'est  demandé,  avant 
de  l'occuper  de  nouveau,  s'il  ne  convenait  pas  de  lui  donner  quelque 
destination  particulière,  en  l'affectant  soit  aux  enfans  payans,  soit 
aux  pupilles  de  l'Assistance  publique.  Lorsque  j'ai  visité  au  mois 
d'octobre  l'hôpital  de  Berck,  la  question  était  pendante  depuis  un 
an  ;  depuis  un  an  aussi  l'hôpital  était  vide,  et  100  lits  demeuraient 
inoccupés,  tandis  que  des  enfans  soignés  dans  les  hôpitaux  de  Paris 
attendaient  leur  envoi  à  Berck,  et  que  la  liste  des  expectans  s'allon- 
geait à  la  porte  de  ces  hôpitaux.  Il  serait  à  désirer  qu'on  évitât  des 
tâtonnemens  aussi  longs  et  des  incertitudes  aussi  préjudiciables. 

L'hôpital  de  Berck-sur-Mer  a  été  confié  aux  sœurs  du  tiers  ordre 
de  Saint-François,  qu'on  appelle  plus  communément  les  francis- 
caines, dont  la  maison  la  plus  voisine  est  à  Calais.  Cet  ordre,  ex- 
trêmement ancien  et  qui  a  devancé  de  plusieurs  siècles  les  sœurs 
de  Saint- Vincent-de-Paul  dans  le  soin  des  malades,  mérite  une 
mention  particulière  parmi  les  communautés  religieuses  que  nous 
avons  déjà  eu  l'occasion  de  rencontrer.  La  communauté  s'en  tient  à 
l'ancienne  défense  de  «  recevoir  à  iceux  services  des  malades  au- 
cune personne  séculière,  de  quelque  sexe  ou  condition  qu'elle  soit.  » 
Les  franciscaines  de  l'hôpital  de  Berck  suffisent  à  tous  les  travaux 
depuis  les  plus  relevés  jusqu'aux  plus  grossiers.  Aussi  sont-elles  au 
nombre  de  70;  revêtues  «  d'un  habit  de  drap  vil  »  (ce  sont  les  termes 
de  leurs  statuts),  la  taille  serrée  par  une  corde  à  nœuds,  la  jambe 
emprisonnée  dans  une  serte  de  houseau  en  laine  blanche  qui  s'ar- 
rête à  la  cheville,  et  que  portent  également  les  femmes  du  pays,  elles 
ont  les  pieds  nus  dans  des  sandales  ou  des  sabots.  On  a  même  eu  de 
la  peine  à  leur  faire  accepter  cet  adoucissement  contraire  aux  règles 
primitives  de  leur  ordre,  et  pendant  longtemps  elles  se  sont  obs- 
tinées à  courir  sans  chaussures  sur  la  dalle  froide  des  couloirs.  On 
les  rencontre  partout,  à  l'école  comme  à  la  buanderie,  à  l'infirme- 
rie comme  au  bûcher,  ployant  sous  des  tas  de  linge  ou  des  fardeaux 


62  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  bois.  La  sœur  qui  dirige  l'école  des  garçons  paraît  avoir  été 
choisie  avec  discernement  parmi  les  plus  vieilles  et  les  plus  laides 
de  l'établissement;  elle  conduit  sans  difficulté  une  classe  de  près  de 
100  enfans,  dont  quelques-uns  ont  plus  de  quinze  ans,  et  apportent 
sur  les  bancs  de  l'école  l'expérience  précoce  du  gamin  de  Paris.  Cet 
ordre  paraît,  à  en  juger  d'après  les  apparences,  se  recruter  surtout 
dans  les  rangs  un  peu  inférieurs  de  la  société.  Une  certaine  jovia- 
lité un  peu  rude  est  la  manière  d'être  caractéristique  des  sœurs; 
mais  si  au  point  de  vue  de  la  distinction  des  manières  elles  ne  va- 
lent pas  les  dames  de  Saint- Thomas -de-Villeneuve  ou  même  les 
sœurs  de  Saint-Vincent-de-Paul,  elles  ne  le  cèdent  en  revanche  à 
aucun  autre  ordre  pour  l'accompHssement  de  tous  les  devoirs  de 
leur  tâche.  C'est  une  grande  sécurité  pour  le  directeur  de  pouvoir 
s'en  remettre  uniquement  à  elles  et  de  n'avoir  pas  à  surveiller  ce 
personnel  toujours  si  douteux  des  infirmières.  En  résumé,  l'établis- 
sement de  Berck  est  un  établissement  modèle  qui  ne  laisse  abso- 
lument rien  à  désirer  au  point  de  vue  des  constructions  et  au  point 
de  vue  de  l'organisation  intérieure  du  service.  On  ne  saurait  regret- 
ter qu'une  chose  :  c'est  la  somme  considérable  qu'il  a  coiitée.  Peut- 
être  aurait-on  pu  au  prix  d'un  moindre  sacrifice  d'argent  obtenir 
des  résultats  thérapeutiques  aussi  satisfaisans  et  employer  à  l'amé- 
lioration des  hôpitaux  de  Paris  une  partie  du  capital  considérable 
qui  a  éié  dépensé  sur  la  plage  de  Berck.  Ajoutons,  pour  être  com- 
plet, que  la  charité  privée  s'est  inspirée  des  progrès  réalisés  par  la 
charité  publique.  Sur  la  plage  de  Berck  s'élève  un  petit  hôpital  qui 
contient  aujourd'hui  '2li  lils  et  que  les  héritiers  du  baron  Nathaniel 
de  Rothschild  ont  fait  construire  pour  les  enfans  israélites  atteints 
de  scrofules.  Cet  hôpital  est  destiné  à  s'agrandir  encore  et  pourra 
recevoir  environ  une  cinquantaine  d' enfans. 

IV. 

Les  mesures  d'assistance  médicale  prises  en  faveur  des  enfans  ne 
serjiient  pas  complètes  si  ceux-ci  ne  trouvaient  d'asile  que  dans  les 
hôpitaux  et  dans  les  maisons  de  convalescence.  Il  y  a  en  effet  un 
principe  qui  domine  l'admission  dans  les  hôpitaux  et  que  le  direc- 
teur de  l'Assistance  publique  rappelait  encore  dans  une  circulaire 
du  28  juillet  185Zi,  c'est  que  le  malade  soit  atteint  d'une  affection 
curable.  L'application  de  ce  principe  a  ses  rigueurs.  C'est  ainsi 
qu'on  voit  trop  souvent  de  hialheureux  phthisiques  renvoyés  d'hô- 
pital en  hôpital  attendre  dans  la  misère  une  mort  certaine,  mais 
souvent  lente  à  venir.  Peut-être  est-on  moins  rigoureux  en  ce  qui 
concerne  les  enfans.  Dans  les  salles  des  chroniques  ou  dans  les  hô- 
pitaux réservés  aux  scrofuleux  comme  Forges  ou  Berck,  on  pourrait 


l'enfance  a  paris.  63 

en  trouver  plus  d'un,  moins  malade  qu'infirme  et  conservé  bien  au- 
delà  du  temps  qu'on  conserverait  un  malade  ordinaire  dans  un  hô- 
pital d'adultes.  11  est  vrai  que  pour  les  adultes  atteints  d'affections 
non  guérissables  s'ouvre  un  asile  spécial  :  l'hospice  des  Incurables, 
tandis  qu'aucun  asile  public  d'incurables  n'est  affecté  aux  enfans. 
Nous  aurions  donc  à  signaler  ici  une  grave  lacune  si  la  charité 
privée  n'était  venue  la  combler.  11  existe  en  effet  au  n"  223  de  la 
rue  Lecourbe  une  des  maisons  les  plus  intéressantes  que  j'aie  visi- 
tées et  dans  laquelle,  malgré  sa  tristesse,  je  demande  à  mes  lec- 
teurs la  permission  de  les  faire  pénétrer  un  instant  :  c'est  l'asile 
pour  les  jeunes  garçons  incurables  fondé  par  les  frères  de  Saint- 
Jean-de-Dieu. 

L'asile  de  la  rue  Lecourbe  a  eu  des  débuts  modestes  comme  tous 
les  établissemens  dont  la  création  est  due  uniquement  à  la  cha- 
rité privée,  et  il  s'est  élevé  peu  à  peu  au  rang  important  qu'il  oc- 
cupe maintenant  dans  nos  œuvres  de  bienfaisance  par  la  force 
cachée  de  l'ordre  qui  l'a  fondé.  J'ai  parlé  de  l'intérêt  qu'il  y  aurait 
à  tenter  une  étude  sur  le  développement  et  l'esprit  différent  des 
congrégations  religieuses  en  France.  Assurément  l'ordre  de  Saint- 
Jean-de-Dieu  mériterait  bien  quelques  pages  dans  cette  étude.  Voici 
un  ordre  qui  porte  un  nom  illustre  dans  l'histoire  du  catholicisme. 
Lorsqu'il  était  dans  toute  sa  force  et  son  éclat,  il  avait  divisé  le 
monde  chrétien  en  seize  provinces  et  placé  chacune  de  ces  provinces 
sous  la  direction  d'un  supérieur  appelé  provincial,  sous  l'autorité 
duquel  les  différentes  maisons  situées  dans  les  provinces  étaient 
placées.  Le  nombre  des  établissemens  possédés  par  l'ordre  de  Saint- 
Jean-de-Dieu  s'élevait  autrefois  à  près  de  300.  L'orage  est  venu; 
les  révolutions  ont  fermé  et  détruit  un  grand  nombre  de  ces  éta- 
blissemens; l'ordre  a  perdu  de  sa  force  et  de  sa  richesse,  mais  l'or- 
ganisation ancienne  subsiste  toujours.  Pour  le  supérieur-général 
des  frères  de  Saint-Jean-de-Dieu,  qui  réside  à  Rome,  la  France  n'est 
qu'une  province.  Le  provincial  réside  à  Lyon,  et  c'est  sous  son  au- 
torité que  sont  placés  les  huit  autres  établissemens  que  l'ordre  pos- 
sède en  France.  Cet  ordre  fait  partout  un  bien  immense;  ici  soignant 
les  malades,  là  recevant  des  mains  de  l'état  ou  des  départemens  des 
aliénés  qu'on  lui  confie,  traitant  par  conséquent  avec  l'autorité  pu- 
blique, connu  et  apprécié  par  elle.  Eh  bien,  cet  ordre  si  puissant  et 
si  bienfaisant  ne  vit  en  France,  comme  au  reste  presque  toutes  les 
congrégations  d'hommes,  que  d'une  vie  illégale  et  précaire.  11  n'est 
pas  reconnu;  il  ne  peut  pas  posséder,  et,  pour  assurer  la  trans- 
mission de  ses  établissemens  charitables,  il  est  obligé  d'avoir  re- 
cours au  subterfuge  d'une  société  civile  constituée  entre  vingt  de 
ses  membres  choisis  parmi  les  plus  jeunes  et  les  mieux  portans.  Ces 
entraves  ne  l'empêchent  pas  de  prospérer  et  d'étendre  son  action 


64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bienfaisante.  Je  n'ai  pu  savoir  le  nombre  des  maisons  que  l'ordre 
des  frères  de  Saint-Jean-de-Dieu  possède  dans  la  chrétienté.  Les 
membres  de  l'ordre  que  j'ai  interrogés  ne  le  savaient  pas  eux- 
mêmes.  Souvent  ils  n'apprennent  le  nom  et  l'existence  de  quel- 
qu'une de  leurs  maisons  que  par  un  pieux  usage.  Lorsqu'un  frère 
vient  à  mourir  sous  n'importe  quels  cieux,  en  Europe,  en  Amé- 
rique, ou  ailleurs,  toutes  les  autres  maisons  de  l'ordre  en  sont  in- 
formées dans  le  plus  bref  délai  possible,  et,  aussitôt  que  la  nouvelle 
est  reçue,  la  messe  doit  être  dite,  et  la  communauté  tout  entière 
doit  se  mettre  en  prière  pour  le  repos  de  l'âme  du  frère  trépassé. 
Le  bâtiment  où  est  situé  aujourd'hui  l'asile  des  jeunes  garçons 
incurables  est  un  bâtiment  entièrement  neuf  qui  a  remplacé  la  mo- 
deste maison  particulière  où  l'œuvre  avait  été  d'abord  installée. 
Cette  réédification  aurait  été  tôt  ou  tard  rendue  nécessaire  par  l'ex- 
tension qu'avait  prise  l'œuvre  elle-même;  mais  ici  c'est  la  néces- 
sité qui  a  fait  loi.  On  ne  saurait  s'imaginer  tout  ce  que  cette  mal- 
heureuse maison  a  souffert  pendant  les  événemens  de  1870  et  de 
1871.  Située  à  quelques  centaines  de  mètres  des  fortifications,  sous 
le  feu  des  batteries  de  Ghâtillon  et  de  Meudon,  elle  avait  été  expo- 
sée pendant  un  mois  au  bombardement  prussien.  Force  avait  été 
d'évacuer  les  bâtimens  et  de  faire  descendre  les  enfans  dans  les 
caves.  A  peine  la  paix  avait-elle  été  signée,  à  peine  le  supérieur 
de  la  maison  avait-il  pu  se  rendre  compte  du  dégât  commis  et  son- 
ger au  moyen  de  le  réparer,  que  l'insurrection  de  la  commune  écla- 
tait. Le  feu  des  batteries  de  Meudon,  occupées  cette  fois  par  des 
troupes  françaises,  s'ouvrait  de  nouveau,  et  force  était  de  condam- 
ner une  seconde  fois  à  une  existence  souterraine,  dans  l'atmo- 
sphère humide  d'une  cave,  tout  ce  personnel  d'enfans  infirmes  et 
souffreteux.  Pendant  ce  temps,  une  ambulance  était  établie  dans  le 
parloir  de  la  maison,  et  les  fédérés  daignaient  permettre,  au  prix 
de  quelques  grossièretés  et  de  quelques  injures,  que  les  frères  soi- 
gnassent leurs  blessés.  Enfin,  lorsque  la  résistance  de  l'insurrection 
paraissait  à  la  veille  d'expirer  et  que  la  communauté  pouvait  se 
croire  arrivée  au  bout  de  ses  tribulations,  l'explosion  de  la  cartou- 
cherie du  quai  de  Javel  lézardait  la  maison  du  haut  en  bas  et  la  ren- 
dait inhabitable.  On  pouvait  craindre  que  l'œuvre,  qui  ne  dispose 
d'aucune  ressource  assurée,  ne  succombât  sous  le  poids  de  tant  d'é- 
preuves et  de  tant  de  charges;  mais  il  n'en  fut  rien,  et  aujourd'hui 
un  bâtiment  plus  grand,  plus  solide,  mieux  installé,  s'élève  à  la 
place  de  l'ancienne  maison.  Comment  cela  s'est-il  fait?  «  La  Provi- 
dence est  venue  à  notre  aide,  »  vous  répondent  les  frères,  et  dans 
la  bouche  d'hommes  qui  ont  passé  par  de  pareilles  angoisses,  cette 
réponse,  on  peut  le  penser,  n'a  rien  de  banal. 
Tel  qu'il  est  aujourd'hui  installé ,  l'asile  de  la  rue  Lecourbe  peut 


LENFANCE    A    PARIS.  65 

recevoir  200  enfans.  II  comprend  trois  divisions  :  les  grands ,  les 
petits  et  les  infirmes.  On  s'étonnera  peut-être  de  trouver  cette  der- 
nière catégorie  dans  un  asile  où  l'existence  d'une  infirmité,  et  d'une 
infirmité  incurable ,  est  une  condition  sine  qua  non  d'admission.  Il 
suffit  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  le  personnel  de  l'établissement 
pour  voir  que  cette  condition  n'est  pas  de  celles  par-dessus  les- 
quelles on  passe.  Il  est  difficile  d'imaginer  une  collection  p^us 
complète  et  plus  triste  de  tous  les  désordres  qui  peuvent  atteindre 
le  pauvre  corps  humain,  sans  compter  que  de  ces  infirmités  les  plus 
cruelles  et  même  les  plus  malsaines  ne  sont  pas  toujours  les  plus 
apparentes;  mais  il  y  a  cependant  des  degrés  dans  cette  misère,  et  la 
division  de  c-e  qu'on  appelle  les  infirmes  se  compose  d'enfans  qui 
sont  absolument  hors  d'état  de  prendre  aucun  soin  d'eux-mêmes, 
culs-de-jatte,  paralytiques,  etc.,  qu'il  faut  soigner,  tourner  et  re- 
tourner comme  des  enfans  au  maillot.  Si  la  sévérité  d'une  règle 
qui  n'admet  pas  d'exception  ne  faisait  obstacle  au  séjour  sous  le 
même  toit  de  frères  et  de  religieuses ,  ces  enfans  seraient  assuré- 
ment mieux  confiés  à  des  soins  de  femmes ,  et  les  religieuses  par- 
viendraient peut-être  à  réaliser  avec  eux  ces  miracles  de  propreté 
auxquels  elles  arrivent  dans  les  hospices  et  dans  les  asiles  d'aliénés 
avec  ceux  qu'on  appelle  les  gâteux. 

La  division  des  grands  est  celle  qui  donne  le  moins  de  mal.  On 
emploie  ceux  d'entre  eux  qui  sont  capables  de  travailler  à  deux 
industries  sédentaires  qui  exigent  peu  de  dépense  de  forces,  la 
brosserie  et  la  confection  des  habits.  Il  y  a  aussi  une  petite  classe 
d'aveugles  reçus  contrairement  à  la  règle  en  attendant  qu'ils  puis- 
sent être  admis  à  l'institution  des  Jeunes-Aveugles,  et  auxquels  un 
professeur  aveugle  lui-même  donne  des  leçons  de  musique  et  de 
chant.  Quant  aux  petits,  sauf  quelques  élémens  d'instruction  pri- 
maire qu'on  s'efforce  d'inculquer  à  leurs  intelligences  lentes  et  re- 
belles ,  c'est  surtout  à  améliorer  leur  santé  qu'on  s'emploie ,  en 
combattant  les  progrès  de  leurs  infirmités  par  la  bonne  nourriture 
et  l'exercice.  C'est  en  effet  une  nécessité  de  combattre  par  le  mou- 
vement l'atrophie  de  leurs  membres  et  l'aggravation  de  leurs  infir- 
mités. Le  frère  chargé  de  la  division  des  petits,  qui  est  un  ancien 
soldat,  prend  le  mot  d'exercice  au  sens  militaire.  Il  leur  apprend  à 
marcher  au  pas,  les  grands  jours  au  son  du  tambour;  c'est  à  la  fois 
merveille  et  pitié  de  voir  l'amour-propre  et  l'ardeur  fébrile  que  ces 
pauvres  petits  êtres  mettent  à  marquer  la  cadence  et  à  faire  résonner 
les  dalles  de  la  cour,  qui  avec  son  pied-bot,  qui  avec  sa  jambe  unique, 
qui  avec  ses  deux  béquilles.  Parfois,  lorsque  les  enfans  sont  pris  très 
jeunes,  leur  santé  parvient  à  peu  près  à  se  rétablir,  et  telle  infirmité 
qui  paraissait  incurable  disparaît  avec  l'âge.  Ce  fut  entre  autres  le 

TOMB  XX.  —  1877.  5 


66  REVUE  DES   DEUX  MONDES, 

cas  d'un  pauvre  enfant  qui  avait  été  recueilli  en  bas  âge,  à  la  fois 
comme  orphelin  et  comme  infirme.  Peu  à  peu  sa  santé  s'était  réta- 
blie, son  infirmité  avait  disparu,  et  rien  ne  militait  plus  pour  son 
maintien  à  l'asile  des  jeunes  garçons  incurables,  rien  que  l'abandon 
complet  où  il  se  serait  trouvé,  si  on  l'avait  mis  dans  la  rue.  Force 
fut  donc  de  le  garder  à  la  maison,  où  il  devint  un  objet  d'envie  pour 
ses  camarades  et  un  sujet  d'orgueil  pour  les  bons  pères  qui  admi- 
raient naïvement  en  lui  le  seul  enfant  sain  de  corps  et  libre  de 
membres  qu'ils  eussent  élevé.  L'infirme  a  quitté  l'asile  pour  entrer 
dans  un  régiment  d'artillerie  et  n'a  jamais  cessé  d'être  en  relations 
avec  ses  parens  d'adoption.  C'est  l'enfant  des  Incurables. 

Les  charges  de  la  maison  sont  lourdes  et  sont  destinées  à  s'ac- 
croître encore.  En  effet,  lorsque  les  enfans  atteignent  l'âge  de  vingt 
et  un  ans,  qui  est  celui  de  leur  sortie  réglementaire  de  la  maison, 
une  question  se  présente,  qui  préoccupe  singulièrement  les  frères. 
Que  vont-ils  devenir?  Quelques-uns  sont  repris  par  leur  famille, 
d'autres  trouvent  à  se  placer,  d'autres,  et  c'est  l'infiniment  petit 
nombre,  entrent  aux  Incurables;  mais  que  faire  des  autres,  de  ceux 
qui  n'ont  pas  de  famille,  qui  ne  sont  pas  en  état  de  gagner  leur  vie, 
et  pour  lesquels  il  n'y  a  pas  de  place  aux  Incurables?  A  moins  de 
se  résigner  à  les  voir  mourir  de  faim  à  la  porte  de  l'asile  on  est 
bien  obligé  de  les  garder.  Les  pensionnaires  adultes  de  l'asile  ainsi 
conservés  sont  déjà  au  nombre  de  douze,  et  ils  deviendront  de 
plus  en  plus  nombreux  avec  le  temps.  Il  y  a  là  pour  les  finances  de 
l'œuvre  une  lourde  charge  :  aussi  se  demande-t-on  sur  quelles  res- 
sources elle  peut  vivre.  Il  ne  faut  guère  compter  sur  la  pension  de 
15  à  20  francs  par  mois  qui,  aux  termes  du  règlement,  est  exigée 
par  tête  d'enfant.  Lorsque  cette  pension  n'est  pas  payée  par  un 
bienfaiteur  étranger,  il  est  rare  que  la  famille  s'en  acquitte  réguliè- 
rement. Souvent  même  elle  n'est  pas  exigée.  En  dehors  des  res- 
sources générales  de  l'ordre,  l'œuvre  vit  donc  de  dons,  de  legs ,  de 
quêtes,  c'est-à-dire  du  pain  quotidien  de  la  charité,  dont  la  portion 
est  parfois  un  peu  exiguë.  Mentionnons  enfin,  non  pour  l'impor- 
tance de  la  somme,  mais  pour  la  rareté  du  fait,  une  subvention  du 
conseil  municipal  de  Paris.  L'asile  des  jeunes  garçons  incurables 
est  le  seul  établissement  dirigé  par  des  congréganistes  qui  ait 
échappé  à  l'hécatombe.  Lorsque  vint  en  discussion  la  question  de 
savoir  si  la  subvention  accordée  jusque-là  à  cet  établissement  serait 
retirée  comme  l'avaient  été  les  autres,  le  conseiller  municipal  qui 
représente  le  quartier  eut  le  courage  de  dire  qu'étant  entré  par  ha- 
sard dans  cet  établissement ,  il  avait  pu  constater  «  que  ces  frères 
faisaient  vraiment  beaucoup  de  bien.  »  Il  est  regrettable  que  MM.  les 
conseillers  municipaux  ne  prennent  pas  plus  souvent  la  peine  de 


D  ENFANCE   A   PARIS.  07 

visiter  les  établissemens  situés  dans  les  quartiers  qu'ils  représen- 
tent. Chacun  aurait  pu  rendre  un  pareil  témoignage,  et  en  mainte- 
nant les  subventions  qu'il  a  rayées,  le  conseil  municipal  aurait  fait 
de  ses  fonds  disponibles  un  emploi  beaucoup  plus  judicieux  qu'en 
les  attribuant  à  la  soi-disant  société  de  bienfaisance  présidée  par 
M.  Greppo. 

Un  asile  pour  les  jeunes  filles  incurables  a  été  également  fondé  à 
INeuilIy,  avenue  du  Roule  n"  30,  qui  est,  à  quelque  différence  près, 
le  pendant  de  l'asile  de  la  rue  Lecourbe.  Cet  asile  n'a  pas  eu  les  dé- 
buts pénibles  et  difficiles  de  la  maison  des  frères  de  Saint-Jean-de- 
Dieu;  il  a  été  ouvert  en  1853  sous  le  patronage  efficace  de  M'""®  la 
princesse  Mathilde  et  avec  le  concours  de  personnages  éminens  qui 
en  sont  demeurés  les  protecteurs.  Mais  le  véritable  fondateur  de 
l'œuvre  a  été  un  homme  de  bien,  M.  l'abbé  Moret,  qui  y  avait  con- 
sacré sa  vie  et  qui  y  est  mort,  lui-même  âgé  et  infirme,  il  y  a  deux 
ans.  La  maison,  récemment  construite  à  nouveau,  est  un  bel  éta- 
blissement, très  judicieusement  aménagé,  avec  des  dortoirs  spa- 
cieux, des  ateliers  bien  aérés,  communiquant  entre  eux  par  des 
galeries  extérieures  qui  donnent  à  la  cour  l'aspect  d'un  cloître.  On 
peut  y  recevoir  300  pensionnaires  ;  l'établissement  n'en  contient 
aujourd'hui  que  240.  On  admet  des  jeunes  filles  de  six  à  vingt-deux 
ans,  quelques-unes  moyennant  pension,  le  plus  grand  nombre  gra- 
tuitement; mais  il  n'y  a  pas  d'âge  réglementaire  de  sortie,  et  les 
pensionnaires  une  fois  admises  peuvent  y  demeurer  le  reste  de 
leur  vie.  Cette  clause  des  statuts,  que  je  n'entends  pas  critiquer, 
limite  à  20  ou  30  par  année  le  nombre  des  admissions  nouvelles  et 
aura  pour  résultat  de  transformer  dans  un  temps  donné  le  carac- 
tère de  la  maison  en  en  faisant  plutôt  un  hospice  d'adultes.  Il  est 
vrai  que  ce  personnel  des  infirmes  se  renouvelle  vite  et  n'atteint 
guère  la  vieillesse.  On  voit,  assises  dans  des  chaises  roulantes,  af- 
faissées sur  elles-mêmes,  les  cheveux  gris,  le  visage  flétri,  des 
femmes  qui  n'ont  pas  trente-cinq  ans.  Cependant ,  par  une  com- 
pensation singulière,  les  maladies  aiguës  sont  très  rares  dans  cet 
asile  comme  dans  celui  de  la  rue  Lecourbe  :  l'infirmerie  y  est  pres- 
que vide.  La  maison,  qui  a  été  reconnue  d'utilité  publique,  vit  sur 
le  revenu  de  legs  qu'elle  a  reçus  et  sur  le  produit  du  travail,  qui  se 
compose  d'articles  de  couture,  d'ouvrages  au  crochet  et  de  fleurs 
artificielles  livrées  aux  magasins  de  mode.  La  maison  est  tenue  par 
des  sœurs  de  Saint-Vincent-de-Paul  et  paraît  sous  une  direction 
intelligente. 

Si  larges  que  soient  dans  leurs  admissions  les  deux  maisons  dont 
je  viens  de  parler,  il  y  a  cependant  certaines  catégories  d'enfans 
infirmes  devant  lesquelles  leurs  portes  ne  s'ouvrent  point  :  ce  sont 


68  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

les  sourds  -  muets ,  les  aveugles,  les  épileptiques  et  les  i.^iots.  La 
raison  de  cette  exclusion,  c'est  qu'à  Paris  même  ou  dans  les  envi- 
rons immédiats  des  maisons  spéciales  sont  ouvertes  aux  enfans  at- 
teints de  ces  infirmités.  Je  n'aurais  pas  conduit  jusqu'au  bout  la 
triste  nomenclature  que  j'ai  entreprise  de  toutes  les  soufTrances  phy- 
siques auxquelles  l'enfance  est  sujette  et  des  remèdes  qu'on  oppose 
à  ces  souffrances,  si  je  ne  disais  un  mot  de  chacun  de  ces  établisse- 
raens,  en  m'arrêtant  de  préférence  à  ceux  qui  sont  les  moins  connus. 
Je  ne  parlerai  donc  qu'en  passant  de  la  maison  consacrée  aux  gar- 
çons sourds-muets,  qui  s'élève  au  n"  2bli  de  la  rue  Saint-Jacques. 
Cette  maison  a  été,  dans  ce  recueil  même  et  à  une  date  assez  ré- 
cente, l'objet  d'une  étude  très  détaillée  de  M.  Maxime  Du  Camp,  sur 
laquelle  il  serait  téméraire  à  moi  de  revenir.  Je  rappellerai  seule- 
ment que  cette  institution  a  été  longtemps  unique  en  Europe  et  que 
c'est  à  l'abbé  de  l'Épée  que  revient  la  gloire  de  s'être  occupé  le  pre- 
mier de  l'instruction  des  sourds-muets,  «  avec  la  solUcitude  d'un 
prêtre  (pour  employer  ses  belles  paroles)  qui,  n'ayant  éprouvé  de- 
puis soixante  ans  qu'il  existe  aucun  des  fléaux  personnels  auxquels 
tous  les  enfans  des  hommes  sont  exposés,  et  craignant  avec  justice 
de  vivre  trop  à  son  aise  en  ce  monde,  cherche  du  moins  à  gagner  le 
ciel  en  tâchant  d'y  conduire  les  autres.  »  Nous  avons  d'autant  plus 
le  droit  de  mettre  ainsi  en  avant  nos  titres  de  gloire  que  dans  cer- 
tains pays  voisins  on  semble  systématiquement  disposé  à  les  ou- 
blier. C'est  ainsi  que  dans  un  congrès  qui  a  été  tenu  à  Dresde  en 
1875,  et  auquel  assistaient  IhQ  sourds-muets  et  un  certain  nombre 
de  professeurs,  il  n'a  été  fait  aucune  mention  ni  de  l'École  de  sourds- 
muets  de  Paris  ni  de  la  méthode  de  l'abbé  de  l'Épée,  et  cela,  bien 
qu'une  réaction  sensible  se  soit  produite  depuis  vingt  ans  en  Alle- 
magne en  faveur  de  cette  méthode,  à  laquelle  on  avait  opposé  long- 
temps celle  de  Samuel  Heinicke.  On  a  fait  plus  et  on  a  été  chercher 
en  Amérique  des  spécimens  de  l'application  de  cette  méthode  dans 
les  écoles  fondées  par  Laurent  Clerc  et  sans  dire  que  celui-ci  était 
un  élève  de  l'abbé  Sicard,  élève  lui-même  de  l'abbé  de  l'Épée. 

L'École  de  la  rue  Saint- Jacques  n'est  pas  ouverte  seulement  aux 
enfans  de  Paris  ;  on  y  reçoit  aussi  des  enfans  de  la  province.  Elle 
a  un  caractère  mixte  d'établissement  d'instruction  et  d'établisse- 
ment de  bienfaisance,  et  les  élèves  se  divisent  en  pensionnaires, 
demi-boursiers  et  boursiers,  ces  deux  dernières  catégories  étant  ce- 
pendant beaucoup  plus  nombreuses  que  la  première.  Les  industries 
qu'on  leur  enseigne  sont  toutes  des  professions  manuelles  (sauf 
celle  du  dessin),  mais  qui  supposent  cependant  un  degré  assez  déve- 
loppé d'intelligence;  ainsi  la  lithographie,  la  sculpture  sur  bois,  etc.; 
quant  aux  leçons  qu'on  leur  donne,  ce  sont  à  peu  près  celles  qu'ils 


l'enfance  a  paris.  69 

recevraient  clans  une  bonne  école  primaire,  sauf,  bien  entendu, 
l'enseignement  de  la  langue  spéciale  qu'ils  parlent  entre  eux  et 
qu'on  appelle  la  dactylologie.  On  a  beaucoup  discuté  sur  le  degré 
de  développement  que  comportaient  l'âme  et  l'esprit  d'un  sourd- 
muet.  Des  criminalistes  ont  plaidé  leur  irresponsabilité  au  point  de 
vue  légal.  Des  jurisconsultes  ont  soutenu  la  nullité  de  leurs  actes. 
Des  théologiens  du  moyen  âge  leur  ont  contesté,  au  nom  d'un  texte 
de  l'Écriture  judaïquen}ent  interprété,  la  possibilité  de  sauver  leur 
âme.  On  est  sans  doute  bien  revenu  de  ces  préjugés  absurdes  et 
barbares;  mais  une  visite  à  l'École  des  sourds-muets  en  dit  plus 
là-dessus  que  bien  des  raisonnemens.  A  l'exception  de  quelques 
enfans  chez  lesquels  la  surdi-mutité  congénitale  n'est  évidemment 
que  la  résultante  d'une  infériorité  physique  générale,  il  n'y  a  pas  de 
différences  très  sensibles,  au  point  de  vue  de  l'aspect  des  physio- 
nomies, entre  les  enfans  de  l'École  des  sourds-muets  et  ceux  d'une 
école  primaire  de  campagne.  J'ai  été  surtout  frappé  de  la  diffé- 
rence qui  existe  entre  la  classe  des  plus  grands,  de  ceux  qui  ont 
déjà  passé  quelques  années  dans  l'institution,  et  celle  des  plus 
petits  auxquels  on  apprend  péniblement  les  premiers  principes  de 
la  dactylologie.  La  mine  éveillée  et  suffisamment  intelligente  des 
premiers,  celle  endormie  et  plutôt  hébétée  des  seconds,  montrent 
bien  la  vérité  de  cette  maxime  de  l'abbé  de  l'Épée,  «  que  les 
sourds-muets  ne  sont  tels  que  parce  qu'on  ne  cultive  pas  en  eux 
le  trésor  d'une  âme  créée  à  l'image  de  Dieu,  mais  renfermée  dans 
une  obscure  prison  dont  on  n'ouvre  ni  la  porte  ni  les  fenêtres  pour 
lui  laisser  prendre  l'essor,  et  se  dégager  de  la  matière  qui  l'appe- 
santit. »  Un  fait  assez  mince  dont  j'ai  été  témoin  aurait  suffi  d'ail- 
leurs pour  établir  ma  conviction.  Voulant  faire  montre  devant  moi 
des  connaissances  d'un  enfant,  on  lui  posa  par  écrit  cette  ques- 
tion au  tableau  :  «  Qu'as-tu  fait  dimanche  dernier?  »  Il  répondit 
par  écrit  également  :  «  J'ai  été  voir  iM.  X.  —  Pourquoi?  »  Après 
un  moment  d'hésitation  l'enfant  écrivit  :  «  Parce  que  je  l'aime 
beaucoup.  »  Pour  moi,  qui  ne  suis  ni  théologien,  ni  criminaliste,  je 
n'en  demande  pas  davantage  :  celui  qui  est  capable  d'aimer  n'est-il 
pas  capable  de  tout  comprendre? 

L'assistance  charitable  des  sourds-muets  est  complétée  à  Paris 
par  trois  sociétés  :  la  Société  centrale  d'éducation  et  d'assistance, 
dont  le  siège  est  rue  Saint-Jacques,  à  l'institution  des  Sourds-Muets 
et  qui  n'est  en  quelque  sorte  qu'une  annexe  de  cette  institution;  la 
Société  générale  d'éducation,  de  patronage  et  d'assistance,  fondée 
par  le  docteur  Blanchet,  qui  étend  aussi  sa  protection  aux  enfans 
aveugles;  enlin  la  Société  pour  l'instruction  des  sourds-muets  par 
l'enseignement  simultané  des  sourds-muets  et  des  entendans  par- 


70  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

lans.  Celte  société  favorise  l'envoi  des  sourds-muets  dans  des  écoles 
spéciales  qui  sont  fréquentées  également  par  des  enfans  entendans 
parlans.  On  enseigne  aux  sourds-muets  admis  dans  ces  écoles  à 
produire  et  à  comprendre  des  sons  par  le  simple  mouvement  des 
lèvres.  Cette  méthode,  qu'on  appelle  la  méthode  phonomimique, 
et  qui  est  mise  en  pratique  par  M.  Auguste  Grosselin,  se  rapproche 
de  celle  dont  Heinicke  a  été  l'inventeur  en  Allemagne.  Je  dois 
dire  que  l'efficacité  en  est  vivement  contestée  par  les  partisans  de 
la  méthode  de  l'abbé  de  l'Épée.  Quant  aux  sourdes-muettes,  de- 
puis 1859  elles  ne  sont  plus  reçues  à  l'École  de  Paris,  mais  en- 
voyées dans  celle  de  Bordeaux  qui  dépend  également  du  gouver- 
nement. Aussi  la  charité  a-t-elle  ouvert  pour  les  sourdes-muettes 
du  département  de  la  Seine  un  asile  qui  est  situé  à  Bourg-la-Reine 
et  confié  aux  religieuses  de  Notre-Dame-du-Calvaire.  Un  ouvroir 
annexé  au  pensionnat  permet  de  garder  les  sourdes-muettes  sans 
famille,  et  quelques-unes  sont  même  admises  comme  religieuses 
dans  la  communauté. 

L'institution  des  Jeunes-Aveugles  située  sur  le  boulevard  des  In- 
valides est  peut-être  encore  plus  connue  que  l'institution  des 
Sourds-Muets.  Cette  institution,  qui  reçoit  des  garçons  et  des  filles, 
a  également  le  double  caractère  d'une  institution  d'enseignement  et 
d'un  établissement  de  bienfaisance.  Toutefois  c'est  ici  l'enseigne- 
ment qui  paraît  dominer,  tandis  qu'aux  Sourds-Muets  c'est  la  bien- 
faisance. Aux  Jeunes-Aveugles,  le  nombre  des  boursiers  est  beau- 
coup moins  considérable,  et  ceux-là  même  qui  sont  admis  à  la 
faveur  assez  rare  d'une  bourse  entière  doivent  verser  avant  d'en- 
trer le  prix  de  leur  trousseau,  ce  qui  exclut  les  véritables  indigens. 
La  direction  donnée  à  l'enseignement  se  ressent  naturellement 
de  ces  conditions  d'entrée.  On  cherche  à  faire  de  tous  les  élèves  des 
joueurs  d'orgue,  ou  sinon,  des  accordeurs  de  piano,  professions 
qu'on  pourrait  presque  qualifier  de  professions  de  luxe.  Ce  n'est  qu'à 
défaut  d'aptitudes  qu'on  fait  de  ces  enfans  des  tourneurs,  ou  des 
empailleurs  de  chaises.  Il  n'y  a  pas  à  critiquer  cette  tendance ,  mais 
seulement  peut-être  à  regretter  que  la  charité  publique  ou  privée 
ne  se  soit  pas  inquiétée  de  la  création  d'un  asile  ou  les  conditions 
d'admission  seraient  moins  onéreuses,  et  où  les  parens  à  l'indi- 
gence complète  desquels  vient  s'ajouter  le  malheur  d'avoir  un  en- 
fant aveugle  pourraient  lui  procurer  le  moyen  d'apprendre  une 
profession  usuelle.  Quant  à  la  maison  elle-même,  je  m'arrêterai 
d'autant  moins  à  en  parler  que  M.  Maxime  Du  Camp  en  a  fait  ici 
même  une  de  ces  descriptions  auxquelles  il  n'y  a  rien  à  ajouter.  Je 
n'ai  pu  que  vérifier  la  parfaite  exactitude  de  ses  observations  et 
entre  autres  constater  comme  lui  chez  les  enfans  aveugles  l'exis- 


l'enfance  a  paris.  71 

tence  de  cette  sorte  de  seconde  vue  de  l'instinct  qui  supplée  par- 
fois à  celle  des  yeux.  J'en  ai  eu  une  preuve  assez  singulière.  Deux 
petites  filles  étaient  à  travailler  seules  pendant  la  récréation  dans 
une  salle  où  j'entrais.  L'une  d'entre  elles  transcrivait  une  composi- 
tion d'orthographe,  l'autre  copiait  de  la  musique.  La  première  fut 
invitée  à  nous  donner  lecture  de  sa  composition.  C'était,  il  m'en 
souvient,  une  description  du  boulevard  et  de  ses  boutiques;  comme 
la  petite  fille  nous  donnait  lecture  de  cette  description,  sans  hési- 
tation, mais  d'une  voix  traînante,  et  comme  je  l'écoutais  un  peu 
distraitement  tout  en  me  demandant  si  c'était  là  un  sujet  très  bien 
choisi,  je  me  pris  à  regarder  sa  compagne,  gentille  enfant,  aux  che- 
veux blonds,  aux  traits  délicats  et  qui  aurait  été  jolie  si  des  yeux 
expressifs  avaient  animé  son  visage.  Elle  avait  continué  son  travail 
de  copie;  mais  peu  à  peu  et  sans  que  j'eusse  conscience  d'avoir  fait 
un  mouvement  qui  pût  lui  indiquer  que  mon  attention  s'était  portée 
sur  elle,  elle  eut  le  sentiment  que  je  la  regardais;  elle  rougit  légè- 
rement, cessa  de  copier  sa  musique  et  leva  la  tête  comme  si  elle 
s'attendait  à  ce  que  je  l'interrogeasse.  J'avoue  que  je  sentis  expirer 
sur  mes  lèvres  ces  paroles  banales  d'encouragement  qu'on  adresse 
dans  les  écoles  aux  petites  filles  bien  sages.  Je  ne  sus  que  lui  poser 
amicalement  la  main  sur  l'épaule,  pour  lui  montrer  qu'elle  ne 
s'était  pas  trompée,  et  lui  demander  quel  âge  elle  avait.  Elle  me 
répondit  :  Seize  ans.  Seize  ans  ! 

Moins  connue  et  non  moins  intéressante  est  la  maison  des  sœurs 
aveugles  de  Saint-Paul,  située  rue  d'Enfer,  n"  88.  Cette  maison  est 
établie  sur  un  terrain  qui  a  appartenu  autrefois  à  Chateaubriand 
et  qui  a  été  légué  par  lui  à  l'archevêché  de  Paris.  L'ancien  salon 
de  M""^  de  Chateaubriand  forme  aujourd'hui  une  partie  de  la  cha- 
pelle, et  la  salle  à  manger  a  été  transformée  en  sacristie.  La 
maison  a  un  double  but  :  recevoir  des  petites  filles  aveugles  qui 
appartiennent  à  des  familles  indigentes;  donner  aux  jeunes  filles 
aveugles  qui  se  sentiraient  anim^ées  de  la  vocation  religieuse  les 
moyens  de  satisfaire  cette  vocation ,  en  les  admettant  à  prononcer 
leurs  vœux  et  à  faire  partie  de  la  communauté.  Cet  ordre  est 
unique  en  France  et  peut-être  au  monde.  C'est  en  effet  une  règle 
générale  des  communautés  religieuses  de  ne  pas  admettre  dans 
leur  sein  des  novices  ayant  une  infirmité  incurable.  Aussi  l'ordre 
a-t-il  été  fondé  dans  cette  destination  spéciale;  bien  que,  sur  les 
52  sœurs  dont  il  se  compose,  il  n'y  en  ait  que  18  qui  soient  pri- 
vées de  la  vue,  la  communauté  n'en  porte  pas  moins  le  nom  de 
communauté  des  sœurs  aveugles  de  Saint-Paul,  pour  mieux  mar- 
quer son  but  et  mettre  ainsi  sur  un  pied  d'égalité  les  aveugles 
et  les  voyantes.  Les  sœurs  aveugles  sont  de  préférence  employées 


72  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

à  l'enseignement  des  enfans.  Elles  y  acquièrent  une  très  grande 
habileté.  J'ai  vu  une  jeune  sœur  qui  est  à  la  tête  de  l'imprimerie 
décomposer  un  placard  et  rejeter  les  lettres  une  à  une  dans  leur 
casier  respectif  avec  autant  de  précision  et  presque  autant  de  rapi- 
dité qu'un  compositeur  ordinaire.  Les  procédés  d'instruction  pour 
l'écriture,  la  lecture,  le  calcul  sont  les  mêmes  que  ceux  employés 
àl'instruction  des  jeunes  aveugles.  On  y  pousse  cependant  moins 
loin  l'étude  de  la  musique,  et  on  applique  de  préférence  les  enfans  à 
des  travaux  de  confection  et  de  couture  dont  la  vente  sert  à  couvrir 
les  frais  de  la  maison.  D'ailleurs  les  deux  institutions  n»e  préparent 
pas  les  enfans  au  même  avenir.  L'institution  des  Jeunes- Aveugles 
rend  ses  élèves  à  la  vie  commune  une  fois  leur  instruction  termi- 
née, et  doit  les  mettre  en  mesure  d'y  faire  leur  chemin.  La  maison 
des  sœurs  de  Saint-Paul  offre  au  contraire  aux  enfans  qu  elle  reçoit 
un  asile  permanent  où  il  en  est  bien  peu  qui  ne  restent  pas,  les 
unes  parce  que  leur  famille  ne  se  soucie  guère  de  les  reprendre,  les 
autres  parce  qu'elles  préfèrent  à  une  existence  même  passée  dans 
l'aisance  la  sécurité  d'une  demeure  familière  où  elles  se  sentent  da- 
vantage chez  elles.  Aussi  l'aspect  de  la  maison  des  sœurs  de  Saint- 
Paul  a-t-il  quelque  chose  de  moins  scolaire  et  de  plus  maternel  que 
celui  de  l'institution  des  Jeunes-Aveugles.  11  est  touchant  de  voir 
des  petites  bambines  de  cinq  ans,  qui,  prévenues  de  l'entrée  de  la 
supérieure  dans  leur  salle  de  classe  p-ar  le  moindre  son  de  sa  voix, 
l'arrêtent  au  passage  qui  par  le  pan  de  sa  robe,  qui  par  son  cha- 
pelet, et  se  hissent  sur  leurs  baAcs  pour  se  jeter  à  son  cou.  On 
seni  qu'on  n'est  pas  dans  un  pensionnat,  mais  dans  une  famille. 
Cette  famille  se  compose  de  plus  de  50  enfants.  Pour  les  unes, 
ce  sont  leurs  parens  qui  paient,  au  moins  au  début,  une  pension 
qui  est  fixée  à  l\00  francs;  pour  d'autres,  ce  sont  des  personnes 
charitables;  d'autres  enfin  sont  admises  gratuitement.  Le  nombre 
de  celles-ci  a  naturellement  un  peu  diminué  depuis  que  le  conseil 
municipal  a  supprimé  la  subvention  de  1,900  francs  que  la  maison 
touchait  depuis  sa  fondation.  Ce  n'est  là  au  reste  qu'une  petite  tri- 
bulation  comparée  à  celles  dont  la  maison  a  eu  à  souffrir  pendant 
la  commune.  Les  sœurs  ont  été  chassées  de  la  maison  et  le  fonda- 
teur de  l'œuvre,  le  vénérable  abbé  Juge,  emprisonné  au  dépôt 
de  la  préfecture  de  police,  où  il  a  été  quelque  temps  le  com- 
pagnon de  captivité  de  l'archevêque  de  Paris,  n'a  dû  qu'à  l'arrivée 
de  l'armée  de  Versailles  de  ne  pas  partager  son  sort,  Pour  com- 
pléter ce  qui  concerne  l'assistance  des  enfans  aveugles,  ajoutons 
qu'une  société  de  patronage  s'occupe  de  les  aider  à  trouver  une 
place  à  leur  sortie  de  l'institution  nationale,  et  que  les  sœurs  de 
Saint-Vincent-de-Paul  reçoivent  dans  leur  maison  de  la  Providence 


l'enfance  a  paris.  73 

Sainte-Marie,  qui  est  située  rue  de  Reuilly,  les  jeunes  filles  aveugles 
qui  n'ont  point  de  famille  pour  les  recueillir. 

Les  tristes  infirmités  dont  je  viens  de  parler,  et  qui  paraissent  en- 
core plus  douloureuses  lorsqu'elles  viennent  fondre  sur  des  enfans, 
peuvent  retarder  et  même  entraver  le  développement  de  l'intelli- 
gence; mais  du  moins  elles  ne  l'attaquent  pas  dans  son  germe.  11 
n'en  est  pas  de  même  de  l'idiotie.  Ici  nous  descendons  d'un  degré 
et  nous  allons  nous  trouver  en  présence  d'enfans  qui  n'ont  de  l'être 
humain  que  la  forme,  et  encore  dans  certains  cas  singulièrement 
altérée.  L'idiotie  cependant  a  des  degrés  comme  la  folie;  on  peut 
la  combattre,  sinon  la  guérir,  et  c'est  un  des  progrès  les  plus  inté- 
ressans  de  la  science  aliéniste  que  les  tentatives  faites  pour  l'édu- 
cation des  enfans  idiots.  Avant  d'en  arriver  à  ce  point  particulier, 
donnons  d'abord  une  idée  rapide  des  mesures  d'assistance  prises 
en  faveur  des  enfans  idiots. 

Il  existe  à  Paris  deux  asiles  publics  d'enfans  idiots  :  Bicêtre  pour 
les  garçons  et  la  Salpêtrière  pour  les  filles.  Le  quartier  des  enfans 
idiots  est  situé  à  Bicêtre  dans  la  partie  la  plus  vieille  et  la  plus  dé- 
fectueuse de  la  maison.  Les  dortoirs  et  l'infirmerie  sont  situés  dans 
un  bâtiment  qui  est  un  des  restes  de  l'ancienne  prison.  Ce  bâtiment 
n'est  même  pas  contigu  au  préau  qui  est  réservé  aux  enfans.  Une 
salle  basse  et  à  peine  aérée,  dans  laquelle  on  respire  une  odeur 
nauséabonde,  sert  de  salle  de  récréation  aux  enfans  de  l'infirmerie 
et  de  salle  de  visite  à  leurs  parens.  Les  ateliers  où  l'on  fait  tra- 
vailler les  enfans  sont  de  véritables  échoppes.  Il  n'y  a  de  satisfai- 
sant que  le  gymnase;  le  préau  qui  en  dépend  et  le  jardin  potager 
sont  situés  dans  un  air  excellent.  Le  quartier  des  idiots  peut  rece- 
voir 130  enfans,  qui  tous  ou  presque  tous  y  sont  placés  d'office  par 
le  préfet  de  police  en  vertu  des  pouvoirs  que  lui  conférera  loi  de 
1838,  et  appartiennent  aux  classes  les  plus  pauvres  de  la  société. 
Le  département  de  la  Seine  paie  à  TAssistance  publique  une 
somme  de  1  fr.  80  c.  par  jour  pour  l'entretien  de  ces  enfans,  et 
cherche  sans  grand  résultat  à  se  faire  rembourser  par  les  parens. 
Ce  quartier  a  quelque  peu  perdu  de  son  intérêt  pour  le  visiteur  de- 
puis qu'on  a  transféré  à  l'asile  de  Vaucluse,  dont  je  parlerai  tout  à 
l'heure,  une  partie  des  enfans  qu'il  contenait  et  qui  étaient  les  plus 
intelligens.  Les  enfans  qu'on  y  a  laissés  y  sont  divisés  en  deux  caté- 
gories :  les  bienportans  et  les  malades.  Par  «  malades  »  on  désigne 
non  pas  ceux  qui  sont  temporairement  atteints  de  maladies  aiguës, 
mais  ceux  dont  l'état  d'imbécillité  est  tel  qu'ils  ne  peuvent  se  suffire 
à  eux-mêmes  pour  les  actes  les  plus  simples  de  la  vie,  et  qu'ils  ont 
besoin  de  soins  constans.  Ces  malheureux  enfans  partagent  leur  vie 
entre  l'infirmerie  et  cette  salle  nauséabonde  dont  je  parlais  tout  à 


74  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

l'heure.  On  ne  saurait  se  défendre,  en  les  voyant,  d'un  dégoût  mé- 
langé de  pitié,  moins  pour  eux  qui  sont  affranchis  de  la  plus  cruelle 
des  souffrances,  celle  de  comprendre  leur  misère,  que  pour  la  na- 
ture humaine  elle-même,  dont  on  serait  tenté  de  révoquer  en  doute 
la  divine  origine.  On  se  trouve  en  effet  en  présence  de  toutes  les 
monstruosités  que  pourrait  accumuler  dans  son  désordre  une  créa- 
tion inconsciente  :  hydrocéphale  à  la  tête  grosse  deux  fois  comme 
celle  d'un  homme  ordinaire;  microcéphales  dont  les  cheveux  joi- 
gnent les  yeux  et  dont  l'enveloppe  crânienne  ne  contient  pas  la 
place  du  cerveau,  et  bien  d'autres  infirmités  encore  que  la  plume 
se  refuse  à  décrire.  Ceux-là  même  sur  lesquels  quelque  difformité 
apparente  n'attire  pas  sur-le-champ  l'attention  ne  vivent  mani- 
festement que  de  la  vie  animale,  tantôt  riant  sans  cause,  tantôt  pleu- 
rant à  chaudes  larmes,  sans  trahir  d'autre  sentiment  et  d'autre 
désir  que  celui  de  la  gloutonnerie.  Tout  ce  pauvre  monde  grouille 
sous  les  yeux  d'une  surveillante  laïque  et  de  deux  infirmières,  qui 
ne  parviennent  pas,  malgré  leur  bonne  volonté,  à  les  maintenir 
dans  un  état  de  propreté  même  relative.  Je  ne  connais  pas  de  spec- 
tacle plus  triste  et  plus  troublant.  On  sort  le  cœur  serré  en  regret- 
tant de  ne  pouvoir  partager  cette  superstition  touchante  des  peuples 
de  l'Orient,  qui  considèrent  les  idiots  comme  visités  de  Dieu  et 
comme  étant  de  sa  part  l'objet  d'une  bénédiction  spéciale. 

La  division  des  bien  portans  se  compose  presque  exclusivement 
d'enfans  épilepliques.  A  les  voir  jouer  de  loin,  on  les  prendrait,  avec 
leur  uniforme  bleu,  pour  les  élèves  d'un  pensionnat  mal  tenu;  de 
près  on  ne  tardera  pas  à  remarquer  sur  la  figure  de  chacun  d'eux 
quelque  symptôme  soit  d'abrutissement,  soit  au  contraire  d'exces- 
sive excitabilité.  Si  l'on  assiste  quelque  temps  à  leurs  exercices  ou 
à  leurs  jeux,  on  verra  probablement  l'un  d'entre  eux  s'arrêter,  saisi 
d'un  frisson  subit  et,  lorsque  les  gardiens  n'arrivent  pas  à  temps 
pour  l'enlever,  se  rouler  en  écumant  sur  le  sable.  Les  chutes  de 
quelques-uns  sont  si  soudaines  qu'on  est  obligé  de  leur  garnir  la 
tête  d'un  bourrelet,  destiné  à  les  empêcher  de  se  briser  le  crâne 
en  tombant  sur  le  pavé.  Si  triste  que  soit  la  condition  des  épilep- 
tiques,  leur  mal  n'est  cependant  pas  sans  remède.  On  parvient 
sinon  à  les  guérir  complètement,  du  moins  à  calmer  les  crises  et 
à  les  rendre  assez  rares  pour  qu'ils  puissent  être  rendus  à  leur  fa- 
mille sans  danger.  Au  contraire,  si  les  crises  se  rapprochent,  l'in- 
telligence s'affecte  de  plus  en  plus,  et  ils  ne  tardent  pas  à  devenir 
de  véritables  idiots.  Parfois  ils  sont  sujets  à  ce  qu'on  appelle  en 
style  médical  des  impulsions  instinctives,  c'est-à-dire  à  des  actes 
irréfléchis  et  dangereux.  Leur  manie  la  plus  fréquente  est  celle  des 
incendies,  et  ce  sont  souvent  les  craintes  qu'ils  inspirent  aux  voisins 


l'enfance  a  paris»  75 

qui  font  demander  et  obtenir  qu'on  les  envois  d'office  à  Bicêtre.  Di- 
sons à  ce  propos  qu'il  est  regrettable  que,  faute  d'installation  pour 
les  recevoir,  les  hôpitaux  d'enfans  ferment  systématiquement  leurs 
portes  aux  enfans  épileptiques.  La  plupart  des  enfans  admis  d'office 
cà  Bicêtre  sont  déjà  trop  avancés  dans  la  maladie  pour  pouvoir  être 
traités  avec  un  complet  succès.  Reçus  plus  tôt  dans  les  hôpitaux 
d'enfans,  ils  auraient  chance  d'être  radicalement  guéris  de  cette 
terrible  maladie  qui,  pour  peu  qu'on  la  laisse  s'invétérer,  défie  les 
efforts  de  la  science  et  réduit  en  quelque  sorte  à  l'état  animal  ses 
infortunées  victimes.  Il  y  a  là  une  amélioration  urgente,  réclamée 
depuis  longtemps  par  la  Société  de  chirurgie,  et  sur  laquelle  je  me 
permets  d'appeler,  de  mon  côté,  la  sollicitude  de  l'administration. 

L'espérance  de  rendre  à  leur  famille  un  certain  nombre  d'en- 
fans épileptiques  sinon  guéris,  du  moins  améliorés,  fait  qu'on 
donne  aussi  des  soins  à  leur  éducation  professionnelle  et  intellec- 
tuelle. On  apprend  à  quelques-uns  d'entre  eux  l'état  de  menuisier 
ou  celui  de  cordonnier,  et  on  leur  constitue,  en  rémunérant  leur 
travail,  un  petit  pécule  qu'ils  dépensent,  il  est  vrai,  tout  entier  les 
jours  de  promenade  à  acheter  des  sucres  d'orge  et  à  monter  sur  les 
chevaux  de  bois.  On  les  fait  travailler  au  jardin,  ceci  surtout  dans 
un  intérêt  d'hygiène  et  pour  combattre  leur  tendance  à  la  torpeur 
et  à  l'engourdissement.  Dans  le  même  dessein,  on  leur  apprend  la 
gymnastique,  l'escrime,  voire  la  danse.  Leur  professeur  est  un  pen- 
sionnaire de  l'institution,  et  il  leur  enseigne  de  préférence  la  danse 
qui  était  de  mode  en  son  temps  :  la  gavotte.  Plus  grande  est  l'uti- 
lité des  leçons  qu'ils  reçoivent  à  l'école  ;  mais  l'enseignement  des 
enfans  épileptiques  est  une  œuvre  ingrate,  non  pas  que  leur  in- 
telligence soit  plus  rebelle  que  celle  des  enfans  idiots,  tout  au 
contraire,  mais  parce  que  chaque  attaque  d'épilepsie  leur  fait  ou- 
blier presque  complètement  ce  qu'ils  ont  appris,  et  que  la  tâche  est 
perpétuellement  à  recommencer.  Cependant  lorsque  les  attaques 
vont  diminuant  d'intensité  et  de  fréquence,  on  arrive  à  des  résul- 
tats assez  satisfaisans  et,  grâce  à  ces  -leçons,  grâce  aux  quelques 
élémens  d'enseignement  professionnel  qu'on  leur  donne,  le  temps 
que  passent  dans  ce  triste  séjour  ceux  qu'on  peut  rendre  à  la  liberté 
n'est  pas  complètement  perdu. 

Le  quartier  des  filles  idiotes  à  la  Salpêtrière  présente,  s'il  est  pos- 
sible, des  conditions  d'installation  encore  plus  défectueuses  que  le 
quartier  des  garçons  idiots  à  Bicêtre.  Une  partie  de  ce  quartier  est 
même  destinée  à  disparaître;  mais  celle  qui  sera  conservée,  malgré 
quelques  améliorations  qui  ont  été  apportées  dans  les  dortoirs,  n'en 
demeure  pas  moins  absolument  mauvaise.  La  population  de  ce  quar- 
tier, qui  s'élève  environ  à  120  enfans,  ne  se  compose  pas  tout  à  fait 


76  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  mômes  élémens  que  celle  de  Bicêtre;  outre  les  malades  et  les 
épileptiques,  elle  comprend  un  certain  nombre  de  jeunes  filles  à 
demi  idiotes  qui  correspond  à  cette  catégorie  de  garçons  qu'on  en- 
voie aujourd'hui  à  Yaucluse,  et  dont  on  s'efforce  également  de  dé- 
velopper l'intelligence  par  des  leçons  suivies.  La  personne  qui  leur 
donne  ces  leçons  est  une  femme  admirable  dont  l'histoire  touchante 
a  éié  rapportée  ici  même  (1).  Pour  ne  pas  se  séparer  de  sa  mère 
idiote,  elle  a  demandé  à  être  admise  avec  elle  à  la  Salpêtrière,  où 
elle  a  été  pendant  longtemps  employée  gratuitement  au  soin  des 
enfans.  Si  j'en  parle  à  nouveau,  c'est  parce  que  j'ai  eu  assez  sou- 
vent l'occasion  de  témoigner  une  certaine  méfiance  vis-à-vis  des 
surveillantes  laïques  pour  ne  pas  laisser  échapper  l'occasion  de 
dire  qu'on  trouve  aussi  parfois  dans  ce  personnel  assez  peu  sûr 
d'admirables  exemples  de  charité  et  de  dévoûment.  Les  résultats 
qu'obtient  l'institutrice  de  la  Salpêtrière  sont  surprenans  lorsqu'on 
a  égard  aux  sujets  ingrats  qui  lui  sont  confiés.  Les  cahiers  qu'on 
vous  montre  ne  sont  pas  très  différens  de  ceux  qu'on  rencontrerait 
dans  une  école  élémentaire;  mais  ce  qui  est  différent,  c'est  l'âge 
des  enfans,  et  il  faut  se  tenir  pour  satisfait  lorsqu'une  fille  de 
quinze  ans  parvient  à  écrire  à  peu  près  correctement  l'orthographe 
en  grosse  écriture  ronde.  Une  distribution  de  prix  récompense 
chaque  année  les  plus  méritantes. 

En  résumé,  ces  deux  asiles  constituent  un  spécimen  déplorable 
de  notre  ancienne  assistance  hospitalière.  Il  est  regrettable  qu'au 
moment  oii  on  a  construit  les  magnifiques  asiles  de  Ville-Éverard 
et  de  Sainte-Anne  l'on  n'ait  pas  songé  à  y  installer  un  quartier  pour 
les  enfans  et  pris  son  parti  de  supprimer  dès  cette  époque  ces  deux 
quartiers  de  Bicêtre  et  de  la  Salpêtrière  qui  font  véritablement  peu 
d'honneur  à  la  charité  publique.  Un  asile  spécial  pour  les  enfans 
idiots  vient,  il  est  vrai,  d'être  ouvert  à  la  colonie  de  Vaucluse;  mais 
cet  asile,  qui  d'ailleurs  ne  reçoit  que  des  garçons,  n'est  pas  assez 
vaste  pour  remplacer  les  quartiers  de  Bicêtre  et  de  la  Salpêtrière. 
C'est  à  un  autre  point  de  vue  qu'il  faut  en  étudier  l'organisation 
comme  une  tentative  intéressante  pour  appliquer  les  enfans  idiots 
à  la  culture  de  la  terre  et  pour  donner  à  leur  intelligence  voilée  le 
développement  qu'elle  comporte. 

Les  premières  tentatives  qui  ont  été  faites  en  France  pour  l'édu- 
cation intellectuelle  des  idiots  remontent  assez  loin.  C'est  en  18Zi2 
que  fat  ouverte  dans  le  quartier  des  idiots  de  Bicêtre  une  école  où 
furent-mis  en  pratique  les  principes  professés  par  un  médecin  qui  a 

(1)  Vayez  l'ctudc  d.î  M.  Maxime  Du  Camp  sur  les  Aliénés  à  Paris,  dans  la  Revue 
du  1"  novembre  187-2, 


L  ENFANCE    A    PARIS.  77 

laissé  un  nom  honoré  dans  la  science  aliéniste,  M.  Félix  Voisin 
principes  déjà  mis  en  pratique  par  lui  dans  son  établissement  or- 
thophrénique.  Cette  école  ne  tarda  pas  à  être  confiée  à  un  homme 
dévoué  dont  le  nom  commence  aujourd'hui  à  sortir  de  l'obscurité 
modeste  où  il  a  longtemps  vécu  :  M.  Delaporte.  L'école  de  Bicêtre 
a  longtemps  végété  dans  le  misérable  local  dont  nous  avons  parlé, 
connue  seulement  des  spécialistes  et  n'obtenant  qu'une  médiocre 
attention  de  la  part  de  l'Assistance  publique.  Pendant  ce  temps, 
les  médecins  aliénistes  anglais,  s'emparant  de  cette  idée,  faisaient 
construire  à  Earlswood  un  magnifique  asile  qui  contient  aujourd'hui 
800  enfans,  et  ils  complétaient  le  système  d'éducation  intellectuelle 
mis  en  pratique  à  Bicêtre  par  l'emploi  des  enfans  aux  travaux  agri- 
coles et  industriels.  C'est  à  la  suite  d'une  visite  faite  en  1861  à 
l'asile  d'Earlswood  que  M.  le  docteur  Billiod,  l'éminent  administra- 
teur de  la  colonie  d'aliénés  de  Vaucluse,  conçut  la  pensée  d'établir 
dans  une  ferme  qui  dépend  de  la  colonie  un  asile  pour  les  enfans 
idiots  ou  arriérés ,  mais  susceptibles  de  recevoir  une  certaine  édu- 
cation. La  réalisation  de  cette  pensée,  poursuivie  par  lui  avec  per- 
sévérance, a  été  retardée  par  les  événemens  de  la  guerre.  L'asile  de 
Vaucluse  n'a  été  ouvert  que  le  1*''  juillet  1876.  Le  noyau  de  la  po- 
pulation a  été  formé  au  moyen  de  30  enfans  choisis  dans  le  quar- 
tier de  Bicêtre  parmi  ceux  dont  l'intelligence  paraissait  le  plus 
facile  à  développer,  à  l'exclusion  des  épileptiques  auxquels  l'accès 
de  la  colonie  est  rigoureusement  interdit.  Ce  noyau  sera  complété 
par  des  enfans  qu'on  recevra  directement  des  familles  comme  pen- 
sionnaires. M.  Delaporte  a  été  mis  à  la  tête  de  la  colonie,  et  on  n'au- 
rait pu  mieux  marquer  la  pensée  qui  a  présidé  à  cette  fondation 
qu'en  en  confiant  la  direction  à  celui  qui  doit  y  remplir  les  fonc- 
tions d'instituteur.  On  ne  compte  pas  seulement  dans  cette  colonie 
enseigner  aux  enfans  le  travail  agricole,  on  cherchera  aussi  à  faire 
de  quelques-uns  d'entre  eux  des  cordonniers,  des  menuisiers,  des 
tailleurs.  J'ai  visité  la  colonie  de  Vaucluse  peu  de  temps  après  son 
inauguration.  Je  n'ai  donc  rien  à  dire  des  résultats  de  cet  enseigne- 
ment professionnel,  et  je  ne  puis  parler  que  de  l'installation  maté- 
rielle de  l'asile,  qui  est  excellente  sous  tous  les  rapports;  mais  ma 
visite  n'a  pas  été  perdue,  car  j'ai  assisté  à  la  classe  des  idiots.  C'est 
un  spectacle  à  la  lois  intéressant  et  pénible  de  voir  au  prix  de  quels 
efforts,  presque  douloureux,  ces  pauvres  enfans  parviennent  à  ré- 
pondre aux  questions  les  plus  simples.  Autant  que  j'ai  pu  en  juger 
pendant  la  durée  d'une  leçon  d'une  heure,  la  grande  difficulté  de 
l'éducation  des  idiots  provient  de  ce  que  rien  ne  vient  en  aide  au 
maître,  ni  les  suggestions  instinctives  de  l'enfant,  ni  ses  observa- 
tions personnelles,  ni  les  notions  de  cette  expérience  usuelle  qu'on 
acquiert  dès  l'enfance.  Il  faut  tout  leur  apprendre,  même  les  choses 


78  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

les  plus  simples ,  même  à  se  connaître  eux-mêmes.  On  sait  que 
l'exercice  :  tête  droite ,  tête  gauche ,  est  le  premier  qu'on  enseigne 
aux  conscrits,  et  qu'il  faut  quelques  jours  pour  les  habituer  à  obéir 
promptement  et  sans  se  tromper  à  ce  commandement.  Ce  sont  des 
exercices  analogues  qui  forment  le  commencement  et  la  base  de 
l'instruction  des  idiots.  On  ne  saurait  s'imaginer  la  peine  et  le 
temps  qu'il  faut  prendre  pour  les  accoutumer  à  désigner  sans  se 
tromper  leurs  yeux ,  leur  bouche,  leurs  bras,  leurs  jambes,  leurs 
pieds,  etc..  Une  bonne  partie  de  la  classe  se  passe  ensuite  en  le- 
çons de  choses;  on  leur  enseigne  le  nom  des  animaux  les  plus 
usuels,  et  l'observation  des  phénomènes  constans  de  la  nature.  A 
douze  ans,  ils  ne  savent  pas  que  les  feuilles  poussent  sur  les  arbres 
au  printemps ,  et  que  c'est  le  grain  de  blé  semé  en  automne  qui 
donne  la  moisson  en  été.  Aussi  les  premières  promenades  qu'on  a 
fait  faire  dans  les  champs  à  ces  pauvres  petits  êtres,  qui  avaient 
végété  jusque-là  dans  les  préaux  de  Bicêtre,  étaient-elles  pour  eux 
une  occasion  perpétuelle  d'étonnement  et  d'extase.  On  n'a  pas  seu- 
lement à  lutter  contre  la  lenteur  de  leur  intelligence,  mais  aussi 
contre  la  grossièreté  de  leurs  instincts.  11  se  livre  chez  eux  une  sorte 
de  combat  entre  la  bête  et  l'homme.  Pour  les  aider  à  triompher  dans 
ce  combat,  on  compte  beaucoup  sur  l'instrudion  religieuse.  C'est 
sous  la  forme  plus  tangible  des  préceptes  de  la  doctrine  chrétienne 
que  les  premières  notions  morales  arrivent  à  leur  conscience  en- 
gourdie ;  c'est  par  là  qu'on  peut  seulement  parvenir  à  développer 
chez  eux  le  sentiment  de  la  responsabilité,  dernier  progrès  qu'il 
faut  les  amener  à  accomplir  pour  qu'ils  vivent  de  la  même  vie  mo- 
rale que  les  autres  hommes.  On  peut  penser  tout  ce  que  l'accom- 
plissement d'une  pareille  tâche  suppose  de  patience  et  réserve  de 
déboires.  Voilà  trente-cinq  ans  que  M.  Delaporte  s'y  dévoue  sans 
avoir  reçu  jusqu'à  présent  d'autre  récompense  que  sa  nomination 
comme  oflîcier  d'académie.  Puisse  la  reconnaissance  des  enfans 
qu'il  a  conduits  des  ténèbres  à  la  lumière,  et  le  modeste  témoignage 
qui  lui  est  rendu  ici,  lui  tenir  lieu  de  ce  que  cette  récompense  a  eu 
peut-être  d'insuffisant. 

Arrivé  au  terme  de  ces  deux  (1)  trop  longues  études,  que  j'ai  dû 
consacrer  aux  souffrances  physiques  de  l'enfance  et  aux  remèdes 
qui  sont  apportés  à  ces  souiïrances,  je  les  terminerai  par  l'expres- 
sion d'un  vœu  qui  en  est  en  quelque  sorte  la  conclusion  naturelle. 
Il  y  a  peu  de  temps,  un  riche  banquier  est  mort  en  laissant  1  mil- 
lion à  l'Assistance  publique  et  en  disposant  que  sur  cette  somme 
500,000  francs  seraient  employés  à  la  construction  d'un  nouvel  hô- 
pital. Le  vœu  que  j'exprime  est  celui-ci  :  c'est  que  ces  500.000  Francs 

(1)  \o\e/.  la  Revue  du  1"  déceiubi'C  187G. 


l'enfance  a  paris.  79 

soient  affectés  à  la  construction  d'un  hôpital  d'enfans.  Sans  doute 
chaque  service  de  notre  Assistance  publique  a  ses  lacunes,  et  si  j'a- 
vais étudié  la  question  des  hôpitaux  d'adultes  comme  je  viens  d'étu-  ' 
dier  la  question  des  hôpitaux  d'enfans,  j'aurais  à  signaler  plus  d'une 
amélioration  qui  serait  un  emploi  utile  du  legs  de  M.  Moïana.  Mais 
une  raison  décisive  doit,  à  mon  avis,  déterminer  en  faveur  des  en- 
fans  les  préférences  de  l'administration  de  l'Assistance  publique. 
Cette  raison,  la  voici.  L'ouverture  prochaine  du  nouvel  Hôtel-Dieu 
va  mettre  800  lits  nouveaux  à  la  disposition  de  l'Assistance  pu- 
blique pour  le  service  des  adultes.  Si  l'on  veut  bien,  par  pur  amour 
du  beau  architectural,  ne  pas  condamner  à  mort  les  bâtimens  de 
l'ancien  Hôtel-Dieu ,  qui  au  point  de  vue  hygiénique  valent  peut- 
être  bien  les  nouveaux,  et  conserver  au  moins  l'aile  qui  est  située 
sur  la  rive  gauche  de  la  Seine,  le  service  des  adultes  se  trouvera 
sinon  largement,  du  moins  suffisamment  assuré.  N'est-il  pas  temps 
maintenant  de  songer  aux  enfans  et  de  donner  une  satisfaction  par- 
tielle aux  vœux  exprimés  par  la  Société  de  chirurgie?  Ou  bien,  si, 
comme  je  le  crains,  cette  somme  est  insuffisante  pour  l'érection  et 
l'entretien  d'un  nouvel  hôpital,  ne  pourrait-on  l'employer  à  réaliser 
dans  ceux  déjà  existans  les  réformes  que  j'ai  eu  occasion  de  si- 
gnaler non-seulement  comme  utiles,  mais  comme  indispensables  : 
extension  donnée  au  service  des  chroniques,  ouverture  de  salles  de 
rechange,  de  salles  de  récréation  et  de  salles  disposées  pour  rece- 
voir des  épileptiques,  enfin,  et  par-dessus  tout,  adoption  de  dispo- 
sitions sérieuses  et  permanentes  pour  l'isolement  des  maladies  con- 
tagieuses. Si  les  hommes  considérables  dans  l'administration  et 
dans  la  science,  si  les  publicistes  et  les  personnes  charitables  qui 
se  sont  occupées  bien  avant  moi  de  la  condition  de  l'enfance  souf- 
frante, voulaient  s'associer  à  l'expression  de  ce  vœu  en  le  fortifiant 
de  leur  autorité,  l'écho  en  arriverait  peut-être  jusqu'à  l'oreille  de 
l'administration,  et  il  aurait  quelque  chance  d'être  adopté.  S'il 
devait  en  être  ainsi,  je  ne  regretterais  ni  la  fatigue  ni  les  impres- 
sions pénibles  que  j'ai  dû  parfois  causer  à  mes  lecteurs,  et  je  me 
sentirais  le  courage  nécessaire  pour  continuer  quelque  jour,  au  tra- 
vers des  aspects  si  variés  de  la  misère  chez  l'enfance,  un  voyage 
dont  la  tristesse  m'a  parfois  rappelé  ces  cercles  douloureux  de 
VEnfer  du  Dante,  dont  chacun  enserre  de  nouveaux  tourmens  et  de 
nouvelles  victimes  : 

Nuovi  tormenti  e  nuovi  tormentati, 

Mi  veggio  intorno,  corne  ch'  io  mi  muova. 

Othe^in  d'Haussonville. 


UN 


CRITIQUE  AU  XVIir  SIÈCLE 


On  lit  toujours  l'abbé  Desfontaines,  mais  on  parle  de  Fréron,  on 
écrit  des  livres  pour  et  contre  lui,  et  la  bataille  qui  se  livre  au- 
tour de  ce  nom  est  presque  aussi  vive  qu'il  y  a  un  siècle,  quand 
V Écossaise  fut  jouée  au  Théâtre-Français.  Il  n'en  faut  plus  douter  : 
Fréron  est  immortel.  Il  n'y  a  pas  que  les  poètes,  les  historiens,  les 
savans  de  génie  qui  entrent  au  temple  de  mémoire  :  l'événement  a 
prouvé  que  les  critiques  y  ont  aussi  leur  place.  On  peut  disputer 
sans  fin  sur  les  mérites  et  les  défauts  de  Fréron  ;  il  n'importe.  Puis- 
qu'il est  encore  attaqué  par  les  uns,  défendu  par  les  autres,  il  existe. 

Je  voudrais  essayer  de  montrer,  comme  je  la  vois,  la  figure  iro- 
nique et  fine  du  célèbre  critique  français.  Tout  d'abord  il  faut 
triompher  de  la  puissance  invétérée  de  mille  associations  d'idées 
toutes  faites  que  nous  avons  puisées  dans  les  livres  et  dans  la  tra- 
dition. Au  fond  de  nos  consciences,  nous  portons  tous  un  portrait  de 
Fréron,  portrait  d'une  assez  fastidieuse  uniformité  :  Fréron  est  l'en- 
nemi de  Voltaire,  de  D'Alembert,  de  Diderot,  le  délateur  des  ency- 
clopédistes, le  censeur  vénal  et  bas  des  plus  beaux  génies  du 
XVIII*  siècle  ;  c'est  l'ange  de  ténèbres  qui  lutte  avec  les  dieux  de  lu- 
mière; jésuite  ou  ex-jésuite,  comme  son  maître  l'abbé  Desfontaines, 
Fréron  est  l'incarnation  du  fatal  génie  de  la  société  de  Jésus  en 
guerre  avec  l'esprit  moderne. 

Ce  portrait  est-il  véritable?  est-il  seulement  vraisemblable?  Au 
dernier  siècle,  dans  le  feu  des  batailles  épiques  pour  la  tradition 
ou  pour  la  révolution,  on  pouvait  croire  encore  que  tous  les  bons 
étaient  d'un  côté,  tous  les  méchans  de  l'autre.  Depuis,  nous  avons 
lu  Sainte-Beuve,  et  nous  avons  appris  à  nous  défier  de  ces  juge- 
mens  d'une  simplicité  naïve.  Les  hommes  ne  sont  jamais  ni  absolu- 
ment bons  ni  tout  à  fait  mauvais.  La  nature  humaine,  pétrie  de.bien 


FRÉRON.  8J 

et  de  mal,  est  un  composé  de  grandeur  et  de  bassesse,  de  bon 
sens  et  de  déraison,  à  peu  près  partout  et  toujours  le  même,  et  la 
dernière  besogne  dont  se  chargerait  un  critique  serait  assurément 
de  discerner  les  bons  d'avec  les  méchans.  Il  a  trop  médité,  avec 
Pascal,  ces  mots  profonds  :  summum  Jus,  summa  injuria.  Notre 
équité,  fruit  mûr  et  exquis  du  scepticisme,  nous  met  également  en 
garde  contre  la  faveur  et  le  dénigrement. 

Nous  vivons  en  un  siècle  où  il  est  fort  de  mode  de  réhabiliter  les 
gens;  mais  le  panégyrique  appelle  la  satire,  et  tandis  que  les  uns 
ont  accordé  libéralement  à  Fréron  toutes  les  vertus,  les  autres  l'ont 
traité  de  coquin  et  de  maraud  presque  aussi  haut  que  le  seigneur  de 
Ferney.  Il  y  a  eu  un  très  grand  abus  d'épithètés.  Il  fallait  laisser 
parler  les  faits.  Pour  qui  les  sait,  l'éloge  et  le  blâme  ne  signifient 
plus  grand'chose.  En  tout  cas,  celui-là  ne  croit  pas  plus  à  la  scélé- 
ratesse de  Fréron  qu'à  l'esprit  de  M'"^  de  Pompadour. 

I. 

Fréron  ne  fut  pas  un  enfant  précoce.  Il  passa  ses  premières 
années  dans  une  vieille  ville  de  Basse-Bretagne,  à  Quimper,  où  son 
père  possédait  une  échoppe  de  joaillier,  rue  Obscure.  Cette  ruelle 
sombre,  dont  les  masures  projetaient  de  chaque  côté  les  pignons 
sur  la  voie,  si  bien  qu'il  faisait  presque  nuit  à  midi,  une  arrière- 
boutique  humide  et  une  petite  basse-cour,  voilà  les  premiers  lieux 
et  les  premiers  objets  qui  frappèrent  l'imagination  du  futur  criti- 
que et  qui,  jusqu'à  dix  ou  douze  ans  peut-être,  composèrent  pour 
lui  l'univers.  Fréron  a  toujours  eu  l'esprit  lent  et  le  travail  difficile. 
Ce  qu'il  avait  une  fois  mis  dans  sa  tête  y  acquérait  la  solidité  du 
granit  de  son  sol  breton,  mais  il  n'était  pas  facile  d'y  faire  entrer 
quelque  chose.  Pour  ses  parens,  Fréron  était  un  enfant  arriéré,  une 
manière  de  petit  idiot  inoffensif  à  qui  l'on  confiait  la  garde  des 
dindons.  Tel  il  nous  apparaît  en  effet,  sur  son  petit  fauteuil,  une 
verge  à  la  main,  dans  la  basse-cour  de  son  père  (1).  Fréron  rap- 
pelait souvent  ce  trait  de  son  enfance. 

Il  semble  bien  que,  comme  il  arrive,  l'intelligence  de  Fréron  se 
développa  avec  d'autant  plus  de  puissance  qu'elle  avait  été  moins 
précoce,  car  on  ne  peut  douter  qu'il  n'ait  fait  d'excellentes  huma- 
nités. Il  commença  ses  études  à  Quimper  et  fit  sa  rhétorique  à 
Paris  sous  le  père  Brumoy  et  le  père  Bougeant.  Un  oncle  qu'il  avait 
aux  environs  de  la  rue  Saint-Jacques  lui  donna  un  asile  dans  sa 
maison;  puis  il  entra  au  noviciat  des  jésuites  de  la  rue  du  Pot-de- 

(1)  L'Espion  anglais,  III,  178. 
TOME  XX.  —  1877.  6 


82  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Fer.  Fréron  fut  bientôt  nommé  régent  au  collège  Louis-Ie-Grand; 
il  professa  deux  ans  et  demi  (1).  On  ne  sait  pour  quelle  cause  il 
sortit  de  la  société  de  Jésus;  il  n'avait  pas  vingt  ans  lorsqu'il 
quitta  l'institut.  Voltaire  parle  de  «  fredaines,  »  mais  il  paraît  bien 
que  tout  le  crime  du  jeune  régent  était  d'avoir  été  reconnu  au 
Théâtre-Français  sous  des  habits  laïques.  Quoi  qu'il  en  soit,  Fréron 
entra  dans  le  monde  avec  le  petit  collet  et  sous  le  nom  d'abbé.  Il 
collabora  d'abord  aux  Observations  sur  les  écrits  modernes  et  aux 
Jugcmens  de  l'abbé  Desfontaines,  le  meilleur  guide,  à  tout  prendre, 
qu'un  jeune  homme  désireux  de  faire  de  la  critique  pût  suivre 
alors.  On  lui  payait  vingt-quatre  livres  la  feuille  d'impression  : 
c'était  toute  sa  ressource  pour  vivre. 

Puis  l'abbé  Fréron  devint  le  chevalier  Fréron.  Il  porta  l'épée, 
l'habit  à  larges  basques  et  le  chapeau  sous  le  bras.  Il  fréquentait 
les  tripots  et  trichait  volontiers  au  jeu  comme  le  chevalier  des 
Grieux  ou  le  premier  grec  venu  (2).  Bref,  Fréron  fut  quelque  temps 
un  petit-maître  d'une  élégance  accomplie.  Il  avait  ce  qu'on  appelait 
une  noble  figure,  bien  encadrée  dans  une  forte  perruque  à  trois 
rouleaux  poudrés  et  posés  sur  de  larges  épaules.  Dans  les  portraits 
de  Cochin,  tous  de  profil,  le  front  est  étroit  et  violemment  déprimé 
par  places,  le  nez  très  aquilin  et  carré  à  son  extrémité,  la  bouche 
à  la  fois  spirituelle  et  sensuelle,  le  regard  intelligent,  quoiqu'un 
peu  voilé.  La  tête  est  droite,  dans  l'attitude  doctorale  qui  convient 
à  un  Aristarque,  mais  sans  raideur,  sans  nul  air  de  défi.  Certes, 
il  y  a  du  pédagogue  dans  cette  figure,  du  régent  de  collège,  du 
pédant,  si  l'on  veut;  ce  qui  domine  pourtant,  c'est  la  solidité,  la 
rectitude,  un  sens  étroit,  mais  droit  et  judicieux.  Nulle  \ie  intense 
n'allume  cet  œil  vague;  les  traits  sont  gros  et  noyés  dans  la  graisse. 
Si  un  sourire  ironique  et  contenu,  d'une  imperceptible  finesse,  sem- 
ble voltiger  sur  la  lèvre  supérieure  du  critique,  l'inférieure  avance 
d'une  manière  déplaisante  et  donne  au  bas  de  la  physionomie  une 
vulgarité  presque  bestiale.  Il  est  impossible  de  rencontrer  de  plus 
solides  mâchoires,  un  appareil  de  mastication  plus  formidable.  La 
bonne  chère  et  le  vin,  voilà  les  passions  maîtresses  de  cette  forte  et 
solide  nature,  qui  s'alourdit  d'assez  bonne  heure.  Fréron  avait  le 
tempérament  aussi  dur  que  la  tête.  Il  eût  dû  vivre  un  siècle:  mais 
des  excès  de  toute  espèce,  un  état  en  quelque  sorte  permanent  d'in- 
digestion et  de  congestion,  et  d'horribles  attaques  de  goutte  le 
tuèrent  avant  soixante  ans.  Il  avait  apporté  de  «  sa  province,  » 
comme  il  disait,  certain  goût  de  grosse  ivresse;  seulement,  à  Pans, 

(1)  Anecdotes  sur  Fréron  (Voltaire). 

(2j  II  paraît  bien,  comme  l'affirme  l'auteur  des  Anecdotes,  que  Fréron  est  «  riiomme 
de  lettres  »  dont  parle  Tabbé  de  La  Porte  dans  l'Observateur  littéraire,  175S,  II, 
319-20 


FRÉRON.  83 

ce  n'était  plus  du  cidre  qu'il  buvait,  ainsi  qu'aux  pardons  de  Bre- 
tagne; l'abbé  Desfontaines,  qui  était  un  bon  et  vrai  Normand,  sem- 
ble lui  avoir  aussi  donné  le  goCit  de  la  grasse  vie  plantureuse  de  sa 
patrie.  Bref,  dans  cet  Aristarque  modèle,  si  fm  et  si  judicieux  à  ses 
heures,  peut-être  alors  aussi  digne  qu'un  autre  d'être  le  vengeur  du 
goût,  des  mœurs  et  de  la  religion  outragés  par  les  philosophes,  il  y 
avait  une  brute  cynique,  débridée,  qui  se  cabrait  et  ruait  lorsqu'un 
sang  enflammé  coulait  à  torrens  dans  ses  veines  et  l'aveuglait  de 
lueurs  rouges. 

Le  rouge,  telle  était,  ce  semble,  la  couleur  préférée  de  Fréron.  Il 
portait  volontiers  un  habit  d'écarlate.  Piron,  qui  a  fort  connu  le 
critique,  fait  même  à  ce  sujet  un  récit  très  piquant  et  qui  montre  à 
merveille  ce  que  c'était  que  Fréron.  Le  critique  et  le  poète  étaient 
à  table  chez  M.  S...  Piron  tira  de  sa  poche  une  jolie  tabatière  for- 
mée de  deux  morceaux  de  porcelaine  de  Saxe  et  montée  en  or.  On 
fut  curieux  de  la  voir  de  près,  et,  de  main  en  main,  elle  parvint  à 
Fréron,  qui  la  loua  si  fort  que  Piron  se  crut  obligé  de  lui  dire 
qu'elle  était  bien  à  son  service.  «  11  ne  fit  point  le  sot,  l'accepta 
très  obligeamment  et  la  serra,  puis  parla  d'autre  chose.  »  Le  pro- 
cédé ne  fut  pas  du  goût  de  tous  les  convives.  Melot,  bibliothécaire 
des  manuscrits,  qui  se  trouvait  placé  à  côté  de  Fréron,  enleva  la 
boîte  de  la  poche  du  critique  et,  secondé  de  toute  la  ronde,  força 
Piron  de  la  reprendre.  Mais,  au  sortir  de  chez  M.  S...,  dès  que  Piron 
se  trouva  seul  aux  Tuileries  avec  l'ami  Fréron,  il  le  supplia  de  si 
bonne  grâce  d'accepter  la  tabatière  que  celui-ci  la  prit  une  seconde 
fois.  R*entré  chez  lui,  Piron  raconta  l'aventure  à  sa  femme.  Elle  le 
savait  plus  attaché  qu'il  ne  le  voulait  paraître  à  cette  bagatelle,  à 
cause  de  la  main  dont  il  la  tenait;  elle  court  chez  Prault,  alors  le 
libraire  de  Fréron,  et  lui  remet  huit  louis,  s'il  veut  négocier  le  ra- 
chat de  la  tabatière  auprès  du  critique.  Quand  Prault  put  le  joindre, 
trois  ou  quatre  jours  après,  il  le  trouva  en  bel  habit  d'écarlate.  Il 
était  trop  tard  :  Fréron  avait  vendu  la  tabatière  au  valet  de  chambre 
du  duc  de  Valentinois,  curieux  des  moindres  bagatelles  élégantes. 

Piron,  qui  avait  rédigé  de  sa  main  ce  récit  inédit  (1)  à  la  lin  d'un 
recueil  de  trente-deux  épigrammes  dirigées  contre  Fréron ,  s'est 
surtout  proposé  d'établir  que  le  convive  de  M.  S...  n'était  pas  un 
voleur,  ainsi  que  Le  Brun,  piqué  au  vif  par  les  critiques  de  Fréron, 
l'avait  écrit  dans  une  brochure.  Sans  doute  Piron  voyait  bien  quel- 
que indécence  dans  le  sans-gêne  de  TAristarque;  mais  ce  qui  le  fâ- 
chait, c'est  que,  le  jour  même  où  celui-ci  endossait  le  magnifique 
habit  écarlate  qu'avait  payé  la  tabatière,  il  publiait  un  article  contre 
la  Louisiade  de  son  bienfaiteur!  Dévaliser  les  gens  et  les  louer  en- 

(1)  OEuvres  inédites  de  Piton,  publi:es  sur  les  manuscrits  autographes  originaux, 
avec  introduction  et  notes,  par  M.  Honoré  Bonhomme,  p.  195  et  suiv. 


8A  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

suite  pour  obtenir  son  pardon,  c'est  ce  qu'on  voit  trop  souvent; 
mais  critiquer  les  poètes  qui  nous  oITrent  des  tabatières  de  porce- 
laine de  Saxe  et  nous  habillent  d'écarlate,  n'est-ce  pas  montrer  au 
monde  qu'on  a  l'âme  haute  et  fière  d'un  juge  incorruptible  et  d'un 
véritable  censeur  littéraire? 

L'année  où  meurt  l'abbé  Desfontaines,  Fréron  prend  son  essor  et 
s'essaie  à  voler  de  ses  propres  ailes.  Ainsi  que  l'a  tant  répété  Vol- 
taire (non  sans  quelque  variante),  Fréron  est  né,  il  est  sorti  du 
(t  cadavre  de  Desfontaines.  »  En  17Zi5,  il  publie  ses  premières 
feuilles  périodiques  de  critique  littéraire  sous  ce  titre  :  Lettres  de 
M'"*  la  comtesse  de  ***  siœ  quelques  écrits  modernes.  Fréron  n'avait 
rien  d'une  comtesse,  on  doit  en  convenir,  et  ses  airs  éventés  de  pe- 
tit-maître n'ont  jamais  dû  tromper  personne.  Comme  le  prouve 
l'exemple  de  Desforges -Maillard,  la  mode  était  à  ces  innocentes 
mystifications.  11  ne  parut  que  dix-neuf  Lettres  :  la  feuille  de  Fréron 
fut  supprimée,  et  l'auteur  enfermé  au  donjon  de  Vincennes.  Je  ne 
crois  pas  qu'il  l'ait  fait  exprès  ;  en  tout  cas,  c'était  bien  jouer  pour 
commencer.  On  verra  bientôt  qu'à  cette  époque,  où  les  journalistes 
étaient  sous  la  main  de  la  police,  il  suffisait  d'un  mot,  d'une  simple 
allusion  satirique  à  un  personnage  un  peu  connu  (Fréron  avait 
parlé  de  l'abbé  deBernis),  pour  faire  suspendre  ou  supprimer  un 
journal  et  envoyer  les  écrivains  dans  quelque  prison  d'état.  Fréron 
a  visité  tour  à  tour  presque  tous  les  châteaux  de  cette  espèce  desti- 
nés aux  beaux  esprits,  depuis  le  For-l'Évêque  jusqu'à  la  Bastille. 
Mais  c'est  ici  qu'éclate  la  bonté  de  son  caractère  :  tant  qu'il  fut 
jeune,  et  aussi  longtemps  que  la  goutte  ne  le  tortura  pas  trop,  il 
prit  très  bien  la  chose  et  ne  protesta  point  contre  les  tyrans.  Il  faut 
ajouter  qu'il  sentait  moins  ses  maux  que  d'autres.  Dès  sa  première 
détention  au  château  de  Vincennes,  Fréron  prit  l'habitude  de  s'é- 
tourdir dès  le  matin  sur  son  malheur,  «  ce  qui  lui  faisait,  disait-il, 
supporter  patiemment  le  reste  de  la  journée  (1).  » 

Aller  à  Vincennes  était  bien  pour  un  jeune  critique  :  trouver  des 
protecteurs  et  surtout  des  protectrices  pour  l'avenir  était  mieux. 
Fréron  n'y  manqua  pas.  On  devine  de  quel  côté  il  se  tourna.  Sans 
être  un  grand  saint,  Fréron  était  un  bon  chrétien.  Il  croyait  tous 
les  mystères  et  tous  les  dogmes  de  sa  religion  avec  la  simplicité  in- 
génue d'un  homme  qui  n'y  avait  jamais  réfléchi.  La  nature  d'ail- 
leurs n'avait  point  fait  de  lui  un  métaphysicien.  Il  est  impossible 
de  moins  penser  sur  les  matières  abstraites.  Que  peut  bien  avoir 
fait  Fréron  de  ses  facultés  rationnelles?  On  en  découvrirait  diffici- 
lement la  trace  dans  toute  son  œuvre.  En  vrai  régent  de  collège, 
il  haïssait  d'instinct  les  philosophes  qui  n'avaient  point  pris  leurs 

(1)  L'Espion  anglais,  ibid.^  p.  165. 


FRÉRON.  85 

degrés  en  Sorbonne,  et,  plus  encore  que  les  philosophes,  il  détestait 
cette  philosophie  nouvelle  qui,  avec  les  idées  et  les  mœurs,  trans- 
formait la  littérature.  Ainsi  Fréron  ne  pensait  guère;  il  ne  réflé- 
chissait jamais  :  c'était,  je  le  répète,  un  excellent  chrétien.  Ajoutez 
que  le  criiique  était  déj<à  marié  et  père  de  famille.  Les  protecteurs 
d'un  si  solide  défenseur  de  la  morale,  de  la  religion  et  du  goût 
étaient  tout  désignés  :  il  suffît  à  Fréron  d'adresser  quelque  supplique 
à  Stanislas  par  le  canal  d'un  secrétaire  pour  que  le  roi  de  Pologne, 
sa  fille,  la  bonne  reine  Marie  Leczinska,  le  dauphin,  la  dauphine, 
3Iesda:ries  de  France  et  tout  le  haut  clergé  étendissent  les  mains 
sur  le  gazetier  bien  pensant.  Désormais  cet  épicurien  bas-breton, 
qu'Horace  eût  souvent  trouvé  de  mauvaise  compagnie,  surtout 
après  boire,  est  couvert  du  bouclier  de  la  religion. 

La  vie  de  Fréron,  d'apparence  si  sage  et  si  bien  ordonnée,  n'é- 
tait peut-être  pas  fort  édifiante;  mais,  outre  que  les  petits  scan- 
dales domestiques  du  journaliste  n'arrivaient  point  à  la  connais- 
sance de  la  reine,  on  sait  que  les  dévots  ne  tiennent  guère  qu'à  la 
pureté  de  la  foi,  laquelle  fut  toujours  entière  chez  Fréron.  Il  n'était 
pas  plus  mal  marié  que  Jean-Jacques  ou  Diderot;  mais  il  ne  l'é- 
tait pas  moins.  11  avait  épousé,  dans  un  premier  mariage,  une 
nièce  qu'il  rencontra  chez  sa  sœur  :  elle  faisait  l'office  de  servante, 
balayait  la  rue  devant  la  boutique  de  cette  sœur,  qui,  dit-on,  était 
fripière  à  l'enseigne  du  Riche  Laboureur.  Fréron  demeurait  chez 
sa  sœur  et  payait  1,200  livres  pour  son  entretien.  Ennuyé  des  mau- 
vais traitemens  qu'il  voyait  la  tante  infliger  chaque  jour  à  la  nièce, 
Fréron  emmena  la  jeune  fille  dans  une  chambre  garnie  de  la  rue 
de  Bussi;  puis  il  acheta  des  meubles,  et,  devenu  père,  il  épousa 
par  dispense  sa  jeune  parente.  Cela  n'empêcha  pas  Stanislas,  qui 
avait  fait  entrer  Fréron  dans  son  académie  de  Nancy,  d'être  le  par- 
rain de  son  fils.  Tous  les  ans,  le  critique  allait  à  Versailles  présenter 
ce  fils  au  roi  de  Pologne  :  l'enfant  tendait  à  son  protecteur  un  com- 
pliment en  mauvais  vers  que  Fréron  avait  composés  pour  la  cir- 
constance. 

L'air  de  la  cour,  qu'il  prit  souvent,  n'a  jamais  fait  de  Fréron  un 
gentilhomme.  Le  pédant  de  collège  perçait  sous  le  courtisan.  De 
bonne  heure  opulent  et  prodigue  de  son  or,  il  contestait  avec  ses 
créanciers,  lésinait  et  finalement  s'entêtait  dans  son  refus  de  les 
payer.  Les  dévots  plaident  volontiers;  il  n'y  avait  presque  pas  de 
semaine  qu'on  n'appelât  aux  audiences  du  Châtelet  quelque  procès 
de  Fréron.  Nous  possédons  justement  les  pièces  d'un  procès  (J)  qui 
jette  un  jour  étrange  sur  les  relations  de  Fréron  avec  sa  famille. 
Le  1"  juin  175/i,  à  neuf  heures  du  matin,  Fréron  comparaissait 

(1)  Revue  rétrospective,  2«  série,  X,  p.  452  et  suiv. 


86  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

au  Châtelet  de  Paris,  devant  un  magistrat  qui  lui  faisait  subir  un 
long  interrogatoire  à  la  requête  du  sieur  Edme  Gauthier,  marchand 
de  vin.  Fréron,  alors  âgé  de  trente-cinq  ans,  était  déjà  membre 
des  académies  d'Angers,  de  Montauban  et  de  Nancy  ;  il  venait  de 
fonder  V Aimée  littéraire;  il  habitait  dans  la  rue  de  Seine  un  appar- 
tement somptueux,  où  il  avait  dépensé  pour  plus  de  30,000  livres 
en  dorures.  Que  réclamait  Edme  Gauthier?  b^  livres  12  sous,  prix 
de  quelques  paniers  de  vin  fournis  en  illiQ  pour  un  repas  de 
baptême  où  Fréron  avait  été  parrain.  L'enfant  baptisé  ce  jour-là 
était  celui  de  la  propre  sœur  de  l'illustre  critique.  Ce  procès  bur- 
lesque, qui  avait  fait  du  bruit  parmi  les  gens  de  lettres,  excita  la 
verve  de  quelques  contemporains.  L'abbé  de  La  Porte  raconte  qu'un 
nommé  F.  Olivier,  lequel  écrivait  volontiers  pour  les  cabaretiers,  et 
dont  la  littérature  se  ressentait  des  lieux  où  fréquentait  l'auteur, 
rédigea  un  mémoire  très  piquant  et  fort  ingénieux  pour  Edme 
Gauthier  contre  Fréron.  a  Cet  écrivain,  »  dit  l'abbé,  qui  connaissait 
bien  Fréron,  dont  il  avait  été  pendant  tant  d'années  le  collabora- 
teur, ((  cet  écrivain  fut  prié  de  tenir  l'enfant  de  sa  sœur  sur  les  fonts 
de  baptême.  Il  fit  venir  du  cabaret,  à  crédit,  le  vin  du  repas  qui 
devait  suivre  la  cérémonie.  11  en  but  trop,  selon  sa  coutume,  s'enivra, 
injuria  les  convives  et  se  brouilla  avec  l'accouchée,  prétendant  que 
c'était  à  elle  de  payer  le  vin.  Le  marchand  ne  veut  connaître  que 
celui  qui  l'a  fait  venir  et  en  exige  le  paiement  (1).  »  Voilà  la  version 
du  cabaretier,  la  voilà  telle  que  l'a  reproduite  l'abbé  de  La  Porte 
d'après  le  mémoire  de  J.  Olivier,  six  ans  après  l'audience  du  Châ- 
telet, quatorze  ans  depuis  le  commencement  de  la  guerre. 

Voici  maintenant  ce  que  répondait  Fréron.  Il  reconnaissait  avoir 
tenu  avec  la  demoiselle  Gauthier,  femme  du  cabaretier,  sur  les 
fonts  de  baptême  de  la  paroisse  Saint-André-des-Arts,  au  mois  de 
mars  17/iù,  l'enfant  du  sieur  Duché,  son  beau-frère,  et  de  sa  sœur. 
Il  demeurait  alors  chez  ce  beau-frère,  rue  Christine,  tout  près  de 
la  rue  Dauphine,  où  était  l'échoppe  de  Gauthier.  Il  est  même  mis  à 
la  charge  de  Fréron  d'avoir  reçu  deux  bouteilles  pour  essai,  d'y 
avoir  goûté  et  trouvé  le  vin  bon.  A  l'audience,  le  gazetier  ne  se 
souvient  plus  de  rien;  il  se  borne  à  répondre  qu'étant  en  pension 
chez  son  beau-frère  «  il  a  bu  du  vin  sans  savoir  par  qui  le  sieur 
Duché  se  le  faisait  fournir.  »  Mais  un  point  sur  lequel  le  commis- 
saire-enquesteur  du  Châtelet  insiste  avec  complaisance  est  celui-ci. 
Pourquoi  Fréron  écrivait-il  au  cabaretier,  il  y  a  deux  nrois  :  «  Je 
suis  fâché  que  vous  soyez  la  dupe  de  mon  beau-frère  et  de  ma  sœur; 
si  j'avais  à  me  louer  d'eux,  je  paierais  encore  cette  dette.  »  Qu'est-ce 
à  dire?  C'est  donc  parce  que  Fréron  croit  avoir  à  se  plaindre  des 

|1)  L'Observateur  littéraire,  17C0,  I,  177. 


FRÉRON.  87 

siens  qu'il  refuse  de  payer?  Fréron  distingue  ce  qu'on  paie  à  titre 
de  débiteur  ou  à  titre  de  bienfaiteur,  mais  l'élève  des  jésuites  se 
trouble  un  peu  ici  et  perd  sa  superbe  assurance. 

Laissons  ce  procès,  dont  nous  ignorons  l'issue.  Il  n'y  pas  de  rai- 
son d'ailleurs  pour  qu'il  ait  jamais  pris  fin.  11  est  plus  intéressant 
de  savoir  ce  qu'était  ce  Duché,  beau-frère  de  Fréron,  et  de  connaître 
les  bienfaits  que  celui-ci  lui  reproche  si  amèrement.  Nous  sommes 
servis  à  souhait  par  le  hasard  qui  a  conservé,  à  titre  de  document 
juridique  (1),  la  lettre  dont  il  vient  d'être  question  à  l'audience  du 
Châtelet,  lettre  adressée  par  Fréron  à  son  beau-frère,  mais  par 
l'intermédiaire  du  cabaretier.  Duché,  maître  de  musique,  qui  de- 
meurait alors  rue  de  la  Comédie-Française,  avait  le  premier  donné 
l'exemple  de  cette  façon  peu  civile  de  correspondre  entre  beaux- 
frères.  Les  lettres  étant  à  cachet  volant,  le  cabaretier  gardait  les 
originaux  comme  pièces  à  l'appui  et  n'envoyait  que  les  copies.  Le 
6  mars  175Zi,  j\r'^  Gauthier  remit  à  Fréron  l'insolente  épître  de  Du- 
ché. Le  critique  bondit  sous  l'outrage  et  écrivit  en  réponse  une  des 
plus  furieuses  lettres  qui  se  puisse  lire  en  bon  français;  elle  était 
ainsi  datée  :  A  Paris,  ce  jeudi  viatiii,  le  lendemain  de  la  lettre 
fausse,  imjmdente  et  stupide  du  sieur  Duché.  Je  n'en  citerai  que 
l'exorde  et  la  péroraison  : 

<c  II  faut  que  vous  soyez  bian  effronté,  bien  consommé  dans  l'impos- 
ture, pour  m'oser  dire  que  je  dois  quelque  chose  à  M™«  Gauthier;  mais 
cela  ne  m'étonne  pas  de  votre  part;  vous  êtes  un  ingrat  et  vous  l'avez 
toujours  été.  Votre  frère,  le  cordonnier,  ma  le  dit  encore  l'autre  jour 
dans  une  maison  où  je  dînais  et  où  il  apporta  des  souliers.  Il  n'y  a  sorte 
de  biens  qu'il  ne  vous  ait  fait,  et  vous  l'avez  payé  de  l'ingratitude  la 
plus  noire.  Dieu  sait  aussi  (et  les  hommes  un  peu)  ce  qu'il  pense  et  ce 
qu'il  dit  de  vous.  Avez-vous  oublié,  malheureux,  ce  que  vous  êtes, —  que 
vous  n'a\iez  ni  habits,  ni  linge,  ni  bas,  ni  souliers,  quand  mon  aimable 
sœur  s'est  amourachée  de  vous?  Votre  mémoire  ne  vous  rappelle -t-elle 
plus  que  vous  m'avez  usé  plus  de  deux  douzaines  de  chemises,  plus  de 
vingt  pairas  de  bas,  et  que  votre  grand  chagrin  était  de  ne  pouvoir 
mettre  mes  souliers,  parce  que  la  nature  vous  avait  doué  d'un  pied  trop 
énorme?  » 

Voilà  le  ton.  Le  dernier  trait,  et  les  mots  :  «  Dieu  sait  (et  les 
hommes  un  peu),  etc.,  »  permettent  encore  de  reconnaître  l'écri- 
vain ironique  et  gai  sous  le  beau-frère  en  colère.  A  cette  époque, 
la  mère  de  Fréron  vivait  encore,  car  il  se  plaint  que  sa  sœur  lui  ait 
écrit  qu'il  possédait  10,000  livres  de  rente.  Il  ne  nie  point  d'ailleurs 
que  ce  soit  la  vérité.  «  Vous  me  coûtez,  vous  et  votre  femme,  écri- 

(l)  Revue  rétrospective^  2^  série,  X,  449  et  suiv. 


88  ,  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

vait-il  à  Duché,  plus  de  12,000  francs.  Je  paie  pour  vous  les 
i.Olili  livres  de  M'"^  Didier,  que  vous  avez  reçues  et  mangées;  je 
paie  100  écus  de  pain  au  boulanger;  je  paie  1,200  francs  à  M.  Mar- 
tin, dont  il  y  en  a  600  au  moins  pour  ma  noire  sœur.  J'ai  payé  des 
cafetiers,  des  rôtisseurs,  des  tailleurs  de  cors,  que  sais-je?  j'ai 
presque  oublié  mes  bienfaits  aussi  bien  que  vous.  Je  vous  ai  laissé 
mes  meubles,  qui  valaient  1,000  écus  au  moins.  Je  vous  ai  nourri, 
chauffé,  etc.,  pendant  trois  ans.  Vous  étiez  un  pauvre  petit  maître 
de  musique  qui  ne  gagnait  pas  dix  francs  par  mois.  Je  vous  ai 
trouvé  des  écoliers,  je  vous  ai  mis  à  même  de  gagner  votre  vie... 
Ma  bibliothèque,  qui  valait  800  francs,  mes  habits,  qui  en  valaient 
2,000,  tout  cela  a  été  vendu,  car  vous  avez  tous  deux  la  fureur  de 
vendre,  et  il  y  a  apparence  que  vous  avez  vendu  jusqu'à  votre  hon- 
neur. Vous  avez  bien  fait  de  vous  y  prendre  de  bonne  heure,  car  à 
présent  vous  n'en  trouveriez  rien.  » 

Fréron  a  voulu  rendre  évidemment  insulte  pour  insulte,  il  a 
voulu  prendre  le  ton  et  le  fouet  du  justicier,  il  a  désiré  d'être  dur 
jusqu'à  la  cruauté,  et  il  l'a  été.  Mais  quoi!  cet  homme,  qui  refusait 
opiniâtrement  de  payer  pour  son  beau-frère  une  vieille  créance  de 
bli  livres  12  sous,  donnait  en  une  année  plus  de  12,000  francs  à 
sa  a  noire  sœur  »  et  au  petit  maître  de  musique  qu'elle  avait 
épousé;  il  soldait  les  anciennes  dettes  et  payait  les  nouvelles,  celles 
de  tous  les  jours,  du  boulanger  et  du  rôtisseur;  il  était  venu  en  aide 
aux  siens,  il  les  avait  nourris,  chauffés,  vêtus;  il  leur  avait  lar- 
gement et  généreusement  abandonné  ses  meubles,  ses  habits,  ses 
livres.  Que  veut-on  de  plus?  Le  voilà  jugé.  C'est  dans  une  lettre 
irritée,  furieuse,  toute  frémissante  encore  d'une  grosse  colère  bre- 
tonne, et  où  l'homme  a  visiblenient  fait  effort  pour  être  méchant, 
qu'il  paraît  au  contraire  comme  le  plus  tendre  et  le  meilleur  des 
frères,  le  plus  dévoué  et  le  plus  généreux  des  humains!  Je  veux 
que  ces  vertus  soient  simples,  peut-être  communes  dans  la  condi- 
tion de  Fréron  et  des  siens;  mais  Fréron  n'a  jamais  prétendu  au 
martyre,  il  ne  s'est  point  annoncé  au  monde  comme  un  apôtre  de 
l'humanité  :  c'était  un  simple  bourgeois,  un  journaliste,  un  cri- 
tique. On  vient  de  voir  que  c'était  peut-être  un  honnête  homme,  et 
même  un  bonhomme. 

II. 

Il  reste  à  rappeler  la  lutte  du  critique  avec  les  plus  illustres  écri- 
vains du  dernier  siècle,  lutte  provoquée,  acceptée  et  soutenue  par 
lui  jusqu'à  la  dernière  heure,  et  dans  laquelle  il  rencontra  des  ad- 
versaires plus  redoutables  que  le  sieur  Duché  et  son  cabaretier. 
Dès  17Zi9,  époque  où  Fréron  inaugura  une  nouvelle  revue  critique 


FRÉRON.  89 

de  littérature,  les  Lettres  sur  quelques  écrits  de  ce  temps,  Voltaire 
mande  au  comte  d'Argental  :  «  Pourquoi  permet-on  que  ce  coquin 
de  Fréron  succède  à  Desfontaines?  Pourquoi  souffrir  Raiïiat  après 
Cartouche?  Est-ce  que  Bicètre  est  plein  (1)?  »  Il  semblerait  que 
Fréron  eût  osé  adresser  quelque  critique  au  grand  écrivain.  Le  cas 
ne  serait  point  pendable,  mais  il  n'en  est  rien.  Fréron,  qui  déjà  n'a- 
vait pas  trouvé  de  son  goût  Denys  le  tyran  ^  «  avait  déchiré  d'un 
bout  à  l'autre  »  VAristo?nène  de  Marmontel.  Or  Marmontel  était  le 
protégé  de  Voltaire,  un  disciple  du  maître.  Ainsi,  non-seulement 
Fréron  avait  succédé  à  Desfontaines,  il  n'admirait  pas  suffisamment 
le  génie  dramatique  de  Marmontel.  C'étaient  là,  aux  yeux  de  Vol- 
taire, deux  crimes  irrémissibles,  quoiqu'au  fond  il  fût  sans  doute  du 
même  avis  que  le  critique. 

Mais  si  Fréron  s'attaquait  à  Voltaire,  au  dieu  lui-même,  et  non 
plus  à  ses  saints?  Il  l'osa.  Le  tome  VI^  des  Lettres  sur  quelques 
écrits  de  ce  temps  (2),  de  1752,  s'ouvre  par  ce  portrait  : 

«  S'il  y  avait  parmi  nous,  monsieur,  un  auteur  qui  aimât  passionné- 
ment la  gloire,  et  qui  se  trompât  souvent  sur  les  moyens  de  l'acquérir; 
sublime  dans  quelques-uns  de  ses  écrits,  rampant  dans  toutes  ses  dé- 
marches; quelquefois  heureux  à  peindre  les  grandes  passions,  toujours 
occupé  de  petites;  qui  sans  cesse  recommandât  l'union  et  l'égalité  entre 
les  gens  de  lettres,  et  qui,  ambitionnant  la  souveraineté  du  Parnasse, 
ne  souffrit  pas  plus  que  le  Turc  qu'aucun  de  ses  frères  partageât  son 
trône;  dont  la  plume  ne  respirât  que  la  candeur  et  la  probité,  et  qui 
sans  cesse  tendît  des  pièges  à  la  bonne  foi;  qui  changeât  de  dogme  se- 
lon les  temps  et  les  lieux,  indépendant  à  Londres,  catholique  à  Paris, 
dévot  en  Austrasie,  tolérant  en  Allemagne  :  si,  dis-je,  la  patrie  avait  pro- 
duit un  écrivain  de  ce  caractère,  je  suis  persuadé  qu'en  faveur  de  ses 
talens  on  ferait  grâce  aux  travers  de  son  esprit  et  aux  vices  de  son 
cœur.  » 

Tout  le  monde  reconnut  Voltaire.  Certes ,  ce  portrait  est  un  des 
plus  fins,  des  plus  vrais  et  des  plus  littéraires  que  l'on  connaisse. 
Il  y  a  beaucoup  d'art  et  un  très  grand  bonheur  dans  le  choix  et  la 
place  des  mots  de  cette  longue  période,  si  légère  d'allure.  Toutes 
les  épigrammes  sont  finement  aiguisées  et  portent  comme  des  traits 
lancés  d'une  main  assurée.  L'ironie,  délicate  et  enjouée,  fait  peu  de 
cruelles  blessures;  elle  en  fait  pourtant  quelques-unes,  il  faut  en 
convenir,  mais  si  discrètement  !  Ceux  qui  ne  connaissent  pas  Fré- 
ron, ou,  ce  qui  revient  au  même,  ne  le  jugent  que  sur  la  réputa- 

(1)  Correspondance  générale,  24  juillet  1749. 

(2)  L'article  est  consacré  aux  Mémoires  sur  la  vie  de  mademoiselle  de  Lenclos,  par 
Bret.  Cet  article  de  Fréron  me  paraît  un  petit  chef-d'œuvre,  très  bien  fait  pour  donner 
une  idée  juste  de  la  nature  de  son  talent,  d'une  ironie  fine  et  aimable. 


00  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

tion  qu'on  lui  a  faite,  s'attendent  toujours  à  rencontrer  un  gazetier 
impudent ,  grossier,  mal  élevé,  au  verbe  haut,  à  la  voix  rogue  et 
dure;  ils  s'imaginent  que  Fréron  avait  volontiers  l'insulte  à  la 
bouche,  et  qu'il  se  vengeait  du  dédain  et  de  la  haine  des  libres 
pensem's  en  les  injuriant.  C'est  trop  juger  les  écrivains  catholiques 
du  dernier  siècle  par  quelques-uns  de  ceux  du  nôtre. 

Si  Fréron  n'était  pas  un  humaniste,  il  avait  du  moins  fait  de 
bonnes  humanités.  Ses  excellens  maîtres,  les  pères  jésuites  de  ce 
temps-là,  lui  avaient  inspiré  l'amour  de  nos  grands  classicpies;  il 
avait  le  culte  de  Boileau  et  de  Racine;  il  possédait  les  traditions  du 
goût  et  du  génie  littéraire  de  notre  nation;  il  respectait  trop  la  langue 
française  pour  l'avilir  par  un  parler  bas  et  vulgaire;  à  l'école  de  Des- 
préaux et  de  Desfontaines,  il  apprit  à  estimer  l'office  de  la  critique, 
et,  sans  parler  de  mission  ni  d'apostolat,  il  sut  toujours  garder  le 
respect  de  soi-même.  On  ne  le  prendra  pas  à  traiter  de  Mandrins 
ceux  qui  l'appellent  Cartouche.  Dans  les  conjonctures  les  plus  graves 
pour  lui,  quand  ses  adversaires  sont  sur  le  point  de  triompher,  qu'ils 
ont  la  faveur  du  ministre  ou  l'oreille  de  la  favorite,  quand  ses  feuilles 
peuvent  être  supprimées  d'un  moment  à  l'autre  et  qu'il  ignore  cha- 
que soir  s'il  ne  se  réveillera  pas  le  lendemain  dans  quelque  prison 
d'état,  Fréron  écrit  sur  les  ouvrages  de  ses  plus  mortels  ennemis 
de  ce  ton  uni  et  calme  d'homme  du  monde,  avec  cette  politesse  de 
lettré  et  cette  pointe  d'ironie  souvent  imperceptible  qui  font  du 
portrait  de  Voltaire  une  des  meilleures  pages  de  la  littérature  fran- 
çaise au  xviii^  siècle. 

Voltaire  ne  pouvait  être  de  ce  sentiment.  Tl  entra  en  fureur,  et 
de  Berlin,  où  il  se  trouvait  alors,  il  mit  en  mouvement  M""®  Denis  et 
fit  agir  à  Paris  tous  ses  amis  auprès  de  Malesherbes,  le  directeur 
de  la  librairie.  Il  voulait  qu'on  ôtât  à  Fréron  a  le  droit  qu'il  s'était 
arrogé  de  vendre  les  poisons  de  la  boutique  de  l'abbé  Desfontaines.  » 
En  d'autres  termes  et  à  défaut  d'une  lettre  de  cachet  pour  faire 
enfermer  Fréron,  il  demandait  qu'on  brisât  la  plume  de  l'audacieux 
gazetier.  Les  amis  de  Voltaire  étaient  déjà  puissans  :  ils  arrachèrent 
à  Malesherbes  l'ordre  de  suspendre  les  Lettres  sur  quelques  écrits. 
Mais  ce  qui  prouve  que  tous  les  gens  d'esprit  n'étaient  point  avec 
l'homme  de  France  qui  en  avait  le  plus,  c'est  cette  épigramme  ; 

La  larme  à  l'œil,  la  nièce  d'Arouet 

Se  complaignait  au  surveillant  Jlalsherbe, 

Que  l'écrivain,  neveu  du  grand  Malherbe  (1), 

Sur  notre  épique  osât  lever  le  fouet. 

—  Souffrirez-vous,  disait-elle  à  l'édile, 

Que  chaque  mois  ce  critique  enragé 

Sur  mon  pauvre  oncle  à  tout  propos  distile 

Le  fiel  piquant  dont  son  cœur  est  gorge? 

(1)  Fréron  descendait  par  les  ifemmes  du  poète  Malherbe. 


FRERON.  91 

—  Mai3,  dit  le  chef  de  notre  librairie, 
Notre  Aristarque  a  peint  do  fantaisie 
Ce  monstre  en  l'air  que  vous  réalisez. 

—  Ce  monstre  en  l'air?  Votre  erreur  est  extrême, 
Repond  la  nièce;  eli!  monseigneur,  lisez; 

Ce  monstre-là,  c'est  mon  oncle  lui-môme! 

S'il  faut  en  croire  certain  pamphlet  du  temps,  c'est  à  Voltaire 
lui-même  que  Frcron  aurait  dû  de  pouvoir  reprendre  la  plume. 
Voltaire  en  effet  se  vanta  d'avoir  «  demandé  sa  grâce  à  M.  de  Males- 
lierbes  (1).  »  Rien  ne  paraît  plus  vraisemblable  pour  qui  connaît 
Voltaire.  Il  n'est  point  d'esprit  sublime  qui  n'ait  été  plus  souvent 
troublé  et  obscurci  par  les  fumées  d'un  tempérament  presque  tou- 
jours semblable  à  un  volcan  en  éruption;  mais,  à  la  première  éclair- 
cie,  la  raison  et  le  cœur  de  ce  grand  homme  reprenaient  le  dessus, 
dominaient  le  tumulte  des  passions  déchaînées  et  découvraient  la 
justice  à  la  pure  lumière  de  l'amour. 

Les  Lettres  de  Fréron  reparurent  au  bout  de  quelques  mois.  Le 
critique  connaissait  trop  bien  Voltaire  pour  croire  à  une  longue 
trêve.  J'estiir.e  même  qu'il  eût  été  fâché  de  le  voir  amender  ses  dé- 
fauts, pardonner  les  offenses  et  aimer  ses  ennemis,  car  le  portrait 
qu'il  avait  fait  n'eût  plus  été  ressemblant.  Fréron  ne  désarma  pas; 
il  attaqua  même,  toujours  avec  une  grande  modération  dans  la 
forme,  mais  avec  plus  de  fermeté  et  de  résolution  que  par  le  passé. 
Les  jésuites,  le  roi  de  Pologne  Stanislas,  la  petite  cour  du  dauphin 
et  de  Mesdames,  le  poussèrent  dans  une  voie  fausse  et  qui  n'était 
pas  la  sienne.  Le  siècle  devenait  philosophe,  c'est-à-dire  incroyant, 
déiste  ou  athée;  le  libre  examen  ébranlait  les  fondemens  du  trône 
et  de  l'autel;  dans  les  salons  comme  dans  les  cafés,  au  Palais-Royal 
et  dans  Versailles  même,  on  s'occupait  bien  plus  de  métaphysique 
et  de  théories  économiques  que  de  petits  vers  et  de  tragédies. 
L'Encyclopédie,  c'est-à-dire  la  science,  avait  détrôné  la  littérature. 
Dans  les  livres  comme  dans  les  lettres,  il  n'était  plus  question  que 
de  philosophes  et  d'encyclopédistes.  Voilà  l'ennemi  qu'on  avait 
signalé  au  critique. 

Fréron  eût  préféré  d'autres  adversaires.  Ainsi  que  les  gens  de 
goût  de  l'ancienne  école,  il  se  piquait  d'ignorer  les  sciences.  La 
philosophie  était  pour  lui  une  disciplme  d'école.  Il  lui  semblait 
aussi  indécent  de  parler  de  telles  choses  devant  les  personnes  du 
monde  que  de  physique  ou  de  médecine.  Quand  on  discutait  devant 
lui  de  l'origine  de  l'univers,  des  êtres  et  des  sociétés,  il  demeurait 
stupide.  Il  pensait  en  lui-même  que  ceux  qui  prenaient  à  cœur  de 
résoudre  de  pareils  problèmes  pourraient  bien  être  fous  à  lier.  La 
solution,  Fréron  l'avait  trouvée  dès  ses  plus  jeunes  ans,  lorsqu'il 

(1)  Correspondance  générale,  22  juillet  1752. 


92  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

étudiait  au  noviciat  de  la  rue  du  Pot-de-Fer.  Depuis  il  avait  grandi 
et  oublié  son  rudiment.  L'étrange  manie  qu'avaient  les  gens  de 
vouloir  refaire  le  catéchisme  !  Il  y  a  un  peu  d'ahurissement  dans 
l'attitude  de  Fréron  devant  Diderot,  D'Alembert  et  les  autres  ency- 
clopédistes. Il  en  convient  lui-même  :  «  Je  vois  évidemment,  écri- 
vait Fréron  dès  1760,  qu'une  nouvelle  manière  de  penser  et  d'exister 
s'est  emparée  de  toutes  les  tètes  françaises,  et  que  les  idées  que 
j'ai  eues  jusqu'à  présent  sont  d'une  absurdité  à  me  faire  regarder 
comme  un  imbécile,  un  ostrogoth,  un  être  digne  de  mépris,  ou  tout 
au  moins  de  commisération  (1).  »  C'est  bien  cela,  et  Fréron  ne  sa- 
vait pas  si  bien  dire;  mais  voilà  précisément  ce  qui  le  fâchait. 

A  l'égard  des  encyclopédistes  et  des  philosophes,  sa  critique  est 
des  plus  simples  :  il  les  trouve  obscurs  et  ne  peut  les  entendre.  Il 
laisse  le  fond  de  leurs  écrits  et  ne  s'attache  qu'à  la  forme;  mais 
l'ordonnance  et  l'économie  du  discours  lui  paraissent  aussi  incom- 
préhensibles que  la  matière.  Contraint  de  plier  son  esprit  à  ce  dur 
labeur,  il  semble  qu'on  le  voit  et  l'entend  soupirer,  poser  et  re- 
prendre le  livre,  lire,  relire  vingt  fois  la  même  phrase  sans  pouvoir 
s'en  tirer,  et  finalement  s'endormir  sur  quelque  in-folio  de  VEncy- 
clopédie.  Le  réveil  est  terrible  :  c'est  celui  d'un  magister  qui  se  sent 
pris  en  faute  devant  ses  écoliers  et  qui  à  tort  et  à  travers  distribue 
des  pensums  et  des  punitions.  Prenons,  par  exemple,  le  discours 
de  réception  de  D'Alembert  à  l'Académie  française.  Le  philosophe 
avait  remarqué,  à  propos  de  Descartes  et  de  Newton,  si  éloquens  lors- 
qu'ils parlent  de  Dieu,  du  temps  et  de  l'espace,  que  «  ce  qui  nous 
élève  l'esprit  ou  l'âme  est  la  matière  propre  de  l'éloquence.  »  L'an- 
cien régent  de  collège  se  réveille  ici  et  croit  se  retrouver  sur  son 
terrain  :  il  s'agit  de  définir  l'éloquence.  Fréron  objecte  à  D'Alem- 
bert que  «  le  propre  de  l'éloquence  est  non  pas  d'élever  l'esprit  ou 
l'âme,  mais  de  persuader  et  de  toucher,  de  convaincre  l'esprit  et 
d'émouvoir  le  cœur.  Que  ne  s'en  tient-on,  continue-t-il,  aux  an- 
ciennes définitions  de  l'éloquence,  qui  sont  très  bonnes,  sans  en 
aller  chercher  de  neuves  qui  ne  sont  pas  justes!  »  Yoilà  ce  que  c'est 
que  d'avoir  conservé  ses  cahiers  de  rhétorique!  Dans  cet  article, 
comme  en  son  compte-rendu  des  Pensées  sur  V interprétation  de  la 
nature^  de  Diderot,  Fréron  ne  manque  pas  de  reprocher  au  phi- 
losophe «  un  peu  d'entortillage  et  d'obscurité.  »  La  faute  en  est 
surtout  à  l'étude  de  la  philosophie,  qui  commence  à  prévaloir  sur 
la  belle  littérature.  Or  «  l'amour  de  la  philosophie  poussé  à  l'excès, 
répétait  le  critique,  nuit  aux  beaux-arts  et  au  bon  goût.  »  Qui  se 
trompe  de  Fréron  ou  des  philosophes?  D'Alembert  voit  une  cause 
d'élévation  pour  l'âme  humaine  dans  «  le  contraste  entre  le  peu 

(1)  L'Année  littéraire,  1700,  III. 


FRERON.  93 

d'espace  que  nous  occupons  dans  l'univers  et  l'étendue  immense 
que  nos  réflexions  osent  parcourir  en  s'élançant,  pour  ainsi  dire,  du 
centre  étroit  où  nous  sommes  placés.  »  Cette  pensée,  qui  est 
très  belle  et  très  claire,  n'a  que  le  tort  de  rappeler  une  des  pensées 
les  plus  sublimes  et  les  plus  justement  célèbres  de  Pascal.  Fréron, 
qui  n'avait  sans  doute  pas  lu  Pascal  chez  les  jésuites,  n'a  pas  l'air 
de  connaître  le  passage  classique  dont  nous  parlons.  Il  se  trouve 
encore  arrêté  par  «  l'obscurité  »  du  texte  et  avoue  que  ses  lumières 
naturelles  ne  la  sauraient  percer.  «  Je  n'entends  pas  trop,  dit-il, 
la  pensée  de  l'auteur,  lorsqu'il  dit  que  ce  qui  nous  anéantit  nous 
élève,  que  ce  qui  nous  rapetisse  nous  rend  grands.  » 

Il  y  voyait  plus  clair  quand  il  avait  à  examiner  quelque  ouvrage 
purement  littéraire  sorti  de  la  plume  d'un  philosophe.  Le  goût  très 
fin  et  très  classique  de  Fréron  était  surtout  blessé  par  le  pathos,  le 
ton  déclamatoire  et  lyrique  qui  domine  en  tant  de  pages,  d'ailleurs 
fort  éloquentes,  de  Diderot  et  de  Rousseau.  On  est  trop  enclin  à  ju- 
ger, par  ces  écrivains  célèbres,  de  la  nature  véritable  du  style  au 
xviii«  siècle.  Montesquieu,  Yoltaire,  Grimm,  D'Alembert,  M'"*"  du 
Deffant,  n'ont  rien  de  cette  emphase  sentimentale  qui  n'offense  pas 
moins  notre  goût  que  celui  de  Fréron.  Le  critique  représentait  donc 
la  pure  tradition  des  lettres  françaises  lorsqu'il  écrivait,  dans  son 
examen  du  Discours  sur  V origine  et  les  fondemens  de  l'inégalité 
parmi  les  hommes  :  «  Après  un  exorde  diffus,  où  M.  Rousseau  se 
suppose  modestement  dans  le  Lycée  d'Athènes,  ayant  les  Platon  et 
les  Xcnocrate  pour  juges ,  et  le  genre  humain  pour  auditeur,  il 
élève  la  voix  et,  de  ce  ton  qu'affecte  ridiculement  et  en  toute  occa- 
sion une  certaine  bande  anséatique  de  prétendus  philosophes,  il 
s'écrie  :  O  homme,  écoute j  voici  ton  histoire  (1).  »  Qui  n'en  dirait 
autant  de  l'exorde  emphatique  des  Pensées  de  Diderot  sur  l'inter- 
prétation  de  la  nature  :  «  Jeune  homme,  prends  et  lis!  » 

Mais,  à  l'époque  où  il  écrivait,  Fréron  devait  user  de  tant  de  pru- 
dence et  de  ménagement  envers  les  amis  des  maîtresses  du  roi  et 
les  puissans  maîtres  de  l'opinion,  qu'il  y  perdait  beaucoup  de  ses 
avantages.  On  avouera  en  effet  que  ce  n'est  pas  précisément  par  le 
génie  épique  ou  dramatique  que  les  encyclopédistes  se  recomman- 
dent de  la  postérité.  Aussi,  dès  que  l'un  d'eux  publiait  un  poème  ou 
une  tragédie,  Fréron  taillait  sa  meilleure  plume  et  s'apprêtait  à  lui 
dire  la  vérité.  Justement,  en  1757,  Diderot  donna  au  public  une 
grosse  tragédie  en  cinq  actes  et  en  prose,  un  drame  larmoyant,  le 
Fils  îiaturel,  que  Fréron  trouve  «  détestable  »  et  considère  comme 
un  attentat  «  contre  le  bon  sens  et  le  bon  goût.  »  Yoilà  sa  pensée 
vraie,  non  pas  telle  qu'il  l'eût  exprimée  dans  ses  feuilles,  car  il  ré- 

(1)  L'Année  littéraire,  1755,  VII,  37. 


9&  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pugnait  à  se  servir  d'expressions  aussi  fortes,  mais  telle  qu'il  la  ré- 
vélait à  Malesherbes  dans  une  lettre  particulière  (1). 

On  avait  déjà  imprimé  seize  pages  de  la  critique  du  Fils  naturel i 
Fréron  avait  lu  l'article  à  mesure  qu'il  le  faisait,  et  le  public  atten- 
dait, lorsqu'il  apprit  que  M.  de  Malesherbes  voulait  le  réconcilier 
avec  Diderot!  Ce  jour-là  Fréron  dut  croire  que  le  chef  de  la  librai- 
rie était  aussi  devenu  fou.  Il  proteste  à  M.  de  Malesherbes  qu'il  est 
trop  jaloux  de  lui  plaire  pour  avoir  un  instant  balancé  sur  le  parti 
qu'il  avait  à  prendre  :  «  Il  suffit  que  vous  désiriez  que  nous  vivions 
en  bonne  intelligence,  M.  Diderot  et  moi,  pour  que  je  m'y  prête  de 
bonne  grâce.  »  Mais  il  ne  peut  croire  que,  de  la  part  des  encyclo- 
pédistes, ce  désir  de  rapprochement  soit  sincère.  Il  soupçonne  un 
piège  et  se  flatte  même  d'avoir  éventé  le  complot  :  Diderot  vise  à 
l'Académie  ;  on  ne  pouvait  empêcher  Fréron  de  parler  du  Fils  na- 
turel, «  le  seul  ouvrage  que  Diderot  ait  écrit  du  genre  de  l'Acadé- 
mie; »  qu'ont  fait  les  encyclopédistes?  Ils  ont  imaginé  de  le  rendre 
l'ami  de  passage  de  Diderot,  uniquement  pour  que  sa  comédie  ne  fût 
point  tournée  en  ridicule,  «  bien  déterminés,  ajoute  Fréron,  après 
qu'ils  auront  obtenu  ce  qu'ils  veulent  pour  le  moment,  à  rire  de  ma 
simplicité  d'avoir  donné  dans  ce  piège,  »  Et  Fréron  énumère  à  M.  de 
Malesherbes  toutes  les  raisons  qu'il  a  de  se  plaindre  de  ces  philoso- 
phes qui  l'ont  fait  mettre  à  la  Bastille,  qui  lui  ferment  toutes  les 
voies  aux  récompenses  littéraires,  qu'il  «  croit  mériter  aussi  bien 
qu'eux  pour  le  moins,  »  et  qui  le  flétrissent  dans  le  monde  par  mille 
infâmes  calomnies.  Si  l'on  pensait  qu'il  a  fait  les  premières  avances, 
on  lui  prêterait  une  lâcheté  à  laquelle  il  ne  s'abaissera  jamais,  a  Je 
ne  crains,  s'écrie  fièrement  le  critique,  je  ne  crains  ni  M.  Diderot 
ni  aucun  de  ces  messieurs  (2).  » 

Ce  qui  faisait  reculer  Fréron  devant  la  pensée  d'un  rapproche- 
ment avec  Diderot  et  ses  amis,  c'était  bien  moins  l'hérésie  religieuse 
ou  politique  que  l'hérésie  littéraire.  «  Diderot  et  les  siens,  disait 
Fréron  à  M.  de  Malesh3rbes,  sont  des  novateurs  très  dangereux  en 
matière  de  littérature  et  de  goût,  pour  ne  parler  que  de  ces  sujets, 
les  seuls  qui  soient  de  ma  compétence;  c'est  sur  eux  principalement 
que  doivent  tomber  les  traits  de  la  critique.  »  Peut-être  n'eût-il  pas 
tenu  un  langage  aussi  peu  chrétien ,  aussi  dégagé  des  intérêts  su- 
périeurs de  la  foi  et  des  bonnes  mœurs,  devant  la  reine  ou  le  dau- 

(1)  Cette  lettre  inédite,  très  belle  et  très  curieuse,  vient  d'ôtrc  publiée  et  commentée 
par  M.  Etienne  Charavay,  avec  le  savoir  exact  et  minutieux,  le  tact  achevé  et  délicat 
dont  cet  archiviste  est  coutumicr.  Voyez  Diderot  et  Fréron,  documens  sur  les  rivalités 
littéraires  au  dix-huitième  siècle.  Paris,  Lemerre  1 875. 

(2)  En  répondant  k  ime  lettre  de  La  Condaœine  (vers  1754?),  Fréron  disait  déjà  • 
o  ...  Et  vous  verrez  qu'un  Breton  n'est  point  fait  pour  sacrifier  à  un  vil  intérêt  ses 
sentimens  et  ses  amis.  »  Mémoires  et  correspondances  historiques  et  littéraires  inédits, 
publiés  par  M.  Charles  Nisard  (Paris  1858),  p.  140, 


FRERON.  05 

phin  de  France,  —  mais  c'est  qu'alors  il  eût  été  moins  sincère.  Nous 
touchons  ici  au  fond  de  sa  pensée  :  comme  tous  les  purs  lettrés,  il 
s'inquiétait  peu  de  la  qualité  des  doctrines  et  ne  considérait  que  la 
façon  dont  les  choses  étaient  dites.  Or  l'auteur  du  Fils  naturel,  qui 
était  déjà  le  père  d'un  gros  livre  érudit  et  ennuyeux  au  gré  de  Fré- 
ron,  V  Encyclopédie  y  venait  d'exposer  sur  le  théâtre  de  Corneille  et 
de  Racine  une  sorte  de  monstre  sans  nom,  en  dépit  de  La  Chaussée, 
un  drame  bourgeois,  une  comédie  larmoyante,  dont  Boileau  eût 
purgé  la  scène  française  !  On  juge  de  sa  douleur  quand,  son  article 
écrit,  —  un  article  auquel  il  avait  travaillé  «  plus  de  huit  jours,  » 
—  il  crut  voir  se  dresser  tout  à  coup  à  ses  côtés ,  souriant  et  lui 
tendant  la  main,  le  détestable  auteur  d'une  pièce  plus  détestable 
encore!  La  fortune  lui  épargna  cette  honte  et  ce  chagrin.  Diderot 
et  Fréron  ne  se  réconcilièrent  point.  Seulement  le  critique,  par 
égard  pour  M.  de  Malesherbes,  consentit  à  se  taire  quelques  mois 
sur  le  Fils  naturel.  Quand  on  n'en  paria  plus,  il  publia  son  examen. 
Il  le  fît  avec  une  modération  et  une  discrétion  qu'il  faut  bien  recon- 
naître, et  qui  ne  sont  plus  guère  dans  nos  mœurs.  «  Je  suis  bien 
sûr,  disait-il  en  parlant  du  Fils  naturel,  de  ne  point  blesser,  dans 
l'examen  que  j'en  vais  faire,  les  égards  que  mérite  M.  Diderot.  Je 
suis  certain  encore,  d'après  tout  ce  qu'on  m'a  dit  de  son  caractère 
et  de  sa  façon  de  penser,  qu'il  est  moins  fait  qu'un  autre  pour  s'in- 
digner avec  hauteur  d'une  critique  juste,  honnête  et  polie.  » 

Dans  ces  derniers  mots,  Fréron  fait  allusion  à  la  susceptibilité  de 
Voltaire  ou  peut-être  de  D'Alembert.  Sainte-Beuve,  dans  un  article 
sur  Malesherbes,  a  cité  une  lettre  où  ce  savant  demande  «  jus- 
tice ))  au  chef  de  la  librairie  d'une  note  dans  laquelle  Fréron  a  osé 
citer  un  de  ses  ouvrages.  L'outrage  était  sanglant  en  effet  et  criait 
vengeance.  D'Alembert  paraît  ici  et  ailleurs  encore  (1)  comme  un  de 
ces  apôtres  de  la  liberté  qui  seraient  les  pires  tyrans  de  l'humanité 
s'il  leur  était  jamais  donné  de  la  gouverner.  En  attendant,  ces  amis 
du  droit  et  de  la  justice  persécutent  leur  famille  (quand  ils  en  ont 
une),  dénoncent  leurs  adversaires  à  l'autorité  et  trouvent  tout  na- 
turel d'envoyer  leurs  censeurs  à  la  Bastille.  Voici  cette  lettre  de 
D'Alembert,  «  qui,  dit  Sainte-Beuve,  voulant  toute  liberté  et  toute 
licence  pour  lui,  n'en  souffrait  aucune  chez  les  autres  :  » 

«  Monsieur, 
«  Mes  amis  (2)  me  forcent  à  rompre  le  silence  que  j'étais  résolu  de 

(1)  Voyez,  dans  l'Espion  anglais,  le  plaisant  démêlé  qu'eut  D'Alembert,  en  1755, 
avec  le  père  Tolomas,  régent  de  rhétorique  au  collège  de  Lyon,  et  la  lettre,  d'une  va- 
nité si  ridicule,  qu'il  écrivit  à  la  Société  royale  de  Lyon. 

(2)  Sainte-Beuve  ajoute  ici  entre  parenthèses  :  «  Les  amis  servent  toujours  à.  mer- 
veille en  ces  occasionvlà,  » 


96  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

garder  sur  la  dernière  feuille  de  Fréron.  L'auteur  des  Cacouacs  (1),  en 
attaquant  VEncyclopcdie  en  général  et  quelques-uns  des  auteurs  en  par- 
ticulier, avait  jugé  à  propos  de  ne  rien  dire  nommément  contre  moi;  il 
a  plu  à  Fréron  de  ne  pas  suivre  cet  exemple.  Dans  un  endroit  des  Ca- 
couacs, il  est  parlé  de  la  géométrie  :  Fréron,  en  rapportant  cet  endroit, 
a  ajouté  une  note  dans  laquelle  il  cite  un  de  mes  ouvrages,  pour  faire  con- 
naître que  l'auteur  a  voulu  me  désigner  en  cet  endroit,  quoique  la 
phrase  qu'il  rapporte  ne  se  trouve  dans  aucun  de  mes  ouvrages.  Mes 
amis  m'ont  représenté,  monsieur,  que  les  accusations  de  l'auteur  des 
Cacouacs  étaient  trop  graves  et  trop  atroces  pour  que  je  dusse  souffrir 
d'y  être  impliqué  nommément;  je  prends  donc  la  liberté  de  vous  porter 
mes  plaintes  du  commentaire  que  Fréron  a  fait  à  mon  sujet,  et  de  vous 
en  demander  justice.  » 

Malesherbes,  qui  était  l'ami  des  philosophes,  mais  qui  l'était  en- 
core plus  de  l'équité  et  de  la  tolérance  littéraire,  refusa  de  punir 
Fréron.  C'était  un  des  principes  les  plus  fermes  de  ce  sage  en  ma- 
tière de  presse,  que  la  critique  littéraire  devait  être  permise,  et  que 
l'examen  d'un  livre  dans  lequel  l'auteur  n'est  jugé  que  d'après  son 
œuvre  est  critique  littéraire.  Il  fît  pourtant  quelques  remontrances 
à  Fréron,  qui  répondit,  au  jugement  de  Sainte-Beuve,  «  avec  toute 
sorte  d'esprit  et  de  justesse  (2).  » 

«  Monsieur, 

«  Il  m'est  impossible  de  vous  envoyer  la  note  des  articles  encyclo- 
pédiques où  je  suis  directement  ou  indirectement  attaqué.  Je  n'ai  jamais 
lu  toute  VEncyclopklie  ni  ne  la  lirai  jamais,  à  moins  que  je  ne  commette 
quelque  grand  crime,  et  que  je  ne  sois  condamné  au  supplice  de  la 
lire.  D'ailleurs  ces  messieurs  me  font  venir  à  propos  de  botte  dans  les 
articles  les  plus  indifférens  et  où  je  ne  soupçonnerais  jamais  qu'il  fût 
question  de  moi.  On  m'a  dit  qu'à  l'article  Cependant,  par  exemple,  il  y 
avait  deux  traits,  l'un  contre  Dieu,  l'autre  contre  moi;  mais  l'article  où 
ils  se  sont  le  plus  déchaînés  sur  mon  compte,  c'est  l'article  Critique;  il 
y  en  a  mille  autres  que  je  ne  me  rappelle  pas  et  mille  autres  que  je  n'ai 
pas  lus.  » 

Puis  Fréron  recommence  la  kyrielle  de  ses  récriminations  contre 
les  encyclopédistes  qui  l'ont  fait  mettre  à  la  Bastille,  qui  se  sont 
efforcés  de  lui  ôter  la  protection  du  roi  de  Pologne,  qui  ont  pensé 
le  faire  chasser  de  l'académie  de  Nancy,  qui  ont  écrit  mille  horreurs 
sur  son  compte  à  la  cour  de  Lunéville,  etc.  Ce  qui  est  piquant,  c'est 
qu'à  cette  date  (27  janvier  1758),  il  y  avait  quatre  ans  que  le  roi 

(1)  Plaisanterie  de  Moreau  contre  les  encyclopédistes. 

(2)  Sainte-Beuve  n'avait  public  qu'une  partie  de  la  réponse  de  Fréron.  M.  Etienne 
Charavay  a  donné  la  lettre  tout  entière  dans  l'excellent  opuscule  déjà  cité. 


FRERON.  97 

de  Prusse  avait  agréé  Fréron  pour  être  de  l'académie  de  Berlin. 
«  Lorsque  Diderot  et  D'Alembert  le  surent,  prétend  l'illustre  cri- 
tique, ils  signifièrent  à  M.  de  Maupertuis  qu'ils  renverraient  leurs 
patentes  si  j'étais  reçu.  »  Il  faut  avouer  que  Fréron  avait  de  justes 
sujets  de  n'aimer  pas  les  encyclopédistes.  En  tout  cas,  il  était  dans 
son  droit  :  il  avait  le  beau  rôle  ;  mais  vers  la  fm  de  sa  lettre  à  Ma- 
lesherbes  il  s'exalte  trop  lui-même  et  s'échappe  à  écrire  : 

«  Ils  ont  beau  écrivailler,  s'exalter  réciproquement,  faire  les  enthou- 
siastes, mettre  dans  leur  parti  des  femmes  et  des  petits-maîtres;  ils  ne 
seront  jamais  que  d'insolens  médiocres.  Je  crois  que  je  m'y  connais  un 
peu,  monsieur;  je  sais  ce  qu'ils  valent,  et  je  sens  ce  que  je  vaux.  Qu'ils 
écrivent  contre  moi  tant  qu'ils  voudront,  je  suis  bien  sûr  qu'avec  un 
seul  trait  je  ferai  plus  de  tort  à  leur  petite  existence  littéraire  qu'ils  ne 
pourront  me  nuire  avec  des  pages  entières  de  Y  Encyclopédie.  Ils  le  sen- 
tent eux-mêmes,  et  c'est  parce  que  leur  plume  ne  sert  pas  bien  leur 
haine  qu'ils  ont  recours  à  d'autres  moyens  pour  se  venger.  A  cet  égard, 
ils  auront  toujours  l'avantage  sur  moi.  J'ignore  l'art  des  intrigues  sourdes 
et  des  basses  manœuvres.  » 

C'est  presque  du  délire;  mais  le  toréador  serait  mal  venu  à  se 
plaindre  de  la  fureur  du  taureau  qu'il  excite.  Fréron  d'ailleurs  se 
livre  ici  à  tout  son  ressentiment  dans  l'intimité,  dans  le  secret 
d'une  lettre  confidentielle.  Sa  colère  apaisée,  la  tête  refroidie,  il  va 
reprendre  sa  plume  de  critique  et  discuter,  souvent  avec  une  mor- 
dante ironie,  mais  du  meilleur  ton,  les  qualités  et  les  défauts  litté- 
raires des  livres  de  Voltaire,  de  D'Alembert  et  de  Diderot.  On  n'en 
peut  dire  autant  de  ceux-ci.  A  la  distance  où  nous  sommes  de  cette 
époque,  et  avec  nos  préjugés,  nous  avons  peine  à  comprendre  l'a- 
charnement qu'ont  mis  ces  grands  hommes  à  poursuivre  Fréron 
per  fas  nefasque.  C'est  qu'il  n'y  a  pas  de  grands  hommes  pour  les 
contemporains,  il  n'y  en  a  que  pour  la  postérité.  L'idée  que  nous 
nous  faisons  du  grand  homme  est  aussi  erronée  que  celle  qu'on 
avait  autrefois  du  génie  ou  de  la  sainteté.  Il  n'est  rien  de  tel  pour 
dissiper  les  préjugés  à  cet  égard  que  de  lire  la  Correspondance  de 
Voltaire.  Je  nomme  Voltaire,  parce  que  c'est  le  plus  beau  génie  de 
notre  xviii«  siècle,  l'esprit  le  plus  vif  et  le  plus  lumineux  de  tous 
les  siècles.  Ce  n'était  pourtant  qu'un  homme,  —  c'est-à-dire  un 
être  pétri  de  vertus  et  de  vices,  d'astuce  et  de  franchise,  de  vanité 
et  d'humilité,  de  malice  et  de  bonté,  d'avarice  et  de  générosité, 
d'hypocrisie  et  de  sincérité,  tour  à  tour  d'une  cruauté  et  d'une  ten- 
dresse que  rien  n'égale,  digne  ou  rampant  selon  l'occasion,  apôtre 
qui  par  momens  laisse  percer  les  griffes  du  tigre,  Protée  rompu  à 

TOMB  IX.  —  1877.  7 


98  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

toutes  les  métamorphoses,  réunissant  en  soi  tous  les  contrastes 
comme  la  nature  elle-même,  et,  comme  elle  aussi,  au-dessus  de 
tous  les  petits  jugemens  étroits,  relatifs  et  bornés  d'une  morale 
mesquine. 

Contre  Fréron,  Voltaire  s'est  tout  permis,  sans  scrupules,  sans 
remords.  «  Il  semble  que  cet  homme,  a-t-il  dit  en  parlant  du  cri- 
tique, soit  le  cadavre  d'un  coupable  qu'on  abandonne  au  scalpel  des 
chirurgiens.  »  Deux  ans  après  la  lettre  de  Fréron  à  Malesherbes 
que  nous  venons  de  citer,  on  voit  paraître  coup  sur  coup  la  satire 
du  Pauvre  Diable,  où  Fréron,  une  trentaine  de  vers  durant,  est 
fouetté  jusqu'au  sang;  VÉcossaise,  où  le  critique  est  rais  au  pilori 
en  plein  Théâtre-Français;  \q%  Anecdotes  sur  Fréron^  que  la  Corres- 
poiulance  de  Grimm  elle-même  appelle  un  «  tas  d'ordures  détesta- 
bles; »  enfin  le  XYIII''  chant  de  la  Purelle,  où  Voltaire  a  mis  ses 
ennemis  en  capilotade,  où  il  nous  les  montre,  Fréron  en  tête,  en- 
chaînés deux  à  deux,  traversant  la  forêt  d'Orléans  :  ils  sont  en 
route  pour  Marseille,  où  ils  rameront  sur  les  galères  de  l'état.  Vol- 
taire a  dit  et  écrit  cent  fois  que  Fréron  avait  été  aux  galères  ;  il  a 
dû  finir  par  le  croire. 

L'Écossaise  fut  représentée  le  26  juillet  1760.  On  connaît  le 
sujet  et  la  fortune  de  cette  comédie  larmoyante,  une  des  plus  mé- 
diocres de  Voltaire.  La  toile  se  lève  sur  un  café  de  Londres;  dans 
un  coin,  auprès  d'une  table  sur  laquelle  il  y  a  une  écritoire,  Fre- 
lon (1)  lit  la  gazette.  Il  est  là  comme  chez  lui;  il  donne  audience 
aux  autjpurs  et  rédige  ses  feuilles  en  causant  de  la  pièce  nouvelle 
avec  les  habitués  du  café.  Il  sèche  d'envie.  On  donne  des  places 
aux  gens  de  lettres,  des  pensions  aux  officiers,  des  récompenses 
à  des  inventeurs  de  machines.  A  lui,  rien,  a  Cependant,  s'écrie-t-il, 
je  rends  service  à  l'état;  j'écris  plus  de  feuilles  que  personne,  je 
fais  enchérir  le  papier...  Je  voudrais  me  venger  de  tous  ceux  à  qui 
on  croit  du  mérite.  Je  gagne  déjà  quelque  chose  à  dire  du  mal.  Si 
je  puis  parvenir  à  en  faire,  ma  fortune  est  faite.  »  Et  il  fait  comme 
il  dit.  Il  sert  la  jalousie  d'une  mégère,  surprend  les  secrets  d'une 
famille,  dénonce  les  gens  à  la  police,  joue  le  rôle  d'un  espion,  d'un 
bravo,  d'un  vil  entremetteur.  Dès  la  seconde  scène,  un  personnage 
s'étonne  qu'on  ne  l'ait  pas  encore  montré  en  public,  «  le  cou  dé- 
coré d'un  collier  de  fer  de  quatre  pouces  de  hauteur.  » 

On  le  voit,  ce  n'est  pas  la  satire  d'un  critique  que  Voltaire  a  mise 
sur  la  scène.  C'est  un  homme,  Fréron,  qu'il  a  voulu  exposer  au 
pilori.  Or,  cet  homme,  nous  le  connaissons.  Malesherbes  lui  écrit 

(1)  A  la  représentation,  d'après  la  volonté  de  Voltaire  (Correspondance,  25  mai  1760), 
au  lieu  de  Frelon  on  prononça  le  mot  anglais  wasp,  «.  frelon,  »  «  guêpe.  »  Le  critique 
avait,  dit-il,  prié  les  comédiens  de  conserver  le  nom  de  Frelon,  et  môme  de  mettre 
celui  de  Fréron,  «  s'ils  croyaient  que  cela  put  contribuer  au  succès  de  la  pièce.  » 


avec  bonté  et  le  défend  contre  l'intolérance  et  l'injustice  de  ses  ad- 
versaires; le  duc  de  Choiseul  l'emploie  et  le  protège;  le  roi  de  Po- 
logne, le  dauphin,  Mesdames,  lui  donnent  maintes  preuves  de  leur 
estime;  la  reine  enfin,  Marie  Leczinska,  jette  un  moment  les  yeux 
sur  Fréron  pour  en  faire  son  secrétaire  des  commandemens.  Entre 
cet  homme-là,  que  nous  voyons  passer  fier  et  le  sourire  aux  lèvres 
dans  les  galeries  du  palais  de  Versailles,  —  et  la  risible  marionnette, 
taillée  à  coups  de  serpe,  qui  se  démène  et  gesticule  sur  le  théâtre 
au  milieu  d'une  troupe  d'autres  fantoccini,  — le  contraste  est  trop 
grand,  et  toute  illusion  dramatique  s'évanouit  devant  tant  d'invrai- 
semblance. Palissot,  la  même  année,  avait  donné  l'exemple  de  ces 
tristes  personnalités  en  mettant  sur  la  scène,  dans  sa  comédie  des 
Philosophes,  Diderot,  D'Âlembert  et  Jean-Jacques  Rousseau.  Mais 
Palissot  a  écrit  une  bonne  pièce,  quoiqu'un  peu  froide,  pleine  de 
vers  bien  venus,  légers  et  spirituels.  UÉcossaisc,  que  Voltaire  se 
vante  d'avoir  «  barbouillée  en  moins  de  huit  jours,  »  n'est  qu'une 
pochade  dans  le  genre  anglais.  Si  l'on  excepte  Fabrice,  le  maître 
du  café,  et  Polly,  la  suivante  de  Lindane,  tous  les  autres  person- 
nages sont  dignes  des  tréteaux  de  la  foire. 

Je  conçois  que  Fréron,  qui  avait  le  courage  de  son  état,  n'ait 
pas  craint  de  venir  à  la  première  représentation  de  VÉcossaise.  Ce 
n'est  certes  point  à  son  déshonneur  qu'il  assista  ce  jour-là.  Un  plus 
grand  que  lui  venait  de  s'abaisser,  de  descendre  à  la  platitude  des 
farces  du  boulevard.  On  dit  que  Fréron  s'amusa  fort,  encore  qu'il 
fût  outré  dans  le  fond;  mais,  la  pièce  finie,  il  fallait  la  juger.  Fréron 
était  en  verve;  il  fit  œuvre  de  maître  ouvrier.  La  copie  terminée  fut 
envoyée  au  censeur;  on  la  renvoya  au  critique  couverte  de  ratures, 
et  l'on  sait  sur  quelles  parties  portent  d'ordinaire  les  corrections 
des  censeurs.  Fréron  passa  par  une  de  ces  crises  qu'ont  traversées 
presque  tous  ceux  qui  font  métier  d'écrire  pour  le  public.  Il  fut  in- 
digné, hors  de  lui;  à  son  tour  il  demanda  justice,  écrivit  lettres 
sur  lettres  à  Malesherbes. 

«  C'est  bien  la  moindre  des  choses,  disait  Fréron,  que  je  réponde 
par  une  gaieté  à  cet  homme  qui  m'appelle  fripon,  cocpdn,  ifnpu- 
clent...  J'ai  recours  à  votre  équité,  monsieur;  on  imprime  tous  les 
jours  à  Paris  cent  horreurs;  je  me  flatte  que  vous  voudrez  bien  me 
permettre  un  badinage.  Le  travail  de  mon  Année  littéraire  ne  me 
permet  pas  de  faire  de  petites  brochures  détachées;  mon  ouvrage 
m'occupe  tout  entier...  Mes  feuilles  sont  mon  théâtre,  mon  champ 
de  bataille;  c'est  là  où  j'attends  mes  ennemis  et  où  je  dois  re- 
pousser leurs  coups... 

«  Quoi  !  il  sera  permis  à  ce  malheureux  Voltaire  de  vomir  la  ca- 
lomnie, il  sera  permis  à  cet  infâme  abbé  de  La  Porte  de  me  dé- 
chirer dans  ses  feuilles,  il  sera  permis  à  ce  tartuffe  de  Diderot,  à  ce 


100  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bas  flatteur  Grimm,  d'aller  au  parterre  de  la  Comédie,  le  jour  de  la 
première  représentation  de  VÉcossaise,  exciter  leur  cabale  et  leur 
donner  le  signal  de  l'applaudissement,  et  je  ne  pourrai  jeter  sur 
mes  vils  ennemis  un  ridicule  léger!  »  (31  juillet  1760.) 

A  la  fin  Malesherbes  céda.  Il  comprit,  comme  il  l'écrivait  au  cen- 
seur, que  «  le  pauvre  Fréron  était  dans  une  crise  qui  exigeait  quel- 
que indulgence.  »  La  haute  équité  du  directeur  de  la  librairie  nous 
a  ainsi  conservé  un  des  meilleurs  articles  de  journal  qui  se  puisse 
lire  en  notre  langue  :  je  veux  parler  de  la  Relation  d'une  grande 
bataille  (1).  Fréron,  qui  n'a  jamais  eu  plus  d'esprit,  je  dis  du  meil- 
leur, du  plus  brillant  et  du  plus  fin  (2),  que  dans  ces  pages,  a 
caractérisé  sous  des  noms  légèrement  travestis  les  principaux  chefs 
de  l'armée  philosophique  qui,  à  la  première  de  l'Écossaise,  envahit 
le  parterre  de  la  Comédie-Française. 

L'avant-garde  était  conduite  par  une  espèce  de  savetier^  appelé 
Biaise,  qui  faisait  le  diable  à  quatre,  c'est-à-dire  par  Sedaine,  au- 
teur des  opéras-comiques  connus  sous  ces  titres.  Le  redoutable 
Dortidius  (Diderot)  était  au  centre  de  l'armée  :  «  Son  visage  était 
brûlant,  ses  regards  furieux,  sa  tête  échevelée,  tous  ses  sens  agités 
comme  ils  le  sont,  lorsque,  dominé  par  son  divin  enthousiasme,  il 
rend  ses  oracles  sur  le  trépied  philosophique,  »  Là,  au  centre  de 
l'armée,  était  l'élite  des  troupes,  tous  ceux  qui  travaillent  à  ce 
grand  dictionnaire  dont  la  suspension  fait  gémir  l'Europe  (3),  les 
typographes  qui  l'ont  imprimé,  les  libraires  qui  le  vendent  et  les 
garçons  de  boutique.  A  l'aile  droite  se  tient  le  prophète  de  Boëhmis- 
broda  ou  Grimm  ;  la  gauche  a  pour  chef  le  pesant  La  Morlière.  Un 
corps  de  réserve,  formé  de  laquais  et  de  savoyards  en  redingote, 
recevait  l'ordre  d'un  «  petit  prestolet  »  (l'abbé  de  La  Porte),  que 
Fréron  déchire  avec  tout  l'entrain  d'un  ancien  collaborateur. 

Après  chaque  acte,  le  général  Dortidius  dépêche  un  courrier  aux 
graves  sénateurs  de  la  république  des  philosophes,  à  Tacite  et  à 
Théophraste,  c'est-à-dire  à  D'Alembert  et  à  Duclos,  qui  n'avaient 
point  voulu  exposer  dans  la  mêlée  leurs  augustes  personnes  et  at- 
tendaient, tourmentés  d'une  noble  inquiétude,  dans  le  jardin  des 
Tuileries.  L'aide-de-camp  chargé  du  message  était  Mercure,  u  Mer- 
cure exilé  de  l'Olympe  et  privé  de  ses  fonctions  périodiques  »  (en- 
tendez Marmontel  à  qui  l'on  venait  de  retirer  le  brevet  du  Mercure). 
Bientôt  l'armée  victorieuse  déboucha  par  le  pont  Royal  au  bruit 

(1)  L'Année  littéraire,  18G0,  V,  209  et  suiv. 

(2)  Je  le  dis  aj  rès  Sainte-Beuve,  qui,  quoiqu'il  n'ait  jamais  écrit  d'étude  sur  Fré- 
ron et  qu'il  paraisse  même  partager  plus  d'un  préjugé  vulgaire  à  l'endroit  de  ce  cri- 
tique, n'a  pas  laissé  de  le  louer  et  de  lui  donner  le  beau  rôle  en  toute  cette  affaire  de 
l'Écossaise.  Voyez  Causeries  du  Lundi,  II,  108-9. 

(3)  Cette  phrase  malheureuse  est  de  Voltaire. 


FRERON.  101 

des  trompettes  et  des  clairons  (le  nom  de  la  grande  actrice,  de 
l'amie  de  Voltaire  et  de  Marmontel ,  ne  pouvait  manquer  à  la 
fête!).  Le  sénat  philosophique  fut  entouré  des  vainqueurs  couverts 
de  sueur  et  de  poussière,  qui  criaient  :  Victoire  1  victoire  !  Dortidius 
raconte  la  bataille,  «  d'un  style  sublime,  mais  inintelligible  ».  Après 
commence  la  distribution  des  récompenses  aux  guerriers  qui  se 
sont  le  plus  distingués  :  les  sénateurs  tendent  la  main  à  l'un,  sou- 
rient agréablement  à  l'autre,  promettent  à  celui-ci  un  exemplaire 
de  leurs  œuvres,  à  quelques-uns  des  places  de  courtier  dans  VE}î- 
cydopcdîe,  à  tous  des  billets  pour  aller  encore  à  V Écossaise  gratis. 
Le  soir  il  y  a  banquet,  feu  d'artifice,  concert  de  musique  italienne, 
intermèdes  bouffons,  illuminations  à  la  façade  de  tous  les  hôtels  des 
philosophes  et  bal  philosophique  qui  dure  jusqu'au  matin.  En  se 
retirant,  les  sénateurs  ordonnent  qu'on  ait  à  s'assembler  aux  Tuile- 
ries, sur  les  six  heures  du  soir,  pour  chanter  un  Te  Voltarium. 

III. 

Voltaire  ne  rit  pas  longtemps.  Ce  n'était  pas  son  compte  que 
Fréron  s'amusât  à  VÉcossaise.  Il  ne  connut  qu'assez  tard  à  Ferney 
la  nouvelle  de  la  première  représentation.  Quelques  jours  après,  il 
écrivait  à  M™^  Du  Deffant,  en  la  raillant  sur  son  goût  pour  les 
feuilles  de  Fréron  :  «  On  dit  que  l'Écossaise,  en  automne,  amène  la 
chute  des  feuilles  (1).  »  Le  mot  était  joli,  mais  il  n'était  pas  d'un 
prophète.  Jamais  les  feuilles  de  Fréron  ne  furent  plus  lues,  et  l'on 
voit  que  ce  n'était  pas  seulement  par  les  dévots.  D'Alembert  témoi- 
gne aussi  qu'il  a  été  plus  d'une  fois  témoin  du  goût  très  vif  de 
M"'  Du  Deffant  pour  les  articles  de  Fréron  :  elle  en  citait  surtout 
avec  éloge  les  méchancetés  qui  regardaient  Voltaire.  «  Est-il  pos- 
sible, écrivait  l'auteur  de  la  Ileuriade  à  Marmontel,  qu'il  y  ait  en- 
core quelqu'un  qui  reçoive  Fréron  chez  lui?  Ce  chien,  fessé  dans  la 
rue,  peut-il  trouver  d'autre  asile  que  celui  qu'il  s'est  bâti  avec  ses 
feuilles?  »  Or  il  était  vrai  que  l'on  continuait  à  recevoir  Fréron  dans 
la  plus  haute  société  et  chez  les  ministres;  le  critique  allait  souvent 
à  Versailles  pour  faire  sa  cour  à  la  reine,  à  la  dauphine  et  à  Mes- 
dames, qui  l'honoraient  de  leur  bonté.  Le  duc  de  Choiseul,  qui 
protégeait  décidément  le  journaliste,  s'était  adressé  à  lui  pour  ré- 
pondre à  une  ode  de  Frédéric  contre  le  roi.  Enfin,  loin  de  rentrer 
sous  terre,  ce  gazetier  maudit  venait,  toujours  en  se  jouant,  et  par 
manière  de  badinage,  de  porter  un  coup  terrible  au  patriarche. 

Voici  à  quelle  occasion.  Au  commencement  de  l'année  i7G0,  Fré- 
ron avait  sollicité  des  comédiens  français  une  représentation  d'une 

(1)  Correspondance,  6  auguste  1760. 


102  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

des  pièces  de  Corneille  en  faveur  d'an  liéritier  obscur  de  ce  grand 
nom,  dont  toute  la  ressource  était  un  emploi  de  50  francs  par  mois. 
Cet  homme  avait  une  fille  unique  âg:ée  de  seize  ans  qu'il  mit  en 
pension  à  l'abbaye  de  Saint-Antoine,  grâce  au  produit  de  la  repré- 
sentation de  Roclogune.  Mais,  la  pension  n'ayant  plus  été  payée,  la 
jeune  fille  fut  recueillie  chez  Titon  du  Tillet,  en  attendant  que  l'oc- 
casion se  présentât  de  lui  faire  un  sort  honnête.  C'est  dans  cette 
maison  que  la  connut  le  poète  Le  B;;un.  Il  en  écrivit  à  Voltaire,  qui 
s'empressa  d'appeler  auprès  de  lui  la  petite-nièce  (et  non  la  petite- 
fille,  comme  le  répète  volontiers  Voltaire)  du  grand  Corneille.  Il  est 
impossible  de  déployer  plus  de  bonne  grâce,  de  montrer  plus  de 
cœur  et  de  sensibilité  qu'en  fit  paraître  Voltaire.  Cette  jeune  fille, 
il  ne  la  traita  pas  seulement  en  galant  homme,  il  l'entoura  de  soins 
délicats  et  veilla  sur  elle  avec  une  sollicitude  et  une  tendresse  de 
père;  mais  enfin  il  n'était  pas  fâclié  d'avoir  recueilli  chez  lui  la  pe- 
tite-nièce de  Corneille.  Ce  que  Fréron  avait  fait  pour  le  descendant 
du  poète  disparaissait  dans  l'éclat  du  sacrifice  qu'ofTrait  le  pa- 
triarche aux  mânes  du  grand  tragique.  En  outre  il  faisait  pièce  aux 
jésuites,  aux  dévots,,  aux  ministres,  à  l'Académie,  à  cette  France 
ingrate,  oublieuse  de  ses  plus  beaux  génies. 

Le  Brun  adressa  une  ode  à  Voltaire,  VOmbre  du  grand  Corneille, 
où  les  éloges  se  montaient  à  un  ton  vraiment  pindarique.  Malheu- 
reusement il  règne  en  toute  cette  ode  un  désordre  de  pensées  et 
une  incohérence  de  langage  non  moins  pindariques.  Fréron  consacra 
une  Lettre  de  son  Année  littéraire  de  1760  à  l'examen  de  cette  pièce 
lyrique,  qui  parut  en  brochure,  avec  des  lettres  de  Le  Brun  et  les 
réponses  de  VoUaire  en  faveur  de  la  petite-nièce  de  Corneille.  Je 
ne  citerai  qu'une  remarque  critique  de  Fréron  pour  montrer  l'utilité 
de  l'office  qu'il  a  si  vaillamment  rempli  :  «  Le  poète  veut  peindre  la 
triste  situation  de  M"*  Corneille  (1);  il  dit  entre  autres  choses  : 

Et  d'un  astre  d'airain  l'inflexib'-e  vengeance 

Lui  versant  l'iadigencc 
Trempa  ses  jours  amers  dans  l'urne  des  mallieurs. 

«  Vin  flexible  vengeanee  d'un  astre  d'airain  qui  verse  Vindigenee 
et  qui  trempe  les  jours  amers  de  M^''  Corneille  dans  l'urne  des  mal- 
heurs! Si  ce  n'est  pas  là  du  beau,  c'est  du  moins  du  neuf;  mais  ad- 
mirez avec  moi,  monsieur,  l'admirable  combinaison  de  toutes  ces 
idées.  Un  astre  d'airain!  Cet  astre  ne  doit  pas  être  fort  lumineux; 
d'ailleurs,  si  cet  astre  est  d'airain,  il  ne  doit  rien  verser,  etc.  » 

Je  ne  sais  si  beaucoup  de  poésies  lyriques  résisteraient  à  une 

(1)  Ode  et  lettres  à  M.  de  Voltaire  en  faveur  de  la  famille  du  grand  Corneille  et  la 
rcponse  de  M.  de  Voltaire.  Genève  et  Paris,  Duchesne,  17G0.  Réimprime  à  la  suite  de 
la  seconde  partie  de  la  Wasprie,  Berne,  17G1. 


FKÉRON.  103 

critique  aussi  exigeante  et  raisonnable.  Je  veux  le  croire  ;  mais  ce 
qui  n'est  point  douteux,  c'est  que  l'ode  de  Le  Brun  était  détestable. 
Il  fallait  le  dire,  et  il  y  avait  à  cela  quelque  courage,  puisque  Vol- 
taire louait  publiquement ,  dans  une  lettre  imprimée,  les  vers  de 
ce  poète,  qu'il  décriait  en  secret  :  «  Je  vous  ferais  attendre  ma  ré- 
ponse quatre  mois  au  moins  (il  est  vrai  que  l'ode  avait  trente-trois 
strophes!),  ei  je  prétendais  la  faire  en  aussi  beaux  vers  que  les  vô- 
tres. »  Ce  sont  là  de  ces  complimens  obligés  qui  ne  tirent  pas  à 
conséquence.  En  réalité,  Voltaire  était  de  l'avis  de  Fréron.  Au  cours 
d'une  lettre  à  M'"''  d'Argenta),  il  avoue  que  «  l'ode  est  bien  longue  » 
et  «  qu'il  y  a  de  terribles  impropriétés  de  style.  »  M.  Le  Brun  est 
son  ami,  donc  Fréron  est  «  un  infâme,  »  un  «  chien  enragé  qu'en 
bonne  pohce  on  devrait  étouffer,  etc.  »  Sacer  csto. 

Voltaire  désirait  très  foit  de  lire  la  critique  de  Fréron  sur  l'ode 
de  Le  Brun  (1).  Il  la  demande  sans  cesse  et  presse  tous  ses  amis  de 
Paris  de  la  lui  envoyer,  a  iN'aurai-je  point  la  feuille  contre  M.  Le 
Brun,  contre  M"*"  Corneille  et  contre  moi?  »  Il  ne  la  reçut  que  le 
30  janvier,  et  ce  fut  Le  Brun  qui  la  lui  fit  tenir.  Voici  ce  qu'il 
y  lut  : 

«  Vous  ne  sauriez  croire,  monsieur,  le  bruit  que  fait  dans  le  monde 
cette  générosité  de  M.  de  Voltaire.  On  en  a  parlé  dans  les  gazettes,  dans 
les  journaux,  dans  tous  les  papiers  publics,  et  je  suis  persuadé  que  ces 
annonces  fastueuses  font  beaucoup  de  peine  à  ce  poète  modeste,  qui 
sait  que  le  principal  mérite  des  actions  louables  est  d'être  tenues  se- 
crètes. Il  semble  d'ailleurs  par  cet  éclat  que  \l.  de  Voltaire  n'est  point 
accoutumé  à  donner  de  pareilles  preuves  de  son  bon  cœur,  et  que  c'est 
la  chose  la  plus  extraordinaire  que  de  le  voir  jeter  un  regard  de  sensi- 
bilité sur  une  jeune  infortunée;  mais  il  y  a  près  d'un  an  qu'il  fait  le 
même  bien  au  sieur  L'Écluse,  ancien  acteur  de  TOpéra-Gomique,  qu'il 
loge  chez  lui,  qu'il  nourrit,  en  un  mot  qu'il  traite  en  frère.  Il  faut 
avouer  qu'en  sortant  du  couvent  M*^^  Corneille  va  tomber  en  bonnes 
mains.  » 

Tout  cela,  il  faut  en  convenir,  est  touché  à  point  et  de  ce  toui' 

(l)  Le  BruD,  sûr  de  l'impunité  (il  était  secrétaire  des  commandemens  du  prince  de 
Conti),  se  déchaîna  avec  une  incroyable  violence  contre  Fréron  dans  deux  gros  pam- 
phlets aujourd'hui  oubliés  :  la  Waxprie  ou  l'Ami  Wasp  (en  deux  parties,  Berne,  1761) 
et  l'Ane  littéraire,  ou  les  âneries  de  maître  Aliboron  dit  Fréron  (1761).  La  Wasprie, 
que  j'ai  lue  d'un  bout  à  l'autre  dans  l'espoir  d'y  découvrir  quelques  traits  de  n.œurs  ou 
de  caractère  conccrn:mt  Fréron,  n'est  qu'une  longue  invective,  un  torrent  d'injures 
grossières  où  le  critique  est  appelé  filou,  bipède,  chiffonnier  littéraire,  cuistre  h}  ber- 
nois, etc.,  le  tout  enjolivé  d'innombrables  citations  grecques  et  latines  à  l'effet  de  prou- 
ver que  les  poètes  d'Athènes  et  de  Rome  ont  tous  dit  avant  Le  Brun  ce  que  Fréron  s'est 
permis  d'appeler  du  galimatias  double. 


lOZi  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qui  fait  tout  passer.  Si  c'avait  été  un  autre  que  Fréron,  si  c'avait 
été  Voltaire  lui-même,  par  exemple,  qui  eût  écrit  contre  un  adver- 
saire cette  page  d'une  ironie  si  vive  et  d'une  médisance  si  achevée, 
le  patriarche  l'eiit  trouvée  de  bonne  guerre;  mais  il  n'est  plus 
question  de  littérature.  Cette  fois  Fréron  mérite  bien  «  le  carcan.  » 
Voltaire  bondit  de  joie  à  l'idée  que  son  ennemi  est  enfin  dans  ses 
mains.  Un  libelle  diffamatoire!  Il  n'a  que  quatre  lignes;  mais  n'im- 
porte. Fréron  s'est  attiré  une  affaire  qui  va  le  conduire  devant  le 
lieutenant  criminel.  Voltaire  le  croit;  c'est  chose  assurée.  Vite,  une 
procuration  du  père  de  Marie  Corneille,  une  autre  procuration  du 
sieur  L'Écluse,  le  dentiste  persécuté,  calomnié,  qui  tantôt  est  bien 
un  ancien  acteur  de  l'Opéra-Comique,  et  tantôt  n'est  plus  que  le 
cousin  de  celui  qui  a  monté  sur  le  théâtre  de  la  foire  (1).  Voltaire 
est  si  préoccupé  qu'il  présente  L'Écluse  à  Le  Brun  dans  ces  deux 
personnages,  et  cela  à  deux  jours  de  distance  (2)!  Voltaire  se 
promet  d'intervenir  au  procès.  On  va  écrire  au  chancelier  et  faire 
agir  tous  les  ministres,  le  parlement,  le  comte  de  Saint-Florentin, 
le  prince  de  Conti,  le  lieutenant  de  police  Sartine,  etc.  Voici  déjà 
un  éloquent  certificat  de  M""^  Denis,  cette  «  respectable  veuve  d'un 
gentilhomme  mort  au  service  du  roi,  »  que  Fréron  (qui  s'en  serait 
douté?)  a  désignée  comme  une  danseuse  de  corde!  La  nièce  de  Vol- 
taire, cette  grosse  personne  qui  se  piquait  de  littérature,  comme 
on  sait,  a  rédigé  d'un  bout  à  l'autre  une  éloquente  protestation. 
Cela  commence  ainsi  :  «  Je  me  joins  au  cri  de  la  nation  contre  un 
homme  qui  la  déshonore,  »  et  finit  par  ces  paroles  mémorables  : 
«  Si  cette  insolence  n'était  pas  réprimée,  il  n'y  aurait  plus  de  fa- 
milles en  sûreté  !  » 

Quelle  comédie!  Elle  ne  pouvait  finir  d'une  façon  tragique.  Males- 
herbes  protégeait  «  le  monstre.  »  A  Paris,  rien  ne  bougeait.  La 
Tournelle  criminelle  tenait  ses  trois  audiences  par  semaine,  on  ex- 
posait en  place  de  Grève  force  misérables  condamnés  au  carcan, 
le  fer  rouge  du  bourreau  marquait  de  fleurs  de  lis  des  troupeaux 
de  galériens;  mais  il  n'y  avait  pas  d'apparence  que  Fréron  fût  au 
nombre  de  ces  malheureux.  Bientôt  Voltaire  lui-même  désespère 
d'obtenir  justice.  «  Plus  j'y  fais  réQexion,  écrit-il  au  poète  Le  Brun 
(19  février  1761),  plus  je  suis  sûr,  monsieur,  que  nous  ne  trouve- 
rons personne  à  Paris  qui  prenne  intérêt  à  M"*  Corneille  et  à  son 
nom.  »  C'est  une  chose  «  honteuse  »  que  M.  de  Malesherbes  sou- 

(1)  Les  pièces  de  rOpéra-Comique  étaient  représentées  sur  deux  théâtres  situés,  l'un 
dans  le  cul-de-sac  des  Quatre-Veats,  faubourg  Saint-Gormain,  à  côté  de  la  foire,  et 
l'autre  dans  le  préau  de  la  foire  Saint-Laurent,  du  côté  du  faubourg  Saint-Martin  :  ils 
n'étaient  ouverts  que  pendant  le  cours  de  ces  doux  foires. 

(2)  Correspondance,  30  janvier  (cf.  IG  janvier)  et  2  février  1761. 


FRERON.  105 

tienne  Fréron;  mais  il  le  protège,  il  faut  s'y  résigner.  Dans  les  pre- 
miers jours  d'avril,  Voltaire  n'exige  plus  qu'une  «  rétractation,  » 
un  simple  «  désaveu  »  de  la  part  de  Fréron.  Le  critique  ne  ré- 
tracta rien  et  n'avait  rien  à  rétracter.  Voltaire  avait  bien  choisi  son 
heure,  en  vérité!  En  ce  moment,  il  répandait,  par  milliers  d'exem- 
plaires, un  pamphlet  des  plus  injurieux  contre  Fréron,  ces  A?iec- 
dotcs  sur  Fréron  écrites  par  un  homme  de  lettres  à  un  magistrat  qui 
voulait  être  instruit  des  mœurs  de  cet  homme.  J'ai  déjà  dit  que 
Grimm  lui-même  appelle  ce  plat  libelle  «  un  tas  d'ordures.  »  Vol- 
taire, qui  en  rougissait  un  peu,  l'attribuait  tantôt  à  Thieriot,  tantôt 
à  La  Harpe  (1).  Son  impuissante  colère  contre  le  gazeiier  tour- 
nait en  aigreur  contre  Malesherbes.  Dans  la  r&ncune  comme  dans 
la  haine,  il  lui  arrive  souvent  de  perdre  toute  mesure.  Il  osait  écrire 
que,  s'il  hésitait  à  lui  rendre  justice,  le  chef  de  la  librairie  «  par- 
tagerait l'infamie  de  Fréron ,  »  et  que,  si  le  nom  de  Fréron  était 
celui  du  dernier  des  hommes,  le  nom  de  Malesherbes  serait  à  coup 
sûr  l'avant-dernier  (2). 

Quelques  années  plus  tard ,  après  la  réhabilitation  de  Calas,  le 
feu  de  la  discorde  se  ralluma.  Fréron,  avec  une  malice  vraiment 
diabolique,  s'amusa  du  ton  et  des  prétentions  de  Voltaire  en  cette 
affaire.  Il  remarqua  finement  que  le  patriarche  était  de  celte  famille 
de  justiciers  (elle  existe  encore)  qui  croient  toujours  à  la  vertu  des 
accusés,  jamais  à  celle  des  juges!  Certes  Fréron  est  enchanté,  avec 
toute  l'Europe,  que  les  Galas  soient  réhabilités.  Il  parle  même,  tou- 
jours avec  l'Europe,  de  la  bonté  et  de  la  naïveté  des  sentimens  de 
Voltaire,  mais  il  n'y  croit  guère.  Qu'est-ce  que  le  patriarche  a  vu 
dans  cette  affaire?  Un  sujet  tragique.  «  Voilà  d'abord  sa  tête  poé- 
tique qui  s'échauffe;  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  ce  n'est  pas  tant  un 
sentiment  d'humanité  que  celui  de  ranimer  son  existence  et  de  faire 
parler  de  lui  qui  l'a  transporté  dans  cette  occasion  (3).  » 

On  imagine  la  fureur  de  Voltaire  quand  ces  lignes  furent  mises 
sous  ses  yeux.  A  quelles  extrémités  ne  se  serait-il  point  porté  contre 
Fréron,  s'il  avait  seulement  eu  le  crédit  du  plus  mince  courtisan  de 
Versailles!  Peut-être  est-il  bon  que  les  hommes  de  génie,  ces  mor- 
tels irritables,  soient  d'ordinaire  impuissans  et  désarmés.  S'ils 
trouvent  jamais  la  fameuse  formule  qui  doit  leur  livrer  le  secret  de 
l'univers  et  les  élever  au  rang  des  dieux,  c'en  sera  fait  de  la  cri- 
tique et  surtout  des  critiques.  Mais  non;  Voltaire  n'eût  point  écrasé 
Fréron,  dont  malgré  tout  il  estimait  le  jugement  littéraire.  On  con- 
naît d'ailleurs  sa  célèbre  boutade  contre  Jean-Jacques.  Fréron  ju- 

(1)  Elles  doivent  avoir  été,  sous  une  première  forme,  l'œuvre  de  l'abbé  de  La  Portât 

(2)  Correspondance,  6  avril  17G1. 

(3)  V Année  littéraire,  1765,  III,  156. 


106  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

geait  bien  Voltcaire  quand  il  se  persuadait  que,  s'il  lui  fût  arrivé 
quelque  accident  fâcheux,  le  patriarche  lui  eût  donné  le  couvert; 
«  bien  plus,  il  n'en  dirait  rien,  à  condition  toutefois  que  le  journa- 
liste s'engagerait  à  ne  plus  outrager  dans  sa  personne  le  génie,  la 
raison,  les  lumières,  le  bon  goût,  la  vertu,  les  talens,  etc.  » 

Cette  ironie,  pour  être  cruelle,  en  est-elle  moins  légère  et  de  cette 
finesse  aiguisée  qui  rappelle  l'aimable  persiflage  de  Lucien?  Qui 
donc,  au  dernier  siècle,  a  mieux  connu  Voltaire?  qui  l'a  pénétré  plus 
avant  (1)?  Ce  n'est  pas  que  Fréron  fût  un  psychologue  accompli.  Il 
avait  trop  peu  réfléchi  :  il  est  superficiel  et  n'a  aucune  idée  des 
mystères  de  l'âme  humaine;  mais  il  a  des  instincts  presque  infail- 
libles :  il  chasse  de  race.  On  peut  trouver  qu'il  incline  trop  à  cher- 
cher dans  des  vues  intéressées  le  principe  de  nos  actions.  Je  le 
veux  bien,  mais  à  la  condition  qu'on  nous  démontre  qu'il  a  tort. 
La  conduite  de  Voltaire  dans  l'affaire  de  Calas  n'était  pas  inspirée 
par  des  motifs  aussi  simples  que  Fréron  se  le  figurait  :  il  était  pour- 
tant plus  près  que  personne  de  la  vérité,  et  cela  par  une  sorte  d'in- 
tuition inconsciente. 

IV. 

Fréron,  qui  avait  perdu  sa  première  femme  en  1762  (2),  songea 
à  se  remarier.  Il  se  rappela  qu'il  avait  en  Bretagne,  dans  la  famille 
des  Roy  ou,  à  laquelle  il  était  allié  par  sa  mère,  une  jeune  et  ai- 
mable cousine  qui  pourrait  élever  ses  deux  enfans  et  tenir  sa  mai- 
son. Anna  ou  Annétic  Royou,  comme  il  l'appelle,  n'avait  que  seize 
ans;  elle  était  fille  du  procureur  fiscal  de  la  baronnie  de  Pont- 
l'Abbé,  petite  ville  maritime  à  quelques  lieues  de  Quimper-Corentin. 
Il  y  avait  loin  en  ce  temps-là  de  Paris  aux  côtes  de  l'Armorique. 
Fréron  annonçait  chaque  semaine  sa  prochaine  arrivée  à  Pont- 
l'Abbé,  mais,  dans  le  temps  où  il  se  disposait  à  partir,  les  affaires 
(quelquefois  aussi  d'horribles  coliques  d'entrailles)  semblaient  se 
donner  le  mot  pour  le  retenir  dans  la  capitale. 

Ainsi,  en  juillet  1766,  Fréron  était  tout  occupé  de  corriger  un 
mémoire  important  que  le  duc  de  Choiseul  lui  avait  fait  porter.  Ces 
«  occupations  extraordinaires  »  lui  rapportaient  autant  et  quelque- 
fois plus  que  son  travail  périodique  (3),  comme  il  le  mande  lui- 

(1)  Il  faut  surtout  lire  le  portrait  de  Voltaire  qui  parut  dans  r Année  littéraire  de  1760. 

(2)  Voyez  la  curieuse  lettre  de  coûdolcance  de  Piron  à  Fréron,  qui  lui  avait  envoyé 
un  billet  d'enterrement,  et  la  réponse  du  critique  au  poète.  OEuvres  inédites  de  Piron, 
p.  200. 

(3j  L'Année  littéraire  paraissait  tous  les  dix  jours,  c'est-à-dire  le  10,  le  20  et  le  der- 
nier jour  de  cUaque  mois,  par  caLier  de  trois  feuilles  d'i  apression  ou  de  72  pages;  il  y 


fRERON,  107 

même  à  M.  de  Kerliézec,  beau-frère  de  M.  Royou  :  «  Mon  voyage 
de  Bretagne  de  l'année  dernière  et  ma  maladie,  lui  écrivait-il, 
m'ont  fait  perdre  plus  de  trois  cents  louis  d'or.  »  Cn  lit  en  effet 
dans  la  Correspondance  de  Grimm  (J)  que  Fréron  avait  été  recueillir 
en  Basse- Bretagne  la  succession  d'mie  nièce.  Cet  héritage  passait 
pour  être  assez  considérable,  «  vu  le  trafic  lucratif  que  la  défunte 
faisait  de  ses  charmes  dans  les  ports  les  plus  fréquentés  de  la  pro- 
vince. ')  INéanmoins  Fréron  regrettait  la  perte  de  ses  trois  cents  louis 
d'or.  Et  cela  se  conçoit  lorsqu'on  songe  qu'il  avait  à  Paris  une  mai- 
son montée  sur  le  plus  grand  pied,  avec  laquais,  chaise  de  poste  et 
maison  de  campagne.  Il  est  vrai  qu'il  eut  pendant  quelques  années 
un  revenu  d'environ  Zi 0,000  livres  de  rente.  Il  demeurait  toujours 
dans  cet  appartement  de  la  rue  de  Seine  où  il  avait  dépensé  pour 
plus  de  30,000  livres  en  dorures  (2).  11  y  tenait  table  ouverte, 
comme  un  fermier-général,  et  donnait  dans  un  luxe  ruineux,  a  C'é- 
tait une  profusion,  un  désordre,  un  gaspillage  incroyable  :  il  est  vrai 
que  rien  n'était  si  gai  que  ces  soupers,  dit  un  contemporain  (3).  J'ai 
vu  quelqu'un  qui  a  été  longtemps  un  convive  assidu  de  ces  orgies, 
et  qui  avoue  que  c'est  le  temps  le  plus  heureux  de  sa  vie.  En  effet, 
tous  étant  gens  de  beaucoup  d'esprit,  un  sot  n'aurait  pu  se  plaire 
en  pareille  compagnie,  et  les  femmes  même  qui  y  étaient  admises 
et  en  faisaient  l'âme  devaient  nécessairement  avoir  une  tournure 
analogue  à  celle  de  la  société.  »  Je  dois  dire  que  sur  ce  dernier 
point  on  ne  sait  rien.  Ce  qu'on  sait  mieux,  c'est  le  tour  de  licence 
que  prenaient  parfois  les  amusemens  de  cette  sociéié.  On  peut  lire 
dans  V Espion  anglais  le  récit  d'une  mystification  (au  sens  étymo- 
logique du  mot)  un  peu  écœurante  que  Fréron  et  son  monde  firent 
subir  au  petit  Poinsinet,  comme  on  appelait  le  cousin  du  traducteur 
ô!Anacréon.  Je  sais  bien  qu'il  s'agissait  de  Poinsinet,  le  plus  vain 
et  le  plus  naïf  des  petits  auteurs  du  siècle.  Mais  la  farce  rabelai- 
sienne dans  laquelle  Fréron  joua  ce  jour-là  le  principal  rôle  n'était 
guère  plus  alors  qu'aujourd'hui  dans  le  goût  de  la  bonne  compagnie. 

avait  tous  les  trois  mois  un  double  cahier,  soit,  au  bout  de  l'année,  40  cahiers  ou  huit 
volumes  complets.  La  liste  des  collaborateurs  de  Fréron  est  fort  longue.  Outre  l'abbé 
de  La  Porto,  on  cite  l'abbé  Du  Port  du  Tertre,  PaUssot,  de  Caux,  Louis,  d'Arnaud  de 
Baculard,  Bret,  Bergier,  Patte,  Poinsinet,  Le  Roi,  etc. 

(1)  A  la  date  du  1"  octobre  1765. 

(2)  Fréron  était  locataire  du  sieur  Le  Lièvre,  apothicaire  distillateur  du  roi,  et  inven- 
teur de  ce  Baume  de  vie,  qu'il  a  vingt  fois  célébré  en  vers  et  en  prose  dans  son  Année 
littéraire.  V'oyez  1755,  V,  25;  1756,  II,  67;  IV,  262,  etc.  JI  ne  se  peut  rien  imaginer  de 
plus  burlesque  que  ces  annonces  du  Baume  de  vie,  qui  guérissait  tous  les  maux 
comme  certains  remèdep,  mais  qui  était  moins  iaoffensif  quand,  à  l'exemple  de  Fréron, 
on  en  prenait  avec  excès. 

(3)  L'Espion  anrjlais,  111,  168. 


108  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

Le  samedi  23  août  1766,  Fréron  s'échappe  enfin  de  Paris,  se  jette 
dans  un  chaise  de  poste  à  deux  places,  son  domestique  à  côté  de  lui 
et  Thérèse  entre  eux  deux,  passe  par  Quimper,  où  il  arrive  le  jeudi 
28,  vers  cinq  heures  du  soir,  pour  prendre  une  cousine,  la  met  dans 
sa  voiture  en  même  temps  que  le  domestique  monte  à  cheval  et 
court  devant  les  trois  chevaux  de  la  chaise,  et  arrive  enfin  à  Pont- 
l'Abbé.  La  noce  eut  lieu  dans  les  premiers  jours  de  septembre.  Dès 
le  10  de  ce  mois,  Fréron  est  à  Quimper  avec  sa  jeune  femme.  Le 
père  et  la  mère  du  critique  étaient  certainement  morts,  car  il  n'est 
point  question  d'eux.  Le  pauvre  joaillier  et  sa  femme  n'ont  pas 
même  un  souvenir  de  leur  enfant.  Cependant  Fréron  possédait  tou- 
jours cette  maison  de  la  rue  Obscure  où  s'étaient  passées  ses  pre- 
mières années.  Il  la  louait  et  sans  doute  la  visita.  Il  décrit  dans  le 
plus  grand  détail  l'accueil  vraiment  très  bon,  très  empressé  et  très 
brillant  que  lui  firent  ses  compatriotes.  Ce  ne  sont,  durant  huit 
jours,  que  grandes  mangeries,  fêtes,  dîners,  soupers,  où  assiste 
tout  Quimper,  chez  l'évêque,  chez  le  procureur  du  roi,  au  collège 
des  jésuites. 

Fréron  est  enchanté  de  sa  femme  :  elle  réussit  très  bien  dans  le 
monde;  elle  a  le  maintien  le  plus  honnête  et  le  plus  aimable.  Mais 
sait -on  ce  qui  dans  son  Annélic  lui  plaît  par-dessus  tout,  ce  qui 
paraît  même  l'avoir  agréablement  surpris,  comme  s'il  n'y  comptait 
pas  ?  Le  voici  :  «  Je  suis  encore  bien  content  d'elle  par  rapport  au 
manger;  elle  s'est  modérée  dans  tous  ces  grands  repas,  et  n'a  pas 
eu  jusquà  présent  la  plus  légère  incommodité.  »  On  sent  que  Fré- 
ron admire  une  si  haute  vertu  et  désespère  d'atteindre  à  tant  de 
perfection.  Au  reste,  il  n'y  a  plus  lieu  d'être  surpris  des  «  coliques 
d'entrailles  »  qui  le  torturaient  sans  doute  à  Quimper  comme  à  Pa- 
ris, lorsqu'on  sait  ce  qu'il  mangeait  entre  les  repas  sans  nombre 
qu'on  lui  faisait  faire  dans  sa  ville  natale.  Il  représente  naïvement 
à  sa  belle-mère  qu'elle  lui  a  envoyé  de  Pont-l'Abbé  des  crêpes  qui 
n'étaient  pas  bonnes  :  il  les  avait  trouvées  trop  épaisses,  trop  grasses 
et  pas  assez  sucrées.  «  Nous  vous  serons  bien  obligés,  écrit-il,  si 
vous  voulez  bien  nous  en  envoyer  vingt-quatre  douzaines  et  recom- 
mander à  la  crêpière  qu'elles  soient  meilleures  !  »  Fréron  retourna 
à  Pont-l'Abbé,  puis  revint  à  Paris. 

Tous  ces  faits,  qui  sont  de  la  plus  grande  exactitude,  puisqu'ils  sont 
tirés  des  lettres  mêmes  de  Fréron,  publiées  par  M.  Du  Chatellier, 
mettent  à  néant  les  calomnies  insensées  de  l'avocat  Royou  contre 
Fréron ,  son  beau-frère.  Il  fallait  être  aussi  aveuglé  par  la  haine 
que  l'était  Voltaire  pour  accueillir  sérieusement  le  mémoire  que  cet 
homme  lui  envoya  de  Londres  au  commencement  de  l'année  1770. 
On  y  voit  Fréron,  trois  jours  après  son  mariage,  dissiper  à  Brest  avec 


FRERON.  ^09 

des  bateleuses  les  20,000  livres  de  dot  d'Annétic.  Il  revient  à  Pont- 
l'Abbé  dans  un  assez  fâcheux  état  et  implore  de  son  beau-père  quel- 
ques écus  pour  se  rendre  à  Paris;  mais  il  n'était  pas  à  Alençon  que 
déjà  sa  bourse  était  vide.  Il  dut  faire  «  le  reste  de  la  route  jusqu'à 
Paris  comme  les  capucins,  et  ne  donna  pour  toute  voiture  à  sa 
femme  qu'une  place  sur  un  peu  de  paille  dans  le  panier  de  la  voiture 
publique!  »  Plaintes  de  l'infortunée  Annétic.  Arrivée  du  frère  à  Pa- 
ris pour  s'informer  si  sa  sœur  était  aussi  cruellement  traitée  qu'elle 
le  marquait.  iNoire  trahison  de  Fréron  qui,  sachant  que  son  beau- 
frère  a  été  compromis  dans  l'affaire  de  La  Ghalotais,  obtient  une 
lettre  de  cachet  pour  le  faire  enfermer  et  vient  l'arrêter  lui-même, 
escorté  d'un  commissaire.  Le  seigneur  de  Ferney,  qui,  comme  il  le 
répétait  sans  cesse,  ne  pouvait  s'accoutumer  avoir  «  un  Fréron  pro- 
tégé, »  et  qui  trouvait  d'ailleurs  fort  mauvais  que  ce  gazetier  n'eût 
pas  encore  été  pendu  (1),  éprouva  une  vive  joie  à  la  lecture  de  cet 
incroyable  factum  d'avocat.  Il  le  communiqua  sur-le-champ  à  D'A- 
lembert  et  à  quelques  autres,  afin  d'avoir  l'avis  de  Duclos  avant  de 
rien  faire.  Duclos  s'informa  d'abord  auprès  de  diverses  personnes  de 
Bretagne  qui  étaient  à  Paris  :  toutes  lui  assurèrent  que  ce  Royou 
était,  à  la  vérité,  un  homme  de  beaucoup  d'esprit,  «  mais  un  très 
mauvais  sujet  (2).  »  On  écrivit  en  Bretagne  pour  avoir  plus  de  dé- 
tails. Dans  l'intervalle,  D'Alembert  et  Duclos  exhortaient  Voltaire  à 
aller,  comme  on  dit,  bride  en  main.  Le  27  avril,  Duclos  avait  terminé 
son  enquête,  et  Voltaire  savait  à  quoi  s'en  tenir  sur  le  compte  de 
Royou  :  il  n'en  parla  plus. 

Ce  mémoire,  s'il  est  bien  authentique,  est  un  de  ces  coups  de 
tête,  véritables  accès  de  délire,  qui  ne  sont  pas  rares  dans  la  vie  de 
Corentin  Royou.  Je  dois  ajouter  que  ce  personnage  épousa  la  fille 
de  Fréron  en  1791.  Le  fils  du  critique,  Stanislas  Fréron,  l'ami  de 
Camille  Desmoulins,  qui  fut  député  à  la  convention,  qui  vota  la  mort 
de  Louis  XVI,  qui  terrorisa  Marseille  et  Toulon  et  alla  mourir  obscu- 
rément à  Saint-Domingue,  à  la  suite  de  Pauline  Bonaparte,  était 
une  sorte  de  fou  du  même  genre.  On  pourrait  citer  vingt  actions 
qui  témoignent  d'une  dégénérescence  intellectuelle  et  morale  fort 
avancée  chez  les  Royou  et  chez  le  dernier  des  Fréron. 

L'illustre  critique  commençait  lui-même  à  se  survivre.  Ses  feuilles, 
qui  avaient  eu  longtemps  un  cours  prodigieux  à  Paris  et  dans  les 
provinces,  étaient  déjà  moins  lues.  Les  numéros  de  VAnnce  litté- 
raire paraissaient  moins  régulièrement  encore  qu'autrefois.  Le  pu- 
blic criait  à  la  négligence,  devenait  exigeant,  se  plaignait.  La  len- 

(1)  Correspondance,  16  juillet  1770,  11  auguste  1770  et  passtw. 

(2)  Correspondance  avec  D'Alembert,  12  avril  1770. 


110  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

teur  d'esprit  bien  connue  du  critique  n'était  peut-être  pas  la  seule 
cause  de  ces  retards.  En  tout  cas,  Fréron  révélait  à  ses  lecteurs  un 
secret  bien  curieux  dans  les  premières  pages  de  F  Année  littéraire 
de  1772.  Il  prétend  que,  désespérés  de  ne  pouvoir  faire  supprimer 
son  journal,  les  philosophes  avaient  formé  le  projet  de  le  faire  tom- 
ber. Voici  comment.  Il  avait  été  convenu,  entre  Fréron  et  le  chef 
de  la  librairie,  que  le  critique  ne  connaîtrait  pas  le  nom  de  son 
censeur.  Fréron  remettait  ses  articles  à  une  personne  chargée  de  les 
porter  au  censeur.  Pendant  plusieurs  années,  l'Aristarque  s'applau- 
dit de  cet  arrangement;  mais,  l'ofilcieux  médiateur  s'étant  démis  de 
son  emploi,  un  autre  prit  sa  place.  «  J'ignorais,  dit  Fréron,  qu'il 
fût  l'ami  de  mes  ennemis;  ils  lui  firent  part  d'un  moyen  neuf  et  ad- 
mirable qu'ils  avaient  imaginé  pour  dégoûter  le  public  de  mon  ou- 
vrage :  c'était  de  me  renvoyer  tous  les  articles  un  peu  saillans  sans 
les  faire  voir  au  censeur,  en  me  marquant  que  ce  dernier  leur  refu- 
sait son  approbation.  »  Ainsi  toutes  les  fois  que  Fréron  s'avisait  de 
s'égayer  aux  dépens  de  quelque  grand  ou  petit  philosophe,  le  nou- 
veau facteur  lui  rapportait  ses  extraits  en  lui  confiant  d'un  air  tou- 
ché que  le  censeur  ne  voulait  pas  en  entendre  parler.  Fréroa  ras- 
sembla tous  les  articles  qu'on  avait  impitoyablement  proscrits;  il  les 
porta  au  chef  de  la  librairie  en  le  suppliant  de  lui  faire  rendie  jus- 
tice. Le  censeur  protesta  que  jamais  il  n'avait  vu  ces  articles,  et 
qu'il  n'y  trouvait  rien  de  répréhensible.  Cette  histoire  paraîtra  sans 
doute  bien  extraordinaire;  elle  n'est  pas  invraisemblable.  Les  phi- 
losophes avaient  plus  d'un  Damilaville  dans  l'administration,  et 
surtout  au  département  de  la  librairie.  Plus  on  approche  de  la 
révolution ,  plus  la  secte  des  philosophes,  si  j'ose  dire,  se  répand  et 
s'organise  en  silence  à  la  manière  d'une  autre  compagnie  de  Jésus.  Le 
but  était  le  même  au  fond  :  il  s'agissait  d'instruire  et  de  convertir. 
Il  serait  facile  d'indiquer  dans  l'une  comme  dans  l'autre  société  des 
profès,  des  coadjuteurs,  des  scolastiques,  des  novices  et  même  des 
facteurs,  s'il  fallait  en  croire  Fréron.  Ce  qui  donne  du  poids  à  son 
témoignage,  c'est  que  ses  révélations  ont  passé  sous  les  yeux  du 
censeur  avant  que  d'être  publiées,  et  qu'elles  mettaient  directe- 
ment en  cause  le  directeur  de  la  librairie. 

Peut-être  aussi ,  avec  la  vieillesse  qui  s'approchait  et  les  longues 
souffrances  d'un  état  valétudinaire,  Fréron  ressentait-il  pins  vive- 
ment les  humiliations,  les  avanies  auxquelles  il  était  chaque  jour 
exposé  comme  le  premier  folliculaire  venu.  On  se  représente  diffi- 
cilement ce  qu'était,  il  y  a  un  siècle,  la  condition  sociale  d'un  cri- 
tique, d'un  précurseur  de  Sainte-Beuve.  Ce  n'est  pas  seulement 
Voltaire  qui,  dès  qu'on  ne  loue  point  les  mauvaises  tragédies  de 
ses  amis,  estime  que  la  critique  littéraire  est  «  un  procédé  lâche 


TRÉRON.  111 

et  méchant  que  les  magistrats  devraient  réprimer.  »  Si  Fréron  ne 
partage  pas  l'enthousiasme  du  public  pour  le  vengeur  de  Calas, 
Grimai  écrit  que  «  cette  bassesse  mériterait  une  punition  exem- 
plaire. »  Fréron  pense-t-il  que  Fontenelle  a  été  un  «  corrupteur  de 
tous  les  genres  dans  l'art  d'écrire,  »  il  se  rencontre  une  M""^  T..., 
une  puissante  amie  du  philosophe,  pour  menacer  le  journaliste 
d'une  lettre  de  cachet  (1).  De  même,  si  Walpole  n'est  pas  traité 
dans  les  feuilles  de  l'Année  littcraire  au  gré  de  M'"-^  Du  Déliant,  la 
(i  belle  philosophe  »  signale  sur-le-champ  cette  «  impertinente 
licence  »  au  duc  de  Ghoiseul.  Il  s'agit  de  «  faire  dire  un  mot  »  à 
Fréron  par  M.  de  Sartine  (2),  en  d'autres  ternies,  de  l'envoyer  en 
prison.  La  duchesse  de  Ghoiseul  abonde  dans  le  sens  de  sa  bonne 
amie;  mais  elle  n'y  met  pas  tant  de  façons  :  «  Je  vous  demande, 
écrit-elle  au  duc,  de  faire  mettre  M.  Fréron  au  cachot  pour  lui  ap- 
prendre à  écrire,  et  je  crois  que  vous  ferez  bien  de  vous  en  faire  un 
mérite  auprès  de  l'ambassadeur  d'Angleterre.  »  Notez  que  Walpole 
ne  voulait  pas  du  tout  être  vengé;  cette  affaire  le  fâchait.  Il  recon- 
naissait qu'il  avait  commencé  et  qu'il  était  injuste  d'empêcher  les 
autres  de  prendre  avec  lui  la  même  liberté.  Mais  c'était  un  Anglais, 
un  «  ami  de  la  liberté  de  l'imprimerie  »  qui  parlait  à  des  Françaises 
une  langue  inconnue.  Le  duc  de  Ghoiseul  dut  condescendre  à  la  vo- 
lonté de  ces  nobles  caillettes  et  faillit  se  rendre  ridicule  en  servant 
leurs  mesquines  susceptibilités.  Il  avoue  à  M'"''  Du  Deffant  qu'il  ne 
voyait  guère  de  reproche  à  faire  au  critique,  mais  comme  en  France 
la  galanterie  ne  perd  jamais  ses  droits,  il  parle  de  «  corrections  sé- 
crètes »  pour  Fréron  et  pour  le  censeur.  Après  les  marquises,  les 
actrices.  Ce  ne  fut  pas  trop  de  la  double  égide  du  roi  de  Pologne  et 
de  la  reine  de  France  pour  sauver  deux  fois  l'infortuné  critique  des 
fureurs  de  la  Clairon.  On  souffre  à  lire  la  lettre  si  humble  qu'il  dut 
écrire  au  maréchal  de  Richelieu  pour  u  se  justifier  de  l'horrible 
imputation  qu'on  a  faite  d'un  article  de  ses  feuilles,  »  oii  l'on  pré- 
tendait qu'il  avait  voulu  désigner  M"^  Clairon.  «  Je  prends  avec 
confiance  la  liberté  de  réclamer  de  nouveau  votre  justice  et  votre 
bonté,  disait  Fréron  en  terminant,  pour  faire  cesser  l'inquiétude 
affreuse  que  l'ordre  du  roi  ajoute  à  mes  maux  (3).  »  Mais  il  était 
trop  malade  ;  l'exécution  fut  suspendue.  La  reine  intervint,  et  le 
critique  n'expia  point  dans  un  cachot  «  l'horrible  imputation  »  d'a- 
voir laissé  échapper  peut-être  une  maligne  allusion  à  M''^  Clairon. 
Une  pareille  existence  n'était  pas  sans  amertume.  Si,  comme 

(1)  Piron,  OEuvres  inédites,  p.  202. 

(2}  Correspondance  de  la  marquise  Du  Deffant,  27  décembre  1766. 
(3)  Correspondance  extraite  des  archives  de  la  Comédie-Française,  dans  k  Revue 
rétrospective,  2«  sér.,  X,  143  et  suiv. 


112  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

on  l'a  vu  et  comme  l'a  écrit  Palissot,  Fréron  avait  reçu  de  la  na- 
ture, avec  beaucoup  d'esprit ,  un  caractère  facile  et  gai  et  des 
mœurs  très  douces,  il  faut  admirer  que  les  hommes  n'aient  pas  dé- 
truit chez  lui  cette  belle  égalité  d'humeur,  cette  rare  et  forte  com- 
plexion,  et  prouvé  une  fois  de  plus,  dans  la  personne  d'un  adversaire 
de  Rousseau,  la  vérité  des  théories  sociales  du  philosophe  genevois; 
mais  la  santé  du  critique,  depuis  longtemps  dérangée  par  des  excès 
de  table,  était  gravement  atteinte.  Dès  1773,  le  bruit  avait  couru 
que  Fréron  était  mort.  On  se  figure  l'allégresse  de  Voltaire  à  cette 
nouvelle  :  il  fait  toujours  bon  survivre  aux  gens  que  l'on  déteste; 
c'est  la  seule  vengeance  que  nous  laisse  la  constitution  de  notre 
société  civilisée.  Fréron  pourtant  ne  mourut  que  trois  ans  plus  tard, 
dans  les  premiers  jours  du  mois  de  mars  de  l'année  1776.  Le  roi 
Stanislas,  la  reine  Marie  Leczinska,  le  dauphin,  la  dauphine,  pres- 
que tous  ceux  qui  lui  avaient  fait  du  bien  n'étaient  plus.  Le  crédit 
des  encyclopédistes  et  de  la  cabale  de  Voltaire  grandissait  chaque 
jour,  et  déjà  la  philosophie  gouvernait  le  royaume.  Il  paraît  que  la 
suppression  de  r Année  Ultcrairc  avait  été  décidée  en  haut  lieu 
pour  1776.  Fréron  reçut  cette  nouvelle  à  la  Comédie.  Il  avait  co- 
pieusement dîné,  à  son  ordinaire;  il  suffoqua,  chancela  et  tomba, 
on  peut  le  dire,  à  son  poste  de  critique,  devant  cette  arène  de  la 
scène  française  où  il  avait  été  juge  de  tant  de  luttes  glorieuses  pour 
l'esprit  humain.  Il  râlait  quand  on  l'emporta  de  la  Comédie.  Pen- 
dant ce  temps,  31'"*  Fréron  était  à  Versailles,  aux  genoux  de  Mes- 
dames de  France;  elle  priait,  supphait  ces  princesses  de  ne  pas 
souffrir  qu'on  ordonnât  la  suppression  des  feuilles  de  son  mari.  Elle 
triompha  de  l'insensibilité  et  de  l'égoïsme  de  ces  vieilles  filles;  elle 
les  toucha,  les  intéressa;  C Année  littéraire  était  sauvée.  En  effet, 
ce  recueil  a  continué  de  paraître  durant  de  longues  années  encore; 
mais  celui  qui  l'avait  fondé  n'y  devait  plus  écrire.  Quand  M'"*  Fré- 
ron revint  à  Paris,  le  laborieux  critique  était  déjà  délivré  de  l'exis- 
tence et  entré  dans  la  paix  éternelle. 

Jules  Soury. 


LE    JOURNALISME 

AUX   ÉTATS-UNIS 


L'exposition  universelle  de  Philadelphie ,  en  inaugurant  dans  le 
Nouveau-Monde  ces  grandes  fêtes  de  l'industrie  dont  l'Europe  a 
pris  l'initiative,  nous  a  permis  de  juger  des  progrès  accomplis  par 
les  États-Unis  dans  tous  les  domaines  de  l'activité  humaine.  On 
peut  mesurer  le  chemin  parcouru  par  cette  nation,  qui  ne  compte 
encore  qu'un  siècle  d'existence,  et  le  sentiment  qui  domine  est  ce- 
lui de  l'étonnement.  Des  critiques  de  détail  ont  pu  être  formulées; 
mais,  pour  qui  s'attache  à  la  réalité  des  choses,  les  résultats  obte- 
nus sont  prodigieux  et  de  nature  à  faire  réfléchir  l'homme  d'état  et 
l'économiste. 

Si  l'on  se  reporte  par  la  pensée  à  ce  qu'étaient  les  colonies  an- 
glaises et  à  ce  que  sont  les  États-Unis  aujourd'hui,  on  se  demande 
quels  puissans  engins  de  civilisation  ont  pu  favoriser,  précipiter  cet 
essor  si  rapide  d'un  peuple  dont  l'histoire  ,  pour  être  courte,  n'en 
est  pas  moins  bien  remplie,  et  à  qui  n'ont  été  épargnées  ni  les 
épreuves  de  l'adversité,  ni  celles,  plus  difficiles  peut-être  à  suppor- 
ter, d'une  éclatante  prospérité.  L'exposition  de  Philadelphie  a  ré- 
pondu à  ces  questions.  En  assignant  à  la  presse  à  imprimer  de  Hoe 
la  place  d'honneur  dans  la  galerie  des  machines,  les  commissaires 
américains  ont  voulu  rendre  hommage  à  cette  force  dont  Napo- 
léon l"  disait  qu'elle  était  plus  à  redouter  que  des  centaines  de 
mille  baïonnettes.  Elle  l'a  prouvé  aux  États-Unis;  elle  y  est  parve- 
nue à  un  tel  degré  de  puissance  et  d'influence,  elle  a,  sous  un  ré- 
gime de  liberté  complète,  donné  des  résultats  parfois  si  inattendus 
qu'il  nous  a  paru  utile  de  résumer  ici  l'ensemble  de  nos  études  et 
de  nos  observations  personnelles  sur  le  journalisme  américain. 
Cette  histoire  de  la  presse  a  été  faite  et  bien  faite  pour  la  France 

TOME  XX.  —  1877.  8 


llZl  REVUE    DES   DECX   MONDES. 

et  pour  l'Angleterre.  En  ce  qui  concerne  ces  deux  pays,  les  livres 
et  les  documens  abondent.  M.  Hatin,  dans  son  savant  ouvrage: 
Monucl  de  la  liberté  de  la  presse  en  France,  nous  a  retracé  les  dé- 
buts et  les  tâtonnemens  de  nos  devanciers,  les  luttes  soutenues 
depuis  François  P'"  jusqu'à  la  chute  du  second  empire  par  les  jour- 
nalistes contre  les  divers  pouvoirs  qui  se  sont  succédé.  M.  Germain 
nous  a  donné  le  Martyrologe  de  la  presse  de  il 89  à  i864.  Le  même 
sujet  a  été  traité  par  M.  Fernand  Girardin  dans  son  livre  :  la  Presse 
périodique  de  i789  à  i867 .  En  Angleterre,  F.  Knight  Hunt  a  publié 
ihe  Fourlh  Estate,  Alexander  Andrews  the  Ilistory  of  British  jour- 
nalisme James  Grant  ihe  Neivspaper  jjress,  îis  origin,  progress 
and  présent  position.  Aux  États-Unis,  les  documens  sont  rares,  et 
ce  n'est  que  tout  récemment  qu'un  écrivain  consciencieux,  Frédéric 
Hudson,  a  publié  sur  l'histoire  du  journalisme  en  Amérique  un  livre 
curieux,  plein  de  faits  intéressans,  mais  groupés  sans  ordre  et  d'une 
lecture  fatigante.  Avant  lui,  Isaïah  Thomas  avait  écrit,  en  1810,  une 
Histoire  de  Vimpri?nerie  aux  États-Unis,  et  Joseph  Buckingham 
un  ouvrage  intitulé  :  Buckingham's  réminiscences,  dans  lequel  il 
parle  incidemment  de  la  presse  dans  les  états  de  la  JNouvelle-Angle- 
terre.  Ce  dernier  ouvrage  parut  en  1852;  l'édition  en  est  épuisée 
depuis  longtemps.  C'est  à  l'aide  de  ces  matériaux  divers  et  des 
écrits  récens  de  Bennett,  d'Henri  Raymond  et  d'autres  journalistes 
éminens  qui  nous  ont  laissé  dans  leurs  mémoires  les  résultats  de 
leurs  travaux  et  de  leur  expérience  personnelle ,  que  nous  essaie- 
rons de  retracer  l'histoire  du  journalisme  aux  États-Unis,  depuis  ses 
débuts  jusqu'à  nos  jours. 

I. 

C'est  en  1/1 38  que  l'imprimerie  fut  découverte  à  Mayence.  Le 
premier  journal  connu  ne  parut  que  dix-neuf  ans  plus  tard  à  Nu- 
remberg en  lZj57.  En  1Z|99,  Ulrich  Zell  imprima  la  Chronick  à  Co- 
logne. Ces  premiers  essais  informes  rappellent  les  acta  diurna  qui 
circulaient  de  main  en  main  à  Rome  sous  forme  de  manuscrits,  et 
rendaient  compte  des  incendies,  desjugemens,  exécutions,  phéno- 
mènes atmosphériques  et  autres  nouvelles  locales.  L'Italie  dispute  à 
l'Allemagne  l'honneur  de  l'avoir  devancée  dans  cette  voie,  et  ré- 
clame la  priorité  pour  Venise.  La  Grazetta,  —  ainsi  nommée  suivant 
les  uns  parce  qu'elle  se  vendait  une  grazetta,  petite  pièce  de  mon- 
naie d'alors,  suivant  d'autres  du  moi  grazza,  commérage,  bavar- 
dage, —  fut  imprimée  en  1570.  On  affirme  qu'il  en  existe  des 
copies  dans  une  ou  deux  collections  particulières  à  Londres.  D'autre 
part,  le  catalogue  de  la  collection  du  British  Muséum  indique  un 


LE   JOURNALISME    AUX    ETATS-UNIS.  115 

numéro  d'une  feuille  imprimée  sous  le  titre  de  New  Zcitung  mis 
Hispanien  iind  Italien,  qui  porte  la  date  du  mois  de  février  153/i. 
Ce  journal,  publié  à  Nuremberg,  et  dont  on  ne  possède  qu'un  exem- 
plaire unique,  je  crois,  contient  la  nouvelle  de  la  conquête  du  Pérou. 
C'est  le  premier  écrit  périodique  qui  rende  compte  d'un  fait  exté- 
rieur. Voici  comment  il  s'exprime  :  «  Le  gouvernement  de  Panumyra 
(Panama)  a  écrit  à  sa  majesté  Charles  V  qu'un  navire  venait  d'arri- 
ver du  Pérou  avec  une  lettre  du  régent  Francisco  Piscara  (Pizarro), 
annonçant  qu'il  s'était  emparé  du  pays;  avec  200  Espagnols,  infan- 
terie et  cavalerie,  il  avait  attaqué  un  grand  seigneurnommé  Gassiko 
(cacique).  Les  Espagnols  avaient  été  vainqueurs  et  lui  avaient  pris 
5,000  castillons  (pièces  d'or),  et  20,000  marcs  d'argent.  Enfui  on 
avait  fait  payer  au  même  Cassiko  2  millions  en  or.  » 

Des  journaux  que  nous  venons  de  citer,  si  tant  est  qu'on  puisse 
leur  donner  ce  nom,  il  ne  reste  qu'un  souvenir  confus  et  quelques 
rares  numéros  enfoiais  dans  des  collections  peu  faciles  d'accès.  A 
mesure  que  nous  avançons,  l'obscurité  disparaît,  les  faits  et  les 
dates  se  précisent.  En  1615  paraît  à  Francfort  die  Frankfurter 
Oberpostamts-Zeitiing,  qui  fut  le  premier  journal  quotidien  et  qui 
existe  encore.  Jusqu'ici  l'Angleterre  ne  figure  pas  sur  cette  liste 
chronologique.  Ce  n'est  qu'en  1622  qu'elle  prend  le  cinquième  rang 
avec  l'apparition  du  Weckly  Neires,  jouraal  hebdomadaire,  comme 
son  nom  l'indique,  et  qu'elle  précède  la  France  de  neuf  années.  En 
1631,  la  Gazette  de  France  est  publiée  à  Paris.  La  Suède,  l'Ecosse, 
la  Hollande,  inaugurent  successivement  l'ère  du  journalisme  en 
16/iZi,  1653  et  1656. 

C'est  en  1690  que  paraît  à  Boston  le  premier  journal  publié  aux 
États-Unis  sous  le  titre  de  Puhlick  Occurrences.  On  a  cru  longtemps 
que  le  ?iews  Letter,  publié  quatorze  ans  plus  tard,  était  !e  doyen  des 
publications  périodiques  américaines.  Il  n'en  est  rien  ;  les  recher- 
ches faites  par  le  Tév.  J.-B.  Felt  constatent  que  la  priorité  appar- 
tient sans  conteste  à  Benjamin  Harris,  éditeur  du  Publick  Occur- 
rences. J'ai  sous  les  yeux  une  copie  de  son  premier  numéro,  daté 
Boston,  25  septembre  1690.  L'éditeur  débute  modestement  :  a  Mon 
intention,  dit-il,  est  de  fournir  au  public  une  fois  par  mois  un 
compte-rendu  de  ce  qui  pourrait  se  passer  d'important.  Si,  jyar 
extraordinaire  y  il  venait  à  ma  connaissance  quelque  nouvelle  sé- 
rieuse dans  l'intervalle,  je  publierai  une  feuille  extra.  Je  prie  toutes 
les  personnes  honorables  de  Boston  de  me  tenir  au  courant.  Consi- 
dérant surtout  qu'il  importe  de  faire  la  guerre  à  l'esprit  de  men- 
songe, je  n'imprimerai  rien  dont  je  n'aie  contrôlé  l'exactitude,  et 
si  je  commets  quelque  erreur  involontaire,  je  la  rectifierai  dans  le 
numéro  suivant.  » 


116  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Il  n'en  eut  ni  le  temps  ni  le  loisir.  Ce  programme  hardi,  ou  du 
moins  qui  parut  tel  aux  autorités  anglaises,  attira  sur  la  tête  de  l'é- 
diteur la  censure  administrative;  dans  les  vingt- quatre  heures,  les 
exemplaires  furent  saisis,  et  Benjamin  Harris  invité  à  s'occuper 
d'autre  chose  que  de  renseigner,  une  fois  par  mois,  ses  concitoyens 
sur  ce  qui  pouvait  se  passer  à  Boston  ou  ailleurs.  Ce  début  était  peu 
encourageant.  Harris  quitta  Boston,  se  rendit  à  Londres  et  y  fonda 
en  1705  le  Post,  qui  vit  encore  et  occupe  un  rang  distingué  dans 
la  presse  anglaise. 

Pendant  quatorze  ans,  aucune  nouvelle  tentative  ne  fut  faite.  De 
temps  à  autre,  on  recevait  quelques  feuilles  imprimées  à  Londres; 
on  les  lisait  à  haute  voix  sur  les  places  publiques,  elles  circulaient 
ensuite  de  mains  en  mains  jusqu'à  ce  qu'elles  tombassent  en  mor- 
ceaux, ou  qu'un  riche  individu  s'en  rendît  propriétaire.  Maculées, 
à  peine  lisibles ,  elles  se  vendaient  encore  une  livre  sterling.  Le 
génie  pratique  des  Américains  ne  pouvait  longtemps  s'accommoder 
d'un  pareil  état  de  choses,  et  la  presse  allait  faire  son  apparition 
définitive;  dans  quelles  conditions  et  dans  quel  milieu  politique  et 
social?  C'est  ce  que  nous  allons  examiner.  Pour  avoir  une  idée  du 
chemin  parcouru,  il  importe  de  se  rendre  un  compte  exact  du  point 
de  départ.  Le  contraste  est  tellement  grand  entre  les  colonies  an- 
glaises de  l'Amérique  en  1690  et  la  puissante  république  qui  achève 
de  célébrer  l'anniversaire  séculaire  de  son  indépendance  qu'aucun 
pays  à  aucune  époque  de  l'histoire  n'en  a  offert  de  pareil. 

Les  colonies  anglaises  comptaient  alors  près  d'un  million  d'ha- 
bitans  de  race  blanche  et  de  nègres,  la  plupart  esclaves.  Cette  po- 
pulation, dispersée  sur  la  côte  et  sur  les  rives  des  grands  fleuves, 
était  comme  perdue  dans  un  espace  immense.  Peu  de  grandes 
villes,  quelques  villages,  beaucoup  de  fermes  très  éloignées  les 
unes  des  autres,  et  çà  et  là  sur  la  frontière  française  ou  indienne 
quelques  campemens  de  hardis  colons,  pionniers,  chasseurs,  trap- 
peurs, ainsi  se  groupaient  dans  les  colonies  du  nord  les  occupans 
du  sol.  Boston  et  Philadelphie  étaient  alors  les  villes  principales; 
elles  renfermaient  chacune  environ  8,000  habitans.  New-York,  qui 
naissait  à  peine,  en  avait  6,000,  et  offrait  l'aspect  d'un  grand  vil- 
lage. On  tirait  tout  d'Angleterre  :  en  fait  de  commerce,  celui  du 
cabotage  existait  seul,  mais  déjà  les  populations  des  côtes  s'exer- 
çaient à  la  pêche  et  préludaient  par  de  timides  essais  aux  entre- 
prises hardies  qui  devaient  les  entraîner  plus  tard  à  la  poursuite 
des  cachalots  jusqu'aux  régions  du  pôle.  L'argent  était  rare,  pres- 
que inconnu;  on  avait  recours  aux  échanges.  En  1635,  les  achats 
se  soldaient  au  moyen  de  balles  de  fusil;  une  balle  équivalait  à  un 
sou.  En  1652,  on  frappa  quelques  pièces  de  monnaie;  pendant 


LE    JOURNALISME    AUX    ÉTATS-UNIS.  117 

treille  ans,  on  se  servit  de  la  même  matrice  et  les  pièces  ainsi  frap- 
pées portèrent  toutes  la  môme  date.  Les  routes  étaient  rares.  Une 
diligence  reliait  New-York  à  Philadelphie  et  mettait  deux  jours  à 
faire  ce  trajet;  aussi  l'avait-on  surnommée  V Éclair.  Le  système 
postal  était  des  plus  primitifs;  on  expédiait  les  lettres  de  JNew-York 
à  lioston  une  fois  par  mois.  Benjamin  Franklin  fut  un  des  premiers 
directeurs  de  la  poste;  il  raconte  que,  pour  développer  le  système 
postal,  il  visita,  avec  sa  fille  Sally,  les  diverses  stations,  et  qu'il  mit 
cinq  mois  à  ce  voyage,  que  l'on  peut  accomplir  aisément  aujour- 
d'hui en  cinq  jours. 

Par  contre,  l'éducation  fit  de  bonne  heure  de  grands  progrès.  Les 
puritains  émigrans  avaient  apporté  avec  eux  et  implanté  dans  ce 
continent  à  peine  connu  deux  idées  fortes  et  vivaces  :  le  sentiment 
religieux  auquel  ils  avaient  tout  sacrifié,  et  comme  complément 
direct  le  culte  de  la  Bible.  Cela  impliquait  la  lecture  assidue  des 
livres  saints  :  aussi  vit-on,  dès  le  début,  partout  où  se  groupaient 
quelques  colons,  s'élever  le  temple,  construction  aussi  grossière  et 
primitive  que  les  cabanes  de  troncs  d'arbres,  et  la  maison  d'école. 
Si  pauvres  qu'ils  fussent ,  ils  ne  reculaient  devant  aucun  sacrifice 
de  temps  et  de  travail  pour  satisfaire  à  ces  deux  besoins  de  leur 
nature.  A  Boston,  où  fut  fondée  la  première  école,  chaque  famille 
donnait  par  année  un  boisseau  de  maïs  ou  1  fr.  25  c.  en  argent 
pour  le  soutien  de  l'école  et  de  l'instituteur.  En  1700,  dix  pasteurs 
se  réunirent  dans  une  salle  d'école  et  déposèrent  sur  une  table  une 
dizaine  de  volumes  chacun,  en  disant  l'un  après  l'autre  :  Je  donne 
ces  livres  pour  aider  à  la  fondation  d'un  collège  dans  le  Connecti- 
cut.  Telle  fut  l'origine  du  Yak  Collège. 

Alors  comme  aujourd'hui  l'instituteur  était  entouré  d'une  grande 
considération.  Il  était,  après  le  ministre,  l'homme  le  plus  estimé  et 
le  plus  influent  de  la  communauté.  Il  jouissait  de  privilèges  parti- 
culiers et  exerçait  une  juridiction  spéciale  sur  les  parens,  qu'il 
pouvait  même  contraindre  à  envoyer  leurs  enfans  à  son  école. 

Si  des  colonies  du  nord  nous  passons  à  celles  du  sud,  le  contraste 
est  frappant,  et  nous  retrouvons  en  germe  ces  divergences  de  vues 
et  d'idées  qui  devaient  aboutir,  le  12  avril  1861,  au  premier  coup 
de  canon  tiré  par  les  confédérés  sur  le  fort  Sumter,  et  à  la  guerre 
civile  la  plus  longue  et  la  plus  sanglante  des  temps  modernes.  L'es- 
prit puritain  dominait  d'une  manière  absolue  dans  les  états  de  la 
Nouvelle -Angleterre.  La  vie  sociale  était  gouvernée  par  les  pré- 
ceptes de  la  loi  religieuse,  dont  la  loi  civile  n'était  que  le  reflet  et 
la  consécration.  Cette  vie  grave,  austère,  condamnait  l'homme  à 
lutter  contre  les  penchans  de  sa  nature  dans  l'ordre  moral,  de 
même  que  le  climat  et  les  difficultés  de  la  vie  matérielle  l'obli- 


118  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

geaient  à  un  labeur  incessant.  Le  plaisir  sous  toutes  ses  formes, 
même  les  plus  modestes,  était  banni.  La  musique  était  condamnée 
comme  un  instrument  de  Satan,  le^chant  dans  les  temples  devait 
être  sans  accompagnement.  Amos  n'avait-il  pas  écrit  :  «  Je  ne  veux 
pas  enlendre  la  mélodie  de  tes  violes?  »  L'élément  puritain,  fortifié 
par  l'élément  hollandais,  qui  colonisa  New -York,  réussit,  dans  les 
premières  années,  à  faire  dominer  ses  vues  <et  ses  tendances  dans 
les  colonies  du  sud;  mais,  bien  que  la  race  fût  la  même,  le  milieu 
était  changé.  Les  conditions  de  la  vie  étaient  autres,  autres  aussi  le 
climat,  les  productions  du  sol.  La  grande  divergence  des  peuples 
du  noi-d  et  des  peuples  da  midi  s'accusait  et  s'accentuait,  en  atten- 
dant l'heure  de  la  lutte  inévitable,  lutte  aujourd'hui  terminée  en 
apparence. 

Le  point  de  départ  de  ces  deux  civilisations  parallèles  est  le  même. 
Chez  toutes  deux,  nous  retrouvons  les  mômes  traits  caractéristiques  : 
l'amour  de  l'indépendance,  le  sentiment  religieux.  Mais  dans  le 
nord  la  nature  même  du  sol  et  du  climat  limite  l'indépendance  ex- 
cessive et  facilite  le  groupement  de  la  population;  dans  le  sud,  au 
contraire,  tout  favorise  et  déveloj^pe  le  premier  au  détrinient  du 
second.  Dans  les  états  de  la  Nouvelle-Angleterre,  l'église  est  le 
centre  autour  duquel  se  construisent  les  habitations.  Constamment 
en  lutte  avec  la  nature,  l'homme  a  besoin  de  se  rapprocher  de 
l'homme,  l'isolement  est  un  danger  et  une  difficulté  nouvelle  ajou- 
tée à  tant  d'autres. 

Les  conditions  de  la  vie  sont  bien  différentes  dans  la  Virginie, 
dans  la  Caroline  du  sud.  Les  coluns  qui  s'y  fixent  se  recrutent  dans 
une  autre  classe  de  la  population  angla'se  que  les  émigrans  du 
nord.  Les  modestes  ressources  de  ces  derniers  les  contraignent  au 
travail  aussitôt  débarqués  et  ne  leur  permettent  pas  les  dépenses 
nécessitées  par  un  long  et  coûteux  voyage  pour  v.g  rendre  de  New- 
York  ou  de  Boston  dans  les  colonies  du  sud.  De  grandes  concessions 
déterres  ont  d'ailleurs  précédé  les  colons.  Certaines  familles  de  l'a- 
ristocratie anglaise  ont  reçu  de  la  coui'onne,  à  titre  d'apanage  ou 
de  don,  de  vastes  espaces  incultes  qu'elles  abandonnent  aux  fils 
cadets.  Ces  derniers  viennent  demander  à  ce  nouveau  continent 
la  fortune  que  leur  enlève  le  droit  de  primogéniture,  et  la  vie  large 
et  facile  à  laquelle  ils  sont  habitués.  Des  plantations  se  fondent, 
isolées  les  unes  des  autres;  le  sol,  puissamment  riche,  donne  en 
abondance  le  nécessaire  et  bientôt  le  superflu. 

Si  la  vie  est  rude  et  simple,  si  le  luxe  et  le  confort  n'existent  pas 
encore,  les  élémens  qui  les  constituent  ne  font  pas  défaut  :  d'abord 
la  grande  propriété,  puis  un  nombreux  personnel  de  serviteurs  ou 
d'esclaves;  les  travaux  d'une  plantation  l'exigent.  Les  chevaux  im- 


LE   JOURNALISME    AUX   ÉTATS-UNIS.  119 

portés  d'Angleterre  se  multiplient  rapidement  sous  ce  climat  où 
l'hiver  est  presque  inconnu.  Le  planteur  du  sud,  à  cheval  dès  le 
matin,  parcourant  son  estalc,  dirigeant  ses  nombreux  travailleurs, 
retrouve  ici  la  vie  anglaise  du  gentleman  f armer  A\  sait  commander 
et  se  faire  obéir.  Souverain  absolu  de  tout  ce  qui  l'entoure,'  il  peut 
donner  à  ses  goûts,  plus  athlétiques  qu'intellectuels,  pleine  satis- 
faction. Combats  de  taureaux,  courses,  chasse,  tels  sont  les  seuls 
plaisirs  à  sa  portée,  et  ce  sont  ceux  que  les  puritains  du  nord  ont 
le  plus  en  horreur.  Çà  et  là  quelques  rares  églises  s'élèvent  dans  le 
voisinage  des  plantations,  mais  elles  sont  peu  fréquentées,  les  dis- 
tances sont  grandes,  et  les  plus  proches  voisins  s'y  rendent  seuls. 
Pour  aller  d'une  plantation  à  l'autre,  il  faut  remonter  ou  descendre 
en  bateau  les  grands  cours  d'eau,  ou  parcourir  à  cheval,  par  des 
chemins  à  peine  tracés,  de  vastes  espaces.  La  vie  sociale  est  à  peu 
près  nulle  au  début,  et  le  sentiuient  de  l'individualité  se  fortifie  de 
tout  ce  que  perd  l'instinct  de  sociabilité. 

Dans  de  pareilles  conditions,  il  est  difficile  de  fonder  et  de  main- 
tenir des  écoles;  aussi  n'y  songe-t-on  guère.  On  va  plus  loin  même, 
et  ici  s'accentue  de  plus  en  plus  la  divergence  de  vues.  Le  gouver- 
neur anglais  Berkeley,  fidèle  représentant  des  idées  du  temps,  disait 
en  1700  :  «  Je  remercie  Dieu  de  ce  qu'il  n'y  a  en  Virginie  ni  écoles 
libres  ni  imprimerie,  et  j'espère  qu'il  en  sera  de  même  pendant  des 
siècles.  »  Bien  que  ce  vœu  n'ait  pas  été  exaucé  et  que  la  Virginie 
ait  occupé  et  occupe  encore  un  rang  distingué  dans  les  états  du  sud 
au  point  de  vue  de  l'instruction  publique,  les  progrès  ont  été  lents  et 
contrariés  par  la  tendance  aristocratique  qui  répugne  à  donner  aux 
classes  inférieures  une  instruction  dont  elle  sent  le  prix  et  qu'elle 
entend  réserver  à  ses  membres.  Habitués  de  bonne  heure  au  com- 
mandement, aux  exercices  corporels,  excelleas  cavaliers,  chasseurs 
infatigables,  les  colons  du  sud  devaient  être  et  furent  les  chefs  de 
l'insurrection  qui  affranchit  les  colonies  du  joug  de  la  mère  patrie. 
Ils  devaient  être  et  ils  furent  aussi  les  chefs  de  la  nouvelle  répu- 
blique, chefs  politiques  et  militaires,  présidens,  hommes  d'état,  offi- 
ciers. L'intérêt  commun,  la  nécessité,  firent  taire  longtemps  les 
dissentimens  particuliers;  mais  les  mœurs,  les  idées  du  sud,  étaient 
antipathiques  aux  habitans  de  la  Nouvelle-Angleterre,  l'esclavage 
surtout  leur  inspirait  une  répulsion  profonde  et  bien  justifiée.  Puis 
le  nord  était  manufacturier,  et  le  sud  agricole.  L'un  voulait  des  ta- 
rifs protecteurs  pour  ses  fabriques  naissantes,  l'autre  était  partisan 
du  hbre-échange,  condition  essentielle  de  sa  prospérité.  Longtemps 
on  se  fit  des  concessions  mutuelles,  on  essaya  de  nombreux  com- 
promis, jusqu'au  jour  où,  consciens  de  leur  force,  sûrs  du  nombre 
et  impatiens  d'affirmer  et  d'appliquer  leurs  idées,  les  états  du  nord 


120  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

déclarèrent  l'institution  de  l'esclavage  condamnée  par  la  conscience, 
incompatible  avec  un  gouvernement  républicain,  et  appelèrent  Abra- 
ham Lincoln  à  la  présidence  des  États-Unis  pour  appliquer  et  faire 
triompher  leur  programme.  En  même  temps,  par  l'adoption  du  tarif 
Morill,  ils  déclaraient  la  guerre  aux  intérêts  du  sud.  On  vit  alors 
cette  même  force,  qui  avait  fondé  et  créé  l'Union,  se  retourner  contre 
elle.  La  rupture  du  nord  et  du  sud  désorganisa  les  cadres  de  l'ad- 
ministration, de  la  diplomatie,  de  l'armée  et  de  la  marine,  où  les 
officiers  étaient  presque  tous  des  hommes  du  sud.  On  sait  le  résul- 
tat de  cette  lutte  gigantesque,  la  victoire  du  nord,  la  ruine  du  sud 
et  les  haines  profondes  qui  subsistent. 

De  cet  exposé  rapide  se  déduisent  certaines  -conclusions.  Il  est 
évident  que  le  nord  a  dû  être  et  a  été  le  foyer  du  journalisme.  La 
presse  naît  de  la  diversité  des  intérêts  et  des  tendances.  Elle  tarde 
à  paraître  là  où  celte  diversité  tarde  à  se  produire.  L'antagonisme 
de  vues  entre  le  nord  et  le  sud  s'est  accentué  surtout  dans  le 
nord,  où  l'éducation  était  plus  répandue,  où  les  grands  centres  se 
créaient  et  se  peuplaient  plus  rapidement,  où  les  idées  républicaines 
dominaient  et  où  les  intérêts  commerciaux,  politiques  et  sociaux  ap- 
pelaient la  libre  discussion  et  demandaient  des  renseignemens  exacts 
et  précis.  L'histoire  de  la  presse  aux  États-Unis  est  donc  surtout 
l'histoire  de  la  presse  des  états  du  nord,  et  ce  ne  sera  qu'incidem- 
ment et  accessoirement  que  nous  aurons  à  en  suivre  le  développe- 
ment dans  le  sud. 

II. 

Nous  avons  constaté  que  le  premier  journal  américain  avait  paru 
le  25  septeiijbre  1690 ,  qu'il  avait  vécu  un  jour ,  et  que  l'éditeur 
avait  dû  émigrer  en  Angleterre.  L'insuccès  d'IIarris  avait  découragé 
ceux  qui  pouvaient  être  désireux  de  l'imiter;  aussi  de  1690  à  l70/i 
aucune  tentative  ne  fut  faite  pour  remplacer  le  Publick  Occurrences. 
Le  24  avril  170Zi,  John  Campbell,  directeur  des  postes  à  Boston, 
tenta  de  nouveau  l'aventure.  Sous  le  titre  de  Boston  news  Letters, 
il  publia  sous  un  petit  format  une  sorte  de  feuille  d'avis  hebdoma- 
daire. Le  premier  numéro  ne  contenait  que  des  annonces  de  mai- 
sons à  louer  ou  à  vendre,  des  signalemens  de  domestiques  qui 
avaient  quitté  leurs  maîtres,  des  indications  de  navires  en  par- 
tance. 

Si  dépourvue  d'intérêt  qu'elle  nous  paraisse,  cette  publication 
causa  une  profonde  émotion  dans  la  ville  de  Boston.  Le  premier  nu- 
méro fut  porté  en  hâte  par  le  magistrat  au  président  de  l'université 
d'Harvard  comme  une  des  plus  étonnantes  curiosités  que  l'on  pût 


LE    JOURNALISME    AUX    ÉTATS-UNIS.  121 

voir  dans  la  colonie.  Enhardi  par  le  succès,  Campbell  ne  s'enferma 
pas  longtemps  dans  le  cadre  étroit  de  son  premier  numéro.  Timi- 
dement d'abord,  il  donna  quelques  rares  nouvelles  commerciales, 
maritimes,  puis  enfin  politiques.  Il  se  sentait  surveillé;  mais  l'opi- 
nion publique  l'appuyait  et  le  poussait  à  marcher  en  avant.  Il  re- 
produisit quelques  extraits  de  la  Gazette  de  Londres;  cependant  il 
faut  croire  que  les  exemplaires  lui  parvenaient  avec  irrégularité, 
car  dans  un  de  ses  numéros  il  s'excuse  modestement  auprès  de 
ses  lecteurs  d'être  en  retard  de  treize  mois  sur  les  nouvelles  d'Eu- 
rope. Est-ce  là  ce  qui  nuisit  à  son  succès  pécuniaire?  Nous  ne  sa- 
vons; en  tout  cas,  ce  ne  fut  pas  la  concurrence.  Quoi  qu'il  en  soit, 
après  quinze  ans  d'existence  le  ISeivs  Letler  n'était  pas  dans  une 
position  brillante,  à  en  juger  par  un  appel  que  Campbell  adressa 
à  ses  lecteurs.  Il  leur  dit  que  la  vente  hebdomadaire  atteint  à  peine 
300  numéros,  qu'il  est  obligé  d'augmenter  le  prix  de  l'abonnement 
de  6  shillings  par  an,  et  qu'encore  à  ce  prix  il  couvrira  seulement 
ses  frais  matériels  et  ne  recevra  aucune  rémunération  pour  son  tra- 
vail personnel. 

Ce  second  début  n'était  pas  encore  encourageant;  pourtant  il  y 
avait  progrès.  Un  journal,  prenons  ce  titre  ambitieux  à  défaut 
d'autre,  avait  pu  vivre  quinze  années.  La  carrière  était  ouverte,  de 
nombreux  concurrens  allaient  entrer  en  lice. 

Campbell  ne  les  vit  pas  avec  plaisir.  Le  Boston  Gazette  publia  son 
premier  numéro  le  21  décembre  1719.  «  Je  plains  les  lecteurs  de 
cette  nouvelle  feuille,  écrit-il  dans  le  numéro  qui  suivit  la  publication 
de  son  rival,  on  y  sent  l'odeur  de  la  bière  bien  plus  que  celle  de 
la  lampe.  C'est  une  lecture  malsaine  pour  le  peuple.  Pour  moi,  voici 
près  de  seize  ans  que  je  publie  mon  journal,  et  je  puis  dire  que 
c'est  à  lui  que  l'on  doit  d'avoir  si  peu  de  fausses  nouvelles  en  cir- 
culation. »  Vraies  ou  fausses,  il  est  certain  que  Campbell  en  mettait 
peu  en  circulation,  et  on  ne  saurait  accuser  ses  contemporains  d'in- 
gratitude pour  l'accueil  qu'ils  firent  à  son  rival  d'abord,  puis  en 
1721  au  Courant  publié  par  James  Franklin,  frère  de  l'illustre  Ben- 
jamin Franklin,  qui  n'allait  pas  tarder  à  entrer  en  scène  et  à  don- 
ner un  vigoureux  essor  au  journalisme  américain.  James  Franklin 
releva  vivement  les  attaques  de  Campbell  et  le  réduisit  au  silence. 
Le  pionnier  de  la  presse  de  Boston  abdiqua  et  rentra  dans  la  vie 
privée,  non  sans  prédire  toutes  les  catastrophes  possibles  à  ses 
concurrens.  Ces  discussions  personnelles  n'étaient  guère  de  nature 
à  intéresser  longtemps  le  public.  Il  importait  d'élargir  le  champ  des 
débats.  Les  circonstances  s'y  prêtèrent,  et  Benjamin  Franklin  débuta 
dans  le  journalisme  en  se  constituant  l'avocat  et  le  défenseur  de 
la  vaccine.  Lady  Wortley  Montagne  venait  d'importer  d'Angleterre 


122  BEVUE    DES    DEDX    MONDES. 

la  découverte  nouvelle.  Le  clergé  se  déclara  contie  l'innovation;  les 
Franklin  et  leurs  adhérens  furent  dénoncés  comme  libres  penseurs, 
athées,  inspirés  du  diable.  La  polémique  américaine  naissante  s'af- 
firmait par  cette  liberté  de  langage  et  d'injures  qui  la  caractérise 
encore  aujourd'hui  et  qui  ne  laisse  pas  de  nous  étonner  par  sa  vio- 
lence. Les  Franklin  répondirent  avec  la  même  vivacité,  et  James, 
l'éditeur  en  nom,  fut,  comme  d'ordinaire,  arrêté  et  mis  en  prison. 
C'était  une  solution,  mais  cela  ne  prouvait  pas  qu'il  eût  tort  et  que 
la  vaccine  fut  une  idée  diabolique. 

Cette  première  mésaventure  fut  suivie  d'une  autre.  En  juin  1722, 
un  pirate  fit  son  apparition  en  vue  de  Block  Head.  Le  Courant 
gourmanda  la  lenteur  des  autorités  à  envoyer  des  vaisseaux.  Le 
lendemain,  James  Franklin  retournait  à  la  prison  de  Boston,  et  un 
ordre  en  conseil  lui  interdisait  à  l'avenir  de  parler  dans  son  journal 
de  ce  qui  pouvait,  de  près  ou  de  loin,  concerner  le  gouvernement, 
l'administration,  le  clergé  et  les  collèges.  11  fallait  bien  de  l'habileté 
pour  continuer  à  publier  un  journal  dans  ces  conditions;  mais  ce 
n'était  ni  l'habileté,  ni  l'énergie  qui  manquaient  aux  Franklin.  Ben- 
jamin n'était  alors  âgé  que  de  seize  ans,  mais  il  y  avait  en  lui  l'é- 
toffe d'un  homme,  et  les  difficultés,  loin  de  les  abattre,  développent 
des  natures  comme  la  sienne. 

Des  mesures  arbitraires  prises  contre  des  journaux  aussi  peu  lus 
ne  pouvaient  provoquer  un  vif  mouvement  d'opinion  publique,  ni 
soulever  des  passions  bien  violentes.  Il  fallait,  pour  en  arriver  là, 
que  le  gouvernement  fournît  un  autre  aliment  à  l'irritation,  et  que 
la  presse  pût  prendre  en  main  une  cause  vraiment  populaire.  La 
maladresse  des  autorités  anglaises  lui  fit  beau  jeu.  Pour  s'assurer 
le  concours  de  l'église  anglicane,  on  proposa  de  lui  donner  le  rang 
de  religion  d'état.  C'était  s'ahéner  les  nombreux  dissidens  des  colo- 
nies du  nord.  Les  Franklin  venaient  de  fonder  la  première  fabrique 
de  papier.  Les  autorités  anglaises  affirmèrent  que  les  colonies  ne 
pouvaient  en  aucune  façon  s'affranchir  de  l'importation  de  la  mère 
patrie.  Pitt  lui-même,  l'ami  de  l'Amérique,  déclarait  u  que  les  co- 
lonies n'avaient  pas  le  droit  de  fabriquer  même  un  fer  à  cheval.  » 
En  1750,  interdiction  de  travailler  le  fer,  défense  de  scier  le  bois 
et  de  le  débiter  en  planches,  de  faire  usage  des  cours  d'eau  comme 
force  motrice,  d'élever  des  fabriques  ou  manufactures.  Les  colons 
devaient  se  borner  à  la  culture  des  terres  et  tirer  d'Angleterre  tout 
ce  qui  leur  était  nécessaire.  Dans  les  colonies  du  sud ,  la  canne  ne 
pouvait  être  convertie  en  sucre  ou  en  mélasses,  le  coton  ne  pou- 
vait être  travaillé.  Les  taxes  enfin,  votées  par  le  parlement,  où  les 
colons  n'étaient  pas  représentés,  pesaient  sur  une  population  ac- 
tive, énergique,  dont  elles  gênaient  la  production,  et  qui  sentait  sa 


LE   JOURNALISME   AUX   ETATS-UNIS.  123 

force  croître  avec  ses  griefs.  La  presse  se  fit  l'écho,  timide  d'abord, 
indigné  bientôt,  d'une  pareille  oppression.  Ces  phrases  brèves  et 
incisives,  qui  précèdent  une  révolution  et  en  deviennent  le  mot 
d'ordre,  circulèrent.  «  L'impôt  sans  le  droit  de  représentation  est 
une  tyrannie ,  »  écrivait  James  Otis. 

La  lutte  commençait;  nombre  d'esprits  ardens  et  aventureux  se 
jetèrent  dans  la  mêlée.  Les  rares  journaux  publiés  à  Boston,  New- 
York,  Annapolis,  Gharleston,  vii-ent  s'augmenter  considérablement 
ie  nombre  de  leurs  lecteui's.  D'autres  se  fondèrent.  Samuel  Adams 
lança  le  premier  à  l'Angleterre  le  mot  attribué  depuis  à  Napo- 
léon F'"  :  nation  of  shopkeepers  (nation  de  boutiquiers).  On  le  re- 
trouve dans  VIndepcndeni  Advertiser  de  17Zi8.  A  ses  côtés,  Hugh 
Gaine,  Philip  Freneau,  le  poète  de  la  révolution,  James  Oiis,  John 
Adams,  Samuel  Gooper,  Joseph  Warren,  Benjamin  Austin,  combat- 
tant les  prétentions  de  l'Angleterre,  prêchaient  la  résistance  à  l'op- 
pression ,  et  Benjamin  Franklin  répondait  hardiment  aux  menaces 
des  autorités  :  «  Quiconque  peut,  comme  moi,  vivre  de  pain  et  d'eau 
n'a  besoin  de  personne  et  ne  craint  personne.  » 

Devant  ces  symptômes,  le  gouvernement  anglais  s'émut.  Des 
troupes  furent  envoyées  aux  colonies;  les  journaux,  menacés  d'a- 
bord, suspendus  ensuite,  se  publièrent  en  cachette.  Le  Stamp  act, 
dirigé  surtout  contre  eux,  vint  mettre  le  feu  aux  poudres.  Il  impo- 
sait un  droit  de  timbre  de  5  à  20  centimes  par  exemplaire  et  de 
2  shillings  (2  fr.  50  cent.)  par  annonce.  C'était  la  ruine  de  la  presse, 
et  cela  au  moment  où  la  presse  devenait  le  symbole  et  le  palladium 
des  droits  des  colonies.  «  Le  soleil  de  la  liberté  s'est  couché,  écri- 
vit Benjamin  Franklin,  il  ne  reste  plus  aux  Américains  qu'à  allumer 
les  lampes  de  l'industrie  et  de  l'économie.  »  —  «  Soyez  assuré,  lui 
répondit  le  colonel  Thompson  dans  son  journal,  que  nous  allons  al- 
lumer des  torches  et  non  des  lampes,  d  La  foule  acclama,  envahit 
les  résidences  des  autorités  anglaises,  les  saccagea,  aux  cris  de 
H  vive  la  liberté,  pas  de  timbre!  »  Dans  l'assemblée  de  la  Caroline 
du  nord,  le  président  John  Âshe  répondit  au  gouverneur  Tyron  : 
((  Nous  résisterons  à  cette  loi  jusqu'à  la  mort.  »  Le  premier  navire 
qui  apporta  d'Angleterre  la  cargaison  de  papier  timbré  destiné  aux 
colonies  reçut  ordre  du  colonel  Ashe,  soutenu  par  la  population, 
de  s'éloigner  sous  peip.e  de  voir  son  chargement  jeté  par-dessus 
bord.  Les  autorités  hésitèrent,  et  celte  hésitation  raviva  le  courage 
des  hommes  politiques  plus  clairvoyans  qui  ne  cessaient,  dans  le 
parlement,  de  défendre  la  cause  des  colons.  Camden,  Pitt,  Barre, 
provoquèrent  une  enquête,  et  la  formation  d'une  commission  spé- 
ciale. Benjamin  Franklin,  mandé  à  la  barre  de  la  chambre  des 
communes,  plaida  éloquemment  les  droits  de  ses  compatriotes.  Ses 


125  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

réponses  énergiques  et  brèves  aux  questions  qui  lui  furent  posées 
impressionnèrent  vivement  la  majorité,  et  le  ministère,  convaincu 
enfin  que  le  droit  de  timbre  ne  pourrait  être  perçu  que  par  la  force, 
se  décida  à  le  supprimer. 

Cette  nouvelle  fut  accueillie  en  Amérique  avec  une  joie  dont  les 
journaux  se  firent  l'écho  retentissant.  Ils  la  célébrèrent  comme  une 
victoire  personnelle.  C'étaient  eux  que  cet  impôt  menaçait  surtout, 
c'étaient  donc  eux  qui  triomphaient.  Après  avoir  vaincu  pour  leur 
compte  il  leur  incombait,  maintenant  que  leur  existence  était  as- 
surée, de  revendiquer  les  droits  communs,  l'affranchissement  du 
commerce  des  colonies  et  la  consécration  du  principe  posé  par  eux  : 
((  Pas  de  taxe  sans  droit  de  représentation.  »  C'était  au  nom  de  ce 
principe  même  que  l'Angleterre  avait  fait  sa  révolution.  Ses  colo- 
nies d'Amérique  s'en  emparaient  à  leur  tour  et  paralysaient  sa  force 
en  ébranlant  sa  conviction  dans  son  droit. 

Organe  des  revendications  populaires,  la  presse  voyait  son  rôle 
grandir  et  son  existence  s'identifier  avec  celle  des  colonies.  Elle 
avait  combattu,  pour  elle-même  il  est  vrai,  mais  elle  avait  vaincu. 
C'était  un  journaliste,  Benjamin  Franklin,  qui  le  premier  avait  fait 
entendre  la  voix  de  l'Amérique  dans  le  parlement  anglais,  c'étaient 
les  journaux  qui  ralliaient  en  un  faisceau  commun  les  volontés,  les 
énergies  et  les  passions.  Ils  portaient  à  la  connaissance  de  tous  les 
faits  d'oppression,  les  actes  de  résistance,  les  excès  de  la  solda- 
tesque :  ils  prêchaient  l'union,  la  confédération  des  colonies,  signa- 
laient les  dangers  de  l'isolement  et  lançaient  aux  masses  encore  dis- 
séminées, mais  déjà  exaspérées,  leur  nouveau  mot  d'ordre  :  «  Join 
or  die,  unissez-vous  ou  périssez.  » 

On  les  lisait,  on  les  approuvait,  et,  le  5  septembre  177/i,  53  dé- 
légués représentant  les  provinces,  sauf  la  Géorgie,  se  réunissaient  à 
Philadelphie.  Dans  cette  réunion  solennelle,  qui  décida  des  desti- 
nées de  l'Améiique,  Patrick  Henry  électrisa  l'assemblée  par  son 
éloquence.  On  décréta  la  formation  de  compagnies  de  volontaires; 
ils  afïluèrent,  et  dans  toutes  les  colonies  on  se  mit  à  fondre  des 
balles,  à  fabriquer  des  cartouches,  à  exercer  les  hommes  au  manie- 
ment des  armes.  La  presse,  qui  jusqu'ici  n'avait  été  que  l'écho  des 
sentimens  populaires,  les  devançait  :  elle  indiquait  le  but  à  atteindre, 
les  moyens  d'y  parvenir.  Inconsciente  encore  de  sa  force,  elle  l'ap- 
prenait en  s'en  servant,  et  devenait  une  puissance  en  parlant  au  nom 
de  toute  une  population  dont  elle  allait  être  un  des  plus  puissans 
instrumens  d'affranchissement. 

Nous  sortirions  du  cadre  restreint  de  ce  travail,  si  nous  suivions 
pas  à  pas  les  péripéties  de  cette  lutte,  qui  devait  aboutir  le  25  no- 
vembre 1783  à  l'évacuation  des  colonies  américaines  par  les  troupes 


LE    JOURNALISME    AUX    ÉTATS-UNIS.  125 

anglaises  et  à  la  naissance  de  la  grande  république  des  États-Unis. 
Lorsque  lord  North  reçut  la  nouvelle  de  la  capitulation  de  l'armée 
commandée  par  Cornwallis,  et  de  la  reddition  des  armes  et  des 
drapeaux  entre  les  mains  de  Washington  et  de  Rochambeau,  il  s'é- 
cria :  «  Il  me  semble  que  j'ai  reçu  une  balle  dans  la  poitrine.  Grand 
Dieu!  tout  est  perdu.  »  Il  disait  vrai.  Il  eût  pu  ajouter  que  cette 
balle,  qui  portait  un  coup  si  terrible  à  l'influence  anglaise,  avait  été 
fondue  dans  un  atelier  d'imprimerie  et  qu'un  fragment  de  journal 
avait  servi  de  bourre. 

La  guerre  était  terminée;  la  victoire  complète.  Les  divergences 
de  vues  avaient  disparu  devant  un  danger  commun ,  mais  avec  la 
paix  elles  allaient  reparaître.  Il  ne  s'agissait  plus  de  combattre,  il 
fallait  organiser.  Si  l'on  s'entendait  sur  le  but,  on  n'était  pas  d'ac- 
cord quant  aux  moyens.  La  presse  et  la  population  se  scindèrent  en 
deux  grands  partis  politiques,  représentés  par  deux  hommes  émi- 
nens  :  d'un  côté  les  fédéralistes,  dirigés  par  Alexander  Hamilton;  de 
l'autre  les  démocrates,  qui  reconnaissaient  comme  chef  Thomas 
Jefferson.  Pendant  la  guerre,  l'énergie  populaire  avait  pu  suppléer 
à  la  faiblesse  du  lien  fédéral  créé  par  les  représentans  réunis  à 
Philadelphie,  mais  cette  ébauche  de  constitution  ne  pouvait  suffire 
à  la  situation  nouvelle.  Les  journaux  fédéralistes  en  réclamaient  le 
maintien  avec  quelques  légères  modifications,  ils  se  déclaraient  par- 
tisans des  droits  des  états,  droits  qu'il  importait  pourtant  de  limiter, 
si  l'on  voulait  constituer  une  véritable  Union.  Leurs  adversaires, 
faisant  bon  marché  des  droits  des  états,  réclamaient  une  Union  in- 
time, absolue,  seule  garantie,  disaient-ils,  de  force  et  de  durée, 
sans  laquelle  la  nationalité  américaine  succomberait  infailliblement 
dans  une  nouvelle  lutte  avec  l'Angleterre.  On  s'arrêta  à  un  moyen 
terme,  qui  pour  le  moment  suffisait  aux  nécessités  de  la  situation  et 
devait  en  effet  assurer  à  la  république  de  longues  années  d'une 
éclatante  prospérité.  C'est  pourtant  à  l'origine  et  aux  conditions  de 
ce  pacte  fédéral  que  devaient  en  appeler  les  états  du  sud  lors  de  la 
guerre  de  sécession.  Comme  toutes  les  constitutions,  celle-ci  por- 
tait en  elle  des  germes  de  conflit  et  laissait  la  porte  ouverte  à  des 
interprétations  différentes. 

Quelle  était  l'importance  et  quel  était  alors  le  nombre  des  jour- 
naux aux  États-Unis?  Nous  avons  constaté  qu'en  170/i  il  ne  se  publiait 
qu'un  journal.  Il  paraissait  une  fois  par  semaine,  et  cela  suffisait  et 
au-delà  aux  besoins  d'une  population  urbaine  de  8,000  habitans. 
En  17'25,  Il  journaux  représentent  à  eux  quatre  un  tirage  annuel  de 
170,000  exemplaires.  La  population  est  de  1  million.  Au  début  de 
la  guerre  d'indépendance  en  1775,  la  presse  est  représentée  par 
37  journaux.  Leur  tirage  total  annuel  est  de  1,200,000  exemplaires. 


126  REVUE    DES    DEUX   MO^■DES. 

La  population  a  plus  que  doublé,  elle  est  de  2,800,000  habitans. 
En  1800,  nous  trouvons  359  journaux,  un  tirage  annuel  de 
22,321,700  exemplaires  pour  une  population  de  7,239,81/i.  Le 
nombre  des  journaux  est  presque  décuplé ,  leur  tirage  est  dans  la 
proportion  sur  la  période  précédente  de  20  à  1  pour  une  population 
triplée.  On  peut  juger  par  ces  chiffres  de  l'influence  que  les  événe- 
mens  exercèrent  sur  la  presse  américaine  et  de  l'incroyable  essor 
qu'ils  lui  permirent  de  prendre.  Nous  sommes  loin  du  temps  où 
Campball  pouvait  à  peine  tirer  à  300  exemplaires  sa  feuille  heb- 
domadaire et  faisait  à  ses  rai'es  lecteurs  un  appel  aussi  pathétique 
qu'inutile. 

La  presse  traversa,  non  sans  encombre  et  sans  bon  nombre  de 
faillites,  la  période  critique  de  1783  à  1790.  Les  journaux  parais- 
saient, publiaient  quelques  numéros,  puis  succombaient,  quitte  à 
renaître  quelques  semaines  ou  quelques  mois  plus  tard  sous  un 
titre  nouveau.  Vers  1790,  l'horizon  s'éclaircit  un  peu;  sous  la  main 
ferme  et  sage  de  Washington,  la  confiance  renaissait,  et  quelques 
feuilles  mieux  rédigées,  mieux  renseignées  que  les  autres  grou- 
paient autour  d'elles  des  sympathies,  des  lecteurs  et  des  appuis 
financiers.  Un  homme  de  talent  et  d'énergie,  qui  avait  joué  un  rôle 
dans  la  guerre  de  l'indépendance,  le  major  Bursell,  fonda  à  Boston 
la  Ccntinely  feuille  dévouée  à  l'administration  de  Washington  et  qui 
lui  prêta  en  mainte  occasion  un  concours  aussi  intelligent  que  dé- 
sintéressé. Ce  fut  le  premier  journal  aux  États-Unis  qui  gagna  de 
l'argent;  il  en  fit  un  noble  emploi  :  Bursell  publia  gratuitement  tous 
les  actes  du  congrès,  et  lorsque  le  secrétaire  des  finances  lui  fit 
demander  son  compte,  il  l'envoya  acquitté.  Par  l'organe  de  son  pré- 
sident, le  congrès  répondit  :  «  Lorsque  M.  Bursell  a  généreusement 
offert  de  publier  les  lois  et  actes  du  congrès  sans  rémunération, 
nous  étions  pauvres  et  nous  avons  accepté  sa  proposition;  main- 
tenant nous  pouvons  payer  nos  dettes,  et  ceci  est  une  dette  d'hon- 
neur. »  Un  mandat  de  7,000  dollars  accompagnait  cette  réponse. 

A  l'époque  où  Bursell  publiait  son  journal,  deux  personnages  qui 
devaient  jouer  un  grand  rôle  dans  notre  histoire  se  trouvaient  à 
Boston.  L'un,  Louis-Philippe,  duc  d'Orléans,  appelé  à  régner  un 
jour  sur  la  France,  donnait  des  leçons  dans  une  école;  l'autre  était 
Talleyrand,  le  futur  ministre  de  l'empire.  Tous  deux  alors  (1795) 
avaient  quitté  la  France  pour  se  soustraire  aux  fureurs  révolution- 
naires. Ils  fréquentaient  assidûment  les  bureaux  du  journal  la  Ccti- 
îineî,  surtout  à  l'arrivée  des  journaux  d'Europe,  rares  alors,  et  ap- 
portés par  des  navires  voiliers.  Bursell  leur  communiquait  avec 
obligeance  les  numéros  du  Moniteur,  Pour  le  remercier,  Louis-Phi- 
lippe se  dessaisit  en  sa  faveur  d'un  atlas  qu'il  possédait,  livre  rare 


LE   JOURNALISME   AUX   ÉTATS-UNIS.  127 

aux  Ëtats-Unis.  C'est  à  l'aide  de  ces  cartes  que  Bursell  put  tenir  ses 
lecteurs  au  courant  de  la  marche  des  armées  françaises,  et  retracer 
les  étonnantes  campagnes  d'Italie.  Le  modeste  cadeau  du  duc  d'Or- 
léans fit  la  fortune  de  la  Cenlinel,  qui  avait  sur  ses  rivaux  le  pré- 
cieux avantage  de  pouvoir  préciser  là  où  ils  en  étaient  réduits  aux 
conjectures.  Bursell  continua  d'éditer  la  CV«/ùîf^  jusqu'en  1828.  Il 
vendit  son  journal  à  Adams  et  Hudson,  et  se  retira  des  alfaires  avec 
une  fortune  considérable  pour  l'époque. 

Boston  avait  alors  le  privilège  d'être  la  ville  la  plus  peuplée  et  la 
plus  intelligente  des  États-Unis.  Il  s'y  publiait  plusieurs  journaux; 
l'un  des  plus  influons  était  le  Chronide ,  qui  comptait  parmi  ses 
rédacteurs  John  Prentiss,  qui  vient  de  mourir  âgé  de  plus  de  quatre- 
vingt-quatorze  ans,  et  qui  a  joué  dans  le  congrès  un  rôle  impor- 
tant. Le  Chromcle  avait  pour  éditeur  Benjamin  Austin.  Une  de  ces 
discussions  si  fréquentes  entre  journalistes  américains  surgit,  en 
août  1805,  entre  lui  et  Selfridge,  collaborateur  du  Boston  Gazette, 
et  se  termina  par  l'assassinat  en  pleine  rue  et  en  plein  jour  du  fds 
d'Austin,  âgé  de  vingt  et  un  ans,  par  Selfridge.  Ce  dernier  en  fut 
quitte  pour  quelques  mois  de  prison.  Il  y  a  soixante-dix  ans  que  le 
revolyer  a  pour  la  première  fois  joué  son  rôle  dans  le  journalisme 
aux  États-Unis.  Depuis  il  n'a  cessé  de  figurer  comme  un  des  objets 
indispensables  d'un  cabinet  de  rédaction,  et  plus  d'une  fois  cet  ar- 
gument a  servi,  non  à  convaincre  peut-être,  mais  à  faire  taire  un 
adversaire.  L'histoire  de  la  presse  aux  États-Unis  est  pleine  de  faits 
pareils,  et  l'on  ne  saurait  trop  flétrir  cette  brutalité  des  mœurs  po- 
litiques qui  a  envahi  le  congrès  et  l'a  parfois  transformé  en  une 
arène  de  combattans. 

Si  Boston  jouissait  d'une  supériorité  incontestée  au  point  de  vue 
intellectuel,  d'autres  villes  grandissaient  aussi.  New- York,  Salem, 
Providence,  voyaient  s'augmenter,  avec  le  chifïre  de  leurs  habitans, 
leur  importance  commerciale  et  politique.  De  nouveaux  états  obte- 
naient leur  admission  dans  l'Union.  Vermont  en  1791,  Kentucky 
en  1792,  Tennessee  en  1796,  portaient  à  16  le  nombre  des  états. 
Alors,  comme  aujourd'hui,  aussitôt  qu'un  nonwQdu  seltlemenl  se  for- 
mait, on  voyait  s'élever  le  temple,  l'école  et  le  bureau  du  journal. 
Beaucoup  de  ces  feuilles  éphémères  ne  faisaient  que  paraître  et  dis- 
paraître, mais  la  semence  était  jetée,  le  germe  devait  lever  plus 
tard.  Nous  avons  vu,  de  nos  jours,  la  presse  faire  plus  encore  et 
devancer  la  civilisation  dans  les  vastes  solitudes  qui  séparent  de 
la  Californie  les  états  de  l'ouest.  Le  Frontier  Index,  publié  pendant 
la  construction  du  grand  chemin  de  fer  du  Pacifique,  se  déplaçait 
à  mesure  que  les  travaux  avançaient,  et  précédait  de  quelques  jours 
les  rails  et  la  locomotive.  On  peut  ne  voir  là  qu'un  tour  de  force 


128  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'originalité,  mais  si  l'on  se  reporte  à  l'époque  dont  nous  parlons, 
si  l'on  tient  compte  de  ce  qu'étaient  alors  ces  états  nouveaux  où  le 
colon  disputait  le  sol  aux  animaux  féroces  et  aux  Indiens,  on  con- 
viendra que  les  journaux  qui  paraissaient  dans  ces  villages  naissans 
étaient  bien  les  ancêtres  du  Fronticr  Index.  Eux  aussi  étaient  les 
fanaux  mouvans  qui  précédaient  et  éclairaient  la  marche  des  pion- 
niers et  des  colons  qui,  partis  de  l'Atlantique,  ne  devaient  s'arrêter 
qu'aux  rives  de  l'Océan-Pacifique. 


III. 


La  période  comprise  entre  1810  et  1820  est  marquée  aux  États- 
Unis  par  un  développement  constant  que  ralentissent  parfois,  sans 
l'arrêter,  les  guerres  avec  les  tribus  indiennes,  la  rupture  avec  l'An- 
gleterre, la  bataille  de  la  Nouvelle-Orléans,  les  dissensions  inté- 
rieures qui  aboutissent  au  compromis  du  Missouri,  la  crise  finan- 
cière, la  guerre  des  banques.  En  1802,  le  président  Jefferson  nous 
achète  pour  80  millions  la  Louisiane.  La  presse  est  unanime  pour 
approuver  cet  achat,  qui  inspirait  aux  deux  parties  contractantes 
des  réflexions  qu'il  est  utile  de  relever  ici  :  «  Nous  sommes  par- 
venus à  un  âge  avancé,  écrivait  Monroe,  négociateur  du  traité, 
mais  nous  n'avons  pas  vécu  en  vain,  et  ce  traité  est  le  plus  grand 
service  que  nous  ayons  rendu  à  notre  patrie.  »  Napoléon,  de  son 
côté,  disait  :  «  Cet  accroissement  de  territoire  consolide  à  jamais  la 
puissance  des  États-Unis.  J'ai  suscité  à  l'Angleterre  un  rival  sur 
les  mers  qui  tôt  ou  tard  abaissera  son  orgueil.  » 

L'épreuve  ne  devait  pas  tarder  à  se  faire,  mais  les  circonstances 
étaient  peu  favorables  aux  Etats-Unis,  dont  la  marine  naissante  ne 
pouvait  encore  lutter  avec  celle  de  l'Angleterre.  Les  difficultés  qui 
surgirent  en  1807  et  qui  aboutirent  à  la  guerre  en  1812  trouvèrent 
l'opinion  publique  divisée.  La  presse  se  partagea  en  deux  camps, 
dont  l'un,  organe  du  parti  démocratique  et  représentant  des  états 
de  l'ouest,  voulait  la  guerre,  et  dont  l'autre,  écho  des  opinions  des 
fédéralistes  de  la  Nouvelle-Angleterre  et  notamment  de  Boston,  la 
déclarait  impolitique  et  désastreuse.  Les  premiers  l'emportèrent.  Le 
danger  commun  fit  taire  ces  dissidences,  et  la  presse,  en  surexcitant 
puissamment  les  passions  patriotiques,  apporta  à  l'administration 
un  concours  énergique  et  décisif.  La  bataille  de  la  Nouvelle- Or- 
léans, gagnée  le  8  janvier  1815  par  le  général  Andrew  Jackson,  et 
la  prise,  par  la  frégate  américaine  Constitution^  de  deux  bâtimens 
de  guerre  anglais  permirent  aux  États-Unis  de  négocier  une  paix 
honorable  qui  non-seulement  consacrait  à  nouveau  leur  indépen- 


LE   JOURNALISME    AUX   ÉTATS-UNIS.  129 

dance,  mais  forçait  l'Angleterre  et  avec  elle  les  états  européens  à 
compter  avec  la  jeune  république.  Uh  autre  résultat  de  cette  guerre 
fut  de  donner  à  la  presse  antifédéraliste  la  consécration  du  succès, 
d'augmenter  son  prestige  auprès  de  l'administration  et  dans  le 
congrès  et  de  faire  élire  président  son  candidat  James  Monroe,  qui 
reçut  183  votes  présidentiels  contre  3Zi  donnés  au  candidat  fédé- 
raliste Rufus  King. 

De  cette  époque  date  l'influence  considérable  exercée  par  la 
presse  sur  les  élections,  et  la  pratique,  depuis  consacrée  par  l'u- 
sage, de  distribuer  au  parti  victorieux  les  places  et  les  emplois 
conquis  par  le  vote  sur  le  parti  vaincu  et  dépossédé.  Le  cadre  de 
ce  travail  ne  nous  permet  pas  d'étudier  les  conséquences  qu'a  eues 
pour  les  États-Unis  l'application  de  cette  théorie  absolue,  vivement 
critiquée  par  les  uns ,  qui  y  voient  une  destruction  systématique  et 
périodique  des  rouages  administratifs,  préconisée  par  les  autres, 
qui  n'admettent  pas  que  l'administration  laisse  aux  mains  d'adver- 
saires politiques  le  maniement  des  affaires. 

La  paix  était  à  peine  conclue  que  la  presse  républicaine,  repré- 
sentée par  ce  que  l'on  a  appelé  le  triumvirat  des  journaux,  VEn- 
quirer,  le  Globe  et  VAlbany  Argus,  organisa  dans  tous  les  états  une 
coalition  puissante,  dirigée  par  Martin  van  Buren,  William  Marcy, 
John  A.  Dix,  qui  devaient  tous  trois  jouer  un  rôle  considérable  dans 
l'histoire  de  leur  pays.  Cette  coalition  ne  tarda  pas  à  dominer  le 
président  et  son  cabinet.  Van  Buren,  Marcy  et  Dix  étaient  désignés 
dans  la  presse  sous  le  nom  de  régence  d'Albany.  Ils  faisaient  et  ren- 
versaient les  ministres;  leurs  journaux,  tout-puissans,  exigeaient 
et  obtenaient  le  renvoi  de  leurs  adversaires  de  toutes  les  places, 
les  plus  élevées  comme  les  plus  modestes,  et  désignaient  au  pouvoir 
exécutif  leurs  candidats,  aussitôt  acceptés.  Ce  n'était  pas  seulement 
le  pouvoir  fédéral  qui  était  obligé  de  compter  avec  eux;  dans  cha- 
que état,  ils  exercèrent  la  même  inquisition  et  rencontrèrent  la 
même  obéissance.  En  quelques  mois,  les  fédéralistes  furent  exclus 
de  toutes  les  positions  officielles  et  remplacés  par  les  candidats 
proposés  par  les  journaux  du  parti  vainqueur. 

A  aucune  époque,  l'intervention  de  la  presse  dans  les  ques- 
tions de  personnes  et  de  politique  générale  ne  fut  aussi  dictatoriale. 
C'est  la  presse  qui  souleva  la  question  de  l'acquisition  de  la  Flo- 
ride à  l'Espagne  et  décida  le  vote  par  le  congrès  d'une  somme  de 
25  millions  de  francs,  prix  auquel  l'Espagne  consentit  à  céder  sa 
colonie.  «  L'Amérique  aux  Américains  r,  devenait  le  mot  d'ordre  na- 
tional. Il  a  reçu  depuis  de  nombreuses  consécrations  par  la  con- 
quête de  la  Californie  et  du  Texas,  l'annexion  de  l'Orégon,  l'achat 
d'Alaska  à  la  Russie  et  les  démonstrations  menaçantes  faites  à  di- 

TOME  XX.   —   1877.  0 


130  BEVDE    DES    DEUX   MONDES. 

verses  reprises  sur  les  frontières  du  Mexique  et  sur  celles  du  Ca- 
nada. 

Au  début  de  cette  étude,  nous  avons  précisé  les  causes  princi- 
pales auxquelles  était  due  la  colonisation  de  l'Amérique  par  l'Eu- 
rope, les  mobiles  auxquels  obéissaient  les  émigrans  :  l'amour  de 
l'indépendance  et  les  convictions  religieuses.  La  presse  politique 
répond  au  premier  de  ces  besoins  :  par  elle  et  avec  elle,  le  colon  a 
ébranlé,  puis  secoué  le  joug  de  la  métropole;  par  elle  et  avec  elle, 
il  a  vaincu,  proclamé  son  indépendance  politique,  fondé  une  répu- 
blique, créé  une  constitution,  concilié  dans  une  assez  juste  mesure 
les  droits  de  l'état  et  ceux  de  l'individu.  Examinons  maintenant 
quelle  satisfaction  a  été  donnée  aux  deux  autres  besoins  de  sa  na- 
ture. A  côté  de  la  presse  politique,  il  y  a  la  presse  religieuse;  résu- 
mons en  quelques  mots  son  histoire  et  les  résultats  obtenus. 

Le  premier  journal  exclusivement  consacré  aux  questions  reli- 
gieuses parut  à  Boston  le  3  janvier  1816.  L'éditeur  était  INatha- 
niel  Willis,  qui  a  raconté  dans  une  autobiographie  très  curieuse 
comment,  après  de  longues  années  d'épreuves,  de  perplexités  et 
de  difficultés,  il  réussit  enfin,  avec  l'appui  du  docteur  Morse,  à 
fonder  le  Recorder,  qui  subsiste  encore,  et  qui  a  tracé  le  che.'inn 
où  depuis  se  sont  engagés  nombre  de  rivaux.  Presque  simultané- 
ment parurent  le  Congregatiomilist,  puis  le  Watchman,  organe  des 
haptists,  qui  compte  21,000  abonnés,  le  ISeiv-York  Observer,  qui 
tire  à  60,000  exemplaires,  le  Zion  Herald,  journal  des  métho- 
distes, le  Christùin  Èegister,  oracle  des  unitairiens.  L'église  pres- 
bytérienne est  représentée  par  VEvangeîist,  primitivement  publié 
par  une  association  de  jeunes  gens  réunis  dans  un  dessein  commun, 
celui  de  favoriser  les  progrès  de  l'éducation,  de  soutenir  la  cause 
de  la  tempérance  et  de  combattre  l'institution  de  l'esclavage.  Vln- 
dependent,  organe  des  congrégationalistes,  une  des  feuilles  les  plus 
répandues  de  la  presse  religieuse,  doit  également  son  existence  à 
trois  négocians  de  New-York,  Ghittenden,  Hunt  et  Bower,  qui  con- 
sacrèrent des  sommes  considérables  à  assurer  le  succès  de  cette 
publication.  Henry  AVard  Beecher,  le  célèbre  prédicateur,  fut  un  de 
ses  premiers  éditeurs  et  y  soutint,  avec  une  vigueur  et  une  âpreté 
de  langage  qui  n'avaient  rien  à  envier  aux  feuilles  politiques,  de 
nombreuses  controverses  avec  VErangelist  et  d'autres  publications 
rivales.  On  se  passionne  aussi  vivement  aux  États-Unis  pour  les 
discussions  religieuses  que  pour  les  discussions  politiques,  et  la 
modération  de  la  forme  et  du  langage  fait  également  défaut  aux 
unes  et  aux  autres.  Le  catholicisme  compte  de  nombreux  adliérens 
et,  dans  la  presse,  des  partisans  zélés;  rédigés  avec  talent,  ses  jour- 
naux ont  des  lecteurs  nombreux  et  assidus,  et  soutiennent  avec  leui-s 


LE   JOURNALISME    AUX   ÉTATS-UNIS.  131 

adversaires  des  controverses  dans  lesquelles  de  part  et  d'autre  on 
fait  preuve  d'une  incontestable  érudition.  Les  juifs  possèdent  deux 
journaux.  Les  spirilualistes,  au  nombre  de  1,500,000,  ont  égale- 
ment plusieurs  organes,  dont  le  Spiritualist  est  le  plus  important. 

La  presse  exclusivement  religieuse  compte  peu  de  journaux  quo- 
tidiens :  d'ordinaire  ils  paraissent  le  samedi  ou  le  dimanche  matin; 
leurs  abonnés  les  lisent  le  dimanche  après  le  service  divin.  Les 
controverses  théologiques,  les  récits  de  conversion,  les  progrès  des 
missionnaires  et  la  reproduction  des  sermons  des  principaux  prédi- 
cateurs en  remplissent  les  colonnes.  Il  est  rare  qu'ils  empiètent  sur 
le  terrain  de  la  politique,  mais  au  début  de  la  guerre  de  sécession, 
et  pendant  toute  la  durée  de  cette  lutte,  ils  ont  joué  un  rôle  des  plus 
importans.  Adversaire  passionnée  de  l'esclavage,  la  presse  religieuse 
a  contribué  tout  autant,  si  ce  n'est  plus,  que  la  presse  politique  à 
précipiter  les  événemens.  Dès  le  début,  elle  s'est  déclarée  hostile  à 
toute  tentative  de  compromis.  Sans  défaillance  aucune,  même  dans 
les  plus  mauvais  jours,  elle  a  soutenu  le  courage  et  l'ardeur  du 
parti  républicain  et  de  l'administration  de  Lincoln.  Divisée  sur  tant 
de  points,  elle  s'est  trouvée  unanime  pour  conseiller  et  soutenir  la 
résistance.  Les  feuilles  cathoKques,  très  influentes  sur  la  popula- 
tion irlandaise,  parlaient  et  agissaient  dans  le  même  sens  que  leurs 
rivales  de  toutes  sectes.  On  peut  affirmer  sans  exagération  que  la 
presse  religieuse  a  joué,  pendant  cette  période  critique  de  l'histoire 
des  États-Unis,  le  premier  rôle.  Les  attaques  dirigées  contre  l'escla- 
vage sont  venues  d'elle,  et  deux  de  ses  hommes  les  plus  éminens, 
Henry  Ward  Beecher  et  Wendell  Philipps,  ont  exercé  sur  l'opinion 
publique  une  véritable  dictature. 

C'est  en  grande  partie  à  ces  deux  hommes  que  la  presse  reli- 
gieuse est  redevable  de  l'immense  développement  qu'elle  a  pris 
dans  ces  derniers  temps.  Quelques  chiffres  permettront  de  s'en  faire 
une  idée.  Il  se  publie  aux  États-Unis  Zi20  journaux  exclusivement 
religieux.  Leur  tirage  annuel  est  de  près  dJim  milliard  et  demi 
d'exemplaires,  le  chiffre  de  leurs  abonnés  dépasse  9,000,000.  Ce 
n'est  pas  tout.  L'Association  de  la  presse  évangélique  et,  après  elle, 
d'autres  associations  analogues ,  représentant  des  sectes  diverses, 
se  sont  assuré  le  concours  de  nombreuses  feuilles  politiques  et 
ont  obtenu  d'elles,  en  échange  de  l'appui  qu'elles  leur  apportent,  de 
consacrer  chaque  semaine  un  certain  nombre  de  colonnes  à  l'exa- 
men et  à  la  discussion  des  questions  religieuses.  C'est  ainsi  que  le 
Tiew-York  Herald,  un  des  journaux  les  plus  répandus  aux  États- 
Unis,  publie  chaque  lundi  un  résumé  des  sermons  prononcés  la  veille 
dans  les  principales  églises  de  New- York.  Plus  encore ,  recourant 
aux  services  coûteux  du  câble  transatlantique,  il  se  fait  télégraphier 


132  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

un  extrait  des  prédications  les  plus  importantes  des  églises  de  Rome, 
de  Londres  et  de  Paris. 

Revenons  maintenant  à  la  presse  politique.  Nous  l'avons  laissée 
à  l'apogée  de  son  pouvoir  et  de  son  influence;  elle  vient  de  les 
affirmer  par  une  révolution  dans  les  mœurs  politiques ,  et ,  posant 
en  principe  que  les  emplois  et  les  places  de  tout  ordre  appartien- 
nent au  parti  victorieux,  elle  a  passé  de  la  théorie  à  la  pratique, 
chassé  les  fédéralistes  vaincus  de  l'administration  et  inauguré  le 
règne  àespolitidans.  Du  moment  où  le  fait  d'appartenir  au  parti  qui 
triomphe  donne  un  droit  incontestable  aux  dépouilles,  la  vie  po- 
litique devient  une  carrière  comme  une  autre,  et,  plus  que  d'autres, 
de  nature  à  tenter  des  esprits  aussi  aventureux  que  peu  scrupuleux. 
L'influence,  et  partant  le  droit,  se  mesure  au  nombre  d'électeurs 
que  l'on  peut  entraîner.  Un  siège  dans  le  cabinet  revient  à  celui 
qui,  dans  une  élection  présidentielle,  peut  entraîner  les  suffrages 
d'un  ou  plusieurs  états,  et  les  subordonnés  qui  manipulent  la  ma- 
tière électorale  dans  les  villes  et  villages  ont  en  perspective  un  em- 
ploi dans  les  douanes  ou  dans  les  bureaux  de  l'administration. 

Les  conditions  nouvelles  de  la  vie  politique  aux  États-Unis  de- 
vaient amener  une  révolution  dans  la  presse.  De  1820  à  1832,  elle 
devient  exclusivement  l'organe  des  partis  qui  se  disputent  le  pou- 
voir. Contrôlée,  dominée  par  une  poignée  de  politicians,  elle  me- 
nace de  tomber  dans  le  discrédit.  L'opinion  publique,  qu'elle  cesse 
de  représenter,  s'éloigne  d'elle  et  attend  pour  la  diriger  des  hommes 
nouveaux  et  des  organes  plus  indépendans. 

D'un  autre  côté,  les  progrès  rapides  du  commerce  demandaient 
qu'une  part  plus  large  fût  faite  aux  annonces,  que  le  prix  d'abon- 
nement fût  réduit,  que  des  renseignemens  plus  précis  sur  les  mar- 
chés étrangers  fussent  fournis.  Les  journaux  inféodés  aux  partis 
n'avaient  ni  le  temps  ni  les  moyens  de  satisfaire  à  ces  besoins  nou- 
veaux. Il  fallait  créer  une  presse  nouvelle,  ce  que  l'on  a  appelé  de- 
puis la  presse  indépendante  :  elle  date  de  1832. 

Un  homme  dont  le  nom  est  bien  connu  en  Europe,  le  fondateur 
et  le  propriétaire  du  Neiv-York  Herald,  J.  Gordon  Rennett,  l'in- 
carnation du  journalisme  aux  États-Unis,  est  entré  le  premier  dans 
la  voie  nouvelle.  L'immense  fortune  qu'il  a  réalisée,  l'éclatant  suc- 
cès de  sa  tentative  hardie,  prouvent  la  puissance  d'une  idée  juste, 
saisie  à  temps  et  suivie  avec  persévérance.  L'histoire  de  J.  Gordon 
Bennett  et  du  New- York  Herald  peut  être  considérée  comme  l'his- 
toire du  journalisme  américain.  En  étudiant  la  carrière  de  cet 
homme  remarquable,  qui  a  refusé  les  fonctions  d'ambassadeur  pour 
rester  journaliste,  nous  assisterons  à  la  naissance,  aux  progrès  et 
aux  transformations  de  la  presse  moderne  aux  États-Unis,  et  nous 


LE   JOURNALISME   AUX   ÉTATS-UMS.  133 

verrons  comment,  en  s'appliquant  à  donner  une  légitime  satisfac- 
tion à  tous  les  intérêts  et  à  tous  les  besoins,  elle  est  devenue  ce 
qu'elle  est  aujourd'hui. 

IV. 

James  Gordon  Bennett  débuta  dans  le  journalisme  sous  les  aus- 
pices de  la  régence  d'Albany.  Il  fut  un  des  partisans  déclarés  de 
Jackson  et  de  Martin  van  Buren,  et  fil  ses  premières  armes  dans  le 
Courier,  l'organe  le  plus  accrédité  du  parti.  Jeune,  actif,  énergique, 
il  ne  devait  pas  servir  longtemps  en  sous-ordre;  ses  velléités  d'in- 
dépendance et  surtout  de  réformes  dans  l'organisation  de  la  presse 
amenèrent  des  tiraillemens  auxquels  il  crut  se  soustraire  en  fondant 
un  nouveau  journal.  En  183-2,  il  publia  le  New-York  Globe.  Le  prix 
d'abonnement  était  réduit  de  10  dollars  à  8. 

Cette  première  tentative  échoua.  Une  réduction  de  2  dollars  n'é- 
tait pas  suffisante  pour  rallier  de  nombreux  abonnés;  d'autre  part 
les  chefs  et  les  organes  accrédités  du  parti  voyaient  avec  inquiétude 
se  fonder  une  feuille  nouvelle  qui,  tout  en  se  déclarant  fidèle,  en- 
tendait s'affranchir  dans  une  certaine  mesure  d'un  contrôle  sévère. 
Bennett  hésitait  à  rompre,  à  se  déclarer  franchement  indépendant. 
Son  journal,  en  tant  que  feuille  de  parti,  était  terne,  comparé  à  ses 
rivaux;  sans  satisfaire  personne,  il  mé':ontentait  tout  le  monde: 
Bennett  comprit  son  erreur  et  suspendit  sa  publication.  Il  essaya 
alors  de  renouer  avec  ses  anciens  amis;  mais  ses  exigences  rendi- 
rent toute  négociation  impossible,  et  la  rupture  fut  complète. 

Libre  désormais  de  toute  attache  de  parti,  ne  comptant  plus  que 
sur  lui-même,  Bennett  partit  pour  New-York  aussi  léger  d'argent 
que  riche  d'espoir.  Il  allait  enfin  tenter  de  réaliser  son  rêve.  Créer 
une  feuille  indépendante  en  dehors  et  au-dessus  des  partis,  une 
feuille  qui  ne  fût  ni  fédéraliste,  ni  républicaine,  ni  démocratique, 
mais  purement  américaine  et  dévouée  à  l'intérêt  national,  quitter 
le  terrain  de  la  polémique  pour  celui  des  faits,  renseigner  exacte- 
ment ses  lecteurs  en  leur  laissant  la  tâche  de  se  former  à  eux-mêmes 
leur  opinion,  mettre  cette  feuille  à  la  portée  de  tous  par  un  prix 
d'abonnement  très  réduit,  demander  à  l'annonce,  encore  peu  pra- 
tiquée et  dont  il  prévoyait  le  développement,  les  ressources  néces- 
saires, tel  était  le  plan  du  futur  éditeur  du  Neiv -York  Herald,  et 
c'est  avec  un  capital  de  500  dollars  qu'il  songeait  à  le  réaliser. 

Pour  tenter  aujourd'hui  une  entreprise  pareille  à  New-York,  il 
faudrait  un  capital  minimum  de  300,000  dollars  (1,500,000  fr.).  Le 
compte-rendu  soumis  récemment  aux  actionnaires  d'un  journal  qui 
n'occupe  dans  la  presse  new-yorkaise  qu'un  rang  inférieur  constate 


134  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  effet  que  le  comité  d'administnation  a  dCi  sacrifier  200,000  dol- 
lars du  fonds  social  (1  million)  pour  le  maintenir  pendant  une 
année. 

Le  premier  numéro  du  îSew-York  Herald  parut  le  5  mai  1835. 
Dans  ce  premier  numéro,  qui  se  composait  de  douze  colonnes  de 
texte  et  de  quatre  d'annonces,  Bennett  expose  son  programme  à 
ses  lecteurs.  Tout  d'abord  le  prix  de  l'abonnement  est  réduit  à 
3  dollars  par  an  (15  francs).  C'est  aux  annonces  qu'il  entend  de- 
mander le  plus  clair  de  ses  recettes.  Quant  à  sa  ligne  politique,  il 
déclare  nettement  n'en  pas  avoir.  «  Notre  seul  guide,  dit-il,  sera  le 
bon  sens  appliqué  aux  affaires.  Nous  n'appartenons  à  aucun  parti, 
nous  ne  sommes  l'organe  d'aucune  faction  ou  coterie  et  nous  ne 
soutiendrons  aucun  candidat,  pas  plus  pour  la  présidence  que  pour 
le  plus  mince  emploi.  iNotre  but  est  de  recueillir  et  de  donner  des 
faits  exacts,  des  renseignemens  précis  sur  tout  ce  qui  se  passe. 
Notre  journal  s'adresse  aux  masses,  au  négociant  comme  à  l'ouvrier, 
au  banquier  comme  au  commis.  Chacun  d'eux  trouvera  dans  nos 
colonnes  ce  qui  peut  l'intéresser,  lui  servir,  et  tirera  lui-même  ses 
conclusions  des  faits  que  nous  mettrons  sous  ses  yeux.  » 

Fidèle  à  son  programme,  il  supprimait  les  articles  politiques  et 
les  remplaçait  par  les  documens  officiels,  par  les  résultats  des  élec- 
tions, s'abstenant  de  toute  appréciation,  de  tout  commentaire.  Cette 
tentative  originale  fut  accueillie  avec  le  sourire  de  l'incrédulité.  On 
n'admettait  pas  encore  qu'un  journal  indépendant  de  tout  parti  poli- 
tique pût  se  maintenir  quelque  temps,  bien  moins  encore  prospérei'. 
Aucune  feuille  jusqu'ici  ne  s'était  occupée  des  affaires  financières; 
Bennett  fut  le  premier  qui  publia  une  cote  des  fonds  publics.  C'est 
dans  son  numéro  du  13  mai  1835  qu'elle  parut.  11  y  rendait  compte 
des  Tentes  et  achats  effectués  à  la  bourse  de  la  veille  et  des  prix 
obtenus  par  les  valeurs  diverses.  Cette  innovation  fut  fort  mal  ac- 
cueillie. Les  banquiers  et  courtiers  contestèrent  son  droit  à  rendre 
compte  de  leurs  opérations;  c'était,  affirmaient-ils,  intervenir  dans 
leurs  affaires  privées.  Le  New- York  Herald  fut  assailli  de  réclama- 
tions, de  menaces,  de  procès,  l'éditeur  lui-même  fut  injurié  et  mal- 
traité à  la  Bourse;  mais  le  bruit  qui  se  faisait  autour  de  la  feuille 
nouvelle  attirait  sur  elle  l'attention  et  lui  amenait  des  abonnés  et 
des  acheteurs. 

La  crise  financière  de  1837  assura  son  succès  :  prédite  par  lui, 
annoncée  jour  par  jour  dans  son  bulletin  financier,  elle  lui  donna 
une  autorité  telle  qu'on  cessa  de  contester  l'utilité  de  ses  rensei- 
gnemens. Son  exemple  trouva  promptement  des  imitateurs  :  ses 
concurrens.,  qui  av'aient  été  les  plus  ardens  à  le  blâmer,  suivirent 
son  exemple,  et  la  masse  du  public  sut  gré  au  Herald  d'avoir  ré- 


LE   JOURNALISJIE  AUX   ETATS-UNIS.  135 

solûment  persévéré  dans  la  voie  nouvelle  doat  l'utilité  n'était  plus 
contestable. 

lî  nnett  fut  également  un  des  premiers  à  se  rendre  compte  d'es 
progrès  immenses  que  devait  amener,  tant  dans  l'industrie  que 
dan^  le  mode  de  locomotion,  l'application  pratique  de  la  vapeur. 
«  Une  des  tentatives  les  plus  grandioses  du  siècle,  écrit-il  en  1835, 
est  celle  qui  consiste  à  relier  l'ancien  au  Nouveau-Monde  par  un 
service  de  bâtimens  à  vapeur.  »  Sans  cesse  ni  trêve,  il  développa 
celte  thèse  pendant  des  mois,  ralliant  des  adhérens,  gourmandant 
la  lenteur  du  congrès  à  voter  une  subvention  et  lui  prédisant,  ce 
qui  arriva  en  effet,  que  l'Angleterre,  plas  intelligente  et  plus  sou- 
cieuse des  intérêts  commerciaux,  prendrait  l'initiative  et  ferait,  de 
la  compagnie  projetée  une  co  npagnie  essentiellement  anglaise. 

Un  an  après  la  publication  de  son  premier  numéro,  Bennett  avait 
pu  rembourser  les  avances  consenties  par  ceux  qui  lui  avaient  fait 
crédit  pour  le  papier,  les  types,  etc.  Le  nouveau  journal  pouvait 
équilibrer  ses  recettes  et  ses  dépenses.  L'éditeur,  sans  plus  atten- 
dre, décida  d'agrandir  son  format  et  affirma  une  fois  de  plus  son 
programme.  «  Dans  une  ville  comme  New-York,  écrivait-ii,  il  n'y 
a  pas  de  limite  à  l'esprit  d'entreprise;  le  travail,,  la  capacité  et  le 
talent  peuvent  tout  oser.  L'année  dernière,  quand  je  commençai  la 
publication  de  mon  journal,  sans  capital  et  sans  amis,  on  se  mo- 
quait de  moi,  j'étais  un  fou,  un  cerveau  fêlé.  A  force  de  travail, 
d'économie  et  de  détermination,  je  me  suis  maintenu,  j'ai  eu  raison 
de  mes  adversaires,  et  j'inaug  ire  aujoui'd'hui  dans  le  journalisme 
une  ère  nouvelle  dont  les  résultats  étonneront  un  jour  l'Amérique 
entière.  » 

Ce  n'est  pas,  on  le  voit,  par  la  modestie  que  brillait  l'heureux 
éditeur  du  Neiv-York  Herald^  mais  on  ne  saurait  lui  refuser  un 
coup  d'oeil  juste,  une  indomptable  persévérance  et  une  remarqua- 
ble intelligence  des  transformations  que  la  société  moderne  était 
appelée  à  subir,  des  besoins  nouveaux  qui  allaient  se  manifester  et 
du  rôle  que  la  presse  était  destinée  à  jouer.  Les  chemins  de  fer  et 
les  bateaux  à  vapeur,  en  abrégeant  les  distances,  en  facilitant  les 
transports,  ouvraient  à  son  ambition  un  champ  immense  dans  l'ave- 
nir et,  pour  le  présent,  devaient,  d'après  ses  calculs,  décupler,  cen- 
tupler le  nombre  de  ses  lecteurs.  Aussi  fut-il  le  premier  à  s'assurer, 
partout  où  cela  lui  fût  possible,  des  correspondans  intéressés  à  la 
vente  de  sa  feuille.  Lorsqu'en  1836  le  général  Houston  quitta  New- 
York  pour  prendre  le  commandement  des  troupes  américaines  qui 
allaient  envahir  le  Texas,  il  invita  Bennett  à  l'accompagner.  Le 
Herald  commençait  à  peine  à  percer,  mais  son  éditeur  n'en  répon- 
dit pas  moins  :  v  Qu'irais-je  faire  au  Texas?  New-York  n'est  même 
pas  assez  vaste  pour  moi.  » 


136  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

En  1838,  le  petit  vapeur  Sirhis,  venant  d'Angleterre,  entra  dans 
le  port  de  New-York,  salué  par  les  applaudissemens  frénétiques  de 
la  population.  Les  magasins  fermèrent,  les  affaires  furent  suspen- 
dues, on  ne  parlait  que  du  Sirîus  et  de  la  perspective  brillante 
de  la  navigation  à  vapeur.  Le  Herald  en  avait  le  premier  signalé 
les  avantages  et  prédit  le  succès.  Bennett  n'hésita  pas  à  s'embar- 
quer et  à  venir  en  Europe.  En  quelques  mois,  il  parcourut  l'Angle- 
terre, la  France,  l'Allemagne  et  l'Italie,  choisissant  dans  chacune 
des  capitales  des  correspondans  à  même  de  le  bien  renseigner,  or- 
ganisant un  service  de  dépêches  régulières.  A  son  retour,  il  fit 
construire  toute  une  flottille  de  bateaux  chargés  d'aller  au-devant 
des  paquebots  avant  leur  temps  d'arrêt  forcé  à  la  quarantaine  et 
de  lui  rapporter  en  toute  hâte  les  lettres  et  les  journaux  d'Europe. 

Ses  concurrens  devaient  l'imiter  sous  peine  de  succomber  dans 
la  lutte.  Il  suffisait  en  effet  de  quelques  heures,  de  quelques  mi- 
nutes pour  décider  du  succès.  Aux  portes  des  principaux  journaux 
stationnaient  des  armées  de  news-boys  impatiens  qui  se  disputaient 
les  feuilles  humides  pour  les  porter  jusque  dans  les  quartiers  les 
plus  reculés  de  la  ville.  C'était  à  qui  des  éditeurs  publierait  le  pre- 
mier V extra  contenant  les  nouvelles.  Le  second  se  vendait  à  peine, 
le  dernier  ne  trouvait  plus  d'acheteurs.  Bennett  triomphait  toujours. 
Semblable  à  un  général  d'armée,  il  dirigeait  tout  son  monde,  sur- 
veillait le  tirage,  répartissait  à  chacun  sa  tâche.  Les  chevaux  les 
plus  rapides  attendaient  au  quai  l'arrivée  des  sacs  de  dépêches,  les 
transportaient  au  bureau  du  journal,  où  une  nuée  d'employés  dé- 
coupaient, traduisaient,  composaient  la  copie  aussitôt  livrée  aux 
typographes. 

Constamment  battus  par  leur  heureux  rival,  ses  concurrens  ima- 
ginèrent de  faire  cause  commune  contre  lui,  de  réunir  leurs  res- 
sources. Ils  organisèrent  des  relais  plus  fréquens,  des  bateaux  plus 
rapides.  Rien  n'y  fit;  la  lutte  fut  acharnée,  mais  courte.  Le  sang- 
froid  de  Bennett,  son  coup  d'œil  juste  et  prompt,  l'admirable  orga- 
nisation de  son  état-major,  l'amour-propre  surexcité  de  ses  em- 
ployés, largement  payés,  triomphèrent  de  toutes  les  résistances.  On 
raconte  encore  dans  les  bureaux  des  journaux  de  New-York  les 
principaux  incidens  de  ces  luttes  de  vitesse,  ces  extra  publiés 
d'heure  en  heure,  à  mesure  que  les  nouvelles  d'Europe  arrivaient, 
les  pièges  tendus  aux  concurrens.  On  se  passionnait,  on  engageait 
des  paris  comme  on  le  fait  pour  les  courses  de  chevaux,  et  des 
sommes  importantes  servaient  d'enjeu.  Le  Herald  était  le  favori,  et 
un  riche  négociant  de  New-York  offrit  un  jour  de  parier  3,000  dol- 
lars contre  500  en  sa  faveur  sans  trouver  preneur. 

Ce  n'était  pas  seulement  son  habileté  à  devancer  ses  rivaux  et 
son  indépendance  avérée  qui  assuraient  à  Bennett  la  faveur  pu- 


LE   JOURNALISME   AUX   ETATS-UNIS.  137 

blique.  Bien  que  formé  à  l'école  du  journalisme  politique,  il  en  ré- 
pudiait comme  écrivain  ,Ies  procédés  et  la  forme,  et  lorsqu'il  fonda 
le  Herald,  il  adopta  une  manière  à  lui,  qu'il  appelait  dans  l'intimité 
le  «  genre  français,  »  et  qu'ont  imitée  depuis  les  journalistes  améri- 
cains. Avant  lui,  on  copiait  exactement  les  écrivains  anglais.  Les 
articles  de  fond,  les  editorials,  s'étalaient  amplement  et  lourde- 
ment en  colonnes  serrées,  coupées  par  de  rares  alinéas,  et  se  pro- 
longeaient de  numéro  en  numéro  jusqu'à  complet  épuisement  du 
sujet  traité.  Une  érudition  indigeste  en  faisait  le  fond,  un  style 
pompeux  et  solennel  constituait  la  forme.  Les  argumens,  longue- 
ment développés,  se  liaient  les  uns  aux  autres  par  des  transitions 
pesamment  amenées.  Lus  séparément,  ces  articles  étaient  inintelli- 
gibles, il  fallait  relire  toute  la  série  ou  n'avoir  pas  oublié,  en  ou- 
vrant son  journal,  ceux  de  la  veille  et  des  jours  précédens.  Ces  lon- 
gues et  pénibles  élucubrations  étaient  signées  invariablement  des 
noms  de  Honestus,  Scœvola,  Americus^  Puhlius,  Scijno, 

Bennett  introduisit  le  premier  dans  la  presse  américaine  l'article 
court,  nerveux,  précis,  l'entrefilet,  le  paragraphe  découpé  en  ali- 
néas, le  bulletin  résumé  des  nouvelles  du  jour.  Il  abandonna  le 
moule  anglais  emprunté  à  Addison,  Janius,  Swift,  et  conservé  pré- 
cieusement comme  une  tradiiion  des  grands  maîtres.  Gela  lui  était 
facile.  Contrairement  à  ses  rivaux,  il  n'avait  ni  thèse  à  développer, 
ni  parti  à  soutenir,  ni  système  politique  à  étayer  laborieusement 
par  des  argumens.  11  ne  se  préoccupait  que  des  faits,  il  les  donnait 
le  plus  souvent  sans  commentaire  aucun,  parfois  avec  un  commen- 
taire sobre  et  précis.  «  Je  ne  vous  vois  lire  que  le  New -York  Ile- 
raid,  »  disait  un  de  ses  amis  à  un  ministre  anglais  accrédité  près 
du  cabinet  de  Washington.  «  C'est  le  seul  de  vos  journaux  qui  soit 
intelligible,  »  répondit-il.  Et  il  avait  raison  alors. 

Bennett  portait,  il  y  a  peu  d'années ,  sur  notre  presse  française 
un  jugement  curieux  :  «  Les  journaux  français,  disait-il,  sont  très 
en  retard  quant  au  format ,  aux  annonces  et  aux  nouvelles  étran- 
gères; mais  ils  ont  au  suprême  degré  l'art  de  la  forme.  Un  journal 
en  France  qui  saurait  s'affranchir  des  partis  politiques,  se  borner 
comme  le  mien  à  donner  des  nouvelles  sur  tout  ce  qui  se  passe  dans 
le  monde,  et  laisserait  ses  lecteurs  tirer  leurs  propres  conclusions, 
réussirait  comme  j'ai  réussi.  » 

Où  Bennett  fut  vraiment  sans  rival ,  ce  fut  dans  le  parti  qu'il 
sut  tirer  de  l'annonce.  Avant  lui  les  feuilles  politiques,  les  seules 
qui  existassent  alors ,  consacraient  à  l'annonce  la  quatrième  page, 
comme  nos  journaux.  On  la  lisait  à  peine;  mal  rédigée,  maintenue 
sans  changement  pendant  des  semaines  et  des  mois  dans  le  même 
cadre  loué  à  l'année,  souvent  même  à  crédit,  elle  rapportait  peu 


138  KEVDE   DES    DEUX   MONDES. 

au  négociant,  mmns  «ncore  au  journal.  Le  prix  éleyé  de  l'abonne- 
ment, en  limitant  à  un  petit  nombre  de  lecteurs  la  cijxulation  de 
la  feuille,  paralysait  l'annonce.  On  tournait  dans  un  cercle  vicieux, 
car  on  ne  pouvait  élever  le  prix  de  cette  dernière  qu'à  la  condition 
d'augmenter  le  tirage  et  de  réduire  le  prix  de  vente.  Bennett,  en 
mettant  son  journal  à  la  portée  de  tous  au  prix  réduit  de  15  francs 
par  an ,  s'assurait  une  circulation  considérable,  mais  ruineuse,  à 
moins  de  combler  et  au-delà  le  déficit  par  une  extension  considé- 
rable donnée  à  l'annonce.  Il  y  réussit  en  remaniant  le  système  en 
usage,  en  y  introduisant  la  variété  et  la  clarté. 

Aucune  annonce  ne  pouvait  paraître  plus  d'une  fois,  à  n.oins 
d'être  modifiée  ou  renouvelée.  Insérée  sous  des  rubriques  spéciales, 
elle  ne  pouvait  en  rien  se  distinguer  des  autres,  le  type  était  uni- 
forme, ^e  prix  le  même.  Les  offres  et  les  demandes  étaient  classées 
par  catégories  où  chacun,  suivant  sa  convenance,  savait  trouver  ce 
qu'il  cherchait.  Lorsqu'en  18Z|5,  Bennett  fut  sollicité  par  l'adminis- 
tration fédérale  de  reproduire  les  avis  officiels,  il  s'y  refusa  péremp- 
toirement, alléguant  qu'il  ne  reconnaissait  pas  à  l'état  le  droit  de 
fixer  lui-même  le  prix  qu'il  lui  convenait  de  payer,  et  n'admet- 
tant pas,  disait-il,  que  le  gouvernement  jouît  d'une  faveur  refusée 
aux  simples  particuliers.  L'annonce  est  en  effet  tellem.ent  entrée 
dans  les  mœurs  aux  États-Unis,  que  le  gouvernem.ent  lui-même  y 
a  constamment  recours,  et  se  sert  de  ce  moyen  pour  soutenir  les 
journaux  qui  lui  sont  dévoués.  Bennett  déclara  qu'entendant  main- 
tenir son  indépendance  et  la  mettre  à  l'abri  de  tout  soupçon,  il 
n'insérerait  aucune  annonce  ministérielle. 

Il  pouvait  s'en  passer.  Ce  mode  de  rapports  entre  le  consomn.a- 
teur  et  le  producteur  joue  aux  États-Unis  et  en  Angleterre  un  rùle 
dont  nous  n'avons  aucune  idée.  L'annonce  est,  pour  la  race  anglo- 
saxonne,  le  premier  et  le  dernier  mot,  l'âme  même  du  commerce. 
Elle  envahit  tout,  on  la  retrouve  partout;  nouveau  Protée,  elle  em- 
prunte toutes  les  formes;  mais  c'est  surtout  dans  les  journaux 
qu'elle  se  produit  comme  un  des  rouages  essentiels  et  organisés  de 
la  vie  de  tous  les  jours.  Le  grand  négociant  qui  offre  en  vente  un 
chargement  entier  y  a  recours  aussi  bien  que  la  modeste  maîtresse  de 
maison  à  la  recherche  d'une  «  bonne  pour  tout  faire.  »  Appartemens 
à  louer,  chevaux  et  voitures  à  vendre,  mobiliers  à  céder,  offres 
d'association,  tout  s'y  trouve.  Sous  le  titre  personal  s'établit  une 
correspondance  secrète  dont  les  seuls  intéressés  ont  la  clé.  On  y 
coudoie  drames  et  comédies,  romans  d'amour,  plaintes  touchantes, 
avis  grotesques.  Le  tableau  est  complet. 

En  parcourant  ces  colonnes  serrées,  on  peut,  mieux  et  plus  faci- 
lement que  par  tout  autre  moyen,  se  faire  une  idée  des  mœurs,  cou- 


LE    JOURNALISME    AUX    ETATS-UNIS.  139 

tuniGs,  civilisation,  de  ce  peuple  nouveau,  dont  les  uns  ont  fait  le 
type  achevé  du  progrès  moderne,  dont  les  autres  accusent  la  cor- 
rupli  m  et  prédisent  la  ruine  prochaine,  que  l'on  accable  de  louange 
et  de  blâme  également  peu  mérités,  et  que  l'on  juge  sans  le  bien 
comprendre. 

Les  chiffres  donneront  une  idée  de  ce  qu'est  l'annonce.  Nous 
avons  sous  les  yeux  un  numéro  du  ISew-York  Herald,  feuille  qua- 
druple dans  laquelle  nous  constatons  huit  colonnes  d'articles  di- 
vers, ircnte-huit  colonnes  de  nouvelles  télégraphiques  et  autres,  et 
cinquante  colonnes  d'annonces,  en  tout  quatre-vingt-seize  colonnes. 
Notons  que  tout  a  été  composé  à  nouveau,  que  pas  une  ligne,  même 
des  annonces,  n'a  paru  dans  le  numéro  de  la  veille  et  ne  paraîtra 
dans  celui  du  lendemain.  Pour  imprimer  ce  numéro,  on  a  employé  en 
tout  8/i9,550  lettres.  Le  tirage  a  absorbé  plus  de  onze  tonnes  de 
papier.  La  composition  seule  a  coûté  600  dollars.  Joignons  à  cela  le 
ti'aitement  des  rédacteurs  et  des  correspondans ,  celui  des  plieuses 
et  des  vendeurs ,  le  coût  des  télégrammes  de  toutes  les  parties  de 
l'Union,  les  dépêches  d'Europe  à  11  fr.  par  mot,  et  on  se  rendra 
compte  de  cette  immense  machine  qui  s'appelle  le  New-York  He- 
rald, Le  Times  de  Londres  est  loin  d'eu  approcher,  et  pourtant  il 
publiait  il  y  a  peu  d'années  l'avis  suivant  :  «  Notre  édition  d'aujour- 
d'hui se  composera  de  24  pages.  Il  y  a  cinquante  ans,  nos  annonces 
s'élevaient  à  150  par  exemplaire,  aujourd'hui  elles  atteignent 
4,000.  »  Les  chiffres  que  nous  relèverons  plus  loin  constateront 
combien  l'Angleterre  est  dépassée  par  les  États-Unis  tant  par  le 
nombre  des  journaux  que  par  l'importance  de  leur  tirage. 

Bennett  fut  également  le  premier  à  signaler  le  conflit  inévitable 
qui  se  préparait  entre  les  états  du  nord  et  ceux  du  sud,  et  à  ré- 
sister à  la  pression  exercée  par  les  hommes  politiques  du  parti  répu- 
bhcain  pour  déterminer  la  crise.  La  guerre  déclarée,  il  organisa 
imiïié  liatement  dans  ses  bureaux  un  bureau  spécial  du  sud  où  se 
dépouillaient  les  journaux,  les  dépêches,  les  lettres  de  ses  corres- 
pondans répartis  dans  les  différens  états  confédérés.  Il  affecta  aux 
dépenses  de  ce  travail  une  somme  de  deux  millions  cinq  cent  mille 
francs,  et  débuta  par  donner  une  liste  exacte  des  différens  corps 
d'armée  du  sud,  avec  leurs  forces  en  cavalerie,  infanterie,  artillerie, 
l'indication  précise  de  leurs  dépôts,  les  noms  des  commandans  et 
officiers.  Les  détails  étaient  si  précis  que  ses  ennemis  l'accusèrent 
d'avoir  des  intelligences  dans  le  camp  ennemi.  Rappelant  habile- 
ment son  opposition  à  la  guerre,  sa  partialité  apparente  pour  le 
sud,  on  insinua  qu'il  continuait  par  cet  exposé  formidable  à  sou- 
tenir la  cause  de  l'esclavage  et  à  trahir  le  nord;  mais  où  le  déchaî- 
nement ne  connut  plus  de  bornes,  ce  fut  deux  jours  après  la  fatale 


IZiO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bataille  de  BuU's  Run.  L'opinion  publique,  mal  renseignée  par  le 
gouvernement,  considérait  cette  première  bataille  rangée  comme 
indécise,  lorsque  parut  un  extra  du  Herald  annonçant  que  les 
troupes  fédérales  avaient  été  battues  complètement  et  donnant  une 
liste  complète  et  nominative  des  tués  et  des  blessés. 

Les  bureaux  du  ministère  de  la  guerre  furent  assiégés  par  une 
foule  inquiète.  Le  ministre  fit  répondre  qu'il  n'avait  pas  de  détails  et 
ne  comprenait  pas  comment  le  New- York  Herald  avait  pu  en  don- 
ner d'aussi  complets.  Accusé  hautement  de  connivence  avec  l'en- 
nemi et  de  publication  de  nouvelles  fausses,  Bennett  provoqua  la 
nomination  d'une  commission  d'enquête.  Il  mit  sous  les  yeux  des 
membres  les  lettres  et  dépêches  de  ses  correspondans,  les  listes 
partielles  envoyées  par  eux,  soigneusement  contrôlées;  il  dépouilla 
et  résuma  devant  eux  le  travail  énorme  de  son  bureau  spécial  où 
s'agitait  jour  et  nuit  une  armée  d'employés;  il  les  congédia  émer- 
veillés et  parfaitement  édifiés  sur  l'authenticité  des  pièces  et  sur  la 
manière  dont  il  se  les  était  procurées.  Le  ministre  de  la  guerre 
constata  olTiciellement  ce  résultat  et  écrivit  à  M.  Bennett  pour  le 
remercier  et  le  féliciter  de  ses  efforts  patriotiques. 

La  circulation  du  Herald  doubla  presque  instantanément,  et  l'on 
vit  pendant  toute  la  durée  de  la  guerre  ce  curieux  spectacle  d'un 
journal  renseignant  le  public  et  l'administration  elle-même  sur  la 
marche,  les  revers  et  les  succès  de  ses  troupes,  devançant  les  infor- 
mations officielles,  osant  dire  toute  la  vérité  dans  les  circonstances 
les  plus  critiques.  Ce  fait  constate  combien  est  entière  la  liberté  de 
la  presse  aux  États-Unis  :  aucune  entrave  administrative,  aucune 
loi  spéciale  ne  la  limite.  Si  ce  régime,  ou  plutôt  cette  absence  de 
régime,  offre  des  inconvéniens,  il  présente  aussi  d'immenses  avan- 
tages; c'est  à  lui  que  les  États-Unis  ont  dû  de  s'affranchir  du  joug 
de  l'Angleterre,  c'est  à  lui  aussi  qu'ils  sont  en  partie  redevables  de 
leur  prospérité  de  1775  à  1861.  Pendant  la  crise  terrible  de  la 
guerre  de  sécession,  ils  lai  ont  dû  de  connaître  toute  la  vérité,  de 
mettre  leurs  efforts  à  la  hauteur  du  péril.  Lorsque  le  président  Lin- 
coln fit  le  premier  appel  de  75,000  hommes  pour  briser  la  résis- 
tance du  sud,  les  journaux  dénoncèrent  cette  levée  comme  insuffi- 
sante. «  Trois  cent  mille  hommes  ne  suffiront  pas,  »  osèrent-ils 
dire.  Pendant  la  guerre,  nous  les  voyons  railler  le  prétendu  mou- 
vement tournant  de  Mac-Glellan.  h  Appelons  les  choses  par  leur 
nom,  disait  le  iMeiv-York  Herald,  ce  prétendu  mouvement  est  une 
retraite  devant  des  forces  supérieures.  »  Constamment  tenue  en 
éveil,  surexcitée  par  la  presse,  l'opinion  publique  ne  s'égara  pas  : 
elle  entendit  la  vérité  et  sut  la  comprendre;  elle  ne  s'endormit  pas 
dans  ce  calme  menteur  d'où  un  peuple  ne  sort  qu'exaspéré  contre 


LE   JOURNALISJÎE    AUX   ETATS-UNIS.  141 

son  gouvernement  et  sans  confiance  en  lui-même.  Nous  en  avons 
fait  une  triste  et  douloureuse  expérience.  Le  silence  imposé  à  la 
presse  est  aussi  fatal  au  pouvoir  qui  l'impose  qu'au  peuple  qui  le 
subit. 

La  guerre  civile  terminée  laissait  le  nord  vainqueur,  mais  épuisé 
d'hommes  et  d'argent.  La  dette  fédérale  s'élevait  à  plus  de  14  mil- 
liards de  francs.  En  quatre  années  le  gouvernement  avait  demandé 
au  crédit  plus  de  13  milliards,  sans  compter  les  impôts.  L'or  était 
monté  jusqu'à  285,  c'est-à-dire  que  l'on  donnait  285  dollars  en 
papier-monnaie  pour  100  dollars  en  numéraire.  La  ruine  absolue 
du  sud  entraînait  celle  de  nombreuses  maisons  de  commerce,  de 
banques  et  de  particuliers  du  nord,  créanciers  des  planteurs  pour 
des  sommes  considérables  et  dont  les  créances  ne  reposaient  plus 
que  sur  des  ruines  fumantes  et  un  sol  sans  valeur  depuis  que 
l'émancipation  des  esclaves  le  laissait  sans  culture.  Le  pays  était 
inondé  de  papier-monnaie,  le  numéraire  avait  disparu.  A  la  fin 
de  186/i,  la  circulation  des  greenhacks  dépassait  3  milliards  1/2, 

Le  gouvernement  et  la  presse  abordèrent  l'examen  des  questions 
financières  avec  la  même  liberté  d'allures.  Toutes  les  opinions  se 
produisirent  librement,  furent  examinées,  discutées  dans  les  jour- 
naux, et,  quoi  qu'on  ait  dit  et  pu  dire  de  la  corruption  administra- 
tive aux  États-Unis,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'en  quelques  années 
le  crédit  fut  rétabli  sur  des  bases  solides,  et  qu'aujourd'hui  les 
fonds  publics  américains  constituent  un  placement  de  premier 
ordre.  Le  cours  du  5  pour  100  fédéral  consolidé  est  de  105  à  108. 
Sans  doute  on  peut  relever  à  la  charge  de  l'administration  actuelle 
nombre  de  faits  scandaleux.  On  a  vu  un  ministre  de  la  guerre  spé- 
culer sur  les  contrats,  trafiquer  de  son  influence.  Il  n'est  pas  le 
seul,  et  la  presse  américaine  ne  s'est  pas  fait  faute  d'étaler  au  grand 
jour  toutes  les  plaies  honteuses  de  l'administration;  mais  il  faut 
aussi  tenir  compte  du  droit  qu'elle  possède  de  tout  dire,  droit  dont 
elle  use  et  abuse.  Pourtant  les  plaies  dévoilées  sont  les  moins  dan- 
gereuses; celles  que  l'on  ignore  ou  que  l'on  cache  par  crainte  du 
scandale  n'en  existent  pas  moins,  et,  comme  un  cancer  dissimulé, 
elles  s'étendent,  se  propagent  et  causent  d'incalculables  ravages. 

En  1866,  Bennett  céda  à  son  fils  la  direction  de  son  journal. 
Nous  avons  vu  qu'il  avait  débuté  dans  sa  carrière  d'éditeur  avec 
500  dollars  (2,500  francs).  Il  se  retira  avec  une  fortune  personnelle 
de  vingt-cinq  millions  de  francs.  Un  de  ses  amis  lui  demandait  alors 
s'il  était  vrai,  comme  le  bruit  en  courait,  qu'il  songeait  à  vendre  le 
Herald.  «  Il  n'y  a  pas  de  capitaliste  à  New-York  assez  riche  pour 
l'acheter,  »  répondit- il.  Il  avait  raison,  et  lorsque  son  fils  en  prit 
possession,  l'estimation  faite  fut  de  20  millions  de  francs. 


142  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

James  Gordon  Bennett  J-"  continue  à  marcher  sur  les  traces  de 
son  père  et  à  maintenir  le  Herald  au  premier  rang  de  la  presse 
américaine.  Actif  et  énergique,  il  s'est  signalé  lui  aussi  par  cer- 
tains faits  que  ses  adversaires  qualifient  de  gigantesques  réclames. 
Nous  en  citerons  quelques-uns  :  au  lendemain  de  la  bataille  de  Sa- 
do\^"a  et  de  la  paix  conclue  avec  l'Autriche,  le  roi  de  Prusse  pro- 
nonça un  discours  important  à  l'ouverture  du  Rcichstag.  Le  corres- 
pondant à  Berlin  du  JSnv-York  Herald  se  présente  au  bureau  du 
télégraphe  quelques  heures  après  et  remet  à  l'employé  étonné  le 
discours  du  roi,  en  le  priant  de  le  télégraphier  à  New -York. 
((A  New-York,  répond  celui-ci;  mais  il  me  faut  le  temps  de  calculer 
ce  que  cela  coûtera,  c'est  une  somme  énorme.  —  Télégraphiez  tou- 
jours, dit  le  correspondant,  déposant  50,000  francs  sur  le  bureau, 
nous  compterons  après.  »  Tout  compte  fait,  la  dépense  était  de 
36,000  francs,  mais  le  Herald  publiait  le  discoui*s  à  l'heure  même 
où  il  paraissait  dans  les  journaux  de  Berlin. 

En  1868,  il  fit  mieux  encore  :  il  envoya  Stanley,  devenu  fameux 
depuis,  en  qualité  de  correspondant  à  la  suite  de  l'arm^ée  du  gé- 
néral anglais  Napier,  qui  entrait  en  Abyssinie.  On  attendait  avec 
une  vive  émotion  à  Londres  les  nouvelles  de  cette  expédition  hasar- 
deuse. Stanley,  à  la  disposition  duquel  le  journal  avait  mis  des 
sommes  considérables,  trouva  moyen  de  gagner  de  vitesse,  à  l'aide 
de  relais  organisés  d'avance,  les  courriers  du  général  en  chef.  Le 
Herald  fut  le  premier  à  annoncer  les  succès  obtenus  et  à  envoyer 
de  New- York  au  gouvernement  anglais,  par  le  télégraphe,  les  nou- 
velles impatiemment  attendues.  On  n'a  pas  oublié  enfin  que,  sur 
l'ordre  de  son  éditeur,  Stanley  se  rendit  en  Afrique,  retrouva  Li- 
vingstone,  et  devança  si  bien  l'expédition  anglaise  envoyée  à  la 
recherche  de  l'illustre  voyageur,  qu'il  revenait  à  Zanzibar,  son  but 
atteint,  au  moment  où  les  explorateurs  se  mettaient  en  marche 
pour  pénétrer  dans  l'intérieur  de  l'Afrique.  Ce  résultat  extraordi- 
naire, dû  à  l'initiative  d'un  simple  journaliste,  parut  si  peu  vrai- 
semblable, que  l'on  commença  par  révoquer  en  doute  les  récits  de 
Stanley,  et  que  l'on  n'y  ajouta  foi  que  le  jour  où  il  remit  à  la  So- 
ciété géographique  de  Londres  les  lettres  et  le  journal  de  Living- 
stone  lui-même.  Réclame  pour  réclame,  celles-là  ont  du  moins  le 
mérite  d'une  incontestable  utilité. 

Si  nous  avons  choisi  le  New-York  Herald  pour  en  faire  l'objet 
d'une  étude  particulière,  c'est  que  son  histoire  résume  mieux  qu'au- 
cune autre  celle  du  journalisme  moderne  aux  États-Unis.  Il  nous 
a  paru  curieux  aussi  de  constater  les  résultats  d'une  entreprise 
aussi  hardie  qu'originale  :  fonder  dans  un  milieu  moderne  un  jour- 
nal indépendant  de  tout  parti  politique,  ne  relevant  d'aucun,  ne 


LE   JOURNALISME   AUX   ÉTATS-UNIS.  143 

professant  aucune  opinion,  ne  s'attachant  qu'à  fournir  des  faits 
exacts  et  laissant  ses  lecteurs  dégager  eux-mêmes  leurs  impressions 
et  tirer  leurs  conclusions.  Le  succès  éclatant  du  Herald  prouve 
qu'aux  États-Unis  tout  au  moins  la  réussite  est  possible  dans  ces 
conditions,  et  qu'un  journal  peut  vivre  et  prospérer  sans  lier  son 
existence  à  celle  d'un  parti  politique  quelconque. 

Une  étude  analogue  sur  la  presse  politique  nous  mènerait  trop 
loin.  Bornons-nous  à  constater  qu'à  côté  du  Herald  vivent  et  pros- 
pèrent également,  bien  qm'à  un  moindre  degré,  nombre  de  journaux 
appartenant  à  cette  catégorie.  Parmi  les  plus  célèbres,  nous  cite- 
rons le  iSew-York  Tribune^  fondé  en  1851  et  dirigé  pendant  trente 
et  un  ans  avec  un  incontestable  talent  par  Horace  Greeley,  qui  dis- 
puta en  1S72  la  présidence  des  États-Unis  au  général  Grant,  et  n'é- 
choua cpie  de  quelques  voix.  Le  ISeiv-York  Times,  édité  par  Henry 
J.  Raymond,  le  Ledger,  fondé  par  Banner,  le  World,  occupent  dans 
la  presse  américaine  le  second  rang. 

Nous  avons  sous  les  y^eux  le  relevé  statistique  de  la  presse  aux 
États-Unis  en  1870;  nous  en  extraierons  quelques  chiffres  qui  ont 
leur  éloquence.  A  cette  date,  il  se  publiait  5,871  feuilles,  comptant 
20,8/i2,Zi75  abonnés.  Le  tirage  annuel  de  tous  ces  journaux  réunis 
dépassait  1  milliard  1/2  d'exemplaires,  pour  une  population  de 
38,555,000.  Si  nous  comparons  maintenant  la  presse  des  États-Unis 
à  celle  des  autres  pays,  nous  arrivons  aux  résultats  suivans  :  en 
1870,  l'Angleterre  comptait  l,Zt56  journaux,  la  France  environ  1,700, 
la  Prusse  809,  l'Autriche  650,  la  Russie  337,  l'Italie  723.  Un  calcul 
approximatif  "^oxUni  sur  le  monde  entier  donne  un  total,  moins 
les  États-Unis,  de  7,642  journaux  et  publications  périodiques  de 
toute  nature.  Si  l'on  rapproche  ce  total  de  celui  des  États-Unis,  on 
se  rendra  compte  de  l'immense  développement  de  la  presse  chez 
ce  peuple,  qui  vient  de  célébrer  le  premier  anniversaire  séculaire 
de  son  indépendance.  C'est  en  parlant  de  cette  presse  que  William 
Thackeray  écrivait  :  a  Yoyez-la,  elle  ne  repose  jamais.  Ses  ambas- 
sadeurs parcourent  le  monde  entier,  ses  messagers  sillonnent  toutes 
les  routes,  ses  correspondans  marchent  à  la  suite  des  armées,  ses 
courriers  attendent  dans  l'antichambre  des  ministres  :  elle  est  par- 
tout. Un  de  ses  agens  intrigue  à  Madrid,  un  autre  relève  la  cote  de 
la  Bourse  de  Londres.  La  presse  est  reine.  Gardienne  des  libertés 
publiques,  son  sort  est  lié  au  leur;  elles  vivront  ou  périront  en- 
semble. )) 

G.  DE  Varigny. 


LA 


VIE   DE  PROVINCE 

EN    GRÈCE 


m." 

EXCURSIONS    EN    ACHAÏE    ET    EN    ARCADIE. 


Le  printemps  en  Grèce  commence  à  la  fin  de  février.  Pendant 
que  les  hommes,  soumis  aux  rigoureuses  prescriptions  du  carême, 
vivent  tristement,  durant  deux  mois,  dans  l'abstinence  et  le  re- 
cueillement, la  nature  au  contraire  s'éveille  et  présente  en  face  du 
silence  et  de  la  paix  des  villes  le  tableau  charmant  de  la  campagne 
en  fleurs,  retentissante  de  bruit,  exubérante  de  vie  et  de  gaîté.  — 
C'est  la  saison  laborieuse  où  chacun,  surveillant  son  champ,  ses  vi- 
gnes, ses  oHviers,  prépare  les  fruits  de  la  récolte  prochaine.  Ce 
sont  les  mois  bénis  du  voyageur  qui  parcourt  sans  fatigue,  sous  un 
ciel  clément  dont  les  rayons  réchauffent,  sans  brûler  encore,  des 
plaines  renouvelées  sous  leur  jeune  verdure,  les  montagnes  cou- 
vertes de  bois,  de  mousses,  de  plantes  odorantes,  de  forêts  en  pleine 
végétation.  Pour  qui  ne  connaît  pas  la  Grèce,  ce  n'est  que  le  prin- 
temps avec  toute  sa  fraîcheur,  le  printemps  d'Italie,  le  mois  d'avril 
de  France;  mais  quand,  pendant  de  longues  suites  de  jours,  les 
yeux  fatigués  d'une  lumière  trop  vive  n'ont  eu  pour  horizon  que  des 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  15  mars  et  du  15  septOiiibre  1876. 


LA.    VIE    DE    PROVINCE    EN    GRÈCE.  lZi5 

cimes  desséchées ,  un  ciel  ardent  ou  pâle ,  des  arbres  au  feuillage 
toujours  brûlé,  puis  dépouillés  avant  l'hiver,  le  spectacle  de  cette 
métamorphose  presque  subite  étonne  et  ravit  en  même  temps;  il 
semble  que  l'on  soit  brusquement  transporté  dans  une  autre  con- 
trée ou  que  l'on  découvre  tout  d'un  coup,  comme  par  miracle, 
quelque  nouvelle  terre  promise. 

Lassé  du  repos  monotone  de  la  ville,  je  choisis  cette  époque  pour 
parcourir  seul,  presque  toujours  à  pied,  les  sites  les  moins  connus 
de  la  campagne  d'Achaïe ,  et  visiter  successivement  les  monastères 
ou  les  villages  des  environs  d'Aigion,  réservant  pour  la  fin  du  prin- 
temps une  excursion  plus  lointaine  au  monastère  de  Mégaspiléon, 
et  à  la  vallée  légendaire  des  Chutes  du  Styx. 

I. 

Les  couvens  sont  très  nombreux  en  Grèce,  et  si  différens  les  uns 
des  autres  à  tous  les  points  de  vue,  qu'il  serait  difficile  au  voyageur 
d'en  faire  l'objet  d'une  observation  commune;  ils  apparaissent  plu- 
tôt comme  autant  de  petites  cités  isolées  qui  ont  chacune  leur  po- 
pulation toute  distincte,  soumise  à  des  règlemens,  à  des  coutumes 
qui  lui  sont  propres  et  qui  n'ont  plus  d'existence  en  dehors  des 
murs  où  ils  ont  pris  naissance.  Le  plus  grand  couvent  d'Achaïe, 
après  le  Mégaspiléon  (grande  grotte),  est  le  monastère  de  Taxiar- 
que,  appartenant,  comme  toutes  les  corporations  religieuses  grec- 
ques, à  l'ordre  de  saint  Basile.  Il  est  situé  dans  l'intérieur  des  terres, 
à  quatre  heures  d'Aigion  ;  200  moines  environ  l'habitent.  Quelques 
misérables,  les  fous,  y  sont  recueillis  par  charité  ;  on  les  emploie  à 
de  grossiers  travaux.  PcpcUnitza,  village  assez  proche  de  Taxiarque, 
est  un  couvent  de  femmes. 

Prenant  ces  deux  monastères  comme  but  de  ma  première  excur- 
sion, je  partis  seul,  un  matin,  d'Aigion,  avant  le  jour.  Une  grosse 
pluie  était  tombée  pendant  la  nuit  et  cessait  à  peine;  la  teire  était 
toute  mouillée.  Traversant  vers  le  sud  la  ville  encore  obscure,  j'a- 
vais franchi  les  quelques  milles  qui  la  séparent  des  montagnes ,  et 
quand  les  premières  lueurs  de  l'aurore  jaunirent  l'horizon ,  j'entrais 
dans  les  taillis  épais  et  dans  les  bois  du  Mavrithioti.  La  matinée 
était  fraîche;  mais  le  soleil  en  se  levant  attiédit  l'atmosphère,  la 
nature  brilla  bientôt  verdoyante  et  gaie  sous  ses  rayons  d'or.  Les 
senteurs  puissantes  des  branches  et  des  feuilles  trempées  d'eau  me 
pénétraient  tout  entier;  les  fleurs  des  arbres  à  fruits  sauvages,  s'en- 
tr'ouvrant  au  jour  encore  humides,  exhalaient  ces  parfums  légers 
qui  montent  au  cerveau.  Les  gouttes  de  pluie  ramassées  en  perles 
au  bout  des  feuilles,  scintillaient  comme  des  diamans,  et  quand 

lOMB  XX.  —  1877.  10 


1^6  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

un  soulïle  de  vent  balançait  en  passant  la  cime  des  arbres,  elles 
tombaient  toutes  ensemble,  colorées  aux  reflets  du  soleil  doré, 
comme  une  pluie  d'étincelles  de  mille  couleurs,  et,  dégouttant 
sur  le  sable  ou  de  feuille  en  feuille,  faisaient,  dans  la  solitude  des 
grands  bois,  un  petit  bruit  imperceptible,  comme  un  frissonnement. 
Plus  loin ,  la  verdure  pressée  étalait  sur  la  route  déjà  séchée  ses 
larges  ombrages  :  à  peine  cachés  dans  les  châtaigniers  ou  volant 
d'aibre  en  arbre,  les  merles  et  les  grives  s'agitaient  en  sifflant 
joyeusement  pour  saluer  le  matin.  Une  foule  d'insectes  aux  bril- 
lantes couleurs,  aux  ailes  transparentes,  bourdonnaient  dans  l'air, 
secouant  la  rosée,  et  mêlaient  le  bruissement  léger  de  leur  vol  au 
chant  babillard  des  oiseaux. 

J'avais  suivi  je  ne  sais  quel  sentier,  marchant  au  îiasard  devant 
moi,  oublieux  de  l'heure  et  du  monastère  que  je  voulais  gagner, 
quand  je  m'avisai  que  je  ne  connaissais  pas  ma  route,  et  que  je 
m'étais  égaré.  Un  enfant  que  je  rencontrai  se  mit  à  rire  en  me 
voyant,  et  répondait  à  toutes  mes  questions  :  «  Je  ne  sais  pas,  je  ne 
sais  pas.  »  Gomme  tous  les  petits  Grecs,  qui  sont  par  la  finesse  et  la 
malice  les  \Tais  frères  de  nos  gamins  de  Paris,  l'enfant  ne  décou- 
vrait dans  notre  rencontre  qu'une  occasion  pour  lui  de  se  moquer 
d'un  étranger,  et  il  m'aurait  vu  radieux  prendre  un  chemin  tout  op- 
posé à  celui  que  je  cherchais.  Désespérant  d'obtenir  de  lui  la  moindre 
indication ,  je  dus  prendre  le  parti  de  l'attacher  solidement  par  la 
taille  à  l'aide  de  ma  ceinture,  dont  je  conservai  l'extrémité  dans  la 
main,  et  de  ne  le  délivrer  que  lorsqu'il  m'aurait  guidé.  L'entêté  se 
mit  à  crier,  à  me  battre,  puis  à  pleurer;  enfin  il  se  lassa  et  céda.  En 
moins  d'une  heure,  nous  pouvions  apercevoir  du  haut  d'une  colline 
le  chemin  qui  serpentait  jusqu'au  pont. 

L'enfant  jugea  que  c'était  l'instant  de  la  séparation  et  s'arrêta  : 
je  voulus  lui  donner  quelque  monnaie,  je  lui  offris  de  partager  mon 
repas;  —  mais  ni  l'argent,  ni  l'occasion  si  rare  pour  un  paysan  de 
manger  du  caviar  ne  séduisirent  ce  digne  descendant  de  Lycurgue, 
et,  dès  que  je  l'eus  détaché,  il  détala  comme  un  lièvre  en  se  retour- 
nant par  instans  pour  me  jeter  des  pierres,  —  Les  arbres  me  déro- 
bèrent en  descendant  la  vue  du  torrent;  le  sentier  s'encaissait  peu 
à  peu  dans  un  ravin  où  le  soleil  ne  pénétrait  plus.  Un  bruit  sourd 
répété  par  l'écho  sous  la  voûte  des  bois  m'annonçait  seul  le  voisi- 
nage des  eaux  furieuses  quand  j'atteignis  le  pont  :  de  constniction 
vénitienne,  en  pierre,  il  est  jeté  d'une  seule  arche,  en  dos  d'âne, 
comme  un  toit;  ses  assises  sont  formées  de  deux  énormes  ro- 
chers qui  s'avancent  l'un  vers  l'autre.  Au-dessous,  étranglé  entre 
les  blocs  sombres  de  granit  qui  écrasent  ses  rives,  le  fleuve  roule  en 
grondant  l'écume  de  ses  eaux  grossies  par  la  fonte  des  neiges;  des 


LA    VIE   DE    PROVINCE   EN   GRÈCE.  1Û7 

roches  détachées  du  bord  surgissent  nouées  au  milieu  des  vagues 
qu'elles  brisent,  et  le  vent  jette  jusqu'à  moi  lu  poussière  blanche 
de  l'eau. 

Une  végétation  abondants  se  presse  au-dessus  du  torrent.  Les 
chênes  verts,  les  pins,  des  arbres  à  baies  rouges,  des  merisiers  sau- 
vages se  confondent  enlacés  dans  des  lianes.  La  solitude  est  com- 
plète, on  n'entend  plus  les  oiseaux  chanter;  le  soleil  les  appelle,  et 
le  grondement  des  flots  qui  heurtent  les  rives  et  qui  roulent  des 
pierres  les  elTraie  sans  doute. 

Plus  loin,  le  sentier  moins  obscur  est  tout  encombré  de  rosiers, 
de  jasmins  sauvages,  d'églantiers,  de  clématites  en  fleurs.  L'ombre 
reparaît  de  nouveau  avec  les  grands  arbres,  le  sentier  est  plein  de 
mousse;  tout  à  coup,  à  un  détour,  une  longue  vallée  profondément 
encaissée  s'étend  à  rues  pieds,  inondée  de  soleil  entre  deux  hautes 
montagnes  boisées.  Le  fleuve,  tout  à  l'heure  étroit  et  furieux,  coule 
ses  eaux  paisibles  et  transparentes  sur  un  large  lit  de  sable  au  mi- 
lieu des  lauriers -roses.  Des  orangers,  des  peupliers  aux  sommets 
toufi'us,  des  trembles,  d'immenses  platanes  aux  troncs  argentés,  le 
pied  dans  l'eau, ^poussent  le  long  de  ses  rives.  En  face  de  moi,  à 
droite  du  torrent,  sur  un  plateau  à  mi-côte,  le  monastère,  con- 
struction carrée  aux  lourdes  murailles  blanches,  apparaît  entouré 
de  verdure  dans  un  jardin  planté  de  cyprès,  de  mûriers,  de  figuiers, 
de  jasmins,  de  rosiers  géans.  Vers  le  sud,  une  terrasse  naturelle 
s'avance  plongeant  sur  le  torrent  :  deux  moines  en  robe  noire  s'y 
promènent. 

Je  descendis,  suivant  le  même  chemin,  devenu  plus  facile,  et  je 
me  trouvai  avant  le  soir  au  bord  du  Selinus,  large  en  cet  endroit 
comme  un  lac.  La  vallée  que  les  montagnes  protègent  une  partie 
du  jour  contre  les  rayons  du  soleil  était  fertile  et  en  partie  défri- 
chée. De  temps  à  autre  j'apercevais,  occupés  à  tailler  leurs  vignes, 
des  diacres  et  de  jeunes  moines.  Quelques-uns  suivaient,  en  sens 
inverse,  la  même  route  que  moi;  ils  m'adressaient  en  passant,  sans 
me  connaître,  un  signe  amical  et  mettaient  la  main  sur  leur  cœur. 

Ln  moinillon  d'une  douzaine  d'années  qui  venait  derrière  moi 
me  rejoignit.  Il  m'avait  vu  sans  doute  à  Aigion,  et  me  connaissait 
comme  l'hôte  d'une  famille  qui  protégeait  son  couvent.  — Vous  allez 
àTaxiarque?  me  demanda-t-il;  — il  était  posé  devant  moi,  incertain, 
les  yeux  baissés,  retenant  à  son  épaule  un  fagot  et  une  faucille  qui 
pendaient  sur  sa  robe  de  lin  bleue,  pâlie  par  les  lavages  et  le  so- 
leil; sa  figure  dorée  comme  une  pêche  mûre  était  encadrée  par  de 
longs  cheveux  châtains  bouclés  sous  son  bonnet  bleu;  il  répéta  deux 
ou  trois  fois  :  —  C'est  bien,  c'est  bien  ;...  mais  je  veux  les  prévenir, 
reprit-il  tout  à  coup,  —  et  il  se  mit  à  courir  pour  me  devancer. 


l/i8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  monastère  est  construit  entre  quatre  murs  de  pierre  grossière- 
ment crépis  à  la  ciiaux,  contre  lesquels  sont  adossés  tous  les  bâii- 
mens  intérieurs.  Quelques  fenêtres  grillées,  percées  au  nord,  éclai- 
rent les  chambres  qui  donnent  sur  la  vallée.  Un  jardin  bien  cultivé, 
planté  d'une  inanité  de  rosiers  et  de  jasmins  rouges,  s'étend  devant 
la  grande  porte  couronnée  de  pampres  déjà  verts  et  de  vignes  sau- 
vages, et  se  prolonge  à  l'ouest  jusqu'à  la  terrasse,  en  face  du  cou- 
vent de  femmes,  Pépélénitza,  dont  on  distingue  sur  le  versant  op- 
posé, au  milieu  des  arbres  et  des  rochers,  les  différentes  maisons.  La 
porte  à  peine  franchie,  le  spectacle  change  brusquement  :  l'horizon 
est  fermé;  plus  de  verdure,  à  peine  un  coin  du  ciel  au-dessus  de 
nos  têtes.  Autour  d'une  cour,  carré  régulier  dont  le  centre  est  une 
église,  suspendues  à  des  bâtimens  élevés  sans  ordre,  percés  d'une 
infinité  de  petites  portes  et  de  fenêtres  irrégulières,  courent  de 
longues  galeries  construites  en  bois  blanc  ou  en  vieux  chêne  fine- 
ment sculpté;  les  unes,  au  nord,  n'ont  qu'un  étage  et  serpentent 
le  long  des  murs  en  faisant  une  ligne  presque  droite,  tandis  que  les 
autres,  à  l'est,  en  ont  deux  et  jusqu'à  trois,  selon  que  les  construc- 
tions sont  plus  ou  moins  élevées.  Appliquées  devant  les  portes  de 
chacune  des  chambres,  elles  remplacent  les  escaliers  qui  font  dé- 
faut à  l'intérieur,  et,  suivant  le  caprice  des  architectes  qui  ont  élevé 
chaque  cellule  sur  un  plan  différent,  elles  montent,  descendent, 
remontent,  toujours  reliées  entre  elles,  pour  permettre  aux  moines 
de  sortir  de  chez  eux  et  de  communiquer  les  uns  avec  les  autres. 
Ajoutez  que  toutes  ces  galeries  ont  été  construites  à  différentes 
époques  comme  les  logis  dont  elles  dépendent,  qu'il  est  à  peine 
deux  portes  ou  deux  fenêtres  qui  se  ressemblent,  et  que  le  rez-de- 
chaussée  est  formé  d'énormes  voûtes  en  pierre  qui  servent  de  gre- 
niers et  de  cave,  vous  vous  représenterez  à  peine  encore  l'aspect 
du  couvent  de  Taxiarque.  Des  robes  noires  ou  bleues,  des  draps, 
des  couvertures,  des  linges  sales  ou  mouillés  pendent  aux  balus- 
trades des  balcons  et  sèchent  au  soleil.  Des  moines  ouvriers  tra- 
vaillent sur  une  galerie,  tandis  que  d'autres  se  promènent  grave- 
ment au-dessus  d'eux  sans  rien  faire.  Devant  un  bâtiment  neuf,  au 
sud,  un  vieillard  à  la  barbe  blanche,  couché  dans  un  fauteuil  d'o- 
sier, fume  son  chibouk  et  reçoit  sur  un  plateau  des  confitures  et 
du  café.  A  chaque  instant,  une  têie  vieille  ou  jeune  apparaît  der- 
rière une  porte,  regarde  et  se  retire,  ou  bien  des  moinillons  bleus 
regagnent  sans  rien  dire  feur  chambre  ou  leur  école  et  passent 
comme  des  ombres  suivant  en  courant  le  labyrinthe  des  galeries. 

Précédé  des  moines  qui  m'avaient  fait  à  l'entrée  les  honneurs  du 
couvent,  je  montai  chez  l'higoumène  (supérieur).  C'était  le  moine 
le  plus  riche  de  Taxiarque;  il  venait  de  se  faire  bâtir  au  midi  trois 


LA    VIE    DE    PROVINCE    EN    GRECE.  l/jO 

chambres  planchéiées  en  sapin  blanc;  je  le  trouvai  qui  m'attendait 
dans  la  première.  Fort  âgé,  peu  causeur,  il  m'exprima  en  quelques 
mots  d'une  voix  chevrotante  qu'il  m'offrait  de  grand  cœur  l'hospi- 
talité ;  on  m'apporta  le  café  avec  les  fameuses  confitures  de  roses 
que  chaque  moine  fait  au  printemps  et  qui  jouissent  en  Achaïe  d'une 
réputation  incontestée  ;  je  vis  l'higoumène  donner  des  ordres  pour 
qu'on  eût  soin  de  me  préparer  une  chambre,  et,  après  quelques  com- 
plimens  échangés  de  part  et  d'autre,  je  le  quittai  pour  visiter  ainsi 
successivement  tous  les  personnages  iinportans  du  monastère.  Cha- 
cun me  fit  le  même  accueil;  les  uns,  plus  curieux  ou  plus  bavards, 
prolongeaient  par  mille  questions  notre  conversation  ;  d'autres,  plus 
graves,  me  parlaient  de  leur  fortune,  de  leur  bien-être,  de  l'état 
de  Taxiarque;  quelques-uns,  insoucians,  ressemblaient  à  des  gens 
qu'on  éveille  brusquement,  et  qui,  l'esprit  encore  engourdi,  mau- 
gréent de  se  voir  dérangés  et  ne  demandent  qu'à  se  rendormir. 
Ce  qui  me  frappa  surtout,  c'est  la  parfaite  quiétude,  la  satisfaction 
placide  qu'exprimaient  les  visages  de  tous  ces  êtres  voués  à  un 
éternel  repos.  Pas  une  plainte,  pas  un  regret.  Chaque  moine  est 
gras,  souriant;  sa  vie  s'écoule  sans  intérêt,  mais  sans  secousse, 
dans  une  innocente  torpeur  :  logé,  nourri,  vêtu,  il  n'a  plus  rien  à 
désirer.  Les  révolutions  du  monde,  les  inventions  nouvelles,  les 
découvertes  les  plus  inattendues,  rien  ne  le  trouble,  rien  ne  l'é- 
meut, il  vit  avec  lui-même,  occupé  du  seul  souci  d'augmenter  sa 
fortune  pour  être  assuré  d'une  existence  toujours  tranquille,  et  si 
quelque  railleur  s'avisait  de  vouloir  faire  entendre  qu'il  n'y  a  rien 
de  beau,  de  grand  dans  la  vie  que  l'action,  il  verrait  chacun  se- 
couer la  tête  d'un  air  incrédule ,  et  tous  les  yeux  béatement  en- 
tr'ouverts  traduire  pour  toute  réponse  cette  vieille  maxime  :  «  Le 
bonheur  est  le  contentement  de  son  état.  » 

Comme  je  sortais  d'une  chambre  fort  sale  (où  je  venais  de  faire 
ma  dixième  visite),  un  beau  moine  noir,  grand,  mince,  au  regard 
clair,  m'arrêta  au  passage  et  me  demanda  courtoisement  en  italien 
de  venir  chez  lui.  «  Je  suis  le  grcmimateus  (secrétaire),  me  dit-il;  si 
vous  voulez  venir  me  voir,  ma  chambre  est  au-dessous  de  celle-ci  ; 
je  vous  montrerai  des  livres,  vous  me  ferez  grand  plaisir.  »  Celui-là 
ne  ressemblait  pas  aux  autres  :  d'une  taille  élégante,  que  sa  longue 
robe  dessinait  à  peine,  il  était  soigné  dans  sa  mise,  son  col  et  ses 
manches  laissaient  passer  du  linge  blanc.  Sa  barbe  noire,  longue 
et  soyeuse,  était  coquettement  étalée  en  éventail  sur  la  poitrine, 
es  cheveux  détachés  couvraient  de  boucles  brillantes  ses  épaules 
et  son  cou,  et  ses  grands  yeux  franchement  ouverts  brillaient  pleins 
d'intelligence,  éclairant  sa  figure  très  pâle. 

((  Je  pourrai  vous  montrer  le  couvent,  l'église,  la  bibliothèque, 


150  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

me  disait-il  pendant  que  nous  descendions;  il  y  a  des  manuscrits 
anciens  que  vous  déchiffrerez  peut-être,  car  moi  je  ne  suis  pas 
très  savant.  »  Il  me  fit  entrer  dans  sa  chambre  sur  ces  mots,  que 
je  croyais  avoir  mal  entendus  :  moi,  je  ne  suis  pas  très  savant! 
Un  Grec,  un  moine,  un  grammatcus,  dii'e  un  pareil  mot,  se  mon- 
trer modeste!  Certes  celui-ci  ne  ressemblait  à  personne,  et  je  pou- 
vais m'attendre  avec  lui  à  plus  d'une  surprise.  Je  remarquai  que, 
soit  en  grec,  soit  en  italien,  il  mettait  une  certaine  élégance  dans  ses 
paroles  et  choisissait  ses  expressions  ;  il  ne  se  servait  pas  d'images 
pour  exprimer  des  idées  nouvelles,  et  sa  langue  n'avait  pas  la  sim- 
plicité enfantine,  quelquefois  poétique,  plus  souvent  grotesque,  que 
j'avais  trouvée  chez  les  autres  caloyers  (bons  moines).  Il  savait  la 
valeur  des  termes  qu'il  employait  et  parlait  de  temps  à  autre  de 
choses  qui  dénotaient  des  connaissances  sérieuses.  Sa  chambre  était 
très  propre  et  plus  ornée  que  celle  des  autres;  il  avait  collé  des 
gravures,  des  cartes  modernes  à  côté  d'images  religieuses  ;  devant 
la  fenêtre,  une  table  en  bois  blanc  tachée  d'encre  était  couverte  de 
livres  et  de  papiers  ;  c'était  la  demeure  d'un  homme  qui  tenait  à 
s'entourer  de  tout  ce  qu'il  ne  connaissait  pas  et  qui  voulait  voir, 
du  moins  par  l'imagination,  ce  que  sa  réclusion  lui  interdisait  d'al- 
ler chercher.  Je  lui  fis  compliment  de  son  installation  et  je  ne  lui 
cachai  pas  ma  surprise.  Il  en  parut  charmé. 

(cYous  êtes  bien  heureux,  reprit -il,  vous  retournerez  à  Paris; 
moi  je  n'irai  probablement  jamais.  Je  ne  me  plains  pas  d'être  ici, 
puisque  j'y  fais  ce  que  je  veux,  mais  je  suis  très  seul,  et  bien  sou- 
vent l'ennui  me  prend.  Je  voudrais  pourtant  connaître  un  peu  le 
monde  par  moi-même,  je  voudrais  voyager.  Il  y  a  près  de  dix  ans 
que  j'amasse  de  l'argent  ;  peut-être  un  jour  en  aurai-je  assez  pour 
partir,  mais  ce  sera  bien  tard.  » 

Et  il  me  faisait  mille  questions  sur  le  prix  du  voyage  de  Patras 
en  France,  sur  le  temps  qu'on  pouvait  demeurer  à  Paris  en  vivant 
petitement  avec  1,000,  1,500  drachmes.  «  Vous  voyez  ce  plan  de 
Paris,  disait-il  en  me  montrant  une  carte  faite  en  1856,  je  le  con- 
nais comme  vous;  voici  la  rue  de  Rivoli,  la  place  de  la  Concorde,  le 
fleuve,  les  ponts,  »  et  il  récitait  par  cœur  les  noms  de  toutes  les 
rues  qui  aboutissaient  sur  la  rive  gauche  de  la  Seine.  —  C'est  à 
Paris,  disait-il,  que  vont  tous  les  étrangers,  c'est  là  que  sont  les 
savans;  c'est  là  que  sont  les  universités  où  l'on  entre  sans  rien 
payer.  On  peut  y  apprendre  toutes  les  langues  et  les  parler,  car 
chaque  nation  y  est  représentée  par  des  voyageurs;  on  peut  lire  des 
livres  de  toute  sorte.  Paris,  reprenait-il  en  s'animant,  il  me  sem- 
ble que  c'est  une  montagne  d'où  on  découvre  le  monde  entier. 

Il  s'interrompit  un  instant  considérant  le  plan  d'un  œil  plein  de 


LA    VIE    DE    PROVINCE    EN    GRÈCE.  151 

regret;  puis,  se  tournant  vers  moi  et  me  lançant  un  regard  ma- 
lin, il  dit  ces  quelques  mots,  qui  me  rappelèrent  à  la  réalité  : 
—  J'irais,...  et  je  reviendrais  évêque. 

Cette  saillie  me  fit  rire  en  me  révélant  que  dans  ce  monastère 
du  sommeil  un  ambitieux  intelligent  veillait. 

Pendant  qu'il  parlait,  j'avais  remarqué  près  du  lit  une  caisse  de 
fer  soigneusement  fermée,  à  peu  près  semblable  à  d'autres  caisses 
sur  lesquelles  j'avais  vu  chaque  moine  s'asseoir  de  préférence  aux 
chaises.  —  Que  faites-vous  de  cette  caisse,  lui  demandai-je;  est-ce 
un  coffre-fort? 

—  Oïd,  me  répondit-il  avec  le  plus  grand  sérieux,  c'est  mon 
coffre- fort  ! 

—  Mais  vous  avez  chacun  le  vôtre  alors,  car  j'en  ai  vu  de  pareils 
dans  presque  toutes  les  chambres  ? 

—  Gela  vous  étonne;  il  est  vrai,  reprit-il,  vos  monastères  sont 
loin  d'être  organisés  comme  les  nôtres.  Chez  vous,  ce  sont  des  com- 
munautés; ici,  c'est  bien  différent.  Vous  avez  déjà  pu  voir  que  cha- 
cun de  nous  vit  chez  lui,  séparé  des  autres,  —  ce  n'est  pas  un  rè- 
glement qui  l'ordonne  :  —  si  vous  aviez  visité  tout  le  couvent,  vous 
sauriez  que  plusieurs  des  nôtres  se  sont  associés  et  demeurent  en 
commun;  mais  c'est  que  par-dessus  tout  nous  tenons  à  conserver 
notre  indépendance,  et  que  la  plupart  d'entre  nous  pensent  qu'on 
n'en  jouit  réellement  qu'en  vivant  seul.  Chacun  en  venant  ici  ap- 
porte sa  fortune,  ses  biens,  qu'il  garde  en  sa  possession;  le  plus 
souvent,  il  achète  autour  du  couvent  des  vignes  qu'il  fait  valoir  et 
dont  il  vend  la  récolte  comme  il  l'entend.  Quelques-uns  qui  sont 
venus  pauvres  ont  aujourd'hui  assez  d'argent  pour  se  faire  con- 
struire un  appartement  et  vivent  fort  à  leur  aise;  d'autres,  qui  ont 
fait  de  mauvaises  affaires,  sont  tombés  dans  une  situation  difficile. 
En  fait,  notre  couvent  est  une  ville,  une  commune,  si  vous  aimez 
mieux,  mais  d'où  les  femmes  sont  exclues.  Nous  avons  notre  gou- 
vernement, nous  choisissons  notre  président,  nos  représentans  au 
conseil;  chacun  de  nous,  par  des  contributions,  paie  sa  part  de  la 
dépense  générale,  mais  quant  aux  bénéfices,  il  n'en  est  pas  de 
communs.  Chacun  vit  et  travaille  pour  soi;  on  prête,  on  emprunte  à 
grosse  usure,  on  vend,  on  achète,  et  vous  n'ignorez  pas  qu'une 
grande  partie  des  raisins  secs  qui  sont  exportés  d'Aigion  en  xVngle- 
terre  vient  de  Taxiarque.  —  Cela  serait  bien  sans  doute,  conti- 
nuait-il, et  quand  le  coffre-fort  est  plein,  chacun  est  ainsi  maître 
de  faire  ce  qu'il  veut,  mais  à  quoi  leur  sert  tout  ce  travail  et  tant 
d'économie?  Ils  meurent  comme  tout  le  monde;  leur  richesse  leur 
échappe  sans  qu'ils  en  aient  profité  pour  autre  chose  que  pour  se 
construire  une  chambre  plus  ou  moins  belle  et  s'acheter  des  robes 


152  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'un  grand  prix.  Au  reste,  ils  n'en  ont  pas  conscience,  —  et  il  prit 
plaisir  à  laisser  percer  toute  la  rancune  et  le  mépris  que  lui  inspi- 
rait la  société  où  il  était  condamné  à  vivre,  —  ils  n'en  ont  pas  con- 
science, et  chacun  d'eux  se  croit  content  quand  il  peut  reposer 
tranquille  dans  ce  monastère  comme  s'il  dormait  déjà  dans  la 
tombe. 

11  me  parlait  encore  quand  on  vint  me  prévenir  que  l'higoumène 
m'invitait  à.  partager  avec  lui  le  repas  du  soir.  On  me  conduisit 
ensuite  à  ma  chambre,  qui  était  celle  que  j'avais  remarquée  à  mon 
arrivée.  Nouvellement  bâtie,  son  plancher,  ses  murs,  ses  armoires, 
le  lit,  les  portes,  les  fenêtres,  tout  était  en  sapin  blanc.  Un  balcon 
donnait  à  l'ouest  sur  la  vallée  en  face  du  couvent  de  femmes.  Le 
(jrammateus  et  deux  ou  trois  jeunes  diacres  vinrent  me  tenir  com- 
pagnie jusqu'à  ce  que  je  fusse  couché  et  me  quittèrent  en  me  ré- 
pétant que  le  lendemain,  qui  était  un  jour  de  fête,  ils  me  feraient 
visiter  complètement  le  couvent.  J'aurais  bien  dormi  dans  mon  nou- 
veau lit,  si  un  tremblement  de  terre  comme  on  en  ressent  si  souvent 
à  Aigion  n'était  venu  secouer  le  monastère.  Au  premier  bruit  des 
clés  sautant  dans  les  serrures,  tout  le  monde  s'était  précipité  dans 
la  cour  :  deux  cents  spectres  blancs  couraient,  gesticulaient  en  fai- 
sant de  grandes  ombres  noires  au  clair  de  la  lune;  c'est  tout  ce  que 
j'aperçus  :  cinq  minutes  ne  s'étaient  pas  écoulées  que  chacun  était 
rentré  chez  soi  et  s'était  rendormi. 

Je  fus  de  nouveau  réveillé,  mais  cette  fois  le  matin,  par  un  bour- 
donnement étrange  dont  je  ne  pus  venir  à  bout  de  me  rendre 
compte  :  on  eût  dit  des  roulemens  d'un  tambour  couvert  d'un 
crêpe  ou  le  tintement  lointain  d'une  cloche  fêlée.  Un  petit  moine 
qui  m'apportait  le  café  m'apprit  que  c'étaient  les  cymbales  (cloches 
en  bois),  et  que  je  les  entendrais  toute  la  journée.  Je  pris  mon  parti 
de  me  lever;  le  moinillon  revint  avec  deux  serviettes  sur  le  bras  et 
me  présenta  une  aiguière  d'argent  à  long  col  et  au  bec  finement 
ciselé,  dont  le  pied  reposait  sur  le  double  fond  percé  à  jour  d'un 
grand  plat  également  en  argent.  Il  versait  lentement  au-dessus  du 
plat  son  eau  parfumée  d'essence  de  roses,  et  je  n'avais  pas  achevé 
ma  toilette,  que  le  grammaicm  était  déjà  venu  me  rejoindre. 

Je  passai  la  journée  avec  lui;  il  me  montra  la  bibliothèque,  que  je 
trouvai  pauvre  et  en  piteux  état;  puis,  l'office  du  matin  terminé, 
nous  descendîmes  à  l'église.  Elle  est  construite  au  milieu  de  la  cour, 
bâtie  en  pierre  tendre  de  la  montagne,  peu  élevée,  peu  spacieuse, 
et  ne  produit  aucun  effet.  Cinq  piliers  carrés  soutiennent  une 
voûte  devant  la  porte;  sous  les  deux  cintres  latéraux  sont  suspen- 
dus deux  croissants  en  bois  sec  et  un  tambourin  en  fer,  analogue 
au  gong  des  Chinois  :  ce  sont  les  cymbales  dont  le  son  pénétrant  et 


LA    VIE    DE    PROVINCE    EN    GRÈCE.  153 

sourd  m'avait  éveillé  et  que  les  moines  frappent  à  certaines  heures, 
avec  des  baguettes  ou  une  batte.  A  l'intérieur,  l'église,  richement 
ornée,  mais  sans  goût,  est  couverte  d'images  et  d'offrandes  pré- 
cieuses de  toute  sorte;  de  petites  niches  où  logent  des  saints  de  bois 
grossièrement  sculptés  sont  percées  le  long  des  murs. 

En  sortant,  le  grammatcus  engagea  conversation  avec  deux  fous 
qui  rentraient  du  bois  dans  les  bûchers;  l'un  était  un  ancien  avo- 
cat, l'autre  un  paysan  inoffensif  qui  payait  pension  pour  être  assez 
maltraité  par  les  moines.  L'avocat  s'était  pris  à  Taxiarque  d'une 
passion  pour  l'horticulture;  il  vint  avec  nous  dans  le  jardin,  où  il 
se  mit  à  couper  de  longues  tiges  de  jasmin  qu'il  perça  pour  en  faire 
des  tuyaux  de  pipe  et  me  faire  honneur  en  me  les  offrant.  Le  gram- 
mateus,  qui  savait  fort  bien  ce  que  faisait  notre  compagnon  en  ré- 
coltant sans  façon  dans  la  propriété  d' autrui  le  produit  le  plus  ap- 
précié, se  contenta  de  me  dire  avec  un  sourire  de  satisfaction  mal 
dissimulée  :  —  Ne  les  prenez  pas  au  moins,  les  moines  ne  veulent 
pas  qu'on  coupe  leurs  jasmins.  —  Mais  ils  sont  coupés,  repris-je. 

—  Ce  n'est  pas  nous,  c'est  celui-ci,  et  il  me  montrait  le  pauvre  fou 
qui  s'en  allait  tout  triste  de  notre  refus,  emportant  ses  tuyaux.  — 
Mais  s'il  rentre  avec  ses  tuyaux  dans  le  couvent,  ils  vont  le  battre! 

—  Je  le  crois,  dit  simplement  le  grammatcus.  —  Je  rappelai  le 
malheureux  et  je  pris  les  jasmins.  —  Nous  ne  pouvons  pas  nous 
montrer  avec  cela,  s'écria-t-il  quand  le  fou  fut  parti,  on  croirait  que 
c'est  moi  qui  les  ai  coupés;  ce  serait  une  mauvaise  affaire;...  mais, 
attendez,  —  et  souriant  à  mes  scrupules,  il  alla  sans  hésitation 
replanter  au  milieu  des  buissons  le  corps  du  délit.  — Venez,  main- 
tenant, dit-il. 

Mon  grammatcus  perdait  ainsi  dans  cette  malheureuse  prome- 
nade une  partie  de  son  prestige.  La  pensée  de  ma  complicité  in- 
volontaire me  fit  craindre  de  prolonger  mon  séjour  à  Taxiarque,  et 
je  partis  le  lendemain  matin.  Aucun  moine  ne  voulut  rien  accepter 
en  échange  de  l'hospitalité  qu'on  m'avait  largement  offerte;  chacun 
me  fit  ses  adieux,  et  je  m'éloignai  dans  la  direction  du  couvent  de 
femmes,  Pépélénitza,  que  j'avais  entrepris  de  visiter. 

H. 

Je  dus  revenir  sur  mes  pas  et  suivre  d'abord  sur  la  rive  droite 
du  torrent  le  chemin  que  l'on  prend  pour  arriver  à  Taxiarque.  Le 
pont  une  fois  traversé,  je  changeai  de  route,  remontant  vers  le  sud- 
ouest,  pour  me  diriger  de  mon  mieux  à  travers  des  montagnes  et 
des  bois  que  je  ne  connaissais  pas,  cherchant  un  monastère  que 
j'avais  à  peine  vu  de  loin. 

Tout  en  cheminant,  je  songeais  au  moyen  de  mener  à  bien  mon 


15Û  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

expédition,  et  mes  réflexions  n'étaient  pas  de  nature  à  ma  faire  es- 
pérer que  je  réussirais.  Ea  Grèce  comme  en  France,  il  n'est  pas 
bienséant  qu'un  homme  visite  seul  un  couvent  de  femmes,  et  je  le 
savais  assez  pour  n'avoir  parlé  de  mon  projet  à  personne  en  quit- 
tant Aigion.  J'en  avais  dit  quelques  mots  à  Taxiarque  au  gramma- 
teiis,  que  ma  prétention  avait  fait  rire,  et  qu'il  avait  refusé  de 
prendre  au  sérieux.  J'étais  donc  parti  sans  aucun  renseignement, 
sans  conseil,  ne  sachant  rien  de  ce  que  je  voulais  voir,  sinon  que 
c'était  un  couvent  de  femmes,  et  qu'il  s'appelait  Pépélénitza.  On 
m'avait  dit  qu'il  jouissait  d'une  assez  mauvaise  réputation;  quel- 
ques-unes des  recluses  avaient  donné  l'année  précédente  matière 
aux  médisances  en  augmentant  d'une  façon  inattendue  la  popula- 
tion du  couvent.  Les  moines  de  Taxiarque,  si  voisins  de  Pépélénitza 
quand  le  torrent  est  à  sec,  avaient  été  quelque  peu  soupçonnés 
d'être  les  complices  de  cette  faute;  l'affaire  s'était  ébruitée,  on  en 
avait  causé  jusqu'à  Athènes,  le  gouvernement  s'en  était  ému,  et  il 
fut  question  de  supprimer  Pépélénitza.  Les  pénitentes  perdaient 
ainsi  leur  établissement,  leurs  biens,  et  se  voyaient  rendues  tout 
à  coup  à  une  société  où  elles  couraient  le  risque  d'être  fort  mal 
accueillies.  Elles  firent  si  bien  qu'une  des  puissantes  fam.illes  du 
pays,  les  X..,  tout  dévoués  au  clergé,  prirent  soin  de  leur  cause  et 
sauvèrent  le  couvent.  C'étaient  ces  racontars  qai  m'avaient  fait  ar- 
rêter mon  projet;  je  comptais  me  présenter  comme  l'hôte  des  X... 
eL  prendre  ainsi  ma  part  de  la  reconnaissance  qui  leur  était  due. 
Ces  réflexions  en  amenaient  d'autres,  toutes  riantes,  et  je  m'imagi- 
nais déjà  l'accueil  de  ces  infortunées  plus  faibles  que  criminelles, 
heureuses  de  recevoir  un  étranger  compatissant  qui  leur  avait  pres- 
que rendu  la  vie,  car  au  milieu  de  toutes  mes  rêveries,  je  n'étais 
pas  éloigné  de  croire  que,  puisque  j'étais  l'hôte  des  X..,  j'étais  leur 
sauveur  moi-même. 

J'avais  marché  toute  la  journée  sous  bois;  avant  le  soir,  j'étais 
sur  les  crêtes  arides  que  domine  Pépélénitza.  Une  quinzaine  de 
maisons,  construites  sur  deux  rochers  séparés  par  un  précipice  que 
traversait  un  mauvais  pont  en  planches,  s'élevaient,  adossées  à  un 
énorme  roc  d'où  s'échappait  une  petite  source.  J'aperçus  un  chemin 
très  raide  qui  montait  vers  le  sud  au  village,  et  en  quelques  mi- 
nutes je  l'avais  gravi. 

Le  soleil  encore  chaud  éclairait  la  petite  place^où  je  me  trou- 
vais, —  trois  maisons  à  un  étage,  irrégulières,  construites  en 
pierre,  percées  de  quelques  fenêtres,  se  dressaient  devant  moi.  — 
A  mes  pieds,  de  l'autre  côté  de  la  vallée,  je  voyais  Taxiarque,  dont 
les  murailles  blanches,  dorées  par  le  soleil  couchant,  brillaient  au 
milieu  des  cyprès. 

Je  cherchai  des  yeux  autour  de  moi  un  visage  humain;  les  mai- 


LA    VIE  DE    PROVINCE  EN   GRÈCE.  155 

soTis  semblaient  désertes,  le  village  inhabité.  Les  portes  et  les  fe- 
nêtres étaient  hermétiquement  fermées,  aucun  bruit  ne  troublait  le 
silence  du  soir,  et  je  me  sentis  rempli  d'une  impression  de  tristesse 
profonde  à  la  vue  de  la  misère  et  de  la  malpropreté  qui  régnaient 
partout.  Des  linges  noirs,  des  hardes  informes  séchaient,  suspendus 
d'une  fenêtre  à  une  autre;  la  terre  du  chemin  était  semée  de  dé- 
bris de  toute  sorte  et  d'ordures  accumulées. 

Le  cœur  plein  de  dégoût,  incertain  de  ce  que  je  devais  faire,  je 
me  décidai  à  appeler.  Personne  ne  répondit.  Un  instant,  je  crus  que 
tout  le  couvent  s'était  barricadé  à  l'approche  de  l'étranger  et  qu'il 
me  faudrait  retourner  de  nuit  à  Aigion  ou  à  Taxiarque.  Je  donnai 
de  mon  fusil  quelques  coups  contre  une  porte;  deux  têtes  de  femmes 
à  la  mine  sauvage  et  renfrognée  apparurent,  pour  se  retirer  aussi- 
tôt. J'avançai  vers  une  autre  maison,  et  comme  j'allais  appeler  de 
nouveau,  je  vis  sortir  d'un  jardin  un  être  informe,  hideux,  que  je 
pris  d'abord  pour  je  ne  sais  quelle  bête  fantastique  :  c'était  une 
vieille  femme  complètement  nue.  Des  cheveux  ternes,  d'un  noir 
mat,  tombaient  en  désordre  sur  son  corps,  si  sale  et  si  brûlé  qu'il 
avait  la  couleur  d'une,  orange;  sa  figure,  contractée  par  un  sourire 
répugnant  et  coupée  de  mille  rides,  montrait  des  yeux  presque  fer- 
més, malades,  sans  cils,  aux  paupières  rouges.  Sa  bouche,  pen- 
dante, cachait  un  menton  fuyant  et  semblait  tomber  sur  sa  poitrine 
abattue;  elle  poussait  en  remuant  la  tête  une  sorte  de  grognement 
inintelligible  et  se  dandinait  en  plein  soleil,  sans  me  voir,  tenant 
de  chaque  main  des  débris  de  vaisselle  qu'elle  frappait  l'un  contre 
l'autre.  Mon  premier  mouvement  fut  de  prendre  la  fuite,  et  j'eus 
peur;  mais  deux  femmes,  qui  avaient  sur  celle-ci  l'avantage  d'être 
vêtues,  sortirent  après  elle,  et,  la  poursuivant  à  coups  de  bâton,  la 
firent  rentrer  au  logis  :  c'était  une  folle. 

J'avais  compris  d'après  l'accueil  que  l'on  m'avait  fait  qu'aucune 
femme  ne  consentirait  à  me  parler,  encore  moins  à  me  donner  un 
abri  ;  je  songeais  que  je  m'étais  embarqué  dans  une  mauvaise  affaire 
quand  je  pensai  qu'il  devait  y  avoir  au  moins  un  aumônier  pour  l'é- 
glise de  cet  étrange  couvent,  et  que  lui  seul  pourrait  me  venir  en 
aide.  Une  des  calogriai  (religieuses,  littéralement  bonnes  vieilles), 
plus  traitable,  voulut  bien  m'indiquer  du  doigt  sa  maison. 

Le  prêtre  n'était  pas  rentré  ;  ses  fdles,  deux  enfans  qui  m'avaient 
ouvert  la  porte,  allèrent  le  prévenir  qu'un  étranger  l'attendait;  il 
accourut  aussitôt,  et  je  n'ai  pas  oublié  l'accueil  qu'il  me  fit.  C'était 
un  homme  de  trente  ans,  grand,  très  maigre  ;  sa  figure,  longue  et 
osseuse,  en  partie  couverte  par  une  barbe  et  des  cheveux  roux,  tra- 
hissait les  fatigues  et  les  privations  d'une  existence  d'ascète.  Ses 
yeux  bruns,  au  regard  timide  comme  celui  d'un  enfant,  exprimaient 


156  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

à  la  fois  la  bonté,  le  calme,  la  résignation;  à  peine  vêtu  sous  sa 
grossière  robe  de  lin,  cet  homme  si  misérable,  qui  s'avançait  gau- 
chement embarrassé  de  deux  bras  trop  longs,  et  que  le  moindre  mot 
rendait  confus,  inspirait  cette  admiration  respectueuse  que  donne 
la  foi  absolue  observée  par  un  être  qui  se  dévoue  tout  entier  à  sa 
croyance  et  qui  poursuit  jusqu'à  la  fm  avec  conséquence  le  but  qu'il 
a  donné  à  sa  vie. 

Dès  les  premières  paroles,  quand  il  se  fut  excusé  de  la  froideur 
que  m'avaient  montrée  les  calogriai,  il  me  témoigna  la  reconnais- 
sance que  Pépélénitza  conservait  à  ses  sauveurs.  —  J'espère  que 
vous  ne  prendrez  pas  mauvaise  opinion  de  notre  couvent,  me  dit-il 
ensuite,  nous  allons  sortir  ensemble,  et  je  vous  montrerai  ce  que 
vous  voudrez  voir.  Seulement  nous  sommes  bien  pauvres,  et  si  vous 
passez  une  nuit  ici,  j'ai  honte  de  l'hospitalité  que  je  vous  offrirai. 
—  Je  vis  que  ce  scrupule  l'affectait  réellement,  et,  comprenant  que 
sa  misère  était  complète  et  que  mon  arrivée  la  lui  faisait  sentir  da- 
vantage, je  le  rassurai  de  mon  mieux  en  lui  répétant  que  je  ne  de- 
mandais qu'un  abri  sous  son  toit  jusqu'au  lendemain  matin  et  que 
je  serais  heureux  de  demeurer  chez  lui.  Alors,  plus  confiant,  avec 
un  regard  où  se  peignaient  le  contentement  et  ses  regrets  :  — Nous 
allons  d'abord  nous  occuper  de  votre  dîner,  me  dit-il. 

Il  alla  prendre  au  fond  d'une  petite  armoire  creusée  dans  le  mur 
un  plat  d'olives  noires,  du  fromage  de  chèvre  et  un  flacon  d'huile, 
qu'il  plaça  sur  l'appui  d'une  des  fenêtres,  puis  incertain,  troublé, 
il  vint  dire  à  voix  basse  quelques  mots  à  l'oreille  de  sa  fille ,  qui 
sortit  sans  parler.  Elle  revint  bientôt  radieuse  avec  deux  œufs 
qu'elle  tendit  à  Panaïoti  (c'était  le  nom  de  son  père),  et  que  celui- 
ci  mit  sous  la  cendre.  Ces  préparatifs  me  rendirent  confus  à  mon 
tour,  et  je  me  faisais  un  scrupule  d'être  venu  mettre  à  contribution 
la  délicatesse  de  cet  homme  pauvre  qui  m'offrait  ainsi  tout  ce  qu'il 
possédait.  Notre  repas  terminé,  comme  le  soleil  se  couchait,  Pa- 
naïoti me  proposa  de  sortir  pour  visiter  le  couvent  avant  la  nuit. 

Mes  impressions  furent  les  mêmes  que  lors  de  mon  arrivée; 
même  silence,  même  tristesse,  même  misère  partout.  Les  maisons 
étaient  à  peu  de  chose  près  toutes  semblables,  mais  à  mesure  que 
nous  avancions  dans  l'intérieur  du  village  elles  paraissaient  plus 
sales  et  plus  pauvres  que  celles  qui  m'avaient  frappé  en  entrant. 
Seule  une  petite  église  creusée  dans  le  rocher,  à  droite  du  précipice, 
me  parut  très  propre  et  religieusement  entretenue  :  c'était  la  cure 
de  Panaïoti.  11  prit  plaisir  à  me  la  présenter  dans  tous  ses  détails  et 
me  fit  admirer  un  vieux  crucifix  de  bois  finement  sculpté,  le  pied 
presque  enfoui  dans  un  buisson  de  myrte  sauvage  et  d'aneth,  qu'il 
avait  placé  au-dessus  de  l'autel,  puis  quelques  vases  modernes 


LA  VIE  DL  PUOVIXCE  EN  GRÈCE.  157 

pleins  de  fleurs  de  la  montagne;  deux  petits  tableaux,  des  icônes, 
tout  cet  humble  trésor  dont  le  soin  lui  prenait  une  partie  de  ses 
journées.  Nous  traversâmes  en  sortant  la  passerelle  de  bois  ver- 
moulu jetée  sur  le  précipice,  et  qui  relie  entre  elles  les  deux  par- 
ties du  couvent;  elle  tremblait  légèrement  sous  nos  pieds  et  n'avait 
pas  de  parapet.  Panaïoti,  répondant  à  mon  étonnement,  me  dit  que 
c'était  la  cause  d'accidens  qu'il  serait  facile  d'éviter,  et  qu'il  vou- 
drait voir  cesser  ce  danger  de  tous  les  jours;  deux  folles,  à  six  mois 
de  distance,  s'étaient  ainsi  laissées  tomber  et  s'étaient  tuées;  pareil 
sort  devait  arriver  à  celle  que  j'avais  rencontrée. 

De  ce  côté  du  précipice,  les  maisons  plus  grandes  formaient  de 
petits  bâtimens  carrés  qui  servent  d'ateliers  de  tissage.  Nous  en- 
trâmes dans  le  plus  proche  :  une  vingtaine  de  femmes  en  robes 
bleues  étaient  assises  chacune  devant  un  métier  et  tissaient,  sans 
parler,  sans  lever  la  tête,  des  pièces  de  coton  semblables  à  leurs 
vêtemens.  Quelques-unes,  les  plus  adroites,  avaient  en  face  d'elles 
des  métiers  plus  compliqués,  chargés  de  fil  de  coton  ou  de  soie  de 
dilférentes  couleurs,  et  disposaient  dans  la  trame  de  l'étoiïe  des 
dessins  variés.  Celles-ci  travaillaient  soit  pour  elles,  soit  pour 
d'autres  calogriai  plus  riches  qui  leur  fournissaient  le  fil  ;  le  pro- 
duit de  leur  travail,  vendu  aux  marchands  d'Aigion,  constitue  un 
petit  revenu  pour  Pépélénitza. 

Plus  encore  qu'à  Taxiarque,  chacun  vit  pour  soi  dans  cette  singu- 
lière communauté.  Les  règlemens  qui  astreignent  à  certains  devoirs 
journaliers  les  calogriai  laissent  à  celles-ci  l'indépendance  la  plus 
complète  pour  tout  ce  qui  touche  à  leur  habitation,  leur  nourri- 
ture, leur  travail  et  l'emploi  de  leur  temps  en  dehors  des  offices 
qu'elles  ont  coutume  d'entendre  deux  fois  par  jour.  Une  seule 
chose  importe,  c'est  que  chacune  soit  en  état  de  subvenir  à  sa  pro- 
pre existence,  et  ne  soit  jamais  exposée  à  devenir  une  charge  pour 
ses  compagnes.  La  plupart  ont  de  quoi  vivre,  et  demeurent  oisives; 
celles  qui  sont  dénuées  de  ressources  travaillent  poui*  les  autres 
qui  les  paient  en  conséquence.  Rien  ne  ressemble  plus  à  une  petite 
ville  dont  les  habitans  auraient  fait  vœu  de  ne  jamais  sortir  que 
ce  couvent  de  femmes;  ce  n'est  qu'en  le  considérant  à  ce  point  de 
vue  que  l'on  comprend  son  organisation.  Une  chose  seulement 
étonne  plus  que  les  autres,  dans  un  pays  comme  la  Grèce,  où  les 
croyances  sont  fermes,  mais  calmes,  et  où  le  sentiment  de  la  foi  ne 
s'exalte  jamais  jusqu'au  mysticisme,  c'est  qu'il  est  presque  impos- 
sible de  découvrir  quel  motif  a  pu  pousser  ces  femmes  à  la  retraite. 
D'autre  part,  si  on  se  rappelle  que  les  femmes  en  Grèce  vivent  trop 
dépendantes,  trop  effacées  pour  songer  jamais  à  prendre  un  parti 
aussi  grave  que  celui  de  se  dérober  au  monde,  et  qu'elles  ont  toutes, 


158  RE^TE  DES    DEUX   MONDES. 

pour  les  détourner  d'une  résolution  qui  est  antipathique  aux  mœurs 
grecques,  une  famille  toujours  nombreuse,  on  concevra  avec  peine 
comment  se  recrute  Pépélénitza. 

Quelques  habitans  d'Aigion  m'en  ont  pourtant  donné  plus  tard 
une  explication  plausible  :  la  plupart  des  calogriai  sont  des  pay- 
sannes; jeunes  filles  qui  renoncent  à  s'établir  ou  veuves  sans  fa- 
mille, toutes  viennent  des  villages,  aucune  ne  sort  des  villes.  Ce 
qui  les  attire,  c'est  à  la  fois  le  repos  et  une  sécurité  qui  leur  fait 
défaut  dans  la  société  où  leurs  parens  les  abandonnent.  Celles  qui 
sont  depuis  longtemps  dans  le  monastère  et  qui  se  sont  amassé  quel- 
que argent  par  leur  travail,  ou  encore  celles  qui  y  sont  ariivées 
avec  une  petite  fortune,  celles-là  ont  vraiment  atteint  leur  but. 
Chacune  se  fait  élever  à  son  gré,  sans  qu'aucun  règlement  y  mette 
le  moindre  obstacle,  une  maison  qu'elle  habite  seule  ou  avec  une 
autre  calogria,  si  elle  a  pris  une  associée.  Cette  maison  est  complè- 
tement distincte  des  autres;  un  jardin,  un  mur  même  l'en  sépa- 
rent, et  la  propriétaire  peut  à  son  choix  frayer  avec  ses  voisines  ou 
viTre  à  l'écart.  Le  plus  souvent  elle  a  des  champs  près  du  couvent, 
des  vignes  ou  du  coton  qu'elle  surveille  et  qu'elle  fait  valoir;  c'est 
sur  ce  revenu  que  vivent  les  calogriai  qui  sont  arrivées  sans  res- 
sources. Toute  idée  de  charité  mise  de  côté,  les  riches  qui  ont  be- 
soin de  bras  pour  défricher,  planter  ou  ensemencer  leurs  terres, 
pour  en  faire  travailler  et  vendre  le  produit,  ne  pouvant  s'adresser 
aux  ergatès,  qui  sont  le  plus  souvent  des  hommes,  et  qu'on  paie 
relativement  fort  cher,  prennent  le  parti  d'engager  à  leur  service 
ces  compagnes  misérables.  On  sait  qu'en  Grèce  les  femmes  tra- 
vaillent autant  et  mieux  à  la  terre  que  les  hommes;  les  calogriai 
ont  donc  ainsi  sous  la  main  de  bons  ouvriers  tout  trouvés  qu'elles 
admettent  en  proportion  de  l'ouvrage  qui  est  à  faire.  De  la  sorte, 
une  partie  du  couvent  fait  vivre  l'autre,  jusqu'à  ce  que  la  nouvelle 
génération,  enrichie  à  son  tour  par  son  travail  ou  par  des  legs, 
jouisse  d'un  repos  bien  mérité  en  se  faisant  seiTir  par  d'autres  no- 
vices. 

J'avais  à  plusieurs  reprises  aperçu,  avant  d'arriver  à  Pépélénitza, 
comme  des  points  bleus  piqués  au  milieu  des  champs  qui  s'éten- 
daient sur  le  versant  de  la  montagne;  c'étaient  ces  mêmes  travail- 
leuses que  je  rencontrai  en  revenant  à  la  maison  de  Panaioti.  Elles 
s'étaient  réunies  pour  le  retour  au  coucher  du  soleil,  et  nous  les 
voyions  venir  au-dessous  de  nous,  marchant  de  distance  en  dis- 
tance, deux  à  deux  ou  par  groupes,  courbées  sous  les  sacs  qu'elles 
portaient  sur  leur  dos;  les  plus  vieilles  ou  les  plus  faibles  mar- 
chaient en  arrière  sans  se  parler,  sans  s'attendi'e,  et  les  plus  va- 
lides passaient  déjà  devant  nous  que  les  dernières  s'apercevaient 


LA    VIE    DE    PROVINCE    EN    GRÈCE.  159 

encore  dispersées  comme  un  chapelet  dénoué  le  long  du  chemin, 
les  unes  avançant  lentement,  les  autres  s'arrêtant  essoufflées  au 
milieu  d'une  pente  trop  rude. 

Les  propriétaires  assez  riches  pour  se  reposer  se  mirent  à  leurs 
portes  pour  les  voir  passer  ou  pour  les  recevoir,  et  je  regardais 
successivement  ces  ouvrières  dociles,  prenant  des  chemins  diffé- 
rens,  se  diriger  par  groupes  de  quatre  ou  cinq  femmes  vers  les 
maisons  oîi  elles  étaient  attendues  et  où  elles  devaient  rendre 
compte  du  travail  de  la  journée.  Chacune,  en  passant  sous  la  porte, 
laissait  glisser  son  sac  et  le  rentrait  devant  la  calogria  jusqu'à  ce 
que  les  retardataires,  arrivées  à  leur  tour,  fussent  rentrées  au  logis. 
Alors  tout  se  referma,  le  silence  se  rétablit,  et  le  village  offrait  sous 
les  teintes  roses  du  crépuscule  le  même  aspect  triste  qu'il  présen- 
tait en  plein  midi. 

Panaïoti  m'apprit  que  ces  malheureuses  payaient  ainsi  par  leur 
travail  le  droit  de  vivre  sous  un  toit  qui  n'était  pas  le  leur,  et  que 
chaque  calogria  aisée  logeait  d'ordinaire  cinq  de  ses  compagnes, 
qu'elle  employait  à  la  fois  aux  soins  de  son  intérieur  et  à  la  culture 
de  ses  terres.  C'est  à  cette  coutume,  plus  encore  qu'à  ce  besoin 
d'oppression  et  de  vexations  si  naturel  entre  les  femmes,  qu'il  faut 
attribuer  le  caractère  aristocratique  de  la  petite  société  de  Pépélé- 
nitza.  Avoir  une  maison,  des  terres,  de  l'argent  à  soi,  n'étant  là 
que  le  privilège  d'un  petit  nombre,  celles  qui  sont  ainsi  favorisées 
forment  tacitement  une  classe  distincte  dans  le  couvent,  un  parti 
dont  tous  les  membres  se  jalousent  et  se  haïssent,  mais  qui,  se  sen- 
tant fort  et  nécessaire,  use  et  abuse  de  son  autorité  envers  le  parti 
le  plus  faible.  C'est  une  oligarchie  composée  de  despotes  égale- 
ment puissans,  qui  ont  toutefois  l'esprit  de]s'entendre  pour  conserver 
entre  leurs  mains  tout  le  pouvoir.  Le  gouvernement  de  Taxiarque 
était  bien  différent  à  ce  point  de  vue  :  chacun  y  vit  pour  soi,  mais 
respecte  en  même  temps  l'indépendance  d'autrui. 

Panaïoti  m'avait  donné  son  lit;  il  voulut,  malgré  mes  prières, 
passer  la  nuit  par  terre,  couché  à  côté  de  ses  filles.  A  peine  éveillé, 
je  parlai  de  partir  pour  ne  pas  lui  rester  plus  longtemps  à  charge, 
mais  il  m'engagea  à  venir  avec  lui  à  la  messe  du  matin,  qu'il  disait 
environ  une  heure  avant  le  lever  du  soleil. 

Nous  sortîmes  ensemble,  traversant  ce  petit  village  où  les  mai- 
sons noires  étaient  encore  confondues  dans  la  brume.  Une  pluie 
d'été  faisait  entre  les  maisons  de  véritables  lacs;  pas  uns  lumière 
n'apparaissait  aux  fenêtres ,  pas  une  voix  ne  faisait  deviner  que  les 
calogriai  étaient  éveillées.  Nous  trouvâmes  l'église  bien  éclairée  à 
la  lueur  de  quelques  lampes  de  cuivre  à  cinq  becs,  et  des  cierges 
de  résine  qui  brûlaient  autour  du  crucifix.  Toutes  les  religieuses 


160  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

étaient  là,  silencieusement  agenouillées  devant  leurs  bancs  de  bois. 
J'allai  me  placer  dans  l'ombre ,  près  de  la  porte,  pendant  que  Pa- 
naïoti,  tout  ruisselant  d'eau ,  entrait  du  côté  de  l'autel  pour  dire  la 
messe.  Elle  ne  dura  qu'un  quart  d'heure;  le  pappas  entonna  en 
terminant  un  étrange  cantique  que  les  assistans  reprirent  en  chœur, 
et  je  me  hâtai  de  sortir  pour  ne  pas  me  trouver  sur  le  passage  des 
calogriai,  qui  se  dispersèrent  dans  le  village. 

Panaïoti  vint  me  rejoindre  et  voulut  me  faire  partager  un  déjeu- 
ner que  ses  petites  filles  avaient  préparé  pendant  notre  courte  ab- 
sence. Je  vis  de  nouveau  défiler  en  troupe  serrée ,  à  la  lueur  pâle 
du  matin,  sous  la  pluie,  ces  mêmes  travailleuses  que  j'avais  vues 
revenir  la  veille,  et  je  dus  attendre  pour  me  mettre  en  route  qu'elles 
fussent  rendues  à  leurs  champs.  J'arrivai  moi-même  à  Aiglon  dans 
l'après-midi. 

III. 

Environ  un  mois  après,  au  milieu  d'avril,  je  me  préparais  ?.  par- 
courir l'est  de  l'Achaïe  et  à  pousser  mon  excursion  jusqu'aux  sources 
du  Styx  en  Arcadie,  quand  j'appris  que  trois  Français,  dont  deux 
élèves  de  l'école  française  d'Athènes,  en  quête  de  monumens  an- 
ciens, viendraient  au  mois  de  mai  explorer  les  environs  d' Aiglon. 
Je  préférai  les  attendre,  et  c'est  avec  eux  que  je  visitai  d'abord  les 
quelques  ruines  qui  subsistent  encore  dans  celte  contrée  naguère 
si  riche  en  monumens  de  toute  sorte,  mais  qui  vit  disparaître  suc- 
cessivement sous  les  secousses  des  tremblemens  de  terre,  depuis 
son  antique  capitale  Hélice,  jusqu'à  ses  plus  pauvres  bourgades. 
Les  habitans  se  servent,  pour  construire,  des  pierres  des  édifices 
renversés  et  dissimulent  soigneusement  sous  une  couche  de  plâtre 
les  débris  d'inscriptions  qui  se  trouvent  placés  sur  la  façade  de 
leur  maison;  ils  ont  ainsi  la  double  satisfaction  de  posséder  un  mur 
très  net,  qui  paraît  neuf,  et  de  s'éviter  en  même  temps  les  investi- 
gations des  archéologues,  et  ces  opérations  de  grattage  et  de  la- 
vage qui  sont  particulièrement  désagréables  aux  propriétaires.  On 
trouve  cependant  deux  beaux  morceaux  de  plafond  en  marbre,  à 
caissons,  étalés  dans  un  champ  au  soleil,  sur  le  bord  de  la  route 
poudreuse  de  Théméni.  Ce  sont  les  restes  d'un  tombeau  romain 
probablement  enfoui,  qu'on  a  respecté  parce  qu'il  est  assez  éloigné 
de  la  ville;  —  une  dalle  épaisse,  qui  se  trouvait  peut-être  au  seuil, 
sert  aujourd'hui  de  garde-fou  à  un  petit  pont  jeté  sur  un  ruisseau 
à  sec,  et  montre  aux  passans  son  inscription  profonde  et  bien  con- 
servée. 

M.  Lebègue  a  publié  un  mémoire  sur  un  temple  plus  important 


LA.    VIE    DE    PROVINCE    EN   GRÈCE.  l6l 

qu'on  distingue  vers  l'ouest,  à  trois  lieues  d'Aigion,  et  dont  on 
cherche  aujourd'hui  à  reconstituer  l'histoire.  Les  habitans  l'appel- 
lent la  Trapcza  (table),  parce  qu'il  est  situé  sur  un  plateau,  au  som- 
met d'une  montagne  élevée.  On  n'y  trouve  pas  d'inscriptions,  mais 
il  subsiste  un  grand  nombre  de  débris  de  marbre  et  une  enceinte  de 
murs  de  construction  cyclopéenne.  Un  troupeau  de  chèvres  paissait 
au  milieu  des  ruines,  quand  nous  le  visitâmes  un  soir,  au  coucher 
du  soleil;  le  golfe  de  Gorinthe,  avec  sa  couronne  de  montagnes 
toutes  colorées  de  teintes  diverses,  s'étendait  à  nos  pieds,  et  ce 
merveilleux  spectacle  nous  rappelait,  pour  la  centième  fois,  quel 
soin  religieux,  quelle  intelligente  attention  apportaient  les  Grecs  à 
choisir  la  demeure  de  leurs  dieux. 

Ge  n'est  qu'après  ces^différentes  promenades  que  nous  résolûmes 
de  faire  tous  ensemble  l'excursion  que  j'avais  projetée.  Escortés  de 
guides  et  d'agoyates,  montés  tant  bien  que  mal  sur  les  petits  che- 
vaux du  pays,  nous  partîmes  un  matin  en  caravane,  à  la  grande 
joie  des  habitans  d'Aigion ,  tout  émus  de  voir  défiler  à  la  fois  tant 
d'étrangers  dans  leurs  petites  rues.  Les  femmes  se  mettent  aux  fe- 
nêtres; les  hommes,  sortant  de  leurs  maisons  ou  du  café,  nous  sa- 
luent d'un  «  bon  voyage  »  ironique;  les  enfans  courent  autour  de 
nous,  les  chiens  aboient  et  mordent  nos  chevaux,  qui  se  cabrent, 
jusqu'à  ce  que,  sortis  de  la  ville,  nous  atteignions,  vers  le  sud-est, 
le  village  de  Zci-gaîatio,  que  nous  traversons,  grâce  à  Dieu  ,  sans 
éveiller  une  aussi  vive  curiosité.  Ge  petit  bourg,  à  peine  peuplé  de 
300  habitans,  est  un  des  plus  riches  d'Achaïe;  il  rivalise  avec  Thé- 
méni,  son  voisin,  pour  la  production  des  raisins  de  Gorinthe,  et  il  jt 
sur  celui-ci  l'avantage  d'offrir  aux  voyageurs  fatigués  par  le  soleil 
l'ombrage  de  ses  vieux  arbres,  au  pied  desquels  semblent  enfouies 
de  petites  maisons.  Zevgalatio  est  tout  proche  du  torrent  que  j'avais 
si  difficilement  traversé  pour  aller  à  Taxiarque;  mais  cette  fois  nous 
sommes  plus  près  de  la  mer,  et  suivant  notre  route  nous  trouvons 
bientôt  un  pont  sur  lequel  nous  avons  soin  de  nous  engager  en 
longue  file,  un  à  un,  pour  venir  plus  facilement  à  bout  de  nos  che- 
vaux ,  qui  se  défient  des  architectes  de  leur  pays  et  font  mine  de 
rebrousser  chemin.  Les  braves  bêtes  savent  mieux  que  leurs  con- 
ducteurs ce  qu'est  ce  pont,  étroit,  long  de  100  mètres  environ,  on- 
dulé comme  la  lame  d'une  scie  usée,  sur  lequel  pareille  cavalcade 
ne  passe  pas  une  fois  l'an.  C'était  en  effet  le  résultat  d'un  plan  as- 
sez élémentaire;  une  douzaine  de  piles,  en  galets  du  torrent,  ont  été 
élevées  à  la  suite  les  unes  des  autres;  chaque  pile  est  reliée  à 
l'autre  par  un  petit  pont  dont  la  voûte  forme  un  angle  obtus  très 
prononcé.  Le  voyageur  monte  le  premier  versant  de  ce  petit  pont 
jusqu'au  sommet,  puis  redescend  pour  gravir  de  nouveau  la  seconde 

TOME   XX.    —   1877.  11 


162  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

arche,  et  ainsi  de  suite  jusqu'à  ce  qu'il  ait  atteint  l'autre  rive.  Le 
premier  cavalier  était  déjà  passé  que  les  autres,  échelonnés  de  dis- 
tance en  distance,  montant,  descendant,  remontant,  se  dessinaient 
encore  sur  la  surface  ondulée  du  pont,  comme  ces  ligures  qu'on 
voit  éternellement  paraître  et  disparaître  au  fond  de  ces  anciens 
tableaux  à  mécanique  qui  faisaient  les  délices  de  nos  grands-pères. 

Le  fleuve  traversé,  nous  quittâmes  la  route  pour  entrer  dans  la 
montagne  vers  le  sud-est.  Un  petit  rhemin  rempli  de  pierres  se 
dessinait  en  lacet  au  milieu  des  genêts  dorés  et  des  hautes  bruyères 
disparaissant  par  place  sous  des  buissons  de  chênes  verts  on  d'ar- 
bousiers. C'est  un  sentier  à  peine  praticable  pour  un  piéton  ;  nos 
chevaux  le  gravissent  sans  broncher  :  au-dessus  de  nous,  à  mesure 
que  nous  avançons,  se  dressent  d'énormes  rochers  aux  formes  fan- 
tastiques, dentelés,  troués  à  jour,  escarpés,  parsemés  çà  et  là  d'ar- 
bustes sauvages.  Peu  à  peu  le  chemin  s'encaisse,  les  chevaux  pé- 
nètrent dans  un  charmant  fourré  d'églantiers,  d'aubépines  roses; 
les  arbres  de  Judée  déjà  flétris  ont  secoué  leurs  longs  bras  fleuris  et 
couvert  la  terre  d'une  épaisse  couche  violette;  nous  nous  croirions 
égarés  dans  le  dédale  de  quelque  bois  enchanté,  si,  par  un  brusque 
détour,  le  sentier  ne  nous  ramenait  pas  sur  le  flanc  de  la  mon- 
tagne. Toute  la  route  que  nous  avons  parcourue  s'étend  à  nos 
pieds  :  le  Sélinus  coule  paisible  au  milieu  de  son  lit  de  pierres 
pendant  que,  descendant  pêle-mêle  de  l'autre  rive,  un  troupeau  de 
moutons  s'échelonne  le  long  de  l'eau  pour  boire. 

Ce  spectacle  nous  faisait  envie;  le  soleil  devenait  brûlant,  la 
chaleur  accablante,  et  nous  appelions  depuis  longtemps  l'instant 
de  la  première  étape  quand  nous  arrivâmes  à  Mamouscha.  Quel- 
ques cabanes  en  bois,  abritées  sous  d'immenses  platanes,  près 
d'une  source  vive,  en  font  la  halte  habituelle  des  caravanes  et  des 
bergers.  Pendant  que  nos  chevaux  à  peine  essoufllés  broutaient  au- 
tour de  nous  l'herbe  protégée  par  une  ombre  toujours  épaisse,  on 
nous  servit  une  grande  jatte  de  lait  que  nous  dûmes  partager  avec 
deux  jeunes  Grecs  qui  s'étaient  arrêtés  comme  nous  dans  leur 
voyage  et  qui  parurent  trouver  tout  simple  cet  intelligent  procédé 
de  notre  hôte,  qui  devant  l'aflluence  inaccoutumée  des  cliens  trans- 
formait son  maigre  repas  en  déjeuner  de  table  d'hôte.  L'un  des 
deux  voyageurs  était  un  soldat  en  congé  qui  regagnait  Calavryta, 
l'autre  un  jeune  berger  de  seize  à  dix-sept  ans,  encore  imberbe,  le 
teint  bronzé,  qui  suivait  la  même  route  que  nous  et  proposa  de 
nous  accompagner  à  pied.  Sa  physionomie  nous  avait  déjà  frappés; 
sous  son  vêtement  pittoresque  qui  découvrait  son  col,  ses  bras  et  ses 
jambes  aux  formes  grêles,  mais  pures,  il  présentait  le  type  exact  de 
ces  gracieux  adolescens  que  les  anciens  excellaient  à  modeler  et 


LA    VIE   DE    PROVINCE    EN    GRÈCE.  163 

dont  la  beauté  semble  toujours  faite  de  la  réunion  de  ces  trois 
qualités  :  la  souplesse,  la  force,  la  santé.  11  avait  de  grands  yeux 
noirs,  doux  et  audacieux,  de  longs  cheveux  bouclés,  et,  pour  don- 
ner plus  de  vraisemblance  encore  à  cette  vision  de  l'antique,  sa 
démarche  et  son  costume  rappelaient  d'une  façon  frappante  ces  vers 
de  Théocrite  : 

«  Lycidas  était  son  nom,  son  état  chevrier;  —  tout  l'indiquait  :  la 
dépouille  d'un  bouc  aux  poils  jaunissans  et  portant  encore  l'odeur  du 
lait  ép-iissi  couvrait  ses  épaules,  une  large  ceinture  serrait  son  vieux 
manteau  autour  de  ses  rein?,  et  sa  main  s'appuyait  sur  une  houlette 
d'olivier  sauvage.  » 

Il  fallut  reprendre  la  route  après  une  demi-heure  de  repos;  le 
petit  berger  voulait  nous  conduire  à  l'église  de  son  village,  Kla- 
patzouna,  que  les  Achaïens  vont  parfois  visiter;  si  elle  n'est  pas 
grande  et  si  l'architecture  laisse  à  désirer,  elle  a  du  moins  le 
rare  mérite  d'être  creusée  tout  entière  dans  un  tronc  d'arbre  :  c'est 
un  platane  gigantesque  qui  abrite  ainsi  dans  son  sein  l'officiant, 
l'autel  et  les  fidèles.  La  légende  lui  attribue  un  caractère  sacré;  cha- 
cun le  respecte  et  le  vante  dans  la  province,  et  confond  sous  une 
même  dénomination  l'arbre  et  la  chapelle,  qu'il  appelle  église  de  la 
Vierge  au  platane.  Nous  avons  eu  l'occasion  de  parler  ici  même  d'un 
autre  platane  non  moins  célèbre  qui  servit  de  prison  après  1821  (1), 
lin  détour  et  le  moindre  retard  auraient  compromis  le  succès  de 
notre  excursion  en  nous  exposant  à  nous  voir  refuser  l'entrée  du 
couvent  dans  la  nuit;  nous  dûmes  poursuivre  et  presser  notre 
marche  en  ligne  directe,  sous  un  soleil  de  plomb,  trouvant  cepen- 
dant une  distraction  et  un  plaisir  dans  la  compagnie  de  notre  petit 
chevrier,  qui  dissipait  par  ses  réflexions  inattendues  et  toujours 
originales  l'accablement  que  la  chaleur  faisait  peser  sur  la  conver- 
sation générale. 

Avant  le  soir,  nous  commencions  à  descendre,  et  notre  charmant 
compagnon  nous  quittait  comme  nous  prenions  un  sentier  qui  do- 
mine d'abord  une  vallée  profonde  au  fond  de  laquelle  coule  un 
maigre  torrent.  Nos  chevaux,  pressentant  le  terme  du  voyage, 
firent  mine  de  hâter  leur  pas  toujours  égal  jusqu'au  moment  où, 
s' arrêtant  au  milieu  de  l'eau  qui  nous  mouillait  les  jambes,  nous 
dûmes  attendre  qu'ils  eussent  bu  et  soufflé.  Cette  halte  forcée  était 
la  dernière.  Bientôt  nous  pûmes  voir  au-dessus  de  nos  têtes  se 
dresser  Mégaspiléon,  l'édifice  le  plus  singulier,  la  construction  la 
plus  étrange  que  j'aie  rencontrée.  L'impression  que  nous  ressen- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  mars  1876. 


164  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tîmes  tout  d'abord  tenait  de  la  surprise  et  de  la  frayeur  que  pour- 
rait inspirer  la  vue  d'un  immense  château  de  cartes  de  toutes  cou- 
leurs collé  contre  une  roche,  habité  par  des  êtres  humains. 

Dominant  de  vastes  jardins  pleins  d'ombrage  qui  forment  une 
colline  en  pente  douce  jusqu'au  fond  de  la  vallée,  une  série  de  pe- 
tits étages  irréguliers  couverts  de  peintures  criardes,  sales  et 
toutes  différentes,  s'élèvent  les  uns  sur  les  autres  dans  le  creux 
d'un  énorme  rocher.  Tous  ces  étages  ajoutés  successivement,  sans 
toit,  au-dessus  des  premières  constructions,  ont  formé  peu  à  peu 
un  haut  bâtiment  sans  profondeur  qui  semble  plaqué  sur  le  granit 
et  ne  tenir  que  par  un  miracle  d'équilibre.  Le  sommet,  inégal  par  le 
fait  des  constructions  élevées  au  gré  de  chaque  propriétaire  à  di- 
verses hauteurs,  semble  composé  de  mansardes  superposées,  les 
unes  élancées  et  dépassant  les  autres  comme  des  nids  de  vautours 
attachés  au  rocher,  les  autres  plus  basses  et  paraissant  inachevées. 
Au  lieu  de  s'agrandir  en  profondeur  ou  en  largeur,  cette  étrange 
cité,  que  peuplent  près  de  quatre  cents  moines,  resserrée  d'une 
part  au  nord  contre  la  montagne,  arrêtée  de  l'autre  au  sud  par  un 
vallon  rapide,  s'est  développée  en  hauteur.  C'est  une  ville  dont  les 
habitans,  augmentant  insensiblement,  n'ont  pour  s'établir  que  les 
quelques  mètres  carrés  occupés  par  les  fondateurs  et  prennent  le 
parti  de  bâtir  leurs  maisons  les  unes  au-dessus  des  autres,  jusqu'à 
ce  que  l'immense  roche  qui  soutient  tout  l'édifice  soit  complète- 
ment couverte  de  cette  nouvelle  mosaïque.  Une  infinité  de  petites 
fenêtres  de  toutes  les  formes,  larges  ou  étroites,  percées  au  hasard 
et  selon  l'époque  des  constructions  successives,  apparaissent  de 
loin  comme  des  trous  noirs  sur  cette  haute  façade  que  le  temps, 
l'incurie  et  le  mauvais  goût  des  moines  ont  revêtue  des  teintes  les 
plus  sales.  Nous  nous  étonnions  en  avançant  que  les  tremblemens  de 
terre,  si  fréquens  et  si  terribles  dans  le  nord  du  Péloponèse,  ébran- 
lant ce  fragile  entassement  de  cellules,  ne  l'eussent  pas  déjà  fait 
rouler  pêle-mêle  dans  un  éboulement  jusqu'au  fond  de  la  vallée. 

Suivant  en  file  indienne  un  petit  chemin  ombragé  qui  serpentait 
sur  la  colline,  nous  fûmes  bientôt  doucement  surpris  en  nous  trou- 
vant au  milieu  des  jardins  que  nous  distinguions  d'en  bas,  encore 
fleuris,  tout  embaumés  de  ces  chauds  parfums  que  ramène  le  soir. 
D'épais  massifs  d'églantiers,  de  rosiers,  dominés  par  les  cimes 
pleines  de  fruits  mûrs  des  merisiers,  des  figuiers,  des  orangers, 
des  néfliers  du  Japon,  tendaient  et  enlaçaient  leurs  branches  au- 
dessus  de  notre  sentier;  des  bandes  d'oiseaux  chanteurs  frisson- 
naient dans  les  feuilles  et  se  dispersaient  sous  le  ciel  à  notre  ap- 
proche pour  se  reformer  derrière  nous.  Mais  nous  n'avions  pas  fait 
cent  pas  que  peu  à  peu  des  monceaux  d'ordures,  des  débris  de  toute 


LA  VIE  DE  PROVINCE  EN  GRÈCE.  165 

sorte  provenant  des  cuisines,  des  linges  pourris,  des  ruisseaux  de 
boue  grise,  souillant  jusqu'à  la  terre  de  ce  charmant  jardin,  vinrent 
nous  rappeler  k  la  réalité.  Ce  paradis  servait  d'égout,  et  la  saveur 
des  fruits  que  portaient  ses  arbres  était  due  aux  vertus  des  eaux 
sales  et  des  immondices  dont  les  moines  se  débarrassent  en  les  je- 
tant par  les  fenêtres. 

Les  têtes  pâles  de  quelques  caloyers  avertis  par  le  hennissement 
des  chevaux  apparaissent  aux  lucarnes;  ils  regardent,  insoucians, 
avec  des  yeux  où  perce  pourtant  une  évidente  malveillance,  ces 
étrangers  curieux  qui  viennent  surprendre  la  comédie  de  leurs  in- 
trigues et  troubler  la  monotonie  de  leur  impassible  repos.  La  cha- 
leur est  tombée,  c'est  l'heure  de  la  promenade  :  nous  trouvons  en 
grand  nombre  les  moines  groupés  sur  une  longue  terrasse  bordée 
de  grands  arbres  qui  s'avance  en  face  du  couvent  vers  l'est.  Mal- 
gré tout  le  fracas  de  notre  arrivée,  c'est  à  peine  si  on  semble  nous 
avoir  vus  :  les  uns  nous  regardent  sans  rien  dire,  d'autres  détour- 
nent la  tête  et  reprennent  en  se  promenant  la  conversation  inter- 
rompue; pas  un  ne  s'avance,  ils  attendent.  «  Où  est  l'higoumène? 
suis-je  obligé  de  demander  à  celui  qui  se  trouvait  le  plus  près  de 
mon  cheval.  —  L'higoumène  est  malade,  reprit-il  ;  est-ce  que  vous 
venez  pour  coucher  ici?  —  Sans  doute;  nous  venons  d'Âigion,  et 
nous  avons  marché  la  journée  entière.  —  Vous  venez  pour  coucher, 
répétait-il  avec  un  regard  défiant;  mais  vous  êtes  trop  de  monde, 
je  ne  sais  pas  si  on  pourra  vous  loger.  Du  reste  voilà  son  frère,  le 
prohigoumène,  parlez-lui;  c'est  lui  qui  sait  ce  qu'il  pourra  faire.  » 
Et  il  me  quitta. 

Je  transmis  ce  dialogue  à  mes  compagnons ,  et ,  bien  résolus  à 
ne  pas  perdre  le  fruit  de  notre  expédition,  nous  mîmes  pied  à  terre, 
laissant  nos  chevaux  aux  hommes  de  l'escorte,  pour  nous  diriger 
tous  les  quatre  vers  le  prohigoumène,  qui  semblait  de  son  côté  ve- 
nir à  nous.  «  Ils  veulent  visiter  le  couvent?  me  dit-il  dès  que  nous 
fûmes  réunis;  ce  n'est  pas  le  moment,  nous  sommes  dans  les  élec- 
tions, et  vous  êtes  nombreux;  il  fallait  venir  le  matin.  » 

«  Nous  ne  demandons  qu'un  abri,  repris -je,  une  salle  où  nous 
puissions  passer  la  nuit  :  laisse-nous  seulement  entrer,  nous  paie- 
rons. —  Oui,  vous  paierez,  un  thaler  chacun,  sans  compter  ce  que 
vous  mangerez  ;  mais  qui  sont  ces  gens-là,  demanda-t-il  plus  bas 
en  désignant  mes  compatriotes,  es- tu  allé  dans  leur  pays?  —  Oui, 
une  fois,  repris-je,  pensant  qu'il  était  prudent  qu'un  de  nous  du 
moins  passât  pour  être  Grec  ;  mais  ils  savent  parler  le  grec,  »  con- 
tinuai-je  pour  prévenir  de  sa  part  toute  réflexion  inopportune. 

La  conversation  devint  alors  générale;  quelques  moines  se  rap- 
prochèrent, et  nous  nous  dirigions  déjà  vers  la  porte  du  monastère 


i66  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quand  le  prohigoumène,  montrant  nos  fusils  :  «  Oh  !  il  faut  laisser 
vos  armes,  toutes  vos  armes,  on  ne  peut  pas  entrer  comme  cela 
ici.  »  Cette  injonction  inattendue  nous  décontenança;  il  est  tou- 
jours sage  en  Orient  de  se  tenir  sur  la  défensive,  et  l'accueil  que 
nous  recevions  ne  nous  encourageait  pas  à  donner  aux  moines  cette 
preuve  d'excessive  confiance  ;  cependant  ils  étaient  chez  eux,  nous 
ne  pouvions  pas  changer  une  règle  aussi  formelle  :  il  fallut  céder. 

L'ancien  portail,  aux  battans  couverts  de  symboles  religieux  à 
demi  effacés,  s'ouvrit  devant  nous  et,  passant  sous  une  voûte  en 
maçonnerie,  nous  pénétrâmes  dans  une  salle  assez  vaste,  un  peu 
sombre,  dont  le  plafond  cintré  était  supporté  par  de  lourdes  co- 
lonnes en  granit.  Une  large  porte  ouverte  au  fond  donnait  accès  à 
la  chapelle,  et  nous  apercevions,  perçant  dans  l'obscurité,  ses  ri- 
ches ornemens,  qu'éclairait  la  lueur  des  veilleuses  de  cuivre.  A 
gauche,  une  antique  fenêtre  à  vitraux  s'ouvrait  sur  la  vallée.  Nous 
étions  dans  la  salle  d'attente  du  couvent,  également  qualifiée  d'o- 
ratoire par  les  caloyers.  On  nous  montra  l'église,  ses  murs  et  l'autel 
couverts  d'images  et  d'offrandes  du  plus  mauvais  goût;  des  reliques 
et  le  trésor  modeste  de  ce  monastère,  où  chacun  ne  professe  à  vrai 
dire  de  culte  que  pour  soi-même. 

En  rentrant  dans  l'oratoire,  les  moines  qui  nous  accompagnaient 
allumèrent  des  cierges  et  se  placèrent  devant  nous.  Pensant  que 
c'était  la  coutume  et  qu'on  traitait  ainsi  les  étrangers  qu'on  voulait 
honorer,  nous  allions  remercier  le  prohigoumène  quand ,  se  tour- 
nant vers  nous  :  «  C'est  pour  monter,  dit-il,  voici  l'escalier,  je  vous 
suis.  ))  Nous  aperçûmes  en  effet  une  voûte  noire  qui  donnait  égale- 
ment sur  la  salle  où  nous  étions,  en  face  de  la  fenêtre.  Les  pre- 
mières marches  taillées  dans  le  rocher  nous  apparurent  bientôt, 
noires,  inégales,  humides,  conservant  après  des  siècles  la  crasse  et 
la  boue  amoncelées  sous  chaque  génération.  Les  parois  de  granit, 
auxquelles  nous  devions  nous  appuyer  pour  ne  pas  tomber,  étaient 
devenues  grasses  sous  les  mains  sales  et  sous  le  frôlement  des 
robes  de  tous  ceux  qui  passaient.  En  même  temps,  à  mesure  que 
nous  montions,  une  odeur  fade,  écœurante,  se  dégageait  des  cel- 
lules sordides  qui  donnaient  sur  chaque  palier  et,  mêlée  aux' éma- 
nations répugnantes  que  produit  une  ombre  éternelle,  remplissait 
l'étroite  cage  de  cet  escalier,  qu'un  rayon  de  soleil  n'avait  jamais 
pénétré. 

La  tête  nous  tournait  quand  nos  conducteurs  s'arrêtèrent;  le 
prohigoumène,  ouvrant  une  porte,  nous  fit  entrer  dans  un^  chambre 
qui  nous  parut  lumineuse  après  notre  ténébreuse  ascension,  et  nous 
déclara  que  nous  y  pourrions  demeurer  jusqu'au  lendemain  matin. 
—  C'était  d'ailleurs  la  plus  belle,  ajoutait-il,  celle  qu'on  réserve 


LA    VIE    DE    PROVINCE    EN    GRECE.  167 

aux  étrangers  de  distinction  :  mon  frère  l'higoumène  l'habitait  au- 
trefois; mais  à  présent  qu'il  est  malade  il  ne  l'a  plus,  coiitinua-t-il 
avec  un  méchant  sourire.  —  Nous  ne  faisions  attention  ni  à  ses 
paroles  qui  pourtant  avaient  un  sens,  ni  à  la  chambre  :  le  mur  qui 
se  trouvait  sur  la  façade  était  pris  tout  entier  par  une  large  fenêtre 
vitrée;  chacun  de  nous,  le  corps  penché  en  dehors,  aspirait  à  pleins 
poumons  le  grand  air,  cette  richesse  du  pauvre  dont  ne  jouissaient 
même  pas  ces  tristes  moines.  Quand  il  fut  question  de  dîner,  le  dé- 
goût que  nous  inspirait  tout  ce  qui  passait  par  la  main  des  caloyers 
faillit  nous  faire  attendre  à  jeun  jusqu'au  matin;  on  nous  apporta 
cependant  des  œufs  durs  et  des  cerises  que  nous  hésitions  à  laver, 
tant  l'eau  qu'on  nous  présentait  rappelait  cette  odeur  fétide  qui 
nous  poursuivait  partout. 

Cependant  il  fallut  descendre  et  passer  de  nouveau  par  l'escalier; 
nous  n'avions  pas  vu  les  caves;  c'est  la  partie  du  couvent  dont  les 
moines  sont  le  plus  fiers.  Ils  sont  en  effet  les  seuls  habitans  d'A- 
chaïe  qui  tirent  parti  du  vin  qu'ils  récoltent  en  le  conservant  sans 
y  ajouter  de  résine;  quelques  négocians  de  Patras  ont  imité  cet 
exemple  et  s'en  trouvent  bien,  mais  la  plupart  des  propriétaires 
restent  encore  attachés  à  l'ancien  usage  et  diminuent  des  trois 
quarts  la  valeur  de  leurs  vins  pour  ne  pas  vouloir  construire  de 
caves.  Celles  de  Mégaspiléon  sont  spacieuses,  profondes,  bien  amé- 
nagées; le  produit  de  chaque  vendange  est  versé  non  plus  dans  des 
outres  de  peau  de  bouc,  mais  dans  d'énormes  tonneaux  qui  sont 
célèbres  dans  toute  la  Grèce,  tant  leur  taille  est  invraisemblable  : 
un  seul  de  ces  tonneaux,  longs  de  ii  à  5  mètres,  ne  tiendrait  dans 
aucune  de  nos  caves.  Le  prohigoumène  nous  fit  la  gracieuseté  de 
nous  offrir  de  goûter  son  vin,  qui  était  bon  et  très  différent  du  breu- 
vage noir  qu'on  sert  dans  la  campagne  grecque.  Après  quoi  nous 
montâmes  à  la  bibliothèque  qui  se  trouvait  près  de  la  chapelle  :  les 
caloyers  la  croient  pleine  de  trésors  et  de  manuscrits  inédits;  nous 
avions. trop  peu'de  temps  à  nous  pour  ne  pas  les  croire  sur  parole. 

A^ous  avions  été  frappés  en  visitant  les  souterrains  où  s'étendent 
les  caves  d'une  inscription  assez  ancienne  fixée  sur  la  paroi  d'un 
mur;  elle  était  très  lisible  et  semblait  rappeler  une  légende  locale. 
Il  y  était  surtout  question  d'une  image  de  cire  qui  devait  être  con- 
servée à  jamais  comme  une  sainte  relique.  Un  des  moines  répon- 
dant à  nos  questions  nous  fit  entrer  de  nouveau  dans  l'église  et 
nous  montra,  soigneusement  encadrée,  une  sorte  de  tablette  telle- 
ment noircie,  qu'on  ne  pouvait  distinguer  ni  la  composition  ni  le 
dessin  qu'elle  présentait  à  l'origine. 

Vous  avez  pu  voir  dans  les  caves,  nous  dit  notre  compagnon, 
quand  il  nous  eut  ramenés  à  notre  chambre,  une  source  d'eau  vive 


168  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qui  coule  avec  assez  d'abondance.  Nous  l'appelons  Vrysis  tis  koiis, 
—  source  de  la  jeune  fille.  C'est  la  découverte  de  cette  source  qui  a 
fait  élever  notre  monastère;  l'inscription  que  vous  avez  remarquée 
tout  à  l'heure  le  rappelle  chaque  jour  à  notre  souvenir,  et  nous 
apprenons  tous  ici  cette  histoire,  parce  qu'elle  est  très  vraie  et 
qu'elle  explique  bien  l'origine  de  Mégaspiléon.  Si  vous  ne  la  con- 
naissez pas  déjà,  je  vous  la  conterai  : 

«  Il  y  a  longtemps,  très  longtemps,  alors  que  les  montagnes  et  les  val- 
lées étaient  désertes  et  couvertes  de  bois,  une  jeune  fille  qui  condui- 
sait un  troupeau  de  chèvres  devait  faire  chaque  jour  beaucoup  de 
chemin  pour  les  mener  boire,  car  il  n'y  avait  pas  d'eau  dans  le  pays 
avant  ce  torrent  ombragé  de  platanes  que  vous  avez  traversé  pour  ve- 
nir ici.  —  Un  soir  elle  remarqua  que,  bien  avant  d'arriver  à  la  rivière, 
le  bélier  conducteur  avait  déjà  la  barbe  mouillée,  et  bientôt  elle  ob- 
serva que  chaque  fois  il  en  était  ainsi.  —  Elle  se  promit  de  l'épier,  et 
un  jour  elle  le  suivit  sa  quenouille  à  la  main,  jusqu'à  ce  qu'elle  le  vît 
arriver  dans  une  grotte,  au  pied  de  ces  rochers,  boire  à  une  source  qui 
était  cachée  par  de  grands  buissons,  mais  qui  est  bien  celle  que  vous 
avez  vue.  Aussitôt  la  jeune  fille  voulut  boire  à  son  tour  et  se  mit  à  ge- 
noux au  bord  de  l'eau,  mais,  comme  elle  allait  pencher  la  tête,  la  grotte 
s'éclaira  tout  à  coup,  et  une  voix  s'éleva  qui  lui  dit  :  «  H  existe  une 
image  de  moi  cachée  dans  la  forêt.  Mettez  le  feu  à  cette  forêt;  un  ser- 
pent si  grand  qu'il  a  des  os,  s'y  cache-,  tuez-le,  prenez  l'image,  et  con- 
struisez une  église.  »  La  jeune  fille  s'écria  :  «  Mais  comment  me  croira- 
t-on?  »  La  voix  lui  répondit  :  «  Frappe  la  terre  de  ta  quenouille,  il  en 
sortira  un  cyprès,  »  et  elle  se  tut.  —  La  jeune  fille  retourna  au  village, 
elle  fit  ce  que  la  Vierge  lui  avait  dit,  et  les  hommes,  mettant  le  feu  au 
bois,  se  postèrent  à  l'entour;  le  plus  adroit  des  paysans  tua  le  serpent 
géant  d'une  flèche,  on  construisit  une  chapelle,  et  peu  à  peu  le  monas- 
tère s'éleva.  —  Nous  conserverons  toujours  cette  image,  c'est  l'œuvre 
de  l'apôtre  saint  Lucas;  elle  est  en  cire  et  en  mastic,  et  ce  n'est  pas  le 
temps  qui  l'a  noircie,  mais  le  feu  :  un  miracle  a  fait  qu'elle  n'a  pas  été 
fondue,  et  c'est  le  signe  que  la  Vierge  protégera  toujours  notre  couvent.  » 

Le  moine,  terminant  par  un  grand  signe  de  croix,  nous  laissa 
seuls  sous  l'impression  de  cette  poétique  légende;  nous  restions 
accoudés  devant  la  fenêtre  ouverte  et  nous  écoutions  encore  silen- 
cieux dans  l'ombre  du  soir  les  bruissemens  indistincts  de  la  vallée, 
quand  le  prohigoumène,  qui  s'habituait  à  notre  société,  fit  de  nou- 
veau son  entrée.  Il  était  suivi  de  quelques  moines  et  paraissait  dans 
l'intention  de  passer  la  soirée  avec  nous.  Nous  n'avions  encore 
échangé  aucune  impression  à  son  sujet,  mais  cet  homme  nous  dé- 
plaisait instinctivement  à  tous;  sans  nous  en  rendre  compte,  nous 


LA  VIE  DE  PROVINCE  EN  GRECE.  169 

ressentions  en  sa  présence  ce  sentiment  de  dégoût  et  d'indéfinis- 
sable malaise  qu'on  éprouve  en  face  d'une  nature  foncièrement 
basse,  à  la  fois  vicieuse  et  inintelligente,  qui  puise  son  unique  res- 
sort dans  l'astuce  et  ne  connaît  d'autre  but  que  la  satisfaction  de 
son  intérêt.  Il  était  d'une  taille  élevée  et  paraissait  encore  dans  la 
force  de  l'âge,  bien  qu'un  embonpoint  malsain  alourdît  sa  démar- 
che; sa  figure,  à  demi  cachée  sous  une  barbe  grisonnante  et  de 
longs  cheveux  plats,  présentait  un  profil  correct,  mais  la  peau 
jaunie  et  gonflée  sous  la  graisse  détruisait  la  régularité  de  ses  traits. 
Il  n'aurait  jamais  paru  qu'insignifiant  avec  son  sourire  obséquieux 
et  sa  parole  qu'il  avait  rendue  doucereuse,  sans  des  yeux  qui  le 
trahissaient  malgré  lui  :  deux  yeux  de  chat,  verts,  glauques,  à  la 
pupille  dilatée.  De  gros  sourcils  gris  leur  faisaient  parfois  une  om- 
bre, et  on  ne  distinguait  plus  sous  la  paupière  qu'une  lueur  fauve; 
mais  quand  ces  yeux  s'ouvraient,  ils  révélaient  successivement  et 
jusqu'au  fond  tout  ce  que  cachait  ce  corps  maladif. 

La  pensée  de  cet  étrange  personnage,  nous  l'apprîmes  plus  tard, 
par  les  conversations  indiscrètes  de  quelques  moines  jaloux  :  il  était 
ambitieux  du  pouvoir.  Tout  en  lui  s'agitait  et  rampait  sans  cesse  à 
la  poursuite  de  ce  but,  et  il  allait,  couvrant  d'un  éternel  voile  d'hy- 
pocrisie ses  moindres  actes,  jusqu'à  ce  qu'il  pût  se  croire  enfin 
arrivé  au  dénoûment  de  cette  pitoyable  comiédie.  Son  frère  était 
supérieur  du  monastère;  au  moment  où  couvait  le  feu  des  élec- 
tions, l'avant- veille  de  notre  arrivée,  quelques  jours  avant  le  vote, 
il  était  tombé  subitement  malade.  Le  prohigoumène  avait  voulu 
prendre  sur  lui  seul  de  le  soigner,  et  sous  ce  prétexte  le  tenait  en- 
fermé, séparé  du  mionde,  tandis  que,  faisant  pressentir  sa  mort,  il 
travaillait  sourdement  à  le  renverser  et  à  lui  succéder.  Nous  ne 
sûmes  jamais  le  dénoûment  de  ce  vilain  drame,  mais  quand  nous 
insistâmes  le  lendemain  matin  pour  saluer  avant  notre  départ  l'hi- 
goumène,  que  nous  n'avions  pas  pu  visiter,  chacun  des  moines  nous 
renvoyait  à  son  frère,  qui  refusa  toujours  en  disant  :  «  Il  soufiVe,  il 
ne  faut  pas  qu'il  parle;  »  et  il  agissait  prudemment  :  la  vue  d'un 
être  humain  aurait  été  pour  le  malade  un  secours  inespéré,  et  bien 
qu'étrangers  au  monastère,  nous  aurions  pu  nous  faire  l'écho  de 
ses  plaintes. 

Le  prohigoumène  à  peine  entré,  sans  paraître  se  soucier  de  l'ennui 
marqué  que  nous  éprouvions  à  le  revoir,  s'était  assis  et  demandait 
des  renseignemens  sur  nos  coutumes,  qui,  disait-il,  l'intéressaient 
vivement.  L'un  de  nous,  impatienté,  s'était  levé  et  chantonnait 
en  marchant  de  long  en  large  :  les  moines  se  turent  peu  h  peu,  le 
silence  se  fit,  mais  nous  n'étions  pas  maîtres  de  la  place;  leur  si- 
lence était  de  l'admiration.  Notre  compagnon  avait  commencé  je  ne 
sais  quel  refrain  d'une  chansonnette  parisienne,  et  comme  il  s'in- 


170  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

terrompait,  étonné  de  l'attitude  recueillie  que  nos  visiteurs  avaient 
prise,  le  prohygoumène  le  supplia  de  continuer.  Il  n'avait  jamais 
entendu  de  musique  européenne,  et  l'harmonie  de  ces  couplets  vul- 
gaires, qu'il  prenait  pour  des  cantiques  pieux,  le  surprenait  autant 
que  s'il  eût  entendu  parler  une  langue  inconnue.  La  soirée  se  passa 
de  la  sorte;  il  fut  impossible  de  faire  lâcher  pied  à  aucun  de  nos 
visiteurs,  et  malgré  l'épouvantable  cacophonie  que  nous  arrivâmes 
à  produire  en  hurlant  tous  les  quatre  chacun  un  air  différent,  les 
moines  restèrent  toujours  fervens,  toujours  attentifs,  jusqu'à  ce 
que  époumonés,  tombant  de  fatigue,  nous  renonçâmes  à  les  lasser  : 
ce  fut  notre  silence  qui  les  fit  partir. 

Cette  chambre,  où  ils  nous  laissaient  enfin  libres  de  coucher, 
avait  pour  tout  meuble  une  table;  autour  des  quatre  murs  courait  un 
divan  assez  large  où  nous  nous  étendîmes  tout  habillés  les  uns  à  la 
suite  des  autres.  En  moins  d'un  quart  d'heure,  nous  nous  sentîmes 
envahis  dans  l'obscurité  par  une  telle  quantité  de  puces  et  de  pu- 
naises, vermine  éclose  dans  le  divan,  que  nous  nous  retrouvâmes 
tous  les  quatre  sur  pied  au  milieu  de  la  chambre.  Après  avoir  se- 
coué par  la  fenêtre  nos  vêtemens  littéralement  noirs  d'insectes, 
nous  tirâmes  la  table  à  la  courte  paille  :  le  plus  heureux  coucha 
dessus,  les  autres  installés  tant  bien  que  mal  dessous.  Dans  le  cou- 
rant de  la  nuit,  n'y  pouvant  plus  tenir,  je  voulus  sortir  un  peu, 
marcher,  chercher  de  l'air;  les  moines  nous  avaient  enfermés.  Ce 
n'est  qu'à  la  pointe  du  jour  qu'un  raoinillon,  répondant  à  nos  cris  et 
au  bruit  que  nous  faisions,  vint  enfin  nous  ouvrir  la  porte. 

Il  est  cfiffîcile  de  peindre  l'aspect  nouveau,  plus  répugnant  en- 
core, que  présentait  l'intérieur  du  couvent  au  matin  :  des  têtes 
blafardes,  les  cheveux  en  désordre,  les  yeux  à  demi  fermés  et  sans 
regard,  apparaissaient  glissant  dans  l'ombre  de  l'escalier,  éclairé 
par  leurs  cierges  :  c'étaient  le  plus  souvent  des  enfans  en  robe 
bleue,  des  jeunes  gens  que  les  moines  emploient  comme  domesti- 
ques et  qui  commençaient  leur  insipide  journée.  Quand  ils  pas- 
saient devant  notre  chambre,  les  lueurs  indécises  de  l'aube  don- 
naient à  leur  visage  une  teinte  livide  :  les  lèvres  pâles,  les  yeux 
rougis,  les  mains  longues  et  maigres  pendant  le  long  da  corps,  ils 
allaient  sans  tourner  la  tête,  présentant  déjà  dans  leur  regard,  dans 
leur  sourire,  par  leur  démarche  honteuse  sous  une  enveloppe  mal- 
propre, les  germes  de  tous  ces  vices  que  la  Grèce  flétrit  du  nom  de 
coutumes  turques. 

Nous  nous  hâtâmes  de  descendre  et  de  faire  seller  nos  chevaux. 
Le  prohigoumène  vint  nous  rejoindre  en  courant  :  il  avait  peur 
que  nous  partissions  sans  payer.  Nous  nous  plûmes  à  débattre  avec 
lui  le  prix  de  son  hospitalité;  le  matin  lui  avait  rendu  toute  sa  pré- 
sence d'esprit;  plus  féroce  qu'un  aubergiste  suisse,  il  n'écoutait  rien 


LA.   VIE    DE    PROVINCE    EN    GRÈCE.  171 

et  répétait  toujours  :  «  Vous  le  devez,  il  faut  payer.  »  Nous  cédâmes 
pourtant,  trop  vite  à  notre  gré,  pour  ne  pas  retarder  davantage 
notre  départ,  et  nous  suivîmes  un  autre  chemin  longeant  la  terrasse 
vers  l'est,  sous  le  regard  inquiet  des  moines,  qui  voyaient  dispa- 
raître avec  joie  cette  troupe  d'étrangers. 

Pour  moi,  qui  avais  conservé  l'impression  de  l'accueil  des  moines 
de  Taxiarque  et  du  chapelain  de  Pépélénitza,  cette  visite  au  Mégas- 
piléon  était  le  renversement  de  nombreuses  illusions.  Au  lieu  d'une 
société  paresseuse,  mais  inolTensive,  j'avais  trouvé  là  des  hommes 
sans  intelligence,  sans  foi,  sans  caractère,  mais  non  pas  sans  pas- 
sions. La  dépravation  flagrante  qui  s'étale  dans  ce  couvent  a  laissé 
au  fond  de  tous  ces  cœurs  deux  sentimens  profonds  bien  qu'exer- 
cés dans  une  sphère  étroite  :  l'ambition  et  l'envie  troublent  sans 
cesse  d'une  agitation  sourde,  mais  effrénée,  le  silence  du  cloître. 
Chacun  hait  et  jalouse  son  voisin  comme  un  rival,  —  tout  ce  qui 
n'est  pas  opprimé,  anéanti,  ne  respire  que  dans  la  cabale  et  pour 
l'intrigue;  le  plus  humble  travaille  à  ruiner  le  plus  fort;  les  meil- 
leurs doivent  demeurer  sans  cesse  dans  une  éternelle  défiance,  et 
cet  asile  créé  pour  le  repos  n'est  qu'un  petit  théâtre  où  de  vilaines 
passions  se  dissimulent,  mais  agissent,  où  l'homme  se  fait  l'ennemi 
de  l'homme ,  et  n'a  d'autres  jouissances  que  celles  qu'il  tire  de 
l'abaissement  d'autrui. 

La  cause  de  cette  corruption  si  profonde,  ou  de  ce  retour  à  l'état 
primitif,   est  tout  entière  dans  l'isolement  des  moines,  quand  on 
songe  à  ce  que  sont  ces  moines.  Dénués  pour  la  plupart  de  toute 
éducation,  ne  sachant  même  pas  lire,  parlant  à  peine  leur  propre 
langue,  ce  sont  des  paysans  paresseux  attirés  là  par  l'espoir  de 
vivre  à  leur  aise.  Ils  sont  loin  des  villes,  —  n'entretenant  aucun 
commerce  avec  l'extérieur,  livrés  complètement  à  eux-mêmes  par 
un  gouvernement  qui  ne  leur  peut  demander  que  la  tranquillité 
au  dehors,  ils  ne  voient  pas  le  monde  au-delà  de  leur  étroite  val- 
lée; —  sentant  qu'ils  échappent  aux  lois  communes,  trop  inintelli- 
gens  pour  y  suppléer  par  de  bons  règlemens  ou  une  vie  austère,  ils 
s'abandonnent  à  leur  nature  et  nous  donnent  l'exemple  d'une  so- 
ciété vivant  dans  la  société  sans  en  faire  aucunement  partie.  Un  but, 
une  distraction  puissante,  pourraient  seuls  les  changer.  Toutes  ces 
volontés  paresseuses,  qui  se  laissent  aller  au  mal  faute  de  savoir 
trouver  autre  part  une  émotion,  auraient  besoin  d'être  dirigées  : 
leur  cours  une  fois  changé,  elles  se  tourneraient  avec  autant  de 
facilité,  peut-être  avec  moins  d'insouciance,  vers  un  passe-temps 
nouveau,  et  s'appliqueraient  à  bien  agir.  Ce  que  leur  instinct  ap- 
pelle malgré  eux,  désir  que  l'oisiveté  rend  impuissant,  mais  plus 
ardent  encore,  c'est  l'action  :  tous,  sans  y  songer,  ils  se  souvien- 
nent de  leur  nature  créée  pour  le  mouvement,  leur  esprit  se  révolte 


172  REVCE    DES    DEDX   MONDES. 

contre  cette  éternelle  torpeur;  tout  leur  est  un  prétexte  pour  en 
sortir,  le  vice  plutôt  que  la  vertu,  parce  que  le  vice  signifie  action 
et  excès,  tandis  que  la  vertu  est  le  plus  souvent  faite  de  résistance 
et  d'abstention.  Qu'une  circonstance  imprévue  se  présente,  offrant 
l'occasion  de  poursuivre  un  but  noble,  non  plus  d'une  façon  pas- 
sive, mais  efficace,  ils  saisiront  tous  cette  occasion.  C'est  ainsi  qu'en 
1821  ce  prodigieux  élan  de  patriotisme  et  de  courage  que  la  soif 
de  l'indépendance  inspira  aux  Grecs  fut  aussi  imprimé  aux  moines 
eux-mêmes,  aux  moines  surtout,  qui  s'étaient  faits  avec  enthou- 
siasme les  partisans  de  cette  grande  cause  et  qui  furent  les  pre- 
miers à  la  servir.  L'insurrection  éclata  dans  cette  partie  même  de 
l'Achaïe,  à  Calavryta;  c'est  de  là  qu'elle  s'étendit  à  toute  la  Grèce, 
enflammant  l'Europe  entière  d'enthousiasme  au  récit  des  premiers 
exploits  de  ses  héros.  Les  moines  montrent  encore  au  sommet  du 
rocher  qui  abrite  le  monastère,  dominant  toute  la  vallée,  un  vieux 
canon  qu'ils  ont  conservé;  c'est  le  seul  débris  qui  rappelle,  au  mi- 
lieu de  cette  société  qui  a  perdu  dans  l'inertie  jusqu'au  dernier  des 
sentimens  généreux,  le  passé  glorieux  d'une  génération  disparue. 

IV. 

L'impression  pénible  que  nous  avait  laissée  à  tous  ce  court  sé- 
jour au  Mégaspiléon  se  dissipa  vite,  grâce  à  la  nouveauté  du  che- 
min que  nous  suivions  pour  gagner  les  chutes  du  Styx.  Nous  écions 
partis  avant  quatre  heures;  le  soleil  n'était  pas  encore  levé.  Ren- 
dus plus  frileux  après  la  nuit  que  nous  avions  passée,  nous  nous 
serrions  d'abord  sans  rien  dire,  chacun  dans  notre  manteau,  gre- 
lottant sous  la  fraîcheur  des  bois  que  nous  traversions.  Peu  à  peu,  le 
ciel  gris  s'éclaira;  chaque  fois  que  la  silhouette  inégale  des  monta- 
gnes qui  s'étendaient  devant  nous  laissait  voir  l'Orient,  nous  décou- 
vrions l'horizon  délicatement  teinté,  selon  l'expression  incomprise 
d'Homère,  d'un  voile  de  safran  {krokopeplos);  les  buissons  s'ani- 
maient du  chant  matinal  des  oiseaux.  Bientôt  le  ciel,  devenu 
pourpre,  apparut  lamé  de  lignes  d'or,  le  soleil  se  leva. 

Nous  avions  un  long  trajet  à  faire  :  il  nous  fallait  gagner  avant  le 
soir  le  village  de  Solo,  bâti  dans  la  vallée  du  Crathis,  au  pied  du 
Chelmos,  immense  rocher  d'où  se  précipitent  les  eaux  noires  du 
Styx  et  dont  nous  espérions  pouvoir  faire  l'ascension  avant  la  nuit. 
Nos  chevaux  gravissaient  avec  peine  une  pente  très  raide,  mais  à 
mesure  que  le  soleil  monte  et  devient  plus  ardent,  les  bois  se  pres- 
sent, l'ombre  s'épaissit,  nous  nous  trouvons  en  pleine  forêt.  Plus 
loin  le  sentier  s'adoucit,  et  son  inclinaison  devient  insensible;  il  ser- 
pente au  fond  d'un  charmant  vallon  où  le  pin,  le  cèdre,  le  bouleau 
entremêlent  leur  feuillage  ;  un  torrent  d'eau  claire  coule  au  bord 


LA  VIE  DE  PROVINCE  EN  GRÈCE.  173 

du  chemin  sur  un  lit  de  pierres.  Au-dessus  de  nous,  rien  d'aride, 
rien  de  brûlé;  la  vue,  bornée  par  des  collines,  ne  porte  que  sur 
des  bois  verts,  vigoureux,  aux  cimes  toutes  fraîches,  et  il  ne  tenait 
qu'à  nous  de  nous  croire  transportés  en  France,  tant  ce  paysage  dif- 
férait de  ce  que  nous  voyions  tous  les  jours  en  Grèce  et  ressem- 
blait à  nos  belles  vallées  d'Auvergne. 

Le  soleil  nous  gagna  comme  nous  atteignions  le  sommet  d'un 
second  vallon  plus  vaste,  inondé  de  lumière.  En  face  de  nous,  sur 
un  petit  plateau  au  bord  du  torrent  devenu  plus  large,  une  troupe 
de  Vlaques,  que  les  Grecs  appellent  indistinctement  Bohémiens, 
nous  apparut  au  milieu  de  son  campement.  Ils  étaient  venus  du 
nord,  par  la  Roumélie,  et,  passant  par  l'isthme  de  Gorinthe,  conti- 
nuaient leur  immigration  jusqu'à  la  mer.  La  Grèce  est  un  pays  du 
reste  si  pauvre  en  pâturages  qu'il  est  rare  de  leur  voir  pousser  leur 
marche  jusque-là;  c'était  la  première  fois  que  nous  les  rencontrions 
réunis  en  tribu,  et,  sortant  du  vallon  tout  ombragé  pour  surprendre 
cette  scène  qu'éclairait  un  soleil  ardent,  nous  regardions  curieuse- 
ment à  nos  pieds  :  une  infinité  de  moutons,  quelques  bœufs,  une 
cinquantaine  de  chevaux  broutaient  l'herbe  nouvelle,  dispersés  au 
fond  de  la  vallée.  Les  femmes. et  les  enfans  au  bord  du  torrent  la- 
vaient du  linge,  et,  l'étendant  sur  des  pierres,  le  faisaient  sécher, 
tandis  que  les  hommes,  groupés  en  cercle  sur  un  petit  plateau, 
dansaient  et  chantaient  autour  d'un  grand  feu  où  rôtissait  un  agneau 
(le  classique  ami  à  la  palikare).  La  bande  nous  reçut  avec  des 
cris  de  joie  et  des  bravos,  et  nous  dûmes  suspendre  un  instant  notre 
route  pour  répondre  à  la  politesse  de  ces  braves  gens,  qui  nous  firent 
boire  à  tour  de  rôle  un  grand  verre  de  vin  blanc. 

Après  cette  halte,  nous  laissons  la  vallée,  et,  gravissant  le  co- 
teau au  sud-est,  nous  entrons  dans  la  montagne,  montant  avec  le 
soleil  qui  nous  brûle  et  que  nous  aurons  à  supporter  jusqu'à  Solo. 
Autour  de  nous  tout  était  déjà  desséché;  le  sentier  se  perd  au  mi- 
lieu de  la  poussière  et  des  pierres,  et  quand  nous  atteignîmes  le 
sommet,  nos  guides,  craignant  de  se  fier  à  un  pareil  chemin,  nous 
firent  suivre  pendant  plusieurs  lieues,  de  l'ouest  à  l'est,  la  crête  de 
la  montagne.  Un  nouveau  panorama  se  déroulait  à  notre  gauche, 
au  nord  ;  au-dessous  de  nous  de  hautes  montagnes  toutes  dépouil- 
lées, sauf  une  qui  est  couverte  de  sapins,  s'échelonnent  jusqu'à  la 
côte;  le  golfe  étend  ses  eaux  dormantes  et  bleues  jusqu'au  rivage 
opposé,  que  nous  distinguons  avec  ses  mille  découpures  :  un  port 
plus  grand,  presqu'au  pied  du  Parnasse,  se  creuse  et  découvre 
une  tache  blanche,  c'est  la  ville  de  Galaxidi.  A  notre  droite,  au 
sud,  ce  sont  des  sommets,  des  pics,  des  arêtes  à  l'infini,  toutes  les 
cimes  des  monts  d'Arcadie,  couvertes  çà  et  là  de  glaciers  étince- 


17A  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

lans;  le  fond  du  tableau  est  fermé  par  une  montagne  grise,  régu- 
lière, unie  comme  un  marbre,  la  tête  couronnée  de  neiges  éter- 
nelles, spectacle  saisissant  sous  ce  ciel  de  feu.  Le  Ghelmos  et  les 
eaux  du  Styx  nous  étaient  cachés  par  cette  immense  silhouette, 
nous  étions  encore  loin  de  notre  but. 

Cependant  la  descente  commença,  rapide,  dangereuse,  tant  les 
chevaux,  entraînés  eux-mêmes  par  la  raideur  de  la  pente,  glissaient 
et  roulaient  à  chaque  pas  sur  les  pierres.  Bientôt  nous  fûmes  obli- 
gés de  mettre  pied  à  terre;  poussant  devant  nous  nos  montures, 
nous  nous  laissions  aller,  tombant  les  uns  sur  les  autres,  nous  rele- 
vant pour  retomber  de  nouveau,  quand  nous  découvrîmes  enfin, 
étalée  à  nos  pieds,  la  délicieuse  vallée  du  Crathis.  Le  chemin  de- 
vint plus  difficile  encore,  mais  nous  savions  que  nous  touchions  à  la 
fm ,  et  dans  les  intervalles  que  nous  pouvions  mettre  entre  nos 
chutes  ridicules,  nous  contemplions  ce  tableau  que  nous  appelions 
depuis  si  longtemps  de  nos  vœux. 

Une  triple  ceinture  de  montagnes  brûlées  encaisse  comme  dans 
un  cadre  jaune  la  vallée  la  plus  verdoyante  qu'il  soit  possible  de 
voir.  Le  Crathis  d'un  côté,  le  Styx  (aujourd'hui  VEau  noire)  de 
l'autre,  roulent  leurs  flots  relativement  abondans  au  milieu  d'un 
fouillis  d'arbustes  jusqu'à  ce  que,  réunis  en  un  seul  fleuve,  ils  sé- 
parent ainsi  la  vallée  en  trois  parties.  Au  milieu,  entre  le  Crathis 
et  les  eaux  bouillonnantes  du  Styx,  le  village  de  Solo  s'élève.  Des 
toits  d'un  beau  rouge  vif,  tous  séparés  les  uns  des  autres,  surgis- 
sent irrégulièrement  entre  des  massifs  où  se  dressent  de  hauts  châ- 
taigniers à  la  tige  droite,  au  front  large  et  épais,  des  sycomores  à 
l'ombre  noire,  des  cerisiers,  des  mûriers  et  des  figuiers  couverts  de 
fruits. 

Seul  le  fond  de  la  vallée  est  sombre;  l'esprit,  frappé  de  ces  con- 
trastes successifs,  obsédé  de  ces  souvenirs  banals  et  incomplets  que 
nous  conservons  du  collège,  cherche  là  l'entrée  des  enfers;  notre 
imagination  rappelle  peu  à  peu  la  fable  gracieuse  qui,  de  l'union 
de  Thétis  à  l'Océan,  fait  naître  la  nymphe  Styx,  dont  le  nom  redouté 
devient  le  symbole  de  la  foi  jurée.  Et  pendant  que  nous  reconsti- 
tuons dans  le  passé  cette  contrée  mystérieuse,  berceau  de  tant  de 
légendes,  les  yeux  suivent  au  sud  VEau  noire,  qui  descend  par  sac- 
cades en  faisant  mille  circuits  ;  on  la  voit  se  perdre  au  loin  sous  les 
rochers  jusqu'au  Chelmos,  ancien  Nonacris,  dont  le  flanc  escarpé, 
droit  comme  une  falaise,  semble  se  retirer  devant  la  nappe  d'eau 
qui  tombe  de  son  sommet  inaccessible  pour  se  disperser  d'abord  en 
pluie  fine  et  se  reformer  dans  la  vallée.  Ce  sont  les  chutes  du  Styx. 
La  poussière  humide  que  le  vent  balaie  noircit  tous  les  rochers 
d'alentour,  et  l'eau  qui  se  précipite  en  ligne  droite  semble  de  loin 


LA    VIE    DE    PROVINCE    EN    GRÈCE.  175 

un  mince  filet  d'argent  brodé  sur  un  fond  noir;  aux  deux  côtés  du 
iNonacris,  de  hautes  cimes  désolées,  semées  çà  et  là  d'épaisses  cou- 
ches de  neige,  achèvent  de  fermer  l'horizon. 

Un  petit  pont  jeté  sur  le  Crathis  nous  permit  d'atteindre  le  vil- 
lage après  huit  heures  d'une  marche  pénible.  Un  enfant  nous  in- 
diqua la  maison  d'un  médecin  auquel  nous  étions  recommandés,  et 
dont  la  cordialité  nous  fit  oublier  l'accueil,  exceptionnel  en  Grèce, 
que  nous  avions  reçu  à  Mégaspiléon.  Ce  médecin  parlait  français 
comme  nous;  il  étîiit  encore  jeune  et  n'exerçait  sa  profession  que 
depuis  quatre  ou  cinq  années.  J'ai  rencontré  peu  d'hommes  qui 
eussent  plus  justement  que  lui  raison  de  se  dire  malheureux. 

L'esprit  indépendant  dts  Grecs  les  porte  à  faire  donner  à  leurs 
fils,  aussitôt  qu'ils  en  ont  les  moyens,  une  éducation  libérale,  et 
les  jeunes  gens  n'ont  devant  eux  que  deux  carrières,  la  médecine 
ou  le  barreau;  les  autres  leur  sont  le  plus  souvent  antipathiques, 
ils  les  considèrent  comme  des  pis-aller.  JNotre  hôte  était  le  fils  d'un 
cultivateur  aisé  de  ce  petit  village,  qui  trouva  juste  assez  d'argent 
sur  ses  économies  pour  envoyer  l'enfant  au  gymnase  d'Athènes, 
puis  à  l'université,  d'où  il  ne  sortit  que  pour  suivre  les  cours  de  la 
faculté  de  médecine.  Son  diplôme  obtenu,  il  vint,  comme  fait  chaque 
année  le  plus  grand  nombre  des  étudians  grecs,  parachever  ses 
études  par  un  séjour  dt;  deux  ou  trois  ans  à  Paris.  Son  esprit  s'est 
ouvert,  son  intelligence  s'est  faite,  il  a  appris  à  vivre  au  sein  même 
de  la  vilie  où  l'on  vit  le  plus  vite  et  le  mieux,  il  s'est  créé  mille  be- 
soins qu'il  ignorait,  après  quoi,  à  la  fleur  de  l'âge,  trop  tôt  pour 
être  las  de  rien,  il  revient  se  fixer  pour  jamais  à  Solo,  village  perdu 
dans  les  montagnes,  que  la  Grèce  même  ne  connaît  pas,  où  rien  ne 
pénètre  du  dehors,  où  l'existence  s'éteint,  où  chacune  de  ces  fa- 
cultés qu'il  est  allé  développer  en  courant  le  monde  s'anéantit  suc- 
cessivement faute  d'aliment  dans  un  milieu  pire  que  la  solitude, 
car  il  demeure  constamment  auprès  de  gens  qu'il  voit  heureux  par 
leur  ignorance  même. 

L'infortuné  sentait  trop  bien  l'amertume  et  le  vide  de  sa  vie,  et 
notre  visite,  qui  survenait  pour  lui  comme  un  rayon  de  soleil  dans 
une  cave,  ne  dura  pas  assez  longtemps  à  son  gré;  après  le  déjeu- 
ner qu'il  nous  avait  fait  soigneusement  servir,  nous  dûmes  repartir 
pour  aller  visiter  les  chutes  du  Styx  [ta  liydata  tis  Stygos)  et  tenter, 
s'il  était  possible,  l'ascension  du  mont  Chelmos.  Il  eut  soin  de  nous 
procurer  un  guide,  et,  sous  l'ardent  soleil  de  l'après-midi,  nous 
partîmes,  comptant  revenir  le  soir  à  Solo  et  passer  une  partie  de  la 
nuit  chez  le  médecin. 

Après  une  heure  de  marche,  nous  dûmes  abandonner  nos  che- 
vaux, qui  nous  avaient  permis  de  franchir  impunément  plus  de 
vingt  fois  les  eaux  mortelles  du  Styx.  Mes  compagnons,  fatigués  de 


176  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

longues  excursions  dont  je  n'avais  fait  que  la  dernière  partie,  me 
laissèrent  monter  seul  avec  le  guide,  un  jeune  berger  de  dix-sept 
ans,  qui  n'avait  jamais  pensé  faire  cette  ascension.  Le  versant  que 
nous  voulions  gravir  était  formé  de  petites  pierres  accumulées  et 
sèches  qui  faisaient  sous  le  pied  un  terrain  mobile  sur  lequel  il 
était  impossible  de  marcher.  Nous  roulions  sans  cesse  en  arrière, 
entraînés  par  notre  propre  poids,  glissant  pendant  une  dizaine  de 
mètres,  obligés  de  recommencer  encore  le  même  effort  en  nous 
servant  des  pieds  et  des  mains  pour  avancer  de  quelques  pas.  Il 
nous  fallut  une  heure  pour  atteindre  le  sommet  de  ce  premier  co- 
teau, qui  n'avait  pas  100  pieds  de  haut.  Le  reste  du  chemin  nous 
parut  facile  après  un  pareil  début.  Quelques  touffes  de  thym  et  de 
plantes  sauvages  poussaient  entre  les  pierres,  nous  nous  en  ser- 
vions pour  nous  y  accrocher;  à  chaque  instant,  de  petits  serpens 
analogues  à  ceux  que  nous  appelons  en  France  aspics  sortaient  à 
notre  approche,  et  mon  guide,  qui  m'appelait  déjà  par  mon  petit 
nom,  me  criait  de  ne  pas  les  frapper  :  «  Ils  te  sauteront  au  cou,  di- 
sait-il, si  tu  les  manques!  » 

Enfin  nous  atteignîmes  les  premières  neiges,  et,  tout  brûlé  par  le 
soleil,  j'eus  la  surprise  de  pouvoir  passer  sous  une  grotte  de  glace. 
Nous  montâmes  encore,  mais  la  nuit  tombait,  il  était  neuf  heures; 
nous  étions  arrivés  le  plus  près  possible  de  la  chute;  le  roc  d'où 
tombait  le  torrent  se  dressait  à  pic  au-dessus  de  nos  têtes,  a  II  faut 
descendre,  me  cria  mon  guide,  qui  s'était  assis  pendant  que,  Pau- 
sanias  à  la  main,  je  vérifiais  l'exactitude  de  ce  consciencieux  géo- 
graphe; si  nous  tardons,  nous  nous  perdrons,  nous  ne  pouvons  déjà 
plus  revenir  par  le  même  chemin.  »  Nous  résolûmes  de  nous  laisser 
glisser  le  long  des  rochers  si  pittoresques  qui  s'échelonnent  au  pied 
du  Chelmos  et  entre  lesquels  se  précipite  le  Styx.  Jamais  ascension 
en  Suisse  ou  en  Ecosse  ne  me  coûta  pareils  efforts  :  en  un  quart 
d'heure,  nous  étions  arrivés  en  bas  de  ce  sommet,  que  nous  avions 
mis  quatre  heures  à  atteindre.  Dix  fois  nous  nous  crûmes  perdus, 
mais  quand  nous  nous  retrouvâmes,  tous  les  deux  épuisés,  assis  au 
bord  du  Styx,  je  n'avais  à  déplorer  que  la  perte  de  ma  toque  et  de 
mon  épieu;  mon  guide  regrettait  davantage  son  fez  et  ses  souliers, 
qu'il  avait  vus  tomber  et  disparaître  l'un  après  l'autre. 

La  nuit  était  venue,  nous  allions  droit  devant  nous,  traversant  et 
retraversant  le  Styx,  dont  les  eaux  sombres  frémissaient  contre  les 
rochers;  je  m'expliquai  seulement  alors  l'origine  du  nom  de  «  Eau 
noire,  »  qui  a  remplacé  celui  de  Styx.  Le  torrent  coule  durant  tout 
son  parcours  sur  un  lit  de  rochers  polis  et  veinés  comme  du  marbre; 
sèches,  ces  pierres  ont  une  belle  couleur  verte,  comme  celle  d'une 
turquoise  mouillée;  mais,  quand  on  les  trempe  dans  l'eau,  l'hu- 
midité leur  donne  une  teinte  si  foncée  qu'elles  paraissent  noires  ; 


LA    VIE    DE    PROVINCE    EN    GRÈCE.  177 

c'est  ainsi  qu'on  voit  le  Styx  roulant  au  milieu  de  roches  claires  co- 
lorer ses  flots  de  la  nuance  de  son  lit,  qui  est  sombre.  Le  nom  de 
«  fleuve  noir  »  n'a  donc  rien  d'imaginaire,  il  exprime  un  fait  très 
réel  et  qui  explique  peut-être  à  lui  seul  cette  superstition  des  an- 
ciens, qui  faisaient  du  Styx  le  fleuve  de  la  Mort. 

Mes  compagnons  et  le  médecin ,  inquiets  de  notre  retard,  nous 
attendaient  sur  le  chemin;  il  était  plus  de  dix  heures.  Nous  arri- 
vânies  enfin  à  la  maison,  où,  sans  avoir  le  courage  de  me  sécher,  je 
m'endormis  aussitôt.  —  Au  milieu  de  la  nuit,  le  médecin  nous 
éveilla.  —  Puisque  vous  voulez  partir  si  vite,  dit- il,  il  est  temps; 
les  chevaux  sont  sellés,  une  heure  a  déjà  sonné.  —  Notre  excursion 
était  terminée;  nous  trouvâmes  les  chevaux  et  les  agoyates  rangés 
dans  la  cour,  au  clair  de  la  lune,  dessinant  autour  d'eux  de  grandes 
ombres,  et  pendant  que  notre  hôte  nous  adressait  encore  de  la  main 
de  tristes  adieux,  nous  suivions  tout  engourdis  la  route  bordée  de 
saules  et  de  grands  châtaigniers  que  nous  avions  parcourue  le  ma- 
tin; elle  s'étendait  maintenant  ombragée  ou  toute  blanche  à  la 
clarté  de  la  nuit,  et  le  pas  pressé  de  nos  chevaux  ,  les  aboiemens 
des  chiens  de  garde  éveillés  sur  notre  passage  troublaient  seuls  le 
silence  du  petit  village  endormi. 

Bientôt  nous  abandonnâmes  la  route  pour  nous  diriger  vers  le 
nord,  suivant  le  cours  du  Grathis,  qui  sert  de  chemin  jusqu'à  la 
mer.  Je  devais  me  séparer  de  mes  compagnons  ;  ils  allaient  à  Go- 
rinthe,  je  retournais  à  Aigion  ;  au  point  du  jour,  nous  nous  quit- 
tâmes. Un  vieux  Grec,  notre  guide  ,  resta  seul  avec  moi,  prit  à  son 
tour  un  autre  chemin  pour  gagner  Phtéri.  son  village,  au  pied  du 
Mavrithioti.  Je  m'arrêtai  de  mon  côté,  dans  la  matinée,  à  Diakophto, 
petit  bourg  assez  riche,  où  je  trouvai  des  gens  que  je  connaissais  et 
qui  m'accueillirent  bien.  Après  quoi,  sans  attendre  le  soir,  je  repris 
le  sentier  qui  serpentait  au  bord  du  golfe ,  au  milieu  de  rochers 
moussus  au-dessous  desquels  je  voyais  la  mer  à  mes  pieds,  toujours 
limpide  et  bleue.  Dans  l'après  midi,  sous  un  soleil  de  plomb,  qui 
m'ôtait  jusqu'à  la  faculté  de  penser,  je  traversais  ces  plaines  fertiles 
qui  s'étendent  au  sud  de  Théméni;  tout  semblait  engourdi  dans  une 
même  torpeur.  Seul  un  essaim  de  grosses  mouches  criardes  s'agi- 
tait sans  cesse  autour  de  moi  ;  j'allais  les  yeux  fermés,  la  tête  basse. 
A  cinq  heures,  j'entrais  dans  les  rues  de  la  tranquille  Aigion,  qui 
s'éveillait  à  peine  du  sommeil  de  la  sieste. 

Paul  d'Estournelles  de  Constant. 


1877.  12 


LES 


POISONS  DE  L'INTELLIGENCE 


ir. 

LE   HACHICH.  —L'OPIUM.   —LE   CAFÉ. 


Tandis  que  le  chloroforme  et  l'alcool  sont  d'un  usage  général 
en  Europe  et  qu'on  en  connaît  très  bien  les  efîets,  le  hachich  est 
presque  complètement  ignoré.  Cependant  l'ivresse  qu'il  procure 
est  très  agréable,  et  présente  des  pa'-ticularités  qui  seraient  fort 
appréciées  peut-être  à  Paris  ou  à  Londres,  comme  elles  le  sont  au 
Caire  ou  à  Damas;  mais  le  hachich  n'existe  guère  qu'en  Orient. 
II  y  a  quarante  ans  environ,  M.  Moreau  (de  Tours)  l'a  révélé  pour 
ainsi  dire  aux  savans  européens  dans  un  livre  remarquable.  Quel- 
ques écrivains,  Balzac,  Théophile  Gautier,  Gérard  de  Nerval,  firent 
à  cette  époque,  à  l'hôtel  Pimodan,  des  agapes  dans  lesquelles  le 
hachich  jouait  le  principal  rôle.  En  somme,  c'étaient  des  expériences 
qui  avaient  non-seulement  l'attrait  de  l'inconnu,  mais  encore  tout 
le  charme  d'une  ébriété  purement  psychique,  bien  plus  spirituelle 
et  plus  active  que  celle  du  vin.  Il  y  eut  un  moment  où  le  hachich 
était  à  la  mode;  mais  ce  moment  est  passé,  et  aujourd'hui  ce  n'est 
qu'exceptionnellement  qu'il  se  rencontre  encore  çà  et  là  quelques 
amateurs. 

Le  hachich  est  l'extrait  du  chanvre  indien.  Cet  extrait,  mélangé 
à  des  aromates  de  toute  espèce  et  à  des  huiles  végétales,  constitue 

(1)  Voyez  la  JXnvm  du  15  février. 


LES    POISONS    DE    l'iNTELLIGENCE.  179 

le  dawamesc,  sorte  de  confiture  nauséabonde  qu'on  prend  avant  le 
repas.  Il  y  a  encore  le  hachich  qui  se  fume  soit  dans  des  pipes, 
soit  dans  des  cigarettes  :  c'est  celui  qui  est  le  plus  usité  en  Orient. 
L'extrait  aqueux  se  nomme  hafioun  et  est  plus  actif  que  les  deux 
autres  préparations.  Il  faut  à  peu  près  quatre  parties  de  dawamesc 
pour  une  partie  de  hafioun.  Il  est  très  difficile  d'en  savoir  plus  long 
sur  la  manière  dont  les  Orientaux  préparent  le  hachich,  et  on  est 
réduit  à  le  prendre  comme  ils  le  préparent;  mais,  si  on  n'a  que  des 
renseignemens  pharmaceutiques  insuffisans  sur  cette  substance,  on 
en  connaît  beaucoup  mieux  les  effets  psychiques. 

Ce  n'est  pas  seulement  d'après  les  renseignemens  que  m'a  don- 
nés M.  Moreau  ou  d'après  les  remarquables  observations  rappor- 
tées dans  son  livre  que  je  parlerai  du  hachich;  j'en  ai  moi-même 
pris  assez  souvent  et  à  des  doses  différentes,  j'en  ai  fait  prendre  à 
plusieurs  de  mes  amis,  et  c'est  surtout  d'après  mes  remarques 
personnelles  que  je  décrirai  les  propriétés  de  cette  substance. 
A  doses  modérées,  l'ébriété  qu'elle  donne  est  très  agréable,  très 
instructive  pour  la  juste  connaissance  des  phénomènes  intellectuels, 
et  n'a  pas  d'inconvéniens  sérieux.  Un  léger  trouble  de  la  digestion, 
un  peu  de  lourdeur  de  tête  et  d'excitation  cérébrale,  voilà  tout  ce 
qu'on  a  à  craindre  si  on  prend  des  quantités  convenables  soit  de 
dawamesc,  soit  de  hafioun. 

Quand  on  n'est  pas  prévenu,  les  premiers  effets  du  hachich  pas- 
sent inaperçus.  C'est  une  certaine  excitabilité  motrice  et  sensitive 
de  la  moelle  épinière.  On  sent  des  élancemens  dans  la  nuque,  dans 
le  dos,  dans  les  jambes;  des  frissons  parcourent  le  corps.  On  a 
comme  des  bouffées  de  chaleur  ou  de  froid  qui  montent  à  la  tête; 
avec  tout  cela  règne  un  certain  bien-être  qu'on  ne  sait  à  quoi  attri- 
buer, et  ce  même  sentiment  de  satisfaction  générale  que  tout  le 
monde  a  éprouvé  plus  ou  moins  après  l'absorption  d'une  certaine 
quantité  d'alcool.  Peu  à  peu  l'excitation  de  la  moelle  épinière  pro- 
duit des  effets  plus  caractéristiques.  On  s'agite,  on  se  promène  de 
long  en  large,  on  s'étire  dans  tous  les  sens;  on  a  envie  de  danser, 
de  remuer,  de  soulever  des  poids  énormes,  et  au  milieu  de  cette 
excitation  simplement  musculaire  l'intelhgence  reste  calme  ;  mais 
tout  d'un  coup,  pour  un  mot  dit  au  hasard  par  quelque  assistant, 
pour  une  remarque  toute  naturelle  qu'on  vient  de  faire,  on  est  pris 
d'un  rire  presque  involontaire,  rire  prolongé,  nerveux,  convulsif, 
qu'on  ne  saurait  justifier,  et  qui  semble  interminable.  Quand  cet 
immense  éclat  de  rire  a  cessé,  on  sent  qu'il  était  ridicule;  on  re- 
prend ses  sens  et  on  comprend  que,  si  l'on  a  ri  ainsi,  c'est  que 
l'on  vient  de  subir  les  premières  atteintes  du  poison. 

A  partir  de  ce  moment,  les  idées  deviennent  de  plus  en  plus  pres- 
sées. C'est  un  feu  d'artifice  perpétuel,  une  gerbe  de  feu  qui  éclate 


180  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dans  toutes  les  directions.  L'idée  succède  à  l'idée  avec  une  rapidité 
vertigineuse.  Les  pensées  vont,  viennent,  se  pressent  en  désordre, 
sans  lois  apparentes,  en  réalité  suivant  les  lois  fatales  de  l'associa- 
tion des  idées  et  des  impressions.  On  parle  avec  agitation,  presque 
avec  fureur,  et  on  s'étonne  de  voir  autour  de  soi  des  personnes  ne 
partageant  pas  l'ivresse  qu'on  ressent  :  on  s'indigne  de  la  lenteur 
de  leurs  conceptions.  En  vain  on  voudrait  exprimer  tout  ce  qu'on 
éprouve,  le  langage  n'est  pas  assez  rapide  pour  rendre  la  rapidité 
de  la  pensée.  Les  idées,  tristes  ou  joyeuses,  fières  ou  humbles,  gé- 
néreuses ou  lâches,  sont  toujours  exagérées.  Comme  dans  l'ivresse, 
on  ne  connaît  plus  les  bornes  et  ces  justes  limites 

Quos  ultra  citraque  nequit  consistere  rectum. 

De  même  que  les  médecins  disent  en  parlant  d'un  tissu  qui  a 
augmenté  de  volume  et  d'épaisseur  qu'il  est  hypertrophié,  de  même 
on  pourrait  dire  qu'il  y  a  hypertrophie  des  idées.  Ce  qui  à  l'état 
normal  nous  causerait  un  léger  ennui  devient  une  douleur  écra- 
sante qui  nous  fait  verser  des  larmes,  et  nous  apitoyer  sur  notre 
sort.  Les  choses  les  plus  simples  deviennent  des  effets  de  théâtre, 
et  c'est  avec  des  accens  tragiques  qu'on  annonce  qu'il  est  tard  ou 
qu'il  fait  du  vent.  Toutes  ces  billevesées  donnent  une  joie  enfantine 
qu'on  ne  cherche  pas  à  dissimuler.  On  passe  du  rire  aux  larmes 
sans  transitions.  L'amour-propre  s'exagère  au  point  qu'on  a  tou- 
jours peur  d'apercevoir  le  mépris  sur  les  figures  des  assistans,  et 
cependant  on  est  tenté  de  les  mépriser  pour  leur  ignorance,  tant 
l'homme  qui  a  pris  du  hachich  est  devenu  supérieur  aux  autres 
hommes. 

Ainsi,  sans  parler  encore  des  altérations  des  sensations,  la  per- 
sonne morale  est  complètement  transformée.  Je  ne  sais  si  on  a  déjà 
remarqué  à  quel  point  tous  ces  phénomènes  ressemblent  à  ceux 
qu'on  observe  dans  l'hystérie.  En  général,  les  femmes  hystériques 
sont  fort  intelligentes;  elles  ont  des  conceptions  brillantes,  une 
imagination  vive  et  féconde;  mais,  quelque  élevée  que  soit  leur  in- 
teUigence,  elle  est  défectueuse  pour  deux  raisons  principales,  l'exa- 
gération des  sentimens  et  l'absence  de  volonté.  Or  ce  double  carac- 
tère se  retrouve  également  dans  le  hachich. 

L'exagération  des  sentimens  fait  que  pour  les  hystériques  comme 
pour  les  personnes  qui  ont  pris  du  hachich,  toutes  les  idées,  tous 
les  sentimens  sont  démesurés;  la  joie  aussi  bien  que  la  tristesse. 
Leur  amour-propre  est  exalté  à  ce  point  qu'on  ne  peut  faire  sans 
les  blesser  amèrement  la  plus  petite  remarque.  Souvent  même  elles 
prennent  pour  une  offense  une  observation  qui  n'a  rien  d'offensant. 
Elles  tendent  à  dramatiser  la  vie.  L'existence  régulière,  simple, 
que  la  nécessité  des  faits  leur  impose,  ne  les  empêche  pas  de  satis- 


LES    POISONS    DE    L  INTELLIGENCE.  ISi 

faire  ce  penchant  théâtral  qui  les  domine.  Elles  sont  sans  cesse  à 
jouer  avec  un  égal  succès  la  comédie  ou  la  tragédie  dans  les  scènes 
plates  de  la  réalité.  Terreur,  joie,  douleur,  colère,  tout  chez  elles 
devient  du  drame,  et  ces  passions  surviennent  presque  sans  cause, 
à  l'improviste  pour  ainsi  dire,  surprenant  tout  le  monde  par  leur 
brusquerie,  leur  mobilité  et  leur  intensité.  Pour  le  hachich,  ainsi 
que  je  l'ai  dit  déjà,  on  observe  cette  même  transformation  des  sen- 
timens.  Je  me  rappelle  qu'un  de  mes  amis  ayant  pris  du  hachich 
et  étant  arrivé  à  l'état  d'ébriété,  je  voulus  explorer  sa  sensibilité 
avec  une  épingle;  la  vue  de  cette  épingle  lui  inspira  une  frayeur 
profonde.  Il  se  sauva  en  criant,  comme  si  je  voulais  lui  faire  une 
grave  blessure,  puis  il  se  jeta  à  mes  genoux,  en  me  suppliant,  au 
nom  de  l'amitié  et  de  tout  ce  que  j'avais  de  plus  cher,  de  ne  pas  lui 
infliger  ce  cruel  supplice,  et  pour  exprimer  sa  frayeur,  ou  pour  im- 
plorer ma  pitié,  il  trouvait  des  gestes  et  des  accens  tragiques  qui 
faisaient  l'effet  le  plus  risible  du  monde. 

L'impuissance  de  la  volonté  est  très  remarquable  chez  les  hysté- 
riques; elles  sont  incapables  de  se  contenir  et  de  dominer  leurs 
sentimens.  Suivant  une  expression  consacrée  par  l'usage  et  fort 
juste,  comme  les  termes  populaires ,  elles  disent  tout  ce  qui  leur 
passe  par  la  tête  ,•  à  peine  ont-elles  conçu  une  pensée  qu'immé- 
diatement elles  l'expriment  tout  haut,  sans  se  préoccuper  des  consé- 
quences de  leur  langage,  en  sorte  que  le  débordeuient  de  paroles  et 
d'insanités  tient  non  pas  seulement  à  l'exagératiou  des  idées,  mais 
encore  et  surtout  à  ce  que  toutes  les  idées  sont  exprimées.  Aussi, 
si  l'on  cause  un  peu  de  temps  avec  une  hystérique,  on  saisit  sur  le 
fait  les  contradictions,  les  mensonges,  les  bizarreries  de  la  pensée, 
le  jugement  ou  la  volonté  n'intervenant  pas  pour  rectifier  ce  qu'elles 
ont  de  défectueux.  Par  la  même  raison,  un  accès  de  colère,  de  tris- 
tesse ou  de  joie  ne  peut  être  maîtrisé  :  les  sentimens  régnent  en 
souverains  absolus.  Cette  sorte  de  puissance  pondérative,  qui  nous 
fait  juger  que  telle  chose  est  bonne  à  dire  et  telle  autre  bonne  à 
taire,  est  inconnue  des  hystériques. 

Or,  dans  le  hachich,  cette  puissance  sur  soi-même  a  aussi  tout 
à  fait  disparu.  On  ne  peut  plus  se  maîtriser,  on  ne  s'appartient 
plus,  et  on  est  livré  sans  frein  aux  conceptions  plus  ou  moins  rai- 
sonnables de  l'intelligence.  Un  jour,  ayant  pris  une  faible  dose  de 
hachich,  et  n'en  éprouvant  jusque-là  aucun  effet,  je  me  rendis  à 
une  soirée  intime,  et  j'écoutais  tranquillement  une  conversation 
assez  sérieuse,  quand  tout  à  coup,  à  une  remarque  que  fit  quel- 
qu'un, je  me  mis  à  sauter  de  joie  et  à  exprimer  mon  enthousiasme 
sur  l'originalité  de  la  pensée  qu'on  venait  d'émettre;  mon  idée 
n'était  pas  absurde,  elle  n'était  qu'exagérée,  et  à  peine  l'avais-je 


182  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

conçue  qu'elle  s'était  traduite  malgré  moi,  sans  moi,  pour  ainsi  dire, 
par  un  geste  extérieur  et  des  paroles  exprimant  ce  que  j'éprouvais; 
mais  aussitôt,  reprenant  mes  sens,  je  fus  tout  honteux  de  mon  em- 
portement, et  je  ne  sais,  à  vrai  dire,  ce  que  pensent  encore  de  moi 
ceux  qui  ont  assisté  à  cette  fâcheuse  scène.  Certes  je  ne  me  serais 
pas  exposé  à  une  semblable  inconvenance,  si  j'avais  pris  une  dose 
plus  forte  de  hachich,  car  alors  on  comprend  très  bien  qu'on  n'est 
plus  son  maître.  11  se  fait  une  sorte  de  dédoublement  de  la  pensée, 
grâce  auquel  on  se  rend  compte  qu'on  n'est  plus  l'acteur  conscient 
et  volontaire  des  paroles  qu'on  dit  ou  des  gestes  qu'on  fait.  On  se 
méfie  de  soi-même,  on  a  peur  de  sa  pensée.  Aussi  a-t-on  hâte  de 
se  soustraire  au  public,  on  veut  être  seul  ou  avec  des  personnes 
intimes  pour  ne  pas  se  donner  en  spectacle.  Un  de  mes  amis  ayant 
pris  une  certaine  quantité  de  hachich  s'agitait  convulsivement  et 
demandait  avec  instance  à  être  ramené  chez  lui.  «  Je  ne  sais  pas 
ce  que  je  ferais,  disait-il;  je  pourrais  faire  des  sottises.  »  Chaque 
fois  que  sa  lucidité  lui  revenait,  cette  crainte,  assez  justifiée  d'ail- 
leurs, s'imposait  à  lui  de  nouveau.  Cette  conscience  de  l'impuis- 
sance de  la  volonté  se  retrouve  aussi  dans  certains  cas  pathologi- 
ques, et  assez  souvent  les  médecins  des  asiles  d'aliénés  voient  venir 
à  eux  des  malheureux  qui  les  supplient  de  les  enfermer,  disant 
qu'ils  sentent  leur  folie  revenue  et  qu'ils  pourraient  se  livrer  à 
quelque  acte  funeste. 

Ces  phénomènes  psychiques  ne  sont  cependant  pas  les  plus  ca- 
ractéristiques du  hachich.  Il  y  en  a  deux  autres,  qu'on  ne  retrouve 
qu'incomplètement  dans  toutes  les  autres  intoxications,  c'est  l'al- 
tération des  notions  de  temps  et  d'espace.  Le  temps  paraît  d'une 
longueur  démesurée.  Entre  deux  idées  nettement  conçues,  on  croit 
en  concevoir  une  infinité  d'autres,  mal  déterminées  et  incomplètes, 
dont  on  a  une  conscience  vague,  mais  qui  remplissent  d'admira- 
tion par  leur  nombre  et  leur  étendue,  il  semble  donc  que  ces 
idées  sont  innombrables,  et,  comme  le  temps  n'est  mesuré  que  par 
le  souvenir  des  idées,  le  temps  paraît  prodigieusement  long.  Par 
exemple,  imaginons,  comme  c'est  le  cas  pour  le  hachich,  que 
dans  l'espace  d'une  seconde  nous  concevions  cinquante  pensées 
différentes;  comme  en  général  pour  concevoir  cinquante  pensées 
différentes  il  faut  plusieurs  minutes,  il  nous  semblera  que  plusieurs 
minutes  se  sont  passées,  et  ce  n'est  qu'en  faisant  à  l'inflexible  hor- 
loge qui  nous  marque  les  heures  la  constatation  régulière  du  temps 
écoulé  que  nous  nous  apercevrons  de  notre  erreur.  Avec  le  hachich, 
la  notion  du  temps  est  complètement  bouleversée,  les  secondes 
sont  des  années  et  les  minutes  des  siècles;  mais  je  sens  l'insuffi- 
sance du  langage  à  exprimer  cette  illusion,  et  je  crois  qu'on  ne  la 


LES    POISONS    DE    l'iNTELLIGENCE.  183 

comprend  bien  que  pour  l'avoir  éprouvée  soi-même.  Il  semble  qu'on 
assiste  à  la  chute  lente  et  cadencée  des  heures  dans  le  sablier  du 
temps. 

Rien  ne  peut  être  identifié  à  cette  illusion;  cependant,  clans  le 
rêve,  ou  plutôt  dans  cet  état  intermédiaire  qui  n'est  plus  la  veille 
et  qui  n'est  pas  encore  le  sommeil,  on  éprouve  parfois  quelque 
chose  de  semblable.  Il  me  souvient  qu'un  soir,  travaillant  avec 
un  de  mes  amis,  et  accablé  de  sommeil,  je  le  priai  de  me  laisser 
dormir  quelques  minutes;  quand  je  me  réveillai,  il  m'assura  que 
j'avais  fermé  les  yeux  à  peine  une  seconde,  pour  me  réveiller  aus- 
sitôt. Cependant  dans  ce  court  espace  de  temps,  qui  m'avait  paru 
très  long,  j'avais  pu  faire  un  rêve  très  compliqué,  très  détaillé,  et, 
grâce  à  la  multiplicité  de  mes  conceptions,  la  durée  du  temps 
écoulé  m'avait  paru  considérable.  De  même  encore  un  iiulividu  en- 
dormi est  réveillé  en  sursaut  par  le  baldaquin  de  son  lit  qui  tombe. 
Le  choc  fait  aussitôt  naître  une  série  de  songes  plus  longs  à  raconter 
qu'à  concevoir.  Notre  homme  se  voit  transporté  sur  une  haute  mon- 
tagne, et  il  est  environné  par  une  foule  hostile.  On  le  précipite 
du  haut  d'un  rocher,  et  après  une  chute  qui  lui  paraît  durer  des 
siècles,  il  va  se  briser  la  tête  dans  un  ravin  :  toutes  ces  conceptions 
ont  duré  une  demi-seconde  à  peine,  le  temps  qu'il  faut  pour  être 
réveillé  par  une  pièce  de  bois  qui  tombe.  On  peut  même  assez 
facilement  provoquer,  par  une  sorte  d'expérience  psychologique, 
une  illusion  semblable.  Ainsi,  par  exemple,  quand  on  fait  une 
course  en  voiture,  si  l'on  est  pris  de  sommeil  et  qu'on  s'efforce  d'y 
résister,  on  ouvrira  et  on  fermera  les  paupières  à  de  fréquens  inter- 
valles, et  l'espace  parcouru,  comme  le  temps  écoulé,  pendant  que 
les  yeux  sont  fermés,  nous  paraîtront  énormes.  Il  n'est  même  pas 
besoin  de  sommeil  pour  faire  naître  cette  illusion  sur  la  durée  du 
temps.  En  fermant  les  yeux,  le  chemin  qu'on  parcourt,  c'est-cà-dire 
le  temps  pendant  lequel  on  le  parcourt,  semblera  interminable. 
Quelqu'un  qui  connaît  la  route,  et  sait  qu'elle  n'est  pas  très  longue, 
se  croira  toujours  arrivé,  et  chaque  fois  qu'il  ouvrira  les  yeux,  ce 
sera  une  nouvelle  déception.  C'est  qu'en  eifet,  à  rester  ainsi  concen- 
tré eu  soi-même,  sans  voir,  sans  entendre,  on  n'a  qu'une  notion 
très  imparfaite  du  temps  réel.  Au  contraire,  quand  tous  nos  sens 
sont  éveillés  et  attentifs,  ils  corrigent  sans  cesse  l'appréciation  fon- 
dée uniquement  sur  des  données  psychiques.  Nous  ne  savons  que 
très  inexactement  les  services  que  nous  rendent  ainsi,  à  chaque 
instant,  tous  nos  sens,  et  ce  n'est  que  par  la  réflexion  et  l'analyse 
des  faits  psychologiques  que  nous  arrivons  à  nous  en  bien  rendre 
compte. 

Quoi  qu'il  en  soit,  dans  le  rêve  et  le  sommeil,  cette  illusion  sur 
la  durée  du  temps  est  vague  et  peu  marquée.  Au  contraire,  avec  le 


184  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

hachich,  elle  devient  d'une  netteté  surprenante.  Tout  aussi  éton- 
nante est  l'illusion  de  la  vue  qui  nous  fait  paraître  immenses  des 
distances  fort  courtes;  je  ne  sache  pas  que  celte  illusion  ait  été  ob- 
servée dans  d'autres  conditions  que  l'empoisonnement  par  le  ha- 
chich, et  je  ne  saurais  guère  en  donner  d'explication  rationnelle. 
La  description  même  en  est  assez  difficile.  L'illusion  fait  qu'un  pont, 
une  avenue,  paraissent  n'avoir  pas  de  fin  et  se  prolonger  à  des  dis- 
tances inouies,  invraisemblables.  Quand  on  monte  un  escalier,  les 
marches  semblent  s'élever  jusqu'au  ciel.  Un  fleuve  dont  on  aperçoit 
la  rive  opposée  paraît  aussi  large  qu'un  bras  de  mer.  Vainement  on 
se  rend  compte  de  l'erreur  dont  on  est  victime.  Le  jugement  ne  peut 
rectifier  cette  apparence,  et  on  dit  :  Voilà  un  pont  qui  a  100  mètres, 
mais  il  me  paraît  aussi  long  que  s'il  avait  100,000  mètres, 

Outre  ces  deux  illusions  de  l'espace  et  du  temps,  qui  sont  très 
tenaces  et  persistent  souvent  plus  de  vingt-quatre  heures  après 
l'ingestion  du  poison,  il  y  a  d'autres  illusions  aussi  étranges  qu'on 
pourra  le  supposer.  Au  contraire,  les  hallucinations  sont  rares, 
quoique  M.  Moreau  en  ait  observé  un  remarquable  exemple. 

La  distinction  entre  l'illusion  et  l'hallucination  est  parfois  assez 
difficile  à  faire,  mais  il  existe  cependant  une  différence  entre  ces 
deux  manifestations  morbides  de  l'activité  psychique.  Quand  un 
aliéné  voit  à  côté  de  lui  un  spectre  qui  marche  et  qui  parle ,  c'est 
une  hallucination.  Si  au  contraire  quelqu'un,  la  nuit,  dans  une 
forêt  sombre,  devant  un  tronc  d'arbre  à  formes  étranges,  croit  re- 
connaître un  spectre,  c'est  une  illusion.  L'illusion  suppose  une  sen- 
sation vraie  dont  la  perception  est  exagérée  et  fausse,  tandis  que 
l'hallucination  arrive  spontanément  sans  qu'une  sensation  préalable 
soit  nécessaire  pour  l'éveiller.  Or,  dans  le  hachich,  les  sensations 
sont  tellement  exagérées  qu'elles  donnent  lieu  à  des  illusions  in- 
nombrables. Les  personnes  qui  sont  autour  de  nous  prennent  des 
figures  grimaçantes,  semblent  nous  railler,  nous  mépriser.  On  lit 
sur  leurs  traits  la  terreur,  la  colère,  le  mécontentement,  tous  sen- 
timens  qu'en  réalité  ils  sont  loin  d'éprouver,  et,  par  une  bizarre 
illusion ,  nous  croyons  voir  changer  à  chaque  instant  les  visages 
grimaçans  qui  nous  entourent.  Le  plus  léger  bruit  retentit  avec 
fracas ,  ce  sont  des  chutes  d'eau ,  des  cataractes  monstrueuses ,  des 
fanfares  ou  des  harmonies  éclatantes.  Quelques  notes  de  musique 
deviennent  un  concert  aux  accords  célestes  qu'on  écoute  avec  re- 
cueillement ou  avec  passion.  J'ai  vu  des  gens  ordinairement  assez 
peu  sensibles  à  la  musique  être  plongés,  par  quelques  sons  musi- 
caux, dans  un  état  de  béatitude  indescriptible,  tout  à  fait  semblable 
à  l'extase  qu'on  décrit  dans  les  livres  saints;  le  cerveau  est  dans  un 
état  d'éréthisme  tel  que  la  moindre  excitation  venant  du  dehors  le 
fait,  pour  ainsi  dire,  vibrer  tout  entier.  D'ailleurs,  pour  décrire 


LES    POISONS    DE    l'iNTELLIGENCE.  185 

toutes  ces  sensations,  je  ne  saurais  mieux  faire  que  de  renvoyer  aux 
pages  brillantes  que  Théophile  Gautier,  grand  amateur  de  hachich, 
lui  a  consacrées  dans  le  récit  intitulé  le  Club  des  Ilachicliins. 

Après  Théophile  Gautier,  tout  essai  descriptif  serait  périlleux  ; 
aussi  nous  contenterons-nous  d'insister  sur  un  autre  point  psycho- 
logique. Supposons  que  l'illusion  soit  plus  puissante  que  dans 
tous  les  exemples  précédons  ;  au  lieu  d'être  un  simple  trouble  de 
la  perception,  elle  deviendra  l'origine  d'un  trouble  de  la  concep- 
tion. Dans  la  vie  ordinaire,  les  impressions  extérieures  éveillent  en 
nous  des  idées  multiples;  outre  l'association  des  idées  entre  elles, 
il  y  a  l'association  des  impressions  avec  ces  idées  :  par  exemple  une 
saveur,  une  odeur,  un  bruit,  font  naître  une  infinité  de  concep- 
tions qui  se  succéderont  suivant  le  sens  qu'il  nous  plaira  de  leur 
donner.  Ici  encore  la  faculté  de  l'attention  subsiste  tout  entière; 
grâce  à  elle,  nous  pouvons  entraver  l'essor  des  conceptions  que  pro- 
voquent une  saveur,  une  odeur  ou  un  bruit.  Souvent,  quand  l'at- 
tention est  fixée  sur  un  autre  objet,  nous  n'entendons  rien,  nous 
ne  voyons  rien  de  ce  qui  se  passe  au  dehors  :  en  réalité,  nous 
entendons  et  nous  voyons;  mais  immédiatement,  sans  m.ême  que 
nous  en  soyons  avertis,  la  volonté  et  l'attention  éliminent  et  dé- 
truisent celte  sensation  nouvelle,  en  sorte  qu'elle  passe  dans  l'in- 
telligence sans  y  laisser  de  trace.  Avec  le  hachich,  grâce  à  la  perte 
de  la  volonté,  grâce  aussi  à  l'intensité  des  perceptions  et  à  l'exci- 
tation cérébrale  qui  nous  a  envahis,  une  impression  extérieure  fait 
naître  une  série  de  conceptions  délirantes  :  rien  ne  peut  plus  y 
mettre  un  frein.  De  même  qu'une  pierre  tombant  du  haut  d'une 
montagne  ne  peut  être  arrêtée  dans  sa  chute  et  rebondit  de  roc  en 
roc  en  entraînant  avec  elle  des  avalanches  de  neige  et  de  poussière, 
de  même  une  sensation  va  en  grandissant  et  se  transformant  dans 
ce  mystérieux  laboratoire  des  facultés  intellectuelles.  Ainsi  par 
exemple,  pendant  le  sommeil,  la  piqûre  d'une  épingle  nous  fait 
rêver  qu'on  nous  poignarde  dans  les  circonstances  les  plus  bi- 
zarres, et  un  ébranlement  du  lit  nous  fait  songer  non-seulement 
à  un  tremblement  de  terre,  mais  à  tout  ce  qui  s'y  rattache.  Je 
pourrais  citer  des  exemples  analogues  pour  le  hachich.  Les  élan- 
cemens  qu'on  ressent  dans  les  membres  et  dans  le  dos  sont  sou- 
vent le  point  de  départ  d'une  foule  d'idées  absurdes.  Un  jour,  à 
l'hôtel  Pimodan,  je  crois,  M.  X...  se  trouvait  à  table  ayant  pris  du 
hachich.  Derrière  lui  était  suspendue  une  gravure  reproduisant  ce 
magnifique  tableau  de  Salvator  Rosa  qui  est  au  Louvre  et  qui 
représente  une  bataille.  Au  premier  plan  est  un  grand  cheval  blanc 
et  noir,  dont  on  aperçoit  en  pleine  lumière  la  croupe  vigoureuse, 
et  qui  se  redresse  brusquement  devant  la  lance  d'un  milicien.  A  un 
moment,  M.  X...  ressentit  un  élancement  douloureux  dans  le  cou, 


186  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  aussitôt,  par  une  conception  rapide  et  involontaire,  il  s'imagina 
que  c'était  le  cheval  placé  derrière  lui  qui  lui  avait  donné  un  coup 
de  pied  à  la  nuque.  Ainsi  une  sensation  réelle  avait  été  l'origine 
d'une  conception  manifestement  fausse  :  si  la  dose  de  hachich  avait 
été  plus  forte,  il  n'est  pas  douteux  que  cette  erreur  eût  continué; 
mais  M.  X...  n'était  qu'au  début,  et  l'idée  délirante  fut  prompte- 
ment  rectifiée  par  le  jugement,  resté  encore  à  peu  près  intact. 

M.  Moreau  a  beaucoup  insisté  sur  la  ressemblance  qui  existe 
entre  ces  illusions  du  hachich  et  le  délire  systématique  des  alié- 
nés. Chez  la  plupart  des  fous,  l'idée  délirante  a  un  point  de  départ 
réel,  une  sensation,  une  douleur,  une  impression  venue  du  dehors; 
les  fous  partent  de  là  comme  d'un  principe  pour  concevoir,  par  une 
sorte  d'induction,  très  logique  dans  la  plupart  de  ses  points,  tout 
un  système  d'erreurs.  Par  exemple  ils  ont  des  nausées  et  des  dou- 
leurs gastriques ,  ils  concluent  qu'on  les  a  empoisonnés ,  qu'on 
veut  les  tuer,  que  de  tous  côtés  s'agitent  leurs  ennemis,  qui  mé- 
langent le  poison  à  tous  les  alimens.  Les  meilleurs  raisonnemens 
du  monde  échouent  devant  la  fixité  de  ce  délire,  et  il  serait  inutile 
d'en  entreprendre  la  réfutation,  car  à  chaque  instant  ils  répètent 
qu'ils  ont  la  preuve  de  ce  qu'ils  disent  et  qu'ils  s'aperçoivent  bien 
qu'on  les  empoisonne.  C'est  précisément  ce  qui  se  retrouve  dans 
l'ivresse  du  hachich.  Chaque  sensation  fait  aussitôt  naître  une  pensée 
folle,  ou  plutôt  un  millier  de  pensées  folles.  Il  semble  alors  vérita- 
blement qu'un  voile  se  déchire,  et  qu'il  nous  soit,  par  cette  précieuse 
substance,  accordé  le  don  d'assister  au  travail  même  de  l'intelli- 
gence. Cet  enfantement  mystérieux  et  silencieux  qui  à  l'état  normal 
produit  nos  pensées  et  nos  jugemens  n'a  plus  ni  mystère  ni  silence  : 
on  voit  comuient  tout  se  relie  et  tout  s'enchaîne,  on  est  témoin  de 
l'éclosion  de  ses  idées;  malheureusement  on  n'en  est  plus  le  maître, 
et  on  est  forcé  de  les  suivre  dans  leur  course  désordonnée.  Aussi  les 
trois  états  de  rêve,  de  folie  et  d'intoxication  par  le  hachich  sont-ils 
tellement  analogues  qu'on  ne  peut  établir  entre  eux  de  différence 
essentielle.  Les  impressions  extérieures  deviennent  toutes- puis- 
santes, et  l'intelligence  est  soumise  sans  frein  à  l'excitation  des 
sens.  Il  est  très  certain  que  dans  l'état  ue  veille  les  excitations  ex- 
térieures transforment  certaines  idées  et  en  éveillent  d'autres  ; 
mais  nous  n'en  n'avons  conscience  qu'autant  que  nous  y  consen- 
tons :  l'attention  et  la  volonté  couvrent  d'un  voile  épais  tout  ce  tra- 
vail inconscient,  et,  au  milieu  de  l'activité  confuse  des  opérations 
intellectuelles,  l'intelligence  ne  voit  que  ce  qu'elle  veut  voir. 

Ce  qui  distingue  l'ivresse  du  hachich  de  celles  de  l'alcool  et  du 
chloroforme,  c'est  que  la  mémoire  reste  intacte.  On  se  souvient  avec 
une  exactitude  étonnante  de  tout  ce  qu'on  a  vu,  fait  et  dit.  Cepen- 
dant, si  la  dose  de  poison  est  plus  forte,  la  perte  de  mémoire  est 


LES    POISONS    DE   l'iNTELLIGENCE.  187 

complète;  alors  aussi  il  y  a  délire,  et  délire  furieux.  A  cette  dose, 
le  hachich  a  ses  dangers,  quoique  je  ne  croie  pas  qu'un  seul  cas  de 
mort  ait  été  signalé  en  Europe.  Cependant  on  a  vu  dans  quelques  cir- 
constances le  délire  persister  pendant  plusieurs  jours  et  prendre  des 
proportions  inquiétantes.  Comme  d'ailleurs,  quand  on  prend  du  ha- 
chich, on  ne  sait  jamais  précisément  quelle  dose  de  substance  vrai- 
ment active  on  absorbera,  il  est  prudent  de  se  faire  surveiller  par 
quelqu'un  qui  doit  conserver  toute  sa  raison,  et  il  en  aura  besoin 
pour  empêcher  ses  amis  de  se  jeter  par  la  fenêtre,  car  on  se  sent 
si  léger  et  si  alerte  qu'on  croit  volontiers  posséder  des  ailes,  et  on 
serait  victime  de  cette  illusion.  Outre  cette  forme  de  délire  qui  est 
assez  commune,  il  en  est  encore  beaucoup  d'autres  aussi  bizarres 
qu'on  peuL  l'imaginer  et  pouvant,  à  un  moment  donné,  entraîner  de 
graves  conséquences. 

En  Orient,  le  hachich  est  d'un  usage  très  général.  Presque  tou- 
jours on  le  fume  dans  de  grandes  pipes  qui  passent  à  la  ronde.  La 
fumée  en  est  fort  agréable,  et  exhale  une  odeur  aromatique  parti- 
culière. Lorsqu'au  Caire  ou  à  Damas  on  entre  dans  certains  cafés 
arabes,  on  sent  cette  odeur  pénétrante  qui  prend  à  la  gorge,  et  qui 
enivre  doucement  même  ceux  qui  ne  fument  pas.  A  cette  faible 
dose,  le  hachich  procure  une  sorte  de  somnolence,  pendant  la- 
quelle les  objets  extérieurs  prennent  des  aspects  fantastiques,  et 
passent  comme  un  rêve  devant  l'intelligence  engourdie.  La  musi- 
que monotone  et  nasillarde  berce  doucement  dans  ce  sommeil.  Aux 
murs  sont  figurées  grossièrement  des  formes  bizarres,  bleues  ou 
rouges,  de  chatiieaux,  de  bonshommes  grotesques,  de  karagheuz^ 
ou  même  simplement  des  lignes,  des  carrés,  des  triangles  entre- 
croisés. Pour  les  fumeurs,  ces  dessins  rudimentaires  éveillent  des 
illusions  délicieuses,  et  ils  se  croient  transportés  dans  le  paradis  de 
Mahomet  :  cependant,  pour  charmer  par  des  contes  l'oisiveté  des 
assistans,  un  chanteur  psalmodie  un  long  récit,  moitié  religieux, 
moitié  héroïque  ;  ce  récit  est  composé  de  couplets,  et  entie  chaque 
couplet,  la  musique  recommence  son  rhythme  interminable.  Par- 
fois un  des  fumeurs  se  lève  en  titubant,  et,  en  hurlant,  s'extasie 
sur  un  objet  fantastique  qu'il  vient  d'apercevoir  dans  son  ivresse, 
et  exalte  le  bonheur  de  l'ivresse  par  le  hachich.  Tous  les  autres 
S3  mettent  alors  à  rire  bruyamment,  et  aussitôt,  avec  ce  pro- 
fond sentiment  religieux  qui  n'abandonne  jamais  les  Orientaux,  et 
qui  est  inconnu  chez  nous  :  Qu'Allah  soit  avec  toi!  Louange  à 
Allah!  disent-ils  à  celui  qui  a  parié.  Souvent  le  chanteur,  désireux 
de  partager  le  bienfait  commun,  demande  à  fumer  à  son  tour;  on 
lui  passe  la  bienheureuse  pipe,  et  c'est  avec  délices  qu'il  en  aspire 
quelques  bouffées  :  parfois  même,  pour  égayer  l'assistance,  il  fait, 
en  fumant  ainsi,  des  gestes  grotesques  dont  se  pâment  d'aise  tous 


188  ,  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

les  fumeurs:  puis  le  chant  recommence,  toujours  entrecoupé  de  mu- 
sique, sans  que  ni  le  chant,  ni  la  musique,  ni  le  hachich  ne  parais- 
sent lasser  personne.  Jamais  je  n'oublierai  ce  spectacle,  qui,  dans 
un  coin  obscur  des  bazars  tumultueux  de  Damas,  à  la  lueur  d'une 
lampe  fumeuse,  au  son  du  tambourin  et  de  la  guitare  à  trois  cordes, 
m'a  fait  comprendre  un  des  côtés  de  l'Orient. 

II. 

On  pourrait  presque  dire  que  l'opium  est  au  hachich  ce  que 
l'Océan  est  à  la  Méditerranée.  Le  hachich  n'est  guère  connu  que 
sur  la  côte  syrienne  et  dans  la  Basse-Egypte,  tandis  que  sur  les 
immenses  rivages  du  Pacifique  et  des  mers  de  Chine,  le  com- 
merce de  l'opium  a  pris  une  extension  effrayante.  Ce  qui  nous 
importe  plus  encore,  à  nous  Européens,  c'est  que  l'opium  est 
de  tous  les  médicamens  le  plus  précieux  et  le  plus  employé,  et 
que,  suivant  la  parole  du  vieux  Sydenham,  si  on  ne  possédait  l'o- 
pium, il  faudrait  renoncer  à  la  médecine.  Sans  vouloir  entrepren- 
dre l'étude  complète  de  cette  substance,  nous  allons  rapidement 
en  décrire  les  effets  sur  le  système  nerveux. 

L'opium  est  le  suc  du  pavot,  et  comme  il  y  a  plusieurs  variétés 
de  pavot,  il  y  a  aussi  plusieurs  variétés  d'opium;  mais  c'est  tou- 
jours de  la  même  manière  qu'on  le  récolte.  En  Egypte,  en  Syrie 
ou  dans  l'Inde,  les  trois  pays  où  se  fait  la  culture  de  l'opium,  on 
pratique  des  incisions  demi-circulaires  multiples  à  la  capsule  du 
pavot,  et  on  recueille  avec  soin  le  suc  qui  s'en  écoule.  Ce  suc,  des- 
séché au  soleil ,  noircit ,  s'épaissit ,  et  prend  la  forme  d'une  pâte 
brune,  consistante,  qui  est  l'opium.  Ce  que  l'on  appelle  le  laudanum 
est  une  solution  de  cet  opium  dans  un  vin  composé.  Aussi  les  pro- 
priétés du  laudanum  et  de  l'opium  sont-elles  semblables.  On  doit 
les  considérer  comme  un  mélange  de  plusieurs  corps  ayant  des  pro- 
priétés analogues,  mais  non  identiques.  Depuis  Derosne  (180/i)  et 
Robiquet  (1817),  qui  ont  isolé  les  premiers  la  narcotine  et  la  mor- 
phine, les  chimistes  ont  étudié  avec  le  plus  grand  soin  les  diffé- 
rens  composés  chimiques  mélangés  dans  l'opium.  C'est  ainsi  qu'on 
a  découvert  la  codéine,  la  narcéine,  la  thébaïne,  la  papavérine,  et 
d'autres  substances  encore,  qui  sont  toutes  des  bases,  c'est-à-dire 
des  corps  capables  de  s'unir  à  des  acides  pour  former  des  sels  cris- 
tallisables,  et  qui,  au  point  de  vue  chimique,  sont  probablement 
des  ammoniaques  composées  extrêmement  complexes. 

Ces  différentes  bases  n'agissent  pas  sur  les  fonctions  organiques 
de  la  même  manière.  Ainsi  la  puissance  soporifique  de  la  narcotine 
est  presque  nulle;  on  peut  ingérer  jusqu'à  2  grammes  de  cette  sub- 
stance sans  en   éprouver  d'effets  sensibles,    tandis  qu'un   centi- 


LES    POISONS    DE    l'iNTELLIGENCE.  189 

gramme  de  morphine,  c'est-à-dire  une  dose  deux  cents  fois  plus 
faible,  agit  d'une  manière  très  suffisante  pour  provoquer  des  effets 
thérapeutiques  ou  physiologiques.  La  thébaïne  ne  donne  pas  le 
sommeil  et  excite  chez  les  animaux  des  convulsions  ressemblant  à 
celles  de  la  strychnine,  tandis  que  la  morphine,  à  dose  égale,  produit 
un  sommeil  comateux  profond.  Un  autre  point  non  moins  remar- 
quable dans  cette  action  des  alcaloïdes  de  l'opium,  c'est  que  sur 
l'homme  ils  n'agissent  pas  de  la  même  manière  que  sur  les  ani- 
maux ;  c'est  un  fait  très  intéressant  que  Claude  Bernard  a  mis  en 
lumière.  Ainsi  l'homme  est  particulièrement  sensible  à  l'action  de 
la  morphine,  tandis  que  la  thébaïne  agit  à  peine  sur  son  système 
nerveux  :  au  contraire  les  animaux  ne  ressentent  qu'à  très  forte 
dose  les  effets  de  la  morphine,  tandis  que  la  thébaïne  est  pour  eux 
un  poison  violent;  "2  grammes  de  morphine  ne  font  pas  mourir  un 
chien,  que  10  centigrammes  de  thébaïne  tueraient  infailliblement. 
On  pourrait  presque  faire  l'expérience  inverse  sur  l'homme;  10  cen- 
tigrammes de  morphine  ingérés  et  absorbés  rapidement  seraient 
probablement  mortels,  tandis  que  2  grammes  de  thébaïne  auraient 
une  action  moins  redoutable.  En  physiologie  générale,  cette  diffé- 
rence de  résistance  aux  agens  toxiques  est  encore  inexplicable.  On 
sait  que  la  belladone  et  l'atropine,  qui  est  la  substance  active  con- 
tenue dans  cette  plante,  sont  pour  l'homme  un  poison  terrible; 
tandis  que  le  lapin  y  est  presque  réfractaire.  La  même  dose  d'atro- 
pine qui  tuerait  dix  personnes  robustes  est  à  peine  suffisante  pour 
tuer  un  lapin.  Pour  la  morphine,  cette  différence  est  loin  d'être 
aussi  marquée;  cependant  il  y  a  antagonisme  entre  l'homme  et  les 
animaux,  en  sorte  que  la  morphine  agit  surtout  sur  l'homme.  Si 
donc  nous  nous  occupons  surtout  de  la  morphine,  c'est  qu'elle  est, 
pour  l'homme,  la  principale  et  la  plus  énergique  substance  conte- 
nue dans  l'opium  :  aussi  décrire  les  effets  de  la  morphine,  c'est 
presque  décrire  les  effets  de  l'opium,  la  codéine  et  la  thébaïne  étant 
peu  abondantes  et  moins  actives.  De  fait,  dans  la  pratique  médi- 
cale, on  prescrit  presque  indifféremment  la  morphine  et  l'opium  : 
aussi  peut-on  les  comprendre  dans  une  description  commune. 

Quand,  dans  le  Malade  imaginaire,  on  demande  au  bonhomme 
Argan,  affublé  d'un  bonnet  et  d'une  robe,  pourquoi  l'opium  fait 
dormir,  Argan  répond  naïvement  :  Quia  habet  jrroprietalem  dor- 
mitivam.  Aujourd'hui  on  est  devenu  plus  exigeant,  et,  comme  on 
cherche  à  connaître  la  raison  des  phénomènes,  on  a  essayé  de 
trouver  la  raison  de  la  propriété  dormitive  de  l'opium  dans  l'état  de 
la  circulation  cérébrale.  Il  n'est  pas  certain  qu'on  ait  encore  trouvé 
la  vraie  cause,  mais  n'est-ce  pas  déjà  beaucoup  que  de  chercher,  et 
le  doute  n'est-il  pas  le  premier  pas  de  la  science? 
Chacun  sait  qu'il  y  a  dans  le  cerveau  une  infinité  d'artères  et  de 


190  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

veines,  et  de  vaisseaux  plus  petits  dits  capillaires,  qui  portent  à  la 
substance  nerveuse  le  sang  envoyé  par  le  cœur.  Ces  vaisseaux  ne 
sont  pas  des  tubes  inertes;  ils  ont  leur  activité  propre,  leur  autono- 
mie pour  ainsi  dire,  en  sorte  qu'à  certains  momens  ils  se  dilatent, 
et  à  d'autres  momens  se  rétrécissent.  Lorsqu'on  fait  à  un  chien  ou 
à  un  lapin  l'opération  qu'autrefois  on  faisait  si  souvent  sur  l'homme 
et  qu'on  appelle  le  trépan,  on  voit  la  masse  cérébrale  à  nu  et  sil- 
lonnée par  de  nombreux  vaisseaux  ;  mais,  selon  le  diamètre  de  ces 
vaisseaux,  l'aspect  du  cerveau  est  tout  diiTérent;  tantôt  il  est  vio- 
lacé, boursouflé,  parcouru  par  des  vaisseaux  très  gros  qui  le  recou- 
vrent en  tous  sens  :  c'est  la  congestion  du  cerveau.  Tantôt  au  con- 
traire il  est  pâle,  affaissé,  revenu  sur  lui-mênae  :  c'est  à  peine  si  on 
y  peut  distinguer  de  petits  ramuscules  sanguins;  c'est  la  privation 
de  sang  ou  l'anémie  du  cerveau.  Or,  par  suite  de  dispositions  ana- 
tomiques  spéciales,  il  se  trouve  que  la  circulation  de  l'œil  est  l'image 
de  la  circulation  cérébrale,  de  sorte  que,  quand  le  cerveau  est  con- 
gestionné, l'œil  est  congestionné  aussi  et  réciproquement.  On  com- 
prendra sans  peine  qu'il  est  bien  'plus  facile  de  savoir  si  l'œil  est 
congestionné  que  d'ouvrir  le  crâne  pour  aller  reconnaître  l'état  de 
la  circulation  cérébrale.  Il  y  a  d'ailleurs  un  moyen  facile  de  juger 
de  l'état  des  vaisseaux  de  l'œil.  Cette  ouverture  circulaire  et  con- 
tractile de  l'iris,  qu'on  nomme  la  pupille,  qui  se  rétrécit  à  la  lu- 
mière et  se  dilate  dans  l'ombre,  est  toujours  rétrécie  quand  le  cer- 
veau est  congestionné,  et  toujours  dilatée  quand  le  cerveau  est 
anémié,  pourvu  qu'on  ne  se  place  ni  à  une  lumière  éblouissante  ni 
dans  une  obscurité  trop  profonde.  On  a  donc  songé  que,  puisque 
dans  le  sommeil  normal  comme  dans  le  somiiieil  par  l'opium  la  pu- 
pille était  très  rétrécie,  le  cerveau  se  trouvait  congestionné  dans 
l'un  et  l'autre  cas,  et  que  le  sommeil  était  la  conséquence  de  cette 
congestion  cérébrale. 

Malheureusement  cette  théorie  n'est  qu'une  hypothèse,  et  bien 
des  faits  tendent  à  prouver  qu'elle  n'est  pas  exacte.  Plusieurs  phy- 
siologistes anglais,  entre  autres  MM.  Durham  et  Hammond,  ont  cru 
prouver  par  de  nombreuses  expériences  que  pendant  le  sommeil  il  y 
avait  anémie  du  cerveau.  Selon  eux,  on  ne  pourrait  comprendre 
que  l'afïlux  de  sang  dans  un  organe  déterminât  un  repos,  de  cet 
organe,  et  toutes  les  fonctions  physiologiques  doivent  être  ralenties 
par  le  ralentissement  de  la  circulation  sanguine ,  pour  le  cerveau 
aussi  bien  que  pour  tous  les  autres  organes  vasculaires. 

Ainsi,  malgré  bien  des  travaux,  on  n'en  est  pas  arrivé  à  juger 
définitivement  si  l'opium  anémie  ou  congestionne  le  cerveau,  et  on 
n'en  sait  guère  plus  que  ce  qu'en  savait  Argan,  c'est-à-dire  qu'il 
fait  dormir.  Ce  sommeil  n'est  cependant  pas  le  même  que  le  som- 
meil ordinaire,  et  il  en  diffère  par  quelques  points.  Une  demi-heure 


LES    POISONS    DE   L  INTELLIGENCE.  191 

OU  une  heure  environ  après  qu'on  a  pris  de  l'opium,  on  ressent  une 
légère  excitation,  un  sentiment  général  de  vivacité  et  de  satisfac- 
tion, qui  est  bientôt  remplacé  par  une  véritable  somnolence,  et  un 
état  de  rêvasserie  plutôt  que  de  rêve.  On  éprouve  un  certain  plaisir 
à  s'abandonner,  et  on  se  laisse  envahir  par  une  douce  torpeur;  les 
idées  deviennent  des  images^qui  se  succèdent  rapidement,  sans 
qu'on  veuille  faire  d'effort  pour  en  changer  le  cours.  Tant  que  l'in- 
toxication n'est  pas  profonde,  cet  effort  est  encore  possible.  On  sent 
qu'on  va  s'endormir,  mais  que  si  on  voulait  secouer  sa  paresse,  on 
pourrait  triompher  du  sommeil.  Peu  à  peu  cependant  les  jambes 
deviennent  de  plomb,  les  bras  retombent  presque  inertes,  les  pau- 
pières appesanties  ne  peuvent  plus  rester  soulevées.  On  rêve,  on 
divague,  et  néanmoins  on  ne  dort  pas  :  la  conscience  du  monde  ex- 
térieur qui  nous  environne  n'a  pas  disparu.  Les  bruits  du  dehors, 
le  tic-tac  de  la  pendule,  le  roulement  des  voitures,  sont  obscurément 
perçus;  mais  il  semble  que  tous  ces  bruits  nagent  dans  le  brouillard, 
et  qu'une  autre  personne  soit  à  les  entendre.  Le  moi  actif,  conscient, 
volontaire,  n'existe  plus,  et  on  s'imagine  qu'un  autre  individu  est 
venu  le  remplacer.  Peu  à  peu  tout  devient  plus  vague,  les  idées  se 
perdent  dans  une  brume  confuse,  on  est  devenu  tout  immatériel, 
on  ne  sent  plus  son  corps,  on  est  tout  pensée;  cette  pensée  va 
voltigeant  pour  ainsi  dire,  de  plus  en  plus  brillante,  mais  aussi  de 
plus  en  plus  confuse.  Puis  le  monde  extérieur  disparaît;  il  n'y  a 
plus  qu'un  monde  intérieur,  quelquefois  tumultueux,  délirant  et 
provoquant  une  agitation  fébrile,  quelquefois  au  contraire,  et  le  plus 
souvent,  calme  et  tranquille,  s'abîmant  dans  un  délicieux  som- 
meil. Ce  qui  fait  le  charme  de  ce  sommeil,  c'est  qu'on  se  sent  dor- 
mir. C'est  un  sommeil  intelligent  et  qui  se  comprend  lui-même. 
Aussi  les  heures  passent-elles  avec  une  merveilleuse  rapidité.  Le 
matin  surtout,  à  cette  heure  où  l'opium  paraît  avoir  épuisé  son  ac- 
tion, tandis  qu'en  réalité  il  a  conservé  toute  sa  force,  le  sommeil  a 
un  charme  incomparable.  L'intelligence,  dégagée  de  tout  lien  ter- 
restre, semble  régner  dans  un  monde  d'idées  tranquilles  et  sereines. 
C'est  là  une  ivresse  toute  psychique,  bien  supérieure  à  celle  de 
l'alcool  et  à  celle  du  hachich,  car,  si  le  hachich  donne  pour  quelques 
heures  la  folie,  l'opium  donne  le  sommeil,  et  il  n'y  a  pas  de  bien- 
fait comparable  à  celui-là. 

Il  faut  avoir  souffert  de  l'insomnie  pour  apprécier  l'opium  ce 
qu'il  vaut.  Entendre  successivement  passer  toutes  les  minutes  de  la 
nuit  au  milieu  d'un  silence  écrasant,  se  retourner  sur  sa  couche, 
ébaucher  des  idées  confuses  sans  pouvoir  en  approfondir  une  seule, 
lutter  contre  une  agitation  invincible  que  la  lutte  ne  fait  qu'ac- 
croître, est  un  supplice  que  l'on  ne  peut  comprendre  si  on  ne  l'a 
éprouvé.  Macbeth  s'en  rendait  bien  compte,  quand,  après  avoir  as- 


192  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sassiné  Duncan,  il  s'effrayait  de  l'insomnie  que  le  remords  allait 
lui  donner.  «  Ne  dormez  plus,  lui  disait  la  conscience  de  son  crime, 
Macbeth  assassine  le  sommeil,  l'innocent  sommeil,  le  sommeil  qui 
débrouille  l'écheveau  confus  de  nos  soucis,  le  sommeil,  mort  de  la 
vie  de  chaque  jour,  bain  accordé  à  l'âpre  travail,  baume  des  âmes 
blessées,  loi  tutélaire  de  la  nature,  l'aliment  principal  du  salutaire 
festin  de  la  vie...  »  Avec  l'opium,  l'insomnie  n'est  plus  à  craindre; 
au  bout  d'une  heure,  deux  heures  tout  au  plus,  l'agitation  doulou- 
reuse fait  place  à  une  excitation  confuse  qui  devient  elle-même  cette 
somnolence  lucide  dont  nous  avons  parlé.  La  douleur  physique 
n'existe  plus  :  les  cruelles  névralgies,  les  plaies  douloureuses,  les 
spasmes  ou  les  contractures  des  muscles,  l'anxiété  fébrile  de  cer- 
taines maladies  générales,  les  souffrances  morales  et  physiques 
de  l'alcoolisme,  peuvent  toutes  être  victorieusement  combattues 
par  l'opium.  S'il  est  vrai  que  le  rôle  du  médecin  soit  surtout  de 
combattre  la  douleur,  l'opium  est  une  arme  toute-puissante.  Com- 
bien de  fois,  pour  guérir,  l'art  n'est-il  pas  vaincu?  Devant  un 
phthisique,  devant  un  cancéreux,  qu'y  a-t-il  à  faire?  Nul  ne  pourra 
espérer  triompher  du  mal  ou  même  entraver  ses  progrès;  mais  au 
moins,  grâce  à  l'opium,  on  pourra  donner,  à  ce  malheureux  qui 
souffre  et  qui  va  mourir,  des  nuits  calmes  et  douces  pendant  les- 
quelles il  oubliera  ses  souffrances.  Aussi  la  médecine,  qui  dispose 
du  chloroforme  pour  les  opérations  et  de  l'opium  pour  les  maladies, 
est  si  puissante  contre  toutes  sortes  de  douleurs,  que  l'on  pourrait 
presque  dire  qu'on  ne  souffre  plus  que  parce  qu'on  y  consent. 

C'est  ainsi  que  l'opium,  poison  de  l'intelligence,  est  aussi  un  des 
modificateurs  les  plus  énergiques  de  la  sensibilité.  On  ne  sait  guère 
si  c'est  par  une  action  sur  le  nerf  qui  transmet  l'excitation  ou  sur 
le  cerveau  qui  la  perçoit;  mais,  sans  même  procurer  le  sommeil,  il 
a  cette  merveilleuse  propriété  de  calmer  l'excitabilité  des  nerfs  et 
cet  accroissement  maladif  de  la  sensibilité  que  les  médecins  ont 
nommé  hypéresthésie.  On  a  remarqué  que  lorsqu'il  calmait  l'hypé- 
resthésie,  il  ne  procurait  pas  le  sommeil,  en  sorte  qu'il  semble  épui- 
ser toute  sa  puissance  contre  la  douleur  et  qu'il  ne  lui  en  reste  plus 
assez  pour  donner  le  repos.  Chez  les  personnes  qui  souffrent  de  né- 
vralgies rebelles,  l'opium  apaise  les  souffrances,  et  il  faudrait  une 
dose  plus  forte  pour  amener  le  sommeil.  Néanmoins  n'est-ce  pas 
assez  que  d'avoir  calmé  l'irritabilité  d'un  nerf  malade?  Certains  indi- 
vidus sont  arrivés  à  ne  plus  pouvoir  se  passer  d'opium,  et  ils  pour- 
raient en  prendre  des  quantités  formidables  sans  en  ressentir  l'ac- 
tion. C'est  qu'en  effet  l'opium  est  en  cela  tout  différent  de  l'alcool. 
L'alcool  accumule  ses  effets  sur  le  même  individu  :  plus  on  a  l'habi- 
tude de  boire,  plus  l'ivresse  survient  vite.  On  ne  s'accoutume  pas  à 
l'ivresse  du  vin;  on  s'accoutume  à  celle  de  l'opium,  et  c'est  ainsi 


LES    POISONS    DE    L'imELLlGEiNCE.  193 

qu'on  a  vu  des  malheureux  abuser  de  cette  substance  au  point  qu'ils 
buvaient  par  jour  jusqu'à  un  litre  de  ce  laudanum,  dont  vingt 
gouttes  constiiuent  déjà  une  dose  médicamenteuse  très  suffisante. 
Quand  on  en  est  arrivé  à  ce  degré  d'intoxication,  l'opium  est  de- 
venu un  stimulant  nécessaire  :  on  ne  peut  plus  s'en  passer,  et  on 
est  aussi  malade  par  l'absence  de  laudanum  que  par  un  excès  de  ce 
poison.  J'ai  vu  des  malades  à  qui  on  faisait  chaque  jour  des  injec- 
tions sous-cutanées  de  morphine,  et  qui  avaient  lini  par  supporter 
très  bien  jusqu'à  un  gramme  de  morphine  par  jour.  Si  par  hasard 
on  diminuait  la  dose,  et  à  plus  forte  raison  si  on  oubliait  de  leur 
faire  l'injection,  ils  étaient  pris  d'accidens  graves  qu'il  était  facile 
de  rapporter  à  leur  véritable  cause,  l'absence  du  stimulant  dont  leur 
organisme  avait  pris  l'habitude. 

En  Chine,  l'opium  est  devenu  un  des  besoins  de  la  population, 
comme  en  Europe  l'alcool  et  le  tabac.  La  consommation  de  l'opium 
ne  date  pas  de  bien  longtemps,  et  c'est  peut-être  la  seule  innova- 
tion que  la  Chine  ait  acceptée  de  l'Occident  :  il  n'y  a  pas  lieu  de  l'en 
féliciter.  îl  ne  faut  pas  non  plus  féliciter  les  Anglais  qui  cherchent  par 
toute  sorte  de  moyens  à  propager  une  habitude  qui  leur  est  aussi 
lucrative  qu'elle  est  funeste  aux  Chinois.  Voici  des  chilfres  montrant 
la  progression  constante  qu'a  suivie  le  commerce  de  l'opium  :  en 
1798,  300  tonnes  de  1,000  kilogrammes;  en  18(53,  3,000  tonnes;  en 
1866,  3,903  tonnes,  et  dans  les  dix  dernières  années  la  consom- 
mation a  encore  grandi  dans  de  plus  fortes  proportions.  Tout  cet 
opium  vient  de  l'Inde,  et  les  fonctionnaires  comme  les  négocians 
des  Indes  réahsent  des  bénéfices  de  plus  en  plus  considérables,  à 
mesure  que  l'usage  de  l'opium  se  répand. 

Il  y  a  des  mangeurs,  mais  surtout  des  fumeurs  d'opium.  On  met 
l'extrait  d'opium  dans  une  pipe  à  long  tuyau;  en  brûlant,  l'opium 
se  boursoufle,  adhère  aux  bords  de  la  pipe,  et  il  faut  à  chaque  in- 
stant introduire  une  aiguille  dans  la  pipe  même  pour  permettre  le 
passage  de  l'air.  De  plus,  comme  l'opium  ne  brûle  pas  facilement,  il 
faut  avoir  constamment  une  flamme  à  sa  portée,  celle  d'ttne  bougie 
ou  d'une  lampe  par  exemple,  qui  sert  à  empêcher  la  pipe  de  s'é- 
teindre. 

Le  nombre  des  fumeurs  d'opium  est  considérable  ;  mais  ceux 
qui  en  abusent  sont  loin  d'être  les  plus  nombreux.  Les  plus  riches 
mandarins,  les  commerçans  les  plus  intelligens,  fumenT;  l'opium 
comme  les  derniers  des  coulies;  c'est  un  plaisir  analogue  au  plai- 
sir du  tabac  chez  nous,  et  qui  ne  fait  guère  plus  de  ravages,  au 
moins  pariui  la  classe  aisée;  mais  dans  le  peuple  il  n'en  est  pas 
ainsi.  11  y  a  des  éiablissemens  spécialement  consacrés  à  l'opium, 
des  sortes  de  fumoirs  où,  moyennant  une  somme  modique,  on 

TOME  XX.  —  1877.  13 


19Zi  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

peut  satisfaire  cette  passion.  Il  est  rare  qu'un  fumeur  en  parte 
avant  d'être  complètement  étourdi,  de  mèiue  qu'un  ivrogne  ne 
quitte  le  cabaret  que  lorsqu'il  est  ivre.  Certes,  compris  ainsi,  l'o- 
pium est  un  poison  dangereux,  et,  au  dire  de  tous  les  voyageurs, 
les  malheureux  qui  font  journellement  ces  excès  tombent  bientôt 
dans  une  effrayante  dégradation  morale  et  physique.  Pâles,  hâves, 
décharnés,  se  traînant  à  peine,  ils  ne  retrouvent  un  peu  d'énergie 
que  si  une  nouvelle  dose  de  poison  leur  rend  une  stimulation  fac- 
tice. Cependant  il  est  très  probable  qu'on  a  exagéré  les  effets  fu- 
nestes de  l'opium  :  le  nombre  de  ceux  qui  meurent  de  cet  abus  est 
peu  considérable;  beaucoup  de  personnes  fumant  l'opium,  et  en 
fumant  des  quantités  notables,  conservent  l'intégrité  de  leurs  facul- 
tés intellectuelles.  11  est  vrai  que  les  fonctions  digestives  restent 
rarement  intactes.  La  dyspepsie  et  un  amaigrissement  général  sont 
la  conséquence  de  cette  fâcheuse  coutume;  mais,  quoi  qu'il  en  goit, 
la  Chine  n'est  pas  encore  sur  le  point  de  périr,  et  si  elle  est  en  dé- 
cadence, ce  n'est  pas  l'opium  qu'on  doit  en  accuser. 

L'opium  a  un  antidote;  de  même  qu'on  peut  donner  le  sommeil, 
on  peut  aussi  donner  l'insomnie,  et  c'est  un  autre  poison  intellec- 
tuel dont  les  effets  sont  diamétralement  opposés  au  premier  :  je 
veux  parler  du  café.  Le  café  a  eu  une  fortune  rapide,  puisqu'il  y  a 
un  siècle  il  était  à  peu  près  ignoré;  aussi,  comme  tous  les  parve- 
nus, compte-t-il  des  détracteurs  et  des  partisans;  mais  ses  parti- 
sans l'emportent,  et  il  n'est  guère  de  boisson  plus  répandue. 

Tout  le  monde  a  pu  juger  des  effets  du  café  ;  à  certaines  per- 
sonnes il  donne  une  excitation  nécessaire  au  travail  intellectuel. 
Chez  d'autres  cette  excitation  se  traduit  par  une  insomnie  cruelle, 
en  sorte  que  pour  eux  le  café  est  un  véritable  poison  qui  les  prive 
du  plus  précieux  des  biens.  Pour  peu  qu'on  en  ait  pris  une  dose  un 
peu  forte,  il  amène  une  agitation  et  une  anxiété  des  plus  pénibles, 
une  sorte  de  fièvre  d'activité,  toute  différente  de  l'activité  pares- 
seuse de  l'opium,  dans  laquelle  la  volonté  semble  endormie  et  assis- 
ter paisiblement  aux  ébats  de  l'imagination.  Avec  le  café,  l'imagina- 
tion est  à  peine  excitée,  au  contraire  la  volonté  paraît  l'être.  On  veut 
aller  vite,  on  ne  peut  achever  tranquillement  la  lecture  qu'on  a  en- 
treprise, on  ne  tient  pas  en  place.  Si  je  ne  craignais  de  paraître 
céder  au  plaisir  de  justifier  une  théorie,  je  dirais  que  les  facultés 
volontaires  et  conscientes  semblent  surexcitées;  il  y  a  comme  un 
effort  perpétuel  de  l'attention  et  de  la  mémoire,  tandis  qu'avec  l'al- 
cool, le  hachich  et  l'opium,  il  y  a  comme  un  assoupissement  de  l'at- 
tention. Le  café  donne  donc  une  véritable  ivresse  qui  fatigue  beau- 
coup plus  que  l'ivresse  somnolente  de  l'opium,  mais  elle  conduit  au 
même  résultat.  En  voulant  trop  faire,  l'intelligence  fait  moins;  à 


LES   POISONS   DE   L'INTELLIGENCE.  195 

force  d'être  excitée,  la  volonté  se  nuit  à  elle-mêQie,  et  ce  parfait 
équilibre  des  facultés  intellectuelles  est  rompu  aussi  bien  par  l'ex- 
cès que  par  le  défaut  de  volonté. 

On  dit  généralement  que  le  café  produit  l'anémie  du  cerveau, 
tandis  que  l'opium  et  l'alcool  am.ènent  la  congestion  de  cet  organe; 
mais  cette  théorie  physiologique  est  loin  d'être  fondée  sur  des  bases 
indiscutables,  et  de  nouvelles  observations  sont  nécessaires.  Cepen- 
dant on  connaît  très  exactement  le  rôle  du  café  dans  la  nutrition  gé- 
nérale :  il  ralentit  les  combustions  organiques,  en  sorte  que  c'est  un 
aliment  d'épargne,  ainsi  qu'on  l'a  dit  avec  justesse.  En  elfet,  à  l'état 
normal,  il  se  passe  dans  l'intimité  de  nos  tissus  une  infinité  d'actions 
chimiques  dont  le  résultat  final  est  la  production  de  chaleur  et  la 
mise  en  liberté  d'acide  carbonique.  Cet  acide  carbonique  passe  dans 
le  sang  veineux,  et  le  sang  veineux,  arrivant  au  poumon,  se  débar- 
rasse de  tout  l'acide  carbonique  qu'il  contenait.  La  quantité  d'acide 
carbonique  est  donc,  jusqu'à  un  certain  point,  l'expression  de  l'ac- 
tivité nutritive.  Or  avec  le  café,  sans  que  les  forces  aient  diminué, 
sans  qu'il  soit  nécessaire  de  respirer  plus  d'oxygène,  ou  de  consom- 
mer plus  d'alimens,  la  quantité  d'acide  carbonique  diminue,  et  les 
forces  ne  se  trouvent  pas  amoindries.  £)n  cite  toujours  à  ce  propos 
le  fait  de  ces  mineurs  de  Belgique  qui  peuvent  faire  un  travail  con- 
sidérable presque  sans  prendre  d'alimens,  soutenus  seulement  par 
l'absorption  d'une  grande  quantité  de  café.  C'est  donc  un  aliment 
modérateur  de  la  nutrition,  puisqu'il  diminue  l'activité  des  renou- 
vellemens  chimiques  iocessans  qui  s'eiïectuent  dans  la  trame  de 
tous  nos  tissus.  On  pourrait  encore  citer  d'autres  substances  analo- 
gues au  café  sous  ce  point  de  vue,  notamment  le  thé  et  le  coca.  Il 
est  probable  que  la  caféine,  la  théine  et  la  cocaïne,  qui  sont  les  prin- 
cipes actifs  de  ces  alimens,  ont  entre  elles  une  analogie  à  la  fois 
chimique  et  physiologique,  et  que  leurs  elîets  sur  les  fonctions 
intellectuelles  sont  à  peu  près  identiques. 

Peut-être  est-il  encore  d'autres  poisons  de  l'intelligence,  notam- 
ment la  belladone  et  le  tabac;  mais  les  principes  actifs  contenus 
dans  ces  plantes,  l'atropine  et  la  nicotine,  agissent  surtout  sur  la 
fibre  musculaire,  et  leur  action  sur  les  fonctions  cérébrales  semble 
être  consécutive  à  l'action  qu'elles  exercent  sur  les  fonctions  de  la 
moelle  épinière. 

Après  avoir  étudié  isolément  l'action  de  l'alcool,  du  chloroforme, 
du  hachich,  de  l'opium  et  du  café,  il  nous  sera  facile  de  résumer 
l'histoire  des  troubles  que  ces  substances  produisent  dans  les  fonc- 
tions intellectuelles.  De  môme  que  l'étude  des  troubles  fonction- 
nels de  la  moelle  épinière,  sous  l'influence  de  la  strychnine,  du 


19(5  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

bromure  de  potassium  ou  de  l'atropine,  nous  donne  de  précieux  en- 
seignemens  sur  les  fondions  normales  de  cet  organe,  de  même  l'a- 
nalyse des  troubles  fonciiotinels  de  l'intelligence  empoisonnée  par 
des  substances  qui  la  pervertissent  peut  nous  fournir  sur  le  méca- 
nisme de  l'intelligence  saine  quelques  notions  incontestables. 

"Le  fait  essentiel  et  que  nous  avons  cherché  à  mettre  en  pleine 
lumière,  c'est  que  l'intelligence  est  toujours  altt'rée  dans  le  mènic 
sens.  Les  facultés  volontaires  et  conscientes  se  paralysent;  les  fa- 
cultés Imaginatives  et  conceptives  s'exaltent.  De  là  une  certaine 
dualité  dans  le  moi.  Il  y  a  le  moi  qui  conçoit,  il  y  a  le  moi  qui  di- 
rige les  idées.  Quand  la  direction  manque,  le  désordre  dans  la 
conception  est  inévitable,  et  les  illusions,  les  hallucinations  en 
sont  la  conséquence  nécessaire  :  c'est  qu'en  effet  il  y  a  un  certain 
équilibre  dans  les  forces  intellectuelles  qu'il  n'est  pas  bon  de  dé- 
ranger. Une  fois  que  cette  harmonie  n'existe  plus,  l'homnie  est  livré 
sans  frein  à  une  activité  céiébrale  désordonnée,  qui  ne  lui  permet 
plus  ni  travail,  ni  modération,  ni  réflexion,  et  qui  en  fait,  non  une 
bête  brute,  comme  on  l'a  dit  à  tort,  mais  un  maniaque  et  un  fou. 

Le  langage,  qui  est  l'expression  la  plus  parfaite  des  expériences 
et  des  observations  de  plusieurs  siècles,  dit  que  le  vin  trouble  la 
raison.  C'est  que  la  raison  lî'est  pas  l'imagination.  Avoir  sa  raison, 
c'est  être  en  pleine  possession  de  soi-même,  rectifier  les  concep- 
tions par  les  sensati,ons  extérieures  et  juger  souverainement.  Ce 
moi  qui  juge,  rectifie  et  dirige,  c'est  la  volonté,  c'est  aussi  l'at- 
tention. Cette  volonté  n'est  pas  un  être  fantastique  ni  une  forme  de 
langage,  c'est  quelque  chose  de  réel,  d'actif  et  de  puissant.  Elle  est 
le  résultat  des  habitudes  antérieures,  des  forces  héréditaires  accu- 
mulées sur  le  fils  d'une  longue  série  d'ancêtres  et  des  sensations 
recueillies  de  tous  côtés  pendant  des  années.  Elle  a  un  pouvoir  in- 
discutable :  elle  force  les  idées  à  suivre  une  direction  constante, 
elle  élimine  à  son  gré  les  impressions  du  dehors  et  donne  aux 
conceptions  un  sens  déterminé  dont  elle  est  maîtresse.  Cependant 
il  se  passe  dans  le  cerveau  une  infinité  d'actes  dont  nous  n'avons 
pas  conscience,  et  qui,  grâce  à  elle,  passent  inaperçus  et  ne  viennent 
pas  nous  troubler.  De  même  que  parfois,  dans  une  foule  d'hommes 
se  pressant  autour  de  nous,  il  en  est  un  que  nous  suivons  du  re- 
gard, que  nous  distinguons  de  la  foule,  auquel  nous  parlons,  qui 
nous  répond,  sans  que  nous  prenions  souci  des  autres  qui  nous 
entourent,  de  même,  dans  la  foule  de  nos  pensées,  il  en  est  une 
que  nous  choisissons,  que  nous  approfondissons,  que  nous  étudions 
avec  persévérance,  sans  que  les  autres  pensées,  bruissant  sourde- 
ment autour  de  celle-là,  viennent  nous  en  détourner  et  nous  faire 
oublier  le  but  que  nous  poursuivons. 


LES    POISONS    DE    l'intelligence.  1P7 

Voilà  la  grandeur  de  l'intelligence  humaine;  c'est  que  non-seu- 
lennent  elle  conçoit,  et  conçoit  plus  richement  que  toutes  les  autres 
intelligences,  mais  elle  est  sa  maîtresse  et  sa  souveraine.  Quand, 
par  une  substance  toxique,  on  altère  cette  faculté  de  la  réflexion 
et  de  la  volonté,  on  altère  l'intelligence  dans  ce  qu'elle  a  de  plus 
élevé  et  de  plus  puissant.  Peut-être  serait-on  tenté  de  croire  que 
pour  les  œuvres  d'imagination  l'excitation  des  conceptions  est  sa- 
lutaire, et  de  dire  que  certains  hommes  ne  produisent  que  dans  ces 
conditions;  mais  ce  serait  une  funeste  erreur.  On  a  trop  à  perdre  en 
perdant  le  pouvoir  de  diriger  sa  pensée,  tandis  que  par  l'effort  d'une 
volonté  ferme,  rendue  plus  ferme  encore  par  l'habitude  du  travail 
et  de  la  réflexion,  on  arrive  à  un  résultat  plus  sûr  et  aussi  brillant. 
On  ne  sait  jamais  assez  tout  ce  que  pourrait  l'attention  et  tout  ce 
que  la  volonté  nous  donnerait.  Vouloir,  c'est  pouvoir.  L'attention 
concentrée  sur  une  idée  la  rend  tellement  éclatante,  qu'elle  peut, 
dans  certaines  circonstances  et  chez  certaines  personnes,  la  faire 
apparaître  sous  une  forme  Imaginative  avec  autant  de  splendeur 
que  si  l'intelligence  était  surexcitée  par  l'alcool  ou  l'opium.  Il  n'y 
a  donc  pas  à  l'ivresse  ces  compensations  qu'on  a  essayé  d'y  voir. 
Ce  sont  des  maux  sans  avantages,  et  l'abus  de  ces  poisons  redou- 
tables qui  détruisent  le  corps  et  l'intelligence  doit  être  combattu 
énergiquement  par  tous  ceux  qui  s'intéressent  à  l'avenir  de  l'hu- 
manité. 

Mais  l'homme  n'est  ni  an?e  ni  bête  :  il  doit  garder  sa  volonté 
intacte  et  ne  pas  l'anéantir  par  des  poisons;  mais  il  doit  aussi  res- 
pecter et  cultiver  ces  facultés  inconscientes,  presque  instinctives, 
qui  sont  une  autre  partie  de  lui-même.  Livré  à  sa  seule  raison,  il 
ne  serait  qu'un  être  imparfait,  une  sorte  d'égoïste  ridicule,  isolé 
dans  la  création  et  l'humanité.  La  table  rase  que  les  stoïciens  ont 
voulu  faire  des  passions  humaines  est  une  œuvr'e  qui  n'est  pas  seu- 
lement chimérique,  mais  qui,  si  elle  était  possible,  serait  aussi  fu- 
neste que  l'oubli  de  la  raison.  Les  sentitnens,  les  passions,  tous 
ces  mouvemens  spontanés  de  l'âme,  toutes  ces  facultés  concepiives 
brillantes  qui  dorment  dans  un  coin  de  l'intelligence  et  que  la  vo- 
lonté peut  éveiller,  ne  sont  pas  des  défauts  de  l'organisation  hu- 
maine. La  nature  nous  les  a  imposés,  et,  loin  de  les  subir  avec  ré- 
signation, nous  devons  en  être  fiers,  les  développer  et  les  accroître. 
L'intelligence  parfaite  est  l'équilibre  entre  la  volonté  et  la  passion  : 
il  ne  fauipas  étouffer  l'une  au  profit  de  l'autre;  il  faut  les  respecter 
toutes  deux,  les  fortifier  par  l'habitude  et  la  réflexion,  afin  de  trans- 
mettre à  nos  fils  les  progrès  que  nous  aurons  faits  sur  nous-mêmes. 

Charles  Richet. 


ESQUISSES  DRAMATIQUES 


M.   VICTORIEN    SARDOU. 


De  toutes  les  branches  de  notre  littérature  d'imagination  à  l'heure 
qu'il  est,  la  moins  fertile,  celle  qui  reverdit  avec  le  plus  de  diffi- 
culté, est  à  coup  sûr  le  théâti-e.  Tandis  qîie  le  roman,  presque  en- 
tièrement rajeuni,  s'est  ouvert  des  voies  nouvelles  et  conquis  de 
nouveaux  représentans  pleins  de  sève  et  d'ardeur,  l'art  dramatique, 
plus  stationnaire,  se  contente  d'attester  sa  vitalité  par  quelques 
rares  œuvres  d'éclat  et  quelques  recrues  encore  plus  rares.  Là  du 
moins  les  talens  de  vieille  date  n'ont  pas  à  craindre  d'être  expulsés 
de  leur  renommée  par  les  victoires  des  jeunes  rivaux;  deux  noms 
nouveaux  à  peine  depuis  dix-sept  ans,  il  n'y  a  pas  là  de  quoi  telle- 
ment charger  la  mémoire  des  générations  contemporaines  qu'elle 
en  oublie  les  noms  plus  anciennement  en  possession  de  la  célébrité. 
Ne  nous  hâtons  pas*cependant  de  crier  irop  vite  à  la  décadence,  et 
préférons  à  ce  mot  si  gros  de  tristesses  celui  de  décroissance,  comme 
plus  exact  et  plus  équitable,  car  à  vrai  dire  cette  infertilité  rela- 
tive n'a  rien  qui  nous  étonne,  et  sans  en  chercher  bien  loin  la  rai- 
son, nous  la  trouverons  dans  les  difïicultés  malaisément  surmon- 
tables  que  l'art  dramatique  oppose  aux  téméraires  qui  lui  demandent 
succès  et  profit. 

Ils  seront  toujours  peu  nombreux,  les  heureux  favoris  de  la  na- 
ture qui  sont  capables  de  sortir  victorieux  de  l'incroyable  effort 
intellectuel  qu'exige  la  production  d'une  véritable  œuvre  drama- 
tique; nous  disons  véritable,  parce  qu'on  n'ignore  pas  qu'au  théâtre 
comme  ailleurs,  et  plus  qu'ailleurs  peut-être,  il  existe  des  recettes 
et  des  procédés  par  la  grâce  desquels  on  peut  produire  des  œuvres 
faciles  et  même  capables  de  faire  illusion.  L'inspiration  ne  sufîîtfpas, 
ni  les  idées  heureuses,  ni  l'art  de  la  composition,  il  y  faut  une  in- 


EXQUISSES    DRAMATIQUES.  199 

tensité  de  labeur  et  une  condensation  des  facultés  que  l'on  peut 
estimer  la  plus  grande  violence  que  l'esprit  humain  puisse  accom- 
plir sur  lui-même.  Pensez  un  peu  :  voici  un  personnage  qui  se  pré- 
sente devant  vous,  et  sans  qu'il  s'annonce  ni  s'explique,  il  faut  que 
vous  compreniez  quels  sont  sa  nature,  son  caractère,  sa  situation 
morale  présente,  ses  ressources  pour  lutter  avec  les  difficultés  de  la 
vie  ou  réaliser  ses  espérances;  quant  à  son  histoire  passée,  il  ne 
vous  la  racontera  pas,  et  il  faudra  que  vous  la  deviniez  tout  entière 
par  les  paroles  qui  lui  échappent  comme  par  hasard  ou  par  les  allu- 
sions discrètes  de  ses  interlocuteurs.  Ce  n'est  là  qu'une  première 
difficulté,  et  elle  est  cependant  déjà  si  grande  que  la  plupart  de 
nos  auteurs  en  vogue,  y  compris  celui  qui  fait  l'objet  de  la  présente 
étude,  l'ont  jugée  trop  ardue,  et  qu'à  l'imitation  inconsciente  du 
théâtre  chinois,  ils  ont  pris  le  parti  de  la  tourner  en  permettant  à 
leurs  personnages  de  multiplier  les  longs  récits  explicatifs  et  soi- 
gneusement circonstanciés,  au  risque  de  mettre  le  spectateur  en 
doute  s'il  assiste  à  une  représentation  dramatique,  ou  à  une  lecture 
de  mémoires  autobiographiques  de  l'acteur  qid  parle  devant  lui. 

Ce  personnage,  une  fois  connu,  entre  en  conflit  avec  d'autres  per- 
sonnages qui  tous  ont  demandé  le  mêm.e  effort  d'esprit  que  nous 
venons  de  décrire,  et  il  faut  qu'il  reste  logique  avec  lui-même;  il 
doit  agir,  et  il  faut  qu'aucune  de  ses  actions  ne  démente  le  carac- 
tère sous  lequel  il  s'est  présenté  devant  le  spectateur.  Enfin,  der- 
nière et  suprême  difficulté,  le  théâtre  n'est  qu'action,  et  cependant 
r.auteur  dramatique  n'a  d'autre  moyen  de  produire  l'action  que  la 
parole;  c'est  une  incarnation  continue  où  tout  verbe  doit  devenir 
chair.  Combien  la  tâche  du  romancier  est  plus  aisée  et  combien  ses 
ressources  sont  plus  variées!  Lui  n'a  pas  qu'un  moyen  de  présenter 
et  de  créer  ses  personnages,  il  en  trois  :  le  dialogue,  le  récit,  l'ex- 
plication psychologique.  11  prend  parole  à  volonté,  se  substitue  à 
ses  personnages,  distribue  à  son  gré  la  lumière  et  l'ombre,  suspend 
à  son  gré  le  dialogue  ou  le  récit,  et,  en  un  mot,  se  tient  toujours 
prêt  à  aider  les  enfans  de  son  iinagination  de  toutes  les  ressources 
de  son  esprit.  Il  peut  se  permettre  toutes  les  hardiesses,  car  il  est  là 
pour  éclairer  ce  qui  semblerait  obscur,  et  justifier  ce  qui  paraîtrait 
faux  et  contradictoire;  qu'un  de  ses  personnages  démente  son  carac- 
tère par  une  action  illogique,  il  lui  suffira  pour  le  remettre  d'aplomb 
d'avoir  recours  à  l'analyse;  la  psychologie  est  science  si  commode 
et  d'un  si  complaisant  secours  !  C'est  assez  pour  faire  comprendre 
combien  en  tout  temps  les  auteurs  dramatiques  sérieusement  di- 
gnes de  ce  nom  doivent  être  rares,  et  pourquoi  il  faut  se  garder  de 
tenir  cette  rareté  pour  un  signe  d'affaiblissement  intellectuel,  car, 
si  le  mot  de  l'Écriture  :  «  il  y  aura  beaucoup  d'appelés,  mais  peu 
d'élus,  »  trouve  sa  réalisation  quelque  part  en  ce  monde,  c'est  bien 


200  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

au  théâtre,  dont  les  difficultés  sont  si  grandes  qu'elles  n'ont  vrai- 
ment de  comparables  que  celles  du  salut;  encore  même  peut-on 
dire  qu'elles  sont  plus  grandes.  L'art  dramatique  en  effet  ne  tient 
compte  ni  de  la  bonne  volonté  ni  des  ouvriers  de  la  onzième  heure, 
et  si  quelques  pages  heureuses  ont  souvent  suffi  pour  faire  vivre  un 
litre  insuffisant,  jamais  belle  scène  ou  passage  éloquent  n'a  suffi 
pour  sauver  une  pièce  mal  conçue. 

M.  Victorien  Sardou  est  un  de  ces  élus.  Voici  maintenant  dix-sept 
ans  bien  comptés  qu'il  tient  l'affiche,  comme  on  dit  dans  le  fami- 
lier langage  des  coulisses,  et  le  prodigieux  succès  de  Dora  prouve 
qu'il  n'esi  pas  à  la  veille  de  céder  sa  part  de  muraille.  Acclame  à 
ses  débuts  comme  un  nouveau  Molière  par  des  amis  trop  complai- 
sans,  violiemment  attaqué  par  les  envieux  pour  son  adresse  à  dé- 
couvrir les  nids  à  idées  dramatiques  que  leurs  auteurs  ont  pondues 
sans  les  couver,  sa  fortune  a  triomphé  également  et  de  ces  engoue- 
mens  meurtriers  et  de  ces  perfides  brutalités.  Un  bonheur  si  continu 
et  si  constant  ne  peut  aller  sans  quelques  qualités  exceptionnelles 
qui  l'expliquent  et  le  justifient,  et  il  constitue  en  tout  cas  un  fait 
assez  considérable  pour  mériter  qu'on  le  discute  et  qu'on  en  cherche 
la  raison  d'être. 

Cette  qualité  exceptionnelle,  c'est  une  science  très  complète  de 
la  nature  du  spectateur,  servie  par  une  intelligence  fine,  souple, 
adroite  et  leste  dans  ses  mouvemens.  Personne  parmi  les  écrivains 
dramatiques  contemporains  n'a  mieux  démêlé  que  M.  Victorien  Sar- 
dou les  moyens  par  lesquels  on  peut  réussir  au  théâtre,  et  n'a  su 
les  employer  avec  une  plus  juste  tactique.  Rien  d'impérieux  ni  de 
cassant;  il  n'a  pas  essayé,  comme  tant  d'autres,  d'imposer  brutale- 
ment ou  cyniquement  ses  partis-pris  au  public,  rôle  que  d'ordinaire 
les  fortes  volontés  aiment  assez  jouer,  au  risque  de  se  briser  contre 
la  résistance  du  goût  général  auquel  il  déplaît  d'être  pris  à  l'im- 
proviste;  rien  non  plus  de  timide  et  de  poltron,  ce  même  public  qui 
craint  la  violence  ne  haïssant  rien  autant  toutefois  que  d'être  traité 
avec  trop  de  réserves,  et  se  trouvant  toujours  disposé  à  réclamer 
un  peu  d'audace.  Une  ligne  de  démarcation  bien  difficile  à  maintenir 
et  à  observer  que  celle  qui  sépare  la  violence  de  l'audace;  M.  Sardou 
y  a  réussi.  Risquez  tout,  mais  ne  choquez  rien,  telle  est  la  presque 
paradoxale  exigence  que  le  spectateur  inconsciemment  ou  en  secret 
impose  à  l'auteur  dramatique;  cette  exigence,  M.  Sardou  l'a  devi- 
née, et  crânement,  résolument,  il  l'a  adoptée  comme  programme 
de  ce  qu'il  peut  et  doit  oser.  De  là  ces  amusantes  comédies  pleines 
de  mouvement  et  de  pétulance,  où  fauteur  réussit  à  produire  l'il- 
lusion du  scandale  sans  en  présenter  la  réalité,  et  à  faire  crier  au 
loup  là  où,  vérification  faite,  il  n'y  a  que  d'honnêtes  moulons  et  de 
dévoués  chiens  de  garde.  M.  Sardou  est-il  franc-maçoQ  comme Jl 


EXOUISSIS    DRAMATIQUES.  201 

était  naguère  adepte  du  spiritisme,  je  ne  sais,  mais  en  vérité  je  ne 
connais  rien  qui  ressemble  autant  à  ce  qu'on  raconte  des  réceptions 
franc-maçonniques  avec  leurs  épreuves  pour  rire  et  leurs  effrois 
simulés  que  ses  comédies. 

Voici  un  amant  enfermé  de  nuit  sur  le  balcon  d'une  femme  ma- 
riée; il  s'agit  de  sauter  de  ce  balcon  pour  sauver  l'honneur  de  sa 
maîtresse;  bravement  il  se  lance  tête  baissée  dans  l'abîme  et  tombe 
sur  une  touffe  de  dahlias  qu'il  écrase.*  Un  autre,  surpris  dans  la 
même  position  que  le  précédent,  a  l'héroïsme  de  se  faire  passer 
pour  voleur;  on  mande  le  commissaire  de  police  afin  qu'il  dresse 
son  enquête  pour  une  prochaine  cour  d'assises,  et  il  arrive  pour 
constater  une  promesse  de  mariage.  Un  vieux  célibataire  libertin 
s'avise  de  se  placer  en  rivalité  d'amour  avec  son  fils  naturel  dont  il 
n'a  jamais  pris  souci  et  qui  l'exècre  d'instinct  cordialement.  Au 
moment  d'être  justement  souffleté,  il  ouvre   ses  bras,  et  ce  fils, 
en  qui  la  nature  outragée  n'avait  fait  parler  jusqu'alors  que  le 
mépris,  dément  en  un  clin  d'oeil  son  caractère  et  ses  répugnances 
instinctives  pour  s'y  précipiter.  Un  galant  ivre  s'introduit  dans  l'ap- 
partement de  sa  voisine,  qui,  pour  s'en  débarrasser,  s'avise  de  lui 
donner  de  l'opium;  l'ivrogne  s'empare  de  la  fiole,  en  avale  le  con- 
tenu et  tombe  inanimé;  la  dame,  qui  le  croit  mort,  s'empresse  de 
fuir  ce  cadavre  accusateur,  mais  un  médecin  appelé  en  toute  hâte 
le  ressuscite  par  quelques  fortes  doses  de  café  noir.  Un  mari  dé- 
couvre que  sa  femme  est  en  correspondance  et  en  relations  clan- 
destines avec  un  homme  qui  lui  est  inconnu;  éclat,  fureurs,  me- 
naces de  séparation  judiciaire.  Ce  n'était  cependant  qu'une  fausse 
alerte;  la  dame  n'avait  eu  que  le  tort  de  jouer  trop  gros  jeu  dans 
une  ville  d'eaux  où  elle  avait  perdu  une  somme  excédant  ses  res- 
sources, en  présence  d'un  témoin  bien  appris  qui  avait  eu  la  galante 
charité  de  la  tirer  d'embarras ,  d'où  cette  mystérieuse  correspon- 
dance et  ces  relations  secrètes.  Un  jeune  homme  est  aperçu  tour- 
nant autour  de  la  maison  d'une  intéressante  orpheline  :  les  tuteurs 
s'en  émeuvent  et  prennent  la  résolution  d'aller  droit  au  séducteur; 
on  le  fait  entrer  pour  le  démasquer  et,  après  l'avoir  poliment  prié 
de  s'asseoir,  on  entame  avec  lui  une  discussion  fort  bien  conduite 
pour,  contre  et  sur  le  progrès  moderne.  Il  y  a  dans  tout  cela,  il  en 
faut  convenir,  plus  de  peur  que  de  mal,  et  le  drame  menace  plus 
qu'il  ne  frappe,  mais  c'est  justement  par  là  que  l'auteur  a  prise  sur 
son  public  et  donne  satisfaction  aux  exigences  très  particulières  que 
le  spectateur  apporte  au  théâtre.  L'auteur  l'a  ému  un  moment,  juste 
le  temps  nécessaire  pour  que  cette  émotion  reste  un  plaisir;  puis, 
lorsqu'elle  pourrait  dégénérer  en  angoisse,  il  le  replace  rassuré  dans 
son  assiette  habituelle  et  lui  dit  rieusement  :  «  Ce  n'était  qu'un  jeu, 
car,  vous  le  savez,  nous  sommes  au  théâtre.  » 


202  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Rien  ne  témoigne  davantage  de  l'intelligence  que  possède  M.  Sar- 
dou  des  dispositions  du  spectateur  que  la  transformation  qu'il  a  fait 
subir  au  genre  particulier  de  'drame  inventé  par  nos  auteurs  en 
vogue,  M.  Alexandre  Dumas  en  tête.  Les  romantiques  avaient  dé- 
couvert, à  l'imitation  de  Shakspeare,  que  l'élément  dramatique  ne 
va  jamais  seul  en  ce  monde,  et  ils  lui  avaient  associé  comme  con- 
traste l'élément  comique;  aussi  hardis  et  plus  hardis  même  que 
leurs  devanciers,  bien  que  leur  hardiesse  n'ait  pas  été  aussi  remar- 
quée, nos  modernes  auteurs  ont  retourné  la  question  et  démontré 
que  la  comédie  franche  n'était  pas  dans  la  nature.  C'est  en  cela  que 
consiste  avant  tout  la  forte  originalité  du  théâtre  de  M.  Alexandre 
Dumas,  dont  toutes  les  pièces  prises  dans  la  réalité  ordinaire  et  se 
présentant  avec  une  physionomie  de  comédie  dégénèrent  rapide- 
ment en  drames  et  se  terminent  en  catastrophes. 

Je  ne  puis  dire  que  cette  découverte  de  nos  modernes  auteurs 
soit  fausse.  Eh  oui  !  la  comédie  n'est  pas  dans  la  nature,  car  il  n'est 
pas  une  seule  de  nos  actions  qui  ne  soit  grosse  de  conséquences 
dramatiques,  car  il  n'est  pas  un  seul  de  nos  défauts,  pour  ne  rien 
dire  de  nos  vices,  qui  ne  soit  toujours  menaçant  de  quelque  péri- 
pétie terrible,  et  nos  plus  amusantes  folies  sont  pareilles  à  la  gaîté 
de  l'ivrogne  dont  les  hallucinations  plaisantes  font  rire  aux  éclats 
les  spectateurs  indifïérens  tout  en  faisant  pleurer  dans  l'ombre  ceux 
qu'il  ruine  et  déshonore.  11  n'est  pas  de  rire  qui  ne  soit  précurseur 
ou  générateur  de  larmes,  et  il  n'est  pas  de  conduite,  si  plaisante 
qu'elle  soit,  que  le  destin,  dieu  susceptible  et  hautain  s'il  en  fut, 
ne  prenne  en  mauvaise  part  et  ne  soit  toujours  prêt  à  relever 
comme  un  défi.  Eh  oui!  la  comédie  franche  est  une  invention  de 
l'art,  rien  que  de  l'art,  et  c'est  précisément  pour  cela  qu'elle  est 
de  si  difficile  exécution  et  qu'elle  a  tant  de  prise  sur  le  spectateur. 
11  est  si  doux  de  rencontrer  l'occasion  de  rire  dans  cette  réalité 
qui  ne  nous  donne  que  des  sujets  de  pleurs,  de  nous  moquer  de 
l'avare  qui  nous  affame,  de  déjouer  l'hypocrite  qui  nous  poignarde, 
de  plaisanter  de  la  coquette  qui  nous  brise  le  cœur;  il  est  si  bon 
de  se  persuader  un  instant  que  tous  ces  vices  de  l'âme  peuvent 
tourner  au  jeu,  et  qu'ils  ne  sont  qu'amusans,  tandis  que  nous  les 
estimions  tragiques. 

La  comédie  franche  possède  une  autre  prise  sur  le  spectateur, 
c'est  qu'elle  est  de  tous  les  genres  dramatiques  celui  qui  répond  le 
plus  exactement  à  la  nature  du  plaisir  qu'on  demande  au  théâtre.  Un 
théâtre  n'est  après  tout  qu'un  lieu  de  récréation  où  l'on  vient  cher- 
cher une  illusion  de  quelques  heures.  Le  spectateur,  en  y  entrant,  sait 
que  ce  qu'il  va  voir  n'est  qu'un  jeu,  et  il  consent  à  l'illusion,  pourvu 
qu'il  n'en  soit  pas  la  dupe;  il  veut  être  ému,  il  vsut  même  qu'on  lui 
arrache  des  larmes,  pourvu  qu'il  ne  soit  jamais  amené  à  oubher 


EXnUISSES    DRAMATIQUES.  203 

entièrement  que  tout  cela  n'est  pas  sérieux,  et  que  son  âme  garde 
le  sentiment  qu'aussi  loin  qu'elle  aille  dans  l'émotion,  elle  n'est  pas 
coupée  de  sa  ligne  de  retraite  pour  revenir  à  son  équilibre  ordi- 
naire. Le  secret  de  la  résistance  que  rencontrent  toujours  plus  ou 
moins  les  tentatives  de  M.  Alexandre  Dumas  est  précisément  dans 
la  violence  qu'il  exerce  contre  cette  disposition  du  spectateur,  et  il 
n'a  pas  fallu  moins  que  son  grand  talent  et  son  impérieuse  volonté 
pour  lui  imposer  sa  tyrannie  dramatique,  sous  laquelle,  —  tous  ceux 
qui  ont  assisté  à  quelques  représentations  de  ses  pièces  en  ont  été 
témoins,  —  on  le  sent  mal  à  l'aise  et  toujours  prêt  à  la  révolte. 

Ce  tempérament  du  spectateur,  M.  Sardou  ne  l'a  jamais,  au  con- 
traire, tenu  en  oubli  à  aucun  moment  de  sa  carrière,  et  ce  que  nous 
écrivons  ici  comme  un  éloge,  les  malintentionnés  pourront,  s'ils  le 
veulent,  le  tourner  en  critique  sévère,  car  c'est  peut-être  à  ce  souci 
trop  constant  qu'il  doit  de  n'avoir  jamais  produit  une  œuvre  où  il  se 
soit  abandonné  franchement  et  sans  arrière-pensée  à  son  inspiration, 
au  risque  de  rester  incompris  et  d'échouer  lorsqu'il  se  présenterait 
devant  le  public.  Le  spectateur  vient  au  théâtre  pour  son  plaisir;  mais 
le  plaisir  est  chose  complexe  et  qui  comporte  bien  des  variétés.  Il  y 
a  du  bonheur  dans  le  rire,  il  y  a  de  la  douceur  dans  les  larmes,  et 
l'elfroi  même  a  sa  volupté.  Le  spectateur,  s'il  était  interrogé,  ré- 
pondrait qu'il  veut  être  amusé,  qu'il  veut  être  ému,  qu'il  veut  être 
consolé  et  partir  sur  une  impression  heureuse.  Gomment  s'y  prendre 
pour  satisfaire  à  la  fois  à  ces  trois  conditions  contradictoires?  Eh 
mais,  en  glissant  légèrement  et  lestement  sur  chacune,  en  l'amusant 
passablement,  en  l'émouvant  avec  vivacité,  mais  peu  de  temps ,  et 
en  arrêtant  les  quelques  larmes  très  réelles  qu'on  lui  aura  fait  ré- 
pandre par  une  conclusion  qui  surgisse  à  l'improviste,  comme  un 
enfant  joueur  sort  de  sa  cachette  pour  rassurer  ceux  qu'il  vient  d'a- 
larmer. Pour  réaliser  ce  difficile  programme,  M.  Sardou  a  eu  re- 
cours à  une  sorte  d'éclectisme  dramatique;  il  a  demandé  à  tous  les 
genres  en  vogue  dans  ce  siècle  de  lui  prêter  quelques-unes  de  leurs 
ressources,  et  de  cette  fusion  il  est  résulté  un  genre  nouveau,  tout 
personnel  à  l'auteur,  qui  n'est  pas  sans  offrir  quelque  ressemblance 
avec  ces  chimères  à  face  de  femme,  à  ailes  d'aigle,  à  corps  de  lion 
et  à  queue  de  serpent  dont  s'est  amusée  l'imagination  des  anciens 
poètes.  Deux  tiers  de  comédie,  une  scène  de  drame  à  la  Dumas, 
une  conclusion  de  vaudeville  sentimental,  et  le  tour  était  joué; 
M.  Sardou  tenait  son  spectateur  par  ses  désirs  les  plus  divers. 

A  vrai  dire,  nous  ne  conseillerions  à  personne  une  tentative  du 
même  genre,  car  il  a  fallu,  pour  qu'elle  réussît,  la  ressource  très 
singulière  que  M.  Sardou  a  trouvée  dans  un  certain  don  qui  fait  son 
originalité  et  que  nous  connaîtrions  seul  s'il  eût  obéi  docilement  et 
exclusivement  à  sa  nature.  A  coup  sûr,  si  quelqu'un  était  né  pour 


204  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

doter  le  théâtre  français  d'un  genre  dramatique  analogue  à  la  co- 
médie d'imbroglio  que  les  Espagnols  ont  si  bien  nommée  de  cape 
et  cCêpce  pour  indiquer  qu'elle  doit  consister  en  deux  choses,  le 
cache-cache  et  la  pétulance  d'action,  c'était  M.  Victorien  Sardou. 
Qui  sait  mieux  que  lui  embrouiller  l'écheveau  d'une  intrigue,  qui 
possède  mieux  que  lui  l'art  des  surprises,  qui  sait  mieux  jouer  avec 
Téquivoque,  prolonger  un  malentendu,  faire  soupçonner  un  secret 
là  où  il  n'y  en  a  pas,  donner  à  une  fausse  interprétation  l'apparence 
de  la  vérité,  rendre  à  une  énigme  son  obscurité  au  moment  où  elle 
va  être- découverte,  renouveler  un  doute  au  moment  où  on  le  croit 
prêt  de  se  dissiper,  ouvrir  une  fenêtre  ou  fermer  une  porte  à  pro- 
pos, et,  pour  tout  résumer  d'un  mot,  qui  connaît  plus  profondément 
tout  ce  que  l'incertitude  renferme  d'élémens  dramatiques,  de  folles 
anxiétés,  de  comiques  terreurs  ou  de  cruelles  lubies?  C'est  avec  ces 
qualités  seules  qu'il  s'est  présenté  à  l'origine  devant  le  public; 
point  n'est  besoin  de  rappeler  ces  amusantes  comédies  pleines  de 
turbulence  et  de  gai  tapage  par  lesquelles  il  débuta  dans  la  carrière 
dramatique.  Eût-il  persisté  dans  ce  genre,  qui  était  le  sien  propre, 
il  aurait  produit  des  œuvres  moins  retentissantes  peut-être  que 
celles  qu'il  a  fait  applaudir,  mais  à  coup  sûr  plus  tranchées,  plus 
nettes  et  plus  unes;  il  a  préféré  s'en  éloigner,  et  nous  ne  saurions 
dire  qu'il  ait  eu  tort  pour  son  succès  et  sa  fortune.  Ce  qui  est  cer- 
tain, c'est  qu'il  n'est  jamais  plus  heureusement  inspiré  que  lorsqu'il 
y  revient;  je  n'en  veux  pour  preuve  que  sa  comédie  à  Andréa,  qui 
date  des  dernières  années  et  qui  est  à  mon  avis  une  œuvre  char- 
mante, et  celle  peut-être  où  ce  qui  était  son  originalité  propre 
apparaît  le  mieux  purifié  de  tout  alliage  et  mélange.  Il  n'a  point 
renoncé  cependant  à  ces  qualités,  seulement  il  les  a  détournées  de 
leur  fin  et  les  a  réduites  à  l'état  de  moyens.  C'est  grâce  à  elles 
qu'il  a  pu  réaliser  cet  éclectisme  dramatique  où  il  a  réussi  à  fondre 
des  genres  si  divers.  Sa  vivacité  lui  a  fourni  les  moyens  de  mul- 
tiplier les  incidens  capables  de  conduire  une  intrigue  de  l'état 
d'honnête  comédie  à  l'état  de  drame  orageux,  sa  subtilité  à  faire 
tenir  ce  drame  en  si  délicat  équilibre  qu'il  puisse  donner  toutes  les 
émotions  du  désespoir  ou  de  l'anxiété  sans  les  justifier  en  fait,  et 
son  adresse  à  faire  glisser  une  situation  d'Alexandre  Dumas  fils 
dans  un  dénoûment  de  Scribe. 

Pour  si  habilement  qu'il  soit  obtenu,  cet  éclectisme  n'est  pas 
sans  faiblesse.  Le  grand  défaut  des  pièces  de  Victorien  Sardou, 
c'est  qu'elles  sont  toujours  construites  en  vue  d'amener  une  scène 
capitale,  avant  laquelle  le  drame  n'est  pas,  et  après  laquelle  il 
n'est  plus.  L'exposition  est  d'ordinaire  excellente,  et  la  mise  en 
train  de  l'action  bien  lancée;  mais  une  fois  lancée,  le  développe- 
ment simple  et  naturel   en  est  empêché  par  cette  fatale  scène 


EX(^)UISSES    DRAilATlOUES.  205 

arrêtée  d'avance;  deux  actes  se  passent  à  multiplier  et  à  semer  les 
incidens  qui  peuvent  le  produire  et  l'amener,  et  ces  incidens  se 
succèdent  si  rapidement  et  sont  quelquefois  d.;  nature  si  tc-nue, 
qu'on  a  peine  à  les  emmagasiner  tous  dans  le  souvenir,  et  qu'il  en 
reste  bon  nombre  en  rouie.  Arrive  enfin  la  fameuse  scène,  qui  est 
quelquefois  fort  belle,  après  quoi  la  pièce  tombe  dans  un  dénoû- 
mcnt  heureux  et  qui  trop  souvent  serait  insigniliaiit  par  cela  même, 
n'était  une  toute  petite  paille  que  nous  allons  y  relever  dans  un  in- 
stant. Il  résulte  de  tout  cela  cette  fâcheuse  conséquence  que  les 
pièces  de  M.  Victorien  Sardou  sont  faites  pour  être  jouées  beau- 
coup plus  que  pour  être  lues,  et  que  quiconque  ne  les  voit  pas  au 
théâtre  ne  peut  se  rendre  un  compte  exact  de  leurs  réels  mérites. 
Nous  venons  de  leur  faire  subir  l'épreuve  de  la  lecture ,  elles  la 
supportent  mal.  Ce  n'est  pas  qu'elles  soient  défectueuses  sous  le 
rapport  littéraire,  elles  sont  au  contraire  écrites  d'un  bon  style,  très 
correct,  parfois  éloquent,  sans  grand  relief  cependant  et  sans  em- 
preinte de  grille  léonine,  mais  aussi  sans  rien  de  brillante  ni  de 
forcé,  en  somme  des  plus  agréables  et  des  plus  coulans.  C'est  que  le 
lecteur  est  dans  de  tout  autres  dispositions  que  le  spectateur,  et 
qu'il  se  dit  qu'aux  lieu  et  place  de  tous  ces  incidens  qui  cachent 
l'action  ou  la  font  voyager  en  zigzag  dans  un  méandre  sans  fin ,  il 
préférerait  de  beaucoup  une  marche  plus  simple  et  plus  constante, 
qui,  dans  sa  lenteur  progressive,  permît  aux  caractères  de  se  déve- 
lopper, et  au  drame  de  s'acheminer  vers  son  point  culminant  par 
des  péripéties  véritables  possédant  chacune  leur  intérêt  propre. 
Quant  au  dénoûment,  que  lui  importe  qu'il  soit  heureux  s'il  est  en 
contradiction  avec  la  logique  et  en  désaccord  avec  le  bon  sens!  Il 
n'éprouve  nullement  le  besoin  d'être  rassuré,  et  la  vraie  satisfaction 
qu'il  réclame,  c'est  une  conclusion  qui  soit  en  harmonie  avec  les 
émotions  qu'il  vient  de  traverser  solitairement. 

11  y  a  parfois  une  paille  dans  les  dénoûmens  de  M.  Victorien  Sar- 
dou, disions-nous  il  n'y  a  qu'un  instant.  Cette  paille,  c'est  que  ces 
dénoûmens,  où  les  situations  les  plus  difficiles  et  les  plus  cruelles  se 
détendent  comme  par  magie  et  so  dissipent  comme  un  rêve,  sont 
parfois  innocemment  immoraux.  Certes  on  ne  peut  reprocher  à 
M.  Sardou  d'avoir  jamais  fait  sciemment  un  accroc  sérieux  à  la 
morale;  mais,  dans  sa  préoccupation  de  renvoyer  son  spectateur 
satisfait,  il  lui  est  arrivé  trop  souvent  de  retourner  la  moralité  élé- 
mentaire des  livres  à  l'usage  de  la  jeunesse,  et  de  présenter  la 
bonne  foi  punie  et  le  vice  atnnistié.  J'indique  tout  de  suite  comme 
exemples  les  dénoûmens  de  la  Famille  Benoilon,  des  Vieux  Gar- 
çons, de  JSos  bons  Villageois,  et  de  la  charmante  comédie  de  Maison 
neuve.  La  conscience  du  lecteur,  sinon  celle  du  spectateur,  admet 
difficilement  que  des  personnages  qui  sont  allés  aussi  loin  dans  la 


206  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

légèreté  et  dans  le  vice  que  ceux  de  ces  diverses  pièces  s'en  tirent  à 
aussi  bon  compte,  encoî*e  moins  peut-elle  admettre  qu'ils  soient 
aussi  subilement  guéris  de  leurs  folies  ou  de  leurs  erreurs,  et  qu'il 
ne  leur  en  reste  rien  après  le  pardon,  l'excuse  ou  l'amnisiie  dont 
les  bénit  M.  Sardou.  En  supposant  même  qu'ils  soient  guéris,  les 
conséquences  de  leurs  fautes  restent,  et  il  n'y  a  pas  de  dénoûment 
heureux  qui  puisse  les  effacer.  L'excellent  oncle  de  Maison  neuve 
ouvre  ses  bras  à  ses  neveux  repentans,  s'ensuit-il  moins  que  ces 
neveux  viennent  de  se  souiller  et  presque  de  se  déshonorer  ?  Les 
demoiselles  Benoiton  sont  guéries  par  une  série  de  cruelles  aven- 
tures de  la  manie  du  scandale,  s'ensuit-il  moins  que  ce  scandale  a 
eu  lieu?  Le  célibataire  des  Vieux  Garçons  rencontre  un  fils  dans 
son  rival,  s'ensuit-il  moins  qu'il  vient  de  commettre  un  acte  indi- 
gne? L'auteur  a  beau  donner  un  dénoûment  heureux  à  une  con- 
duite coupable,  la  conscience  et  la  logique,  piotestant  chacune  de 
leur  côté,  crient  que  ce  bonheur  est  immérité  et  qu'une  conclu- 
sion où  les  personnages  subiraient  les  conséquences  de  leurs  fautes 
les  satisferait  davantage. 

Ces  dénoûmens  ont  encore  un  autre  défaut,  mais  qui  cette  fois 
n'intéresse  que  l'art,  c'est  qu'ils  sont  d'ordinaire  beaucoup  trop 
brusqués,  et  qu'ils  réalisent  tout  à  fait  le  deus  ex  machina  des 
pièces  antiques.  Nous  connaissons  bien  la  réponse  :  le  dénoûment 
est  chose  secondaire,  car  enfin  il  faut  finir,  et  il  y  a  de  très  grands 
auteurs  dramatiques,  Molière  en  tête,  dont  les  dénoûmens  n'exis- 
tent à  peu  près  pas.  Cela  est  vrai,  mais  la  comédie  de  xMolière 
n'est  pas  celle  de  M.  Sardou.  La  comédie  de  Molière  est  la  comé- 
die de  caractère,  et  le  dénoûment  y  est  chose  indifférente,  si  dans 
le  cours  de  la  pièce  les  personnages  ont  montré  leur  nature  au  com- 
plet; une  telle  comédie  pourrait  même  à  la  rigueur  ne  pas  se  ter- 
miner du  tout  et  s'interrompre  sur  quelqu'une  des  situations  dra- 
matiques amenées  par  le  vice  ou  le  défaut  du  personnage  principal, 
car  elle  dirait  ainsi  au  spectateur  :  Voici  jusqu'où  peut  aller  un  tel 
caractère  et  ce  qu'il  peut  engendrer  de  malfaisant,  en  laissant  au 
lecteur  le  soin  de  conclure.  Il  n'en  va  pas  de  même  dans  la  comé- 
die d'intrigue,  où  le  dénoûment  est  une  part  essentielle  de  l'intrigue, 
ni  dans  le  drame  de  passion,  où  les  personnages,  une  fois  entraî- 
nés, doivent  aller  jusqu'au  bout  d'eux-mêmes,  et  où  il  est  inad- 
missible que  l'âme,  une  fois  mise  hors  de  son  équilibre,  se  calme 
subitement.  Je  n'indiquerai  qu'un  seul  de  ces  dénoûmens  brus- 
qués, celui  de  Fernande.  Dans  cette  pièce,  l'auteur  a  très  adroi- 
tement rajeuni  et  varié  le  célèbre  épisode  de  M'"«  de  La  Pomme- 
raye  et  du  marquis  Des  Arcis  du  Jacques  le  Fataliste  de  Diderot. 
La  modilication  qu'il  a  fait  subir  à  la  vengeance  de  la  femme,  qui  se 
prétend  outragée  par  l'abandon  qu'elle  a  provoqué  elle-même,  est 


EXQUISSES    DRAMATIQUES.  207 

excellente  et  se  prête  parfaitement  aux  conditions  dramatiques; 
mais,  avec  la  scène  qui  lui  succède,  le  récit  de  Diderot  reprend 
toute  sa  supériorité  sur  le  drame  moderne  pour  l'éloquence,  la  pas- 
sion et  l'entente  du  cœur  humain.  Chez  M.  Sardou,  le  marquis  Des 
Arcis,  en  apprenant  l'alîreuse  vérité,  s'abandonne  d'abord  à  un 
désespoir  trop  justifié,  puis  subitement  il  se  calme,  sans  qu'on 
trouve  rien  dans  les  rares  paroles  de  Fernande,  effrayée  et  sur- 
prise, qui  puisse  motiver  un  si  brusque  rassérénement.  C'est  là  ce 
qui  s'appelle  faire  contre  fortune  bon  cœur;  mais  le  spectateur  admet 
malaisément  que  le  mari,  si  perfidement  mystifié,  consente  à  l'af- 
front qu'on  a  fait  à  son  honneur  avec  tant  de  docilité.  Combien 
Diderot  est  autrement  dans  la  logique  des  passions  et  le  sentiment 
du  pathétique  lorsqu'il  nous  représente  M"^  d'Aisnon  tombant  aux 
pieds  do.  son  mari,  le  suppliant  de  la  pardonner  avec  des  torrens 
de  larmes,  et  lui  promettant  d'être  pour  lui  une  épouse  aimante  et 
dévouée  avec  une  éloquence  qui  ne  peut  tromper  et  qui  est  autre- 
ment convaincante  que  le  plaidoyer  de  l'avocat  Pomeyrol.  Cette 
scène  de  désespoir  devait  donc  avoir  son  complément  dans  une 
scène  de  supplication  qui  aurait  ramené  progressivement  l'espé- 
rance dans  l'âme  du  marquis,  et  le  dénoûment  devenait  alors  non- 
seulement  véritablement  heureux,  mais  encore  pathétique,  comme 
la  situation  même  qui  l'avait  engendré. 

On  lit  dans  certains  traités  de  rhétorique  que  la  meilleure  ma- 
nière de  juger  un  auteur  est  de  le  juger  dans  son  propre  style  et  à 
l'aide  même  des  procédés  qui  lui  sont  familiers.  Nous  ne  ferons 
donc  qu'imiter  M.  Sardou  en  multipliant  les  observations  comme  il 
multiplie  les  incidens,  et  en  revenant  quelque  peu  sur  nos  pas, 
comme  il  lui  arrive  de  reprendre  si  souvent  quelqu'un  des  fils  de  son 
action  que  l'on  croyait  abandonné.  La  science  que  possède  M.  Sar- 
dou du  tempérament  du  spectateur  et  son  adresse  à  le  ménager  ne 
se  manifestent  pas  moins  dans  le  choix  de  ses  sujets  et  dans  la  na- 
ture de  son  observation  morale  que  dans  la  fonne  et  la  conduite  de 
ses  pièces.  Ici  encore  l'éclectisme  domine.  M.  Sardou  n'a  pas  de 
parti-pris  tranché  ni  d'opinion  nettement  résolue  sur  la  nature 
humaine;  ne  lui  demandez  ni  la  franchise  d'indignation  d'Emile 
Augier,  ni  la  misanthropie  implacable  de  Dumas,  ni  le  scepticismxe 
railleur,  mais  optimiste  au  fond,  de  Scribe.  Sans  parti-pris  dé- 
cidé, que  devient  cependant  la  devise  de  la  comédie  :  Casligat  ri- 
dendo  mores?  Une  comédie  qui  ne  flagelle  pas  quelqu'un  ou  quel- 
que chose,  est-ce  bien  une  comédie?  Le  spectateur,  qui  n'aime  pas 
les  exécutions  trop  cruelles  et  qui  regimbe  volontiers  devant  elles, 
veut  cependant  qu'on  flagelle  ou  plutôt  qu'on  fustige  à  peu  près 
jusqu'au  premier  sang.  M.  Sardou  le  sait,  et  il  n'a  garde  de  se  re- 
fuser à  cette  exigence,  il  fustige  donc,  et  d'une  manière  très  pi- 


208  REVUt    DE»    DEVX    MONDES. 

quante;  mais  que  fustige-t-il?  N'y  a-t-il  pas  dans  notre  société, 
entre  les  gros  péchés  mortels  et  les  insignifians  péchés  véniels,  quel- 
ques vices  intermédiaires,  produits  plus  ou  moins  passagers  de  la 
mode  ou  épidémies  d'imitation  qui  se  prêtent  pour  une  moitié  à 
l'indignation,  pour  l'autre  à  la  raillerie,  qu'on  puisse  invectiver  élo- 
quemment  dans  une  scène  tout  en  s'en  amusant  dans  la  suivante, 
et  qui  permettent  à  l'auteur  dramatique  de  prendre  le  masque  de 
justicier  en  conservant  ses  fonctions  d'amuseur?  Les  folies  de  toi- 
lettes des  demoiselles  Benoiton  sont  un  de  ces  sujets  qui  permettent 
à  la  fois  la  raillerie  et  l'indignation,  ou  encore  la  rage  des  modernes 
bourgeois  de  vouloir  faire  maison  neuve  et  d'échanger  une  vieille 
et  honorable  enseigne  contre  une  enseigne  toute  reluisante  d'un  or 
menteur,  ou  les  rabâchages  politiques  des  ganaches  retardataires 
dont  l'intelligence  s'est  arrêtée  avec  la  chute  de  celui  de  nos  nom- 
breux régimes  politiques  qu'ils  ont  servis,  ou  les  outrances  de  dévo- 
tion d'une  belle  pécheresse  sur  le  retour  qui  fait  payer  en  jeûnes  et 
en  mortifications  à  son  honnête  mari  le  tort  qu'elle  lui  a  fait  en  lui 
méritant  une  épithète  perdue  dans  la  langue  écrite  depuis  Molière, 
ou  les  déloyautés  taquines  et  les  mesquines  jalousies  des  amis  pré- 
tendus intimes  qui  empoisonnent  votre  bonheur  sous  prétexte  de 
dévoûment;  sur  tout  cela,  on  peut  frapper  juste  assez  fort  pour  ré- 
pondre au  besoin  de  sévérité  que  le  public  apporte  au  théâtre,  et 
pas  assez  fort  pour  lui  déplaire  et  le  faire  se  récrier. 

Non-seulement  les  sujets  ont  été  toujours  habilement  choisis  de 
manière  à  permettre  à  l'auteur  de  se  tenir  en  juste  équilibre  entre 
ces  deux  exigences  contraires  du  spectateur,  la  sévérité  et  l'indul- 
gence, mais  ils  ont  toujours  été  choisis  à  l'heure  précise  oii  ils  ré- 
pondaient à  quelque  préoccupation  du  public.  Rarement  M.  Sardou 
s'est  privé  des  ressources  que  lui  offrait  l'actualité.  Le  luxe  de  toi- 
lettes des  femmes  avait  atteint  son  point  culminant  sous  le  second 
empire,  et  soulevait  presque  autant  de  blâmes  dans  le  public  que 
le  chômage  des  ouvriers  lyonnais  y  soulève  aujourd'hui  de  tris- 
tesses, lorsque  M.  Sardou  mit  à  la  scène  la  Famille  Benoiton.  On 
venait  à  peine  de  livrer  à  l'admiration  de  la  foule  le  Paris  nouveau 
de  M.  Haussmann,  et  plus  d'un  bourgeois,  pris  de  la  fièvre  urti- 
caire du  progrès,  se  sentait  la  démangeaison  de  fuir  les  obscurs 
quartiers  où  s'était  édifiée  sa  fortune  pour  aller  porter  ses  lares 
commerciaux  dans  quelqu'une  de  ces  voies  somptueuses  encore  dé- 
sertes, lorsque,  reprenant  la  donnée  du  Bourgeois  gentilhomme  et 
la  coulant  dans  les  formes  nouvelles  de  nos  mœurs  présentes,  notre 
auteur  écrivit  cette  piquante  comédie  de  Maison  îiewe,  une  des 
meilleures  qui  soient  sorties  de  sa  plume.  Nous  nous  rappelons  tous 
le  moment  où  l'empire,  sorti  victorieux  de  la  longue  épreuve  d'iso- 
lement que  lui  avait  créée  le  coup  d'état  et  assis  dans  une  sécurité 


EXQDISSES    DRAMATIQUES.  209 

qu'il  croyait  définitive,  essayait  de  vaincre  les  dernières  résistances" 
des  anciens  partis  et  les  conviait  à  se  rapprocher  da  trône  par  un 
mélange  de  railleurs  reproches  et  de  flatteuses  avances;  les  Gana- 
ches, pour  qui  les  relit  aujourd'hui,  font  revivre  encore  avec  viva- 
cité le  sentiment  politique  de  cette  heure  passagère.  On  commen- 
çait bien  à  s'alarmer  quelque  peu  des  menées  du  radicalisme, 
encouragé  par  la  durée  déjà  longue  du  régime  impérial,  lorsque 
parut  cette  parodie  des  coteries  politiques  provinciales  qui  a  pour 
titre  :  Nos  bons  Villageois,  et  il  y  avait  bien  quelque  mésintelligence 
entre  le  gouvernement  d'alors  et  messieurs  du  clergé,  refroidis  par 
les  affaires  italiennes,  lorsque  la  comtesse  Séraphine  vint  présenter 
au  Gymnase  le  spectacle  de  ses  tardives  dévotions.  De  même  les 
Merveilleuses  ne  pouvaient  choisir  un  temps  plus  opportun  que  la 
troisième  république  pour  étaler  sur  la  scène  les  folles  mœurs  de 
la  première,  et  il  est  remarquable  que  Babagas,  satire  d'ailleurs 
peu  cruelle  des  républicains,  a  choisi  pour  faire  son  entrée  un  des 
très  rares  momens  d'indécision  où  la  fortune  a  fait  semblant  de  ne 
pas  vouloir  sourire  à  ces  heureux  prédestinés ,  terreurs  du  passé, 
mais  maîtres  du  présent  et  peut-être  de  l'avenir.  Comme  tout  réus- 
sit aux  habiles,  quand  ce  n'est  pas  la  volonté  de  l'auteur  qui  choi- 
sit l'heure  de  ses  productions,  le  hasard  se  charge  de  ce  soin  et 
s'en  acquitte  à  merveille.  Le  drame  de  Patrie!  on  en  conviendra, 
ne  pouvait  arriver  en  meilleur  temps  qu'à  la  veille  de  la  terrible 
guerre  de  1870,  et  le  remarquable  tableau  des  discordes  civiles 
qui  porte  pour  titre  la  Haine,  venant  dans  les  années  qui  ont  suivi 
la  commune  aux  durables  souvenirs,  ne  pouvait  certes  être  accusé 
de  manquer  d'actualité. 

Ces  deux  derniers  titres.  Patrie!  et  la  Haine,  rappellent  la 
plus  haute  et  la  plus  hardie  des  ambitions  qu'ait  eues  M.  Sardou; 
il  a  voulu  se  mesurer  avec  le  drame  historique,  et  son  adresse  est 
telle  qu'on  ne  peut  dire  que  la  tentative  lui  ait  été  fatale.  Cer- 
tainement, s'il  relit  aujourd'hui  l'imparfait  tableau  qu'il  a  essayé  de 
tracer  de  la  révolte  des  Flandres,  il  doit  s'avouer  qu'une  succession 
de  scènes  rapidement  enlevées  et  courant  pour  ainsi  dire  les  unes 
après  les  autres  ne  suffit  pas  pour  faire  un  drame  où  revive  l'âme 
d'une  époque  aussi  pleine  de  mâles  sentimens  que  celle  qu'il  a 
mise  au  théâtre,  que  quelques  traits  excellens  ne  suffisent  pas  pour 
composer  une  figure  comme  celle  du  duc  d'Albe,  qu'il  est  parfaite- 
ment inutile  d'introduire  un  personnage  tel  que  le  Taciturne  pour 
le  faire  entrevoir  à  peine,  et  que  lui  faire  prononcer  quelques  pa- 
roles insignifiantes  est  plutôt  une  parodie  qu'une  imitation  de  ses 
habitudes  silencieuses.  11  n'en  est  pas  moins  vrai  que  ce  drame  dé- 
fectueux de  Patrie!  contient  une  des  plus  belles  scènes  qu'il  y  ait 

TOME  XX,  —  1877,  14 


210  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dans  le  théâtre  moderne;  nous  voulons  parler  de  la  scène  finale  ou 
Karloo  poignarde  sa  maîtresse  coupable  d'avoir  voulu  le  sauver  en 
dénonçant  ses  complices  de  conspiration.  Cet  assassin  qui  frappe 
en  aimant  et  comme  d'un  bras  mou  de  tendresse,  cette  mourante 
qui  se  ranime  au  sein  de  l'agonie  pour  se  reprendre  à  l'amour  de 
son  meurtrier,  cette  passion  qui  n'abdique  pas  même  devant  la 
tombe  et  qui  voit  son  ciel  dans  l'enfer  qui  s'ouvre  pourvu  que  le 
bien-aimé  le  partage,  tout  cela  enlève  l'ârne  à  des  hauteurs  peu 
communes  et  lui  fait  retrouver  des  émotions  dont  la  littérature 
contemporaine  la  tient  sevrée  depuis  trop  longtemps.  «  Monsieur, 
disait  naguère  un  vétéran  des  luttes  littéraires  de  la  restauration  à 
un  poète  qui  lui  avait  remis  un  volume  de  vers  audacieux,  vous  avez 
rajeuni  en  moi  les  sensations  romantiques;  »  je  me  permettrai  de 
présenter  le  même  compliment  à  M.  Sardou.  Ah!  que  voilà  donc 
cette  fois  un  dénoûment  original  et  bien  trouvé,  et  que  la  place  de 
M.  Sardou  serait  grande  si  son  aimable  bagage  contenait  nombre 
de  scènes  de  cette  valeur  ! 

Le  drame  de  la  Haute  est  dans  son  ensemble  fort  supérieur  à 
celui  de  Pairie!  Les  mobiles  d'action  des  citoyens  de  la  hargneuse 
Sienne  et  les  sentimens  irréconciliables  qui  divisaient  les  diverses 
classes  dans  cette  plus  démocratique  des  cités  italiennes  ont  été 
mieux  rendus,  et  semble-t-il  mieux  pénétrés  par  l'auteur  que  les 
mobiles  d'action  et  les  sentimens  des  honnêtes  citoyens  des  Flandres 
du  XVI''  siècle.  Que  de  beaux  traits  pris  sur  le  vif  de  la  nature  ita- 
lienne !  Gomme  la  familiarité  menaçante  de  la  nourrice  Uberta,  lors- 
qu'elle s'aperçoit  que  Gordelia  cherche  à  sauver  le  meurtrier  de 
son  fils,  donne  un  juste  sentiment  de  cette  égalité  que  les  Italiens 
ont  toujours  su  trouver  dans  l'excès  de  la  passion,  et  que  l'élan  de 
véhémence  qui  porte  la  fille  des  Saraceni  à  étancher  la  soif  de 
l'homme  même  qui  l'a  déshonorée  et  qu'elle  vient  de  frapper  il  n'y 
a  qu'un  instant  est  bien  de  son  temps  et  de  son  pays!  Un  vigoureux 
christianisme  passé  dans  le  sang  à  l'égal  de  l'orgueil  de  race,  et 
poussant  à  la  charité  avec  autant  de  fougueuse  spontanéité  que  la 
nature  à  la  vengeance,  voilà  bien  l'Italien  du  moyen  âge.  La  pièce 
a  subi  de  nombreuses  critiques;  on  lui  a  entre  autres  choses  repro- 
ché l'amour  de  Gordelia  pour  Orso,  amour  qui,  né  d'un  élan  de  cha- 
rité, germe  et  grandit  spontanément  au  sein  de  ce  même  sentiment 
du  déshonneur  qui  avait  armé  son  bras.  JNous  ne  saurions  partager 
cet  avis.  M.  Sardou,  dont  la  faculté  d'observation,  pour  si  fine  qu'elle 
soit,  aime  d'ordinaire  à  s'arrêter  aux  sentimens  aisément  saisissa- 
bles,  n'a  peut-être  regardé  qu'une  fois  tout  au  fond  de  la  nature 
humaine,  et  c'est  le  jour  où  il  a  écrit  les  deux  derniers  actes  de  la 
Haine.  Ni  la  psychologie  ni  même  la  physiologie  n'ont  encore  tout 


EXQUISSES    DRAMATIQUES.  231 

expliqué  des  obscurités  de  la  nature.  L'amour  de  Gordelia  tire  sa 
force  du  viol  même  dont  l'horreur  l'égaré.  Involontairement  son 
âme  s'est  mêlée  au  sein  du  crime  à  celle  du  meurtrier  de  son  hon- 
neur, elle  sent  et  dit  que,  quoi  qu'il  arrive,  elle  ne  sera  plus  que  la 
veuve  d'Orso.  Nous  n'insisterons  pas  davantage;  les  passions  du 
genre  de  celle  de  Gordelia  devant  toujours  être  exceptionnelles 
sont  par  conséquent  difficilement  appréciables  par  l'expérience 
commune,  et  rentrent  dans  cet  ordre  de  choses  qu'il  suffît  de  com- 
prendre par  intuition  et  qui  ne  peuvent  se  discuter.  Quant  à  la 
scène  finale  où  Gordelia  et  Orso,  mariés  dans  l'église  comme  pesti- 
férés, trouvent  dans  la  mort  l'union  qui  les  aurait  fuis  dans  la  vie, 
elle  est  d'une  tendresse  désespérée  et  d'un  coloris  sombre  vrai- 
ment superbes.  Gela  est  sérieusement  beau,  il  m'étonnerait  que 
ceux  qui  ont  accordé  leur  admiration  au  tableau  où  M.  Laurens  a 
présenté  d'une  manière  si  saisissante  les  effets  de  l'excommunica- 
tion au  moyen  âge  la  refusassent  à  la  scène  du  dramaturge. 

Il  nous  reste  à  mentionner  une  dernière  faculté,  la  première  en 
ligne  peut-être  parmi  celles  qui  l'ont  aidé  à  mener  depuis  tant 
d'années  déjà  sa  laborieuse  et  fertile  carrière,  nous  voulons  parler 
de  la  faculté  d'assimilation  qu'il  possède  à  un  degré  remarquable. 
Nul  mieux  que  lui  n'excelle  à  s'emparer  d'une  idée  dramatique  déjà 
présentée  sous  une  autre  forme,  à  la  repenser  de  nouveau,  à  la  faire 
passer  dans  sa  propre  substance,  et  à  la  transformer  au  point  de 
la  rendre  méconnaissable.  Cette  faculté ,  presque  singulière  tant 
elle  est  complète,  ne  se  borne  pas  aux  données  dramatiques,  elle 
s'étend  aux  procédés  et  aux  formes  mêmes  de  ses  rivaux,  et  de  ce 
fait  sa  nouvelle  comédie.  Dora,  est  une  preuve  des  plus  convain- 
cantes. 

Est-ce  une  pièce  de  Sardou  ou  une  pièce  d'Alexandre  Dumas  que 
ce  drame  de  Dora,  que  nous  venons  de  voir  représenter  sur  la 
scène  du  Vaudeville  avec  une  perfection  que  bien  peu  d'œuvres  ont 
obtenue?  On  pourrait  aisément  s'y  tromper.  D'ordinaire,  nous  l'a- 
vons dit,  M.  Sardou  se  contente  d'une  situation  et  d'une  scène  à  la 
Dumas  dans  cet  éclectisme  habile  qui  compose  son  genre  drama- 
tique; mais  cette  fois  l'assimilation  est  complète,  sujet?,  caractères, 
passions,  intrigues,  dénoûment  même,  tout  cela  pourrait  être  de 
M.  Dumas  aussi  bien  que  de  M.  Sardou.  Et  tout  cela  est  en  effet  en 
partie  de  M.  Dumas,  car  il  a  collaboré  inconsciemment  à  ce  drame; 
il  est  certain  que  le  M.  de  Maurillac  et  le  député  Favrolles  de  Dora 
sont  proches  parens  du  M.  de  Nanjac  et  de  l'Olivier  de  Jalin  du 
Demi-Monde  ;  il  est  certain  que  l'espionne  Zicka  refait,  sans  trop 
y  songer,  les  narrations  autobiographiques  de  l'affreuse  Amf^Ti- 
caine  de  V Étrangère;  il  est  certain  que  Favrolles,  tendant  sa  sou- 
ricière pour  prendre  la  malfaisante  petite  bête  qui  fait  de  tels  ra-  ' 


212  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vages  dans  le  ménage  de  son  ami  Maurillac,  rappelle  quelque  peu 
les  ruses  d'Olivier  de  Jalin  au  dénoûment  du  Demi-Monde  ;  il  est 
certain  enfin  que  les  personnages  épisodiques  de  la  princesse  Ba- 
riatine  et  du  député  dijonnais  ont  tout  à  fait  le  ton  et  les  allures 
de  ces  comparses  amusans  faits  pour  les  arrière-plans  du  drame, 
et  que  M.  Dumas  aime  d'ordinaire  à  confondre  sur  le  premier  plan 
avec  les  personnages  principaux.  Eh  bien!  nous  ne  nous  en  plai- 
gnons pas,  car  la  pièce  de  M.  Sardou  a  gagné  à  cette  assimilation 
si  complète  une  unité  d'action  et  de  ton,  une^simplicité  de  plan, 
une  logique  de  déduction  que  ses  œuvres  précédentes  n'ont  jamais 
présenté  à  ce  degré.  L'intrigue  a  marché  cette  fois  sans  dévier,  se 
ralentir  et  se  reprendre,  pas  de  mesquines  surprises,  à  peine  quel- 
ques incidens  parasites  ou  inutiles.  Chaque  partie  du  drame  pos- 
sède son  intérêt  propre  et  se  suffit  à  elle-même;  la  matière  a  été 
heureusement  coupée  et  intelligemment  distribuée    de    manière 
qu'aucune  ne  nuise  trop  à  une  autre  dans  le  souvenir  du  spectateur. 
Il  n'y  a  plus  là  des  actes  entiers  employés  à  préparer  la  situation 
capitale;  cette  situation,  à  la  fois  naturelle  et  imprévue,  éclate  à  sa 
place  logique,  c'est-à-dire  au  troisième  acte,  par  les  moyens  les  plus 
aisés  du  monde,  sans  que  rien  dans  l'exposition,  qui  est  excellente, 
et  dans  le  second  acte,  qui  est  plus  languissant,  ait  pu  la  faire  soup- 
çonner, tant  l'auteur  a  mis  d'habileté  à  la  masquer.  Une  fois  créée 
cette  situation  est  poussée  jusqu'à  ses  dernières  limites  avec  une 
violence  extrême,  et  cependant  avec  une  minutie  d'analyse  et  un 
souci  des  nuances  qui  sont  des  plus  remarquables.  On  a  là  au  com- 
plet le  spectacle  d'une  âme  en  proie  au  sentiment  de  l'incertitude, 
sentiment  des  plus  dramatiques  assurément,  mais  des  plus  dange- 
reux à  prolonger  longtemps,  à  cause  des  saccades  contradictoires, 
et  des  alternatives  de  défaillance  et  d'espoir  qui  le  composent,  et 
qui  font  éprouver  au  spectateur  quelque  chose  de  la  sensation  pé- 
nible que  donne  un  voyage  sur  une  route    u  pavé  inégal.  Enfin 
arrive  le  dénoûment,  que  cette  fois  on  n'a  pas  envie  de  trouver  brus- 
qué et  qui  est  accueilli  avec  bonheur,  car  la  situation  a  donné  tout 
ce  qu'elle  contenait  de  passions,  et  il  est  temps  d'en  finir.  Une  des 
scènes  de  ce  drame,  celle  qui  donne  naissance  à  la  situation  capi- 
tale, a  été  rapidement  célèbre;  mais  à  mon  avis  cette  célébrité  mé- 
rite de  s'étendre  aux  deux  actes  entiers  qui  sont  consacrés  au  déve- 
loppement de  cette  situation,  car  ils  sont  au  nombre  des  plus 
émouvans  qu'il  y  ait  dans  le  théâtre  contemporain.  Dora,  c'est 
M.  Dumas  sans  ses  puissans  défauts,  M.  Dumas  moins  ses  tirades 
misanthropiques,  son  pessimisme  meurtrier,  ses  boutades  amères, 
en  sorte  que  c'est  vraiment  tant  pis  pour  lui  si  la  pièce  n'est  pas 
signée  de  son  nom. 
•      r^ous  n'avons  pas  à  entrer  dans  l'analyse  de  cette  œuvre,  que  tout 


EXQCISSES   DRAMATIQUES.  213 

Paris  a  vue  à  l'heure  présente.  Suivre  le  développement  de  l'action 
scène  par  scène  nous  fournirait  d'ailleurs  peu  d'occasions  de  cri- 
tiques, car  c'est  surtout  par  l'ensemble  que  vaut  Dora,  et  cet  en- 
semble a  été  coulé  dans  le  moule  dramatique  en  une  seule  fois  et 
d'un  jet  heureux.  Nous  nous  bornerons  à  présenter  à  l'auteur  deux 
observations.  11  nous  semble  qu'il  n'a  pas  fait  de  son  espionne  Zicka 
tout  ce  qu'il  en  pouvait  faire.  Il  tenait,  s'il  l'eût  voulu,  un  carac- 
tère, il  n'a  présenté  qu'un  instrument  d'action.  Zicka  pouvait  et 
même  devait  être  le  personnage  capital  de  la  pièce,  elle  n'en  est 
que  le  principal  ressort.  On  voit  agir  Zicka,  mais  on  ne  la  voit  pas 
penser,  on  ne  la  voit  pas  sentir,  on  n'assiste  pas  aux  orages  et 
aux  conflits  de  sa  vie  morale  intérieure,  car  nous  comptons  pour 
rien  ou  peu  de  chose  la  narration  quelque  peu  sèche  et  concise 
qu'elle  fait  au  troisième  acte  de  son  affreux  passé  et  les  déclama- 
tions devenues  passablement  banales  qu'elle  lance  à  l'adresse  deja 
société  marâtre.  C'était  cependant  un  caractère  curieux  à  pénétrer 
et  tout  naturellement  fertile  en  grands  effets  dramatiques  que  celui 
de  cette  femme  homicide  par  métier  et  presque  par  devoir,  cou- 
verte par  le  secret  contre  les  conséquences  de  ses  manèges,  et  qui 
partout  où  elle  passe  porte  le  deuil  avec  elle  par  cela  seul  qu'elle  a 
passé.  Pour  n'être  qu'un  instrument  passif,  Zicka  n'est-elle  donc 
pas  une  personne  vivante?  Si  elle  est  sans  responsabilité,  est-elle 
donc  sans  remords,  et  si  elle  est  sans  moralité,  est-elle  sans  con- 
science? Zicka  aimait  en  secret  M.  de  Maurillac,  l'époux  de  l'in- 
nocente Dora;  pourquoi  n'avoir  pas  insisté  davantage  sur  cet  amour 
condamné  au  silence  forcé,  pourquoi  ne  nous  en  avoir  pas  montré 
le  désespoir  profond  et  continu  coupé  çà  et  là  de  vains  rêves  et 
d'illusions  rapides  que  le  sentiment  de  la  réalité  replonge  bien  vite 
dans  la  nuit?  Cet  amour  était  le  vrai  moyen  d'éclairer  en  pleine  lu- 
mière la  sombre  et  infernale  situation  dans  laquelle  Zicka  se  débat 
au  sein  des  ténèbres,  et  alors,  en  place  d'une  marionnette  perverse, 
nous  nous  trouvions  en  présence  d'un  personnage  vraiment  drama- 
tique parce  qu'il  devenait  moral  et  humain. 

Notre  seconde  observation  a  trait  au  caractère  même  de  Dora.  Il 
nous  semble  que,  pour  si  Espagnole  qu'elle  soit,  cette  intéressante 
personne  manque  quelque  peu  d'une  certaine  fierté  et  d'une  cer- 
taine délicatesse.  On  dirait  vraiment  qu'elle  n'a  pas  confiance  en  sa 
valeur,  car  il  lui  échappe  trop  fréquemment  des  paroles  d'où  l'on 
peut  induire  que  le  prix  dont  elle  s'estime  n'a  rien  de  fort  élevé. 
Elle  ne  dit  pas  :  Je  suis  pauvre,  mais  que  l'homme  qui  me  prendrait 
s'enrichirait  en  m'épousant!  elle  dit  :  Je  suis  pauvre,  mais  que  je 
saurais  gré  à  l'homme  qui  me  ferait  la  charité  de  m'épouser  !  Lors- 
que M.  de  Maurillac  lui  annonce  qu'il  l'épouse,  —  car  il  ne  prend 
pas  garde  qu'il  ne  lui  demande  pas  si  elle  veut  accepter  sa  main,  il 


214  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

lui  déclare  d'emblée  qu'il  prend  la  sienne,  —  quel  est  le  premier 
cri  que  lui  arrache  la  joie  cle  ce  bonheur  inespéré?  «  Ah!  que  voilà 
une  bonne  action  dont  vous  ne  vous  repentirez  pas  !»  Ah  !  dirons- 
nous  à  notre  tour,  que  voiLà  une  parole  déplaisante  et  qui  sonne 
mal!  Il  noQS  semble  qu'à  la  place  de  M.  de  Maurillac  nous  ne  pour- 
rions nous  empêcher  de  répondre  :  «  Une  bonne  action,  mademoi- 
selle? dites  une  heureuse  action.  »  Ce  sont  là  de  ces  nuances  qui  se 
sentent  ou  ne  se  sentent  pas,  niais  les  sentimens  vivent  précisément 
de  nuances,  et  pour  un  cœur  hautain  et  susceptible,  cette  parole  de 
quasi-déférence,  aimante  sans  doute,  mais  trop  peu  fière,  serait  ca- 
pable de  renouveler  les  soupçons  qui  coûtèrent  jadis  si  cher  à  la 
pauvre  Griselidis,  et  de  donner  envie  de  refaire  la  cruelle  expé- 
rience du  marquis  de  Saluées.  Elle  l'a  dit,  penserait  ce  cœur,  c'est 
une  bonne  action;  l'amour  qu'elle  prétend  avoir  n'est  que  de  la  re- 
connaissance; ce  qu'elle  aime  en  moi,  c'est  de  l'avoir  arrachée  à  la 
vie  de  misère  et  d'expédiens,  c'est  d'avoir  entouré  sa  vie  de  sécu- 
rité, mais  l'amour  persisterait-il  si  ces  biens  matériels  que  je  lui 
prodigue  étaient  retirés?  Encore  une  fois  ce  n'est  qu'une  nuance, 
mais  elle  déteint  sur  tout  le  caractère  de  Dora  et  lui  enlève  une 
partie  de  son  intérêt. 

Nous  avons  maintenant  achevé  de  résumer  les  impressions  que 
nous  a  laissées  une  lecture  récente  et  attentive  des  œuvres  de 
M.  Sardou,  aidée  de  nos  souvenirs  plus  anciens.  En  somme,  notre 
littérature  dramatique  possède  des  talens  plus  vigoureux,  d'une 
portée  d'esprit  plus  grande,  d'une  audace  plus  fière,  elle  n'en  pos- 
sède pas  qui  aient  une  plus  parfaite  intelligence  de  la  scène,  une 
connaissance  plus  fine  du  public,  et  qui  soit  plus  assurée  contre 
l'insuccès  ou  la  déchéance.  Si  ses  armes  ne  sont  pas  de  la  trempe 
la  plus  forte,  son  escrime  est  excellente,  et,  grâce  à  elle,  il  est 
toujours  sûr  de  protéger  les  défauts  qui  pourraient  se  trouver  dans 
sa  cuirasse  et  de  rétablir  l'égalité  du  combat,  c'est-à-dire  de  main- 
tenir sa  réputation  contre  n'importe  lequel  de  ses  rivaux.  Il  ira 
longtemps,  perfectionnant  et  agrandissant  toujours  davantage  sa 
manière  par  cette  intelligente  faculté  d'assimilation  qui  lui  per- 
met de  faire  profit  des  innovations  de  ses  confrères  sans  épouser 
du  même  coup  leurs  défauts  comme  il  arrive  à  ceux  qui  ne  sont 
que  de  vulgaires  imitateurs,  et  plus  tard,  dans  bien  des  années, 
quand,  sa  carrière  close,  la  génération  qui  suivra  la  nôtre  voudra 
rechercher  et  étudier  les  caractères  divers  du  théâtre  contempo- 
rain, elle  en  trouvera  dans  ses  œuvres  le  résumé  le  plus  ingénieux 
et  le  plus  vivant  microcosme. 

Emile  Montégut. 


LES  MÉMOIRES 


PRINCE  DE  HARDENBERG 


I. 

AVANT     lÉNA. 


Les  quatre  beaux  volumes  qui  viennent  de  paraître  à  Leipzig  sous  le 
titre  de  Mémoires  du  chancelier  d'état  prince  de  Hardenberg  (1),  et  dont  la 
publication  est  célébrée  par  la  presse  allemande  comme  un  événement 
littéraire,  contiennent  à  la  fois  beaucoup  plus  et  beaucoup  moins  que 
la  plupart  des  ouvrages  appartenant  au  genre  des  mémoires.  On  se  flat- 
terait vainement  d'y  trouver  l'autobiographie  détaillée  et  complète  de 
rhomme  d'état  qui,  né  en  1750  dans  l'électorat  de  Hanovre,  entra  en 
1790  au  service  de  la  maison  de  Brandenbourg,  négocia  la  paix  de  Bàle, 
remplaça  par  intérim  le  comte  Haugwitz  comme  ministre  des  affaires 
étrangères,  déposa  ce  pesant  portefeuille  quelques  mois  avant  la  ba- 
taille d'Iéna,  le  reprit  pour  peu  de  temps  dans  les  derniers  jours  de 
1806,  reparut  sur  la  scène  en  1810  comme  chancelier  d'état  et  pendant 
les  douze  dernières  années  de  sa  vie  ne  cessa  plus  de  jouer  en  Prusse 
le  premier  rôle.  Le  prince  de  Hardenberg  n'a  jamais  songé  à  mettre  le 
public  dans  le  secret  de  son  histoire  intime;  il  estimait,  nous  dit-il, 
«  qu'il  ne  convient  pas  de  mener  le  lecteur  à  la  gaide-robe.  »  Jamais 
non  plus  il  n'a  pensé  à  raconter  aux  curieux  tous  les  incidens  de  sa 

(1)  Denkicûrdigkeiten  des  Staatskanzlers  Fursten  von  Hardenberg,  herausgegebea 
Yon  Leopold  Ranke;  Leipzig,  Duncker  et  Humblot,  1877,  4  vol.  in-S». 


216  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

longue  carrière  politique,  toutes  les  affaires  auxquelles  il  a  pris  part. 
Ses  soi-disant  mémoires,  qui  n'embrassent  qu'un  espace  de  quatre  an- 
nées, n'en  sont  pas  moins  un  ouvrage  de  grand  prix.  On  y  trouvera  des 
renseignemens  de  première  main  et  du  plus  haut  intérêt  sur  l'histoire 
intime  du  gouvernement  prussien  depuis  la  rupture  de  la  paix  d'Amiens 
jusqu'au  traité  de  Tilsitt;  à  ces  renseignemens  sont  jointes  toutes  les 
pièces  à  l'appui,  dont  la  plupart  étaient  demeurées  inédites. 

Ce  fut  à  Tilsitt  même,  oh  il  séjourna  du  21  février  au  7  novembre 
1808,  que  Hardenberg  entreprit  de  recueillir  ses  souvenirs  et  de  narrer 
pour  la  postérité  les  événemens  qui  venaient  de  se  passer  sous  ses 
yeux.  Il  avait  rapporté  de  Riga  une  provision  de  papiers  diplomatiques 
qu'on  y  avait  mis  en  dépôt  pour  les  dérober  à  la  dangereuse  curiosité 
du  vainqueur.  Son  écrit  était  principalement  destiné  à  prouver  qu'il  n'é- 
tait point  responsable  des  désastres  que  venait  d'essuyer  la  Prusse, 
que  le  système  de  conduite  qui  avait  prévalu  n'était  pas  le  sien.  Ce  mé- 
moire justificatif  fut  trouvé  après  sa  mort  parmi  d'autres  papiers  cache- 
lés  et  transporté  avec  eux  aux  archives  de  Berlin,  pour  n'être  publié 
qu'après  cinquante  ans  accomplis.  Quand  le  terme  fut  échu,  ce  fut 
M.  de  Bismarck  qui  brisa  les  sceaux  et  qui  commit  aux  soins  de  M.  Ranke 
ce  précieux  dépôt,  en  le  chargeant  de  la  publication.  C'était  une  bonne 
fortune  pour  les  Mémoires  du  prince  de  Hardenberg  que  d'être  confiés 
à  de  telles  mains.  M.  Ranke  ne  s'est  pas  contenté  de  les  publier,  en  y 
pratiquant  quelques  coupures;  il  les  a  accompagnés  de  deux  volumes  de 
commentaires,  qui  renferment  l'histoire  suivie  de  la  politique  prussienne 
de  1793  à  1813,  et  dans  lesquels  on  retrouve  cette  impartiaUté  magis- 
trale, cette  hauteur  de  vues  et  de  raison,  cette  finesse  d'aperçus,  ce 
style  ferme,  élégant  et  lumineux,  qui  sont  la  marque  distinctive  de  l'il- 
lustre historien  dont  on  peut  dire  qu'il  a  deux  patries,  la  Prusse  et  l'Eu- 
rope. 

Rien  dans  l'histoire  n'est  plus  propre  à  intéresser  les  Français  d'au- 
jourd'hui'que  le  récit  des  malheurs  de  la  Prusse  en  1806  et  de  son 
relèvement  laborieux,  graduel,  méthodique,  œuvre  d'une  patience  intel- 
ligente et  courageuse  dont  elle  a  le  droit  d'être  fière.  On  a  vu  trop  sou- 
vent dans  la  déclaration  de  guerre  que  Frédéric-Guillaume  III  a  si 
cruellement  expiée  à  léna  un  coup  de  tête,  une  résolution  soudaine, 
irréfléchie,  arrachée  à  la  faiblesse  d'un  roi  par  une  reine  aussi  passionnée 
qu'imprudente,  par  des  intrigues  de  cour,  par  une  armée  infatuée  de 
son  passé,  par  la  pression  d'une  opinion  publique  affolée.  A  toutes  les 
grandes  crises  se  trouvent  mêlées  des  passions  imprévoyantes  et  fu- 
nestes, qui  conspirent  avec  les  destinées;  dans  tous  les  temps  et  dans 
tous  les  pays,  on  a  vu  de  belles  souveraines  qui  ont  des  ressentimens 
ou  des  fantaisies  à  satisfaire  et  dont  les  déraisons  traversent  les  calculs 
des  hommes  d'état,  des  ministres  de  la  guerre  qui  déclarent  qu'on  est 
prêt,  qu'il  ne  manque  pas  un  bouton  de  guêtre  à  la  victoire,  des  intri- 


LES    MEMOIRES    DU    PRINCE    DE    IIARDENBERG.  217 

gues,  des  pratiques  secrètes,  des  factions  attentives  à  tirer  parti  des 
événemens,  un  populaire  qui  s'écliaulTe  sans  savoir  pourquoi  et  des 
souverains  qui,  las  de  résister,  s'abandonnent  à  la  fortune  et  jouent  leur 
couronne  dans  de  tristes  hasards.  Cependant  il  ne  faut  pas  s'y  tromper, 
en  1806  comme  en  1870  la  guerre  a  été  le  dénoùment  presque  inévita- 
ble d'une  situation  tendue,  d'un  conflit  d'intérêts  qui  allait  s'aggravant 
d'année  en  année.  Il  s'agissait  jadis  pour  la  Prusse  de  recourir  aux 
armes  ou  de  renoncer  à  toutes  ses  ambitions  légitimes  et  même  à  son 
indépendance,  et  il  y  a  six  ans,  Napoléon  III  avait  à  décider  s'il  accep- 
terait une  diminution  de  son  influence  et  de  sa  dignité,  qui  devait  en- 
traîner la  déchéance  de  sa  dynastie.  En  1870  comme  en  1806,  l'art  du 
provocateur  a  été  de  se  faire  provoquer,  l'art  de  l'agresseur  a  été  de  se 
faire  attaquer.  En  1870  comme  en  1806,  la  faute  a  consisté  non  à  faire 
la  guerre,  mais  à  l'avoir  prévue  sans  s'occuper  de  la  préparer,  à  s'être 
laissé  surprendre  par  l'événement,  à  n'avoir  su  choisir  ni  l'heure,  ni 
l'occasion,  à  s'être  trop  peu  soucié  de  mettre  les  apparences  de  son  côté. 
Il  n'est  pas  permis  à  un  gouvernement  d'avoir  raison  et  de  se  donner 
l'air  d'avoir  tort. 

Par  le  traité  de  Bâle,  signé  le  5  avril  1795,  la  Prusse  s'était  détachée 
de  la  coalition  européenne,  elle  avait  fait  sa  paix  avec  la  révolution 
française,  et  en  vertu  de  la  convention  supplémentaire  du  17  mai,  le 
bénéfice  de  la  neutralité,  qui  allait  devenir  pendant  dix  ans  son  sys- 
tème, fut  étendu  à  tous  les  états  de  l'Allemagne  du  nord  compris  dans 
la  ligne  de  démarcation  qu'on  avait  fixée.  Le  comte  Ilaugwitz  racontait 
jadis  à  M.  Ranke  qu'il  avait  assisté  aux  derniers  momens  de  Frédéric- 
Guillaume  II,  et  que  bien  près  de  sa  fin,  le  roi,  repassant  dans  son  esprit 
tous  les  événemens  de  son  règne,  lui  avait  dit  :  «  Je  n'aurais  jamais  dû 
entreprendre  la  guerre  contre  la  France.  Que  n'étiez-vous  alors  auprès 
de  moi  !  Heureusement  nous  en  avons  été  quittes  pour  un  œil  poché.  » 
Il  ajouta  que  la  politique  de  neutralité  était  la  bonne,  il  exprima  le  désir 
que  son  fils  ne  s'en  départît  jamais.  Frédéric-Guillaume  III  était  disposé 
à  accomplir  le  vœu  de  son  père,  qui  était  aussi  le  vœu  de  la  grande 
majorité  de  ses  sujets.  Le  6  juillet  1798,  quand  la  noblesse  des  trois 
Marches,  en  grand  appareil,  revêtue  de  ses  insignes,  la  tête  poudrée,  se 
réunit  à  Berlin  dans  la  Salle-Blanche  pour  prêter  son  serment  d'hom- 
mage au  nouveau  roi,  on  vit  apparaître  soudain  au  milieu  de  cette  bril- 
lante et  patriarcale  assemblée  une  figure  étrangère  et  étrange,  un  per- 
sonnage aux  cheveux  noirs  sans  un  grain  de  poudre,  la  taille  ceinte 
d'une  large  écharpe  tricolore.  C'était  l'envoyé  de  la  république  fran- 
çaise Sieyès.  Tout  le  monde  savait  à  Berlin  qu'il  avait  voté  la  mort  de 
Louis  XVI,  et  on  peut  se  représenter  l'effet  que  produisit  dans  la  Salle- 
Blanche  l'entrée  du  régicide.  La  république  avait  chargé  ce  régicide 
d'obtenir  pour  elle  l'alliance  de  la  monarchie  du  grand  Frédéric.  Sieyès 
demandait  plus  que  la  Prusse  ne  pouvait  lui  accorder.  Frédéric- Guil- 


21S  REVUE  DES  DECX  MONDES. 

laume  III  désirait  vivre  en  paix  avec  la  république,  il  consentait  à  être 
son  ami ,  il  ne  voulait  pas  être  son  allié  ni  épouser  ses  querelles ,  il 
entendait  demeurer  neutre.  Cette  neutralité,  comme  le  remarque 
M.  Ranke,  a  eu  des  conséquences  heureuses  pour  l'Allemagne  et  en 
particulier  pour  la  gloire  de  sa  littérature.  La  cour  de  Weimar,  l'uni- 
versité d'Iéna,  étaient  comprises  dans  la  ligne  de  démarcation;  on  y 
jouissait  des  doux  loisirs  de  la  paix,  du  repos  et  de  la  liberté  d'esprit 
qu'elle  procure,  sans  se  désintéresser  des  grandes  passions  et  des 
grandes  idées  qui  remuaient  le  monde;  c'était  comme  un  observatoire, 
commandant  un  vaste  horizon  et  protégé  contre  la  fureur  des  vents, 
d'où  l'on  avait  vue  sur  les  tempêtes.  Les  onze  années  qui  se  sont  écoulées 
entre  la  paix  de  Bâle  et  la  bataille  d'Iéna  ont  été  les  plus  fécondes  pour 
la  littérature  allemande,  les  plus  riches  en  productions  originales.  C'est 
l'époque  de  Fichte  et  de  Schelling,  de  Voss,  de  Wolf  et  de  l'ccole  histo- 
rique de  Gôttingue,  l'époque  qui  a  vu  naître  les  Élégies  romaines^  Her- 
mann  et  Dorothée^  Wilhelm  Meister,  la  Cloche,  Wallenstein^  Guillaume- 
Tell  et  la  Pucelle  d'OrUans.  «  La  littérature  d'alors,  ajoute  M.  Ranke, 
avait  un  caractère  d'idéologie  cosmopolite;  le  temps  allait  venir  où  elle 
le  perdrait  et  où  les  impulsions  patriotiques  s'empareraient  de  tous  les 
esprits.  » 

Tout  en  politique  est  affaire  de  circonstances;  le  meilleur  système 
de  conduite  devient  désastreux  lorsqu'il  n'esi  plus  conforme  aux  temps. 
Un  bon  pilote  doit  savoir  changer  de  manœuvres,  il  doit  selon  le  veut 
larguer  ses  ris  ou  plier  ses  voiles.  Si  utile  qu'eût  été  à  l'Allemagne  dans 
le  principe  la  politique  de  neutralité,  se  promettre  de  jouir  éternelle- 
ment des  bienfaits  de  la  paix  au  milieu  de  l'éternel  orage  déchaîné  sur 
l'Europe  était  une  utopie.  Placée  entre  la  Russie  et  la  France,  qui  mul- 
tipliaient leurs  obsessions  pour  l'attacher  à  leur  cause,  la  Prusse  refu- 
sait de  choisir  entre  Napoléon  et  Alexandre  I",  tout  ea  s'appliquant  à 
conserver  les  meilleurs  rapports  avec  l'un  et  l'autre.  Tout  craindre, 
tout  espérer,  ménager  tout  le  monde  sans  s'engager  avec  personne, 
manquer  toutes  les  occasions  et  se  persuader  qu'on  est  habile  parce 
qu'on  réserve  Tavenir  et  qu'on  se  dispense  de  vouloir,  telle  fut  la  poli- 
tique prussienne  dans  les  premières  années  de  ce  siècle. 

On  a  souvent  répété  qu'il  y  avait  alors  à  Berlin  deux  hommes  diri- 
geans  qui  se  partageaient  ou,  pour  mieux  dire,  qui  se  disputaient  la 
conduite  des  affaires  étrangères,  et  que  l'un,  le  comte  Haugwitz,  était 
un  partisan  résolu  de  l'alliance  française,  tandis  que  l'autre,  le  baron 
de  Ilardenberg,  tenait  pour  l'alliance  russe.  Les  pamphlétaires  du  temps 
accusaient  le  premier  d'être  à  la  solde  du  cabinet  de  Saint-Cloud,  le  se- 
cond d'avoir  part  a  à  la  pluie  d'or  »  que  l'Angleterre  versait  à  pleines 
mains  sur  ses  amis  du  continent.  On  se  convaincra  par  la  lecture  des 
Mémoires  qu'il  y  avait  entre  ces  deux  hommes  d'état  moins  une  contra- 
riété sérieuse  de  principes  qu'une  rivalité  personnelle,  des  conflits 


LES    MÉMOIRES    DU    PRINCE    DE    IIARDENBERG.  219 

d'amour-propre  et  des  dissentimens  sur  les  mesures  à  prendre  dans  les 
occurrences  qui  pouvaient  se  présenter.  On  ne  saurait  trop  dire  quels 
étaient  les  principes  du  comte  Haugwitz;  à  proprement  parler,  il  n'en 
avait  point.  Adroit  plutôt  qu'habile,  il  estimait  que  l'adresse  suffît  à 
tout,  et  il  vivait  au  jour  le  jour,  plein  de  confiance  en  lui-même,  per- 
suadé qu'en  toute  rencontre  il  saurait  inventer  quelque  expédient  pour 
sortir  d'embarras.  Hardenberg,  sans  avoir  du  génie,  était  un  politique 
d'une  tout  autre  valeur;  il  avait  des  vues  d'ensemble  et  le  sentiment 
des  situations.  Son  grand  mérite  est  d'avoir  compris  de  bonne  heure 
que  la  Prusse  devait  opter  entre  les  deux  ennemis  qui  recherchaient 
son  amitié,  et  que  plus  on  retardait  le  jour  de  cette  option ,  plus  on 
laissait  les  difficultés  s'aggraver,  les  dangers  s'accroître,  les  chances  fa- 
vorables s'évanouir.  Hardenberg  jugeait  que,  dès  le  lendemain  de  la 
rupture  de  la  paix  d'Amiens,  la  Prusse  aurait  dû  faire  son  choix,  se 
prononcer  hautement  pour  ou  contre  Napoléon,  se  poser  vis-à-vis  de 
lui  comme  la  protectrice  de  l'Allemagne  du  nord  et  lui  interdire  l'occu- 
pation du  Hanovre,  ou  au  contraire  accepter  franchement  ses  proposi- 
tions d'alliance ,  en  lui  disant  :  Vous  n'avez  en  vue  que  votre  agran- 
dissement, nous  avons  besoin,  nous  aussi,  de  nous  agrandir.  Donnant 
donnant ,  vous  aurez  notre  appui ,  permettez-nous  de  prendre  nos 
sûretés,  aidez-nous  à  satisfaire  nos  convoitises;  ce  que  nous  convoi- 
tons, ce  n'est  pas  seulement  le  Hanovre,  ce  sont  les  villes  hanséatiques, 
c'est  peut-être  aussi  la  Saxe  ou  la  Bohême.  «  Il  ne  fallait  pas  être  scé- 
lérat à  demi,  »  s'écrie  à  ce  propos  Hardenberg;  mais  il  s'empresse 
d'ajouter  qu'il  eût  été  impossible  d'amener  le  roi  à  signer  un  pareil  traité 
et  qu'il  n'aurait  jamais  osé  lui  en  donner  le  conseil. 

Hardenberg  ne  mentait  pas  quand,  peu  de  jours  après  la  bataille  de 
Friedland,  il  écrivait  au  général  Duroc  :  u  Les  grands  hommes  revien- 
nent le  plus  facilement  des  préventions  qu'on  peut  leur  avoir  données. 
Votre  auguste  souverain,  monsieur  le  grand-maréchal,  en  a  eu  contre 
moi;  je  ne  les  ai  pas  méritées,  et  j'espère  qu'il  me  sera  aisé  de  les  dé- 
truire. U  n'a  pas  tenu  à  moi  que  dans  l'époque  où  j'eus  l'honneur  de 
négocier  avec  votre  excellence,  la  Prusse  ne  soit  devenue  l'alliée  de  la 
France  sur  un  plan  libéral  et  grand,  conforme  aux  véritables  intérêts 
des  deux  états.  J'aurais  voulu  que  la  politique  de  la  Prusse  eût  du  ca- 
ractère, qu'elle  eût  été  digne  d'une  grande  puissance...  On  m'a  accusé 
tantôt  d'être  Anglais,  tantôt  d'être  Russe;  je  ne  suis  ni  l'un  ni  l'autre, 
mais  je  suis  un  bon  et  zélé  Prussien.  »  Hardenberg  avait  le  droit  de  te- 
nir ce  langage;  il  n'est  pas  moins  vrai  qu'il  avait  toujours  eu  le  senti- 
ment des  périls  attachés  à  l'alliance  française,  parce  qu'il  avait  démêlé 
dès  le  principe  le  but  oi^i  tendaient  les  insatiables  ambitions  de  Napo- 
léon I".  La  Prusse  ne  pouvait  renoncer  sans  abdiquer  à  son  rôle  de 
puissance  prépondérante  en  Allemagne;  le  comte  Haugwitz  lui-même 
se  plaisait  à  dire  qu'il  entendait  faire  de  son  maître  l'empereur  de  l'Ai- 


220  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lemagne  du  nord.  On  aurait  pu  se  flatter  de  gagner  à  ce  projet  Sieyès 
et  le  directoire;  la  Prusse  protestante  s'était  facilement  entendue  avec 
une  république  qui  avait  des  sécularisations  à  lui  proposer  et  qui,  au 
surplus,  n'a?pirait  pas  à  conquérir  le  monde;  mais  l'accord  était-il  pos- 
sible avec  le  moderne  Charlemagne,  aspirant  à  mettre  la  main  sur 
tous  les  états  germaniques  comme  sur  l'Italie,  et  à  placer  sa  famille 
sur  tous  les  trônes  de  l'Europe?  Après  Âusterlitz  et  même  avant,  il 
avait  décidé  qu'il  n'y  aurait  plus  sur  le  continent  de  puissance  qui  pût 
l'obliger  de  compter  avec  elle,  que  son  épée  aurait  raison  de  ses  enne- 
mis et  que  ses  amis  seraient  ses  vassaux.  Ne  s'était-il  pas  écrié  dans 
une  négociation  :  «  La  Russie  doit  savoir  que  la  France  peut  appliquer 
à  l'égard  des  états  du  continent  le  même  système  qu'emploie  l'An- 
gleterre dans  les  Indes  à  l'égard  des  nababs.  »  Ce  mot  autorisait  Jé- 
rôme Bonaparte  à  dire  en  1807  à  l'un  des  amis  de  Hardenberg  :  «  Vous 
êtes  bien  plus  heureux  d'être  nos  ennemis  que  d'être  nos  alliés.  »  Le 
2  janvier  1806  avait  paru  dans  la  Gazette  de  France  un  article  intitulé 
Tableau  de  l'Europe,  dans  lequel  on  annonçait  que  c'en  était  fait  de  la 
balance  politique  et  de  l'équilibre  européen,  que  dorénavant  l'Europe 
demanderait  la  paix  et  la  sécurité  à  l'homme  qui  était  son  protecteur 
et  qui  déciderait  de  l'existence  des  pays  et  de  la  conservation  des  cou- 
ronnes :  «  L'année  qui  commence  pour  nous  sous  les  plus  heureux 
auspices  sera  une  grande  époque  dans  l'histoire  moderne,  elle  verra 
fonder  un  nouveau  système  d'équilibre  entre  toutes  les  parties  de  l'Eu- 
rope; ce  ne  seront  plus  des  forces  égales  qui  par  leur  opposition  se 
maintiendront  en  repos;  mais  une  seule  puissance  prépondérante,  trop 
forte  désormais  pour  être  attaquée  et  trop  grande  pour  avoir  besoin  de 
s'étendre,  tiendra  tout  en  paix  autour  d'elle.  »  Dans  cet  article,  remarque 
Hardenberg,  la  Prusse  n'était  pas  nommée,  a  omission  fatidique,  eme 
ominôse  Aiislassung.  » 

Un  vasselage  plus  ou  moins  onéreux,  déguisé  sous  le  nom  d'une 
alliance  avec  le  tout-puissant  conquérant,  ou  une  alliance  en  règle  avec 
la  Russie,  il  n'y  avait,  selon  Hardenberg,  plus  d'autre  alternative  pour 
la  Prusse,  et  le  18  juin  1806  il  présentait  au  roi  un  mémoire  qui  renfer- 
mait ces  lignes  :  «  Votre  majesté  a  été  placée  dans  la  situation  singu- 
lière d'être  à  la  fois  Tallié  de  la  Russie  et  de  la  France,  de  ce  qu'il  y  a 
dans  ce  moment  de  plus  hétérogène  en  politique.  Cet  état  ne  peut  pas 
durer.  Quoi  qu'on  fasse,  quelle  que  soit  l'adresse  qu'on  y  mette,  l'un 
ou  l'autre  de  ces  deux  alliés  sera  mécontent  de  la  Prusse  et  son  ennemi 
secret.  Elle  sera  isolée,  sans  amis,  sans  confiance,  sans  considération 
et  sans  secours,  et  dans  un  danger  continuel  sur  toutes  ses  frontières, 
sans  moyens  de  le  parer  efficacement,  tandis  que  la  ruine  de  son  com- 
merce la  consumera  et  augmentera  de  jour  en  jour  le  mécontentement 
intérieur.  Je  suis  donc  intimement  persuadé  qu'il  faut  dès  à  présent 
opter  entre  les  deux  alliances  et  préparer  avec  la  plus  grande  activité  et 


LES    MÉMOIRES    DU    PRINCE   DE    HARDENBERG.  221 

énergie  les  moyens  de  remplir  les  obligations  de  celle  qu'on  aura  choi- 
sie. Je  crois  que  plus  que  jamais  les  demi-mesures,  l'indécision,  l'espoir 
de  se  tirer  facilement  des  difficultés  toujours  renaissantes,  conduiraient 
l'état  à  une  ruine  certaine.  »  Quelques  mois  auparavant,  Joseph  deMaistre 
écrivait  de  Saint-Pétersbourg  à  son  roi  :  «  Il  faut  que  la  Prusse  prenne 
garde  à  elle;  jamais  puissance  ne  se  trouva  engagée  dans  un  pas  plus 
difficile;  placée  entre  deux  puissances  formidables,  vulnérable  de  toutes 
parts,  mais  surtout  par  la  Pologne,  le  parti  qu'elle  prendra  peut  décider 
de  son  existence.  Le  plus  dangereux  sera  celui  de  tergiverser,  et  c'est 
probablement  celui  qu'elle  choisira.  » 

L'homme  qui  tergiversait,  c'était  le  roi,  moins  par  faiblesse  de  carac- 
tère que  par  système  et  de  parti  -pris.  La  neutralité  à  outrance  était  sa 
devise,  et  la  tergiversation  était  chez  lui  un  principe,  un  procédé  de 
gouvernement;  il  était  le  plus  méthodique  et  le  plus  obstiné  des  irré- 
solus. Les  mémoires  de  Hardeuberg  nous  le  montrent  sous  un  jour  nou- 
veau. On  a  vu  trop  souvent  dans  Frédéric-Guillaume  III  un  homme 
sans  volonté,  gouverné  par  les  conseils  et  par  les  passions  des  autres, 
entraîné  tour  à  tour  par  des  courans  contraires;  on  l'a  représenté  su- 
bissant tantôt  l'influence  du  comte  Haugwitz,  qui  cherchait  à  l'engager 
avec  la  France,  tantôt  celle  ^de  Hardenberg,  qui  le  poussait  dans  les 
bras  de  la  Russie.  Ses  sujets  eux-mêmes  le  jugeaient  ainsi;  au  mois 
d'avril  1806,  il  parut  à  Berlin  une  caricature  où  on  le  voyait  entre  ses 
deux  conseillers,  dont  l'un  lui  présentait  une  épée,  tandis  que  l'autre, 
le  tirant  par  la  basque,  lui  glissait  dans  la  main  un  bonnet  de  nuit.  Un 
fait  cité  par  Hardenberg  prouve  combien  Frédéric-Guillaume  III  dépen- 
dait peu  des  conseils  de  ses  ministres.  Quand  les  Français,  au  mois  de 
juin  1803,  s'emparèrent  du  Hanovre  sous  le  commandement  du  général 
Mortier  et  occupèrent  non-seulement  le  cours  du  Weser,  mais  les  bords 
de  l'Elbe  et  Guxhafen,  l'empereur  Alexandre  proposa  au  roi  de  Prusse 
de  signer  avec  lui  une  convention  militaire  en  vertu  de  laquelle  ils  au- 
raient fait  avancer  une  armée  sur  l'Elbe  et  sommé  les  Français  d'éva- 
cuer leur  nouvelle  conquête.  Malgré  les  sympathies  françaises  qu'on  lui 
attribuait,  le  comte  Haugwitz  appuyait  chaudement  ce  projet;  toutes 
ses  sollicitations  ne  purent  triompher  de  la  résistance  du  roi,  qui  bien- 
tôt après  se  rendit  à  Ansbach.  Hardenberg  était  le  seul  de  ses  ministres 
qui  s'y  trouvât  avec  lui  ;  le  roi  ne  daigna  ni  prendre  ses  avis ,  ni  le 
mettre  au  fait,  et  il  déclara,  par  un  ordre  de  cabinet,  qu'il  resterait 
fidèle  à  sa  politique  d'isolement,  et  qu'aussi  longtemps  qu'un  de  ses 
sujets  n'aurait  pas  été  tué  sur  le  territoire  prussien,  il  se  tiendrait  à  l'é- 
cart de  toute  querelle. 

Sans  doute  Frédéric-Guillaume  III  aimait  à  consulter,  il  consultait 
tout  le  monde,  il  avait  même  la  manie  des  conférences,  et  il  s'ensuivait 
que  d'habitude  ses  secrets  étaient  mal  gardés;  mais  son  parti  était  tou- 
jours pris  d'avance.  Gherchait-oû  à  l'en  ramener,  il  était  inépuisable 


222  REVUE  DES  DEUX  MOJNDES, 

en  argumens  bons  ou  mauvais  pour  se  démontrer  à  lui-même  qu'il 
avait  raison  et  pour  écarter  toutes  les  mesures  qu'on  lui  proposait.  Le 
conseiller  de  cabinet  Lombard  écrivait  un  jour  à  Hardenberg  :  «  Le 
roi  est  inquiet,  comme  toujours  dans  les  temps  de  crise.  Par  un  conr 
traste  singulier,  il  a  alors,  avec  un  attachement  invincible  à  son  idée, 
le  besoin  d'écouter  tout  le  monde.  »  Il  écoutait,  mais  il  n'en  faisait  qu'à 
sa  tête.  Au  reste  sa  façon  de  consulter  était  particulière  et  peu  propre 
à  encourager  la  franchise.  Lorsque  les  Français  se  permirent  d'enlever 
nuitamment  près  de  Hambourg  le  chargé  d'affaires  anglais  Rumbold, 
qui  était  accrédité  auprès  de  Frédéric-Guillaume  III,  ce  rapt  d'ambassa- 
deur le  scandalisa  justement.  Il  écrivit  au  comte  Haugwitz  :  «  J'ai  de- 
mandé satisfaction  à  Bonaparte  de  la  lésion  de  la  neutralité;  s'il  ne 
l'accorde  point,  que  doit  faire  la  Prusse?..  Il  y  a  plusieurs  personnes  qui 
votent  en  faveur  de  la  guerre,  moi  pas.  »  Ce  moi  pas  était  significatif, 
remarque  Hardenberg,  et  le  roi  l'avait  souligné  de  sa  main. 

Ses  ministres  n'étaient  que  des  commis,  qui,  dans  mainte  circon- 
stance, avaient  peine  à  l'approcher  et  en  étaient  réduits  trop  souvent  à 
lui  adresser  des  mémoires  écrits.  Des  mesures  importantes  étaient  prises 
sans  qu'ils  en  eussent  connaissance.  Les  seuls  confidens  intimes  du  roi 
étaient  les  conseillers  irresponsables  dont  se  composait  son  cabinet 
privé  et  qui  s'arrangeaient  pour  être  toujours  de  son  avis.  Ils  se  per- 
mettaient quelquefois  de  communiquer  et  de  traiter  directement  avec 
les  envoyés  des  puissances  à  Berlin.  On  peut  juger  de  la  complication 
que  cela  mettait  dans  les  affaires;  mais  cette  complication  plaisait  au 
roi,  et  à  peine  lui  suffisait-elle  ;  ce  malade  avait  le  goût  des  maladies 
compliquées.  Hardenberg  avait  pris  l'intérim  des  affaires  étrangères; 
quand  expira  le  congé  du  comte  Haugwitz,  le  roi  les  pria  l'un  et  l'autre 
de  rester  en  charge,  il  lui  convenait  d'avoir  deux  ministres  des  affaires 
étrangères.  Hardenberg  refusa  obstinément  cette  moitié  de  portefeuille 
qu'on  lui  offrait;  il  n'en  demeura  pa^  moins  ministre  occulte  par  la 
volonté  de  son  souverain.  A  l'insu  du  comte  Haugwitz,  il  eut  la  conduite 
des  négociations  importantes  qu'on  venait  d'entamer  avec  la  cour  de 
Saint-Pétersbourg;  il  communiquait  avec  le  roi  par  l'entremise  du  di- 
recteur des  postes,  et  quand  il  avait  besoin  de  le  voir,  il  obtenait  des 
audiences  secrètes  dans  les  appartemens  de  la  reine.  L'Europe  n'a  revu 
depuis  rien  de  pareil,  elle  a  vu  toutefois  quelque  chose  d'approchant. 

0.1  a  dit  de  Napoléon  III  qu'il  avait  pratiqué  jusqu'au  bout  le  gouver- 
nement personnel,  mais  que  dans  les  dernières  années  de  son  règne  il 
n'y  avait  plus  personne.  On  a  dit  aussi  qu'après  avoir  été  son  propre 
médecin,  s'étant  trompé  dans  plusieurs  cas  d'une  incontestable  gravité, 
il  s'était  pris  à  douter  de  lui-même  et' s'était  abandonné  aux  empiri- 
ques. Frédéric-Guillaume  III  était  quelqu'un;  la  preuve  en  est  qu'il  a 
grandi  dans  le  malheur  et  qu'ayant  appris  à  douter  de  lui-môme,  il 
s'est  livré  non  aux  empiriques,  mais  à  d'excellens  médecins ,  qui  ont 


LES   MÉMOIRES    DD    PRINCE    DE    IIARDENCERG.  223 

pansé  et  guéri  les  plaies  de  son  pays.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  son 
gouvernement  personnel  attira  sur  la  Prusse  des  malheurs  qui  sem- 
blèrent irréparables.  Passe  encore  s'il  avait  pu  s'entendre  avec  lui- 
même;  mais  il  y  avait  en  lui  des  hommes  différens  qui  se  disputaient,  un 
prince  bien  intentionné,  désireux  d'assurer  longtemps  à  ses  siijets  tous 
les  avantages  de  la  paix,  un  père  de  famille  très  attentif  à  sa  cassette, 
s'appliquant  à  refaire  le  trésor  amassé  par  son  grand-oncle  et  dissipé 
par  son  prédécesseur,  un  vrai  roi  de  Prusse  préoccupé  de  s'arrondir  et 
en  même  temps  soucieux  de  sa  réputation  et  du  qu'en  dira-t-on.  Il  se 
faisait  scrupule  de  recevoir  des  présens  d'une  main  révolutionnaire,  d'a- 
bord parce  que  cela  blessait  sa  conscience,  ensuite  parce  que  cette 
main  prenante  ne  donnait  pas  assez.  Lorsqu'il  eut  accepté  de  Napoléon, 
en  échange  de  Glèves,  d'Ansbach  et  de  Neuchatel,  le  Hanovre,  patri- 
moine des  rois  d'Angleterre  et  objet  de  ses  plus  chères  convoitises,  il 
était  à  la  fois  content  et  mécontent,  et  ce  fut  avec  une  parfaite  sincé- 
rité qu'il  écrivit  plus  tard  à  Napoléon  :  «  L'acquisition  répugnait  à  mes 
principes,  et  le  sacriûce  déchirait  mon  cœur.  »  Frédéric-Guillaume  III 
aimait  à  parler  de  son  cœur,  c'est  encore  une  tradition  de  famille.  N'ou- 
blions pas  «  qu'il  se  défiait  de  ses  forces,  que  le  terrible  Napoléon  l'ef- 
frayait, qu'il  avait  le  pressentiment  des  malheurs  qui  lui  étaient  réser- 
vés. »  —  «  Combien  de  fois,  s'écrie  Hardenberg,  n'a-t-il  pas  maudit  sa 
haute  situation,  soupiré  après  l'obscure  destinée  d'un  simple  particu- 
lier! »  Les  flatteurs,  les  courtisans,  les  adjudans  et  les  conseillers  secrets, 
le  désaccord  entre  le  cabinet  ou  la  cabale  et  le  ministère,  une  politique 
louvoyante,  honnête  dans  ses  principes,  louche  dans  sa  conduite,  une 
passion  dangereuse  pour  les  échappatoires,  pour  les  biais,  pour  les 
moyens  termes,  pour  les  demi-mesures,  voilà  ce  qui  perdit  la  Prusse. 
Le  5  février  1806,  Frédéric- Guillaume  III  commençait  une  lettre  à 
Napoléon  par  ces  mots:  «  Monsieur  mon  frère,  je  ne  sais  rien  être  à 
demi.  »  Hardenberg  obtint  que  cette  phrase  malencontreuse  fût  biffée. 
Il  ajoute  en  note  :  «  Comment  faire  sortir  ainsi  le  roi  de  son  caractère, 
lai  faire  dire  qu'il  n'est  rien  à  demi?  » 

Il  faut  lire  dans  les  Mémoires  le  détail  minutieux,  aussi  instructif 
qu'intéressant,  de  toutes  les  négociations  entreprises  parle  roi  de  Prusse. 
Il  passait  sa  vie  à  traiter  successivement  ou  simultanément  avec  la  Rus- 
sie et  avec  la  France,  concertant  avec  chacune  d'elles  la  conduite  à  tenir 
dans  tel  cas  donné,  et  se  berçant  de  l'espoir  qtie  ce  cas  ne  se  présente- 
rait jamais.  Il  transpirait  toujours  quelque  chose  de  ces  négociations 
secrètes,  les  défiances  allaient  croissant  à  Saint-Pétersbourg  comme  à 
Paris,  et  de  plus  en  plus  la  politique  prussienne,  si  désireuse  de  ne  point 
se  compromettre,  se  faisait  une  réputation  de  duplicité ,  s'attirait  dans 
toute  l'Europe  un  discrédit  qui  devait  lui  être  fatal.  Un  habile  qui  fait 
des  dupes  y  trouve  son  compte  ;  mais  on  se  moque  des  gouvernemens 
qui,  en  biaisant,  se  dupent  eux-mêmes.  Le  machiavélisme  de  l'irréso- 


224  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

lution  n'inspire  ni  crainte ,  ni  respect,  et  c'est  un  triste  marché  que  de 
renoncer  à  être  respectable,  quand  on  n'est  pas  en  état  de  se  faire 
craindre. 

Ce  fut  en  1805  surtout  que  la  politique  prussienne  poussa  ses  con- 
tradictions jusqu'au  scandale.  Le  roi  entrait  dans  de  violentes  colères  à 
la  seule  pensée  qu'on  pût  lui  demander  de  se  joindre  à  la  troisième 
coalition.  «  Plus  la  tempête  approchait,  plus  il  éprouvait  le  besoin  de 
ne  rien  faire.  »  Il  appréhendait  les  sollicitations  de  la  Russie ,  il  avait 
résolu  de  ne  point  se  rendre  à  l'entrevue  que  l'empereur  Alexandre  lui 
avait  proposée,  et  qu'il  n'avait  pas  osé  refuser.  Le  3  octobre ,  Harden- 
berg  reçut  un  billet  et  une  nouvelle  qui  le  jetèrent  dans  une  étrange 
surprise;  le  conseiller  de  cabinet  Beyme  lui  manda  que  le  roi  souffrait 
depuis  quatre  semaines  d'un  mal  de  pied  fort  douloureux,  qui,  par  in- 
tervalles, l'empêchait  de  marcher.  Il  comprit  sur-le-champ  ce  que  cela 
voulait  dire,  que  c'était  «  un  prétexte  préparé  pour  ne  pas  aller  à 
l'entrevue.  »  Il  représenta  au  roi  qu'il  risquait  de  s'aliéner  à  jamais 
l'affection  de  l'empereur  Alexandre,  que  personne  ne  prendrait  au  sé- 
rieux son  mal  de  pied;  il  se  heurta  contre  une  opiniâtre  résistance. 
Tout  à  coup  survint  un  incident.  Une  des  colonnes  françaises  qui  tra- 
versaient l'Allemagne  du  midi  à  grandes  journées  pour  tomber  sur  le 
flanc  de  l'armée  autrichienne  se  permit  de  violer  le  territoire  de  la 
principauté  d'Ansbach,  laquelle  faisait  partie  des  possessions  prus- 
siennes en  Franconie.  Le  roi  s'en  indigna;  ses  impressions  étaient  vives, 
et,  dans  le  premier  moment,  il  aurait  voulu  que  Hardenberg  donnât  sur 
l'heure  aux  envoyés  français  l'ordre  de  quitter  Berlin.  De  ce  jour,  il  se 
décida  à  entrer  dans  la  coalition;  mais,  le  naturel  reprenant  le  dessus, 
il  tâcha  de  gagner  du  temps,  et,  par  son  ordre,  ses  ministres,  comme  le 
dit  Hardenberg,  durent  «  épuiser  toutes  les  cascades  de  la  diplomatie.  » 
Dans  le  mémoire  préparé  par  Lombard  pour  servir  de  canevas  au  roi 
dans  ses  entretiens  avec  l'empereur  Alexandre,  on  déclare  «  que  la  Prusse 
n'a  jamais  méconnu  ni  les  atteintes  portées  par  la  France  à  la  foi  des 
traités,  ni  le  droit  qu'avaient  les  puissances  d'en  faire  justice  les  armes 
à  la  main,  que  dans  ce  temps  le  mal  n'était  pas  encore  parvenu  à  ce 
comble  oii  l'examen  est  un  mal  de  plus,  que  tout  a  changé,  que  l'exa- 
men est  devenu  inutile,  que  la  Prusse  se  flatterait  en  vain  d'un  autre 
avenir  que  celui  de  tant  d'états  successivement  envahis  ou  blessés,  que 
son  honneur  au  surplus  réclame  une  satisfaction  éclatante,  qu'elle  sent 
trop  désormais  l'insufTisance  des  demi-mesures,  qu'elle  consacre  à  la 
défense  de  la  cause  commune  180,000  hommes  et  au-delà,  s'il  le  faut, 
mais  qu'elle  doit  être  conséquente  jusque  dans  l'emploi  de  ces  moyens, 
et  constater  par  le  mode  de  sa  coopération  la  fermeté  de  ses  principes, 
et  que  c'est  seulement  comme  médiateur  armé  que  le  roi  entrera  d'abord 
en  scène.  »  —  a  La  fermeté  des  principes,  s'écrie  à  ce  propos  Harden- 
berg, c'était  l'opiniâtreté  dans  le  système  de  tergiversation  et  de  fai- 


LES   MÉMOIRES    DU    PRINCE    DE    IIARDENBERG.  225 

blesser  ne  sont-ce  pas  encore  les  demi-mesures  qui  nous  ont  perdus? 
nous  avons  rassemblé  180,000  hommes  pour  ne  rien  faire.  » 

On  sait  le  reste.  Frédéric-Guillaume  III  poussa  si  bien  le  temps  avec 
l'épaule  que  Napoléon  eut  le  loisir  d'écraser  l'Autriche  et  la  Russie  à 
Austerlitz,  et  que  le  comte  Haugwitz,  expédié  de  Berlin  pour  lui  signi- 
fier une  sommation,  n'eut  garde  de  s'acquitter  de  son  message  et  re- 
vint de  Schœnbrunn  en  rapportant  à  son  maître  un  traité  d'alliance  of- 
fensive et  défensive  avec  la  France,  dont  le  prix  était  le  Hanovre.  Le 
roi  trouva  bon  ce  que  son  ministre  avait  fait,  et,  par  raison  d'économie, 
il  s'empressa  de  remettre  son  armée  sur  le  pied  de  paix.  Cette  défail- 
lance et  ce  revirement  produisirent  dans  toute  l'Europe  une  vive  sensa- 
tion. C'est  à  ce  sujet  que  Joseph  de  Maistre  écrivait  de  Saint-Pétersbourg 
(c  qu'il  fallait  acheter  la  Prusse  tout  uniment  comme  on  achète  le  tra- 
vail d'un  ouvrier.  »  —  «  La  Prusse,  disait  Fox  au  baron  Jacobi,  se  rend 
complice  des  oppressions  auxquelles  se  livre  Bonaparte;  il  est  impos- 
sible de  regarder  ces  sortes  d'échanges  autrement  que  comme  des  vole- 
ries.  »  Et  le  25  avril  1806,  ce  même  Fox  s'écriait  dans  le  parlement  : 
«  La  Hollande  et  d'autres  puissances  ont  été  contraintes  par  la  peur 
à  faire  des  cessions  de  territoire  à  la  France,  mais  aucune  autre  puis- 
sance que  la  Prusse  n'a  été  poussée  par  la  peur  à  commettre  des  vols 
ou  des  spoliations  sur  ses  voisins,  to  commit  robberies  or  spoliations  on 
ils  neighbours.  C'est  par  là  que  la  maison  de  Brandenbourg  se  distingue 
de  toutes  les  autres.  Nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  regarder 
avec  quelque  pitié  mêlée  à  beaucoup  de  mépris  une  monarchie  qui  peut 
alléguer  qu'elle  en  est  réduite  à  de  pareilles  nécessités.  C'est  l'union  de 
tout  ce  qu'il  y  a  de  méprisable  dans  la  servilité  avec  tout  ce  qui  est 
odieux  dans  la  rapacité.  » 

Les  inconséquences  de  la  politique  prussienne  n'avaient  pas  seule- 
ment pour  effet  de  révolter  l'Europe,  elles  encourageaient  Napoléon  à 
tout  oser,  à  tout  se  permettre  avec  le  cabinet  de  Berlin,  qu'il  renonçait 
de  plus  en  plus  à  ménager.  Comme  le  comte  de  Goltz  récrivait  à  Har- 
denberg,  le  vainqueur  d'Austerlitz  «  n'avait  offert  à  la  Prusse  l'appât 
de  l'acquisition  du  Hanovre  que  pour  la  perdre  en  la  brouillant  avec 
ses  meilleurs  amis.  »  Frédéric-Guillaume  III  avait  ratifié  le  traité,  mais 
avec  des  réserves  ;  il  ne  désespérait  pas  d'obtenir  davantage  ou  tout  au 
moins  de  pouvoir  acquérir  le  Hanovre  sans  se  dessaisir  de  la  princi- 
pauté d'Ansbach,  et  il  écrivait  à  Napoléon  :  «  Je  souffre  de  devoir  sacri- 
fier une  province  qui  fut  le  berceau  de  ma  famille...  et  qui  enfin  sous  le 
rapport  des  intérêts  réels  et  des  affections  m'est  également  précieuse.  » 
Napoléon  profitait  de  ses  hésitations  pour  rendre  le  traité  plus  onéreux, 
et  la  Prusse  n'obtenait  plus  le  Hanovre  qu'à  la  condition  de  fermer  aux 
Anglais  les  bouches  du  Weser  et  de  l'Elbe;  c'était  se  mettre  en  guerre 
avec  eux,  et  en  peu  de  temps  ils  lui  capturèrent  plusieurs  centaines  de 

lOMB  XX.  —  1877.  15 


226  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

bâtimens  de  commerce.  Encore  ce  Hanovre  si  chèrement  acheté, était-on 
bien  sûr  de  le  garder?  Pitt  venait  de  mourir,  Napoléon  pensait  sérieu- 
sement à  conclure  la  paix  avec  l'Angleterre,  et  Talleyrand  déclarait  en 
son  nom  à  lord  Yarmouth  qu'on  était  prêt  à  restituer  le  Hanovre  à 
George  III,  quitte  à  chercher  quelque  compensation  pour  la  Prusse. 
Bientôt  on  créait  la  confédération  du  Rhin,  placée  sous  la  protection  de 
la  France,  sans  daigner  s'en  expliquer  avec  le  gouvernement  prussien; 
on  l'engageait  pour  la  forme  à  créer  de  son  côté  une  confédération  des 
états  du  nord  de  l'Allemagne  ;  mais  on  lui  interdisait  d'y  faire  entrer 
les  villes  hanséatiques,  et  sous  main  on  agissait  sur  la  Saxe  et  sur  la 
cour  de  Cassel  pour  qu'elles  fissent  la  sourde  oreille  aux  appels  qui 
leur  viendraient  dé  Berlin.  On  ne  laissait  pas  de  multiplier  les  déclara- 
tions rassurantes;  mais  le  comte  Haugwitz,  désabusé,  avait  écrit  de  Pa- 
ris dès  le  8  février  1806  :  «  Je  ne  puis  me  défendre  du  soupçon  qu'on 
gagne  du  temps  pour  faire  prendre  aux  armées  françaises  des  positions 
alarmantes  pour  la  sûreté  de  la  Prusse.  » 

Dans  l'intervalle,  on  employait,  pour  préparer  l'opinion  publique  aux 
événemens,  des  procédés  qui  ont  été  appliqués  souvent  depuis  et  tout 
récemment  encore;  tel  procédé  qu'on  croit  original  n'est  qu'un  plagiat, 
un  emprunt  fait  à  la  politique  napoléonienne.  Le  gouvernement  français 
faisait  rédiger  à  Paris  et  se  faisait  adre*sser  de  Cassel  ou  de  Mannheim 
des  lettres  qui  étaient  insérées  au  Moniteur,  et  dans  lesquelles  on  signa- 
lait le  mauvais  vouloir,  l'aigreur  de  la  presse  allemande  à  l'égard  de  la 
France.  On  se  plaignait  de  tel  article  paru  dans  la  Gazette  de  Bayreuth, 
et  on  ajoutait  a  que  la  Gazette  de  Wesel  ne  paraissait  pas  dirigée  dans  un 
meilleur  esprit,  qu'évidemment  M.  de  Hardenberg  inspirait  ou  dictait 
lui-même  les  articles  de  ces  journaux,  que  sans  doute  tout  ce  que  pou- 
vaient dire  les  gazettes  prussiennes  était  très  indifférent  à  la  France, 
mais  qu'il  était  bon  de  constater  que  la  faction  anglaise  levait  la  tête  en 
Prusse  comme  ailleurs.  »  L'occasion  était  bonne  pour  parler  de  «  la  pluie 
d'or  »  que  l'Angleterre  répandait  sur  les  journalistes  allemands,  dont  la 
plupart  cependant  lui  étaient  peu  favorables.  «  Si  l'Angleterre,  remar- 
que à  ce  propos  Hardenberg,  avait  réellement  ajouté  à  tant  de  sommes 
dépensées  en  subsides  inutiles  200,000  livres  sterling  à  distribuer  aux 
diligens  écrivains  allemands  qui  s'efforcent  d'ameuter  l'opinion  publique 
contre  elle,  on  aurait  vu  tout  l'effet  que  peut  produire  l'argent  anglais 
sur  des  auxiliaires  de  cette  espèce.  »  Le  8  février  1806,  le  comte  Haug- 
witz énumérait  dans  une  dépêche  adressée  de  Paris  «  tous  les  griefs  que 
Napoléon  croyait  être  autorisé  à  avoir  contre  la  Prusse  et  qui  consistaient 
principalement  dans  un  tas  de  petites  choses,  l'esprit  des  gazettes  et  les 
propos  de  société.  »  Hélas  !  Napoléon  I»""  s'est  chargé  de  tout  apprendre 
à  ses  ennemis  et  aux  héritiers  de  ses  ennemis,  la  guerre,  la  politique, 
la  diplomatie,  la  science  des  faiblesses  humaines,  l'art  de  les  exploiter, 
de  combiner  la  ruse  avec  les  abus  de  la  force  et  de  mettre  les  moyens 


LES   MEMOIRES    DU    l'MNCE    DE    IIARDENBERG.  227 

révolutionnaires  au  service  d'une  ambition  dynastique,  tout  enfin  jus- 
qu'au parti  qu'un  habile  Iiomme  peut  tirer  «  d'un  tas  de  petites  choses.  » 
Quand  le  bruit  se  répandit  à  la  cour  de  Frédéric-Guillaume  III  que 
Napoléon  se  proposait  de  restituer  le  Hanovre  à  l'Angleterre,  la  coupe 
des  amertumes  déborda,  et  le  11  août,  à  la  suite  d'i-me  dépêche  reçue 
de  Paris,  la  mobilisation  fut  décidée.  A  la  politique  des  tergiversations 
succédait  la  politique  des  résolutions  précipitées.  La  Prusse  se  croyait 
prête,  elle  ne  l'était  pas.  Les  incapacités  les  plus  notoires  occupaient  les 
premiers  postes,  le  désordre  régnait  dans  toutes  les  têtes.  Le  président 
Haenleiu  écrivait  à  Hardenberg  le  24  août  :  «  Il  faut  pleurer  sur  tout 
ce  qu'on  voit  et  ce  qu'on  entend,  cela  passe  toute  idée.  »  Le  17  sep- 
tembre, le  roi  parlait  de  ses  alliances  à  son  ex-ministre  des  affaires 
étrangères;  il  en  était  certain,  plus  que  certain,  et  il  comptait  dans  le 
nombre  l'alliance  de  la  Grande-Bretagne,  avec  qui  il  était  en  guerre, 
celle  de  l'Autriche,  qui  lui  fit  défaut,  celle  de  la  Piussie,  qui  n'était  que 
préparée;  il  ne  reçut  qu'après  les  batailles  d'Auerstaedt  et  d'Iéna  la  ré- 
ponse à  la  lettre  par  laquelle  il  avait  demandé  60,000  hommes  à  l'em- 
pereur Alexandre.  Le  26  septembre,  il  écrivit  de  Naumburg  à  Napoléon 
une  fière  et  noble  déclaration  qui  se  terminait  par  ces  mots  :  «Plaise  au 
ciel  que  nous  puissions  nous  entendre  sur  des  bases  qui  vous  laissent 
toute  votre  gloire,  mais  qui  laissent  aux  autres  peuples  leur  honneur  et 
qui  fassent  finir  pour  l'Europe  cette  fièvre  de  crainte  et  d'attente,  au 
milieu  de  laquelle  personne  ne  peut  compter  sur  l'avenir  ni  calculer  ses 
devc'irs.  »  Cette  déclaration  était  conçue  en  des  termes  dont  la  franchise 
pouvait  paraître  offensante,  et  pourtant  Frédéric-Guillaume  III  nourris- 
sait l'espoir  que  l'acte  d'énergie  qu'il  venait  de  hasarder  imposerait  à 
Napoléon,  que  ce  terrible  homme  demanderait  à  ouvrir  des  négocia- 
tions. L'aigle  qui  prend  son  vol  pour  fondre  sur  sa  proie  s'amuse-t-il  à 
négocier?  A  la  vérité,  le  ministre  de  France  à  Berlin,  Laforest,  affirmait 
que,  quand  les  deux  quartiers-généraux  se  seraient  rapprochés,  on 
échangerait  des  explications  qui  arrêteraient  tout.  Lorsqu'il  se  présenta 
au  quartier  prussien,  il  fut  hébergé  par  le  duc  de  Brunswick,  qui  le  re- 
çut chapeau  bas  et  lui  offrit  l'hospitalité.  Comme  le  roi,  le  généraUssime 
de  l'armée  prussienne  s'obstinait  à  ne  pas  désespérer  de  la  paix;  ils  con- 
naissaient bien  peu  et  la  situation  et  leur  ennemi.  Napoléon  avait  déjà 
tiré  du  fourreau  cette  épée  dont  les  rapidités  déroutaient  tous  les  calculs 
et  qui  visait  toujours  au  cœur. 

Ne  peut-on  pas  appliquer  à  la  bataille  d'Iéna  la  réflexion  qu'inspirait 
à  M.  Thiers  le  désastre  de  Sedan?  Les  grandes  victoires  qui  décident  en 
quelques  heures  du  sort  d'un  pays,  disait-il  un  jour,  sont  remportées 
moins  par  une  armée  sur  une  autre  que  par  un  gouvernement  habile  et 
prévoyant  sur  un  gouvernement  aveugle  et  maladroit,  qui  joint  les  em- 
portemens  aux  faiblesses. 

G,  Valbert. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


28  février  1877. 

Qu'en  sera-t-il  de  toutes  les  histoires  qui  courent  le  monde  soir  et 
matin,  de  tous  ces  bruits  qui  se  succèdent  comme  pour  occuper  les  es- 
prits impatiens  dans  cette  phase  nouvelle  des  affaires  d'Orient?  Un  jour 
c'est  la  Russie  qui  va  passer  le  Pruth  sans  plus  tarder,  ou  qui  se  dis- 
pose à  envahir  l'empire  ottoman  par  la  frontière  d'Asie  :  on  compte  les 
corps  d'armée,  les  bataillons,  les  sotnias  de  cosaques  et  les  canons;  on 
connaît  les  plans  de  campagne,  on  sait  le  moment  oh  l'exécution  com- 
mencera. Un  autre  jour  c'est  la  Porte  qui  doit  envoyer  un  ultimatum 
à  la  Russie  pour  lui  demander  de  désarmer.  Tantôt  la  rupture  va  être 
poussée  jusqu'au  bout;  tantôt  les  ambassadeurs  vont  revenir  à  Constan- 
tinople,  tout  est  sur  le  point  de  s'arranger  au  moyen  de  quelque  com- 
binaison proposée  par  l'Angleterre,  à  moins  qu'une  maladie  du  sultan 
Abd-ul-Hamid  et  une  révolution  nouvelle  en  Turquie  n'embrouillent 
encore  cet  inextricable  écheveau  oriental.  Ainsi  en  quelques  heures,  au 
gré  du  télégraphe,  ce  grand  agitateur  du  monde,  on  passe  de  la  guerre 
à  la  paix  ou  de  la  paix  à  la  guerre,  et  en  définitive  ce  n'est  ni  la  guerre 
ni  la  paix;  c'est  l'attente  dans  une  situation  où  rien  ne  peut  se  décider 
si  vite  et  où  les  imaginations  inventives  suppléent  à  la  réalité. 

Tout  ce  qu'il  y  a  de  vrai  et  de  précis  se  réduit  à  quelques  faits.  D'un 
côté,  la  négociation  directe  engagée  par  la  Turquie  avec  la  Serbie  et  le 
Monténégro  semble  toucher  à  un  dénoûment  favorable,  et  si  même  au 
prix  d'une  prolongation  d'armistice  cette  négociation  réussit  en  effet, 
c'est  déjà  un  commencement  de  solution,  un  premier  gage  d'apaise- 
ment. D'un  autre  côté,  il  y  a  toujours  sans  doute  la  difliculté  la  plus  re- 
doutable, celle  des  réformes,  des  garanties,  qui  ont  été  l'objet  des  ré- 
centes délibérations  de  l'Europe  à  Constantinople,  qui  résument  dans  sa 
gravité  le  problème  oriental.  Ce  que  la  Russie  en  pense,  elle  l'a  dit,  elle 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  229 

l'a  du  moins  laissé  entendre  par  la  circulaire  du  prince  Gortchakof. 
L'Angleterre,  elle  aussi,  n'a  point  tardé  à  exprimer  son  opinion  dans  les 
débats  de  son  parlement;  elle  l'a  développée  avec  ampleur,  sans  subter- 
fuge, par  les  explications  nouvelles  de  lord  Derby  répondant  au  duc 
d'Argyll  aussi  bien  que  par  un  habile  discours  du  ministre  de  la  guerre, 
M.  Gathorne  Hardy.  A  son  tour,  l'empereur  Guillaume,  en  ouvrant  ces 
jours  derniers  le  Reichslag  à  Berlin,  s'est  étudié  tout  à  la  fois  à  réser- 
ver la  politique  de  TAUemagne  et  à  témoigner  une  certaine  confiance 
dans  le  maintien  de  la  paix  continentale,  «  alors  même  que  ne  se  réa- 
liserait pas  l'espérance  de  voir  la  Porte  exécuter  de  sa  propre  initiative 
les  réformes  que  la  conférence  a  reconnu  être  un  besoin  européen...  » 
Au  fond,  ce  qui  résulte  de  toutes  ces  manifestations  récentes,  égale- 
ment sérieuses,  quelles  que  soient  les  nuances  de  langage,  c'est  que 
l'accord  formé  à  Constantinople  survit  à  la  conférence  comme  la  garan- 
tie la  plus  précieuse;  jusqu'ici,  il  reste  intact.  La  question  est  maintenant 
de  savoir  comment  on  l'interprète,  comment  on  veut  en  poursuivre  l'ap- 
plication, quelles  conséquences  les  diverses  politiques  prétendent  dé- 
gager de  cette  rassurante  communauté  de  vues,  et  c'est  là  évidemment 
l'objet  nouveau  du  travail  de  négociation  engagé  aujourd'hui  entre  les 
puissances  dans  l'intérêt  de  la  paix  européenne,  pendant  que  la  Porte 
négocie  sa  paix  particulière  avec  la  Serbie  et  le  Monténégro.  Ces  deux 
ordres  de  faits  se  déroulent  parallèlement;  ils  se  lient ,  selon  l'expres- 
sion de  l'empereur  Guillaume.  Résumons  cette  situation  au  point  où 
elle  est  arrivée.  La  paix  avec  la  Serbie  et  le  Monténégro,  si  elle  est  dé- 
finitivement conclue,  c'est  le  premier  pas;  le  second  pas,  c'est  l'entente 
maintenue,  organisée,  fortifiée  entre  les  puissances  dans  l'intérêt  de  ce 
programme  de  réformes  et  de  garanties  représenté  comme  une  condi- 
tion de  la  paix  européenne  par  une  amélioration  sérieuse  de  l'état  de 
l'Orient. 

Le  double  but  est  précisé  et  reconnu  ;  il  se  dégage  de  cette  laborieuse 
histoire  qui  va  de  péripétie  en  péripétie  depuis  plus  d'une  année.  Quels 
seront  les  meilleurs  moyens  pour  l'atteindre?  En  d'autres  termes  quelle 
est  la  forme  la  plus  efficace  sous  laquelle  se  manifestera  et  s'exercera 
cet  accord  européen  auquel  les  grands  gouvernemens  attachent  un  juste 
prix,  qu'ils  se  préoccupent  de  maintenir  après  l'avoir  créé?  Voilà  toute 
la  question,  et  puisqu'on  s'est  entendu  sur  le  principe  de  cet  accord, 
pourquoi  ne  continuerait-on  pas  à  s'entendre  sur  les  moyens  d'exécu- 
tion? Qu'on  le  remarque  bien,  dans  une  affaire  dont  le  péril  est  dans  ce 
qu'elle  a  d'immense  et  de  vague,  tout  est  à  combiner,  à  mesurer,  si  l'on 
veut  tenir  compte  des  intérêts  divers  qui  sont  en  jeu,  que  la  diplomatie 
a  réunis  dans  ses  programmes.  On  veut  assurer  aux  populations  orien- 
tales les  bienfaits  de  la  civilisation,  la  sécurité  de  leur  foi,  de  leur  vie, 
de  leurs  intérêts;  mais  en  même  temps  on  veut  maintenir  la  paix  euro- 


230  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

péenne.  Évidemment,  pour  rester  dans  le  programme,  la  première  con- 
diti-on  est  de  ne  pas  se  méprendre,  de  savoir  ce  qu'on  veut  et  ce  qu'on 
doit  éviter,  jusqu'où  l'on  peut  aller  ensemble. 

En  réalité,  il  n'y  a  pas  mille  moyens,  il  n'y  en  a  que  deux,  coerci- 
tion matérielle  à  l'égard  de  l'empire  ottoman  ou  une  intervention  mo- 
rale fortement  organisée,  incessamment  active,  pesant  sur  la  Turquie 
de  tout  le  poids  de  l'Europe.  La  coercition,  c'est  la  guerre.  Il  y  a  long- 
temps que,  dans  des  circonstances  analogues,  toujours  à  propos  de  l'em- 
pire ottoman,  le  prince  de  Metternich  écrivait  :  «  Tout  ce  qu'à  Saint- 
Pétersbourg  on  s'est  plu  dans  ces  derniers  temps  à  désigner  sous  le 
nom  illusoire  de  mesures  coercilives  à  employer  contre  les  Turcs  n'est, 
au  jugement  de  notre  cour,  que  la  guerre,  n  Et  cette  coercition  qui  est 
la  guerre,  comment  s'exercera-t-elle?  Si  elle  prend  la  forme  d'une  in- 
tervention collective  de  l'Europe,  il  n'y  a  pas  à  s'y  tromper,  c'est  la 
question  d'Orient  dans  toute  sa  gravité;  c'est  le  commencement  du  par- 
tage, c'est  l'impossibilité  de  s'entendre  à  un  moment  donné,  c'est  la 
confusion  inévitable,  et,  par  la  fatalité  d'une  fausse  politique,  on  aurait 
compromis  pour  longtemps  la  paix  européenne  sans  avoir  amélioré  le 
sort  des  populations  chrétiennes.  Alors  éclaterait  au  milieu  de  tous  les 
conflits  la  vérité  de  ces  paroles  de  lord  Wellington,  dont  les  politiques 
anglais  ont  si  souvent  reproduit  le  sens,  que  M.  Gathorne  Hardy  citait 
dans  la  chambre  des  communes  en  les  empruntant  aux  dépêches  du 
vieux  duc  récemment  publiées  :  «  L'empire  ottoman  existe,  non  pour 
le  bénéfice  des  Turcs,  mais  de  l'Europe,  non  pour  conserver  les  maho- 
métans  au  pouvoir,  mais  pour  sauver  les  chrétiens  d'une  guerre  dont  ni 
l'objet  ne  pourrait  être  défini,  ni  l'étendue  prévue,  ni  la  durée  calcu- 
lée... »  L'intervention  commencerait  par  la  bonne  intelligence,  par  la 
paix  entre  les  puissances,  c'est  possible,  quoique  difficile  à  admettre; 
elle  finirait  fatalement  par  placer  en  présence  tous  les  intérêts,  même, 
si  l'on  veut,  toutes  les  ambitions,  sur  un  terrain  contesté,  dans  des 
provinces  dont  il  y  aurait  à  disposer,  autour  d'une  question  qui  resterait 
plus  que  jamais  livrée  à  tous  les  hasards,  qui  réveillerait  bien  d'autres 
questions. 

Est-ce  par  l'intervention  de  la  Russie  seule,  avec  la  délégation  ou  le 
consentement  tacite  de  l'Europe,  que  la  coercition  pourrait  s'exercer 
utilement?  La  Russie  n'a  point  encore  visiblement  renoncé  à  cette  poli- 
tique; elle  garde  cette  pensée  et  elle  s'est  mise  en  mesure  de  l'exécu- 
ter. Depuis  quelques  mois,  elle  a  fait  un  effort  considérable,  coûteux, 
onéreux  à  ses  finances,  à  son  industrie  et  à  son  commerce,  pour  ras- 
sembler une  armée  nombreuse  en  Asie  et  sur  les  frontières  du  Pruth. 
Si  cette  armée  n'a  pas  reçu  le  signal  du  départ  à  jour  et  à  heure  fixes, 
comme  on  le  dit  légèrement,  elle  peut  entrer  en  campagne.  Si  elle  ren- 
contre des  difficultés,  elle  les  surmontera.  Les  résistances  que  les  Turcs 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  231 

lui  opposeront,  elle  les  vaincra  par  les  armes  :  soit,  nous  admettons 
tout;  mais  qui  ne  voit  que  la  Russie  n'aura  ni  délégation  ni  consente- 
ment de  l'Europe  pour  une  intervention ,  que  le  danger  n'est  que  dé- 
placé ou  localisé,  qu'il  reste  toujours  menaçant  sous  une  autre  forme? 
C'est  l'imprévu  qui  commence  pour  l'Orient  comme  pour  l'Occident.  La 
Russie  est-elle  maîtresse  des  événemens  dont  son  entrée  en  campagne 
pourra  devenir  le  signal?  Si  elle  cède  à  la  fascination  de  la  victoire,  si 
elle  s'avance  au-delà  de  ce  qu'elle  prévoit  elle-même,  nécessairement 
tout  est  ébranlé,  toutes  les  politiques  sont  dans  l'inquiétude  si  ce  n'est 
sous  les  armes,  la  paix  est  à  la  merci  d'un  incident.  Si  la  Russie  s'ar- 
rête spontanément  après  ses  premiers  succès,  si  elle  se  borne  à  quelque 
traité  imposé  par  la  victoire ,  à  des  réformes  et  des  garanties  souscrites 
par  des  vaincus,  elle  aura  risqué  beaucoup,  elle  aura  sacrifié  des  vies 
humaines  et  de  l'argent  pour  ne  recueillir  que  des  fruits  médiocres,  tout 
au  moins  disproportionnés  avec  l'effort  qu'elle  aura  fait.  Elle  aura  exposé 
la  paix  européenne  :  en  quoi  une  campagne  heureuse  couronnée  par 
une  victoire  d'orgueil  militaire,  payée  de  quelques  avantages  person- 
nels, aura-t-elle  réformé  l'administration  ottomane  et  assuré  d'une 
manière  tlEcace  la  condition  des  chrétiens?  La  Russie  se  trouvera  dans 
l'alternative  de  laisser  une  œuvre  inachevée  en  se  retirant  après  ses 
succès  ou  d'être  conduite  à  des  occupations  indéfinies  qui  raviveront 
tous  les  périls.  Ici  encore  le  double  but  qu'on  se  propose  n'est  point  cer- 
tainement atteint.  Ce  n'est  pas  une  solution.  La  Russie  elle-même  en  y 
réfléchissant  comprendra  qu'une  coercition  exercée  par  elle  seule  sous 
l'œil  d'une  Europe  inquiète  et  défiante  ne  peut  la  conduire  qu'à  un  ré- 
sultat douteux  ou  périlleux. 

Il  n'y  a  donc,  à  l'heure  sans  doute  décisive  où  nous  sommes,  qu'une 
combinaison  possible,  rassurante,  faite  pour  concilier  tous  les  intérêts, 
le  maintien  de  l'acoord  établi  à  Constantinople,  l'intervention  ou,  si  l'on 
veut,  la  coercition  morale  persévérante,  poursuivie  avec  toute  l'autorité 
d'une  action  collective.  C'est  uniquement  cette  action  morale  que  la  di- 
plomatie travaille  maintenant  à  organiser  dans  ses  négociations  avec 
Saint-Pétersbourg,  car  c'est  à  Saint-Pétersbourg  que  tout  doit  visible- 
ment se  décider,  et,  avant  de  répondre  officiellement  à  la  circulaire  du 
prince  Gortchakof,  les  cabinets  ont  voulu,  selon  toute  apparence,  pré- 
parer la  solution  qui  sera  adoptée  en  commun.  La  Russie  est  heureuse- 
ment dans  des  conditions  où  elle  peut  prendre  un  parti  en  toute  liberté. 
Malgré  une  imposante  démonstration  de  puissance  militaire,  elle  n'est 
point  engagée,  elle  n'a  point  à  craindre  de  paraître  reculer,  elle  n'a 
essuyé  aucun  échec  personnel;  elle  a  confondu  sa  politique  avec  celle  des 
autres  puissances,  et  eût-elle  à  tempérer  ou  à  diminuer  ses  armemens 
dans  une  situation  nouvelle,  elle  ne  le  ferait  que  de  son  propre  mouve- 
ment, dans  le  sentiment  de  sa  force,  pour  rester  dans  les  limites  d'un 
système  d'action  concerté  par  l'Europe.  S'il  y  a  quelque  satisfaction  à 


232  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

donner  à  ses  vœux,  à  ses  idées,  les  cabinets  n'hésiteront  certainement 
pas.  On  prétend  que  quelqu'un  disait  récemment  à  lord  Beaconsfîeld 
qu'il  fallait  faire  à  la  Russie  un  pont  doré,  et  lord  BeaconsQeld  aurait 
répondu  aussitôt  qu'il  fallait  lui  faire  un  pont  d'or,  puis  il  aurait  ajouté, 
en  souriaut,  qu'il  fallait  lui  faire  uw  pont  de  diamant.  Le  pont  de  dia- 
mant qu'on  peut  ménager  à  la  Russie,  sans  calcul  et  sans  arrière-pen- 
sée ,  c'est  de  coucourir  avec  elle  à  une  œuvre  sérieuse  en  Orient  sans 
compromettre  la  paix  de  l'Occident. 

Ce  que  la  Russie  désire,  après  tout,  les  autres  gouvernemens  le  dé- 
sirent comme  elle.  En  déclarant  en  commun,  dans  une  conférence,  la 
nécessité  d'améliorations  réelles  et  de  garanties  en  faveur  de  ces  amé- 
liorations, on  a  gardé  le  choix  des  moyens,  de  l'heure  ;  on  ne  s'est  pas 
prononcé  sur  ce  point,  et  il  est  clair  que  si  la  Porte,  usant  de  cette  «  ini- 
tiative propre,))  dont  parlait  récemment  l'empereur  d'Allemagne,  se 
décidait  à  mettre  sérieusement  la  main  aux  réformes  qu'on  lui  a  de- 
mandées, il  n'y  aurait  aucune  raison  pour  les  lui  imposer  par  la  force, 
pour  substituer  à  son  action  indépendante  une  coercition  matérielle 
exercée  soit  au  nom  de  l'Europe,  soit  au  nom  d'une  seule  puissance. 
C'est  là  toute  la  question ,  c'est  ce  qui  laisse  une  certaine  latitude  aux 
résolutions  de  l'Europe.  Ce  qu'on  lui  demande  en  effet,  la  Turquie  té- 
moigne la  volonté  de  l'accomplir.  Elle  est  engagée  dans  un  vaste  travail 
de  réorganisation,  de  réforme  intérieure  s'étendant  à  tout  l'empire  et 
dépassant  ce  que  réclame  la  diplomatie,  La  chute  du  dernier  grand- 
vizir,  Midhat-Pacha,  bien  que  préparée  par  des  intrigues  de  sérail,  ne 
paraît  pas  se  lier  à  quelque  réaction  préméditée  contre  l'œuvre  réfor- 
matrice. La  constitution  qui  a  été  proclamée  subsiste,  et  on  parle  tou- 
jours de  la  réunion  prochaine  d'un  parlement  à  Constantinople.  Le  mal 
profond  de  l'empire  est  avoué,  il  y  a  un  désir  évident,  quoique  peut- 
être  assez  vague,  de  chercher  le  salut  dans  une  politique  nouvelle; 
qu'on  laisse  du  moins  à  la  Porte  le  temps  de  démontrer  sa  bonne  vo- 
lonté ou  son  irrémédiable  impuissance. 

Certes  la  Turquie  a  trop  mérité  les  défiances,  les  sévérités  dont  elle 
est  l'objet;  mais  enfin  il  ne  faudrait  pas  lui  créer  des  conditions  im- 
possibles, lui  demander  des  réformes  et  en  même  temps  la  placer  dans 
une  situation  violente,  sous  le  coup  d'une  exécution  militaire,  toujours 
menaçante.  —  On  peut  laisser  à  la  Turquie  des  mois  et  des  années, 
dira-t-on,  elle  ne  fera  rien  de  plus  que  ce  qu'elle  a  toujours  fait;  ce  sera 
du  temps  perdu,  c'est  une  illusion  de  se  fier  aux  promesses  turques 
mille  fois  renouvelées,  mille  fois  démenties.  C'est  possible;  il  y  a  mal- 
heureusement une  autre  illusion,  une  double  illusion,  c'est  de  croire 
que  ce  qui  est  déjà  difficile  par  la  paix  deviendrait  facile  par  la  guerre, 
qu'on  peut  aller  conquérir  des  améliorations  pour  les  chrétiens  les 
armes  à  la  main,  —  ou  bien  encore  de  supposer  que  ces  améliorations 
nécessaires,  désirables,  destinées  à  réparer  des  maux  séculaires,  peuvent 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  "233 

être  accomplies  en  un  jour  par  la  magie  d'une  décision  de  conférence 
ou  d'une  coercition  matérielle.  Elles  ne  peuvent  au  contraire  se  réaliser 
efficacement  que  dans  le  calme,  avec  un  peu  de  temps,  et  c'est  là  que 
l'influence  active,  pressante  de  l'Europe  peut  avoir  ses  effets  salutaires 
en  aidant  la  Turquie,  sinon  pour  la  Turquie  elle-même,  du  moins  dans 
UH  intérêt  universel,  dont  l'intégrité  de  l'empire  ottoman  reste  la  ga- 
rantie. La  guerre  précipiterait  la  dissolution,  cela  n'est  point  douteux; 
l'action  morale,  diplomatique,  n'est  point  infaillible  assurément;  elle 
peut,  dans  tous  les  cas,  adoucir  le  mal,  tempérer  ou  ajourner  indéfini- 
ment les  crises,  et  ce  résultatjVaut  bien  que  les  gouvernemens  de  l'Eu- 
rope y  mettent  toute  leur  prudence,  même  de  la  longanimité,  qu'ils  ne 
se  hâtent  pas  d'ouvrir  ce  grand  vide  oii  peuvent  disparaître  pour  long- 
temps la  paix  et  la  sécurité  du  monde! 

Tandis  que  ces  questions  agitent  l'Europe  et  tiennent  tout  en  suspens, 
la  vie  intérieure  de  la  France,  il  faut  l'avouer,  n'a  point  l'éclat  qu'elle 
a  eu  dans  d'autre  temps;  elle  est  même  réellement  assez  peu  active,  et 
l'activité  qui  se  déploie  par  instans  dans  notre  monde  politique  res- 
semble à  de  la  confusion.  Nos  chambres,  sagement  réservées  sur  les 
affaires  extérieures,  prennent  leur  revanche  dans  nos  affaires  législa- 
tives, par  toute  sorte  de  petites  choses;  elles  multiplient  les  abroga- 
tions de  lois,  les  propositions  souvent  aussi  intempestives  que  mal  cal- 
culées; c'est  ce  qu'on  appelle  toujours  faire  les  réformes  que  la  France 
attend,  et  le  plus  curieux  est  que,  lorsqu'il  arrive  au  sénat  d'arrêter 
au  passage  un  de  ces  projets  improvisés  par  la  seconde  chambre,  on 
se  hâte  de  crier  contre  le  sénat,  qui  décidément  empêche  tout,  qui  re- 
pousse systématiquement  toutes  les  innovations  qu'on  lui  soumet!  Quelle 
est  aujourd'iîui,  nous  le  demandons,  l'opportunité  d'une  proposition 
ayant  pour  objet  de  réformer  une  des  dispositions  essentielles  de  nos  lois 
militaires,  de  substituer  le  service  de  trois  ans  au  service  de  cinq  ans 
établi  par  la  législation  de  1872?  Cette  proposition,  présentée  déjà  dans 
la  session  dernière  il  y  a  six  mois  et  repoussée  par  la  chambre,  a  été 
récemment  reproduite  comme  s'il  y  avait  une  urgence  extrême,  et  cette 
fois  elle  a  été  prise  en  considération,  malgré  l'opposition  de  quelques 
députés  plus  prudens,  plus  avisés  que  les  autres.  Que  dans  tout  ce  tra- 
vail confus  et  décousu  que  poursuit  une  commission  passablement  inex- 
périmentée sur  les  affaires  de  la  presse  on  se  laisse  aller  à  des  fantaisies, 
c'est  un  désordre  sans  doute,  ce  n'est  pas  d'une  gravité  démesurée.  Il 
n'en  est  plus  de  même  lorsqu'il  s'agit  de  notre  reconstitution  militaire, 
de  ce  qui  est,  à  vrai  dire,  le  fondement  de  cette  reconstitution.  Ici  tout 
est  grave  parce  que  tout  peut  avoir  des  conséquences  désastreuses. 

Ainsi  voilà  une  loi  de  la  première  importance  qui  ne  date  que  de 
cinq  ans.  Elle  entraîne  nécessairement  toute  une  organisation  engagée 
pour  ainsi  dire  sur  le  principe  du  service  de  cinq  ans.  Elle  est  en 
pleine  exécution,  elle  n'a  point  eu  encore  le  temps  d'avoir  tous  ses 


234  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

effets.  Sans  doute  elle  peut  avoir  des  parties  défectueuses  par  elles- 
mêmes  ou  par  l'épreuve  qui  en  a  été  faite.  Il  est  certain  notamment 
que  le  volontariat  d'un  an  n'a  pas  été  appliqué  avec  une  intelligence 
complète  de  l'institution.  C'est  une  fausse  application  à  rectifier.  D'au- 
tres dispositions  peuvent  demander  aussi  une  exécution  mieux  enten- 
due; mais  enfin  cette  loi  de  1872  longuement  étudiée,  mûrement  votée, 
reste  le  principal  ressort  de  notre  organisation  militaire.  Avant  même 
qu'elle  soit  suffisamment  éprouvée  cependant,  on  propose  delà  changer! 
On  ne  réfléchit  pas  que,  cette  loi  laissât-elle  à  désirer  sous  quelques 
rapports,  elle  vaudrait  mieux  qu'une  perpétuelle  mobilité,  que,  si  la 
proposition  récente  était  adoptée,  il  faudrait  nécessairement  tout  re- 
commencer dans  d'autres  conditions.  Ce  n'est  sans  doute  encore  qu'une 
prise  en  considération  qui  n'implique  en  aucune  façon  heureusement 
une  adoption  définitive.  Il  n'est  pas  moins  vrai  qu'une  commission  va 
être  nommée,  que  toutes  les  discussions  vont  se  renouveler,  et  pendant 
quelque  temps  notre  organisation  militaire  se  trouvera  mise  en  doute 
dans  un  de  ses  principes  essentiels.  Voilà  le  danger,  et  ce  qu'il  y  a  de 
plus  étrange,  c'est  que,  si  le  gouvernement  ne  s'est  pas  prêté  à  cette 
prise  en  considération,  il  ne  s'y  est  point  opposé,  sous  le  singulier  pré- 
texte de  témoigner  sa  déférence  à  la  chambre.  On  nous  permettra  de  le 
dire,  la  vraie  déférence  qu'un  gouvernement  doit  à  une  assemblée  inex- 
périmentée, c'est  de  ne  pas  la  laisser  sans  direction  et  de  l'arrêter  quand 
elle  va  se  livrer  à  une  imprudente  fantaisie. 

La  politique  est  un  champ  de  bataille  :  c'est  peut-être,  sans  parler 
de  l'occasion,  ce  qui  avait  tenté,  à  une  époque  déjà  ancienne,  un 
homme  que  la  mort  vient  d'enlever  au  monde  parlementaire  et  qui 
avait  passé  une  partie  de  sa  vie  dans  des  luttes  d'un  autre  genre,  qui 
s'était  recommandé  au  pays  par  ses  services  dans  une  autre  carrière. 
Le  général  Changarnier  s'est  éteint  tout  récemment  plein  de  jours  à  sa 
quatre-vingt-quatrième  année.  Malgré  le  poids  de  l'âge  et  bien  des  cir- 
constances contraires,  c'était  encore  une  figure.  Avec  sa  tenue  soignée, 
ses  manières  qui  se  ressentaient  du  commandement,  son  allure  ferme  et 
droite,  ce  vieillard,  qui  se  raidissait  contre  les  ans,  représentait  tout  un 
passé  voyageant  chaque  jour  sur  le  chemin  de  Versailles. 

Le  général  Changarnier  était  à  la  fois  un  des  aînés  et  un  des  derniers 
survivans  de  cette  génération  d'africains  qui  se  formait  autrefois  sous 
l'illustre  maréchal  Bugeaud,  qui  a  compté  les  Lamoricière,  les  Cavai- 
gnac,  les  Bedeau,  les  Duvivier.  Gomme  ceux-ci,  il  avait  grandi  dans  cette 
guerre  d'Afrique,  il  avait  eu  son  jour  légendaire  à  la  retraite  de  Con- 
stantine,  il  avait  conquis  sa  renommée  par  tous  les  dons  supérieurs  de 
Faction  et  du  commandement.  Comme  ses  brillans  émules,  il  avait  été 
aussi  fatalement  attiré  dans  la  politique  en  18/t8,  et  un  moment  même, 
durant  cette  période  agitée,  sous  la  présidence  napoléonienne,  il  avait 
été  presque  l'espoir  du  parlement  contre  le  futur  empereur.  11  s'était 


BEVUE.    —   CHRONIQUE.  335 

fait  dans  son  poste  de  gouverneur  militaire  de  Paris  un  rôle  assez  con- 
sidérable pour  que  sa  destitution  fût  une  crise  des  plus  graves  et  devînt 
comme  un  signe  des  événemens  prochains.  Ni  Changarnier,  ni  Cavai- 
gnac,  ni  bien  d'autres  ne  pouvaient  arrêter  le  torrent  des  choses.  L'hon- 
neur de  ces  vaillans  soldats  engagés  dans  des  camps  politiques  différens 
avait  été  de  disparaître  ensemble  avec  les  libertés  du  pays  et  de  sup- 
porter avec  dignité  la  mauvaise  fortune.  Exilé  par  le  coup  d'état  de  dé- 
cembre 1851,  rentré  en  France  vers  1859,  le  général  Changarnier  n'a- 
vait rien  fait  pour  adoucir  les  rigueurs  et  moins  encore  pour  retrouver 
les  faveurs  de  l'empire.  Un  jour  seulement,  aux  approches  de  la  guerre 
de  1870,  il  avait  senti  se  réveiller  son  ardeur  militaire;  il  avait  tout  ou- 
blié et  il  était  accouru  à  Paris  pour  redemander  une  place  dans  cette 
armée  qui  allait  combattre.  U  avait  été  poliment  évincé;  aux  premiers 
désastres,  malgré  les  refus  officiels,  il  n'avait  point  hésité  à  partir  pour 
Metz,  et,  sans  y  être  obligé,  à  soixante-dix-huit  ans,  il  avait  tenu  à  par- 
tager jusqu'au  bout  les  épreuves,  le  malheur  de  cette  armée  victime  de 
l'incapacité  et  des  intrigues  d'une  coupable  ambition. 

Lorsqu'à  la  fin  de  la  guerre  il  avait  été  envoyé  par  quatre  départemens 
à  celte  assemblée  souveraine  de  Bordeaux  et  de  Versailles  chargée  d'ar- 
racher la  France  au  gouffre  où  elle  menaçait  de  disparriître ,  il  s'était 
flatté  peut-être  de  reprendre  un  rôle  politique  comme  en  18Zi9.  H  avait 
ses  illusions  et  une  certaine  confiance  en  lui-même  que  l'âge  ne  dé- 
courageait pas.  Il  s'est  mépris  sans  doute  sur  ce  qu'il  pouvait  et  sur  ce 
que  les  circonstances  permettaient.  C'était  sa  faiblesse  :  il  n'est  pas 
moins  resté  pour  tous,  dans  le  nouveau  sénat  comme  dans  la  dernière 
assemblée,  l'homme  illustré  par  d'anciens  services,  dévoué  avant  tout 
au  pays,  préoccupé,  o.u  milieu  des  luttes  politiques,  de  la  réorganisation 
militaire  de  la  France,  et  portant  dans  l'étude  de  ces  questions  le  sen- 
timent du  devoir  inviolable  du  soldat.  U  représentait  la  vieille  armée 
devant  notre  jeune  armée,  et  il  a  eu  en  toute  justice  ses  obsèques  de 
vétéran  aux  Invalides  avant  d'aller  reposer  dans  sa  terre  natale  d'Au- 
tun.  Par  ces  funérailles  exceptionnelles,  auxquelles  ont  assisté  M.  le 
maréchal  de  Mac-Mahon  et  les  principaux  ministres,  on  a  voulu  honorer 
le  vieux  capitaine  devenu  par  surcroît  un  sénateur  inamovible  de  la  ré- 
publique; on  a  eu  raison.  Et  maintenant  c'est  au  sénat,  puisque  le  sé- 
nat est  le  grand  électeur  des  inamovibles,  de  donner  au  général  Chan- 
garnier un  successeur  qui  soit  un  allié  de  plus  pour  la  bonne  politique, 
pour  la  politique  modérée  et  prudente  dont  la  France  a  besoin  plus  que 
jamais. 

Ce  serait  sans  doute  s'exposer  à  des  confusions  ou  prendre  des  mi- 
rages pour  des  réalités  que  de  chercher  trop  d'analogie  entre  ce  qui  se 
passe  à  Versailles  et  ce  qui  se  passe  à  Rome.  Toujours  est-il  cependant 
que  le  ministère  italien,  avec  son  parlement  aux  couleurs  ardentes,  avec 
sa  majorité  de  gauche,  se  trouve  dans  une  situation  qui  n'est  point  sans 


236  REVUE   DES    DEUX  MONDES, 

quelque  ressemblance  avec  celle  de  notre  ministère.  En  Italie  comme 
en  France,  ce  n'est  pas  tout  de  gagner  des  victoires  de  scrutin,  d'ar- 
river au  pouvoir;  il  s'agit  le  lendemain  de  réaliser  les  programmes  de 
réformes,  de  contenir  les  impatiens  sans  trop  les  décourager,  de  satis- 
faire les  ambitions  et  de  donner  des  places  sans  tout  désorganiser,  de 
maintenir  une  certaine  cohésion  dans  cet  amalgame  de  partis  ou  de 
fractions  de  partis  dont  se  compose  une  majorité  qui  la  veille  était  une 
opposition.  Ce  n'est  pas  plus  facile  de  l'autre  côté  des  Alpes  que  de  ce 
côté;  le  président  du  conseil  italien,  M.  Depretis,  en  fait  aujourd'hui 
l'expérience,  et  le  ministre  de  l'intérieur  lui-même,  M.  Nicotera,  n'est 
point  sans  avoir  ses  embarras  dans  son  propre  camp. 

Le  chef  du  cabinet,  Piémontais  de  caractère  et  de  tempérament, 
garde  son  calme,  il  ne  se  hâte  pas  ;  il  développera  dans  quelques  jours 
ses  plans  financiers  impatiemment  attendus  sur  les  modifications  d'im- 
pôts, sur  les  chemins  de  fer,  sur  le  cours  forcé.  Pour  le  moment,  il 
temporise,  il  convie  les  députés  de  la  gauche  à  des  conférences,  il  né- 
gocie avec  eux,  il  les  raisonne  et  il  n'est  pas  sûr  de  les  retenir  jusqu'au 
bout  dans  la  discipline.  M.  Nicotera,  le  Napolitain,  le  mazzinien  d'au- 
trefois, serré  de  plus  près  par  ses  anciens  adversaires  de  la  droite  aussi 
bien  que  par  ses  anciens  amis  de  la  gauche,  qui  commencent  à  le 
trouver  trop  modéré,  s'emporte  par  instaus  contre  les  accusations  et  les 
railleries  qui  le  poursuivent.  Au  demeurant,  c'est  une  situation  indé- 
cise, tout  au  moins  mal  garantie,  et  la  question  est  de  savoir  si  un  jour 
ou  l'autre,  sur  un  incident  imprévu,  sur  un  de  ces  projets  financiers 
qui  sont  en  perspective,  cette  majorité,  en  apparence  si  forte,  ne  se 
dissoudra  pas.  On  n'en  est  point  là,  il  est  vrai;  le  cabinet  Depretis,  avec 
un  peu  de  résolution  ou  d'habileté,  peut  détourner  le  danger,  et  les  an- 
ciens modérés  libéraux  si  gravement  éprouves  dans  les  élections  der- 
nières ne  semblent  pas  avoir  regagné  encore  assez  de  terrain  pour  être 
en  position  de  profiter  immédiatement  des  divisions  ou  des  fautes  de 
leurs  adversaires.  L'expérience  du  gouvernement  de  la  gauche  continue 
au-delà  des  Alpes;  mais  ce  n'est  plus  de  cela  qu'il  s'agit  :  l'intérêt  du- 
moment  en  Italie  est  moins  dans  ces  affaires  de  parlement  et  de  majo- 
rité, quelque  sérieuses  qu'elles  soient,  que  dans  ce  livre  nouveau,  d'un 
accent  si  vif,  récemment  publié  par  le  général  de  La  Marmora,  sous  ce 
titre  :  I  segreti  di  stato  nel  governo  coustituzionale.  Cette  publication  a 
déjà  retenti  en  Europe  :  elle  est  d'autant  plus  curieuse,  d'autant  plus  in- 
structive qu'elle  n'est  qu'un  incident  d'une  lutte  assez  grave,  et  que  par 
son  caractère,  par  les  positions  qu'il  a  occupées,  le  général  de  La  iMar- 
mora  donne  une  autorité  particulière  à  tout  ce  qu'il  fait. 

A  vrai  dire,  ce  livre  lui-même  a  son  histoire,  il  n'est  que  la  suite  de 
cet  autre  ouvrage.  Un  po'  piu  di  luce,  que  le  général  de  La  Marmora 
publiait  il  y  a  quelques  années,  en  1873,  et  où,  lui  l'ancien  président 
du  conseil  de  18GG,  il  dévoilait  hardiment  le  mystère  des  événemens  de 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  237 

cette  année  décisive.  Ces  révélations  saisissantes  ont  eu  le  don  de  pro- 
voquer de  la  part  de  M.  de  Bismarck  des  déchaînemens  de  colère,  et 
par  contre-coup  elles  ont  pu  créer  des  embarras  au  cabinet  italien,  qui 
s'est  trouvé  exposé  aux  récriminations,  aux  réclamations  impérieuses 
du  chancelier  allemand.  Comment  se  tirer  de  là?  Le  cabinet  italien  de 
1873,  cela  va  sans  dire,  a  désavoué  et  désapprouvé  le  grand  coupable, 
le  livre  révélateur;  mais  il  ne  s'en  est  pas  tenu  à  cette  désapprobation 
toute  naturelle,  il  a  fait  inscrire  dans  un  nouveau  code  pénal  soumis 
encore  à  la  chambre  des  députés  de  Rome  un  article  qui  punit  d'une 
façon  spéciale  les  divulgations  de  papiers  d'état  et  qui  ressemble  à  une 
satisfaction  promise  au  tout -puissant  ministre  de  l'Allemagne.  Voilà 
justement  l'origine  de  ce  livre  nouveau  où  le  général  de  La  Marmora 
relève  le  défi  et  accepte  la  lutte  sur  tous  les  points,  sur  les  accusations 
dont  il  a  été  l'objet  en  Allemagne,  sur  le  désaveu  qui  lui  a  été  infligé 
par  le  cabinet  de  Rome,  sur  l'article  du  code  pénal  nouveau  dont  ses  ré- 
vélations ont  été  l'occasion.  Contre  les  restrictions  nouvelles  offertes  aux 
ressentimens  allemands,  l'illustre  vétéran  de  l'indépendance  italienne 
s'arme  de  toutes  les  garanties  constitutionnelles,  du  principe  de  la  res- 
ponsabilité ministérielle,  qui  implique  pour  les  ministres  le  droit  de  se 
défendre,  de  la  dignité  nationale  offensée  par  un  article  du  code  pénal 
qui  ne  serait  qu'une  concession  à  une  influence  étrangère,  et  chemin 
faisant  il  a  encore  plus  d'une  anecdote  piquante. 

Assurément,  par  l'extension  qu'il  donne  au  droit  de  divulguer  les 
mystères  de  la  diplomatie,  le  général  de  La  Marmora  soulève  des  ques- 
tions délicates  que  nous  voudrions  réserver.  Ce  droit,  dans  sa  pensée, 
a  sans  doute  des  limites,  et  ne  peut  s'exercer  que  sur  des  faits  accom- 
plis; mais  à  quel  moment  ces  faits  sont-ils  accomplis?  Jusqu'à  quel 
point  les  divulgations  trop  promptes  ou  trop  complètes  sont-elles  ou  ne 
sont-elles  pas  de  nature  à  réagir  sur  les  relations  entre  les  gouverne- 
mens,  sur  les  événemens  qui  se  succèdent  et  s'enchevêtrent?  Évidem- 
ment il  y  a  une  mesure  qui  peut  se  resserrer  ou  s'élargir  selon  les  cir- 
constances, surtout  selon  la  situation  d'un  pays.  Gela  dit,  il  y  a  dans 
ces  pages  un  tel  accent  d'honnêteté  et  de  libéralisme,  une  si  généreuse 
confiance  dans  la  vertu  de  la  publicité,  qu'on  ne  peut  avoir  que  du  res- 
pect pour  cet  ancien  président  du  conseil  qui,  après  tout,  dans  son  der- 
nier livre  comme  dans  le  premier,  n'a  fait  que  se  défendre  contre  les 
diffamations  allemandes  en  disant  :  Voilà  la  vérité  !  voilà  ce  qui  s'est 
passé  à  Berlin,  à  Florence,  à  Paris. 

Chose  curieuse  cependant,  le  général  de  La  Marmora  a  eu  long- 
temps la  fortune  d'être  attaqué  ou  raillé  dans  son  pays  pour  ses  préfé- 
rences prussiennes;  on  rappelait  prussamane  comme  on  appelait  Cavour 
anglomane.  C'est  lui  qui  a  noué  l'alliance  de  l'Italie  et  de  la  Prusse  en 
1866,  et  qui,  à  un  moment  donné,  même  pour  la  cession  de  la  Vénétie, 
a  refusé  de  se  dégager  vis-à-vis  de  Berlin ,  sous  prétexte  que  c'était 


238  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

«  une  question  d'honneur  et  de  loyauté.  »  A  peine  les  victoires  prus- 
siennes ont-elles  été  assurées,  c'est  La  Marmora  qui  est  signalé  à  Berlin, 
sur  un  mot  d'ordre  mystérieux,  comme  ayant  trahi  l'alliance  de  1866, 
comme  le  grand  ennemi!  C'est  lui  qui  est  devenu  la  bête  noire  des  Alle- 
mands et  de  M.  de  Bismarck;  c'est  contre  lui  qu'on  propose  à  Rome  des 
lois  répressives  destinées  à  apaiser  l'Allemagne!  Et,  d'un  autre  côté, 
dans  les  partis  italiens,  quel  est  celui  qui  s'est  montré  le  plus  acerbe 
contre  le  général  de  La  Marmora,  le  plus  favorable  aux  prohibitions,  aux 
restrictions  de  publicité?  C'est  la  gauche  aujourd'hui  régnante.  Le  livre 
des  Segreti  cli  stato  aura-t-il  assez  d'influence  pour  suspendre  le  vote 
de  l'article  nouveau  du  code  pénal  italien  dans  la  chambre  des  députés 
de  Rome?  11  y  a  dans  tous  les  cas  un  phénomène  contemporain  qui 
donne  singulièrement  raison  au  général  de  La  Marmora.  Pendant  qu'on 
discute  sur  les  «  secrets  d'état  »  et  sur  les  manières  de  réprimer  les 
divulgations,  ces  secrets  s'échappent  sans  cesse.  Depuis  trente  ans,  les 
révélations  se  sont  succédé  tantôt  en  Angleterre,  tantôt  en  France,  tan- 
tôt en  Italie,  et  M.  de  Bismarck  n'a  pas  été  le  dernier  à  se  les  permettre 
quand  il  s'y  est  cru  intéressé.  En  ce  moment  même,  tandis  que  paraît 
le  nouveau  livre  du  général  de  La  Marmora,  on  met  au  jour  en  Italie 
un  rapport  secret  que  M.  Nigra  adressait  en  1866  au  prince  de  Garignan 
exerçant  la  régence  pendant  que  le  roi  était  à  la  tête  de  l'armée,  et  ce 
rapport,  assurément  remarquable,  dévoile  une  fois  de  plus  les  confu- 
sions, les  défaillances  de  la  politique  napoléonienne  à  cette  époque. 

On  a  beau  faire,  la  lumière  éclate  un  jour  ou  l'autre.  Ces  révélations 
sont  souvent  un  abus  sans  douté,  elles  créent  des  embarras  aux  gou- 
vernemens,  et  la  difficulté  est  de  les  prévenir  ou  de  les  réprimer.  La 
seule  compensation,  le  général  de  La  Marmora  l'indique  avec  une  con- 
fiance digne  d'être  partagée  :  c'est  que  désormais,  au  temps  où  nous 
vivons,  la  crainte  d'une  publicité  toujours  possible  reste  une  garantie 
d'honneur  dans  les  relations  des  peuples  et  le  frein  salutaire  des  mi- 
nistres qui  seraient  tentés  de  mettre  la  main  à  des  combinaisons  ina- 
vouables, à  de  mauvaises  actions  diplomatiques.  Ce  n'est  pas  en  s'inspi- 
rant  de  ces  sentimens  que  l'Italie  nouvelle  risque  de  s'égarer. 

Les  États-Unis  touchent  donc  au  moment  où  la  question  présidentielle 
va  être  réglée,  où  toutes  les  difficultés  de  cette  élection  laborieuse,  obs- 
cure et  si  violemment  disputée,  vont  être  résolues.  La  principale  de  ces 
difficultés,  on  le  sait,  était  dans  l'appréciation  des  votes  émis  dans  quatre 
états,  la  Floride,  la  Louisiane,  la  Caroline  du  sud  et  l'Orégon.  A  qui  ap- 
partiendraient ces  votes?  Chaque  parti  les  revendiquait  pour  son  candi- 
dat. Une  commission  d'arbitrage,  composée  de  cinq  sénateurs,  cinq  re- 
présentans  et  cinq  membres  de  la  cour  suprême,  a  été  nommée  pour 
trancher  le  différend,  et  cette  commission  est  arrivée,  non  sans  peine, 
au  bout  de  son  œuvre.  C'est  le  candidat  démocrate,  M.  Tilden,  qui  a  eu 
la  mauvaise  chance;  s'il  n'a  pas  perdu  de  terrain,  il  n'en  a  pas  gagné, 


REVUE.    —    ClIUONIQUE.  239 

il  lui  manquait  une  voix!  Tous  ces  suffrages  contestés  ont  été  attribués  au 
candidat  républicain,  M.  llayes,  qui  arrive  ainsi  au  chiffre  voulu;  mais 
à  quel  prix  ce  résultat  est-il  acquis?  M.  Hayes  atteint  bien  strictement 
le  chiffre  légal,  185  voix,  et,  bien  que  la  décision  des  arbitres  ne  soit  pas 
probablement  mise  en  doute,  il  est  impossible  d'oublier  que  la  plupart 
de  ces  suffrages,  dont  profite  le  candidat  républicain,  ont  été  arrachés  par 
la  violence  dans  des  états  oii  de  prétendus  gouvernemens  républicains 
ne  se  soutiennent  que  par  la  force.  Cela  est  si  vrai  qu'on  commence  à 
voir  le  danger,  et  que  le  cabinet  de  Washington  a  menacé  de  ne  plus 
mettre  les  armes  fédérales  au  service  de  ces  déplorables  gouvernemens. 
C'est  donc  dans  des  conditions  passablement  précaires  et  difficiles  que 
M.  Hayes  va  arriver  au  pouvoir,  et  si,  comme  on  le  dit,  il  a  témoigné 
l'intention  de  suivre  une  politique  conciliante,  il  ne  peut  certes  mieux 
faire  en  présence  du  parti  démocrate  redevenu  depuis  quelques  années 
assez  puissant  pour  balancer,  à  une  voix  près,  l'ascendant  du  parti  ré- 
publicain. 185  contre  184!  Encore,  si  on  comptait  les  suffrages  émis  au 
premier  degré,  la  victoire  resterait-elle  au  candidat  démocrate.  Les  États- 
Unis  vont  avoir  un  président  élu  à  une  voix  de  majorité,  comme  la  France 
a  eu  sa  constitution  présente  à  la  majorité  d'une  voix.  C'est  peut-être 
assez  pour  commencer,  ce  ne  serait  pas  suffisant  si  l'habileté  et  la  pru- 
dence ne  venaient  achever  une  victoire  si  modeste  et  si  difficilement 
obtenue.  ch.  de  mazade. 


HUloire  de  la  Floride  française,  par  M.  Pa-ul  Gaffarel,  Paris,  Didot. 

L'histoire  de  la  géographie  est  une  branche  intéressante  de  la  science  : 
suivre  le  progrès  des  connaissances  humaines  concernant  cette  planète 
que  nous  habitons,  depuis  les  frayeurs  légendaires  des  antiques  voyages, 
depuis  les  premières  audaces  des  hommes  à  la  triple  ceinture  d'airain, 
jusqu'aux  dévoùmens  éclairés  de  nos  modernes  explorateurs  dans  le 
centre  de  l'Afrique,  c'est  se  donner  le  beau  et  fortifiant  spectacle  de  ce 
que  peut  l'intelUgence  contre  les  obstacles  de  la  nature  aveugle.  Suivre 
en  particulier  l'histoire  des  colonisations  modernes,  s'attacher  plus  spé- 
cialement encore  à  celle  de  la  colonisation  française,  redire  ce  que  nous 
avons  autrefois,  dans  cette  noble  carrière,  dépensé  de  mâle  énergie, 
d'intrépide  bravoure,  d'intelligens  efforts,  mais  aussi  de  fautes  diverses, 
c'est  faire  en  même  temps  une  étude  politique  et  morale,  c'est  surtout 
donner  à  notre  pays  un  utile  conseil  et  le  rappeler  vers  de  grands  des- 
seins dont  jadis  l'ont  éloigné  des  passions  et  des  erreurs  qui  ne  sont 
plus  de  notre  temps.  Dans  l'une  et  l'autre  de  ces  deux  voies  scientifi- 
ques, M.  Paul  Gaffarel  a  pris  une  bonne  position  en  publiant  d'abord,  il 
y  a  peu  d'années,  une  curieuse  Élude  sur  les  rapports  de  'l'Amérique  et 
de  l'ancien  continent  avant  Christophe  Colomb,  en  donnant  ensuite  une 
complète  histoire  de  nos  établissemens  floridiens  pendant  le  xvi*  siècle. 


240  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Au  moment  où  commence  la  triste  période  de  nos  guerres  religieuses, 
quand  la  marine  française  a  perdu  son  éclat  du  temps  de  François  I", 
quand  nos  mœurs  plient  sous  le  poids  de  la  corruption  italienne,  quand 
la  prépondérance  espagnole  nous  étouffe  de  toutes  parts,  un  grand  pa- 
triote, Gaspard  de  Coligny,  ouvre  à  la  France  le  secret  d'une  grandeur 
nouvelle  :  nos  manet  Oceamis;  arva,  beata  petamus  arva.  Les  noms  de 
Jean  Ribaut,   de  René  de  Laudonnière,  du  sieur  de  Forquevaulx,  du 
charpentier  dieppois  Nicolas  Le  Challeux,  de  l'héroïque  De  Gourgues, 
figurent  très  honorablement  auprès  du  sien.  M.  Paul  Gaffarel  a  raconté 
leurs  diverses  expéditions  simplement,  avec  précision  et  clarté,  en  met- 
tant sous  les  yeux  de  son  lecteur  les  cartes  nécessaires.  Il  a  fait  quel- 
que chose  de  plus  :  dans  une  seconde  partie  de  son  volume,  il  a  réim- 
primé soigneusement  certaines  relations  originales  devenues  très  rares. 
Il  y  a  même  ajouté  des  narrations  et  des  lettres  inédites  d'un  réel  in- 
térêt. Nous  citerons  particulièrement  les  Lettres  et  papiers  d'état  du  sieur 
de  Forquevaulx ,  que  lui  a  offerts  un  manuscrit  de  la  Bibliothèque  na- 
tionale, à  Paris.  Là  sont  réunies  près  de  cinq  cents  pièces  adressées  par 
Charles  IX  et  Catherine  de  Médicis  à   leur  ambassadeur  en  Espagne, 
Raymond  de  Pavie,  sieur  de  Forquevaulx,  avec  les  réponses.  Cinquante- 
quatre  de  ces  lettres  se  rapportent  aux  affaires  floridienncs;  trente-cinq 
étaient  entièrement  inédites  :  M.  Gaffarel  nous  les  fait  connaître.  On 
devine  de  quel  puissant  intérêt  peuvent  être  de  tels  documens,  dont  le 
style  énergique  et  naïf  respire  encore  toute  l'ardeur  de  ces  hommes  du 
xvi«  siècle.  Chacune  de  ces  pages  témoigne  de  l'esprit  d'aventure ,  de 
l'ardent  patriotisme,  de  l'esprit  d'indépendance  politique  et  religieuse, 
qui  faisaient  la  forte  vie  de  ces  générations.  Les  fautes  commises  appa- 
raissent en  même  temps,  l'inconstance,  la  témérité,   l'imprévoyance; 
mais  beaucoup  de  ces  défauts  venaient  sans  doute  de  l'inexpérience  po- 
litique. On  ne  croit  plus  aujourd'hui,  comme  le  pensait  encore  Montes- 
quieu, que  «  les  princes  ne  doivent  point  songer  à  peupler  de  grands 
pays  par  des  colonies;  »  on  n'estime  plus  que  «  l'effet  ordinaire  des  co- 
lonies soit  d'affaiblir  le  pays  d'où  on  les  tire,  sans  peupler  ceux  où  on 
les  envoie.  »  Voltaire  ne  presserait  plus  M.  de  Chauvelin  de  débarrasser 
la  France  du  Canada;  nous  n'aurions  plus  d'éloges  pour  Bonaparte  ven- 
dant la  Louisiane  aux  États-Unis.  A  la  parole  fatale  qui  nous  a  coûté  si 
cher  :   «  Périssent  les  colonies  plutôt  qu'un  principe!  »    l'auteur  de 
VHistoire  de  la  Floride  souhaite  à  bon  droit  de  voir  notre  temps  sub- 
stituer la  ferme  et  saine  résolution  qui  sacrifierait  aux  colonies  bien  des 
utopies  mauvaises  et  beaucoup  de  prétendus  principes,        a.  geffroy. 


Le  direclew-gérant,  G.  Buloz. 


LES   BORGIA 


L'histoire  sera  surtout  le  fait  (Je  notre  siècle,  si  grand  d'ailleurs 
par  les  mouvemens  intellectuels  qu'il  a  poussés  de  tous  côtés.  Dès 
le  début,  nous  la  voyons  se  mettre  en  campagne,  escortée  et  suivie 
d'une  théorie  de  muses,  de  génies,  issus  d'elle  ou  s'y  rattachant  : 
la  poésie,  la  peinture,  la  musique,  le  roman  et  le  drame,  qui  allè- 
grement l'environnent  et  partent  pour  s'associer  à  ses  travaux.  Mais 
ce  ne  sera  là  que  le  profit  de  la  première  étape  ;  bientôt  la  lassitude 
gagne,  drames  et  romans  historiques  restent  en  chemin,  la  musique 
s'arrête  épuisée,  elle  cependant  continue  sa  marche.  Dirai-je  quelle 
part  magnifique  revient  à  la  France  dans  ce  mouvement,  citerai-je 
tant  de  noms  partout  populaires?  C'est  une  joie  de  voir  jaillir  du 
sol  national  toute  une  floraison  d'écrivains  qui,  de  talens  divers, 
différant  de  manière  et  de  style,  tendent  au  même  but  :  reconstruire 
nos  origines,  rattacher  le  présent  au  passé  et  montrer  l'intime 
connexion  de  la  France  moderne  avec  son  histoire,  travail  surtout 
nécessaire  au  lendemain  du  xviii®  siècle  et  de  la  révolution  et  qui 
nous  pouvons  le  dire,  aura  porté  les  plus  beaux  fruits  et  les  plus 
durables  de  la  littérature  contemporaine. 

Le  moyen  âge  décernait  à  ses  grands  saints  de?  sobriquets 
mystiques,  ainsi  voudrait-on  en  user  vis-à-vis  de  is  illustres 
pères  de  la  réformation  historique  :  l'un  s' appelles  u  l'intuition, 
l'autre  la  profondeur,  celui-ci  l'universelle  intelligence,  celui-là 
l'objectivité,  tel  autre  enfin  la  couleur  et  la  vie  même.  Tandis  que 
les  Anglais  ont  Macaulay,  les  Allemands  ont  Rànke,  l'historien  de  la 
papauté,  dont  les  disciples  peuplent  l'Italie  :  à  Rome,  à  Florence,  à 
Milan,  à  Ferrare,  vous  ne  rencontrez  qu'eux  ;  ils  scrutent  les  papiers 
d'état,  déchiffrent  les  correspondances,  fouillent  les  archives  et 
leur  font  raconter  tout  ce  qu'elles  savent  et  souvent  même  beau- 
coup plus  qu'elles  n'en  savent ,  car  chacun  a  sa  thèse  en  poche, 

TOME  XX.  —  15  MARS  1877,  16 


242  EEYUE  D£S   DEUX   MONDES. 

thèse  parfois  ingénieuse,  mais  toujours  plus  ou  moins  désagréable 
au  doux  pays  où  fleurit  l'oranger.  Quand  le  Germain  franchit  les 
Alpes,  soyez  sûrs  que  ce  n'est  jamais  ni  pour  la  gloire,  ni  pour  le 
salut  de  l'Italie,  et  ce  que  je  ne  me  lasse  pas  d'admirer,  c'est  de 
voir  les  Italiens  se  montrer  si  pleins  d'accueil  envers  ces  étrangers, 
ces  barbares  qui  les  dénigrent,  et  ne  respirer  que  sympathie  à  l'en- 
droit de  ces  bons  gros  professeurs  de  Gôttingue  et  d'iéna  venant 
s'installer  et  s'attabler  chez  eux  pour  leur  débiter  tranquillement, 
entre  la  poire  et  le  fromage,  qu'ils  ne  seront  jamais  une  nation, 
que  l'unité  de  l'Italie  est  une  idée  contre  laquelle  tout  son  dévelop- 
pement historique  proteste,  que  Machiavel  avait  raison  de  rire  au 
nez  de  Veltori  célébrant  leur  courage  et  leur  patriotisme,  et  que 
Dante  disait  des  Florentins  de  son  temps  qu'une  loi  édictée  en 
octobre  n'avait  déjà  plus  de  valeur  à  la  mi-novembre! 

L'ouvrage  nouveau  de  M.  Grégorovius  sur  Lucrèce  Borgia  se  se- 
rait bien  gardé  de  contredire  à  cette  tendance,  non  que  la  haine 
de  race  ou  de  religion  s'y  affiche  ouvertement;  l'écrivain  auquel 
nous  avons  affaire  est  un  habile  et  ne  démasque  point  son  jeu,  il  se 
contente  de  narrer  et  place  le  vif  de  sa  polémique  dans  les  gestes 
et  les  mœurs  de  ses  personnages.  Ici  d'ailleurs  le  choix  du  sujet 
en  dit  assez;  «  qu'il  s'agisse  du  mythe  ou  de  l'histoire,  nous  éprou- 
vons, tous  tant  que  nous  sommes,  je  ne  sais  quel  besoin  de  résu- 
mer toutes  les  vertus  comme  tous  les  vices  dans  certaines  person- 
nalités typiques  (1).  » 

D'accord,  mais  ces  personnalités  typiques,  ne  serait-ce  pas  mieux 
de  les  oublier  au  fond  du  ténébreux  abîme  que  de  leur  tendre  la 
perche  pour  les  aider  à  remonter  vers  la  lumière?  à  quoi  M.  Grégo- 
rovius va  nous  répondre  que  ce  qui  constitue  la  vraie  originalité 
des  Borgia,  ce  qui  motive  l'espèce  d'intérêt  hystérique  qu'ils  exci- 
tent et  leur  succès  à  travers  les  âges,  c'est  justement  ce  fond  de 
christianisme  duquel  ils  se  détachent  avec  violence,  comme  un  singe 
noir  velu  sur  un  nimbe  d'or.  Supprimez  l'horrible  contraste,  et  le  côté 
démoniaque  disparaît,  et  les  Borgia  reprennent  la  file  des  coquins 
vulgaires.  Or,  comme  il  convient  à  sa  thèse  que  les  Borgia  soient 
la  satire  et  la  représentation  vivante  de  l'église  et  qu'ils  rendent 
indispensable  la  venue  de  Luther,  notre  Allemand  se  délecte  à  nous 
les  peindre  au  naturel,  et  volontiers  nous  les  ferait  plus  noirs  qu'ils 
ne  sont,  s'il  y  avait  moyen  de  noircir  le  diable.  Tout  au  plus, 
M.  Grégorovius  éprouve-t-il  une  velléité  de  réhabilitation  au  sujet 
de  Lucrèce,    qu'il  appelle,    non  sans  émotion,  «  une   victime  de 

(1)  Lucrezia  Borgia  nach  Urkunden  uncl  Correspondenzen  ihrer  eigenen  Zeit,  von 
Ferdinand  Grégorovius,  Stuttgart  1875.  —  Trad.  eu  français,  Paris,  1876.  Sandoz  et 
Fischbachcr. 


LES   EORGIA.  243 

l'histoire,  n  D'un  coup  de  poing  bien  appliqué,  il  renfonce  dans  sa 
boîte  à  surprise  l'épouvantail  traditionnel  ;  la  virago-poignard-et- 
poison  disparaît,  et  nous  avons  à  sa  place  un  second  rôle  de 
tragédie,  une  confidente,  une  complice  même  au  besoin,  mais 
rélément  virtuel,  génial  enlevé,  on  ne  nous  laisse  qu'une  cire 
molle  que  le  crime  pétrit  à  son  effigie.  La  réhabilitation  ne  saurait 
d'ailleurs  porter  que  sur  certains  points  fort  restreints.  On  peut  en 
effet  essayer  de  nous  prouver  que  Lucrèce  ne  fut  jamais  une  grande 
empoisonneuse  de  facto,  comme  Locuste,  par  exemple,  la  Tofana 
ou  la  marquise  de  Brinvilliers  ;  mais  prétendre  la  disculper  quant 
à  ses  mœurs  devient  une  tâche  plus  ingrate.  A  chaque  instant,  le 
panégyriste  trahit  son  embarras,  et  nous  relèverions  au  passage  des 
argumens  bien  précieux.  Ainsi,  dans  les  élancemens  d'estime  qui 
le  travaillent,  il  recueillera  toutes  les  dédicaces  rimées  en  l'honneur 
de  la  belle  dame,  et  lorsqu'il  vous  aura  fait  assister  à  cet  unanime 
concert  de  louanges,  il  s'écriera  d'un  air  triomphant:  —  A  lire  de 
pareilles  choses,  peut-on,  je  le  demande,  admettre  que  les  poètes 
les  eussent  écrites,  s'ils  avaient  jamais  supposé  que  Lucrèce  Borgia 
fût  coupable  des  crimes  dont  on  l'accuse?  —  Or,  ces  poètes  qu'un 
historien  appelle  en  témoignage,  qui  sont-ils?  Bembo,  les  deux 
Strozzi,  des  amoureux,  Arioste,  le  plus  plat,  le  plus  effronté  des 
courtisans  et  le  plus  corrompu  des  hommes.  Ouvrez  son  Roland 
furieux  et  vous  y  apprendrez  que  Rome  a  donné  le  jour  à  deux 
Lucrèce,  mais  que  pour  la  beauté,  comme  pour  la  vertu,  Rome 
préfère  la  moderne  à  l'antique.  Et  ce  sont  de  telles  raisons  qu'on 
oppose,  sans  compter  que  l'auteur  de  ces  jolis  phébus  était  capable 
de  pousser  le  cynisme  jusqu'à  chanter  une  églogue  à  la  gloire  de 
cet  exécrable  cardinal  Hippolyte  d'Esté  qu'il  s'agissait,  lui  aussi, 
de  réhabiliter  d'un  fratricide.  Vrai  chef-d'œuvre  de  poésie  et  de 
moralité,  cette  églogue  où  l'assassin  est  peint  de  couleurs  sédui- 
santes et  la  victime  barbouillée  de  suie,  et  qui  renferme  également 
une  enthousiaste  apologie  de  Lucrèce,  louée  non  point  simplement 
pour  sa  beauté,  pour  son  esprit,  pour  ses  bonnes  œuvres,  mais 
pour  son  incomparable  chasteté  déjà  célèbre  dans  le  monde  avant 
sa  venue  ci  Ferrare ,  c'est-à-dire  sa  chasteté  au  Vatican  :  objet 
rare  ! 

Le  livre  de  M.  Grégorovius  apporte  en  somme  peu  de  chose  à  la 
discussion.  Les  faits  qu'il  nous  donne  sont  connus  de  tous  les  esprits 
familiers  avec  l'histoire  de  la  renaissance  italienne.  Je  ne  sais  rien 
dans  ce  qu'il  raconte  qui  ne  soit  dans  les  récens  travaux  publiés 
en  Allemagne  sur  Florence  et  sur  Rome,  et  particulièrement  dans  le 
troisième  volume  du  grand  ouvrage  de  M.  de  Reumont  intitulé  ; 
Histoire  de  la  ville  de  Rome,  Pareille  remarque  peut  se  faire  à 


2iA  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

l'endroit  d'un  écrit  apologétique  de  M.  Cappelletti  (j),  lequel  à  son 
tour  ne  contient  rien  qui  ne  soit  dans  Grégorovius.  A  vrai  dire,  ce 
serait  même  là  moins  un  livre  qu'une  manière  de  conférence  sur 
Lucrèce  Borgia,  inspirée  par  l'ouvrage  delV  illustre  Grégorovius,  et 
très  agréablement  assaisonnée  d'une  pointe  de  pittoresque.  L'auteur 
parcourt  l'Italie  en  évoquant  sur  sa  route  les  souvenirs  mélancoli- 
ques du  passé.  Arrivé  à  la  station  de  Ferrare,  il  visite  l'hôpital  de 
Sainte-Anne,  donne  un  pleur  à  l'infortuné  poète  qui  l'habita,  puis 
se  rend  au  palais  des  ducs  d'Esté,  non  sans  avoir,  chemin  faisant, 
semé  quelques  lieux-communs  sur  les  misères  du  temps  et  la  dé- 
cadence d'une  cité  jadis  si  renommée  entre  les  capitales  des  états 
italiens  et  désormais  réduite  au  plus  lamentable  abandon. 

Cadono  le  città,  cadono  i  regni,- 
Côpre  i  fasti  e  le  pompe  arena  ed  erba; 

comme  chantait  ce  pauvre  Tasse  dont  il  vient  d'inventorier  la  pri- 
son. Après  quelques  momens  consacrés  à  la  description  du  Gastello 
et  des  fresques  qui  le  décorent,  —  les  unes  attribuées  à  Titien,  les 
autres  de  Dosso  Dossi,  —  l'auteur  se  transporte  au  Palazzo  dit  dci 
Diamanti,  jadis  la  demeure  ordinaire  de  ce  cardinal  Hippolyte, 
abominable  par  ses  crimes,  qui  n'ont  pour  circonstances  atténuantes 
que  ses  bons  rapports  avec  l'Arioste.  «  Arrivé  à  l'étage  supérieur, 
je  parcourus  les  salles  qu'habitèrent  l'Arioste  et  son  Mécène ,  et  ce 
fut  alors  comme  si  je  les  voyais  assis  là  vis-à-vis  l'un  de  l'autre,  et 
comme  si  j'entendais  le  cardinal  dire  à  son  protégé  :  Messer  Ludo- 
vico,  e  dove  diavolo  avete  trovate  lutte  queste  corbellerieip.)  ?  Ce  palais 
renferme  en  outre  une  splendide  galerie  où  parmi  des  peintures  de 
maîtres  ferrarais,  —  des  Garofalo,  des  Costa,  des  Dossi,  des  Lana, 
des  Galassi,  —  se  rencontrent  des  chefs-d'œuvre  des  écoles  de 
Bologne  et  de  Venise,  —  des  Augustin  Garrache,  des  Guerchin,  des 
Garpaccio ,  etc.  Enfin  mon  attention  se  fixa  sur  un  certain  cadre 
longuement  décrit  par  le  marquis  Gherardo  Bevilacqua  Aldobran- 
dini,  et  représentant  l'arrivée  à  Ferrare  de  Lucrèce  Borgia,  épouse 
d'Alphonse  P"',  5  février  1502.  »  Ge  fameux  cadre  ayant  mis  en 
goût  le  touriste,  l'ouvrage  de  M.  Grégorovius  fit  le  reste,  et  la  litté- 
rature sur  les  Borgia,  déjà  si  copieuse,  s'enrichit  d'un  volume  de 
plus.  Des  gros  livres  sortent  les  petits  en  attendant  que  les  petits, 
à  leur  tour,  fassent  souche  :  ite  et  multiplicamini.  Voyez  plutôt 

(1)  Lucrezia  Borgia  e  la  storia,  per  Licurgo  Cappelletti,  Pisa,  187G. 

(2)  Un  mot  de  simple  observation  à  ce  sujet  :  Arioste,  le  plus  joyeux,  le  plus  gaillard 
des  poètes,  naît  à  Ferrare,  l'endroit  du  monde  le  plus  terne  et  le  plus  monotone.  Fiez- 
vous  donc  à  la  théorie  des  milieux  !  C'est  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  imprévu  que  le  talent, 
et  il  ne  serait  pas  le  talent  s'il  n'était  imprévu. 


LES   BOFxr.IA.  2/15 

depuis  vingt  cans  quelle  progéniture  :  en  1857  se  publie  à  Turin 
un  ouvrage  de  Domenico  Cerri,  Borgia  ossia  Alessandro  VI  e  i  moi 
contcmpomnci;  deux  ans  plus  tard  paraissent  à  Milan  les  lettres  de 
Lucrèce  à  Bembo.  Cependant  le  marquis  Giuseppe  Campori  di  Mo- 
dena  imprime  en  1866,  dans  la  Nuova  Antologîa,  une  étude  som- 
maire intitulée  :  Vua  vittima  délia  storia,  en  1867,  monsignor  An- 
tonelli,  de  Ferrare,  donne  ses  Memorie  storichc  ou  Lucrezia 
Borgia  in  Fcrrara^  et  le  signor  Giovanni  Zucchetti,  de  Mantoue, 
écrit  en  1869  sa  Lucrezia  Borgia,  duchessa  di  Ferrara.  Et  l'ou- 
vrage du  chevalier  Gittadella,  que  j'allais  oublier,  homme  de  tant 
d'érudition,  guide  sûr  et  diligent  à  travers  l'histoire  et  les  monu- 
mens  de  son  pays  :  Saggio  di  alhero  genealogico  e  di  memorie 
sulla  famiglia  Borgia  specialmente  in  relazione  a  Ferrara.  A  ne 
parler  que  de  l'Italie,  le  terrain  était,  on  le  voit,  préparé  à  souhait, 
et  c'eût  été  bien  telle  aventure  si  de  tout  cet  humus  historique  un 
dotto  Tedesco ,  aussi  subtil  et  profond  que  V illustrissimo  Ferdi- 
nando  Gregorovius  che  da  tanti  anni  dijuora  in  Italia,  n'eût  pas 
tiré  quelque  important  produit. 

On  s'imagine  avoir  tout  fait  quand  on  s'est  écrié  :  Reportons-nous 
au  temps  où  de  telles  choses  s'accomplissaient,  à  ces  temps  où 
chaque  pape  marchait  environné  de  ses  concubines  et  de  ses  bâ- 
tards, où  Paul  III  absolvait,  bénissait  de  sa  main  sacrée  un  Pier 
Luigi  Farnèse  coupable  de  plus  d'infamies  que  n'en  concevrait  à 
notre  époque  le  dernier  repris  de  justice,  où  Léon  X,  livrant  à  des 
histrions  le  Vatican,  se  gaudissait  au  milieu  d'un  ramas  de  cour- 
tisans et  de  courtisanes,  aux  mille  obscénités  des  comédies  de 
Machiavel.  Comme  si  l'exemple  de  pareilles  mœurs,  capables 
tout  au  plus  de  rendre  la  postérité  moins  sévère  envers  de  graves 
défaillances,  pouvait  jamais  aller  jusqu'à  diminuer  l'horreur  de 
certains  crimes  qui  n'ont  pas  de  nom,  et  dont  la  flétrissure  reste 
empreinte  au  front  de  madame  Lucrèce  en  dépit  de  toutes  les 
eaux  lustrales  et  de  tous  les  parfums  d'Arabie  qu'on  répand  sur 
elle.  Qu'ils  expliquent  donc,  ces  virtuoses  d'une  bien  tardive  réhabi- 
litation, qu'ils  expliquent  la  répugnance  et  le  dégoût  qui  firent 
tressaillir  l'antique  et  loyale  maison  d'Esté  aux  approches  du  jour 
où  la  fille  incestueuse  des  Borgia  en  devait  franchir  le  seuil.  Ni  le 
duc  Hercule,  ni  son  fils  Alfonse  ne  voulaient  consentir  à  cette  dé- 
gradante alliance.  Ils  refusèrent  d'abord  et  bataillèrent,  puis  l'ava- 
rice aidée  de  la  raison  d'état  finit  par  l'emporter.  On  accepta,  mais 
en  rougissant  et  la  conscience  pleine  et  résonnante  des  atroces  dé- 
nonciations de  Jean  Sforza,  seigneur  de  Pesaro,  l'époux  sortant  I 
Soyons  justes  et  rendons  à  ces  avocats  d'une  cause  détestable  la 
part  de  succès  qui  leur  revient.  A  quoi  tant  d' efforts  ont  réussi,  je 


2A6  REVOfi   DES   DECX  MONDES. 

vais  le  dire  :  Lucrèce  Borgia  reste  aujourd'hui  ce  qu'elle  était  jadis. 
Cette  instruction  nouvelle  ne  nous  a  rien  appris  et  ne  nous  fera  rien 
oublier.  Ce  qu'on  peut  affirmer  toutefois,  c'est  qu'aux  yeux  des 
poètes  et  des  artistes,  Lucrèce  Borgia  y  perdra  tout,  comme  type, 
sans  y  gagner  quoi  que  ce  soit  en  considération  aux  yeux  des  hon- 
nêtes gens. 

L'atmosphère  de  l'histoire  a'ses  variations'barométriques  :  tantôt 
c'est  le  vent  d'accusation  qui  souffle,  et  tantôt  c'est  le  vent  contraire. 
Pour  Lucrèce  Borgia,  les  courans  du  jour  sont  à  la  réhabilitation; 
une  brise  de  vertu,  d'innocence  et  de  pureté  souffle  sur  toute  la 
ligne,  et  cette  mode,  M.  Grégorovius  n'a  même  pas  le  mérite  de 
l'avoir  inventée,  car,  avant  que  l'idée  lui  vînt  d'écrire  son  livre, 
les  panégyristes  italiens  en  avaient  donné  partout  la  note.  Rien 
de  plus  facile  à  jouer  que  ces  airs  de  flûte  fort  improprement  ap- 
pelés des  thèses  historiques.  Les  documens  pour  et  contre  s'équi- 
librant  presque  toujours  en  semblable  sujet,  il  s'agit  de  ne  mettre 
en  lumière  que  ceux  qui  nous  agréent  et  de  laisser  habilement  les 
autres  dans  l'ombre  où,  soit  dit  en  passant,  un  avocat  adverse  ne 
manquera  pas  de  les  relever  en  temps  et  lieu  pour  renverser  toutes 
vos  batteries,  et  ainsi  de  suite  à  travers  les  âges  !  Et  la  vérité,  que 
deviendra-t-elle?  La  vérité  1  peut-être  en  saurait-on  à  la  fin  quelque 
chose,  mais  il  faudrait  alors  s'adresser  à  la  psychologie.  M.  Grégo- 
rovius nous  peint  une  Lucrèce  au  dehors  toute  sympathique  ;  quant 
à  ce  qui  se  passe  dans  cette  âme  assurément  beaucoup  plus  compli- 
quée et  plus  mystérieuse  qu'il  n'a  l'air  de  croire,  le  savant  alle- 
mand ne  prend  pas  la  peine  de  le  découvrir.  J'admets  que  Lucrèce, 
fille  et  sœur  de  deux  scélérats,  ait  été  cruellement  jugée,  et  que, 
sur  la  mémoire  de  cette  femme  «  légère,  aimable,  infortunée,  »  ait 
réagi  l'universelle  exécration  qui  s'attache  aux  noms  d'Alexandre  VI 
et  du  duc  de  Valentinois;  ce  qu'on  est  forcé  pourtant  de  reconnaître, 
c'est  que  cette  douce,  élégante  et  dévote  personne  assista  sa  vie  du- 
rant en  spectatrice  imperturbable  à  ces  crimes  de  famille  et  qu'elle 
en  profita  quand  elle  ne  les  partagea  pas. 

Le  plan  serait  ici  d'évoquer  ce  monde  énormément  surfait  et  de 
réduire  à  leur  proportion,  à  leur  taille  de  scélérats  vulgaires,  ces 
demi-dieux  dont  les  romantiques  du  latinisme  de  ce  temps  nous 
ont  dressé  l'apothéose.  Un  disciple  de  Pomponius-Lœtus,  Michel 
Fernus,  nous  représente  Alexandre  YI  sous  les  traits  d'un  olym- 
pien :  «  Il  monte  un  cheval  blanc  comme  neige;  son  front  est 
rayonnant,  l'éclair  de  sa  dignité  vous  foudroie.  Ainsi  son  peuple 
qu'il  bénit  le  salue  et  l'acclame;  ainsi  sa  présence  réjouit  cha-cun 
et  s'annonce  à  tous  comme  un  présage  de  bonheur.  Quelle  man- 
suétude dans  son  geste,  que  de  noblesse  sur  son  visage,  de  libé- 


LES    BORGIA.  247 

ralité  dans  son  regard!  et  combien  cette  taille  auguste  et  cette 
attitude  augmentent  encore  la  vénération  qu'il  vous  inspire  1  » 
Admirons  la  mythologie  dans  Homère  et  dans  Hésiode;  mais,  quand 
l'histoire  se  mêle  d'imiter  ses  crimes  et  ses  turpitudes,  prenons  les 
personnages  pour  ce  qu'ils  sont  et  ne  nous  laissons  abuser  ni  par 
notre  imagination  ni  par  la  distance.  Ce  sujet,  nous  ne  l'eussions 
point  choisi,  cependant  il  ne  nous  effraie  pas,  et  puisqu'il  s'offre  à 
notre  élaboration  si  bien  préparé  et  mis  à  point,  lançons-nous  tout 
de  suite  in  médias  res. 

I. 

Au  jour  de  son  élection  à  la  papauté  (11  août  1492),  le  cardinal 
Rodrigue  Borgia  avait  cinq  enfans.  Sur  les  origines  de  leur  mère, 
Vannozza  Catanei,  planent  certains  doutes.  Elle  était  pourtant,  dit- 
on,  de  famille  honorable.  Quand  et  comment  les  rapports  s'établi- 
rent avec  Rodrigue  Borgia,  rien  de  positif  ne  l'indique;  tout  ce  que 
nous  savons,  c'est  que  vers  1Ù80,  à  la  date  où  pour  la  première  fois 
son  nom  perce,  elle  était  la  femme  d'un  Milanais,  George  de  Croce, 
exerçant  sous  le  pape  Sixte  IV  l'emploi  de  greffier  apostolique,  et 
que  cinq  ans  plus  tard,  ce  personnage  étant  mort  en  lui  laissant 
un  fils,  elle  épousa  un  gentilhomme  de  Mantoue,  Carlo  Canale, 
d'abord  secrétaire  de  la  Pénitencerie,  puis  (lZi90)  gouverneur  de 
Tor'di  Nona.  A  Rome,  les  propriétés  de  l'illustre  dame  faisaient 
nombre;  maisons,  palais,  vignes  sur  l'Esquilin,  Ostcria  ciel  Leone 
vis-à-vis  de  Tor'  di  Nona;  au  pays  de  Viterbe,  le  château  de  Brada, 
qu'elle  habitait  en  souveraine.  Dans  les  tragédies  de  famille  qui  si- 
gnalent le  règne  d'Alexandre  YI,  cette  Vannozza  n'apparaît  guère 
qu'une  fois.  Elle  avait  eu  du  cardinal  cinq  enfans,  —  quatre  fils  et 
une  fille,  —  tous  reconnus:  l'aîné,  Pedro  Luis,  créé  duc  de  Candie 
par  Ferdinand  le  Catholique,  meurt  jeune,  et  son  frère  Jean  hérite 
du  titre;  en  septembre  lù93,  César,  archevêque  de  Valence,  reçoit 
le  chapeau  de  cardinal,  et  pour  Geofroy,  le  plus  jeune,  son  père  le 
pape  obtient  la  main  d'une  fille  naturelle  d'Alfonse,  roi  de  Naples, 
dona  Sancia  d'Aragon,  laquelle  apporte  en  dot  à  son  mari  la  prin- 
cipauté de  Squillace.  Les  fils  ainsi  dûment  lotis,  restait  à  pourvoir 
la  fille. 

Celle-là,  qui  ne  la  connaît?  Sa  renommée  emplit  l'histoire,  et 
cependant,  ni  ses  mérites,  ni  ses  crimes  ne  sont  en  proportion  du 
bruit  qui  s'est  fait  autour  d'elle.  Un  homme  d'esprit  disait  que 
l'histoire  n'existait  pas,  et  que  c'étaient  les  historiens  qui  l'avaient 
inventée;  Montesquieu,  appuyant,  nous  raconte  que  «  les  histoires 
sont  des  faits  faux  composés  sur  des  faits  vrais  ou  bien  à  l'oc- 


248  REVOE    DES    DEUX   MONDES. 

casion  des  vrais.  »  En  faveur  d'un  pareil  scepticisme,  le  cas  de 
Lucrèce  Borgia  témoignerait  presque.  Ne  nous  hâtons  pas  trop  ce- 
pendant, et  avant  d'accuser  l'histoire,  quittons-en  un  peu  la  sur- 
face et  cherchons  la  vraie  figure  sous  les  vernis  et  les  repeints 
qui  la  recouvrent.  Quelle  surprise  alors  de  la  trouver  si  parfaite- 
ment dissemblable  du  type  mis  en  circulation  dans  les  annales, 
dans  les  romans  et  sur  la  scène  !  Cette  héroïne  du  poignard,  cette 
empoisonneuse  imperturbable,  est  la  personne  du  monde  la  plus 
froide  et  la  plus  incolore  :  pas  un  acte  d'elle,  pas  un  écrit  que  l'his- 
toire ait  retenu.  Ses  lettres  ne  nous  livrent  aucune  individualité; 
elles  sont  correctes,  insignifiantes,  sans  passion,  sans  esprit,  sans 
observation,  et  forment,  par  le  vide  qu'on  y  rencontre,  un  singu- 
lier contraste  avec  les  lettres  de  sa  belle-sœur,  la  charmante  mar- 
quise de  Gonzague,  qui  sait  bien  trouver,  elle,  le  moyen  de  faire 
transparaître  le  piquant  et  l'attrait  de  sa  personnalité  à  travers 
la  raideur  et  le  pédantisme  de  l'épistolographie  du  temps.  C'est  à 
se  demander  si  Lucrèce  a  jamais  senti  son  cœur  battre;  la  passi- 
vité, voilà  son  fait  :  tout  s'accomplit  au-dessus  d'elle,  en  dehors 
d'elle,  et,  quel  que  soit  le  sort  que  son  père  ou  son  frère  lui 
imposent,  elle  s'en  accommode  aussitôt.  L'exemple  n'est  d'ailleurs 
point  rare  de  ces  créatures  qui  par  inertie  et  lassitude  glissent  au 
crime.  L'inceste  de  cette  fille  d'un  Alexandre  VI  et  de  cette  sœur 
d'un  César  Borgia  trahit  surtout  ce  caractère  d'effroyable  inertie. 
La  sombre  aventure  des  Cenci  au  moins  a  son  expiation  tragique, 
et  l'humaine  pitié  sait  où  se  prendre;  mais  quel  autre  sentiment 
éprouver  que  le  dégoût,  en  présence  de  ce  monstrueux  commerce 
lâchement  consenti  et  dont  un  rejeton,  V infant  romain,  viendra 
témoigner  devant  l'histoire?  Pour  comble  de  disgrâce,  la  beauté 
même  de  Lucrèce  Borgia  reste  une  énigme  :  quelques  médailles 
gravées  pendant  la  période  de  Ferrare  sont,  au  dire  de  M.  Grégo- 
rovius,  tout  ce  que  nous  avons  d'authentique  comme  renseignement. 
Il  nous  en  coûte  cependant  toujours  un  peu  de  renoncer  à  nos 
fictions.  La  poésie  et  la  musique  aidant,  on  s'était  créé  dans  les 
nuages  une  Lucrèce  de  fantaisie;  les  uns  se  la  figuraient  sous  les 
traits  d'une  pompeuse  et  plastique  matrone  :  la  George  du  théâtre 
de  la  Porte-Saint-Martin;  d'autres  entrevoyaient  la  svelte  encolure, 
l'œil  perfide  et  l'attrait  vipérin  d'une  Rachel,  quelque  chose  rappe- 
lant la  fameuse  légende  des  sorcières  de  Macbeth  :  «  l'horrible  est 
le  beau,  le  beau  est  l'horrible.  »  Mais  les  délicats,  les  raffinés,  ne 
cessaient  d'invoquer  Léonard  de  Yinci,  le  droit  d'interpréter  un  tel 
modèle  n'appartenant  qu'au  peintre  de  la  Joconde.  Mérimée  n'y  a 
point  manqué  :  «  Je  distinguai  tout  de  suite  un  portrait  de  femme 
qui  me  parut  être  un  Léonard  de  Vinci;  c'était  évidemment  un  por- 


LES    BORGIA.  249 

trait,  non  une  tête  de  fantaisie,  car  on  n'invente  pas  de  ces  physio- 
nomies :  une  belle  femme  avec  les  lèvres  un  peu  grosses  et  les 
sourcils  presque  joints.  —  C'est  en  effet  un  Léonard,  dit  la  mar- 
quise, et  c'est  le  portrait  de  la  trop  fameuse  Lucrèce  Borgia  (1).  )> 
Hélas!  il  faut  en  rabattre  :  ce  portrait  tant  cherché  ne  se  rencontre 
pas  plus  à  Rome,  où  Mérimée  croyait  l'avoir  vu  au  palais  Aldo- 
brandi,  qu'il  ne  se  trouve  à  Modène  ou  à  Ferrare,  et  pourtant  les 
peintres  les  plus  en  renom  à  cette  époque  ont  reproduit  ses  traits; 
à  Ferrare,  on  en  comptait  bon  nombre  :  des  Dossi,  des  Garofalo,  des 
Costa;  Titien  aussi  doit  l'avoir  peinte,  mais  il  semble  que  cette  page 
se  soit  perdue.  On  a  de  lui  à  Vienne,  dans  la  galerie  du  Belvédère, 
un  portrait  d'Isabelle  de  Gonzague  d'Esté,  la  rivale  de  Lucrèce  en 
beauté.  C'est  un  visage  exquis,  très  régulier,  du  plus  pur  ovale, 
avec  des  yeux  d'un  brun  foncé  et  respirant  toutes  les  suavités  de 
Yélcrnel  féminin  :  quant  à  un  portrait  de  Lucrèce  par  la  main  de 
ce  maître,  inutile  de  chercher;  celui  de  la  galerie  Doria  à  Rome, 
attribué  à  Véronèse,  né  seulement  en  1528,  doit  passer  pour  une  de 
ces  mille  inventions  dont  les  galeries  ont  le  privilège.  Une  autre 
curiosité  de  ce  genre  est  une  figure  de  grandeur  naturelle  repré- 
sentant une  amazone  tenant  un  casque  dans  sa  main  qui  se  voit 
dans  la  même  galerie  et  s'annonce  à  tous  comme  un  portrait  de 
Yannozza  par  Dosso  Dossi.  Tout  au  plus  accorderait-on  quelque 
vraisemblance  au  portrait  que  possède,  à  Ferrare,  le  directeur  du 
cabinet  des  médailles,  et  cela  non  point  à  cause  du  nom  de  Lucrèce 
Borgia  écrit  au  bas  en  caractères  archaïques,  mais  parce  que  cette 
image  se  rapproche  en  certains  traits  de  la  médaille.  Il  y  a  là  ce- 
pendant encore  bien  des  doutes,  lesquels  s'étendraient  sur  deux 
majoliques  que  leur  possesseur,  un  Anglais  résidant  à  Venise,  se 
complaît  à  célébrer  comme  l'œuvre  même  du  duc  Alfonse,  grand 
dilettante  en  ces  matières.  Ajoutons  que  cette  hypothèse,  s'ap- 
puyât-elle des  preuves  les  plus  authentiques,  ne  nous  offrirait 
qu'un  document  assez  médiocre,  la  majolique  étant  un  art  décora- 
tif et  de  sa  nature  peu  soucieux  des  ressemblances.  Force  est  donc 
de  s'en  rapporter  à  quelques  médailles  gravées  pendant  la  période 
de  Ferrare.  Une  de  ces  médailles  eut  pour  auteur  Filippino  Lippi, 
qui  l'exécuta  l'année  du  mariage  de  Lucrèce  avec  Alfonse  (1502);  le 
revers  en  est  original  et  plein  d'une  douce  ironie  quand  on  songe  à 
qui  s'adresse  tout  ce  symbolisme  caractéristique.  On  y  voit  l'Amour 
aux  ailes  éployées,  fortement  attaché  au  tronc  d'un  laurier  près 
duquel  pend  une  viole  et  s'ouvre  un  cahier  de  musique.  A  l'une 
des  branches  de  l'arbuste,  son  carquois  flotte  vide,  et  par  terre  gît 

(1)  llciimée,  Il  Vccolo  dl  Madama  Lucre^'a,  dans  les  Coites  et  Xtuvelles, 


250  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'arc  dont  la  corde  est  brisée;  légende  :  Virtuli  ac  forniœ  pudici- 
iia  prœdosissimum.  Que  nous  chante  cette  allégorie?  Sans  doute 
que  la  saison  des  amours  folâtres  est  passée,  et  qu'il  convient  d'al- 
ler s'asseoir  désormais  sous  le  laurier  de-s  Este.  N'importe,  l'image, 
tant  soit  peu  badine,  s' adressant  à  toute  autre  femme,  appliquée  à 
Lucrèce  Borgia,  touche  au  naïf  de  l'âge  d'or.  A  voir  cette  tète  char- 
mante aux  longues  tresses  dénouées,  l'étonnement  vous  gagne; 
impossible  de  rêver  un  contraste  plus  frappant  que  celui  qui  dis- 
tingue cette  effigie  de  l'image  qu'on  se  représente  de  Lucrèce  Bor- 
gia. Vous  avez  devant  les  yeux  un  visage  enfantin  d'expression  un 
peu  étrange  et  d'un  profil  joli  sans  rien  de  classique.  «  Lucrèce  n'est 
point  une  beauté,  écrit  à  Francesca  Gouzague  la  marquise  de  Go- 
trone;  elle  a  l'aimable  attrait,  le  dolce  ciera.  »  Une  existence  légère 
et  par  la  pente  du  plaisir  glissant  à  l'infortune,  voilà  ce  que  l'air  de 
ce  gracieux  visage  vous  raconte.  Lucrèce  Borgia  ne  relève  pas  de 
la  tragédie,  l'héroïne  est  au-dessous  de  sa  destinée;  c'est  une 
agréable  personne,  qui  n'eût  pas  demandé  mieux  que  de  vivre  hon- 
nêtement, et  dont  une  atmosphère  de  crimes  empoisonna  les  jours. 
Victime  de  fatalités  inextricables,  elle  devait  après  sa  mort  avoir  à 
répondre  devant  l'opinion  des  scélératesses  dont  le  réseau  avait  en- 
veloppé son  existence.  A  peine  morte,  la  flétrissure  indélébile  repa- 
raissait à  son  front,  et  cependant  Lucrèce  n'avait  guère  vécu  que 
comme  une  princesse  de  son  temps.  Sa  première  jeunesse  seule- 
ment s'était  passée  dans  l'horrible  milieu  de  sa  famille,  et  cette  pes- 
tilence avait  suffi  pour  stériliser  à  distance  tout  eflbrt  vers  le  bien. 
Chose  étrange  cependant,  qu'un  grand  poète  s'éprenant,  —  ainsi 
que  d'ailleurs  c'était  son  droit,  —  du  type  vulgaire  et  traditionnel, 
ait  justement  choisi  la  période  de  Ferrare,  c'est-à-dire  le  moment 
même  où  la  vraie  Lucrèce,  dégagée  des  erreurs  du  passé  et  n'entre- 
voyant pas  encore  les  ombres  de  l'avenir,  se  profile  en  pleine  lu- 
mière et  presque  rayonnante  sous  son  nimbe  d'apaisement,  de 
piété  sereine  et  d'humanisme  1  Mais  n'anticipons  pas,  et,  certains 
de  la  retrouver  plus  tard  charitable,  dévote  et  bonne  au  pauvre 
monde,  parcourons  rapidement  ses  aventures  conjugales. 

II. 

Et  d'abord,  quels  rapports  de  famille  !  Rome  fut  toujours  par  ex- 
cellence le  sol  propre  aux  ménages  irréguliers  ;  mais,  depuis  que  le 
monde  est  monde,  pareil  scandale  ne  s'était  vu.  Gette  enfant,  qui 
dès  le  berceau  connaît  son  extraordinaire  bâtardise  et  ne  cessera 
d'être  fille  de  cardinal  que  pour  s'intituler  fille  de  pape!  Dans  le 
quartier  de  Ponte,  l'un  des  plus  vivans  de  la  grande  cité,  à  deux 


LES    BORGIA.  251 

pas  d'un  palais  qu'habite  Rodrigue  Borgia,  sur  la  place  Pizzo  di 
Merle,  est  la  maison  de  Vannozza.  Là,  parmi  les  richesses  d'un 
ameublement  de  l'époque,  au  milieu  des  vastes  fauteuils  sculptés, 
des  bahuts  énormes,  de  ces  reliquaires,  de  ces  lits  que  recouvre  un 
ciel  d'épais  et  lourds  rideaux,  de  tout  ce  massif  et  ce  colossal  de  la 
première  renaissance,  remue,  fermente  l'étrange  couvée  :  filles  et 
garçons  pullulent  et  grandissent  dans  l'immorale  et  farouche  pro- 
miscuité des  nymphes  et  des  sylvains  au  fond  d'un  bois.  Ils  savent 
que  cette  superbe  femme  est  leur  mère  et  que  le  mari  de  cette 
femme  ne  leur  est  rien,  leur  véritable  père  étant  cet  illustre  per- 
sonnage habillé  de  pourpre  dont  le  portrait  s'étale  sur  le  mur  et 
qui  de  temps  en  temps  vient  les  faire  sauter  sur  ses  genoux  avant 
de  se  mettre  à  table  et  de  fêter  joyeusement  les  vins  d'Espagne  et 
de  Sicile  en  compagnie  des  plus  beaux,  des  plus  savans  et  des  plus 
débauchés  seigneurs  qu'on  renomme  :  Orsini ,  Porcari ,  Cesarini, 
Barberini,  etc.  Gomment  Lucrèce  n'eût-elle  pas  ignoré  les  scru- 
pules alors  que  ses  oreilles,  s'ouvrant  à  peine  aux  bruits  du  monde, 
n'entendaient  que  récits  d'histoires  absolument  semblables  à  la 
sienne?  Des  cardinaux  s' affichant  avec  leurs  concubines  et  traitant 
leurs  bâtards  en  fils  de  princes,  ce  n'était  point  l'exception,  c'était 
la  règle.  On  lui  montrait  les  Rovere,  les  Piccolomini,  environnés  de 
familles  nombreuses  ;  elle  voyait  les  enfans  d'Innocent  VIII  comblés 
d'honneurs,  son  fils  Gibô  s'alliant  aux  Médicis,  sa  fille  Théodorine 
épousant  le  Génois  Uso  di  Mare,  et  tout  le  Vatican  grouillant  des 
progénitures  papales.  En  mai  lZi89,  Lucrèce  avait  neuf  ans;  à  cette 
date,  Julie  Farnèse,  jeune  et  éblouissante  de  beauté,  s'empare  du 
cardinal  vieillissant,  qui,  devenu  pape  et  toujours  plus  affolé  d'ar- 
deurs juvéniles,  jusqu'au  bout  traînera  la  chaîne.  «  Jamais  un 
souci,  rien  ne  l'arrête,  il  rajeunit  tous  les  jours,  »  remarque  l'en- 
voyé de  Venise,  parlant  d'Alexandre  VI,  déjà  septuagénaire. 

Julie  avait  des  cheveux  d'or  comme  Lucrèce  et  triomphait  partout 
sous  le  nom  de  la  belle  Farnèse.  Elle  avait  quinze  ans  quand  ce 
vieillard  de  cinquante-huit  ans  la  suborna.  En  l'apercevant  un  jour 
chez  Adrienne  Orsini,  dont  elle  allait  épouser  le  fils,  ses  instincts 
diaboliques  s'enflammèrent,  et  bientôt  la  chute  de  cet  ange  fut  con- 
sommée, si  tant  est  qu'on  puisse  ainsi  désigner  une  donzelle  dres- 
sée aux  mœurs  d'une  pareille  époque.  La  belle-mère  ne  se  contenta 
pas  de  fermer  les  yeux,  elle  prit  part  active  à  cette  honte,  livrant 
endormie  à  ce  ribaud  la  future  épouse  de  son  fils,  et  quelques  jours 
après  (20  mai  l/i89)  les  noces  de  Julie  Farnèse  et  du  jeune  Ursi- 
nus  Orsini  se  célébraient  au  palais  même  du  Borgia,  qui  signait  au 
contrat  et  bénissait  les  deux  conjoints.  Du  sacrilège  adultère  de  ce 
prêtre  avec  la  noble  dame  une  grande  maison  devait  sortir.  En 


252  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

effet,  jusqu'au  temps  des  Borgia,  les  Farnèse,  dont  sur  le  sol  ro- 
main deux  splendides  monumens  immortalisent  aujourd'hui  le  nom, 
les  Farnèse  comptaient  à  peine.  C'est  au  pape  Alexandre  YI  que 
cette  famille  doit  la  grande  figure  qu'elle  a  faite  depuis.  L'idolâtre 
amant  de  la  belle  Julie,  en  conférant  au  frère  de  sa  maîtresse  la  di- 
gnité de  cardinal,  préparait  le  pontificat  de  Paul  III,  ancêtre  des 
Farnèse  de  Parme  :  principium  et  fons,  et  c'est  ainsi  que  du  limon 
bourbeux  la  vie  se  dégage,  et  que  les  monstrueux  sauriens  sortent 
du  vice  et  de  la  corruption  pour  se  répandre  sur  le  monde. 

Cette  Adrienne  Orsini,  belle -mère  si  accommodante,  avait  de 
longue  date  toute  la  confiance  du  cardinal  Rodrigue.  Il  se  confessait 
à  elle  de  ses  péchés,  lui  disait  ses  plans,  ses  intrigues,  et  jamais  ne 
cessa  de  la  consulter.  Ce  fut  aux  mains  de  la  chère  dame  que  passa 
Lucrèce  en  quittant  le  toit  deVannozza.  Il  s'agissait  avant  tout  pour 
la  fille  du  cardinal  de  se  former  à  la  tenue,  aux  élégances,  au  loeau 
langage  des  jeunes  personnes  de  maison  princière.  Nous  la  voyons 
à  la  fois  apprendre  à  s'habiller,  et  s'accoutumer,  se  rompre  aux  plus 
sévères  exercices  de  la  dévotion.  Cette  piété  de  sacristie,  —  très  ri- 
gide et  particulière  de  tout  temps  à  l'éducation  des  femmes  ita- 
liennes, —  n'a  rien  qui  doive  épouvanter  et  procède  beaucoup  moins 
des  besoins  de  l'âme  que  d'une  certaine  attitude  morale  qu'on  pense 
devoir  s'imposer  :  pécher,  au  demeurant,  est  peu  de  chose,  mais  la 
décence  et  le  goût  veulent  que  la  pécheresse  la  plus  relâchée  ne 
manque  point  l'ofTice  et  conserve  partout  les  dehors  d'une  catho- 
lique exemplaire.  De  femme  sceptique  et  professant  tout  haut  la 
libre  pensée,  il  n'y  en  avait  point;  même  parmi  les  hommes,  les 
esprits  forts  n'auraient  osé  jeter  le  masque.  Un  tyran  sans  foi  ni 
loi,  l'atroce  Malatesta  de  Rimini,  bâtissait  des  églises;  la  Vannozza 
édifiait,  ornait  une  chapelle  à  Santa-Maria-del-Popolo,  et  Lucrèce, 
sabien-aimée  fille,  devenait,  par  les  soins  de  madame  Adrienne  Or- 
sini, un  modèle  de  vertu  pratiquante. 

A  côté  de  l'instruction  morale,  la  culture  intellectuelle  eut  natu- 
rellement sa  place.  La  fille  d'Alexandre  YI  reçut  l'enseignement  clas- 
sique de  son  temps;  l'étude  des  langues,  la  musique,  les  arts  du  des- 
sin, l'occupèrent,  et  plus  tard  son  rare  talent  à  parfaire  des  broderies 
de  soie  et  d'or  émerveilla  Ferrare.  Elle  parlait  l'espagnol,  l'italien, 
le  français,  le  grec  et  le  latin,  écrivait  indistinctement,  même  au  be- 
soin rimait  dans  toutes  ces  langues,  et  notons  que  ce  n'étaient  là  que 
simples  rudimens  et  premiers  degrés  d'éducation,  pendant  le  séjour 
à  Rome,  alors  que  ni  les  Bembo  ni  les  Strozzi  n'avaient  encore  mis  la 
main  à  son  développement.  Remarquons  aussi,  pour  donner  une  idée 
de  ce  qu'était  aux  xv'=  et  xvr  siècles  cette  culture  chez  les  femmes, 
que  Lucrèce  ne  compte  point  parmi  les  savantes  et  les  beaux  esprits 


LES   BORGIA.  253 

de  l'époque,  les  Constance  Yarano,  les  Elisabeth  d'Urbin,  les  Victoria 
Colonna.  Théologie,  philosophie,  histoire,  jurisprudence,  mathéma- 
tiques et  médecine,  ces  femmes,  comme  le  docteur  Faust,  avaient 
tout  parcouru,  tout  étudié;  correspondre  en  latin  avec  les  plus  fa- 
meux professeurs,  discourir  sur  les  pères  de  l'église,  composer  de 
la  musique  et  scander  des  vers,  c'étaient  jeux  familiers  et  passe- 
temps  ordinaires.  Peut-être  aurait-on  mauvaise  grâce  à  se  monter 
la  tête  à  propos  de  ce  savoir  réduit  à  des  formules  académiques  et 
d'où  la  vie  est  absente,  mais  ces  habitudes  de  haute  culture  intel- 
lectuelle rehaussaient  le  ton  générai,  imprimaient  à  la  conversation 
une  méthode,  un  goût,  je  ne  sais  quoi  de  substantiel  et  de  supérieur 
dont  il  semblerait  que  la  tradition  se  fût  transmise  à  nos  salons  du 
xvii"  siècle  (1).  On  prenait  un  thème,  un  sujet,  on  le  traitait  selon  les 
règles,  un  peu  à  la  manière  des  dialogues  antiques,  avec  cette  diffé- 
rence que  les  femmes  s'y  évertuaient  de  droit  et  de  pleine  compé- 
tence; telle  était  la  conversation  de  la  renaissance,  —  science  dont 
la  France  avait  depuis  fait  un  art  si  charmant  et  qui  n'existe  plus 
dans  notre  monde,  où  désormais  une  soirée  est  impossible  sans  un 
morceau  de  chant  ou  de  piano  qui  vienne  à  souhait  combler  les 
vides. 

Rodrigue  Borgia  aimait  à  préparer  de  loin  l'établissement  de  ses 
enfans,  et  jamais  paternité  ne  s'afficha  plus  âpre  que  la  sienne  à 
ce  devoir.  Ses  trois  fils,  dès  leur  premier  âge,  entraient  dans  la  fa- 
veur d'Innocent  VIII;  tandis  que  l'aîné,  don  Juan,  poussait  du  côté 
de  l'Espagne,  César,  homme  d'église  malgré  lui,  recevait  le  titre 
et  la  dotation  d'évêque  de  Pampelune,  et  Geofroy,  son  plus  jeune 
frère,  un  enfant  de  neuf  ans,  était  nommé  chanoine  archidiacre  de 
Valence.  Quant  à  Lucrèce,  le  cardinal  rêva  d'abord  pour  elle  un 
mariage  espagnol;  mais  entre  les  fiançailles  et  la  célébration  de 
cette  alliance,  la  papauté  faisait  irruption  dans  la  famille,  et  ce 
qui  naguère  eût  convenu  à  la  simple  fille  d'un  cardinal  ne  remplis- 
sait plus  l'ambition  de  la  fille  d'un  souverain  pontife.  Le  11  août  1492 
eut  lieu  ce  grand  événement.  Rome  entière  attendait,  frémissait  d'im- 
patience aux  portes  du  conclave;  mais  dans  la  maison  de  Vannozza, 
chez  madame  Adrienne  Orsini,  quelle  fièvre  d'angoisses!  Vannozza 
désormais  vivait  à  l'écart  avec  son  mari,  ce  Canale,  secrétaire  de  la 
Pénitencerie.  Elle  avait  cinquante  ans  et  ne  demandait  plus  rien  à 
l'existence,  en  dehors  de  l'accomplissement  d'un  vœu  suprême  :  voir 
le  père  de  ses  enfans  monter  sur  le  trône  de  saint  Pierre.  Au  palais 

(l)  «  Ce  qui  est  remarquable  et  vraiment  distingué  dans  les  romans  de  M"'^  de  Scu- 
déry,  ce  sont  les  conversations  qui  s'y  tiennent,  et  pour  lesquelles  elle  avait  un  talent 
singulier,  une  vraie  vocation.»  Sainte-Beuve,  Mademoiselle  de  Scudéry,  dans  les  Cau- 
series du  lundi. 


254  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Orsinî,  Adrienne,  Julie  Farnèse,  Lucrèce,  prosternées  aux  pieds  du 
crucifix,  priaient  ensemble  et  d'un  cœur  si  pur,  si  ému,  si  profon- 
dément chrétien,  que  leurs  voix  furent  exaucées.  A  l'aurore,  des 
messagers  du  Vatican  accouraient  leur  annoncer  la  bonne  nouvelle. 
On  raconte  que  dans  la  matinée  de  ce  bienheureux  jour,  lorsque 
Alexandre  YI  fut  transporté  du  conclave  dans  la  métropole  de  Saint- 
Pierre  pour  y  recevoir  le  premier  hommage,  son  œil  rayonnant  de 
joie  chercha  tout  de  suite  les  siens  ;  à  travers  l'immense  foule,  il 
semblait  de  sa  vue  les  fortifier  en  l'espérance  de  l'avancement  de 
ses  desseins,  de  sa  fortune  et  de  sa  grandeur,  et  leur  dire  sans 
parler  :  Je  vous  vois  ! 

Tous  étaient  là  venus  à  la  hâte  célébrer  ce  grand  triomphe.  De 
longtemps  Rome  n'avait  admiré  le  spectacle  d'un  si  beau  pape.  Il 
avait  la  majesté  jointe  à  la  grâce,  le  charme  et  la  séduction  dans 
l'autorité  :  une  stature  souveraine,  le  geste  imposant,  des  mains  d'ar- 
change et  quelle  voix!  Évidemment  Dieu  l'avait  créé  pour  monter 
aux  autels  et  pontifier  :  Ecce  sacerdos  magmisl  Bénisseur  magnifique 
dont  l'exemple  enflamma  plus  tard  notre  cardinal  de  Rohan  et  que 
tant  d'autres  prélats,  grands  seigneurs,  imitèrent  sans  l'égaler. 
Veut-on  un  crayon  pris  sur  le  vif,  un  contemporain,  Gaspard  de  Vé- 
rone, va  nous  le  fournir  :  «  Il  est  beau,  séduisant,  joyeux  d'aspect  et 
plein  de  douceur,  d'attrait  en  ses  paroles.  A  la  vue  d'une  belle  femme, 
toute  sa  personne  entre  en  effervescence,  et,  plus  vivement  que  l'ai- 
mant n'attire  le  fer,  il  l'attire  à  lui.  »  Ce  genre  d'organisations  phy- 
siques et  morales  ne  manque  pas  de  représentans  :  Casanova,  le 
régent,  s'y  rattachent;  mais  l'original  est  de  voir  un  Casanova,  un 
Philippe  d'Orléans,  lier  et  délier  au  nom  du  Christ.  Staiura  proce- 
rus,  coloî^e  medio^  ni  gris  oculis^  ore  pauhdum  pleno,  ainsi  nous 
le  dépeint  Jérôme  Portius  en  lZi93  :  haut  de  taille,  d'un  teint  légè- 
rement coloré,  l'œil  noir,  la  bouche  un  peu  charnue,  et  de  plus  une 
santé  splendide,  capable  de  supporter  sans  gêne  aucune  toutes  les 
fatigues  du  sacerdoce  et  du  plaisir,  beaucoup  d'éloquence,  d'éclat 
mondain  et  de  courtoisie.  Vous  restez  émerveillé  devant  l'équilibre 
parfait  de  cette  puissante  et  royale  nature,  ne  respirant  que  man- 
suétude et  placidité  olympienne. 

Onze  jours  après  son  élection,  Alexandre  faisait  évêque  de  Va- 
lence son  fils  César,  âgé  de  seize  ans,  et  bientôt  le  Vatican  se  peu- 
plait d'Espagnols,  parens,  amis,  cliens  et  familiers  de  la  nouvelle 
maison  régnante,  tous  en  quête  de  places  et  d'honneurs,  tous  avides 
d'argent  et  se  ruant  à  la  curée.  Parlant  de  cette  clique  dévorante, 
Jean-André  Boccace  écrit  au  duc  de  Ferrare  {ili92)  :  «  Dix  papau- 
tés, si  on  les  avait,  ne  suffiraient  point  à  la  satisfaire.  »  Préparer 
pour  sa  fille  une  brillante  alliance  fut  alors  la  pensée  du  saint- 


LES    BORGIA.  255 

père.  D'un  gentilhomme  espagnol  désormais  on  n'en  voulait  plus; 
il  fallait  un  prince.  Jean  Sforza,  seigneur  de  Pesaro  et  neveu  du 
duc  de  Milan,  se  présente,  et  le  pape  l'agrée.  Pour  Lucrèce,  son 
extrême  jeunesse  (elle  avait  treize  ans)  dispense  ses  parens  de  la 
consulter,  et  le  mariage  s'accomplit  sans  qu'elle  proteste.  Telle  est 
d'ailleurs  l'inertie  inhérente  à  ce  caractère  que  les  choses  se  pas- 
seront toujours  de  même  sorte.  Cette  union  dura  quatre  ans. 
Alexandre,  qui  tient  à  fréquenter  librement  sa  bien -aimée  fille, 
l'installe  dans  une  résidence  voisine  du  Vatican.  Là  madame  Lu- 
crèce aura  sa  cour,  dont  la  grande-maîtresse  sera  la  complaisante 
Adrienne,  qui,  sur  l'ordre  de  sa  sainteté,  quittera  le  palais  Orsini 
pour  venir  vivre  avec  les  jeunes  époux,  et  l'étroit  cercle  de  famille 
ne  tardera  pas  à  se  compléter  par  la  présence  d'une  personne  éga- 
lement chère  au  cœur  du  souverain  pontife.  J'ai  nommé  Julie  Far- 
nèse. 

L'adultère  patent  de  la  sœur  attirait  mille  bénédictions  sur  la 
famille.  Le  frère  de  Julie,  un  jeune  drôle  fort  renommé  pour  sa 
débauche,  recevait  la  pourpre;  Rome  l'appelait  «  l'Éminence-Cotil- 
lon.  »  Vainement  le  sacré-collége  crie  au  scandale,  que  pouvait  re- 
fuser aux  caresses  de  la  courtisane  ce  pape  de  soixante-six  ans?  La 
belle  Julie  n'était  plus  désormais  qu'un  instrument  de  fortune  aux 
mains  de  la  race  la  plus  férocement  cupide.  Ses  parens  exploitaient 
sa  honte.  Gomment  s'expliquer  autrement  que  par  l'intérêt  les  rela- 
tions d'une  si  jeune  femme  avec  un  vieillard  revêtu  de  ce  caractère? 
Quelle  que  soit  l'attraction  démoniaque  qu'on  prête  à  la  nature 
d'Alexandre  VI,  le  magnétisme  devait  avoir  à  cette  époque  beau- 
coup perdu  de  son  prestige.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  ce 
commerce,  né  de  la  surprise  et  du  rapt,  s'établit  ensuite  pour  des 
années.  J'imagine  qu'à  l'outrage  de  la  première  heure  un  mouve- 
ment de  pudeur  succéda,  et  que,  cette  honte  une  fois  bue,  la  vanité 
d'abord,  puis  la  spéculation  s'en  mêlèrent.  Ce  chef  auguste  de  la 
chrétienté,  ce  monarque  spirituel  et  temporel  devant  qui  Ptome  et 
l'univers  s'humiliaient,  le  voir  là  devant  soi,  ému,  asservi,  prompt  à 
se  rendre  à  vos  moindres  caprices  d'enfant  gâté, — ce  rêve  de  toute- 
puissance  et  domination,  quand  Julie  ne  l'aurait  pas  eu,  les  Far- 
nèse  à  coup  sûr  l'eussent  fait  pour  elle  et  pour  eux.  Julie  avait  à  ce 
point  dépouillé  les  scrupules  qu'elle  habitait  le  propre  palais  de  Lu- 
crèce; nous  l'y  trouvons  en  i/i9'2  accouchant  d'une  fille  qu'on  nomma 
Laure.  «  L'enfant  passait  officiellement  pour  être  d'Orsini,  mais  par 
le  fait  il  était  du  pape,  et  lui  ressemblait  singulièrement,  adeo  ut 
vere  ex  cjus  semine  oria  dici  possil,  »  Un  rôle  ingrat  pourtant  était 
celui  du  mari;  si  dorée  que  fut  la  pilule,  il  n'aimait  point  à  l'avaler 
devant  tout  ce  monde.  Il  imita  l'antique  Amphitryon  et  s'éloigna, 


256  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

laissant  la  divine  Alcmène  aux  bras  du  Jupiter  mitre.  Du  reste,  pour 
cacher  sa  honte,  les  châteaux  ne  lui  manquaient  pas;  le  pauvre 
homme  n'avait  qu'à  choisir  entre  tant  de  riches  domaines  dont  le 
pape  avait  doté  sa  femme,  «  la  fiancée  du  Christ,  »  ainsi  que  les 
mauvais  plaisans  de  Rome  avaient  baptisé  Julie. 

Une  lettre  du  témoin  que  nous  venons  de  citer,  Lorenzo  Pucci, 
envoyé  de  la  république  de  Florence  et  allié  aux  Farnèse,  nous 
montre  l'intérieur  du  palais  de  Santa-Maria-in-Porticu,  et  nous  met 
en  rapport  direct  avec  le  personnel  qui  l'habite.  «  Hier  au  soir, 
comme  c'était  vigile,  je  montai  à  cheval  avec  monsignor  Farnèse 
pour  aller  assister  aux  vêpres  du  pape.  Or,  tout  en  attendant  que  la 
présence  de  sa  sainteté  fût  annoncée  dans  la  chapelle,  j'entrai  un 
moment  au  palais  de  Santa-Maria  voir  madonna  Julie.  Je  la  trouvai 
qui  venait  de  se  laver  la  tête;  elle  était  assise  près  du  feu  avec 
madame  Lucrèce,  fdle  de  notre  maître,  et  avec  madame  Adrienne; 
on  m'accueillit  de  la  meilleure  grâce.  Madame  Julie  voulut  m'avoir 
à  côté  d'elle,  puis,  après  un  peu  d'entretien,  voulut  me  montrer 
son  enfant  qui  déjà  commence  à  grandir.  C'est  le  vivant  portrait 
du  pape.  Mais  elle,  vous  n'imaginez  pas  beauté  pareille  !  Elle  a  pris 
un  certain  embonpoint,  et  je  la  proclame  ici  la  plus  splendide  créa- 
ture. Elle  dénoua  devant  moi  ses  cheveux  et  se  fit  accommoder.  Ses 
longues  tresses  ruisselaient  jusqu'à  ses  pieds;  elle  portait  une  coif- 
fure de  fin  linon  parfilé  d'or,  et  sa  beauté  brillait  comme  un  soleil. 
En  vérité,  j'eusse  donné  beaucoup  pour  que  vous  eussiez  été  pré- 
sente, afin  de  vous  renseigner  de  vos  propres  yeux.  Elle  était  vêtue 
d'une  robe  fourrée  et  taillée  à  la  napolitaine,  de  même  aussi  madame 
Lucrèce,  qui  nous  quitta  pour  se  déshabiller  et  revint  un  instant 
après  en  habit  de  velours  violet...  Les  vêpres  terminées  et  les  car- 
dinaux partis,  je  quittai  ces  dames.  » 

C'était  la  maison  de  Gomorrhe  que  ce  palais,  et  les  révélations  ul- 
térieures de  Sforza,  le  mari  de  Lucrèce,  nous  édifieront  sur  ce  qui 
s'y  passait.  Le  10  août  ili96,  l'aîné  des  infans  romains,  don  Juan, 
duc  de  Candie,  arrivait  dans  Rome  en  grande  pompe.  Pour  la  pre- 
mière fois  Alexandre  VI  voyait  tous  ses  enfans  rassemblés  autour  de 
lui.  Jean  résidait  au  Vatican ,  Lucrèce  au  palais  de  Santa-Maria, 
César  et  Geofroy  au  château  Saint-Ange.  Autant  de  groupes,  autant 
de  cours  se  visitant,  s'entremêlant,  toujours  en  fêtes.  La  musique, 
la  danse,  les  banquets  et  les  mascarades  ne  cessaient  pas;  de  somp- 
tueuses cavalcades  parcouraient  la  ville  et  rentraient  au  Vatican, 
conduites  par  Lucrèce  et  dona  Sancia  d'Aragon,  femme  de  Geofroy. 
A  ces  réunions,  à  ces  jeux,  le  pape  prenait  part,  tantôt  de  façon 
tout  intime  et  tantôt  officiellement,  de  l'air  d'un  souverain  qui  re- 
çoit les  princesses  de  sa  maison.  A  table,  Alexandre  VI  se  compor-  , 


LES    BORGIA.  257 

tait  sobrement  :  il  dînait  et  soiipait  d'un  plat,  pourvu  que  ce  fut 
exquis.  On  sait  que  sur  le  reste  sa  modération  laissait  à  désirer;  des 
bruits  abominables  circulaient,  des  histoires  qu'on  se  refuserait  à 
croire  si  le  récit  des  ambassadeurs  ne  les  attestait  :  —  ce  père,  par 
exemple,  vendant  au  pape  sa  fdle  mariée,  et  dont  le  gendre,  un  soir 
dans  sa  vigne,  tranche  la  tête  qu'il  plante  au  bout  d'un  pieu  avec 
cette  inscription  :  «  Ceci  est  la  tête  de  mon  beau-père,  coupable  d'a- 
voir procuré  sa  fille  au  pape,  ce  qu'ayant  entendu,  le  pape  l'a  con- 
damné à  l'exil  avec  la  décapitation  préalable.  »  —  Lts  rapports  du 
même  envoyé  vénitien  parlent  aussi  d'une  Espagnole,  maîtresse  du 
duc  de  Gandie,  et  que  ce  fils  respectueux  et  désintéressé  conduisit  à 
son  père  avec  l'aisance  d'une  validé  offrant  au  padichah  quelque 
Circassienne  de  haut  prix.  L'adorable  princesse  d'Aragon  occupait 
aussi  la  renommée  :  à  cette  fille  naturelle  du  roi  de  .Naples  les 
bonnes  raisons  ne  manquaient  pas  pour  mal  tourner;  sortie  de  la 
plus  vicieuse  des  cours,  elle  avait  au  plein  de  cette  corruption  ro- 
maine épousé  un  enfant.  Le  jeune  et  timide  Geofroy  lui  semblait 
d'un  bien  mince  attrait  quand  elle  le  comparait  à  ses  aînés  bouil- 
lans  d'audace  et  d'ambition.  Bientôt  le  duc  de  Gandie  et  César  se  la 
disputèrent,  et  la  belle  créature,  déjà  formée  aux  leçons  de  sa  sœur 
Lucrèce,  fut  à  l'un  d'abord,  puis  à  l'autre.  Les  Borgia  ne  compre- 
naient point  différemment  l'existence  de  famille  et  vivaient  ainsi  en 
patriarches!  A  mesure  que  vous  vous  rapprochez  davantage  de  cet 
effroyable  milieu,  vous  devenez  plus  indulgent  envers  Lucrèce,  en 
même  temps  que  vous  éprouvez  quelque  désappointement  à  la  voir 
ressembler  si  peu  au  type  héroïque  traditionnel,  tant  en  histoire 
le  faux,  l'absurde  même  est  quelquefois  plus  vraisemblable  que  le 
vrai.  Quels  exemples,  en  effet,  s'offraient  à  ses  yeux  journellement! 
Tous  les  vices  marchaient  à  découvert  en  s'emmitouflant  dans   la 
douillette  sacerdotale;  le  loup  féroce  et  le  pourceau  empruntant 
la  peau  de  l'agneau  sans  tâche  !  un  paganisme  dépassant  la  fable 
antique,   un  culte  dont  les   desservans  sacrés    étaient  des    êtres 
qu'elle  ne  connaissait  que  par  leurs  infamies;  son  père  le  pape, 
son  frère  César  le  cardinal,  molochs  à  double  tête  qu'elle  retrou- 
vait célébrant  avec  une  onction  dérisoire  les  mystères  de  l'Incréé, 
après  avoir  assisté  quelques  heures  auparavant  aux  orgies  qui  se 
succédaient  derrière  la  scène!  Ce  qui  caractérise  les  Borgia,  c'est 
moins  le  nombre  et  l'énormité  de  leurs  crimes  que  la  situation 
exceptionnelle  dans  laquelle  ces  crimes  furent  commis.  Ces  tyrans- 
là  n'étaient  point  en  somme  plus  cruels  que  les  autres  despotes  ita- 
liens de  cette  époque;  sous  le  rapport  des  félonies,  du  brigandage 
et  des  exécutions  sommaires  par  le  poison  et  par  le  fer,  l'histoire 
des  Yisconti  et  des  Sforza,  des  Malatesta  de  Rimini  et  des  Baglioni 

TOMB  XX.  —  1877,  17 


258  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

de  Pérouse  ne  le  cède  en  rien  à  leur  histoire ,  et  pour  la  mora- 
lité les  cours  de  Louis  XIV  et  de  Louis  XV  ne  valent  guère  mieux; 
mais  les  Borgia  portent  la  pourpre  et  la  tiare,  leurs  mains  souillées 
touchent  aux  choses  divines,  et  de  cette  circonstance  aggravante  de- 
vait naître  le  prestige  presque  fantastique  et  cette  espèce  d'attrait 
repoussant  qu'exercent  ces  grands  réprouvés  sur  nos  imaginations. 
Les  autres  sont  des  luxurieux,  des  fourbes,  des  assassins,  eux  ne  se 
contentent  pas  de  tout  cela;  ils  ont  en  plus  le  sacrilège,  qui  les  in- 
vestit d'une  force  démoniaque  irrésistible  et  constitue  leur  origina- 
lité, leur  pittoresque  parmi  les  races  hiératiques  et  royales  ayant 
mission  de  régir  les  hommes  en  les  édifiant. 

III. 

Je  m'aperçois  que  je  n'ai  pas  encore  dit  un  mot  du  mari  de  Lu- 
crèce. C'était  un  assez  médiocre  personnage  que  ce  tyranneau  de 
Pérouse.  Depuis  l'heure  incertaine  où,  faute  de  mieux,  on  l'avait 
pris,  le  temps  avait  m.arché,  et  la  fortune  des  Borgia  de  même.  Les 
Sforza  étaient  en  baisse  ;  leur  alliance  ne  suffisait  plus  à  l'ainbition 
de  la  famille;  père,  frère  et  fille  ne  demandaient  qu'à  se  débarras- 
ser de  cet  intrus.  On  l'avertit  de  renoncer  à  la  dame  et  de  solliciter 
d'xUexandre  VI  la  cassation  du  mariage;  il  eut  l'air  de  ne  pas  com- 
prendre, peu  s'en  fallut  que  cette  maladresse  ne  lui  coûtât  la  vie. 
Un  soir,  César  vint  informer  Lucrèce  que  l'ordre  était  donné  de 
mettre  à  mort  le  caro  sposo.  La  chance  voulut  que  Jean  Sforza  fût 
en  ce  moment  à  la  maison,  et,  son  frère  à  peine  sorti,  Lucrèce  cou- 
rut à  la  pièce  voisine,  décida  le  jeune  homme  à  fuir  sans  perdre 
une  minute.  Un  cheval  tout  sellé  l'attendait ,  et  le  lendemain  Jean 
Sforza  rentrait  dans  sa  principauté  de  Pérouse,  sauvé  par  la  vitesse 
du  noble  animal,  qui  tombait  expirant  sur  les  marches  du  palais. 
Cette  escapade,  où  Lucrèce  fit  du  moins  preuve  de  quelque  intérêt 
pour  son  triste  mari,  mécontenta  les  Borgia;  ils  eussent  préféré  tout 
autre  genre  de  disparition  :  vous  tuez  un  homme,  il  se  tait,  tandis 
que ,  du  fond  de  l'exil ,  on  parle ,  on  proteste  ;  ce  qui  arriva. 
Alexandre  VI  nomme  une  commission  sous  la  présidence  de  deux 
cardinaux,  et  la  séparation  des  époux  est  prononcée,  l'arrêt  dé- 
clarant que  Jean  Sforza  n'a  jamais  rempli  ses  devoirs  de  mari. 
Voilà  donc  Lucrèce  Borgia  reconnue  et  proclamée  vierge  devant 
l'Italie  entière ,  qui  bat  des  mains  et  salue  cette  découverte  d'un 
immense  éclat  de  rire.  Jean  Sforza  remua  d'abord  ciel  et  terre,  ré- 
cusa juges  et  témoins;  puis,  sur  l'avis  de  son  frère  Ascanio  et  de 
Ludovic  Le  More,  duc  de  Milan,  il  se  résigna;  mais  si,  par  force,  il 
avoua  ses  torts  conjugaux,  il  en  raconta  les  motifs,  —  tellement 


LES  BORGIA.  259 

odieux  et  révoltans,  qu'après  les  avoir  lus  dans  les  dépêches  on 
se  refuse  à  les  traduire  (1). 

Vers  le  même  temps,  un  tragique  et  mystérieux  événement 
s'accomplit.  Alexandre  VI  chérissait  entre  tous  son  fils  aîné,  le  duc 
de  Gandiç,  et  voulait  lui  tailler  une  principauté  dans  le  patrimoine 
des  Orsini.  N'ayant  point  réussi,  il  essaya  de  le  dédommager  en  le 
nommant  duc  de  Bénévent.  Quelques  jours  après  (U  juillet  ih97), 
le  nouveau  duc  et  son  bon  frère  César  dînaient  chez  leur  mère,  à 
sa  vigne  de  Saint-Pierre-in-Vincoli ,  en  compagnie  d'autres  sei- 
gneurs. Le  repas  fini,  tous  remontent  sur  les  mules  pour  rentrer  au 
palais  apostolique.  On  arrivait  aux  environs  de  l'ancien  palais 
Borgia,  résidence  actuelle  du  cardinal  \ice-chancelier,  lorsque  le 
duc  prit  congé  de  la  bande  et  s'éloigna  accompagné  d'un  seul 
écuyer  et  d'un  homme  masqué  qui  venait  d'assister  au  festin  sans 
se  faire  connaître ,  et  qui  depuis  un  grand  mois  se  montrait  cha- 
que jour  chez  l'altesse.  A  la  place  des  Juifs,  le  duc  dit  à  son  écuyer 
de  l'attendre  une  heure  et  de  s'en  retourner  ensuite  au  palais,  s'il 
ne  le  voyait  pas  revenir;  sur  quoi  l'homme  masqué,  enfourchant 
sa  mule,  se  mit  en  croupe,  et  tous  les  deux  partirent  au  grand 
trot.  Où  s'en  allaient-ils?  Jamais  on  ne  l'a  su.  Le  lendemain,  au 
lever,  les  domestiques  avertirent  le  pape  que  le  prince  n'était  pas 
rentré.  Alexandre  eut  une  commotion  dont  bientôt  il  se  remit, 
pensant  que  le  duc  se  serait  attardé  à  ses  plaisirs  et  qu'il  repa- 
raîtrait le  soir.  La  nuit  vient ,  point  de  duc  ;  le  pape ,  anxieux , 
ordonne  des  perquisitions.  Un  peu  au-dessous  de  l'hôpital  San-Giro- 
lamo,  un  Esclavon,  nommé  Giorgio,  avait  au  bord  du  Tibre  un  chan- 
tier dans  lequel  il  montait  la  garde.  Mis  en  demeure  de  déclarer 
s'il  n'avait  aperçu  personne  pendant  la  nuit  précédente,  l'Esclavon 
répondit  que,  vers  cinq  heures,  il  avait  vu  venir  par  la  ruelle^  à 
gauche  de  l'hospice,  deux  hommes  inquiets,  allant  de  çà  et  de  là, 
comme  pour  bien  s'assurer  que  nul  témoin  indiscret  n'observait  la 
place.  Ces  hommes  s'étant  éloignés,  deux  autres  avaient  paru,  sur 
un  signe  desquels  un  cavalier  s'était  avancé ,  ayant  en  croupe  de 
son  cheval  blanc  un  cadavre  dont  les  jambes  pendaient  d'un  côté, 
la  tête  et  les  bras  de  l'autre.  Parvenus  au  bord  du  Tibre,  les  cama- 
rades qui  étaient  à  pied  prirent  le  corps  mort  et  le  lancèrent  au  mi- 
lieu du  gouffre.  Sommé  de  dire  pourquoi  il  n'avait  point  aussitôt 
couru  dénoncer  le  fait  au  gouverneur,  le  marchand  répliqua  que 
c'était  peut-être  le  centième  cadavre  qu'il  voyait  ainsi  jeter  à  l'eau, 
et  qu'il  avait  pensé  qu'on  ne  s'occuperait  pas  plus  de  celui-ci  que 

(1)  D'après  une  dépêche  de  l'envoyé  de  Ferrare  Costabili  (23  juin  1497),  Jean  Sforza, 
parlant  au  duc  Ludovic  de  ses  rapports  avec  Lucrèce,  aurait  de  la  sorte  exposé  les 
faits  :  (i  Anzi  haverla  conosciuta  infinité  volte,  ma  che  papa  non  se  l'ha  tolto  per  altro 
se  non  per  usare  con  lei.  » 


260  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

des  autres.  Cependant  nombre  de  pêcheurs  fouillaient  le  Tibre. 
Vers  la  vesprée,  on  retrouva  le  duc;  il  avait  tous  ses  vêtemens,  son 
manteau  même,  et  dans  sa  bourse  30  ducats.  Neuf  blessures  le 
balafraient,  le  mutilaient,  aux  bras,  au  ventre,  aux  jambes,  et  la 
gorge  tranchée.  En  apprenant  cette  mort  de  son  fils ,  jeté  à  l'eau 
comme  une  bête  immonde,  le  pape  eut  un  profond  désespoir;  il 
s'enferma  chez  lui,  pleura,  et  plusieurs  jours  se  passèrent  sans 
nourriture  ni  sommeil.  Le  temps  seul  adoucit  un  peu  cette  afflic- 
tion. Au  château  Saint-Ange,  des  voix  gémissantes,  horribles,  cha- 
que nuit  menaient  leur  vacarme ,  l'épouvante  régnait  à  la  cour  et 
dans  Rome,  le  spectre  implorait  vengeance,  la  victime  dénonçait  à 
cris  redoublés  l'assassin  dont  le  nom  circulait  de  bouche  en  bouche: 
((  Caïn,  qu'as-tu  fait  de  ton  frère?  » 

Ainsi  la  conscience  publique  interpellait  César  Borgia.  Quant  au 
pape,  il  ne  posait  pas  même  la  question,  sachant  trop  bien  au  fond 
de  l'âme  à  quoi  s'en  tenir.  Il  oublia  pourtant,  assuma  sa  part  de 
complicité  morale  dans  le  crime  commis  sous  ses  yeux,  et  de  ce 
jour  son  terrible  fils  devint  le  maître,  et  lui  seul  gouverna  sous  le 
nom  d'Alexandre  VI.  Qu'était-ce  après  tout  qu'un  fratricide  dans 
de  pareils  rapports  de  famille?  D'ailleurs  les  hommes  de  la  renais- 
sance ne  ressemblent  en  rien  à  ce  que  nous  sommes.  Ils  ne  con- 
naissent ni  l'opinion,  ni  ce  que  nous  appelons  aujourd'hui  «  le  sys- 
tème nerveux.  »  La  loi  de  conservation  est  l'unique  loi,  et  chacun 
la  pratique  à  son  profit  comme  il  l'entend.  L'idée  de  distinguer 
entre  le  bien  et  le  mal  ne  les  prend  même  pas.  Machiavel,  après 
avoir  raconté  (1)  l'anecdote  de  Jules  II,  s'aventurant  dans  Pérouse 
pleine  encore  des  soldats  de  Gianpolo  Baglioni  qui  vient  de  lui  rendre 
sa  ville,  raille  celui-ci  d'a\oir  perdu  là  une  si  belle  occasion  d'ex- 
terminer son  ennemi  par  trahison,  et  il  tei-mine  par  cette  réflexion  : 
«  Ce  trait,  dont  la  grandeur  eût  infailliblement  effacé  la  honte,  ce 
trait  l'aurait  couvert  de  gloire,  mais  l'homme  est  ainsi  fait  qu'il 
ne  sait  jamais  être  bon  ni  méchant  dans  l'entière  acception  du 
mot.  »  Alexandre  VI  n'était  qu'un  voluptueux  superbe;  chez  César, 
l'ambition,  passion  déjà  plus  noble,  prédominait:  le  père  n'en 
voulait  qu'aux  jouissances  de  la  vie,  le  fils  n'aspirait  qu'au  pouvoir, 
et  malheur  à  qui  se  trouvait  sur  son  chemin,  frère  ou  beau-frère, 
il  supprimait  tout  sans  sourciller!  Cependant  Lucrèce  avait  épousé 
en  secondes  noces  un  prince  de  la  maison  d'Aragon  qui  régnait  à 
Naples,  et,  dit-on,  elle  aimait  son  mari,  le  duc  Allonse,  jeune 
homme  de  dix-sept  ans  et  d'une  beauté  rare,  quand  un  brusque 
revirement  des  choses  renversa  ce  bonheur  domestique. 

Alexandre  ne  se  contentait  plus  d'adorer  sa  fille,  il  la  consul- 

(1)  Maccluavelli,  Discorsi,  t.  27. 


LES    BORGIA.  261 

tait  en  politique  et  vantait  partout  le  jugement  et  la  présence  d'es- 
prit de  la  nouvelle  duchesse  de  Biselli.  A  Rome,   Lucrèce  était 
une  vraie  puissance;  dame  souveraine  de  Spolèle  et  de  Nepi ,  à 
la  veille  de  posséder  en  fief  Sermoneta,  elle  avait  un  train  d'exis- 
tence digne  du  rang  qu'elle  occupait.  De  Rome  à  sa  bonne  ville 
de  Spolète,  elle  ne  voyageait  qu'en  somptueuses  caravanes,  suivie 
d'une  longue  file  de  mulets  chargés  de  coffres.  La  garde  du  pa- 
lais du  pape  l'entourait,  le  gouverneur,  les  cardinaux  et  les  pré- 
lats lui  faisaient  cortège.  Au  départ  comme  au  retour,  le  pape  as- 
sistait à  ces  triomphantes  équipées.  Les  plus  grandes  dames  et  les 
plus  nobles  seigneurs  d'Espagne  et  d'Italie  rivalisaient  de  luxe 
et  d'empressement  dans  ces  cavalcades  dont  l'appareil  royal  pas- 
sionnait la  ville.   Il  y  avait  là  cependant  quelqu'un  que  tout  ce 
bruit  importunait,  et  ce  quelqu'un  n'était  autre  que  le  principal 
meneur  de  toutes  les  révolutions  et  de  tous  les  crimes  du  Vatican. 
Depuis  le  10  août  1/198,  César  Borgia  s'était  démis  de  sa  dignité  de 
cardinal.  Arrêtons-nous  un  moment  à  voir  comme  l'habit  séculier 
sied  à  sa  figure.  Une  dépêche  de  l'envoyé  de  Ferrare  va  nous  ren- 
seigner :  <(  Je  visitai  avant-hier  César  dans  sa  maison  du  Transte- 
vère,  il  partait  pour  la  chasse  en  costume  de  cavalier  :  habit  de 
soie,  armes  à  la  ceinture,  et  sur  le  dos  une  simple  capeline  comme 
en  portent  les  jeunes  clercs.  Tout  en  chevauchant  côte  à  côte,  nous 
devisâmes  quelque  peu  et  du  ton  le  plus  familier.  C'est  un  homme 
d'un  génie  supérieur,  doué  de  très  grandes  manières;  il  a  tout  à  fait 
l'air  d'un  fils  de  prince  :  avec  cela,  beaucoup  de  bonne  humeur  et 
de  gaieté,  toujours  en  fête.  »  Notons  l'air  jovial ,  trait  particulier 
d'Alexandre  VI,  qu'on  ressaisit  également  chez  Lucrèce,  ce  bon  rire 
épanoui  des  âmes  honnêtes,  si  bien  à  sa  place  sur  des  bouches 
pures  et  candides  1 

César  Borgia  n'avait  qu'un  désir,  mais  frénétique,  —  étendre 
partout  ses  possessions,  devenir  un  puissant  prince.  Pourquoi  ren- 
contrait-il sur  son  chemin  cet  Alfonse  d'Aragon,  le  mari  de  sa 
sœur,  qui  l'aimait,  aberration  étrange  et  sotte  injure  aux  droits  du 
père  et  du  frère!  —  Le  11  juillet  de  l'an  1510,  une  scène  sanglante 
se  passait  sur  la  place  Saint-Pierre  :  le  duc  de  Biselli,  assailli  sur  les 
degrés  de  la  basilique,  tombait  grièvement  blessé  aux  bras  et  à  la 
tête.  Environ  quarante  cavaliers  étaient  apostés  là  que  les  meurtriers 
rejoignirent  s' enfuyant  avec  eux  par  la  Porta-Pertusa.  Alfonse  fut 
transporté  à  Santa-Maria,  son  doriiicile  conjugal;  d'enquête,  il  n'y 
en  eut  pas  l'ombre,  et  comme  on  redoutait  quelque  tentative  d'em- 
poisonnement, le  blessé  ne  prit  sa  nourriture  que  des  mains  de  Lu- 
crèce et  de  sa  sœur.  Alexandre  avait  tout  de  suite  reconnu  d'où  par- 
tait ce  nouveau  coup.  Décidément  bon  sang  ne  mentait  pas.  Peut-être 
aussi  qu'à  l'orgueil  du  père  un  peu  de  trouble  se  mêlait.  A  force  d'ad- 


262  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mirer  son  fils  César,  il  en  eut  peur.  Sa  crainte  cependant  ne  l'empêcha 
point  de  se  montrer  sympathique  au  duc  Alfonse;  il  lui  donna  seize 
hommes  de  garde  et  vint  souvent  le  visiter.  Le  duc  ne  voulait  pas 
mourir  de  ses  blessures,  et  de  son  côté  César  grommelait  :  a  C'est 
à  refaire;  chose  manquée  le  jour  sera  la  besogne  du  soir!  »  —  Le 
18  août,  vers  la  première  heure  de  la  nuit,  le  jeune  prince  fut  as- 
sassiné dans  son  lit,  et  le  corps  immédiatement  transporté  à  Saint- 
Pierre,  où  se  trouvait  au  milieu  de  ses  gens  le  trésorier  pontifical 
François  Borgia,  fils  du  pape  Galixte.  Le  médecin  du  jeune  prince  et 
l'infirmier,  arrêtés  un  instant  pour  la  forme,  furent  aussitôt  remis  en 
liberté.  Tous  nommaient  l'auteur  du  crime.  César,  pénétrant  à  neuf 
heures  dans  la  chambre  du  malade,  avait  commencé  par  en  éloigner 
Lucrèce  et  dona  Sancia,  et  presque  aussitôt  il  appelait  Micheletti,  son 
capitaine,  qui  d'un  bon  coup  de  poignard  tranchait  le  nœud.  Infor- 
tuné duc!  jamais  aventure  tragique  ne  tomba  plus  vite  en  oubli.  Ce 
drame  horrible  s'effaça  comme  une  fantasmagorie,  et  de  l'assassi- 
nat du  prince  Alfonse  d'Aragon,  une  des  plus  illustres  et  des  plus 
touchantes  victimes  des  Borgia,  il  n'en  fut  pas  plus  tenu  compte 
que  de  la  mort  d'un  palefrenier  du  Vatican. 

Nul  accusateur  n'élevait  la  voix,  que  dis-je?  le  scélérat  se  dé- 
nonçait lui-même;  cynique  d'audace,  il  s'écriait  :  «  J'ai  tué  celui-là 
comme  j'avais  tué  l'autre,  Gandie,  mon  propre  frère,  »  et  nul  homme 
ne  reculait  d'horreur  devant  ce  monstre,  pas  un  prêtre  ne  l'excom- 
muniait, pas  un  cardinal  ne  lui  marchandait  ses  révérences.  Et  les 
prélats!  comment  eussent-ils  fait  pour  ne  pas  le  courtiser  plus  bas 
que  terre,  ce  puissant  coquin  dont  les  mains  rouges  de  sang  distri- 
buaient des  chapeaux  de  cardinal  au  plus  offrant,  car  il  fallait  au 
Borgia  de  l'or  immensément  pour  conquérir  la  Romagne.  Ses  con- 
dottiers,  —  des  Orsini,  des  Vitellozzo,  des  Bentivoglio,  —  formaient 
autour  de  sa  personne  un  état-major  resplendissant,  et  le  pape  équi- 
pait à  son  intention  sept  cents  gendarmes,  obtenant  en  outre  de  la 
république  de  Venise  qu'elle  intervînt  pour  assurer  à  ce  bien-aimé 
fils  l'appui  des  seigneurs  de  Rimini  et  de  Faënza.  Alexandre  VI 
pratiquait  à  l'endroit  des  faits  accomplis  la  résignation  des  belles 
âmes;  qu'était-ce  après  tout  qu'un  meurtre  de  plus  ou  de  moins? 
Citerait -il  à  son  tribunal  de  souverain  justicier  ce  César  dont  le 
nom  seul  épouvantait  Rome  et  devant  lequel  lui-même  il  tremblait 
déjà?  Des  accusations,  des  lamentations,  du  sentiment,  entre  Bor- 
gia, c'eût  été  vouloir  tenter  Dieu  et  le  diable.  Pardonner,  oublier 
valait  mieux,  et  puis  ce  meurtre  d'Alfonse  d'Aragon,  fort  repro- 
chable  assurément  en  principe,  pouvait  amener  des  avantages  dans 
ses  conséquences.  Lucrèce,  par  là,  redevenait  veuve,  et  la  politique 
de  famille  allait  encore  profiter  de  l'accident.  «  Tu  felix  Austria 
nubeï  » 


LES    BORGIA.  263 

Lorsqu'en  lisant  la  dépèche  de  l'ambassadeur  vénitien  vous  ve- 
nez de  vous  représenter  les  choses  comme  elles  se  sont  passées, 
votre  esprit  reste  confondu  à  l'idée  du  rôle  que  Lucrèce  joue  dans 
cette  tragédie  domestique.  Son  frère,  qu'elle  n'a  que  sujet  de  soup- 
çonner et  de  craindre,  entre  de  nuit  chez  son  mari ,  et  sans  rien 
prévoir  des  sombres  desseins  du  personnage,  elle  quitte  aussitôt  la 
place,  emmenant  dona  Sancia,  sa  belle-sœur,  et  livrant  ainsi  la  vic- 
time à  la  merci  du  misérable  et  de  ses  estafiers.  On  l'attaque,  ou 
le  tue,  elle  cependant  reste  à  l'écart,  pas  un  élan  pour  sauver  son 
époux,  pas  un  cri  d'alarme.  Et  pourtant  elle  l'aimait,  ce  prince 
d'Aragon,  à  Rome  et  dans  leur  résidence  de  Nepi,  ils  avaient  en- 
semble vécu  d'heureux  jours  dont  le  souvenir  vibrait  encore;  mais 
nous  oublions  que  Lucrèce  Borgia  ne  fut  jamais  une  héroïne,  et 
voilà  que  nous  subissons  à  notre  tour  l'influence  du  préjugé.  Une 
Médée,  cette  créature  indolente  et  sans  ressort,  un  tison  embrasé, 
cette  jeune  femme  qui  de  sa  vie  n'eut  de  passion,  ô  romantisme, 
ce  sont  là  de  tes  coups!  Cœur  médiocre,  vicié,  sinon  vicieux,  cire 
molle  que  deux  ouvriers  de  Satan  pétrissent  à  leur  gré!  On  dit 
bien  qu'au  lendemain  du  crime  son  indignation  éclata;  eut-elle  en 
effet  le  courage  de  se  révolter  contre  le  meurtrier,  de  défendre 
contre  ces  tyrans  ses  droits  et  sa  propre  dignité?  Est-il  vrai,  comme 
on  le  raconte,  qu'elle  osa  traiter  son  frère  d'assassin  et  poursuivre 
son  père  de  ses  larmes  vengeresses?  Quoi  qu'il  en  soit,  César  ne  de- 
vait point  tarder  à  trouver  irritante  la  présence  de  cette  sœur  au 
Vatican.  Le  pape,  toujours  empressé  d'obéir  aux  vœux  de  son  fils, 
et,  d'autre  part,  agacé  d'un  déploiement  de  tendresses  posthumes 
qui  réveillait  en  lui  de  secrets  instincts  de  jalousie,  Alexandre  VI 
engagea  Lucrèce  à  se  rendre  pour  quelque  temps  dans  sa  bonne 
ville  de  Nepi. 

IV. 

C'était  une  rupture.  «  Madame  Lucrèce,  sage  et  libérale  personne, 
jouissait  naguère  de  la  faveur  du  pape,  à  présent  le  pape  ne  l'aime 
plus.  »  Ainsi  prononce  l'ambassadeur  vénitien  Polo  Capello.  A  Nepi, 
la  jeune  veuve  d'Alfonse  d'Aragon  allait  trouver  le  paysage  le  plus 
conforme  à  sa  triste  pensée.  Officielle  ou  non,  la  douleur  ne  saurait 
se  mieux  loger  qu'au  sein  de  cette  nature  de  l'Étrurie  volcanique 
et  ravinée,  avec  ses  sombres  forêts  de  chênes,  ses  crevasses  pro- 
fondes, ses  rochers  noirs,  ses  pics  abrupts  de  terre  cuite  au  soleil 
et  ses  torrens  qui  roulent  en  mugissant  au  creux  des  vallées,  tan- 
dis que  des  hauteurs  la  clochette  des  troupeaux  et  la  flûte  plain- 
tive des  pâtres  leur  répondent.  Là  du  moins  madame  Lucrèce  pou- 
vait librement  vaquer  à  son  affliction  et  pleurer  sans  réserve  ce 


264  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

beau  jeune  homme  que  deux  années  durant  elle  avait  appelé  son 
époux.  Dieu  seul  sait  combien  de  temps  ce  grand  deuil  se  fût  pro- 
longé; heureusement  César  quitta  Rome  pour  aller  guerroyer,  et 
Lucrèce  y  rentra  pour  ressaisir  ses  droits  de  favorite  en  attendant 
quelque  prochain  hymen. 

Lucrèce  était  bien  de  sa  race  ;  sans  avoir  l'imperturbable  vitalité 
de  son  père,  elle  tenait  de  lui  ce  précieux  fonds  de  belle  humeur 
qu'on  nomme  la  philosophie  des  bonnes  gens,  et  que  les  méchans, 
paraît-il,  peuvent  également  posséder  par  occasion.  Sur  ces  tempé- 
ramens  d'élite,  le  chagrin  glisse  et  n'appuie  pas.  Quelques  mois  à 
peine  s'étaient  écoulés,  et  de  l'âme  de  Lucrèce  le  spectre  d'Alfonse 
s'eflaçait  pour  faire  place  aux  plus  riantes  images  d'avenir.  Dans 
cette  jeune  femme  élégante  et- joyeuse,  nul  ne  reconnaissait  la  veuve 
de  l'aimable  prince  traîtreusement  assassiné.  La  vie  en  effet  la  re- 
prenait par  tous  les  sens,  et  quel  spectacle  que  cette  Rome  de  la 
renaissance  pour  remuer  les  sens  les  plus  alanguis  et  pousser  aux 
émerveillemens  la  plus  apathique  intelligence!  La  nature,  l'art, 
l'histoire,  tout  est  grand,  de  proportion  démesurée,  formidable! 
L'art  s'appelle  ici  Michel-Ange,  et  le  crime  Borgia!  Sur  ce  sol  cou- 
vert des  ruines  de  l'antiquité  qui  veut  renaître  et  des  monumens  du 
moyen  âge  chrétien  qui  s'en  va,  l'esprit  des  temps  modernes  a 
soufflé;  de  ces  débris  du  passé,  de  cet  amalgame  de  décombres,  un 
monde  nouveau  se  dégage,  non  sans  d'effroyables  convulsions.  La 
destruction  lutte  avec  les  forces  créatrices,  les  monstres  qu'on  si- 
gnale aux  bouleversemens  du  globe  reparaissent  englués  dans  ces 
fanges  d'où  la  jeunesse  universelle  va  sortir.  Le  même  enfantement 
laborieux  produira  des  crimes  et  des  chefs-d'œuvre  titaniques;  le 
bien,  le  beau,  y  sont,  comme  le  mal,  du  plus  grand  style.  La  pa- 
pauté s'empaganise  à  ce  point  que  vous  croyez  voir  en  personne  le 
diable  d'enfer  célébrant  la  messe  sacrilège  des  nuits  de  sabbat,  et, 
comme  jadis,  pour  mieux  hâter  la  fin  des  choses,  la  société  romaine 
eut  son  Néron,  vous  avez  Alexandre  VL 

C'en  est  fait  de  cette  société,  de  cette  église,  de  ces  cités,  de 
ces  républiques  et  de  cette  civilisation  ;  toute  cette  humanité-là 
roule  aux  abîmes  qui  vont  à  jamais  l'engloutir.  «  La  renaissance, 
écrit  M.  Grégorovius,  sera  toujours  un  des  plus  grands  problèmes 
psychologiques  de  la  civilisation,  tant  à  cause  des  contradictions  qui 
fermentent  en  elle  que  par  le  caractère  démoniaque  des  individus. 
Une  ardente  fièvre  de  jouissance  matérielle,  intellectuelle,  de 
beauté,  de  puissance  et  de  renommée,  y  met  en  jeu  toutes  les 
forces,  toutes  les  vertus,  tous  les  vices.  Vous  diriez  une  bacchanale 
de  la  civilisation,  et  quand  on  dévisage  les  bacchantes,  on  les  voit 
grimacer  comme  ces  prétendans  de  VOdyssic  qui  sentent  leur  fin 
s'approcher,  »  Grimaces,  en  effet,  ces  peintures  dont  par  les  ordres 


LES    BORGÏA.  265 

d'un  Alexandre  VI  se  décorent  les  murailles  du  Vatican  et  qu'un 
Pérugin,  l'homme  des  béatitudes,  exécutait  de  sa  main  angélique! 
Mais  le  vrai  peintre  d'une  pareille  cour  était  ce  Pinturicchio  qui  ne 
rougissait  pas  de  représenter  la  vierge  Marie  sous  les  traits  de  l'im- 
pudique Julie  Farnèse.  Celui-là  s'entendait  en  grimaces,  et  même  à 
ces  terribles  Borgia  ne  ménageait  point  la  caricature.  «  Au  château 
Saint-Ange,  nous  raconte  Vasari,  il  peignit  plusieurs  salles  à  grot- 
icsc]u\  »  ces  grotesques  figurant  Alexandre  VI,  César  Borgia, 
Lucrèce,  les  frères  et  la  sœur,  toute  la  sainte  famille;  c'étaient  des 
sujets  ayant  trait  à  l'expédition  française  en  Italie  et  glorifiant 
Alexandre  VI,  vainqueur  de  Charles  VIII.  On  y  voyait  le  roi  de 
France  sous  divers  aspects,  tantôt  pliant  le  genou  devant  le  pape 
dans  ces  mêmes  jardins  du  château  Saint-Ange,  tantôt  lui  servant 
la  messe  dans  Saint-Pierre.  J'en  passe,  et  des  meilleurs,  comme  le 
serment  d'obédience  prêté  par  Charles  VIll  au  saint-père  et  la 
cavalcade  à  Saint-Paul,  où  le  roi  tient  au  pape  l'étrier.  Toutes  ces 
fresques  ont  aujourd'hui  disparu,  et  sans  doute  avec  elles  bien  des 
portraits  de  la  famille  Borgia.  Que  de  fois  ce  Pinturicchio  n'a-t-il  pas 
dû  retracer  l'image  de  la  belle  Lucrèce  !  N'est-ce  point  permis  aussi 
de  croire  que  dans  les  divers  tableaux  de  ce  maître  plus  d'un  per- 
sonnage nous  montre  la  tête  d'un  Borgia?  Qui  sait  dans  quelles 
galeries  de  Rome  ou  de  Florence,  dans  quels  vieux  châteaux  de  la 
Campagna  se  dérobent  ces  masques  illustres  voués  au  plus  fâcheux 
incognito  et  que  nous  coudoyons  peut-être  sans  les  saluer?  — 
iMichel-Ange  arrivait  à  Piome  pour  la  première  fois  en  lZi96  ;  il  avait 
alors  vingt-trois  ans  et  pouvait  se  rencontrer  avec  Copernik  et  Bra- 
mante, qui,  vers  le  même  temps,  parcouraient  la  ville  éternelle. 
Michel- Ange,  Copernik,  Bramante,  quels  passans  que  ceux-là! 
«  Rome,  a-t-on  dit,  ne  vécut  jamais  que  d'importations;  ses  poètes, 
ses  artistes,  ses  philosophes,  lui  viennent  du  dehors,  mais  son  génie 
est  l'assimilation.  »  Elle  absorbe  en  effet  aussitôt  qui  s'approche  de 
son  cercle,  donne  à  tout  couleur  et  proportions  romaines.  La  cou- 
leur est  sévère  et  sombre,  la  proportion  colossale  :  les  Thermes  de 
Caracalla,  le  Colisée,  le  môle  d'Hadrien  !  Florence  elle-même,  le 
génie  de  la  grâce  et  de  la  mesure,  se  laisse  détourner  par  elle  vers 
cette  voie  de  la  force,  du  surhumain  :  témoin  Michel- Ange.  Gomme 
elle  eut  des  empereurs  syriens,  elle  aura  des  papes  espagnols,  après 
les  Héliogabale,  les  Borgia.  Lucrèce  connut-elle  à  cette  époque 
l'ami  futur  de  cette  noble  Victoria  Colonna,  son  antitype  ?  Quoi  qu'il 
en  soit,  c'est  sous  l'impression  des  événemens  que  nous  venons  de 
raconter  que  le  jeune  artiste  travaillait  à  la  célèbre  Pictà,  qui  fut 
son  premier  succès.  Cette  œuvre  de  début,  commandée  par  le  car- 
dinal La  Groslaye,  il  la  terminait  juste  au  moment  oii  le  grand 
Bramante  arrivait.  Contemplez  ce  groupe  d'un  idéal  si  ému,  si  tou- 


266  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

chant,  et  dites  s'il  ne  vous  semble  pas  fait  pour  servir  de  fond  à 
cette  période  des  Borgia.  «  Cette  image  de  la  Pitié,  sévère  à  la  fois 
et  radieuse  de  flamme  ineffable,  nous  apparaît,  au  sein  de  ces  ténè- 
bres morales,  comme  un  flambeau  de  purification  pieusement  allumé 
dans  le  sanctuaire  profané  de  l'Église  (1).  »  Involontairement  on 
se  prend  à  rêver  aux  stations  que  fit  Lucrèce  devant  le  divin  marbre, 
plus  éloquent  peut-être  et  prêchant  mieux  le  recueillement  que  la 
parole  des  confesseurs  et  des  abbesses. 

Cependant  le  pape  n'était  pas  homme  à  laisser  sa  fille  gaspiller 
le  temps  en  vaines  sentimentalités.  Alfonse  d'Aragon  allait  avoir 
pour  successeur  Alfonse  d'Esté.  Le  second  mari  de  Lucrèce  vivait 
encore,  que  déjà  cette  union  avec  Ferrare  occupait  le  Vatican. 
C'était  la  politique  d'Alexandre  et  de  César  qui,  par  là,  s'assuraient 
la  Romagne,  dont  Venise  leur  disputait  la  possession,  et  se  ména- 
geaient des  ouvertures  sur  Bologne  et  Florence  d'autre  part. 
Hercule  d'Esté,  père  du  futur  époux,  trouvait  dans  la  combinaison 
une  manière  de  garantir  ses  états  contre  le  brigandage  des  Borgia. 
Il  est  vrai  qu'à  cet  avantage  se  mêlait  qaelqae  désagrément.  Pour  la 
maison  d'Esté, —  la  plus  ancienne  et  peut-être  la  seule  légitime  des 
maisons  princières  d'Italie, — c'était  en  effet  un  médiocre  honneur 
que  d'épouser  toute  une  race  de  pareils  aventuriers.  L'altesse 
régnante  en  devint  fort  perplexe;  l'intérêt  pourtant  prit  le  dessus, 
car  le  bonhomme  Hercule  aimait  l'argent  ni  plus  ni  moins  que  le 
ferait  un  marchand  enrichi,  et  nul  mieux  que  lui  ne  s'entendait  à 
réviser  des  comptes.  Mais  son  fils  Alfonse  manifesta  d'abord  la  plus 
mauvaise  volonté;  de  mœurs  simples  et  sérieuses,  il  avait  un  carac- 
tère assez  original  et  la  tête  dure.  iNi  le  faste  romain,  ni  l'élégance 
de  sa  femme  ne  le  touchaient ,  et  son  orgueil  n'admettait  point 
qu'un  gentilhomme  en  passe,  comme  il  était,  d'épouser  la  veuve 
du  duc  d'Angoulême  et  de  s'allier  aux  rois  de  France,  épousât  la 
fille  d'un  pape  espagnol  et  qui  ne  s'appelait  que  Lenzuoli  Borgia. 
Quant  aux  grandes  dames  de  la  famille,  leur  opposition  ne  se  modé- 
rait pas,  la  sœur  d'Alfonse,  Isabelle  de  Mantoue,  sa  belle-sœur 
Elisabeth  d'Urbin,  fulminaient  d'aigreur  et  de  malveillance,  terribles 
colères  dont  Lucrèce  eut  pourtant  raison  par  la  suite.  C'est  que  le 
charme  était  dans  sa  nature,  et  que  sa  nature,  jusqu'alors  compri- 
mée à  Rome,  tiraillée,  soumise  à  l'incessante  inoculation  d'une  pesti- 
lence ambiante,  allait  enfin  pouvoir,  à  Ferrare,  développer  ses  bons 
côtés. 

Néanmoins  le  jeune  duc  héréditaire  consentit,  mais  après  de 
rudes  combats,  et  parce  que  le  duc  régnant,  son  père,  le  menaça 
d'épouser  Lucrèce  au  cas  où  lui  s'entêterait  à  la  refuser.  Une  fois 

(1)  Gregorovias,  t.  I*',  125. 


LES    EORGIA.  267 

la  parole  du  prince  son  fils  obtenue,  Hercule  d'Esté  allicha  des  pré- 
tentions exorbitantes  à  l'endroit  de  la  dot.  On  voulait  bien  vendre 
son  honneur,  mais  à  la  condition  de  se  le  faire  payer  cher,  usage 
encore  fort  à  la  mode  de  notre  temps.  Le  Borgia,  voyant  à  quel 
arabe  il  avait  affaire,  ne  marchanda  point  :  dot  de  cent  mille  écus 
d'or,  suppression  pour  cinq  ans  des  revenus  que  Ferrare  doit  au 
saint-siège,  il  se  laisse  tout  imposer,  et,  tant  de  rançons  n'épuisant 
pas  sa  magnificence,  il  se  charge  des  joyaux  et  des  parures  de  la 
mariée.  Un  jour,  devant  les  ambassadeurs  de  Ferrare,  il  ouvre  une 
cassette  remplie  de  perles,  y  plonge  ses  bras  jusques  aux  coudes 
et  s'écrie  dans  son  orgueil  de  père  :  «  Tout  cela,  c'est  pour  Lucrèce  !  » 
Tel  est  ce  représentant  de  Jésus-Christ,  un  Soliman,  un  Orosmane. 
Rubens,  s'il  eût  vécu  de  son  temps,  eût  fait  de  lui  la  joie  de  sa 
palette,  et  nous  l'aurions  sous  vingt  aspects  en  mage  d'Orient  étoffé 
de  toute  sorte  de  caftans,  verts,  j  aunes,  écarlates,  avec  une  tiare 
sur  un  turban  ! 

Le  15  janvier  1502,  Lucrèce  quitte  la  ville  éternelle,  que  jamais 
plus  elle  ne  reverra,  et  prend  le  chemin  de  ses  nouveaux  états.  Une 
longue  file  de  cavaliers  chamarrés  de  brocart  d'or  et  d'argent  l'ac- 
compagne; parmi  les  cardinaux  de  ce  cortège  royal,  les  principaux 
sont  des  Borgia,  et  parmi  les  altesses  paradent  les  jeunes  ducs  Fer- 
dinand et  Sigismond  d'Esté,  frères  d'Alfonse  de  Ferrare.  Entre  le 
cardinal  Hippolyte  d'Esté  et  César  Borgia  voyage  la  brillante  fiancée, 
ayant  à  sa  gauche  l'ambassadeur  de  Louis  XII.  N'était-ce  pas  le  roi 
de  France,  protecteur  de  la  maison  d'Esté  et  des  Borgia,  qui  de  sa 
main  puissante  conduisait  la  jeune  épouse  au  palais  de  Ferrare? 

V. 

César  sentait  monter  son  étoile;  fortement  établi  en  Romagne, 
il  recherchait  maintenant  une  alliance  plus  étroite  avec  la  France, 
et  de  là  aussi  le  succès  lui  venait.  A  ce  politique  du  meurtre  et  de 
l'hypocrisie,  tout  réussissait,  jusqu'à  l'impitoyable  régime  de  son 
gouvernement,  habile  à  s'imposer  par  la  terreur  sur  un  sol  naguère 
en  proie  aux  discordes  civiles  et  dont  la  population  l'avait  sans  trop 
de  peine  adopté.  Mais  en  même  temps  le  tyran  de  la  Romagne 
voyait  chaque  jour  grossir  le  nombre  de  ses  ennemis  et  se  disait 
que  seuls  le  nom  et  l'influence  de  la  France  pourraient  le  proté- 
ger contre  les  forces  coalisées  que  soulevaient  son  ambition  et  sa 
trop  rapide  fortune.  César  n'avait  point  simplement  à  redouter  les 
troupes  de  ses  adversaires  ;  il  soupçonnait,  appréhendait  sa  propre 
armée.  C'était  pourtant  une  superbe  armée  que  la  sienne,  nom- 
breuse ,  bien  équipée  ;  les  plus  vaillants  capitaines  de  l'Italie  ser- 
vaient sous  ses  ordres,  sans  parler  de  la  légion  auxiliaire  française 


268  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

et  des  mercenaires  étrangers.  Ses  gardes  du  corps  surtout  avaient 
grand  air  :  riches  pourpoints  à  ses  couleurs  (rouge  et  jaune), 
écharpes  brodées ,  ceinture  à  boucle  ciselée  retenant  l'épée.  A  la 
fière  prestance  de  ces  hommes  répondait  leur  bravoure;  seulement 
on  ne  pouvait  s'y  fier.  Ces  troupes  d'ailleurs  appartenaient  bien 
moins  à  leur  général  qu'aux  divers  chefs  qui  les  avaient  racolées 
et  les  regardaient  comme  une  sorte  de  propriété.  Ces  chefs  étaient 
des  condottiers  :  barons  romains,  seigneurs  de  villes  et  de  territoires 
dans  rOmbrie  et  la  Marche,  —  et  l'on  conçoit  aisément  quel  sinistre 
épouvantail  devait  être  à  leurs  yeux  le  sort  infligé  par  César  à  l'élite 
des  châtelains  de  la  Romagne,  les  Colonna,  les  Savelli,  etc.  Cepen- 
dant le  pape  armait  vigoureusement.  On  préparait  une  expédition 
pour  la  Toscane,  où  les  dissensions  entre  Sienne  et  Florence  et  la 
guerre  de  Pise  offraient  des  avantages  à  ne  pas  dédaigner.  Tandis 
que  ses  alliés  Vitellozzo-Vitellozzi  et  Pandolfo-Petrucci  enlevaient 
Arezzo  d'un  coup  de  main,  César  prenait  Urbin  par  ruse  et  trahison, 
et  forçait  le  duc  Guibaldo  à  gagner  d'abord  Mantoue,  puis  Venise. 
Peu  de  jours  après,  une  transaction  secrète  le  rendait  maître  de  Ga- 
mérino,  et  ses  sbires  égorgeaient  César  Varano  et  ses  deux  fils,  qui, 
moins  heureux  que  Guibaldo,  n'eurent  pas  le  moyen  de  fuir.  Urbin 
et  Camerino  devenaient  des  fiefs  du  duc  de  Romagne  et  de  Yalenti- 
nois;  mais  partout  déjà  s'organisait  la  résistance.  Si  l'Italie  avait 
eu,  comme  avant  là9!i,  une  politique  nationale,  un  ensemble  systé- 
matique de  gouvernement,  rien  n'eût  été  plus  simple  que  de  mettre 
ordre  à  de  tels  agissemens. 

Le  malheur  voulait  que, "de  tous  les  états  italiens,  Venise  fût  le 
seul  ayant  alors  une  importasce  politique  et  militaire,  et  Venise, 
placée  entre  la  France  et  l'Allemagne,  avait  ses  mouvemens  para- 
lysés. Notre  Louis  XII  était  l'arbitre  omnipotent;  dans  l'été  de  1502, 
quand  il  parut  en  Lombardie,  le  roi  fut  assiégé  de  protestations  et 
de  plaintes  portées  contre  les  Borgia;  l'universel  mouvement  de  ré- 
probation dont  César  et  son  père  le  pape  étaient  l'objet  produisit 
sur  Louis  XII  une  impression  très  grave.  Il  se  montra  mécontent, 
irrité,  et  la  cause  des  deux  compères  eût  pris  un  vilain  tour  sans 
l'intervention  du  cardinal  d'Amboise ,  qui  réussit  à  ramener  son 
maître,  si  bien  que,  les  ambassadeurs  de  Venise  s'efforçant  d'éclai- 
rer le  monarque  et  de  lui  représenter  qu'il  était  peu  séant  pour 
le  roi  très  chrétien  de  couvrir  de  sa  protection  un  brigand  souillé 
de  crimes  abominables,  Louis  XII  leur  répondit  qu'il  ne  pouvait 
empêcher  le  saint-père  de  régir  à  son  gré  les  territoires  de  l'église. 
C'était  à  ses  propres  condottiers  que  le  duc  de  Valentinois  allait 
maintenant  avoir  affaire.  Le  duc,  au  moment  d'attaquer  Bologne, 
apprend  la  défection  de  ses  capitaines  et  reçoit  en  même  temps  la 
nouvelle  d'un  retour  offensif  de  Guidobaldo  contre  Urbin.  Sur  la 


LES   BOr.GIA.  269 

grande  route  qui  conduit  d'Ombrie  en  Toscane  s'élève  une  colline 
en  plate-forme  d'où  le  regard  s'étend  vers  le  lac  Trasimène  et  qu'un 
château-fort  couronne  de  son  quadrilatère;  là  se  sont  réunis  tous 
les  ennemis  du  Borgia  :  Yitellozzo-Vitelli,  Gian-Paolo  Baglioni,  Oli- 
veretto  da  Ferno;  après  avoir  donné  au  duc  de  Romagne  l'Italie  cen- 
trale, ce  monde-là  s'est  dégoûté  de  son  héros,  lequel,  à  vrai  dire, 
commence  à  l'effrayer.  On  prétend  que  la  peur  est  le  commence- 
ment de  la  sagesse;  la  peur  n'engendre  que  la  haine.  Ils  se  révoltent 
donc  et  ne  travailleront  désormais  que  pour  leur  propre  compte  : 
700  cavaliers  et  9,000  hommes  d'infanterie  occupent  la  plaine. 

Nous  sommes  au  7  octobre  1502;  la  nuit  tombe.  Dans  une  salle 
voûtée  de  la  citadelle  d'Imola,  deux  personnages  sont  assis  face  à 
face,  tous  les  deux  du  même  âge.  L'un  est  en  costume  de  chambre; 
son  visage  rond  et  plein  bourgeonne  de  pustules  et  de  petites  ver- 
rues; quand  il  parle  et  s'anime  au  feu  de  la  conversation,  sa  main 
joue  avec  le  manche  de  son  poignard;  s'il  se  lève,  sa  taille  se  déploie 
imposante  et  fière,  et  toute  sa  physionomie  respire  une  sorte  de 
noblesse  qui  doit  être  au  moins  celle  de  la  vie  des  camps  et  du  cou- 
rage :  cet  homme,  c'est  César  Borgia,  duc  de  Valentinois  et  d'Ur- 
bin.  L'autre  porte  un  costume  de  velours  noir,  et  son  étroite  et 
blanche  collerette  rehausse  encore  l'air  maladif  de  son  visage.  Ces 
yeux  vibrans  d'esprit,  cette  bouche,  ont  connu,  —  trop  connu  peut- 
être,  —  les  voluptés  de  l'existence;  mais  le  front  est  sérieux,  la 
bouche  plissée  d'ombres  sévères.  Vous  songez  à  deux  choses  qui 
se  contredisent  et  qui  très  souvent  néanmoins  vont  ensemble  :  le 
sensualisme  et  la  pensée  abstraite.  Il  se  nomme  Machiavel;  tous 
les  deux  dans  la  plus  difficile  et  la  plus  périlleuse  position  où  des 
hommes  se  puissent  rencontrer,  tous  les  deux  dans  la  fosse  aux 
lions  ! 

Avec  l'aide  des  Orsini  et  de  Vitellozzo,  un  chef  de  bande  à 
sa  solde,  César  s'était  emparé  de  la  Romagne;  pour  peu  que  la 
France  l'eût  souffert,  il  aurait  mis  la  main  sur  Florence;  mais, 
Louis  XII  ne  goûtant  point  ce  plan,  force  fut  bien  d'y  renoncer. 
Restait  à  se  dédommager  de  la  mésaventure.  On  arma  contre  Bo- 
logne, et  la  campagne  allait  son  train,  lorsque  tout  à  coup  les 
Orsini  et  Vitellozzo  se  détachent,  ameutent  contre  lui  la  popula- 
tion d'Urbin,  soulèvent  et  dispersent  ses  mercenaires,  et  le  voilà 
réduit  à  s'enfermer  avec  100  lances  dans  le  château  d'Imola,  que 
des  cohortes  d'ennemis  et  de  soldats  mutinés  cernent  de  toutes 
parts.  Les  révoltés  ont  invité  la  république  de  Florence  à  s'unir  avec 
eux  pour  débarrasser  l'Italie  de  ce  brandon  incendiaire,  comme  ils 
l'appellent;  mais  la  seigneurie  préfère  rester  neutre  et  se  contente 
d'observer  le  duc.  Or  le  délégué  à  ce  poste  d'observation  n'est 
autre  que  messer  Nicolo  Machiavel.  Il  apporte  au  susdit  seigneur 


270  REVDE    DES    DEUX   MONDES. 

de  la  part  de  son  gouvernement,  non  pas  un  traité  d'alliance,  mais 
purement  et  simplement  de  belles  paroles,  ce  qui  l'expose  à  chaque 
instant  aux  mauvais  traitemens  du  terrible  sire,  lequel  a  la  colère 
prompte  et  ne  se  gêne  pas  pour  larder  un  homme  à  coups  de  stylet 
et  le  jeter  ensuite  aux  oubliettes,  cet  homme  fùt-il  cent  fois  sous  la 
sauvegarde  du  droit  des  gens. 

C'est  le  soir  de  leur  première  entrevue;  César  s'épanche  à  cœur 
ouvert,  il  cause  de  belle  humeur  et  d'abondance  comme  on  fait 
avec  un  ami.  «  Secrétaire,  dit-il,  tu  peux  m'en  croire,  je  suis  inno- 
cent des  projets  qu'on  me  prête.  Ces  plans  contre  la  république 
sont  l'œuvre  de  ce  traître  de  Vitellozzo,  un  drôle  sans  foi  et  sans 
courage.  Moi,  j'ai  l'âme  trop  débonnaire,  c'est  ce  qui  m'a  nui.  Ce 
duché  d'Urbin,  en  trois  jours  je  l'ai  conquis,  et  pas  un  cheveu  n'est 
tombé  de  la  tête  de  personne,  et  maintenant  je  les  ai  là  debout 
contre  moi,  eux  tous  comblés  de  mes  bienfaits;  ô  ma  clémence! 
ma  clémence  !  »  Ainsi  bien  avant  dans  la  nuit,  à  la  lueur  des  flam- 
beaux, se  prolonge  l'entretien.  Cependant  le  duc  a  beau  faire 
montre  de  sa  franchise  et  communiquer  à  l'envoyé  de  Florence  les 
dépêches  qu'il  reçoit,  ses  plans  restent  impénétrables.  Autour  de 
lui  tout  est  silencieux,  mystérieux;  on  dirait  qu'il  prépare  un  grand 
coup  contre  ses  ennemis,  et  pourtant  il  ne  cesse  de  négocier  avec 
eux,  corrompt  à  prix  d'or  et  de  cadeaux  Pagolo  Orsini,  leur  parle- 
mentaire. Celui-ci,  de  retour  au  camp,  vante  la  bonté,  l'aménité  du 
seigneur  duc;  bientôt  les  révoltés  demandent  à  rentrer  en  grâce 
près  de  l'ancien  maître  et  lui  promettent  de  prendre  Sinigaglia 
pour  le  dédommager  d'avoir  perdu  Cologne  par  leur  faute.  Jamais 
César  n'avait  eu  l'abord  plus  charmant,  plus  affable.  Il  congédie  les 
troupes  françaises;  quel  besoin  de  ces  étrangers,  entouré  comme  il 
est  de  bons  et  fidèles  amis?  Quelqu'un  pourtant,  —  Machiavel,  — 
l'a  deviné.  Il  se  demande  si  c'est  croyable  que  cet  homme  puisse 
renoncer  à  sa  vengeance,  et  ce  qu'il  entrevoit  d'avance  l'épouvante. 
Le  duc  bardé  de  fer  monte  à  cheval,  et  lentement,  sur  la  route  de 
Césena,  marche  à  la  rencontre  de  ses  amis.  Là,  par  une  matinée  de 
décembre,  Machiavel  aperçoit  sur  la  place  du  marché  un  billot 
jaspé  de  sang,  près  de  ce  billot  une  hache  ruisselante,  et  près  de 
cette  hache  un  cadavre  taillé  en  quatre  morceaux  :  tout  ce  qui 
subsiste  de  messer  Ramiro  d'Orco,  l'atroce  lieutenant  en  Romagne, 
—  son  bras  droit  que  le  tyran  vient  de  s'amputer  pour  le  jeter  en 
pâture  à  l'exécration  populaire;  —  ainsi,  la  nuée  sanglante  éclairant 
sa  marche,  il  arrive  à  la  porte  de  Sinigaglia.  Après  avoir  passé  la 
nuit  précédente  à  Fano,  où  les  divers  capitaines  demeurés  fidèles  à 
sa  cause  se  sont  distribué  les  rôles  dans  le  drame  qui  va  se  jouer, 
les  Orsini  et  Vitellozzo  reçoivent  César  Borgia  comme  leur  seigneur 
et  maître.  On  est  joyeux,  on  s'embrasse,  on  rit.  Mais  Vitellozzo  se 


LES    r.ORGIA.  271 

tient  à  l'écart  de  la  gaîté  commune;  il  est  morne,  abattu;  tout  à 
l'heure,  avant  de  se  porter  à  la  rencontre  du  duc,  il  a  pris  congé  de 
tous  ses  amis. 

C'est  qu'en  efTet  leur  sort  était  réglé.  A  peine  ont-ils  mis  le 
pied  dans  le  château  de  la  ville,  que  saisis,  garrottés  sur  l'ordre  de 
César,  ils  sont  aussitôt  égorgés.  Sombre  et  terrifiant  spectacle  à  ne 
pas  s'effacer  même  de  la  mémoire  d'un  Machiavel  !  Quel  sentiment 
pensez-vous  qui  l'anime  à  ce  sujet?  l'horreur  du  meurtre?  Pas  le 
moins  du  monde.  Cet  acte  infâme,  loin  de  le  révolter,  l'attire,  le 
séduit;  il  l'analyse  avec  amour,  s'y  délecte;  on  songe  à  l'abeille  bu- 
tinant sa  fleur,  non,  plutôt  à  ces  sbires  qui,  mandés  sur  les  lieux  où 
vient  de  se  commettre  un  crime,  tombent  en  arrêt  devant  un  coup 
de  couteau  bien  appliqué  et,  n'envisageant  que  la  besogne  preste- 
ment troussée,  opinent  que  l'homme  qui  a  fait  cela  n'est  point  un 
coquin  ordinaire.  Morale  du  temps,  disions-nous;  hélas!  on  vou- 
drait le  croire,  mais  les  faits  sont  là  qui,  tout  récens,  nous  décon- 
certent :  souvenons-nous  du  2  décembre  et  de  cette  opinion  pu- 
blique qui  le  lendemain ,  oubliant  le  crime  pour  l'œuvre  d'art, 
s'écriait,  comme  Machiavel  à  Sinigaglia  :  «  C'est  bien  joué!  » 

Ce  qui  plaît  surtout  au  secrétaire  florentin  dans  cette  tragédie, 
c'est  l'astuce  profonde  du  héros,  son  incomparable  dissimulation. 
Selon  lui,  une  bonne  scélératesse  correctement  et  magistralement 
ourdie  vaut  mieux  que  toutes  les  démonstrations  chevaleresques,  et 
là-dessus  Machiavel  est  bien  de  son  pays.  «  Que  celui-là  qui  dans 
une  souveraineté  nouvellement  conquise  prétend  vivre  grand  et  re- 
douté, —  écrira-t-il  dix  ans  plus  tard,  —  que  celui-là  s'efforce 
cV imiter  cet  homme.  »  Et  son  enthousiasme  ne  fléchira  que  devant 
les  événemens  qui  précipiteront  la  chute  de  l'idole.  A  la  mort  d'A- 
lexandre VI  (pendant  l'automne  1503),  il  séjourne  à  Rome  en  qua- 
lité d'ambassadeur  au  moment  où  le  conclave  élève  Jules  II  à  la 
papauté.  César,  malade  au  lit  de  son  côté,  sentant  que  ses  ennemis 
de  partout  le  menacent,  appelle  à  son  chevet  Machiavel  et  lui  fait 
cet  aveu  :  «  J'avais  paré  d'avance  à  tout  ce  qui  pourrait  advenir  au 
cas  où  mon  père  mourrait  de  mort  subite;  seulement  je  ne  m'étais 
pas  avisé  que  moi-même,  ce  jour-là,  j'aurais  à  lutter  contre  la  mort.» 
11  demande  un  sauf-conduit  pour  traverser  le  territoire  de  la  répu- 
blique et  se  rendre  en  France  par  Florence.  —  «  Refusez,^»  écrit  à 
la  seigneurie  l'impassible  politique,  et  il  ajoute  froidement,  sèche- 
ment :  «  Le  bruit  a  couru  hier  que  le  pape  avait  fait  jeter  le  duc  dans 
le  Tibre.  Je  n'oserais  dire  que  ce  bruit  soit  vrai,  mais,  s'il  ne  l'est 
encore,  il  le  sera.  »  Et  autre  part  :  «  Ainsi,  par  degrés,  ses  péchés 
l'ont  conduit  à  l'abîme  et  au  châtiment.  »  Le  succès  !  Machiavel  ne 
reconnaît  au  monde  que  ce  dieu.  Tant  que  le  crime  se  porte  bien,Ul 
le  salue  et  le  maxime^  mais  gare  à  lui  s'il  tombe  malade  ;^point  de 


272  REVDE  DES  DEUX  MONDES, 

miséricorde  alors,  rien  que  le  sarcasme  et  le  mépris  !  Rester  mal- 
gré les  dieux  fidèle  à  la  cause  vaincue,  quelle  idée  !  Ce  vieux  Caton 
n'était  qu'un  maître  sot. 

VI. 

Nous  avons  quitté  Lucrèce  sur  le  chemin  de  Ferrare,  nous  la  re- 
trouvons maintenant  triomphalement  établie  dans  la  seconde  capi- 
tale de  la  renaissance  italienne.  Passer  ainsi  sans  transition  de  la 
Rome  d'Alexandre  VI  à  la  ville  d'Hercule  et  d'Alfonse  d'Esté  n'était 
point  une  épreuve  commode.  Il  y  fallait  beaucoup  de  souplesse  et 
d'élasticité,  les  défauts  même  de  la  noble  personne  vinrent  aider  à 
cette  acclimatation  contre  laquelle  un  naturel  moins  neutre  que  le 
sien  eût  assurément  réagi.  Cette  société  d'une  Adrienne  Orsini, 
l'œil  du  saint-jjère,  ou  d'une  Julie  Farnèse,  son  rœiir,  —  de  grands 
seigneurs,  de  cardinaux  dissolus  et  de  belles  dames  toujours  en 
train  d'amusemens ,  de  bals  et  de  soupers,  —  ne  ressemblait 
guère  au  cercle  intellectuel  et  posé  de  Ferrare ,  et  si  Lucrèce ,  au 
milieu  des  licences  du  Vatican,  livrée  aux  exemples  étalés  journel- 
lement sous  ses  yeux  ,  ne  s'éleva  point  en  corruption  à  la  hauteur 
du  type  romanesque  inventé  depuis,  on  est  presque  tenté  d'attri- 
buer ce  phénomène  à  la  seule  inertie  de  son  tempérament.  A  Fer- 
rare, le  théâtre  change,  et  Lucrèce  de  plain-pied  s'y  retrouve  chez 
elle,  avenante,  rieuse,  facile  à  contenter.  Son  apathique  indiffé- 
rence devient  égalité  d'humeur.  Elle  n'aime  ni  ne  hait,  ne  connaît 
larmes  ni  colères  et  charme,  ensorcelle  tout  le  monde,  son  beau- 
père  d'abord,  ensuite  ses  belles-sœurs  Isabelle  Gonzague  et  la  non 
moins  charmante  Elisabeth  de  Montefeltre,  deux  altesses  dont  le 
premier  mouvement  n'avait  eu  rien  d'empressé.  Sans  être  une 
prude  fieflée,  et  tout  en  ne  reculant  pas  devant  une  représentation 
de  la  Calandre  ou  de  la  Mandragore,  Isabelle  réprouvait  les  scan- 
dales de  la  vie  romaine.  Admettons  aussi  que  chez  elle ,  de  même 
que  chez  sa  belle-sœur  d'Urbin,  Elisabeth  de  Montefeltre,  quelque 
jalousie  pouvait  bien  se  mêler  au  préjugé,  car  Lucrèce  était  égale- 
ment aimable  et  belle,  et  c'était  après  tout  une  rivale  qu'il  leur 
fallait  accueillir  d'un  cœur  léger.  Lucrèce,  par  sa  grâce  inalté- 
rable, les  désarma,  et  bientôt  des  rapports  d'intimité  parfaite  s'éta- 
blirent entre  la  fille  d'Alexandre  VI  et  la  spirituelle  marquise  de 
Mantoue. 

Ferrare  était  alors  le  centre  d'une  société  polie  et  raffinée  qui 
pouvait,  à  certains  égards,  se  targuer  vis-à-vis  de  Rome  d'une  sorte 
d'honnêteté  relative  :  le  vice  n'y  embouchait  pas  la  trompe  des 
lupercales  à  toute  heure  du  jour  ou  de  la  nuit,  comme  au  Vatican, 
et  la  dépravation  ménageait  encore  les  bienséances.  A  mesure  que 


LES    BORGIA.  273 

la  décadence  politique  s'affirmait  davantage,  le  goût  des  lettres  et 
des  arts  tendait  à  croître.  L'époque  s'acheminait,  par  décourage- 
ment, vers  la  culture  intellectuelle  et  l'humanisme,  et  la  résidence 
des  seigneurs  d'Esté  s'ouvrit  la  première  à  ce  mouvement.  Que 
pouvaient  les  Italiens  sur  un  sol  en  proie  à  l'étranger?  Plus  d'indé- 
pendance nationale,  de  liberté;  à  Milan,  à  Naples,  quand  ce  n'était 
pas  l'Espagne,  c'était  la  France  qui  commandait,  la  main  à  la  garde 
de  son  épée  et  la  mèche  allumée.  Que  pouvaient,  contre  les  lances 
des  barbares  et  leurs  arquebuses,  ces  Italiens  jaloux,  soupçonneux 
les  uns  des  autres,  incapables  de  jamais  fraterniser?  Oublier  l'ac- 
tion, la  volonté,  oublier  tout  dans  la  contemplation  et  l'ivresse  de 
l'idéal,  se  soumettre,  s'enfuir  vers  le  paisible  champ  des  arts,  et  là 
s'armer  du  ciseau,  de  la  palette  et  de  l'équerre,  saisir  la  plume  et 
créer  des  œuvres  plus  durables  que  le  fer  des  envahisseurs.  Peintres, 
poètes  et  savans  allaient  s'emparer  de  la  scène,  et  la  gloire  qu'ils 
répandraient  autour  d'eux  remplacerait,  pour  leurs  sérénissimes 
protecteurs,  l'éclat  des  armes  et  de  la  politique.  Ainsi,  quand  s'étei- 
gnit l'esprit  républicain,  quand  disparut  la  puissance  des  vieilles 
municipalités  italiennes,  on  vit  se  former  ici  et  là  des  centres  aris- 
tocratiques, espèces  de  soleils  attirant  à  leurs  flammes  des  popula- 
tions de  lettrés  et  d'artistes  en  quête  d'une  cour  qui  les  pensionnât, 
et  tout  un  monde  de  beaux  esprits  désœuvrés  ne  demandant  pas 
mieux  que  de  se  vouer  au  culte  des  Muses  moyennant  finance.  Rap- 
pellerai-je  tous  ceux  dont  la  société  de  Ferrare  citait  les  noms  avec 
orgueil?  Giraldi,  Calcagnini,  Tebaklo  et  Ercole  Strozzi,  le  jeune 
Bembo,  et  comme  bouquet  Arioste.  Il  avait  alors  vingt-sept  ans  et 
jouissait  d'un  grand  renom  de  latiniste  et  de  poète  comique.  Étant 
donnés  le  climat  du  pays  et  le  lyrisme  particulier  au  temps,  on 
se  figure  de  quelle  averse  de  poésie  madame  Lucrèce  fut  inondée. 
Il  en  plut  sous  toutes  les  formes  :  sonnets,  tercets,  distiques,  épi- 
grammes,  acrostiches,  épithalames.  La  fille  d'Alexandre  VI,  tou- 
jours gracieuse,  ramassait  tous  ces  complimens  et  remerciait  les 
auteurs  de  ce  même  sourire  immuable  dont  elle  repoussait  naguère 
les  mots  à  double  entente  et  les  gravelures  des  libertins  jeunes  ou 
vieux  du  Vatican. 

A  sa  vue,  tous  les  cœurs  s'enflamment;  Arioste,  qui  se  contente 
de  la  chanter,  l'appelle  la  belle  des  vierges,  pulcherrima  virgo  : 
c'est  abuser  et  du  latin  et  de  la  poésie,  cette  vierge  avait  eu  déjà 
trois  maris,  sans  compter  père,  frères,  et  le  reste.  Pour  sa  beauté, 
jmlcherrima  est  aussi  trop;  mais  elle  avait  la  grâce  irrésistible 
et  le  piquant,  dans  le  profil  beaucoup  de  gentillesse,  quelque 
chose  d'enfantin  avec  des  yeux  de  magicienne  qui,  disait-on,  te- 
naient sous  leur  magnétisme  le  Cupidon  endormi  placé  dans  sa 

TOME  XX.  —  1877,  18 


274  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

chambre  à  coucher.  Organisation  absolument  féminine,  plutôt  ym- 
turée  que  naturante,  pour  employer  une  expression  de  Spinoza,  et 
qui,  toujours  recevant,  doublait  d'attrait  en  vous  rendant  l'impres- 
sion par  vous  transmise  !  Chacun  cherche  en  elle  ce  qui  n'y  est  pas, 
content  même  alors  qu'il  ne  trouve  rien,  et  ne  peut  s'expliquer  le 
charme  auquel  il  cède.  Ainsi  l'aima  Bembo,  ainsi  l'aimèrent  les 
deux  Strozzi,  dont  le  plus  jeune  tragiquement  mourut  pour  elle, 
sinon  par  elle. 

La  fameuse  mèche  de  cheveux  as,  l'Ambroisienne  à  Milan  nous 
raconte  les  amours  de  Bembo ,  quoique  la  lettre  accompagnant 
cette  relique  si  chère  à  lord  Byron  ne  renferme  aucun  témoi- 
gnage d'un  sentiment  réciproque  chez  Lucrèce,  dcsiderosa  gra- 
tificarvi  n'étant  en  somme  qu'une  de  ces  formules  de  condescen- 
dante politesse  à  l'usage  des  princes  et  qui  ne  prouvent  rien.  Que 
le  cœur  de  Lucrèce  ait  répondu  à  la  passion  du  brillant  cavalier 
vénitien,  c'est  là  pourtant  un  fait  très  vraisemblable.  De  1503  à 
1506,  Bembo  entretint  avec  la  princesse  les  relati-ons  les  plus  sui- 
vies. Jeune,  beau,  plein  d'esprit  et  fort  couru  des  femmes,  il  la 
divinisait  dans  ses  vers,  dans  ses  lettres.  Ce  qu'il  y  a  de  certain, 
c'est  que  le  duc  Alfonse,  farouche  et  rancunier,  devint  jaloux,  et 
que,  pour  fuir  les  périls  dont  cette  jalousie  le  menaçait,  Bembo  dut 
transférer  ses  pénates  à  la  cour  de  Guidobaldo,  duc  d'Urbin,  d'où 
il  continua  jusqu'en  1519  à  correspondre  avec  sa  belle.  Du  roman, 
passons  à  la  tragédie.  Un  autre  poète  de  cette  pléiade  mythologique. 
Hercule  Strozzi,  s'était  également  épris  de  la  tyndaride  ferraraise, 
puis  tout  à  coup,  on  l'avait  vu  rechercher  la  main  de  la  jolie  Bar- 
bara Tirelli,  veuve  d'Hercule  Bentivoglio,  et  l'épouser  en  mai  1508. 
Treize  jours  après,  dans  la  matinée  du  6  juin,  le  corps  du  poète 
gisait  à  l'angle  du  palais  d'Esté,  enveloppé  de  son  manteau,  les 
cheveux  hérissés,  et  balafré,  transpercé  de  vingt-deux  blessures. 
D'où  partait  ce  crime?  la  question  ne  fut  pas  même  posée.  «  H  n'y 
eut  point  d'enquête,  dit  Paul  Jove,  le  préteur  resta  bouche  close.  » 
On  attribua  ce  meurtre  au  duc  Alfonse,  convaincu  que  sa  femme 
aimait  Strozzi;  d'autres  accusèrent  Lucrèce,  arguant  de  sa  jalousie 
à  l'égard  de  Barbara  Tirelli  et  donnant  aussi  pour  raison  la  crainte 
qu'elle  aurait  eue  que  Strozzi  ne  divulguât  le  secret  de  sa  liaison 
avec  Bembo  dont  il  avait  été  le  confident.  Quoi  qu'il  en  soit,  si  la 
fille  des  Borgia  avait  pu  oublier  le  drame  qui  jadis  trancha  les  jours 
de  son  frère  le  duc  de  Gandie,  ce  lugubre  événement  était  de  na- 
ture à  le  lui  rappeler.  Soyons  juste,  après  tout  :  Lucrèce,  en  venant 
de  Rome  à  Ferrare,  n'avait  point  tant  changé  d'atmosphère,  et  l'an- 
tique palais  des  seigneurs  d'Esté  servait  journellement  de  théâtre 
à  des  tragédies  domestiques  dignes  même  du  Vatican. 


LES    BORGTA.  275 

Parmi  les  jeunes  beautés  que  Lucrèce  ayait  amenées  de  Rome 
brillait  une  aimable  parente,  Angela  Borgia,  dont  les  charmes  ne 
tardèrent  pas  à  déduire  les  deux  frères  du  duc  Âlfonse.  L'un  se 
nommait  le  cardinal  Hippolyte  d'Esté,  l'autre  simplement  GiuUo; 
il  était  bâtard  du  feu  duc  Hercule,  au  demeurant,  cardinal  et 
bâtard  :  deux  scélérats.  Un  jour  rpie  le  sombre  Hippolyte  faisait  sa 
cour,  Angela  commit  l'imprudence  de  vanter  les  beaux  yeux  du 
prince  Giulio,  ce  dont  le  saint  homme  de  cardinal  se  promit  à  l'in- 
stant de  tirer  une  vengeance  diabolique.  H  soudoie  deux  bravi, 
leur  commande  de  guetter  son  frère  au  retour  de  la  chasse  et  de 
lui  arracher  les  yeux,  ces  yeux  que  donna  Angela  trouvait  si  beaux! 
L'attentat  fut  exécuté,  son  éminence  étant  présente.  Malheureuse- 
ment les  choses  ne  marchent  pas  toujours  comme  on  voudrait  ;  le 
cardinal  Hippolyte  voulait  les  deux  yeux  de  son  frère,  il  n'en  eut 
qu'un.  Après  le  premier  arraché,  la  victime  poussa  de  tels  cris  et 
se  défendit  tellement  que  les  bandits  lâchèrent  pied.  On  recueillit 
le  mutilé,  on  le  pansa,  on  le  soigna  si  bien  qu'il  en  fut  quitte  pour 
rester  borgne.  Mais  la  blessure,  par  son  trou  béant,  clamait  ven- 
geance, et  le  duc,  ô  dérision!  prononça  deux  années  d'exil.  Le 
bâtard  attendit,  méditant,  couvant  sa  revanche,  vainement,  car  à 
son  retour  le  cardinal,  averti  qu'il  s'agissait  de  l'empoisonner,  in- 
forma du  complot  le  duc  Alfonse,  qui,  se  croyant  menacé  dans  sa 
personne  et  sa  dynastie,  ne  prit  plus  conseil  que  de  sa  frayeur,  et, 
tandis  que  l'échafaud  se  dressait  et  que  les  prisons  s'emplissaient 
de  suspects,  le  royal  bâtard  pourchassé  fut  encore  trop  heureux  de 
pouvoir  à  son  tour  gagner  Mantoue,  Sur  ces  entrefaites,  Alexan- 
dre "VI  vint  à  mourir. 


VU. 


On  raconte  que  César,  voulant  s'emparer  des  biens  de  quelques 
riches  cardinaux,  organisa  dans  les  jardins  du  pape,  à  Belvédère,  un 
de  ces  petits  soupers  fins  à  la  mode  des  Borgia.  11  va  de  soi  que  les 
vins  destinés  aux  convives  étaient  scrupuleusement  médicamentés 
selon  la  formule:  mais  le  sommelier  se  trompa  de  flacon,  et  ce  furent 
le  saint-père  et  son  loyal  fils  qui  sablèrent  le  poison  en  guise  de  vin 
d'Espagne  et  de  Sicile.  Le  pape  succomba  ;  César,  jeune  et  vigou- 
reux, se  tira  d'affaire. 

Plusieurs  contestent'cette  histoire,  qu'ils  traitent  de  légende,  et 
veulent  que  le  pape  soit  mort  d'une  fièvre  quarte.  Entre  deux  té- 
moignages également  incertains,  mieux  vaut  toujours  choisir  celui 
qui  nous  exphque  les  faits  reconnus  vrais.  Or  la  vérité,  c'est  que 


276  REVTE   DES    DEUX   MONDES. 

père  et  fils  tombèrent  malades  le  même  jour,  à  la  même  heure,  et 
que  leur  état  présentait  tous  les  symptômes  d'une  intoxication  fou- 
droyante. 0  Providence!  ils  se  sont  empoisonnés  croyant  empoi- 
sonner leurs  hôtes,  et  tandis  que  l'un  râle,  agonise,  l'autre  expire, 
et  son  corps  aussitôt  tuméfié,  putréfié,  méconnaissable,  devient  une 
chose  tellement  horrible  que  nul  domestique  n'ose  en  approcher  et 
qu'il  faut  requérir  au  coin  du  prochain  carrefour  un  homme  de 
peine  qui  rapidement,  en  trois  bonds,  fait  passer  l'affreuse  dépouille 
du  lit  pontifical  à  la  voirie. 

Qu'était-ce  donc  finalement  que  ce  poison  des  Borgia,  toujours 
entrevu  à  travers  les  mirages  du  fantastique,  et  de  quelles  drogues 
pharmaceutiques  ce  philtre  de  malheur  se  composait-il?  Un  soir,  il 
y  a  de  cela  bien  des  années ,  j'étais  au  Théâtre-Italien  écoutant 
l'opéra  de  Donizeiti.  Le  second  acte  suivait  son  cours,  et,  par  son 
chaleureux  entrain  dramatique  non  moins  que  par  la  perfection 
d'une  exécution  inoubliable,  soulevait  à  chaque  instant  l'enthou- 
siasme de  la  salle.  Le  grand  trio  venait  de  finir;  Gennaro  et  Lucrèce, 
—  disons  Mario  et  la  Grisi,  —  allaient  commencer  leur  duo,  quand 
mon  voisin  de  stalle,  un  vieil  habitué  de  la  maison,  secouant  une 
somnolence  que  son  âge  et  la  désuétude  rendaient  peu  surprenante, 
me  souffla  ces  m.ots  à  l'oreille  :  —  Vous  savez  que  je  possède  par 
héritage  la  propriété  du  poison  des  Borgia.  Dans  ma  famille,  on  se 
le  lègue  de  père  en  fils;  j'en  ai  la  recette  dans  mes  papiers,  et  je 
vous  la  communiquerai  pourvu  que  vous  me  promettiez  d'être  dis- 
cret. 

Ne  rions  pas;  cet  heureux  possesseur  de  la  cantarella  (1)  n'était 
point  un  Jean-Marie  Farina  d'espèce  ordinaire;  il  avait  son  brevet, 
mais  un  brevet  de  duc,  et  s'appelait  Riario-Sforza,  un  très  galant 
homme  de  petit  vieillard,  sachant  par  cœur  Dante,  Pétrarque  et 
Rossini,  ne  dédaignant  pas  les  coulisses  de  l'Opéra  et  terminant 
volontiers  au  foyer  de  la  danse  une  soirée  commencée  chez  le  nonce. 
J'avais  alors  vingt  ans,  et  connaître  la  recette  d'un  poison  histo- 
rique était  bien  le  moindre  de  mes  soucis.  Que  de  fois  n'ai-je  pas 
regretté  depuis  cette  négligence;  penser  qu'on  pourrait  tenir  un 
secret  digne  d'intéresser  la  science,  et  se  voir  réduit  aux  conjec- 
tures, errer,  tâtonner  d'après  la  glose  quand  la  vérité  s'offrait  à 
vous  comme  la  fleur  bleue  du  conte  de  Novalis,  et  qu'il  vous  en  eût 
si  peu  coûté  pour  la  cueillir  ! 

«  Au  XVI*  siècle,  écrit  M.  Ch.  Flandin,  on  connaissait  l'oxyde 
d'arsenic  ou  acide  arsénieux,  et,  de  plus  même,  on  savait  préparer 

(1)  C'est  le  nom  de  la  mixture  talismanique.  Pourquoi  ce  mot,  qui  se  traduit  en 
français  par  celui  de  chanterelle,  et  semblerait,  quand  on  y  pense,  être  la  racine  d'une 
expression  cynique,  mais  pittoresque,  fort  usitée  en  langage  de  police  correctionnelle? 


LES    BORGIA.  277 

les  composés  d'arsenic  les  plus  solubles.  Le  poison  lent  des  Borgia 
était  donc  l'acide  arsénieux  peu  soluble;  le  poison  le  plus  violent 
était  une  de  ces  préparations  solubles  d'arsenic  dont  les  effets  sont 
si  rapides  qu'on  pourrait  presque  dire  qu'ils  sont  instantanés  (1).  » 
J'ai  lieu  de  supposer  que  la  fameuse  poudre  blanche  ayant  goût  de 
sucre,  et  qui,  solide  ou  dissoute,  agissait  infailliblement,  devait 
être  une  composition  pins  complexe.  Il  y  avait  l'acide  arsénieux  et 
puis  encore  quelque  chose,  un  nescio  quid,  employé  scrundum  artem 
dans  les  officines  de  l'antiquité  romaine  et  du  moyen  âge  italien,  et 
que  nous  ignorons,  nous  autres  modernes,  car  ce  n'est  pas  pai'ce 
que  nous  savons  moins  que  les  anciens,  c'est  au  contraire  parce  que 
nous  savons  beaucoup  plus,  que  l'art  des  empoisonnemens  secrets 
a  si  notablement  décliné.  Tacite  nous  dit  que  Locuste  mettait  du 
génie  à  composer  ses  philtres;  elle  pratiquait  surtout  l'art  des  mé- 
langes, un  art  que  nous  avons  perdu  ou  plutôt  que  nous  avons 
voulu  laisser  se  perdre.  Elle  associait  les  matières  toxiques,  usait 
avec  un  prodigieux  instinct  des  substances  tirées  du  règne  végétal, 
ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de  recourir  dans  l'occasion  aux  poisons 
minéraux.  Le  poison  donné  à  Claude  et  le  premier  que  prend  Bri- 
tannicus  sont  peut-être  des  composés  minéraux,  les  effets  qu'ils 
produisent  sur  les  intestins  semblent  se  rapporter  à  cette  classe 
d'agens  toxiques;  mais  le  poison  qui  frappe  comme  le  glaive,  celui 
qui  provoque  des  convulsions  soudaines  et  simulant  l'épilepsie, 
c'est  indubitablement  un  poison  végétal.  La  terrible  arqua  tofana^ 
si  renommée  au  xvn*  siècle,  ne  serait  elle-même  qu'une  contre- 
façon du  poison  des  Borgia.  C'est  du  moins  ce  que  nous  racontait  ce 
soir-là,  dans  un  entr'acte,  le  duc  de  Riario-Sforza,  et  je  n'oublierai 
jamais  l'expression  hoffmanesque  de  ce  petit  vieillard  revendiquant 
d'un  ton  paterne  et  doucereux  les  droits  de  sa  famille  sur  une 
propriété  de  pareille  espèce.  Ce  simple  mot  d'acqua  tofana,  qu'il 
prononçait  du  nez  en  le  ponctuant  d'une  exclamation,  vous  émer- 
veillait, et  l'eau  vous  en  venait  à  la  bouche  rien  qu'à  l'entendre  cé- 
lébrer l'appétissante  limpidité  du  breuvage.  Il  suffisait  de  quatre  ou 
six  gouttes  pour  tuer  un  homme,  caractère  également  propre  au 
poison  des  Borgia,  qui  savaient  graduer  les  doses  au  point  de  pou- 
voir annoncer  l'époque  fixe  du  dénoûment,  car  ces  mélanges,  dans 
la  composition  desquels  entraient  aussi  la  cantharide  et  le  seigle 
ergoté,  produisaient  des  maladies  déterminées  dont  les  jours   sont 
en  quelque  sorte  comptés. 

Alexandre  VI  succombait  aux  armes  mêmes  qu'il  avait  tant  ma- 
niées pour  ses  crimes;  le  poison  se  retournait  contre  l'empoison- 

(1)  Ch.  Flandin,  Traité  des  Poisons,  t.  I",  p.  73. 


278  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

neur.  Mort  tragique,  pleine  de  visions  infernales  !  La  légende  parle  de 
sept  diables  rassemblés  dans  sa  chambre  au  moment  fatal  et  venant 
s'assurer  du  règlement  d'un  certain  certain  pacte  contracté  avec 
Satan  lors  du  dernier  conclave,  et  moyennant  quoi  le  Borgia,  pour 
douze  belles  années  de  pontificat,  vendait  son  âme.  Légende,  que 
nous  veux-tu?  Alexandre  n'a  rien  d'un  Faust;  il  n'en  connaît  ni  les 
troubles  d'esprit,  ni  les  doutes,  ni  les  révoltes  de  Titan.  Ce  pape 
matérialiste,  athée,  abominable,  vous  le  disséqueriez  au  scalpel  de 
la  psychologie  la  plus  sévère  que  vous  ne  trouveriez  pas  au  fond  de 
sa  conscience  un  grain  de  scepticisme  philosophique.  Sans  s'épar- 
gner un  adultère,  un  inceste,  sans  commettre  un  meurtre,  un  sa- 
crilège de  moins,  cet  homme  croit  naïvement  qu'il  croit  en  Dieu, 
que  ses  péchés  lui  seront  remis  et  qu'il  trônera  dans  le  paradis  des 
anges,  la  tiare  au  front,  la  chape  d'or  et  de  lumière  sur  le  dos,.glo- 
rieux,  radieux,  et  contemplant  dans  l'azur  infini  la  divine  mère  du 
Christ,  présente  sous  les  traits  de  Julie  Farnèse.  Le  vrai  tyran  doit 
toujours,  en  fait  de  croyance,  savoir  se  maintenir  au  niveau  de  la 
populace,  car  le  despotisme  ne  s'appuie  que  sur  la  superstition  et 
la  grossièreté  des  mœurs,  et  c'est  en  adorant  des  idoles  qu'il  affer- 
mit sur  le  trône  cette  sorte  d'idolâtrie  dont  il  est  l'objet.  Ces  idées 
du  monde  invisible  ne  possèdent,  n'épouvantent  que  les  cerveaux 
qui  pensent  :  ces  terreurs -là  sont  pour  Pascal;  les  Alexandre  VI 
n'en  ont  cure. 

Parmi  les  hallucinations  de  la  suprême  heure  entrevit-il  seule- 
ment, ce  moribond,  les  noces  d'or  de  sa  maîtresse  avec  son  succes- 
seur? A  peine  a-t-il  vidé  le  Vatican  que  Julie  Farnèse  y  rentre  au 
bras  de  Jules  IL  Quelle  prêtresse  du  vice  et  de  la  corruption,  cette 
femme!  Les  anciens  l'eussent  divinisée,  et  je  ne  sais  à  lui  comparer 
que  Diane  de  Poitiers.  Mais  Diane,  dont  l'étreinte  embrasse  deux 
règnes,  n'a  pour  amans  que  de  simples  rois,  Julie  Farnèse  a  deux 
papes.  Diane  n'a  que  Fontainebleau  et  Jean  Goujon,  Julie  a  le 
Vatican  et  Michel -Ange!  Comme  elle  avait  piétiné  la  tiare  du 
Borgia,  elle  mit  également  le  Rovere  sous  sa  pantoufle,  ce  Jules  II, 
l'implacable  ennemi  d'Alexandre  VI  et  de  César,  dont  il  causa  la 
ruine.  Triomphe  romanesque  de  l'impudicité,  la  concubine  d'A- 
lexandre VI,  hier  vihpendée  et  flagellée  par  toute  l'Iialie,  se  re- 
trouve du  jour  au  lendemain  en  plein  crédit,  en  pleine  gloire, 
et  la  voilà  très  haute,  très  puissante  dame  gouvernant  le  monde 
et  l'église,  et  mariant  au  neveu  de  Jules  II  la  fille  qu'elle  a  eue 
d'Alexandre  VI! 

On  peut  voir  dans  l'arène  de  Padoue  une  fresque  de  Giotto,  re- 
présentant un  évêque  nu  de  corps  et  qui,  la  mître  en  tête,  couvre 
de  sa  bénédiction  pontificale  un  prêtre  à  genoux  qui  lui  tend  un 


LES   BORGIA.  279 

sac  d'argent.  La  figure  d'Alexandre  VI  évoque  forcément  devant  vos 
yeux  ce  personnage  de  l'enfer  dantesque  : 

O  Simon  raago,  o  miscri  seguari 
Chc  le  coso  di  Dio,  chc  di  bontate 
Denno  esstre  spose,  voi  rapaci 
Per  oro  e  pcr  argento  adulterate  (1)  ! 

Sa  vie  est  une  perpétuelle  parodie  de  l'Évangile.  «  Tu  ne  tueras  pas, 
tu  ne  commettras  point  l'adultère,  tu  ne  porteras  pas  de  faux  témoi- 
gnage, etc.,  »  pas  un  précepte  qui  ne  soit  à  chaque  instant  retourné 
conime  on  retourne  un  vêtement  pour  une  mascarade.  Je  viens  de 
citer  l'évêque  de  Giotto,  c'est  l'antechrist  de  Luca  Signorelli  qu'il 
fallait  dire.  L'antechrist  apparaissant  aux  hommes  sous  forme  de  la 
caricature  du  Christ,  idée  de  génie  bien  digne  d'un  précurseur  de 
Michel-Ânge,  et  que  le  peintre  de  Gortone  a  transcrite  sur  les  murs 
du  dôme  d'Orvieto  !  —  Au  milieu  d'une  nombreuse  assemblée  se 
tient  le  Christ,  —  type  et  costume  traditionnels,  à  ce  point  que 
votre  illusion  est  d'abord  complète;  —  regardez  de  plus  près,  l'effroi 
vous  gagne.  Ces  yeux  ont  la  fascination  du  basilic,  cette  bouche  tire 
de  l'enfer  son  expression.  Vous  avez  devant  vous  l'antechrist.  Der- 
rière le  faux  messie,  Satan  se  dresse  et  familièrement  lui  parle  à 
l'oreille.  L'antechrist,  la  main  posée  sur  sa  poitrine  avec  un  geste 
d'hypocrite  mansuétude,  semble  dire  :  «  Venez  à  moi,  qui  suis  le 
sauveur.  »  xV  ses  pieds,  les  trésors  s'amoncellent,  une  foule  im- 
mense l'environne,  —  riches  marchands,  grands  seigneurs  et  peuple, 
—  tous  l'honorent ,  l'adorent.  Un  jeune  moine,  dont  le  visage  in- 
dique une  foi  profonde  en  même  temps  qu'une  parfaite  stupidité, 
marmotte  son  oremus;  ses  mains  jointes  et  ses  yeux  pleins  de  con- 
fiance et  de  vénération  se  tournent  béatement  vers  l'idole.  Cependant 
apôtres  et  suborneurs  vont  et  viennent;  une  jeune  nonne  compte 
dans  sa  main  l'argent  qu'elle  a  reçu,  un  beau  jeune  homn.e  tend  la 
sienne.  A  côté,  le  meurtre  et  la  violence  :  un  moine,  pour  avoir  re- 
fusé de  vénérer  l'infâme,  gît  par  terre,  la  tête  fendue  en  deux. 

Je  ne  pense  pas  qu'on  puisse  mettre  le  doigt  sur  une  plus  sai- 
sissante allégorie  de  la  vie  d'Alexandre  VL  Et  pour  que  rien  ne 
manque  à  cette  apocalypse,  où  l' Ancien-Testament,  la  satire  de  Juvé- 
nal  et  l'épopée  dantesque  se  confondent,  la  figure  qui  juste  sur  le 
mur  d'en  face  fait  vis-à-vis  à  l'antechrist  est  le  Christ  de  Fiesole,  le 
vrai,  celui  dont  le  souffle  disperse  les  sortilèges  du  démon  et  juge 
en  dernier  ressort  les  mauvais  papes  ! 

(1)  Infern.,  XIX. 


280  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


VIII. 


Le  règne  d'Alexandre  YI  restera  l'affliction  de  l'église.  A  lui  re- 
vient le  discrédit  où  tomba  depuis  la  papauté.  Non  pas  qu'il  soit  le 
seul  ou  même  le  premier  coupable.  Avant  ce  Borgia ,  le  népotisme 
florissait  sans  doute  et  se  pratiquait  au  Vatican  sur  la  plus  grande 
échelle.  Sixte  IV  ne  s'en  gênait  pas,  et,  pour  la  simonie,  la  démo- 
ralisation et  le  brigandage,  la  période  d'Innocent  VIII  marque  une 
date.  N'est-ce  pas  son  vice-camerlingue  qui,  parodiant  Ézécliiel, 
s'écriait  :  «  Dieu  ne  veut  point  la  mort  du  pécheur;  il  veut  qu'il 
paie  et  qu'il  vive?  »  Mais  c'est  l'œuvre  d'Alexandre  VI  d'avoir  fait 
de  l'église  un  règne  absolument  temporel ,  et  d'avoir  transmis  à 
ses  successeurs  des  tendances  systématiques  qui  devaient  tôt  ou 
tard  amener  la  crise.  Encore  s'il  eût  apporté  quelque  idée  politique, 
le  moindre  sentiment  de  réforme  à  l'établissement  de  cette  dynas- 
tie de  papes-rois;  mais  non,  l'église  disparaît  sous  lui  sans  que 
l'état  se  fonde.  C'est  que  le  grand-pontife  n'était,  en  dernière  ana- 
lyse, qu'un  homme  de  plaisir  et  de  sens,  un  voluptueux  frénétique 
n'aimant  que  la  richesse  et  le  pouvoir  :  adroit,  roué,  rusé,  inven- 
tif, magnifique  avec  des  intermiltences  de  parcimonie;  une  ma- 
nière de  Louis  XV  assis  sur  le  trône  de  saint  Pierre  et  façonné  aux 
mœurs  barbares  du  xV  siècle.  La  souveraineté  qu'il  exerce  n'est 
pas  héréditaire,  il  lui  faudra  donc,  de  son  vivant,  assurer  un  sort 
princier  k  chacun  de  ses  bâtards,  j'allais  dire  de  ses  légitimés, 
pour  parler  le  langage  du  grand-roi;  mais  ces  sortes  de  compro- 
mis hypocrites  entre  la  débauche  et  l'honnêteté  ne  sont  le  fait 
que  des  pieux  monarques  temporels ,  les  papes  n'ont  que  des  bâ- 
tards. _Entretenir  des  maîtresses,  pourvoir  à  la  situation  d'une  lignée 
de  garçons  et  de  filles,  chose  coûteuse,  très  coûteuse!  Qu'à  cela 
ne  tienne,  on  vendra  les  bénéfices,  on  trafiquera  des  indulgences, 
et  comme  dans  une  basse-cour  on  tâle  les  chapons  pour  ne  tuer 
que  les  plus  gras,  on  supputera  la  fortune  des  cardinaux  pour 
n'empoisonner  que  les  plus  riches,  dont  on  héritera.  Impossible 
d'imaginer  un  meilleur  père  :  ni  le  vol,  ni  l'assassinat  ne  l'effarou- 
chent quand  il  s'agit  du  bonheur  de  ses  enfans.  Il  aime  sa  Lu- 
crèce d'un  cœur  idolâtre,  ne  trouve  jamais  qu'elle  soit  une  assez 
haute,  une  assez  puissante  princesse,  et,  dans  l'occasion,  il  la  fera 
veuve  pour  la  mieux  marier.  Et  César,  son  bien-aimé  fils,  ce  César 
devant  lequel  il  tremble,  est-il  rien  qu'il  soit  capable  de  lui  refu- 
ser, fût-ce  l'absolution  d'un  fratricide?  A  ce  compte,  Alexandre  VI 
réaliserait  le  type  du  père  de  famille  par  excellence.  Les  événe- 
mens  au  milieu  desquels  il  vit,  —  calme,  reposé,  bien  portant,  jo- 


LES   BOr.GIA.  2S1 

vial,  — ces  événemens  seuls  sont  tragiques,  lui  ne  respire  que 
sensualisme,  hilarité  paterne.  C'est,  dans  la  plénitude  de  son  em- 
bonpoint (leuri,  dans  la  riche  et  luxuriante  abondance  de  sa  progé- 
niture, l'immortel  don  Magnifico  de  l'opéra  italien,  si  splendide- 
ment représenté  jadis  par  le  grand  Lablache!  Nulle  trace  de  vues 
politiques,  et,  —  curiosité  bien  autrement  remarquable  au  sein  de 
cette  Iialie  de  la  renaissance,  —  aucun  sentiment  des  lettres  ni 
des  arts,  pas  l'ombre  de  ces  goûts  de  culture  intellectuelle  qui,  s'ils 
ne  réussissent  pas  à  réhabiliter  nombre  de  scélérats  de  cette  épo- 
que, les  élèvent  du  moins  fort  au-dessus  de  cette  race  d'Espagnols 
romanisés  adonnée  aux  seules  jouissances  physiques,  et  dout  les 
fêtes  jamais  ne  connurent  que  les  délices  de  l'ivresse  et  du  jeu.  Le 
concert  de  malédictions  qui,  des  quatre  coins  de  l'Italie,  éclata 
aussitôt  contre  la  mémoire  d'Alexandre  VI  préludait,  dès  cette  pre- 
mièj  e  heure,  au  jugement  de  la  postérité. 

«  Rome  entière,  —  écrit  Guicciardin,  âgé  de  vingt  et  un  ans  à 
cette  époque  et  mieux  que  personne  posté  pour  nous  transmettre 
les  impressions  de  ses  contemporains,  —  Rome  entière,  saisie  de 
joie  indescriptible,  accourut  à  Saint-Pierre  contempler  ce  défunt, 
ce  démon  d'ambition  insatiable  et  de  pestilentielle  perfidie,  dont 
la  cruauté  féroce,  la  monstrueuse  luxure,  la  rapacité,  l'audace 
effrontée  dans  l'administration  du  temporel  et  du  spirituel,  avaient 
empoisonné  le  monde.  Et  pourtant,  cet  homme,  de  sa  jeunesse  au 
terme  de  son  existence,  un  bonheur  constant,  inouï,  l'avait  poussé, 
et,  si  grandes  que  fussent  les  choses  auxquelles  il  visait,  celles 
qu'il  atteignit  furent  plus  grandes  encore.  Exemple  solennel  fait 
pour  confondre  l'erreur  de  ceux  qui  font  dépendre  de  notre  mé- 
rite ou  de  nos  fautes  le  bien  et  le  mal  qui  nous  arrivent  en  ce 
monde,  au  lieu  d'en  rapporter  la  cause  à  la  sagesse  et  à  la  justice 
de  Dieu,  dont  l'omniscience  plane  au-delà  du  cercle  étroit  où  nous 
nous  agitons,  et  se  réserve,  pour  d'autres  temps  et  d'autres  lieux, 
de  récompenser  les  vertus  et  de  punir  le  vice!  »  A  cet  anaihème  de 
l'histoire,  la  poésie  bientôt  mêle  sa  voix.  Et  cette  satire  sanglante, 
qui  l'écrira?  Le  courtisan  des  heureux  jours  du  règne,  l'homme  aux 
sonnets,  aux  épithalames,  l'Arioste.  Écoutez-le  flétrir  lis  scandales 
du  sanctuaire,  cette  course  effrénée  aux  emplois,  aux  dignités  ec- 
clésiastiques. Il  est  vrai  que  nous  sommes  sous  Léon,  X  et  que  les 
Borgia  sont  parterre  :  admirable  occasion  pour  leur  tomber  dessus. 

«  Et  qu'adviendra-t-il,  s'il  monte  au  rang  suprême?  enrichir,  agran- 
dir ses  fils  et  ses  neveux  sera  son  premier  souci  paternel. 

«  Penser  au  Turc,  il  n'en  a  cure,  et  cependant  toute  l'Europe  l'aide- 
rait à  commencer  par  là  sa  haute  mission. 


282  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

«  Les  colonnes  s'écroulent,  et  les  ours  se  gorgent.  Prendre  d'abord 
Préneste,  puis  Tagliacozzo  pour  ses  chers  siens,  c'est  le  début. 

«  L'un  décapité,  l'autre  étranglé,  gisent  en  Romagne,  dans  les  Mar- 
ches; lui  triomphe,  rouge  du  sang  des  chrétiens. 

«  Il  donne  l'Italie  en  proie  à  l'EspagQol,  au  Français,  libres  d'agir  à 
leur  guise  aussi  loin  qu'il  reste  un  lopin  de  territoire  à  conquérir  pour 
sa  race  de  bâtards! 

«  Pieuvent  ensuite  les  excommunications,  et  sur  l'atroce  Mars  crève 
en  même  temps  la  nuée  des  indulgences,  car  il  faut  bien  pourvoir  à  la 
paie  des  Suisses  et  des  Allemands  I  » 

L'église  avait  reçu  un  choc ,  et  sans  être  atteinte  dans  sa  vie 
même,  qui  ne  saurait  périr,  elle  pouvait  faire  son  deuil  de  tout  un 
ordre  d'idées  mystiques  se  rattachant  à  la  papauté.  Quant  aux 
Borgia,  du  coup  s'écroulait  la  maison,  et  Lucrèce,  après  quelques 
larmes  pieuses  données  à  ce  père  cause  à  la  fois  de  son  abaissement 
moral  et  du  rang  souverain  qu'elle  occupait,  —  Lucrèce  n'eut 
qu'à  se  féliciter  d'avoir  troqué  à  temps  son  nom  de  famille  contre 
le  titre  de  duchesse  de  Ferrare.  A  Rome,  en  Italie,  les  affaires 
allaient  mal  :  l'espèce  de  royaume  que  César  s'était  bâclé  de  fraude 
et  de  rapine,  se  démembrait  à  vue  d'œil.  A  peine  à  ce  flibustier 
restait-il  encore  la  Piomagne.  Tous  les  tyrans  naguère  dé,iOssédés 
par  lui  rentraient  dans  leurs  états  en  triomphateurs.  Jean  Sforza 
revenait  de  Mantoue  à  Pérouse,  Guidobaldo  de  Venise  à  Lrbin, 
César,  tout  valétudinaire,  l'esprit  troublé,  accourt  à  Nepi  se  mettre 
sous  la  protection  des  troupes  françaises.  L'élection  de  son  ami  le 
cardinal  d'Amboise  l'aiderait  à  déjouer  le  mauvais  sort;  mais  le 
cardinal  a  renoncé,  et  c'est  Piccolomini  qui,  sous  le  nom  de  Pie  III, 
ceint  la  tiare.  Celui-là  n'a  pas  moins  de  douze  enfans,  filles  et 
garçons  :  autant  d'altesses  à  doter.  Heureusement  la  mort  le  guette 
au  seuil  du  Vatican  et  coupe  court  aux  apanages.  Pie  111  permet  à 
César  de  renti-er  à  Rome,  lui,  Vannozza,  son  frère  et  ses  neveux, 
le  loup,  la  louve  et  les  louveteaux,  —  qui  dit  Borgia,  dit  fanjille 
unie.  Mais  aussitôt  les  Orsini  se  lèvent,  menaçans,  terribles,  et 
voilà  toute  la  tribu  contrainte  à  se  réfugier  dans  le  fort  Saiitit- 
Ange.  Monté  au  trône  pontifical  le  22  septembre.  Pie  III  en  des- 
cend le  18  octobre;  place  maintenant  à  Jules  III  Ces  Rovere,  ces 
Borgia,  ces  Médicis  sont  les  dynastes  de  la  papauté  moderne.  Cha- 
cune de  ces  maisons  fournit  deux  papes  à  l'histoire,  et  vous  n'en 
trouvciez  point  dont  les  noms  soient  plus  mêlés  à  la  politique.  Les 
Roveie  haïssaient  les  Borgia;  Jules  II  saisissant  le  pouvoir,  c'en  était 
fait  de  César  et  de  sa  fortune.  A  dater  de  ce  jour,  son  ro.iian  n'est 
plus  qu'une  suite  d'aventures  misérables,  où  le  héros  n'a  d'autre  soin 


LES    BOKGIA.  285 

que  celui  de  sauver  sa  peau.  La  bête  fauve  est  lancée,  on  la  poursuit, 
on  la  traque.  Enfermé  d'abord  au  château  d'Ischia,  on  le  transfère 
ensuite  à  Séville,  puis  en  Castille  au  château  de  Médina  del  Gampo. 
A  tant  de  colères  justement  déchaînées  se  joint  l'implacable  haine 
de  la  veuve  du  duc  de  Gandie,  animant  contre  l'assassin  de  son 
époux  toutes  les  influences  dont  elle  dispose  autour  du  roi  d'Es- 
pagne. Mais  tandis  que  la  duchesse  joue  son  rôle  d'Erinnye,  Lu- 
crèce agit  en  bonne  sœur  et  reçoit  un  matin  la  nouvelle  que  ses 
eflbrts  ont  iriomp-hé.  César  s'est  échappé  de  sa  prison;  il  s'apprête 
à  rentrer  en  Italie,  se  fait  annoncer  par  ses  agens,  et  tout  de  suite 
le  front  de  Jules  II  se  rembrunit.  «  La  délivrance  de  César  rendit  le 
pape  soucieux,  écrit  l'historien  aragonais  Zurita,  car  le  duc,  ajoute- 
t-il,  était  homme  à  bouleverser  l'Italie  entière,  et  les  populations 
l'aimaient  en  même  temps  que  les  gens  de  guerre,  ce  qui  n'arrive 
pas  à  tous  les  tyrans.  »  Passionner  les  multitudes  qu'on  écrase  et 
pouvoir  dire  partout  :  «  Moi  seul,  et  c'est  assez,  »  privilège  rare  en 
effet!  Cette  force  démoniaque,  César  Borgia  l'avait.  JN'importe,  le 
moment  était  mal  choisi  pour  tenter  une  restauration  en  Romagne. 
Justement  à  cette  fin  de  l'année  1506,  Jules  II  venait  de  s'emparer 
de  Bologne,  et  le  marquis  de  Gonzague ,  sur  qui  César  avait  cru 
pouvoir  compter  encore,  commandait  les  troupes  du  pape  en  qua- 
lité de  généralissime.  Découragé  du  côté  de  l'Italie,  l'aventurier  se 
retourne  vers  le  roi  de  France  et  lui  demande  à  rentrer  à  sa  cour  et 
dans  son  service.  Mais  Louis  XH  reste  froid  à  ces  offres,  et  quand  le 
négociateur  s'avise  de  réclamer  au  nom  de  César  le  duché  de  Va- 
lence et  la  pension  que  le  susdit  seigneur  touchait  jadis  à  ce  titre 
comme  prince  de  la  maison  de  France,  —  le  négociateur  est  expulsé 
sans  autre  procédure.  L'exil,  la  prison,  la  défaite  jusque  dans  les 
antichambres,  que  devenir?  Et  cependant  ce  misérable,  ainsi  renié 
de  tous  et  d?>  partout  repoussé,  ce  chevalier  errant,  si  complète- 
ment désarçonné,  peut-être  n'eût-il  fallu  qu'un  peu  d'assistance 
pour  le  remettre  en  selle.  Engagé  sous  le  drapeau  de  Saint-Marc 
et  condottier  au  service  de  la  république  de  Venise,  César  eût  fait 
trembler  Jides  II  et  reconquis  la  Romagne,  D'autre  part,  de  quel 
prix  n'eût  pas  été  pour  Louis  XII  son  alliance  dans  la  guerre  de  la 
France  avec  le  pape  après  la  rupture  de  la  ligue  de  Cambrai?  Mais 
le  destin  a  de  ces  retours  inexorables,  et  c'est  presque  toujours 
contre  ses  plus  grands  favoris  qu'il  les  prononce.  D'un  seul  coup 
son  caprice  vous  a  tout  donné,  et  d'un  seul  coup  son  caprice  vous 
reprend  tout,  ne  vous  laissant  que  l'idée  que  vous  avez  de  vous- 
même  au  plus  profond  de  votre  conscience,  dédommagement  bien 
précaire  pour  un  César  Borgia!  La  mort  eut  pitié  de  lui,  et  ce  fut 
en  Navarre,  à  l'attaque  d'un  château  perdu  au  cœur  des  Pyrénées, 
qu'il  la  rencontra  obscurément,  11  avait  alors  trente  et  un  ans., 


28Zi  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 


IX. 


Quelques  pages  de  Machiavel,  un  portrait  de  Raphaël,  l'amitié  de 
Léonard  de  Vinci  et  surtout  l'action  prestigieuse  d'une  de  ces 
époques  qui  possèdent  comme  le  roi  Midas  le  don  de  transformer 
en  or  leurs  plus  vils  métaux,  —  ont  tellement  contribué  à  grandir 
ce  personnage  aux  yeux  de  la  postérité,  que  bien  des  gens  encore 
aujourd'hui  le  traitent  en  héros.  On  nous  le  représente  comme  un 
penseur,  un  politique,  comme  un  de  ces  génies  qui,  lorsque  Dieu 
leur  livre  l'espace  et  le  temps,  deviennent  en  France,  des  Louis  XI, 
en  Angleterre,  des  Henry  VU,  en  Espagne,  des  Ferdinand.  On  s'a- 
muse à  nous  raconter  que  c'était  un  grand  prince,  tout  iaibu  d'idées 
modernes  et  ne  rêvant  que  l'indépendance  de  l'Italie  sous  un  chef 
unique  et  séculier  :  ce  fits  de  pape,  si  on  l'eût  laissé  faire,  aurait  dé- 
truit la  papauté  et  substitué  au  règne  divisé  de  l'église  un  gouver- 
nement unitaire  et  national.  C'est  le  thème  de  Machiavel  arrangé 
selon  les  convenances  du  moment  par  les  amateurs  de  variations 
historiques.  Machiavel  hait  la  servitude  :  tirer  l'Italie  des  mains  de 
l'étranger  est  son  objectif,  et  comine  il  ne  reconnaîi  que  la  force, 
c'est  à  César  Borgia  qu'il  s'adresse  :  u  Tu  sci  il  miomaCitrOy  il  mio 
signorc.  »  Son  prince  est  un  assassin,  un  tyran  des  plus  abomi- 
nables, qu'importe;  Machiavel  n'aime  pas  les  hommes,  il  vit  pour 
son  abstraction  :  l'état,  l'Lalie;  le  reste  le  touche  assez  peu.  Ma- 
chiavel n'a  que  le  cerveau  d'un  patriote,  Dante  en  a  l'àme;  il  voit 
plus  haut  et  plus  loin,  l'humanité  lui  tient  au  cœur  plus  que  son 
propre  peuple  !  Tandis  que  le  poète  de  la  Divine  Comédie  regarde 
le  ciel,  le  poète  de  la  Mandragore  sonde  l'abîme  :  à  race  dégéné- 
rée, tyran  féroce;  s'il  en  savait  un  pire  que  César  Borgia,  il  le 
choisirait,  pourvu  qu'il  le  sentit  plus  fort.  El  cette  force,  qu'était- 
elle  en  somme?  Nous  venons  de  la  voir  s'évanouir  en  fumée. 

Est-il  supposable  qu'un  diplomate  si  fm,  si  madré,  se  soit  abusé 
de  la  sorte?  Machiavel  ne  se  contente  point  de  ne  pas  aimer  les 
hommes,  il  les  méprise  et  se  moque  d'eux.  N'avons-nous  pas  connu 
de  notre  temps  un  brillant  écrivain  qui  naïvement  vous  disait  de 
tel  peintre  illustre,  à  la  gloire  duquel  il  s'était  voué  :  u  De  vous  à 
moi,  je  ne  l'ai  jamais  admiré;  mais  il  me  fallait  un  nom  à  mettre 
en  avant  pour  ma  polémique,  et  j'ai  pris  le  sien  comme  j'en  aurais 
pris  un  autre.  »  Celui-là  ou  un  autre,  ainsi  faisait  Machiavel, 
forgeant  à  froid  ses  paradoxes.  Souvenons-nous  de  sa  lettre  à 
Guicciardin  et  du  trait  qui  la  termine,  une  vraie  merveille  de  j^usi- 
scriptum.  Après  avoir  disserté  en  homme  d'état  sur  les  malheurs 
de  l'Italie,  après  avoir  analysé  les  divers  moyens  par  lesquels  on 
pourrait  peut-être  encore  sauver  la  patrie,  il  opère  un  brusque 


LES    BORGIA.  285 

re\irement  et  conclut  par  ces  mots  :  «  Je  t'en  prie,  mon  cher  Fran- 
cesco,  fais  de  ton  mieux  pour  la  cantatrice  que  je  te  recommande; 
Barbara  se  rend  à  Modène,  et  celle-là  m'occupe  bien  autrement  que 
l'empereur!  »  Politique  d'amateur  désappointé!  Macaulay,  parlant 
des  contemporains  de  Machiavel,  s'écrie:  «  Ces  gens-là  seraient 
capables  de  rire  d'Oihello  et  de  reporter  sur  lago  toutes  leurs  sym- 
pathies. »  Kien  de  plus  vrai  et  de  plus  saisissant  que  cette  remar- 
que, surtout  quand  on  l'applique  à  l'auteur  du  Prince,  car  ce 
prince  n'est  qu'un  lago.  Du  héros,  il  n'a  que  l'apparence,  ne  con- 
naît que  la  fourberie  et  l'astuce,  et  se  sert  du  poison  et  du  poignard 
mieux  que  de  l'épée.  L'influence  que  de  pareils  êtres  peuvent  exr- 
cer  ne  prouve  qu'une  chose,  la  lâcheté  des  hommes.  Au  lieu  de  les 
mettre  en  jugement  et  de  les  envoyer  à  la  potence,  on  se  laisse 
opprimer  par  eux.  Et  dire  que  cet  exemple  ne  devait  pas  être  le 
dernier,  et  qu'on  a  pu  le  voir  se  renouveler  de  nos  jours! 

Qu'un  homme  d'action  dans  ses  erreurs  ou  dans  ses  crimes  in- 
voque la  passion  pour  circonstance  atténuante,  le  penseur  n'a  point 
même  excuse,  et  c'est  tout  simplement  sa  propre  dépravation  qu'il 
étale,  lorsque,  grave  et  de  sens  rassis,  il  vient  nous  prêcher  l'ad- 
miration d'un  César  Borgia  et  de  son  gouvernement  :  autant  vau- 
drait faire  l'éloge  de  la  peste,  de  la  famine  et  de  l'inondation.  Mé- 
chans  sophismes  contre  les  droits  du  genre  humain,  paradoxes  à 
fournir  des  armes  à  tous  les  déclassés  de  la  politique,  et  dont  la 
valeur  humoristique  ne  relèvera  jamais  l'infamie,  car  ce  qui  est 
faux  finit  par  déplaire,  et  l'homme  a  en  lui  un  principe  de  droiture 
qu'on  ne  choque  pas  impunément.  «  Ruse  et  hypocrisie  priment 
courage.  —  On  tient  ses  sermens,  on  les  rompt  selon  les  temps  et 
l'avantage  qu'on  y  trouve.  —  En  morale  absolue,  la  vertu  vaut 
peut-être  mieux  que  le  vice;  en  réalité,  elle  nuit  à  qui  la  pratique. 
—  Quand  tous  en  usent  avec  nous  sans  foi  ni  loi,  pourquoi  vouloir 
seul  agir  honnêtement?  —  Gagne  le  peuple  par  des  fêtes,  les  grands 
par  des  présens,  ne  menace  point,  tue.  » 

Yoilà  Machiavel  et  voilà  César  Borgia;  le  Prince  (1),  l'homme 
qui  tient  la  Romagne  sous  un  joug  de  fer,  passe  pour  un  grand 

(1)  Il  est  vrai  qu'autre  part,  oubliant  son  apologie  ^yiique  du  despotisme  et  se  mon- 
tant la  tète  pour  l'idéal  répuolicain,  le  même  bel  esprit  florentin  écrit  dans  son  dis- 
cours sur  Tite-Live  :  «  Si  un  seul  homme  est  capable  de  régler  un  état,  l'état  ainsi 
réglé  durera  peu  de  temps  ;  il  faut  qu'un  seul  homme  continue  à  eu  supporter  tout  le 
fardeau,  11  n'en  est  point  aiusi  quand  la  garde  en  est  confiée  au  grand  nombre  et  que 
le  grand  nombre  est  chargé  de  sa  conduite.  »  Fiez-vous  donc  ensuite  à  Napoléon,  qui 
disait  :  «  Tacite  raconte  des  romans,  Machiavel  fait  de  l'histoire!  »  Ric'hclieu,  qui  s'y 
connaissait  un  peu,  lui  aussi,  a  d'ailleurs  admirablement  défini  cette  politique  étroite 
et  tyraunique,  «  qui  n'est  praticable  que  dans  les  petites  provinces  où  tous  les  sujets 
sont  sous  là  main  de  celui  qu'ils  doivent  craindre.  » 


286  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

politique,  et  cette  fareurqu'il  a  d'étendre j?^r  [as  et  nefas  ses  ter- 
ritoires permet  aux  utopistes  beaux  esprits  de  supposer  chez  lui 
des  plans  d'unité  nationale  qu'il  n'eut  jamais  et  qui  d'ailleurs 
n'étaient  pas  de  son  temps,  car  les  Médicis,  ni  les  autres  qui  le 
remplacèrent,  n'entreprirent  de  faire  ce  que  nous  appellerions 
aujourd'hui  de  la  politique  italienne.  Chacun  pour  soi,  et  l'étranger 
pour  tous,  les  tyrans  de  cette  période  ne  connaissent  que  ce  mot 
d'orch-e.  Quand'''ce  n'est  pas  avec  le  roi  de  France  qu'ils  s'allient, 
c'est  avec  le  roi  d'Espagne  ou  l'empereur.  César  Borgia  passe  sa  vie 
à  se  vendre  à  qui  veut  l'acheter;  ce  prétendu  héros  de  l'indépen- 
dance de  son  pays  ne  guerroie  avec  profit  que  lorsque  les  soldats 
du  roi  de  France  appuient  ses  mouvemens.  11  se  sert  de  tout  le 
monde  contre  tout  le  monde  et  trahit  tout  le  monde  :  il  pille, 
égorge,  ravage  tout  sur  son  chemin,  et  sa  trop  fameuse  politique 
dont  on  rabâche  est  celle  du  cavalier  de  l'Apocalypse.  Il  est  en 
outre  à  constater  que  sur  lui,  comme  sur  toute  sa  race,  glisse  sans 
pénétrer  le  grand  souffle  de  la  renaissance.  L'esprit  du  temps  ne 
les  charme  pas;  ce  sont  des  Espagnols,  des  parvenus.  Ils  n'aiment 
ni  la  poésie  ni  la  peinture,  ni  la  statuaire.  Tandis  que  dans  l'Om- 
brie  les  Montefeltre,  à  Mantoue  les  Gonzague,  fondent  à  grands 
frais  des  musées,  des  bibliothèques  et  des  collections,  ils  vivent 
étrangers  au  mouvement.  Lucrèce  elle-même,  s'unissant  à  cette 
maison  d'Esté  où  les  muses  sont  à  demeure,  conserve  son  efface- 
ment, son  iudilTérence  en  matière  de  plaisirs  intellectuels,  et  la 
parfaite  médiocrité  de  sa  nature  ne  vous  frappe  que  davantage  au 
milieu  de  sa  nouvelle  famille  italienne  et  des  aimables  et  savantes 
princesses  qui  la  décorent.  Que  d'autres  s'amusent  aux  comédies 
de  Piaule,  dont  son  beau-père  Hercule  d'Esté  se  plaît  à  diriger  la 
mise  en  scène  ;  c'est  assez  pour  elle  de  s'emmitoufler  dans  une 
existence  mondaine,  galante  et  pieuse,  se  laissant  benoîtement 
vieillir  parmi  les  intrigues  de  palais  et  les  petites  pratiques  de  dé- 
votion :  doux  repos  après  la  tempête,  calme  plat  que  traversent  ici  et 
là  quelques  coups  de  poignard  qui  lui  rappellent  son  passé  romain, 
l'orageux  Vatican  paternel.  Ne  cherchez  en  elle  aucune  des  illustres 
dames  de  la  renaissance  ;  elle  est  la  fille  de  son  père  et  la  sœur  de 
son  frère,  rien  de  plus,  rien  de  moins.  Supprimez  ce  titre,  elle 
cesse  d'appartenir  à  l'histoire;  l'histoire,  pour  de  pareilles  gens, 
quel  grand  mot!  Non,  décidément,  père,  frère  et  fille,  les  causes 
célèbres,  le  mélodrame  et  l'opéra  leur  valaient  mieux  :  Lucrèce  de- 
vient commune  en  devenant  moins  scélérate. 

Henri  Blaze  de  Bury. 


SAMUEL  BROHL 

ET    COMPAGNIE 


QUATRIEME    PARTIE  (1). 


VIL 

En  montant  dans  son  coupé  pour  retourner  à  Cormeilles,  M"*  Mo- 
riaz  était  en  proie  à  une  agitation  qui  ne  se  calma  pas  durant  le 
trajet.  Elle  était  émue  d'un  sentiment  tendre,  passionné,  pour  un 
homme  qui  s'était  évanoui  en  lui  faisant  ses  adieux,  émue  de  co- 
lère contre  les  préjugés  ineptes  et  les  petites  finesses  des  gens  du 
monde,  émue  de  joie  d'avoir  déjoué  une  conspiration  ourdie  contre 
son  bonheur,  émue  d'orgueil  aussi  parce  qu'elle  avait  vu  clair, 
parce  qu'elle  ne  s'était  pas  trompée  dans  son  choix,  et  que  l'hom^me 
qu'elle  aimait  était  digne  d'être  aimé.  Pendant  quelques  jours,  elle 
avait  éprouvé  des  anxiétés,  des  angoisses  d'esprit,  dont  elle  avait 
cruellement  souffert;  elle  s'était  dit  à  plusieurs  reprises  :  —  Peut- 
être  ont-ils  rais-on.  —  Un  cœur  de  femme  se  croit  à  la  merci  d'une 
erreur,  et  c'est  un  supplice  pour  lui  de  douter  de  lui-même  et  de  sa 
clairvoyance.  Quand  on  lui  démontre  que  son  dieu  est  une  idole, 
qu'il  doit  mépriser  ce  qu'il  adorait,  il  se  sent  mourir,  et  il  s'imagine 
qu'un  ressort  vient  de  se  briser  dans  la  vaste  machine  de  l'univers, 
que  le  ciel  et  la  terre  vont  crouler,  et  cependant  une  erreur  de 
femme  n'a  pas  des  conséquences  si  graves.  Le  soleil  continue  de 
luire,  la  terre  ne  cesse  pas  de  tourner.  La  machine  de  l'univers  se- 
rait sujette  à  trop  d'accidens,  si  elle  se  détraquait  toutes  les  fois 
qu'une  femme  s'abuse. 

(J)  Voyez  la  Revue  des  l^""  et  15  février  et  du  l^'^  mars. 


288  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  C'est  moi  qui  avais  raison,  ils  n'ont  pas  su  le  comprendre, 
pensait  W^^  Moriaz  en  traversant  la  Seine, —  et  elle  contemplait  d'un 
œil  réjoui  le  ciel  d'un  bleu  doux,  les  eaux  tranquilles,  les  rives  ver- 
doyantes du  fleuve,  une  longue  rangée  de  peupliers  qui  semblaient 
prendre  plaisir  à  le  regarder  couler.  Il  lui  parut  que  tout  allait  bien, 
que  l'ordre  régnait  partout,  que  le  grand  mécanicien  était  à  son 
poste,  que  le  monde  était  en  de  bonnes  mains,  que  les  voyageurs 
n'avaient  aucun  déraillement  à  craindre. 

Lorsqu'elle  arriva  à  Cormeilles,  M.  Moriaz  était  enfermé  dans  son 
laboratoire,  qu'il  avait  été  ravi  de  retrouver  à  sa  place  et  en  bon 
état.  Une  barrette  de  velours  sur  la  tête  ou  sur  l'oreille,  les  man- 
ches retroussées,  un  tablier  de  toile  écrue  noué  autour  de  son  cou 
et  de  sa  ceinture,  un  plumeau  à  la  main,  il  examinait  en  détail  son 
cher  petit  mobilier,  ses  fourneaux,  ses  matras  au  long  col  et  au 
gros  ventre,  la  panse  et  la  voûte  de  ses  cornues,  la  cucurbite,  le 
chapiteau  et  le  serpentin  de  ses  alambics.  Ballons,  tubes,  allonges, 
cuves  pneumatiques,  cloches,  mortiers,  creusets,  capsules,  lampes, 
chalumeaux  et  pipettes,  il  passait  tout  en  revue  pour  s'assurer 
qu'en  son  absence  rien  n'avait  éprouvé  aucun  dommage.  Il  épous- 
setait  avec  soin  ses  bocaux,  en  vérifiait  les  étiquettes,  constatait 
que  ses  récipiens  à  tubulures  n'étaient  pas  fêlés,  que  l'orifice  de 
ses  éprouvettes  n'était  pas  bouché.  Il  était  heureux  comme  un  roi 
qui  fait  défiler  ses  troupes  devant  lui  et  se  convainc  qu'elles  ont 
bon  air,  que,  lorsqu'elles  verront  le  feu,  elles  feront  honneur  à  leur 
maître. 

Si  agréable  que  fût  l'occupation  à  laquelle  il  se  livrait  depuis 
deux  heures,  M.  Moriaz  n'avait  pas  oublié  l'existence  de  sa  fille  et 
de  M.  Larinski.  Il  savait  qu'Antoinette  s'était  rendue  à  Maisons- 
Laffitte  pour  y  avoir  une  explication  avec  M'"'  de  Lorcy,  et  cette 
pensée  jetait  une  ombre  sur  sa  félicité.  Il  espérait  cependant  que 
cette  entrevue  aurait  tourné  à  ses  souhaits,  que  l'astre  polonais  qui 
lui  causait  des  inquiétudes  allait  disparaître  à  jamais  de  son  horizon. 

Quelqu'un  frappa  à  la  porte  de  son  laboratoire,  il  cria  :  —  Entrez! 
—  et,  en  se  retournant,  il  aperçut  Antoinette  debout  sur  le  seuil.  Il 
la  regarda  fixement.  Elle  avait  l'œil  si  animé,  le  visage  si  épanoui, 
si  lumineux,  que  les  bras  lui  en  tombèrent  et  qu'il  laissa  échapper 
une  fiole  qu'il  tenait  à  la  main. 

—  Mauvaise  fille  qui  vient  faire  du  dégât  chez  son  père  !  lui  cria- 
t-elle  gaîment. 

—  Le  mal  n'est  pas  grand,  répondit-il,  —  et  il  se  mit  en  devoir 
d'épousseter  les  débris  de  la  fiole.  C'était  une  manière  de  gagner 
du  temps.  Il  s'y  prenait  avec  tant  de  gaucherie  qu'elle  lui  ôta  l'é- 
poussette  des  mains  :  —  Voilà  comme  on  balaie,  lui  dit-elle. 

Il  la  regardait  faire  en  se  disant  :  —  C'est  tout  le  rebours  de  la 


SAMUEL    BROHL    ET    COMPAGiME.  289 

scène  de  Churwalden.  J'ai  la  figure  longue,  et  elle  ne  réussit  pas 
à  dissimuler  sa  joie.  Juste  retour  des  choses  d'ici-bas  ! 

Dès  qu'elle  en  eut  fini  avec  son  balai,  elle  promena  ses  yeux  de 
tous  côtés  et  s'écria  :  —  Vous  voilà  de  retour  dans  votre  paradis, 
dans  ce  lieu  enchanteur  où  vous  goûtez  d'ineffables  délices. 

—  Eh!  oui,  j'y  suis  heureux,  assez  heureux,  répondit-il  avec  mo- 
destie. 

—  Faites  le  dégoûté!  11  est  tout  à  fait  charmant,  votre  laboratoire. 

—  Oui,  il  est  convenable.  Cependant  je  faisais  tantôt  la  réflexion 
qu'il  y  manque  quelque  chose.  Sais-tu  quel  est  mon  rêve?  Je  vou- 
drais avoir  là,  dans  ce  coin,  une  chapelle  transparente.  Tu  ignores 
peut-être  ce  qu'on  entend  par  une  chapelle?  C'est  une  cage  au- 
dessus  d'un  fourneau,  surmontée  d'une  hotte.  Tu  vas  me  demander 
ce  que  c'est  qu'une  hotte;  je  te  répondrai  que  c'est  la  partie  évasée 
d'une  cheminée,  qui  facilite  le  dégagement  des  principes  volatils  et 
des  vapeurs  nuisibles.  Tiens,  voici  une  chapelle.  Bien  qu'elle  ait 
été  adaptée  à  un  trumeau  placé  entre  deux  fenêtres,  elle  ne  laisse 
pas  d'être  un  peu  sombre.  Eh  bien!  les  chimistes  allemands  ont 
presque  tous  dans  leur  laboratoire  des  chapelles  dont  le  mur  a  été 
percé  et  remplacé  par  un  vitrage.  C'est  cela  qui  donne  du  jour! 

—  Qui  donc  vous  reprochait  de  manquer  d'imagination?  s'écria- 
t-elle.  Vous  êtes  un  homme  très  romanesque,  et  votre  roman,  c'est 
une  chapelle  transparente.  Voilà  pourquoi  vous  avez  tant  d'indul- 
gence pour  les  romans  des  autres. 

Elle  donna  un  coup  de  plumeau  sur  un  fauteuil,  s'y  installa,  et 
plaçant  une  chaise  en  face  d'elle  :  —  Venez  vous  asseoir  ici,  tout 
près  de  moi,  sur  cette  escabelle;  je  mettrai  un  carreau  dessus  pour 
qu'elle  soit  plus  tendre.  Venez  donc,  j'ai  à  vous  parler. 

Il  s'approcha,  l'oreille  basse.  —  Faut-il  que  j'ôte  mon  tablier?  lui 
demanda-t-il. 

—  Pourquoi  cela? 

—  Je  prévois  que  notre  conversation  va  rouler  sur  des  matières 
du  plus  haut  romantisme.  Je  voudrais  être  en  tenue. 

—  Laissez  donc,  votre  tablier  vous  va  très  bien.  Tout  ce  que  je 
désire  et  exige,  c'est  que  vous  me  prêtiez  une  religieuse  attention. 

Elle  lui  rapporta  point  par  point  ce  qui  s'était  passé  chez 
M"'*  de  Lorcy.  Elle  commença  son  récit  d'un  ton  tranquille;  elle 
s'anima,  s'échauffa  par  degrés,  ses  yeux  s'illuminèrent.  11  l'écoutait 
avec  chagrin,  il  la  regardait  avec  un  orgueilleux  plaisir,  et  se  di- 
sait :  —  Mon  Dieu ,  qu'elle  est  jolie  et  que  ce  Polonais  est  un  heu- 
reux scélérat! 

Quand  elle  eut  achevé,  elle  attendit  quelques  instans  qu'il  lui  fît 
part  de  ses  réflexions.  Comme  il  gardait  un  morne  silence,  elle 

TOMB  XI.  —  1877.  19 


290  REVOE   DES   DEUX   MONDES. 

s'impatienta  :  —  Parlez,  je  veux  savoir  le  fond  de  votre  pensée,  lui 
dit-elle. 

—  Je  pense  que  tu  es'adorable. 

—  Oh!  de  grâce,  soyez  sérieux. 

—  Sérieusement,  reprit-il,  je  ne  suis  pas  certain  que  tu  te  trompes, 
il  ne  m'est  pas  prouvé  non  plus  que  tu  aies  raison;  il  me  reste  quel- 
ques doutes. 

Elle  s'écria  avec  emportement  :  —  A  ce  compte,  les  seules  réa- 
lités de  ce  monde  sont  les  choses  qui  se  laissent  voir,  toucher,  pal- 
per, une  cornue  et  ce  qu'il  y  a  dedans.  Hors  de  là,  tout  est  néant  ou 
mensonge.  Ah!  vos  maudites  cornues!  Si  je  m'écoutais,  je  les  bri- 
serais toutes  jusqu'à  la  dernière. 

Elle  jetait  autour  d'elle  des  regards  si  iàrouches  et  si  funestes 
que  M.  Moiiaz  se  prit  à  trembler  pour  son  laboratoire.  —  Je  t'en 
conjure,  lui  dit-il,  grâce  pour  mes  pauvres  cornues,  pour  mes  hon- 
nêtes alambics,  pour  mes  innocens  bocaux  !  Ils  ne  sont  pour  rien 
dans  cette  aiTaire.  Est-ce  leur  faute  si  les  histoires  que  tu  me  ra- 
contes dérangent  à  ce  point  les  habitudes  de  mon  esprit  qu'il  m'est 
impossible  de  m'y  reconnaître  et  d'en  démêler  le  fin  mot? 

—  Vous  ne  croyez  donc  pas  à  l'extraordinaire? 

—  L'extraordinaire!  Toutes  les  fois  que  je  le  rencontre,  je  le 
salue,' répliqua- t-il  en  ôtant  son  bonnet  et  s'inclinant  jusqu'à  terre; 
mais  je  lui  demande  ses  papiers. 

—  Ah  !  nous  en  sommes  encore  là.  Je  m'imaginais  en  vérité  que 
l'enquête  était  faite. 

—  Elle  n'a  pas  été  concluante,  puisqu'elle  n'a  pas  convaincu 
M'»«  de  Lorcy. 

—  Eh!  qui  pourrait  convaincre  M""^  de  Lorcy?  Ignorez-vous  com- 
ment sont  faits  les  gens  du  monde  et  qu'ils  détestent  tout  ce  qui 
les  étonne,  tout  ce  qui  les  dépasse,  tout  ce  qu'ils  ne  peuvent  peser 
dans  leurs  petites  balances,  mesurer  avec  leur  étroit  con)pas? 

—  Peste!  tu  es  bien  sévère  pour  le  monde;  je  m'étais  toujours 
figuré  que  tu  l'aimais. 

—  Je  ne  sais  si  je  l'aime;  il  est  certain  que  j'aurais  peine  à  me 
passer  de  lui,  mais  il  m'est  bien  permis  de  le  juger,  et  je  me  dis 
quelquefois  que,  si  le  Christ...  vous  m'écoutez?..  reparaissait  parmi 
nous  avec  son  cortège  de  publicains  et  de  poissonniers,  que,  si  le 
Christ  s'avisait  de  venir  prêcher  sur  le  boulevard  des  Italiens  le 
sermon  de  la  montagne... 

—  Pour  la  vraisemblance  du  fait,  place  au  moins  la  scène  à 
Montmartre,  interrompit-il.  Franchement,  je  ne  vois  pas  très  bien 
quel  rapport  il  peut  y  avoir  entre  le  Christ  et  le  comte  Larinski,  et 
puis  la  théologie,  n'en  parlons  pas,  ce  n'est  pas  mon  affaire.  La  re- 
ligion me  paraît  être  une  bonne  chose,  une  chose  utile,  et  j'accepte 


SAMUEL    BROUL    ET   COMPAGNIE.  291 

volontiers  le  christianisme,  moins  le  côté  romanesq^ue',  dont  je  n'ai 
guère  eu  le  loisir  de  m'occuper.  Tu  m'accorderas  du  moins  que,  s'il  y 
a  de  vrais  miracles,  il  y  en  a  aussi  de  faux.  Comment  les  distinguer? 

—  C'est  au  cœur  de  prononcer,  lui  dit-elle. 

—  Oh  !  l'infaiUibiUté  du  cœur  !  s'écria-t-il.  Il  n'y  a  pas  encore  de 
concile  qui  ait  voté  celle-là. 

Il  y  eut  une  pause,  après  laquelle  M.  Moriaz  reprit  :  —  Ainsi,  ma 
chère,  tu  demeures  persuadée  que  M.  Larinski  est  encore  libre  et 
que  M'"'  de  Lorcy  a  menti? 

—  Point;  si  elle  avait  menti,  elle  ne  se  serait  pas  trahie  si  naïve- 
ment tout  à  l'heure.  Je  l'accuse  de  s'être  trompée  ou  plutôt  d'avoir 
voulu  se  tromper...  Savez-vous  ce  que  vous  allez  faire,  j'entends  ce 
soir,  après  votre  dîner?  Vous  monterez  en  voiture  et  vous  irez... 

—  A  Paris,  rue  Mont-Thabor!  s'écria-t-il  en  bondissant  sur  son 
escabeau.  Fort  bien,  je  mettrai  un  frac  et  j'irai  dire  au  comte  La- 
rinski :  —  Mon  cher  monsieur,  je  viens  vous  demander  votre  main 
pour  ma  filie,  qui  vous  adore;  les  mauvaises  langues  prétendent 
que  vous  n'êtes  plus  libre,  je  n'en  crois  rien,  et  au  surplus,  c'est 
une  bagatelle...  Tu  me  coucheras  la  chose  par  écrit;  livré  à  moi- 
même,  je  ne  m'en  tirerai  jamais;  hors  de  ma  chaire,  j'ai  tant  de 
peine  à  trouver  mes  mots! 

—  Dieu  !  que  vous  êtes  vil!  Qui  vous  parle  de  cela?  L'abbé  Miol- 
lens  est  de  nos  amis,  c'est  un  digne  homme,  dont  le  témoignage 
fera  foi. 

—  A  la  bonne  heure;  que  ne  t'expliquais-tu?  A  ce  compte,  tu 
n'auras  pas  besoin  de  me  préparer  ma  harangue.  Voilà  une  idée  ac- 
ceptable, voilà  un  discours  possible.  Ce  soir,  après  mon  dîner,  j'irai 
voir  l'abbé  Miollens;  mais  il  est  bien  entendu,  n'est-ce  pas?  que, 
s'il  confirme  la  sentence... 

—  Je  ne  me  pourvoirai  pas  en  cassation ,  et  j'ajoute  que  je  serai 
courageuse  au-delà  de  tout  ce  que  vous  pouvez  croire;  je  ferai  bon 
visage  à  mon  malheur,  il  vous  sera  impossible  de  soupçonner  que  j'ai 
quelque  regret  à  ma  chimère.  Donnant  donnant;  de  votre  côté,  vous 
allez  me  faire  une  promesse...  Si  l'abbé  Miollens... 

—  Tu  sais,  comme  moi,  que  tu  es  majeure. 

—  Je  sais,  comme  vous,  que  je  ne  me  passerai  jamais  de  votre 
consentement.  Ici,  comme  dans  l'Engadine,  je  vous  dis  :  Ou  lui  ou 
personne. 

—  iNe  t'avais-je  pas  avertie  que,  lorsqu'on  a  prononcé  une  fois 
une  formule,  on  la  répète  toujours? 

—  Ou  lui,  ou  personne,  c'est  mon  dernier  mot.,.  N'aimez-vous 
pas  mieux  que  ce  soit  lui?  L'accepterez- vous,  lui? 

—  Je  le  subirai. 

—  De  bonne  grâce? 


292  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Avec  résignation. 

—  Avec  une  résignation  enjouée? 

—  Je  ferai  mon  possible  ou,  pour  mieux  dire,  s'il  te  rend  heu- 
reuse, je  lui  ferai  fête  tous  les  jours  de  ma  vie;  dans  le  cas  con- 
traire, je  te  répéterai  soir  et  matin ,  comme  M'"'  de  Lorcy  :  —  Tu 
n'as  pas  voulu  m'écouter,  il  fallait  me  croire. 

—  G'e>t  convenu,  vous  êtes  un  bon  père,  et  nous  voilà  d'accord, 
lui  répondit-elle,  et  à  ces  mots,  elle  lui  prit  les  deux  mains  qu'elle 
serra  dans  les  siennes. 

Il  la  regarda  entre  les  deux  yeux,  puis  il  s'écria  d'un  ton  colère  : 
—  Mais,  seigneur  Dieu,  pourquoi  donc  l'aimes-tu,  cet  homme? 

Elle  repartit  à  voix  basse  :  —  Parce  que  je  l'aime;  c'est  ma  seule 
raison,  mais  je  la  trouve  bonne. 

—  Péremptoire...  Allons-nous-en  bien  vite,  répliqua-t-il  en  se 
levant.  Je  crains  qu'en  t'écoutant  mes  cornues  ne  tombent  dans  une 
syncope  aussi  prolongée  que  celle  de  M.  Larinski;  débite-t-on  de 
pareilles  insanités  dans  un  laboratoire  de  chimie? 

A  peine  fut-i^  sorti  de  table,  M.  Moriaz  se  mit  en  devoir  de  se 
rendre  à  Maisons,  où  l'abbé  MioUens  passait  l'été  dans  le  voisinage 
de  M'"*  de  Lorcy.  M^'^  Moiseney  l'accompagna  jusqu'à  la  voiture  et 
lui  dit  : 

—  Mon  Dieu!  que  votre  fille  est  admirable,  monsieur  !  Avec  quel 
courage  elle  a  pris  son  parti  !  Avec  quelle  résolution  elle  a  fait  son 
deuil  d'un  bonheur  impossible  !  L'avez-vous  remarquée  pendant  le 
dîner?  Comme  elle  était  tranquille,  attentive!  Ne  la  trouvez-vous 
pas  étonnante? 

—  Aussi  étonnante  que  vous  êtes  sagace,  lui  répondit-il. 

—  Ah!  sans  doute,  je  n'ai  jamais  pensé  qu'elle  l'aimât  autant 
que  vous  le  prétendiez;  mais  il  lui  plaisait,  elle  avait  du  goût  pour 
lui.  A-t-elIe  fait  entendre  une  plainte,  un  soupir,  en  apprenant  la 
cruelle  vérité?  Quelle  force  d'âme,  quelle  égalité  d'humeur,  quelle 
hauteur  de  sentimens  !  Vous  ne  l'aduiirez  pas  assez,  monsieur  ;  vous 
n'êtes  pas  assez  fier  d'avoir  une  pareille  fille.  Je  me  glorifie,  quant 
à  moi,  d'avoir  été  pour  quelque  chose  dans  son  éducation.  Je  me  suis 
toujours  appliquée  à  développer  en  elle  le  jugement,  à  la  mettre  en 
garde  contre  tous  les  écarts  d'esprit.  Oui,  j'ose  le  dire,  je  me  suis 
donné  beaucoup  de  peine  pour  cultiver  et  fortifier  sa  raison. 

—  Je  vous  remercie  de  tout  mon  cœur,  lui  repartit  M.  Moriaz  en 
s' accotant  dans  un  coin  de  la  voiture;  vous  pouvez  vous  vanter  d'a- 
voir fait  là  un  merveilleux  ouvrage;  mais,  je  vous  prie,  made- 
moiselle, quand  vous  aurez  fini  votre  discours,  veuillez  en  prévenir 
mon  cocher,  pour  qu'il  touche. 

Chemin  faisant,  M.  Moriaz  se  livra  à  de  mélancoliques  réflexions;  il 
s'adressa  quelques  reproches.  —  JNous  avons  procédé  au  rebours  du 


SAMUEL    BROIIL    ET    COMPAGNIE.  293 

bon  sen^,  pensait-il.  Son  imagination  avait  été  surprise,  avec  le  temps 
elle  se  serait  calmée.  Nous  aurions  dû  la  laisser  à  elle-même,  à  sa 
propre  défense,  à  son  jugement  naturel,  car  après  tout  elle  n'en 
manque  pas.  J'ai  eu  la  funeste  pensée  d'appeler  à  mon  aide  M"'«  de 
Lorcy,  qui  a  tout  gâté  par  ses  finasseries.  Dès  qu'Antoinette  a  pu 
se  douter  que  son  choix  était  condamné  par  nous  et  que  nous 
tramions  la  perte  de  l'ennemi,  la  sympathie  mêlée  d'admiration 
qu'elle  ressentait  pour  M.  Larinski  est  devenue  de  l'amour,  le 
feu  couvert  sous  la  cendre  s'est  mis  à  flamber.  Nous  avons  compté 
sans  cette  passion  qui  est  innée  chez  la  femme  et  que  les  phrénolo- 
gues  appellent  la  combattivité.  Il  s'agit  aujourd'hui  pour  elle  d'une 
partie  à  gagner;  quand  à  l'amour  se  joint  l'intérêt  du  jeu  ou  de  la 
guerre,  il  devient  irrésistible,  et  voilà  notre  campagne  fort  compro- 
mise, si  le  ciel  ou  M.  Larinski  ne  s'en  mêlent. 

Ainsi  raisonnait  M.  M'jriaz,  que  ses  mésaventures  paternelles  et 
ses  récentes  expériences  rendaient  meilleur  psychologue  qu'il  ne 
l'avait  été  jusqu'alors.  Tout  en  raisonnant,  il  allait  bon  train,  et 
trente-cinq  minutes  lui  sufiirent  pour  arriver  à  la  porte  de  la  petite 
maison  de  campagne  qu'habitait  l'abbé  Miollens.  Il  le  trouva  dans 
son  cabinet,  installé  dans  un  bon  fauteuil  moelleux  que  lui  avait 
brodé  M'""  de  Lorcy,  humant  à  petits  coups  une  tasse  d'excellent 
thé  que  des  missionnaires  lui  avaient  rapporté  de  la  Chine.  A  sa 
gauche  était  sa  boîte  à  violon,  à  sa  droite  son  cher  Horace,  édition 
d'Orelli,  Zurich,  IShL 

L'entretien  s'engaijea.  Aussitôt  que  M.  Moriaz  eut  prononcé  le 
nom  du  comte  Larinski,  l'abbé  prit  le  visage  attentif  et  charmé 
d'un  chien  qui  voit  passer  son  gibier  favori  et  tombe  en  arrêt. 

Il  s'écria  :  —  Quel  homme  admirable  ! 

—  Miséricorde!  pensa  M.  Moriaz,  voilà  un  exorde  qui  ressemble 
beaucoup  à  celui  de  M"'  Moiseney.  Prétend-on  me  condamner  à 
l'admiration  forcée  à  perpétuité?  Je  crains  qu'il  n'y  ait  quelque  pa- 
renté d'esprit  entre  notre  ami  l'abbé  et  cette  sotte,  qu'il  ne  soit  son 
cousin  remué  de  germain. 

—  Combien  j;  vous  remercie,  mon  cher  monsieur,  poursuivit 
l'abbé  Miollens  en  se  carrant  dans  son  fauteuil,  de  nous  avoir  fait 
faire  la  connaissance  de  cet  homme  rare  !  C'est  vous  qui  nous  l'a- 
vez envoyé,  ou  plutôt  à  vous  appartient  le  mérite  de  l'avoir  décou- 
vert, inventé. 

—  Oh!  permettez,  il  ne  faut  rien  exagérer,  répondit  huiviblement 
M.  Moriaz,  il  s'est  bien  inventé  lai-même. 

—  C'est  vous  du  moins  qui  l'avez  patronné,  qui  l'avez  produit; 
sans  vous,  le  monde  n'eût  jamais  soupçonné  l'existence  de  ce  beau 
génie,  de  ce  noble  caractère,  qui  se  cachait  sous  l'herbe  du  chemin 
comme  la  violette. 


294  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  C'est  décidément  un  remué  de  germain,  se  dit  M.  Morîar. 

—  Et  tenez,  continua  l'abbé,  croiriez-vous  que  j'ai  retrouvé  M.  La- 
rinski  tout  entier  dans  Horace?  Oui,  Horace  Ta  représenté  trait  pour 
trait  dans  la  personne  de  Lollius,  vous  savez,  Marcus  Lollius,  à  qui 
il  adresse  l'ode  ix  du  livre  IV,  et  qui  fut  consul  l'an  733  après  la 
fondation  de  Rome.  La  ressemblance  est  frappante,  vous  allez  voir. 

Il  posa  sa  tasse,  prit  le  livre  dans  sa  main  droite,  et  tour  à  tour 
posant  sur  sa  bouche  l'index  de  sa  main  gauche  ou  le  promenant 
complaisamment  sur  le  texte  pour  en  souligner  les  beautés  :  — Que 
dites- vous  de  ceci?  Ton  âme  est  sage,  écrivait  Horace  à  Lollius,  et 
résiste  avec  la  même  constance  aux  tentations  du  bonheur  qu'à 
celles  de  l'adversité,  est  animus  tibi  et  secundis  temporibu»  dubiis- 
que  reclus.  N'est-ce  pas  là  le  comte  Larinski?  Mais  attendez  :  Lol- 
lius détestait  la  fraude  et  la  cupidité,  et  il  méprisait  l'argent,  qui 
séduit  tous  les  hommes,  abstinens  ducentis  ad  se  cuncta  peruniœ.  Ce 
trait  est  bien  frappant;  je  trouve  même,  soit  dit  entre  nous,  que 
notre  cher  comte  méprise  un  peu  trop  l'argent,  il  en  détourne  sa 
vue  avec  horreur,  le  nom  même  lui  en  est  odieux;  c'est  un  Epictète, 
c'est  un  Diogène,  c'est  un  anachorète  des  anciens  temps,  qui  vi- 
vrait heureux  dans  une  Thébaïde.  Il  nous  disait  lui-même  qu'il  ne 
faisait  aucune  différence  entre  un  verre  d'eau  panée  et  un  dîner  au 
Café  Anglais...  Je  n'ai  pas  fini.  —  Heureux,  s'écrie  Horace,  celui  qui 
sait  souffrir  sans  se  plaindre  la  dure  pauvreté,  qui  duram  ccdlet 
paupericm  patil  De  qui  parle-t-il,  de  Lollius  ou  de  notre  ami,  qui 
non-seulement  supporte  sa  pauvreté,  mais  qui  l'aime,  la  chérit 
comme  un  amant  adore  sa  maîtresse?  Et  le  trait  final,  qu'en  pen- 
sez-vous? Lollius  était  toujours  prêt  à  mourir  pour  son  pays,  non 
ille  pro  patria  iimklns  pcrire.  En  bonne  foi,  n'est-ce  pas  curieux? 
Ne  semble-t-il  pas  qu'Horace  ait  connu  le  comte  Larinski  à  Rome 
ou  àTibur? 

—  Je  n'en  doute  pas  un  instant,  répondit  M.  Moriaz  en  prenant 
le  livre  des  mains  de  l'abbé  Miollens  et  le  reposant  avec  respect 
sur  la  table.  Heureusement  notre  ami  Larinski,  comme  vous  l'ap- 
pelez, a  eu  l'excellente  idée  de  ressusciter  il  y  a  quelque  trente  ans, 
ce  qui  nous  a  procuré  la  joie  de  le  rencontrer  à  Saint-Moritz,  et  puis- 
que nous  en  sommes  sur  ce  chapitre...  Mon  cher  abbé,  avez-vous 
l'esprit  libre?  Pouvez-vous  m'écouter?  J'ai  une  question  à  vous  faire, 
un  éclaircissement  à  vous  demander.  Ce  n'est  pas  seulement  à  l'ami 
que  je  m'adresse,  c'est  au  confesseur,  au  directeur  de  consciences, 
à  l'homme  de  tout  l'univers  dont  la  discrétion  m'est  le  plus  connue. 

—  Je  suis  tout  oreilles,  lui  repartit  l'abbé,  qui  se  renversa  dans 
son  fauteuil  et  croisa  ses  longues  jambes  de  cerf,  dont  il  était  or- 
gueilleux. 

M.  Moriaz  entra  aussitôt  en  matière.  L'abbé  Miollens  fut  quelque 


SAMUEL    BROUL    ET    COMPAGNIE.  295 

temps  avant  de  deviner  où  il  en  voulait  venir.  Dès  que  la  lumière 
se  fit  dans  son  esprit,  son  visage  se  contracta  ;  décroisant  brusque- 
ment ses  jambes,  il  s'écria  :  —  Ah  !  quel  malheur!  il  faut  renoncer 
à  votre  beau  rêve,  mon  cher  monsieur,  et  croyez  que  pour  ma  part 
j'en  suis  navré.  Je  comprends  avec  quelle  joie  vous  auriez  vu  votre 
charmante  fille  consacrer,  je  ne  dirai  pas  sa  fortune,  vous  savez 
comme  moi  le  cas  fort  médiocre  qu'en  peut  faire  le  comte  Larinski, 
mais  consacrer,  dis-je,  ses  grâces,  sa  beauté  et  toutes  les  qualités 
de  son  angélique  caractère  à  faire  le  bonheur  d'un  homme  d'un 
mérite  rare,  cruellemeat  éprouvé  par  la  Providence.  Elle  l'aime, 
elle  en  est  aimée,  le  ciel  aurait  béni  leur  union...  Ah!  quel  malheur! 
Je  le  dis  encore,  ce  mariage  est  impossible,  notre  ami  est  marié. 

—  Vous  en  êtes  sûr?  s'écria  M.  Moriaz  dans  un  élan  d'enthou- 
siasme que  le  bon  abbé  prit  pour  un  accès  de  désespoir. 

—  Je  ne  me  pardonne  pas  de  vous  causer  ce  chagrin.  Si  j'en  suis 
sûr!  Je  le  tiens  de  notre  ami  lui-même.  Un  soir,  à  propos  de  je  ne 
sais  quoi,  je  m'avisai  de  lui  demander  :  —  Seriez-vous  marié,  mon 
cher  comte  ?  —  Il  me  répondit  d'un  ton  bref  :  —  Je  croyais  vous 
l'avoir  déjà  dit.  — Ah!  par  exemple,  mon  cher  professeur,  je  ne 
vous  réponds  pas  que  ce  mariage  soit  heureux,  mais  cela  ne  fait 
rien  à  votre  affaire. 

—  Voilà  qui  est  positif,  s'empressa  de  répliquer  M.  Moriaz,  et  il 
faut  se  rendre  à  l'évidence. 

—  Hélas!  oui,  fit  l'abbé,  qui  eut  l'air  de  réfléchir  pendant  quel- 
ques secondes,  et,  après  une  pause,  ajouta  :  —  Cependant... 

—  Il  n'y  a  pas  de  cependant,  monsieur  l'abbé.  Croyez  que  votre 
parole  me  suffit. 

—  Si  pourtant  j'avais  mal  entendu. 

—  J'ai  une  entière  confiance  dans  vos  oreilles;  elles  sont  excel- 
lentes. 

—  Permettez,  il  ne  faut  pas  désespérer  trop  vite.  Savez-vous 
quoi?  Le  comte  Larinski  est  venu  me  voir  tantôt  sans  me  trouver,  je 
lui  dois  une  visite  d'adieux.  Demain  matin,  je  vous  le  promets,  je 
me  rendrai  auprès  de  lui. 

—  A  quoi  bon?  interrompit  M.  Moriaz.  Je  vous  remercie  mille 
fois  de  votre  obligeance.  Dieu  me  préserve  de  vous  déranger  inuti- 
lement de  vos  occupations;  votre  temps  est  si  précieux!  Je  me  dé- 
clare complètement  édifié,  j'aurais  mauvaise  grâce  d'en  demander 
davantage;  je  tiens  la  preuve  pour  faite,  il  n'y  a  pas  a  y  revenir. 

Comme  l'avait  remarqué  M'"'  de  Lorcy,  l'abbé  MioUens  lâchait 
difficilement  une  idée  qu'il  croyait  bonne.  En  vain  M.  Moriaz  com- 
battit sa  proposition,  en  maudissant  in  petlo  son  excès  de  zèle; 
l'abbé  n'en  voulut  pas  démordre,  et  M.  Moriaz  dut  se  résigner.  11 
fut  convenu  que  le  digne  homme  irait  voir  le  lendemain  le  comte 


296  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Larinski  et  que  de  Paris  il  se  rendrait  à  Gormeilles  pour  communi- 
quer à  qui  de  droit  le  résultat  de  sa  mission,  M.  Moriaz  y  vit  cet 
avantage  qu'Antoinette  apprendrait  de  la  bouche  même  de  l'abbé 
la  fatale  vérité;  il  ne  le  quitta  pas  sans  lui  avoir  recommandé  d'être 
très  circonspect,  aussi  prudent  qu'un  serpent,  aussi- discret  qu'un 
confessionnal.  Il  partit  là-dessus,  assez  content,  voyant  l'avenir  en 
beau,  et  sa  disposition  d'esprit  ayant  changé,  il  lui  parut  que  de 
Maisons  à  Gormeilles  la  route  était  plus  agréable  que  de  Gormeilles 
à  Maisons. 

Samuel  Brohl  était  assis  devant  une  malle  vide,  qu'il  s'apprêtait 
sans  doute  à  remplir,  lorsqu'il  entendit  frapper  à  sa  porte.  Il  alla 
ouvrir  et  se  trouva  en  face  de  l'abbé  Miollens.  Dès  leur  première 
rencontre,  Samuel  Brohl  avait  conçu  pour  l'abbé  cette  chaude  sym- 
pathie, ce  goût  vif  que  lui  inspiraient  les  gens  dans  lesquels  il 
croyait  reconnaître  des  animaux  utiles,  dont  il  était  possible  de 
tirer  parti  et  qui  lui  paraissaient  visiblement  prédestinés  à  lui  rendre 
quelque  service  essentiel.  Il  ne  s'y  trompait  guère,  il  se  connaissait 
en  diagnostic,  il  démêlait  à  première  vue  sur  un  visage  la  marque 
divine  de  la  prédestination.  Il  fit  l'accueil  le  plus  cordial  à  son  res- 
pectable ami  et  l'introduisit  dans  sa  modeste  demeure  avec  d'autant 
plus  d'empressement  qu'il  lui  trouva  un  air  singulier,  mystérieux, 
un  peu  agité.  —  Viendrait-il  ici  en  qualité  d'agent  diplomatique, 
chargé  d'une  mission  extraordinaire?  se  demanda-t-il.  —  De  son 
côté,  le  clairvoyant  abbé  étudiait  Samuel  Brohl,  sans  faire  seniblant 
de  rien.  Il  fut  frappé  de  sa  physionomie,  qui  exprimait  en  ce  mo- 
ment une  mâle  et  douloureuse  fierté.  Ses  yeux  trahissaient  par  in- 
tervalles le  secret  d'une  héroïque  douleur,  laquelle  avait  juré  de  se 
taire  devant  les  hommes  et  de  ne  se  confesser  qu'à  Dieu. 

On  s'assit,  on  entra  en  propos,  et  l'abbé  mit  d'abord  la  conver- 
sation sur  des  sujets  indilTérens.  Samuel  Brohl  l'écoutait  et  lui  ré- 
pondait avec  une  grâce  mélancolique.  Si  vive  que  fut  sa  curiosité, 
il  savait  en  toute  rencontre  commander  à  ses  impatiences.  Samuel 
Brohl  n'était  jamais  pressé,  Samuel  Brohl  savait  attendre,  il  l'avait 
bien  prouvé  pendant  le  mois  qui  venait  de  s'écouler,  et  c'est  un 
talent  qui  manque  à  plus  d'un  diplomate. 

La  visite  de  l'abbé  Miollens  avait  déjà  duré  le  temps  d'une  visite 
honnête  et  il  semblait  se  disposer  à  partir,  quand  il  dit  en  allon- 
geant son  index  vers  la  valise  ouverte  :  —  Voilà  des  préparatifs  qui 
me  désolent.  J'avais  rêvé,  mon  cher  comte,  de  vous  inviter  à  Mai- 
sons. J'avais  une  chambre  à  vous  offrir.  Hoc  erat  in  votis,  j'aurais 
été  heureux  de  vous  avoir  pour  hôte.  Nous  aurions  causé  et  fait  de 
la  musique  tous  les  soirs,  près  d'une  fenêtre  qui  s'ouvre  sur  un 
jardin. 

Hoc  latebrse  dalces,  etiam,  si  credis,  amœnas. 


SAMUEL  BROHL  ET  COMPAGNIE.  297 

Hélas!  vous  nous  quittez,  vous  êtes  un  ingrat.  Vienne  a  donc  pour 
vous  bien  des  attraits?...  Mais  j'y  pense,  vous  allez  y  retrouver  un 
af^réable  intérieur,  une  femme  charmante,  des  enfans  peut-être... 
Samuel  le  regardait  d'un  air  étonné,  interdit,  comme  il  avait  re- 
gardé M'"*  de  Lorcy,  lorsqu'elle  s'était  avisée  de  lui  parler  de  la 
comtesse  Larinska.  —  Que  voulez-vous  dire?  demanda-t-il. 

—  Eh  !  quoi,  ne  m'avez-vous  pas  confié  vous-même  que  vous 
étiez  marié? 

Samuel  ouvrit  de  grands  yeux;  durant  quelques  instans,  il  sembla 
rêver;  puis  se  frappant  le  front  et  se  mettant  à  sourire  :  —  Ah  !  j'y 
suis,  s'écria- t-il.  Vous  m'avez  pris  au  mot?  Je  croyais  que  vous 
m'auriez  compris.  Non,  mon  cher  abbé,  je  ne  suis  pas  marié  et  je  ne 
me  marierai  jamais;  mais  il  est  des  unions  libres  aussi  sacrées, 
aussi  indissolubles  que  le  mariage. 

L'abbé  frença  le  sourcil,  son  visage  prit  une  expression  chagrine 
et  morose.  Il  allait  faire  à  son  cher  comte  un  sermon  en  trois  points 
sur  l'immoralité  et  les  dangers  des  unions  libres;  Samuel  ne  lui  en 
laissa  pas  le  temps  :  —  Je  ne  vais  pas  à  Vienne  pour  y  retrouver 
ma  maîtresse,  reprit-il.  Elle  ne  me  quitte  pas,  elle  m'accompagne 
partout,  elle  est  ici. 

L'abbé  iMiollens  jeta  autour  de  lui  des  regards  effarés,  s' attendant 
à  voir  une  femme  sortir  de  quelque  armoire  ou  de  derrière  un  ri- 
deau. 

—  Je  vous  dis  qu'elle  est  ici,  répéta  Samuel  Brohl,  et  du  doigt  il 
montrait  une  statuette  d'albâtre  posée  sur  un  piédouche.  L'abbé 
s'en  approcha.  La  statuette  représentait  une  femme  garrottée,  à  la- 
quelle deux  cosaques  donnaient  le  knout;  le  socle  portait  cette  in- 
scription :  —  Polonia  vincta  et  flagrllata. 

La  figure  de  l'abbé  se  transforma  en  un  clin  d'oeil,  son  front  se 
dérida,  sa  bouche  s'épanouit,  un  éclair  de  joie  brilla  dans  ses  yeux. 
—  Que  j'ai  bien  fait  de  venir  1  pensa-t-il,  et  quelle  obligation 
m'aura  M.  Moriaz! 

Se  retournant  vers  Samuel  :  —  Je  ne  suis  qu'un  sot,  s'écria-t-il; 
je  m'étais  imaginé...  Ah!  je  comprends,  votre  maîtresse,  c'est 
la  Pologne,  j'aime  mieux  cela,  et  voilà  en  effet  une  union  libre 
qui  est  aussi  sacrée  qu'un  mariage.  Elle  a  de  plus  cet  avantage 
qu'elle  n'empêche  rien.  La  Pologne  n'est  pas  jalouse,  et  si  d'aven- 
ture vous  rencontriez  une  femme  digne  de  vous  et  qu'il  vous  prît 
envie  de  l'épouser,  votre  maîtresse  n'y  trouverait  rien  à  redire. 
Parlons  mieux,  elle  n'est  pas  votre  maîtresse,  la  patrie  est  une 
mère,  et  les  mères  raisonnables  n'ont  jamais  empêché  leur  fils  de 
se  marier. 

Samuel  prit  à  son  tour  un  visage  sombre  et  sévère.  L'œil  fixé  sur 
la  statuette,  il  répondit  :  ' 


298  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Vous  vous  trompez,  monsieur  l'abbé,  je  lui  appartiens,  je  n'ai 
plus  le  droit  de  disposer  ni  de  mon  cœur,  ni  d©  mon  âme,  ni  de  ma 
vie;  elle  aura  mes  dernières  pensées  et  jusqu'à  la  dernière  goutte 
de  mon  sang.  Je  suis  lié  par  les  sermens  que  je  lui  ai  faits  autant 
que  peut  l'être  un  moine  par  ses  vœux. 

—  Excusez-moi,  mon  cher  comte,  lui  dit  l'abbé;  ceci  est  du  fana- 
tisme ou  je  ne  m'y  connais  pas.  Depuis  quand  les  patriotes  ont-ils 
fait  vœu  de  mourir  célibataires?  Leur  premier  devoir  est  de  faire 
des  enfans,  qui  seront  de  bons  citoyens.  Le  jour  où  il  n'y  aura  plus 
de  Polonais,  il  n'y  aura  plus  de  Pologne. 

Samuel  Brohl  l'interrompit  en  lui  serrant  le  bras  et  lui  disant 
avec  un  sourire  amer  :  —  Regardez-moi  bien;  n'ai-je  pas  la  figure 
d'un  aventurier? 

L'abbé  se  récria.  —  Ce  mot  vous  scandalise?  continua  Samuel. 
Oui,  je  suis  un  homme  d'aventures,  né  pour  être  toujours  debout 
et  prêt  à  partir.  Le  mariage  n'a  pas  été  inventé  pour  les  coureurs 
de  hasards.  —  Il  ajouta  avec  un  accent  tragique  :  —  Vous  savez  ce 
qui  se  passe  en  Bosnie.  Qui  nous  répond  que  la  guerre  générale 
n'éclate  pas  prochainement,  et  qui  peut  prévoir  quelles  en  seront 
les  conséquences?  Je  dois  me  tenir  prêt  pour  le  grand  jour.  Peut- 
être  l'insondable  Providence  m'offrira  avant  peu  une  nouvelle  occa- 
sion de  risquer  ma  vie  pour  mon  pays;  peut-être  la  Pologne  m'ap- 
pellera, en  me  criant  :  Viens,  j'ai  besoin  de  toi!  Si  je  lui  répondais  : 

—  Je  ne  suis  plus  le  même,  j'ai  donné  mon  cœur  à  une  femme,  qui 
me  tient  en  servitude;  j'ai  désormais  un  toit,  une  famille,  un  foyer, 
de  chères  attaches  que  je  ne  puis  rompre  !  — je  vous  le  demande, 
monsieur  l'abbé,  la  Pologne  n'aurait-elle  pas  le  droit  de  me  dire  : 

—  Tu  as  violé  ton  serment,  tu  m'as  reniée,  je  te  maudis! 
L'abbé  Miollens  venait  de  prendre  une  prise  de  tabac,  et  il  écou- 
tait ce  discours  en  tambourinant  des  doigts  sur  le  couvercle  de  sa 
belle  tabatière  d'or,  dont  lui  avait  fait  présent  la  plus  aimable  de 
ses  pénitentes.  —  A  ce  compte,  répliqua-t-il,  votre  conscience  est- 
elle  bien  tranquille,  mon  cher  ami?  car  vous  me  permettez,  n'est-ce 
pas,  de  vous  donner  ce  nom.  Oui,  est -il  certain  que  votre  conscience 
n'ait  rien  à  vous  reprocher?  Est-il  certain  que  votre  cœur  n'ait 
point  fait  d'infidélité  à  sa  maîtresse?  Si  j'en  crois  la  chronique,  il 
s'est  passé  hier  chez  M'"*  de  Lorcy  une  scène  assez  étrange. 

Samuel  Brohl  tressaillit;  il  changea  de  couleur,  il  enfouit  son  vi- 
sage dans  ses  mains,  probablement  pour  cacher  à  l'abbé  la  rou- 
geur que  le  remords  faisait  monter  k  ses  joues.  Il  murmura  d'une 
voix  éteinte  :  —  Pas  un  mot  de  plus;  vous  venez  de  toucher  à  une 
blessure  si  profonde! 

—  Il  est  donc  vrai  que  vous  aimez  M""*  Antoinette  Moriaz?  reprit 
l'abbé. 


SAMUEL  BROHL  ET  COMPAGNIE.  299 

—  J'avais  juré  qu'elle  ne  s'en  douterait  jamais,  répondit  Samuel 
avec  l'accent  de  la  plus  humble  contrition.  Hier  j'ai  eu  l'indigne 
faiblesse  de  me  trahir.  Dieu  !  que  doit-elle  penser  de  moi? 

En  pai-lant  de  la  sorte,  la  face  dans  ses  mains  dont  il  écartait  lé- 
gèrement les  doigts,  il  fixait  sur  l'abbé  ses  yeux  étincelans,  qui 
ainsi  que  les  yeux  des  chats  savaient  voir  clair  dans  la  nuit. 

—  Ce  qu'elle  pense  de  vous!  fît  labbé  en  prenant  une  nouvelle 
prise.  Bah!  mon  cher  comte,  les  femmes  ne  sont  jamais  fâchées 
qu'un  homme  s'évanouisse  pour  leurs  beaux  yeux,  surtout  lorsque 
cet  homme  est  un  preux,  un  chevalier  de  la  Table-Ronde.  J'ai  des 
raisons  de  croire  que  W'"  Moriaz  ne  vous  a  pas  su  mauvais  gré  de 
votre  accident.  Vous  dirai-je  toute  ma  pensée?  Je  ne  serais  pas 
surpris  que  vous  eussiez  touché  son  cœur  et  que,  si  vous  en  pre- 
niez la  peine,  vous  ne  pussiez  un  jour  vous  flatter  de  l'espoir  de 
vous  faire  aimer  d'elle. 

En  ce  moment  la  voix  de  son  respectable  ami  paraissait  à  Samuel 
Brohl  la  plus  harmonieuse  de  toutes  les  musiques.  Il  sentait  un 
frisson  délicieux  courir  dans  tout  son  corps.  L^abbé  ne  lui  apprenait 
rien;  mais  il  est  des  choses  dont  nous  sommes  certains,  des  choses 
que  nous  nous  sommes  dites  cent  fois  à  nous-mêmes,  et  qui  ne 
laissent  pas  de  nous  sembler  nouvelles,  quand  pour  la  première 
fois  un  autre  nous  les  dit. 

—  IN'e  me  trompez-vous  pas?  s'écria  Samuel  transporté  de  joie, 
hors  de  lui.  Eh!  quoi,  il  serait  vrai...  Un  jour  je  pourrais  me  flat- 
ter... un  jour  elle  me  jugerait  digne...  Ah  !  quelle  vision  vous  faites 
passer  devant  moi!  Que  vous  êtes  tout  ensemble  bon  et  cruel! 
Quelles  amertumes  se  trouvent  mêlées  dans  vos  paroles  à  d'ineffa- 
bles délices!  Non,  je  n'aurais  jamais  pensé  qu'il  pût  y  avoir  tant  de 
joie  dans  la  douleur,  tant  de  douleur  dans  la  joie. 

—  Qu'est-ce  à  dire,  mon  cher  comte?  reprit  l'abbé  Miollens. 
Avez-vous  besoin  d'un  négociateur?  Je  peux  me  vanter  que  j'ai  fait 
mes  preuves.  Je  suis  tout  à  votre  service. 

Ces  paroles  firent  revenir  à  lui  Samuel  Brohl.  Il  se  redressa  et 
répondit  froidement  :  —  Un  négociateur!  Qu'ai-je  affaire  d'un  né- 
gociateur? Ne  me  bercez  pas  d'une  chimère,  et  surtout  ne  me  de- 
mandez pas  de  lui  sacrifier  mon  honneur.  Ce  comble  de  félicité  que 
vous  osez  m'offrir,  je  dois  y  renoncer  à  jamais,  je  vous  ai  dit  pour- 
quoi. 

L'abbé  Miollens  se  fâcha  un  peu;  il  se  permit  de  tancer,  de  cha- 
pitrer son  noble  ami.  Il  lui  remontra  que  ses  principes  étaient  trop 
rigoureux,  qu'il  y  avait  de  l'exagération  dans  sa  vertu,  du  rafline- 
ment  dans  les  exquises  délicatesses  de  sa  conscience.  Il  lui  repré- 
senta que  les  belles  âmes  doivent  se  prémunir  contre  l'exaltation 
de  leurs  sentimens.  Il  cita  l'Évangile,  il  cita  Bossuet,  il  cita  aussi 


300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

son  cher  Horace,  qui  censurait  tout  ce  qui  est  outré  ou  excessif  et 
recommandait  au  sage  de  fuir  toute  extrémité.  Ses  raisonnemens 
blancliirent  contre  l'inébranlable  résolution  de  Samuel,  il  résista 
comme  un  roc  à  toutes  ses  remontrances,  et  finit  par  lui  fermer  la 
bouche,  en  lui  disant  : 

—  De  grâce,  respectez  ma  folie,  qui  est  sûrement  une  sagesse 
devant  Dieu.  Je  vous  le  répète,  je  ne  suis  plus  libre,  et  quand  je  le 
serais,  ne  savez-vous  pas  qu'il  y  a  entre  M-'*  Moriaz  et  moi  un  ob- 
stacle insurmontable? 

—  Lequel?  demanda  l'abbé. 

—  Sa  fortune  et  ma  fierté,  repartit  Samuel.  Elle  est  riche,  je 
suis  pauvre,  cette  adorable  créature  n'est  pas  faite  pour  moi.  J'ai 
dit  un  jour  à  M'"*  de  Lorcy  ce  que  je  pensais  de  ce  genre  d'alliances 
ou  de  marchés.  Oui,  mon  vénérable  ami,  j'aime  M"*  Moriaz  avec 
une  ardeur  de  passion  que  je  me  reproche  comme  un  crime.  Je  n'ai 
pas  d'autre  parti  à  prendre  que  de  ne  jamais  la  revoir,  je  ne  la  re- 
verrai jamais.  Laissez-moi  suivre  jusqu'au  bout  mon  chemin  soli- 
taire et  câpre.  Une  consolation  m'y  accompagnera;  je  me  dirai  que 
le  bonheur  ne  se  refusait  pas  à  moi,  que  c'est  ma  conscience  aver- 
tie d'en  haut  qui  s'est  refusée  à  lui,  et  qu'il  y  a  une  divine  douceur 
dans  les  grands  sacrifices,  une  bénédiction  répandue  sur  les  grandes 
épreuves  religieusement  acceptées.  Croyez-moi,  c'est  Dieu  qui  me 
parle,  comme  il  m'a  parlé  jadis  à  San-Francisco,  pour  m'enjoindre 
de  tout  quitter  et  de  donner  mon  sang  pour  mon  pays.  Je  reconnais 
sa  voix,  qui  ordonne  aujourd'hui  à  mon  cœur  de  faire  silence  et  de 
s'immoler.  Dieu  et  la  Pologne!  Hors  de  là,  je  ne  dois  plus  rien  con- 
naître. 

Et  se  tournant  une  fois  encore  vers  la  statuette,  il  s'écria  :  —  C'est 
à  ses  pieds  que  je  déposerai  ma  douloureuse  offrande,  c'est  elle 
qui  guérira  mon  cœur  brisé  et  navré. 

Samuel  Brohl  parlait  d'une  voix  vibrante,  le  souffle  de  l'esprit 
saint  faisait  ondoyer  sa  chevelure,  et  ses  yeux  étaient  humides.  Les 
yeux  du  bon  abbé  s'humectèrent  aussi,  il  était  profondément  ému, 
il  attachait  sur  ce  héros  des  regards  béans,  il  était  plein  de  res- 
pect pour  ce  caractère  antique,  pour  cette  âme  vraiment  céleste. 
Il  n'avait  jamais  rien  vu  de  pareil  dans  les  odes  ni  dans  les  épîtres 
d'Horace,  LoUius  lui-même  était  dépassé.  Transporté  d'admiration, 
il  ouvrit  ses  deux  bras  à  Samuel  Brohl,  les  déployant  dans  toute 
leur  longueur,  comme  s'il  avait  craint  qu'ils  ne  fussent  pas  de 
taille,  et  il  s'écria  en  le  pressant  contre  sa  poitrine  : 

—  Ah!  mon  cher  comte,  vous  êtes  grand,  vous  êtes  immense 
comme  le  monde  ! 


SAMUEL    BROHL    ET    COMPAGNIE.  301 


VIII. 


L'abbé  Miollens  s'empressa  de  se  rendre  à  Gormeilles,  où  il  fit  un 
détail  fidèle  de  sa  conférence  avec  le  comte  Lannski.  Il  était  encore 
tout  chaud  de  la  forge,  il  donna  un  libre  cours  aux  effusions  de  son 
enthousiasme.  Il  entonna  un  cantique  de  Sion  à  l'honneur  de  l'âme 
antique,  de  l'âme  céleste,  qui  venait  de  lui  révéler  tous  ses  tré- 
sors cachés.  M.  Moriaz  l'étonna  et  le  scandalisa  beaucoup,  en  lui 
disant  : 

—  Vous  avez  raison ,  ce  Polonais  est  un  homme  prodigieux ,  il 
faudrait  le  canoniser  ou  le  pendre,  je  ne  sais  lequel  des  deux. 

Antoinette  ne  dit  mot,  elle  gardait  pour  elle  ses  réflexions.  Elle 
se  retira  dans  sa  chambre,  où  elle  se  promena  quelque  temps ,  in- 
certaine de  ce  qu'elle  allait  faire  ou,  pour  mieux  dire,  plus  inquiète 
qu'incertaine.  A  plusieurs  reprises,  elle  s'approcha  de  sa  table  à 
écrire,  contempla  son  écritoire;  puis,  saisie  d'un  scrupule,  elle  s'é- 
loigna. Enfin  elle  se  décida ,  elle  mit  la  plume  à  la  main  et  écrivit 
ce  qui  suit  : 

u  Monsieur,  avant  de  partir  pour  Vienne ,  veuillez,  je  vous  prie, 
venir  passer  quelques  instans  à  Gormeilles.  Je  désire  avoir  avec 
vous  un  entretien  en  présence  de  mon  père. 

«  Agréez,  monsieur,  l'expression  de  tous  mes  sentimens  de  par- 
faite considération. 

«  Antoinette  Moriaz.  » 

Le  lendemain  matin ,  elle  reçut  de  bonne  heure,  par  le  premier 
courrier,  la  réponse  qu'elle  attendait  et  qui  était  ainsi  conçue  : 

«  Cette  épreuve  serait  trop  forte  pour  mon  courage.  Je  ne  vous 
reverrai  pas;  si  je  vous  revoyais,  je  serais  un  homme  perdu.  » 

Cette  courte  réponse  causa  à  M"*  xMoriaz  une  déception  pleine 
d'amertume  et  mêlée  d'un  peu  de  colère.  Elle  tenait  à  la  main  un 
pinceau,  dont  elle  cassa  la  hampe  en  deux,  pour  se  consoler  appa- 
remment de  n'avoir  pu  briser  l'opiniâtre  et  orgueilleuse  volonté  du 
comte  Abel  Larinski.  Brise-t-on  le  fer  ou  le  diamant?  Le  facteur  lui 
avait  remis  en  même  temps  une  autre  lettre,  qu'elle  ouvrit  machi- 
nalement ,  pour  l'acquit  de  sa  conscience.  Elle  en  parcourut  des 
yeux  les  premières  lignes  sans  réussir  à  comprendre  un  mot  de  ce 
qu'elle  lisait.  Soudain  son  attention  s'éveilla,  son  visage  s'éclaircit, 
ses  yeux  s'enflammèrent.  Cette  lettre,  qu'un-e  providence  secourable 
lui  envoyait  comme  une  ressource  suprême  dans  sa  détresse,  était 
de  la  main  de  M"'  Galet,  et  voici  ce  qu'écrivait  cette  fleuriste  émé- 
rite  de  la  rue  Mouffetard  : 


302  REVDE   DES   DEUX  MONDES. 

((  Ma  chère  demoiselle,  j'apprends  que  vous  êtes  de  retour;  quel 
bonheur  pour  moi,  et  qu'il  me  tarde  de  vous  revoir!  Vous  êtes 
mon  ange,  que  je  voudrais  voir  tous  les  jours  de  ma  vie,  et  le  temps 
m'a  paru  bien  long.  Quand  vous  entrez  dans  la  mansarde  de  la 
pauvre  infirme,  il  lui  semble  qu'il  y  a  au  ciel  trois  soleils  ;  quand 
vous  l'abandonnez,  il  fait  nuit  chez  elle  en  plein  midi.  M'"«  de  Lorcy 
a  été  bien  bonne  pour  moi.  Gomme  mon  ange  le  lui  avait  recom- 
mandé, elle  est  venue,  il  y  a  quinze  jours,  me  payer  le  quartier 
échu  de  ma  pension.  C'est  une  personne  bien  charitable  et  qui  a  de 
bien  belles  robes;  mais  elle  est  un  peu  dure  pour  les  pauvres  gens. 
Elle  questionne  beaucoup,  elle  veut  tout  savoir.  Elle  m'a  reproché 
que  je  dépensais  trop,  que  j'aimais  le  luxe,  et  vous  savez  ce  qu'il 
en  est.  Elle  ignore  comme  tout  a  renchéri,  que  la  viande  et  les 
pommes  de  terre  sont  hors  de  prix,  que  dans  ce  moment  les  œufs  coû- 
tent un  franc  cinquante  centimes  la  douzaine.  D'ailleurs  une  pauvre 
créature,  privée  des  deux  jambes  comme  moi,  ne  peut  pas  faire 
elle-même  son  marché.  Il  est  possible  que  ma  femme  de  ménage 
ne  s'entende  pas  à  acheter;  je  lui  fais  des  scènes  quand  par  hasard 
elle  ni'apporte  des  primeurs;  le  bon  Dieu  peut  me  rendre  ce  témoi- 
gnage que  je  ne  suis  pas  sur  ma  bouche. 

(c  La  bonne  M'"®  de  Lorcy  m'a  grondée  aussi  à  cause  d'un  bou- 
quet de  camellias,  qu'elle  a  vu  sur  ma  table,  tout  pareil  à  celui  dont 
j'avais  remercié  mon  ange;  je  ne  sais  pas  ce  qu'elle  est  allée  s'ima- 
giner. Eh  bien!  ma  chère  demoiselle,  j'ai  appris  depuis  que  ces 
camelHas  doubles,  aux  fleurs  rouges  panachées  de  blanc,  me  ve- 
naient d'un  homme,  car  à  présent  les  hommes  se  mettent  à  me 
donner  des  bouquets  et  à  me  faire  des  visites;  c'est  un  peu  tard. 
Celui  dont  je  parle  s'est  présenté  un  matin  en  me  disant  que  vous 
lui  aviez  parlé  de  moi,  qu'il  voulait  s'assurer  que  je  me  portais 
bien  et  que  rien  ne  me  manquait.  Il  est  revenu  plusieurs  fois ,  en 
me  faisant  toujours  des  gâteries.  La  plus  belle  qu'il  m'a  faite  a  été 
de  m'apprendre  que  mon  ange  était  de  retour.  Quel  homme!  il  des- 
cend tout^droit  du  ciel.  En  soir,  que  j'étais  malade,  il  m'a  donné 
lui-même  mes  tisanes,  et  si  je  l'avais  laissé  faire,  il  m'aurait  veil- 
lée. Vous  me  direz  qui  c'est,  car  cela  m'intrigue  beaucoup.  Il  a  la 
tête  d'un  beau  lion,  aus&i  généreux  que  beau,  mais  bien  triste.  Il 
doit  avoir  quelque  gros  chagrin.  Le  malheur  est  qu'il  ne  me  gâtera 
plus;  c'est  bien  fmi  maintenant.  Il  doit  partir  dans  deux  jours;  il 
m'a  annoncé  qu'il  viendra/it  me  faire  ses  adieux  demain  dans  l'a- 
près-midi. 

«  A  bientôt,  n'est-ce  pas?  ma  obère  demoiselle.  Je  grille  d'envie 
de  vous  embrasser,  puisque  vous  me  permettez  de  vous  embrasser. 
Vous  êies  mon  ange  et  mon  soleil ,  et  je  suis  votre  très  humble  et 
très  dévouée  servante.  «  Louise  Galet.  » 


SAMUEL    BROIIL    ET    COMPAGNIE.  303 

La  lettre  de  M"«  Louise  Galet  ne  contenait  rien  que  d'exact,  hor- 
mis peut-être  le  passage  relatif  aux  primeurs  et  aux  prtHendues 
scènes  qu'elle  faisait  à  sa  chambrière.  Si  la  vertu  de  la  bonne  de- 
moiselle n'avait  pas  un  passé  absolument  irréprochable,  elle  ne 
laissait  pas  d'avoir  des  principes  et  elle  ne  mentait  jamais;  seule- 
ment elle  ne  disait  pas  tout,  en  racontant  elle  omettait  certains 
détails.  Elle  n'avait  eu  garde  d'ajouter  par  manière  d'apostille  que 
son  épître  lui  avait  rapporté  gros.  Elle  l'avait  écrite  à  l'instigation 
de  Samuel  Brohl,  qui  ne  s'était  point  expliqué  sur  ses  desseins. 
Elle  en  avait  deviné  quelque  chose,  étant  une  assez  fine  mouche.  11 
s'était  recommandé  à  sa  discrétion,  qu'il  avait  payée  en  espèces. 
La  somme  était  ronde;  M"°  Galet  l'avait  d'abord  refusée,  elle  avait 
fini  par  l'accepter  avec  une  tendre  gratitude.  Les  gâteries  et  les 
bons  comptes  font  les  bons  amis. 

Une  idée  audacieuse  vint  subitement  à  M"*  Moriaz;  le  temps  pres- 
sait, et  elle  n'en  était  plus  à  reculer  devant  une  audace.  Elle  fit  at- 
teler son  coupé.  M.  Moriaz  venait  de  sortir  pour  faire  une  visite 
dans  le  voisinage.  Elle  mit  son  absence  à  profit  et  pria  M"*"  Moise- 
ney  de  s'habiller  en  hâte  pour  l'accompagner  à  Paris,  où  elle  avait 
à  conférer  avec  sa  couturière.  Dix  minutes  plus  tard,  elle  montait 
en  voiture,  après  avoir  enjoint  à  son  cocher  d'aller  comme  le  vent. 

Sa  couturière  ne  la  retint  pas  longtemps;  de  la  rue  de  la  Paix, 
elle  se  fit  conduire  au  n°  "27  de  la  rue  Mouffetard.  Elle  ne  voulut 
jamais  souffrir  que  M"""  Moiseney,  qui  avait  le  souffle  court,  grimpât 
à  sa  suite  jusqu'au  cinquième  étage  qu'habitait  M"*  Galet;  elle  lui 
intima  l'ordre  exprès  de  rester  en  bas  et  de  l'attendre  paisiblement 
dans  le  coupé. 

Elle  gravit  lestement  l'escalier;  elle  rencontra  en  chemin  une  ser- 
vante qui  lui  apprit  que  M'^*  Galet,  un  peu  indisposée,  s'était  mise 
sur  son  lit  et  faisait  la  sieste,  mais  qu'elle  trouverait  la  clé  dans  la 
serrure.  L'appartement  où  M''°  Moriaz  avait  affaire  se  composait  de 
trois  pièces,  d'un  vestibule  servant  de  cuisine,  d'un  petit  salon  et 
d'une  chambre  à  coucher.  Elle  s'arrêta  quelques  instans  dans  le 
vestibule  pour  reprendre  haleine,  pour  rassembler  son  courage, 
pour  mettre  un  peu  d'ordre  dans  ses  idées;  elle  avait  deviné  qu'il 
y  avait  quelqu'un  dans  le  salon.  Elle  y  entra,  M"^  Galet  n'y  était  pas, 
mais  il  y  était,  lui,  cet  homme  qu'elle  était  venue  chercher.  Appa- 
remment il  attendait  que  la  maîtresse  du  logis  se  fût  réveillée.  En 
apercevant  la  femme  qu'il  avait  juré  de  ne  jamais  revoir,  il  frémit 
et  chercha  des  yeux  une  issue  pour  s'évader;  il  n'y  en  avait  point. 
Debout  devant  la  porte,  Antoinette  lui  barrait  le  passage.  Elle  le 
regardait  et  se  sentit  presque  certaine  de  sa  victoire;  il  avait  l'air 
d'un  vaincu,  et  sa  défaite  ressemblait  à  une  déroute. 

Elle  se  croisa  les  bras,  se  prit  à  sourire  eli  dit  d'une  voix  ferme, 


304  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

un  peu  railleuse  :  —  C'est  ainsi  que  vous  me  volez  mes  pauvres  !  Il 
est  vrai  que  c'est  pour  les  fleurir.  Avouez  qu'il  y  a  un  peu  d'hypo- 
crisie dans  votre  vertu.  M""  Galet  ne  s'est  pas  doutée  que  ces  fameux 
camellias,  c'est  à  moi  que  vous  les  donniez.  Des  bouquets  de  soixante 
francs  !  vraie  folie.  Comme  vous  méprisez  l'argent  !  Pourquoi  donc 
ne  méprisez- vous  pas  le  mien?  Il  vous  fait  peur,  vous  craindriez  de 
vous  brûler  les  doigts  en  y  touchant.  Vous  ne  voulez  pas  m'aider  à 
le  jeter  par  les  fenêtres?  Ce  seront  vos  pauvres  et  les  miens  qui  le 
ramasseront.  Dites,  vous  ne  voulez  pas?  Ma  fortune  n'est  pas  grand'- 
chose;  mais  il  est  certain  que  je  ne  suffis  pas  à  la  dépenser;  il  y  en  a 
pour  deux,  pour  deux  qui  ne  seraient  qu'un.  Vous  ne  pouvez  con- 
sentir à  ce  partage?  Vous  êtes  trop  fier  pour  cela.  Avant- hier,  vous 
avez  joué  la  comédie,  vous  ne  m'aimez  point.  Il  en  coûte  peu  de  de- 
voir quelque  chose  à  ce  qu'on  aime. 

Il  fit  un  geste  de  désespoir  et  s'écria  :  —  Je  vous  en  supplie, 
laissez-moi  partir. 

—  Tout  à  l'heure;  je  veux  vous  dire  auparavant  tout  ce  que  j'ai 
sur  le  cœur.  Je  fais  peu  de  cas  de  votre  prétendue  fierté;  c'est  de 
l'orgueil.  Oui,  votre  orgueil  est  votre  dieu,  un  triste  dieu!  Et  quant 
à  la  Pologne... 

Il  tressaillit  à  ce  mot.  Après  un  silence  :  —  C'est  elle-même  qui 
vous  donne  ou  plutôt  qui  vous  prête  à  moi,  continua-t-elle.  Je 
vous  jure  que,  si  jamais  elle  a  besoin  de  vous,  je  lui  dirai  :  Le  voilà, 
tu  peux  le  reprendre,  —  et  que  je  vous  dirai  à  vous-même  :  Elle 
vous  réclame,  partez...  Mais  parlez-moi  donc  et  regardez-moi, 
vous  n'en  mourrez  pas.  Je  vous  fais  bien  peur?  Ce  que  vous  dites 
aux  autres,  ayez  le  courage  de  me  le  dire  à  moi-même. 

Il  se  laissa  tomber  sur  une  chaise,  où  il  demeura  les  bras  pen- 
dans,  la  tête  basse,  et  il  murmura  :  —  Je  savais  bien  que,  si  je 
vous  revoyais,  j'étais  un  homme  perdu. 

—  Dites  plutôt  un  homme  sauvé.  Vous  aviez  l'esprit  malade,  je 
vous  ai  guéri.  Je  fais  des  miracles;  vous  avez  pris  un  jour  la  peine 
de  me  l'écrire...  Voulez-vous  me  toucher  la  main?  cela  ne  vous  en- 
gage à  rien,  vous  pourrez  toujours  me  la  rendre. 

Il  prit  cette  main  qu'elle  lui  tendait;  il  ne  la  porta  pas  à  ses  lè- 
vres, mais  il  la  garda  dans  la  sienne.  —  Écoutez-moi,  reprit-elle. 
Aujourd'hui  même,  tout  à  l'heure,  vous  partirez  pour  Cormeilles, 
et  vous  direz  à  mon  père  :  Elle  m'a  donné  la  main,  je  l'ai  trouvée 
bonne  à  gard^T,  laissez-la  moi...  Est-ce  convenu?  m'obéirez-vous? 

Il  s'écria  :  —  Vous  êtes  là,  vous  me  parlez,  le  monde  a  disparu, 
je  ne  crois  plus  qu'en  vous  ! 

—  A  la  bonne  heure.  Quand  on  s'explique,  on  s'entend;  mais  il 
faut  se  voir,  c'est  l'affaire  essentielle.  Puisque  vous  êtes  si  sage 
quand  vous  me  voyez,  je  veux  que  vous  me  voyiez  toujours.  Tenez! 


SAMUEL  BROHL  ET  COMPAGNIE.  305 

Elle  lui  présenta  un  médaillon  qui  renfermait  son  portrait,  puis 
elle  gagna  la  porte.  Arrivée  sur  le  seuil,  elle  se  retourna.  —  Vous 
direz  k  M"«  Galet  que  j'ai  respecté  son  sommeil,  que  je  reviendrai 
demain.  M"'  Moiseney  m'attend  et  s'ennuie.  J'ai  votre  parole;  à  ce 
soir!  Je  me  sauve. 

Et  elle  se  sauva  ou  s'envola. 

Au  retour  comme  à  l'allée,  le  cocher  mit  ses  chevaux  sur  les 
dents,  et  on  arriva  à  Gormeilles  avant  que  le  potage  fût  froid.  Tou- 
tefois M.  Moriaz  avait  eu  le  temps  de  s'inquiéter.  Il  ne  se  mit  pas  à 
table  sans  avoir  questionné  M"^  Moiseney;  ne  sachant  rien,  elle  ne 
put  rien  lui  apprendre;  mais  elle  lui  répondit  avec  cet  air  de  mys- 
tère sous  lequel  elle  déguisait  ses  ignorances.  Il  se  promit  d'inter- 
roger Antoinette  après  le  dîner.  Elle  le  prévint  en  le  prenant  à  part 
et  en  lui  racontant  ce  qui  s'était  passé. 

—  Je  suppose,  lui  dit-elle,  que  désormais  vous  croyez  à  sa  fierté 
et  à  son  désintéressement.  Je  vous  avais  prévenu  que  je  devrais 
me  mettre  à  ses  genoux  pour  l'obliger  à  m' épouser. 

Il  ne  put  réprimer  un  mouvement  d'indignation  : — Oh!  rassurez- 
vous,  reprit-elle,  c'est  une  manière  de  parler.  Il  était  à  mes  pieds, 
et  j'étais  debout. 

M.  Moriaz  ouvrit  trois  fois  la  bouche  et  la  referma  trois  fois,  sans 
avoir  rien  dit.  Il  se  contenta  de  faire  un  geste  qui  signifiait  :  —  Le 
dé  en  est  jeté;  arrive  ce  qu'il  pourra. 

Samuel  Brohl  avait  tenu  religieusement  sa  parole.  Après  avoir 
fait  une  toilette  de  circonstance,  il  s'était  rendu  par  le  chemin  de 
fer  à  Argenteuil,  où  il  avait  pris  une  voiture.  Il  arriva  à  Gormeilles 
au  coup  de  neuf  heures.  Il  fut  introduit  dans  le  salon,  où  M.  Moriaz 
l'attendait  en  lisant  son  journal.  Samuel  était  pâle  et  ses  lèvres 
tremblaient  d'émotion.  Il  salua  profondément  M.  Moriaz  et  lui  dit: 

—  Il  me  semble,  monsieur,  que  je  suis  un  criminel  ;  de  grâce, 
refusez-la-moi. 

M.  Moriaz  lui  répondit  :  —  Effectivement,  monsieur,  vous  arrivez, 
selon  le  mot  de  l'Évangile,  comme  un  larron  pendant  la  nuit;  mais 
je  n'ai  rien  à  vous  refuser.  Vous  n'êtes  pas  le  gendre,  je  l'avoue, 
sur  qui  j'avais  jeté  les  yeux.  Il  n'importe,  ma  fille  s'appartient,  elle 
est  maîtresse  de  ses  actions,  et  je  n'ai  pas  de  raisons  de  croire 
qu'elle  se  soit  trompée  dans  son  choix.  Vous  êtes  un  homme  de  goût 
et  d'honneur,  et  vous  savez  le  prix  de  ce  qu'on  vous  donne.  Si  vous 
rendez  Antoinette  heureuse,  vous  aurez  en  moi  un  ami  chaud.  J'ai 
tout  dit,  supposons  que  vous  m'ayez  répondu  et  parlons  d'autre 
chose. 

Samuel  Brohl  se  tint  pour  averti;  il  n'insista  pas  davantage  et 
parla  d'autre  chose.  Il  savait  joindre  l'agrément  à  la  dignité.  Il  fut 

TOME  XX.  —  1877.  20 


306  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

aussi  aimable,  aussi  gracieux  que  sa  vive  émotion  le  lui  permettait. 
M.  Moriaz  dut  se  confesser  à  lui-même  que  le  comte  Larinski  était 
de  bonne  compagnie  à  Cormeilles  autant  qu'à  Saint-Moritz  et  n'a- 
vait pas  d'autre  tort  que  de  s'être  avisé  de  devenir  son  gendre. 

Leur  entretien  se  prolongea.  Pendant  ce  temps,  Antoinette  se 
promenait  sur  le  devant  de  la  maison,  humant  l'air  parfumé  de  jas- 
min, racontant  son  cœur  à  la  nuit  et  aux  étoiles.  Elle  n'était  trou- 
blée dans  son  heureuse  rêverie  que  par  le  vol  incessant  d'une 
chauve-souris  qui  se  promenait  sur  ses  ailes  tremblotantes,  allant 
et  venant  d'un  bout  à  l'autre  de  la  terrasse.  Le  monstre  impur  sem- 
blait la  rechercher,  il  tournoyait  autour  d'elle  avec  obstination,  et 
il  se  permit  de  frôler  ses  cheveux  au  passage;  Antoinette  crut  dis- 
tinguer sa  face  hideuse,  ses  abajoues,  ses  longues  oreilles,  et  elle 
s'écarta  en  tressaillant. 

Elle  entendit  le  bruit  d'un  pas  sur  le  gravier.  Samuel  Brohl  avait 
pris  congé  de  M.  Moriaz  et  traversait  la  terrasse  pour  regagner  sa 
voiture.  Il  reconnut  Antoinette,  s'approcha  d'elle  et  lui  passa  au- 
tour du  poignet  un  bracelet  qu'il  tenait  à  la  main,  en  lui  disant: 
—  Que  pourrais-je  vous  donner  qui  valût  le  médaillon  que  vous  avez 
daigné  m'offrir  et  qui  ne  me  quittera  jamais?  Cependant  voici  un 
bijou  qui  a  pour  moi  beaucoup  de  prix.  Ma  mère  l'aimait,  elle  a  tou- 
jours refusé  de  s'en  défaire,  même  dans  le  temps  de  ses  plus  grandes 
détresses;  elle  le  portait  à  son  bras  quand  elle  est  morte. 

Nous  ne  sommes  pas  faits  tout  d'une  pièce,  et  il  n'est  pas  d'ar- 
gile humaine  où  ne  soient  mêlées  quelques  paillettes  d'or.  Les  in- 
trigans,  comme  les  scélérats,  sont  capables  d'éprouver  par  instans 
un  sentiment  sincère  et  pur;  en  de  certaines  rencontres,  tout  homme 
vaut  mieux  que  lui-même.  Le  haut  du  visage  de  M"°  Moriaz  se  dé- 
robait dans  l'ombre  de  son  capuchon,  le  bas  était  éclairé  par  la  lune 
qui  se  levait  sur  les  collines;  Samuel  Brohl  contemplait  en  silence 
ce  capuchon  et  cette  figure;  Antoinette  lui  semblait  belle  comme 
une  apparition.  Pendant  deux  minutes,  il  oublia  qu'elle  avait  cent 
mille  hvres  de  rente  et  que,  selon  toute  vraisemblance,  M.  Moriaz 
mourrait  un  jour.  La  tête  lui  tourna  à  la  pensée  que  cette  femme 
l'aimait,  que  bientôt  elle  serait  à  lui.  Oui,  pendant  deux  minutes, 
Samuel  Brohl  fut  passionnément  amoureux  de  M"''  Moriaz,  comme 
aurait  pu  l'être  le  comte  Larinski. 

Il  ne  put  résister  au  sentiment  qui  le  transportait.  Il  enlaça  dans 
ses  bras  la  taille  souple  d'Antoinette  et  déposa  sur  la  racine  de  ses 
cheveux  un  baiser  de  flamme,  un  baiser  vraiment  polonais.  Elle  ne 
se  défendit  point;  mais  dans  ce  moment  la  chauve-souris  qui  l'avait 
déjà  obsédée  de  sa  compagnie  revint  à  la  charge,  la  frappa  en  plein 
visage  et  demeura  attachée  à  son  capuchon.  Antoinette  sentit  le 
froid  de  ses  ailes  membraneuses,  de  ses  ongles  crochus.  Elle  arra- 


SAMUEL    BROHL    ET    COMPAGNIE.  307 

cha  vivement  sa  capeline,  qu'elle  rejeta  loin  d'elle.  Samuel  Brohl 
s'élança  pour  la  ramasser,  la  pressa  sur  ses  lèvres  et  se  sauva  comme 
un  voleur  emportant  son  butin. 

Lorsqu' Antoinette  rentra  dans  le  salon,  elle  y  trouva  M"^  Moise- 
ney,  dont  la  joie  éperdue  et  bruyante  venait  de  mettre  en  fuite 
M.  Moriaz.  Cette  fois,  31"''  Moiseney  savait  tout.  Elle  avait  vu  arriver 
Samuel  Brohl,  elle  n'avait  pu  résister  à  sa  curiosité  surexcitée;  sans 
scrupule  elle  avait  écouté  aux  portes.  Elle  se  jeta  sur  Antoinette, 
l'attira  sur  son  cœur  et  s'écria  :  —  Ah  !  ma  chère,  oh  !  ma  chère! 
n'avais-je  pas  toujours  dit  que  cela  finirait  ainsi? 

M'^*  Moriaz  se  hâta  de  se  dégager  de  ses  embrassemens;  elle  avait 
besoin  d'être  seule.  En  rentrant  dans  sa  chambre,  elle  en  fit  le  tour; 
il  lui  sembla  que  les  meubles,  les  étagères  chargées  de  bibelots,  la 
tenture  de  soie  blanche  rayée  de  rose,  les  rideaux  de  mousseline  de 
son  lit,  le  grand  crucifix  d'argent  accroché  à  la  muraille  du  fond,  la 
regardaient  avec  étonnement,  l'interrogeaient,  lui  disaient  :  —  Que 
s'est-il  donc  passé?  —  Elle  répondait  :  —  Yous  avez  raison,  il  s'est 
passé  quelque  chose. 

Elle  demeura  en  contemplation  devant  un  portrait  de  sa  mère, 
qu'elle  avait  perdue  bien  jeune  :  —  On  m'assure,  lui  dit-elle,  que 
vous  étiez  une  grande  liseuse  de  romans.  Je  ne  les  aime  guère,  je 
n'en  lis  point;  mais  je  viens  d'en  faire  un,  dont  vous  ne  seriez  pas 
mécontente.  Cet  homme  vous  étonnerait  un  peu,  il  vous  plairait 
davantage  encore.  Il  y  a  quelques  heures,  il  était  à  jamais  perdu 
pour  moi.  J'ai  payé  d'audace,  je  suis  allée  le  chercher,  et  quand  il 
m'a  vue,  il  s'est  rendu.  Tantôt,  il  était  avec  moi  sur  la  terrasse  ; 
ses  lèvres  se  sont  posées  là,  à  la  racine  de  mes  cheveux,  et  j'ai  fris- 
sonné de  la  tête  aux  pieds.  Ne  vous  indignez  pas  ;  ce  sont  des  lèvres 
si  pures  et  si  loyales  !  Le  charbon  sacré  les  a  touchées  ;  elles  n'ont 
jamais  menti,  jamais  il  n'en  tombe  que  de  nobles  et  fières  paroles, 
elles  racontent  modestement  une  vie  sans  tache.  Que  n'êtes-vous 
ici?  j'aurais  mille  choses  à  vous  dire,  que  vous  seule  pourriez  com- 
prendre, les  autres  ne  me  comprennent  pas. 

Elle  commença  sa  toilette  de  nuit.  Quand  elle  eut  défait  ses  che- 
veux, elle  se  souvint  qu'il  y  avait  dans  la  chambre  quelqu'un  qui 
comprend  tout  et  à  qui  elle  n'avait  encore  rien  dit.  Elle  s'agenouilla, 
et  les  épaules  nues,  les  mains  jointes,  son  regard  fixé  sur  le  crucifix 
d'argent,  elle  dit  tout  bas  :  —  Pardonnez-moi,  je  vous  oubliais, 
vous  qui  ne  m'avez  jamais  oubliée.  Grâces  vous  soient  rendues, 
vous  avez  exaucé  mes  désirs,  vous  m'avez  donné  le  bonheur  que  je 
rêvais,  sans  oser  vous  le  demander.  Ah!  oui,  je  suis  heureuse,  par- 
faitement heureuse.  Je  vous  promets  que  je  répandrai  ma  joie  sur 
les  petits  et  les  malheureux  de  ce  monde;  je  les  aimerai  encore  plus 
que  je  ne  les  aimais.  Lorsqu'on  leur  donne  à  boire  et  à  manger,  on 


308  REYUE    DES    DEUX   MONDES. 

VOUS  donne  à  boire  et  à  manger  à  vous-même,  et  quand  on  leur 
donne  des  fleurs,  cette  couronne  d'épines  qui  fait  saigner  votre 
front  se  met  subitement  à  fleurir.  Je  leur  donnerai  des  fleurs  et  du 
pain.  On  a  beau  dire,  vous  n'êtes  pas  un  Dieu  jaloux.  Si  plein  que 
soit  mon  cœur,  vous  savez  qu'il  y  aura  toujours  de  la  place  pour 
vous,  et  que  vous  ne  frapperez  jamais  à  la  porte,  sans  que  je  vous 
crie  :  Entrez,  la  maison  et  tout  ce  qu'il  y  a  dedans  vous  appartien- 
nent; mon  bonheur  vous  bénit,  bénissez-le  ! 

Pendant  que  M"*  Moriaz  causait  avec  un  crucifix,  Samuel  Brohl 
roulait  sur  la  grande  route,  longue  de  six  kilomètres,  qui  conduit  de 
Cormeilles  à  Argenteuil.  11  avait  la  tête  haute,  le  regard  en  feu,  des 
bourdonnemens  dans  les  tempes,  et  il  lui  semblait  que  sa  poitrine 
dilatée  aurait  pu  contenir  un  monde.  11  parlait  tout  seul,  marmot- 
tant toujours  la  même  phrase.  —  Elle  est  à  moi  1  disait-il  aux  pas- 
sans,  aux  vignes  qui  bordaient  le  chemin,  à  la  colline  de  Sannois,  au 
moulin  de  Trouillet  dont  la  vague  silhouette  se  détachait  sur  le 
ciel.  —  Elle  est  à  moi!  disait-il  à  la  lune,  qui  ce  soir-là  ne  brillait 
que  pour  lui,  dont  la  seule  occupation  était  de  regarder  Samuel 
Brohl.  On  voyait  bien  qu'elle  était  dans  le  secret,  elle  savait  qu'a- 
vant peu  Samuel  Brohl  épouserait  M"^  Moriaz,  elle  en  était  char- 
mée, elle  s'était  mise  en  frais,  en  habits  de  fête  pour  célébrer  cette 
merveilleuse  aventure,  sa  grosse  face  rougeâtre  exprimait  la  sym- 
pathie et  la  joie. 

Quoiqu'il  eût  exhorté  son  cocher  à  faire  diligence,  Samuel  man- 
qua le  train,  qui  était  le  dernier.  Il  prit  le  parti  de  coucher  à  Ar- 
genteuil. Il  alla  demander  l'hospitalité  à  l'hôtel  du  Cœur-Volant, 
où  il  se  fit  servir  un  grand  bol  de  punch,  sa  boisson  favorite.  Il  se 
mit  au  lit  avec  l'espoir  d'y  faire  des  rêves  délicieux;  mais  son  som- 
meil fut  troublé  par  un  incident  fort  désagréable.  Aux  beaux  jours 
succèdent  parfois  de  vilaines  nuits,  et  l'auberge  du  Cœur-Volant 
était  destinée  à  laisser  de  méchans  souvenirs  à  Samuel  Brohl. 

Vers  quatre  heures  du  matin,  il  entendit  frapper  à  sa  porte,  et 
une  voix  qui  ne  lui  était  pas  inconnue  lui  cria  :  Ouvre  donc!  Il  fut 
saisi  d'une  insupportable  angoisse;  il  se  sentit  comme  paralysé,  il 
eut  grand'peine  à  se  mettre  sur  son  séant.  Il  se  rappela  qu'il  s'était 
enfermé  au  verrou;  cette  réflexion  le  rassura.  Quelle  ne  fut  pas  sa 
stupeur  en  voyant  le  verrou  glisser  dans  ses  crampons!  La  porte 
s'ouvrit,  quelqu'un  entra,  s'approcha  lentement  de  Samuel,  écarta 
les  rideaux  de  son  lit  et  se  pencha  vers  lui  en  le  regardant  avec  de 
grands  yeux  fixes,  qu'il  reconnut.  C'étaient  des  yeux  étranges, 
pleins  de  douceur  à  la  fois  et  de  feu,  d'audace  et  de  candeur;  un 
enfant,  une  grande  âme,  un  fou,  il  y  avait  tout  cela  dans  ce  regard. 

Samuel  Brohl  frissonnait.  Il  voulut  parler,  il  avait  la  langue  per- 
cluse. Il  fit  de  grands  efTorts  pour  la  dégourdir;  il  réussit  enfin  à 


SAMUEL   BROHL    ET   COMPAGNIE.  309 

remuer  les  lèvres,  et  il  murmura  :  —  C'est  toi,  Abel?  je  te  croyais 
mort. 

Évidemment  le  comte  Abel,  le  véritable  Abel  Larinski  n'était  pas 
mort.  Il  était  sur  ses  pieds,  il  avait  les  yeux  terriblement  ouverts 
et  n'avait  jamais  eu  meilleur  teint.  Il  faut  croire  qu'on  l'avait  en- 
terré vivant  et  qu'il  en  avait  appelé.  En  sortant  de  son  tombeau,  il 
en  avait  emporté  la  poussière  avec  lui;  ses  cheveux  étaient  couverts 
d'une  poudre  assez  singulière,  de  couleur  terreuse,  et  par  inter- 
valles il  se  secouait  comme  pour  la  faire  tomber. 

Du  reste,  l'expression  de  sa  figure  n'avait  rien  de  farouche  ni 
d'eflrayant;  un  sourire  moqueur,  un  peu  narquois,  se  jouait  sur  ses 
lèvres.  Après  un  long  silence,  il  dit  à  Samuel  :  —  Oui,  c'est  bien 
moi.  Tu  ne  m'attendais  pas? 

—  Es-tu  bien  sûr  que  tu  ne  sois  pas  mort?  reprit  Samuel. 

—  Parfaitement  sûr,  répondit-il  en  secouant  de  nouveau  la  tête 
pour  se  débarrasser  de  sa  poussière,  qui  l'incommodait.  Il  ajouta  : 
—  Est-ce  que  je  te  dérange,  Samuel  Brohl?  car  tu  t'appelles  Sa- 
muel Brohl;  c'est  un  joli  nom.  Pourquoi  m'as-tu  pris  le  mien?  Tu 
me  le  rendras. 

—  Pas  aujourd'hui,  lui  repartit  Samuel  d'une  voix  étranglée,  ni 
demain,  ni  après  demain,  mais  après  le  mariage. 

Le  comte  Abel  éclata  de  rire,  ce  qui  n'était  pas  dans  ses  habi- 
tudes et  surprit  beaucoup  Samuel.  Puis  il  s'écria  :  —  C'est  moi 
qu'elle  épouse,  elle  s'appellera  la  comtesse  Larinska. 

Tout  à  coup  la  porte  se  rouvrit,  et  M"""  Antoinette  Moriaz  parut, 
vêtue  de  blanc  comme  une  mariée,  une  couronne  sur  la  tête,  un 
bouquet  à  la  main.  Elle  se  dirigea  vers  Samuel,  mais  le  revenant 
l'arrêta  au  passage  en  lui  disant  :  —  Ce  n'est  pas  lui  que  vous  ai- 
mez, c'est  mon  histoire.  Ne  voyez-vous  pas  que  c'est  un  faux  Po- 
lonais? Son  père  était  un  Juif  allemand,  qui  tenait  un  cabaret.  C'est 
là  qu'a  grandi  ce  héros.  Je  veux  vous  raconter... 

Samuel  lui  mit  la  main  sur  la  bouche,  et  balbutia  :  —  Oh!  de 
grâce,  ne  dis  rien. 

Le  revenant  ne  laissa  pas  de  parler  et  poursuivit  :  —  Oui,  Samuel 
Brohl  est  un  héros.  Il  a  été  pendant  cinq  ans  l'amant  gagé  d'une 
vieille  femme,  et  il  a  rempli  tous  les  devoirs  de  sa  charge.  Ce  héros 
entretenu  n'a  pas  volé  son  argent.  Avez-vous  envie  de  vous  appeler 
M-»"  Brohl? 

A  ces  mots,  il  ouvrit  ses  bras  à  M"^  Moriaz,  qui  attachait  sur  lui 
des  yeux  aussi  étonnés  que  tendres,  et  l'ayant  pressée  contre  sa 
poitrine,  il  baisa  ses  cheveux  et  sa  couronne. 

Alors  Samuel  Brohl  recouvra  ses  forces,  la  vie,  le  mouvement.  Il 
sauta  à  bas  de  son  lit;  les  poings  serrés,  il  se  précipita  vers  Abel 
Larinski,  pour  lui  disputer  sa  proie.  Soudain  il  tressaillit  et  s'ar- 


310  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rêta;  il  venait  d'entendre  un  ricanement  aigu,  qui  partait  du  coin 
opposé  de  la  chambre.  11  se  retourna  et  il  aperçut  son  père,  coiffé 
d'un  bonnet  graisseux,  enveloppé  d'un  sale  cafetan,  qui  montrait  la 
corde.  C'était  bien  Jeremias  Brohl,  et  cette  nuit-là  tout  le  monde 
ressuscitait.  Le  petit  vieillard  continuait  de  ricaner;  puis,  d'une  voix 
aigre,  éraillée,  il  s'écria:  —  Schandbuhel  vennaledeiter  Schlingell 
îch  will  dich  zu  Brei  schlagml  ce  qui  voulait  dire  :  Mauvais  drôle, 
vilain  polisson ,  je  vais  te  réduire  en  cannelle.  C'était  une  phrase 
que  Samuel  avait  entendue  souvent  dans  son  enfance;  mais  si  blasé 
qu'il  pût  l'être  sur  les  aménités  paternelles,  quand  il  vit  son  père 
lever  sur  sa  tête  une  main  sèche  et  crochue,  il  laissa  échapper  un 
cri,  se  renversa  en  arrière  pour  éviter  le  coup,  s'embarrassa  les 
pieds  dans  les  bâtons  d'une  chaise,  trébucha  et  se  heurta  violem- 
ment contre  une  table. 

11  ouvrit  les  yeux  et  ne  vit  plus  personne.  Il  courut  à  la  fenêtre, 
poussa  le  volet;  l'aube  naissante  éclaira  la  chambre  de  sa  lumière 
grise.  Grâce  à  Dieu,  il  n'y  avait  personne.  La  vision  avait  été  si 
réelle  que  Samuel  Brohl  fut  quelque  temps  avant  de  reprendre  ses 
esprits  et  de  réussir  à  se  persuader  que  son  cauchemar  s'était  à  ja- 
mais dissipé,  que  les  fantômes  sont  des  fantômes,  que  les  cimetières 
ne  rendent  pas  leur  proie.  Quand  il  eut  acquis  cette  réjouissante 
conviction,  il  parla  à  ce  mort  qui  venait  de  lui  apparaître,  dont  la 
fâcheuse  visite  avait  troublé  indiscrètement  son  sommeil,  et  il  lui 
dit  avec  hauteur,  sur  un  ton  de  superbe  défi  :  —  Il  faut  en  prendre 
ton  parti ,  mon  pauvre  Abel ,  nous  ne  nous  reverrons  que  dans  la 
vallée  de  Josaphat;  j'ai  vu  tomber  sur  toi  vingt  pelletées  de  terre, 
tu  es  mort,  je  vis,  et  elle  est  à  moi. 

Là-dessus,  il  se  hâta  de  solder  sa  dépense  et  de  quitter  l'hôtel 
du  Cœur-Volant,  où  il  se  promit  de  ne  jamais  remettre  les  pieds. 

Au  même  instant,  M.  Moriaz,  qui  se  levait  de  bonne  heure,  était 

c<ci  é  à  crire  la  lettre  que  voici  : 

u  C'en  est  fait,  ma  chère  amie,  j'ai  lâché  pied;  il  n'y  a  pas  à 
m'en  dédire.  INe  me  reprochez  pas  ma  faiblesse;  que  pouvais -je 
faire?  Quand  on  a  été  pendant  vingt  ans  le  plus  soumis  des  pères, 
on  ne  s'émancipe  pas  du  jour  au  lendemain;  je  n'ai  jamais  fait  de 
barricades ,  ce  n'est  pas  à  mon  âge  qu'on  apprend  ce  métier.  Eh  ! 
mon  Dieu,  qui  sait  après  tout  si  son  cœur  ne  l'a  pas  bien  conseillée, 
si  un  jour  elle  n'aura  pas  raison  contre  nous  tous?  Il  faut  avouer 
que  ce  diable  d'homme  a  du  charme.  Je  ne  lui  connais  qu'un  dé- 
faut :  il  a  le  tort  d'exister;  c'est  un  tort  grave,  j'en  conviens,  mais 
je  n'ai  jusqu'aujourd'hui  pas  d'autre  reproche  à  lui  faire. 

«  Quand  on  a  perdu  une  bataille,  il  ne  faut  plus  songer  qu'à  opé- 
rer sa  retraite  en  bon  ordre.  Le  comte  Larinski ,  j'ai  le  regret  de 


SAMUEL    BROHL    ET    COMPAGNIE.  311 

VOUS  l'apprendre,  est  muni  de  toutes  les  pièces  nécessaires,  il  a 
dans  son  bagage  son  extrait  de  naissance,  l'acte  de  décès  de  son 
père  et  de  sa  mère.  Il  n'y  a  pas  d'incident  à  faire  naître  de  ce  côté, 
et  mon  futur  gendre  ne  m'aidera  pas  à  gagner  du  temps.  Le  seul 
point  sur  lequel  nous  devions  désormais  porter  toute  notre  atten- 
tion, c'est  le  contrat.  Nous  ne  saurions  prendre  trop  de  précautions, 
trop  de  sûretés;  il  importe  que  ce  Polonais  ait  les  mains  absolu- 
ment liées.  Si  vous  me  le  permettez,  j'irai  vous  prier  un  de  ces 
jours  d'en  conférer  avec  moi  et  avec  mon  notaire,  qui  est  aussi  le 
vôtre.  J'ose  espérer  que  sur  ce  point  Antoinette  consentira  à  se  gou- 
verner par  nos  conseils. 

«  Je  ne  suis  pas  gai,  ma  chère  amie;  mais,  étant  né  philosophe, 
je  prends  mon  mal  en  patience  et  je  relirai  tout  à  l'heure  le  Monde 
comme  il  va  ou  la  vision  de  Babour,  pour  tâcher  de  me  persuader 
que,  si  tout  n'est  pas  bien,  tout  est  supportable.  » 

M.  Moriaz  reçut  dans  la  soirée  de  ce  même  jour  la  réponse  sui- 
vante : 

«  Je  ne  vous  pardonnerai  jamais.  Vous  êtes  un  grand  chimiste, 
j'y  consens,  mais  un  triste,  un  déplorable  père.  Votre  faiblesse,  qui 
mériterait  un  autre  nom ,  est  sans  excuse.  Il  fallait  résister,  tenir 
bon  jusqu'au  bout;  Antoinette  ne  se  serait  jamais  décidée  à  vous- 
adresser  des  sommations  respectueuses.  Elle  vous  aurait  fait  des 
scènes,  elle  vous  aurait  boudé,  elle  aurait  cherché  à  vous  attendrir 
par  ses  airs  de  veuve  éplorée,  elle  se  serait  habillée  de  crêpe  noir. 
Et  après?  le  grand  mal  !  Les  Artémise  sont  fort  ennuyeuses,  je  l'a- 
voue; maison  s'accoutume  à  tout.  Les  philosophes,  qui  dans  le  fond 
sont  des  indifférens,  doivent-ils  être  à  la  merci  d'une  bouderie  et 
d'une  robe  de  crêpe  noir?  Aussi  bien  le  noir  est  à  la  mode  aujour- 
d'hui, même  quand  on  n'est  pas  en  deuil. 

«  Que  parlez-vous  de  contrat!  Vous  plaisantez!  Se  défier  d'un 
Polonais,  prendre  des  précautions  contre  un  homme  antique,  — 
c*est  le  mot  de  l'abbé  MioUens,  —  contre  une  âme  aussi  noble  que 
grande,  y  songez-vous?  A  la  seule  pensée  que  vous  puissiez  soup- 
çonner son  désintéressement,  M.  Larinski  se  pâmera,  comme  il 
s'est  pâmé  dans  mon  salon;  c'est  sa  méthode,  qui  est  bonne,  puis- 
qu'elle lui  réussit.  Point  de  contrat,  vous  dis -je;  mariez -les  en 
communauté,  et  que  Dieu  veille  au  grain  !  Les  folies  n'ont  de  beauté 
ni  de  mérite  qu'à  la  condition  d'être  complètes.  Ah  !  mon  brave 
homme,  la  Pologne  a  du  charme?  A  merveille,  avalez-la  tout  en- 
tière. Je  suis  bien  votre  servante.  » 

Victor  Gherbuliez. 

i^La  dernière  partie  au  prochain  numéro 


LES   SOUVENIRS 


CONSEILLER  DE  LÀ  REINE  VICTORIA 


VIII  \ 

LES    MARIAGES    ESPAGNOLS, 


La  réception  da  roi  Louis-Philippe  au  château  de  Windsor,  cette 
réception  qui,  rapprochée  de  la  visite  du  roi  de  Prusse  Frédéric- 
Guillaume  IV  et  de  la  visite  du  tsar  Nicolas  P'',  a  vraiment  l'éclat 
d'une  victoire,  nous  a  suggéré  cette  conclusion  toute  naturelle  :  il 
ne  reste  plus  qu'à  maintenir  cette  amitié,  à  poursuivre  ensemble 
les  grands  buts,  à  éviter  les  froissemens  sur  les  choses  de  second 
ordre.  C'est  un  programme  qui  s'offre  de  lui-même  à  l'esprit,  et  un 
programme  si  simple  que  l'exécution  en  semble  assurée  d'avance. 
D'où  vient  donc  que  dans  les  années  qui  suivent,  cette  amitié  se 
trouble,  des  visées  particulières  se  substituent  aux  grandes  ques- 
tions communes,  des  intérêts  de  second  ordre  font  oublier  l'intérêt 
permanent  des  deux  pays?  d'où  vient,  dis-je,  que  deux  années  à 
peine  après  ces  radieuses  journées  d'octobre  ISZiZi,  au  mois  d'oc- 
tobre 1846,  l'entente  cordiale  est  détruite? 

Ce  n'est  pas  seulement  l'entente  cordiale  qui  est  détruite,  ce  n'est 
pas  seulement  la  froideur  qui  succède  à  l'affection,  la  défiance  à  la 
sympathie;  les  meilleurs  esprits  de  l'Angleterre  se  demandent  avec 
inquiétude  si  la  guerre  ne  va  pas  éclater  au  premier  jour.  L'éditeur 
des  Mémoires  de  Stockmar  a  trouvé  dans  ses  papiers  la  note  ex- 
traordinaire que  voici  :  «  19  février  18Zi7.  J'ai  eu  hier  une  longue 

(1)  Voyez  la  Revue  du  i"  janvier,  du  1"  février,  du  1"  mars,  du  1"  mai,  du 
15  août,  du  1"  novembre  et  du  l*""  décembre  1876. 


LE    CONSEILLER    DE    LA.    REINE    VICTORIA.  313 

conversation  avec  Peel.  II  ne  croit  pas  au  maintien  de  la  paix.  Il 
trouve  une  hostilité  ouverte  dans  les  discours  de  Guizot  et  de  Bro- 
glie.  »  Quoi  !  un  discours  de  M.  le  duc  de  Broglie,  un  discours  de 
M.  Guizot,  au  mois  de  février  iS!i7,  ont  pu  produire  une  telle  im- 
pression sur  le  grand  et  sage  esprit  de  sir  Robert!  Que  se  passe-t-il 
donc  à  cette  date,  et  de  quels  discours  est-il  question? 

Il  s'agit  de  la  discussion  du  projet  d'adresse  par  la  chambre  des 
pairs  au  mois  de  janvier,  par  la  chambre  des  députés  au  mois  de 
février  1847,  et  particulièrement  du  long  débat  que  souleva  le 
paragraphe  3  relatif  aux  mariages  espagnols. 

Cette  affaire,  qui  a  tant  ému  l'Angleterre  et  la  France  dans  les 
deux  dernières  années  du  règne  de  Louis-Philippe,  a  déjà  été  ex- 
posée sous  bien  des  formes.  Des  deux  côtés  du  détroit,  bien  des 
documens  authentiques  ont  été  mis  au  jour  par  les  deux  gouverne- 
mens.  Sans  parler  des  ardentes  batailles  parlementaires  de  Paris  et 
de  Londres,  il  suffit  de  rappeler  les  papiers  d'état  publiés  à  cette 
occasion  par  le  foreign  office  et  l'important  récit  donné  par  M.  Guizot 
au  huitième  volume  de  ses  Mémoires,  récit  qu'il  avait  préparé  ici 
même  avec  autant  de  précision  que  de  force  dans  ses  belles  études 
sur  la  vie  politique  de  sir  Robert  Peel  (1).  Des  informations  d'un 
autre  ordre,  des  correspondances  royales  non  destinées  à  la  publi- 
cité, des  lettres  intimes  de  la  famille  du  roi  Louis-Philippe,  ont  été 
trouvées  aux  Tuileries  après  le  1h  février  18/i8,  ou  recueillies  çà  et 
là  parmi  les  épaves  de  la  monarchie  de  juillet.  De  toutes  ces  pages 
dispersées  par  l'ouragan  et  que  des  mains  trop  adroites  ont  rassem- 
blées (*2),  les  plus  intéressantes,  à  mon  avis,  ce  sont  les  pièces  qui 
se  rapportent  de  près  ou  de  loin  à  l'histoire  des  mariages  espagnols. 

Les  Mémoires  de  Stockmar  ajoutent-ils  quelque  chose  à  ces  ren- 
seignemens?  Non,  le  conseiller  de  la  reine  Victoria  n'a  point  de 
révélations  à  fournir  sur  une  affaire  débattue  au  grand  jour  de  la 
chambre  des  lords  et  de  la  chambre  des  communes;  il  nous  apporte 
seulement  ses  appréciations  personnelles  sur  le  rôle  des  principaux 
acteurs.  Au  milieu  de  ces  contradictions  passionnées,  il  y  a  un  point 
tout  particulièrement  aigu  et  douloureux.  Ce  n'est  plus  une  ques- 
tion politique,  c'est  une  question  d'honneur.  Le  roi  Louis-Philippe 
a-t-il  manqué  à  sa  parole?  M.  Guizot  a-t-il  joué  la  comédie?  est-ce 
le  gouvernement  français  qui  a  failli  être  dupe,  et  qui,  dégagé  de 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  1*'  septembre  1856,  Sir  Robert  Peel,  quatrième  partie, 
par  M.  Guizot. 

(2)  Revue  rétrospective,  ou  Archives  secrètes  du  dernier  gouvernement,  1830-1848, 
1  vol.  in-4";  Paris,  mars  1848.  —  Je  dis  des  mains  trop  adroites,  puisqu'il  est  certain 
que  les  éditeurs  ont  supprimé  beaucoup  de  choses  qui  pouvaient  compromettre  leurs 
amis  politiques.  On  fait  d'ordinaire  ces  publications-là  pour  insulter  à  un  gouverne- 
ment tombe,  et  presque  toujours,  si  elles  se  faisaient  sincèrement,  elles  ne  nuiraient 
qu'aux  éditeurs  eux-mêmes  ou  aux  gens  de  leur  parti. 


314  lUEVDE    DES    DEUX   MONDES, 

ses  promesses  par  la  mauvaise  foi  de  l'Angleterre,  n'a  plus  consulté 
que  ses  intérêts  propres,  sans  se  soucier  de  l'entente  cordiale? 
Est-ce  le  gouvernement  anglais  qui,  par  ses  manœuvres  perfides,  a 
poussé  la  France  à  bout  et  l'a  obligée  à  cette  éclatante  rupture? 
voilà  le  problème.  Stockmar  le  résout  à  sa  manière,  et  le  fils  de 
Stockmar,  appuyé  sur  les  notes  de  son  père,  intervient  dans  le 
débat  avec  une  telle  ardeur  qu'il  y  a  là  pour  ainsi  dire  une  ques- 
tion toute  nouvelle.  Il  faut  donc  reprendre  le  litige  à  ce  point  de  vue 
de  l'honneur  des  deux  gouvernemens  et  des  deux  cours.  S'il  y  a  des 
coupables,  quels  qu'ils  soient,  l'impartiale  histoire  doit  les  faire 
connaître. 

Est-il  besoin  de  dire  que  les  augustes  personnes  dont  le  nom  va 
être  si  souvent  prononcé,  la  reine  Isabelle  et  le  roi  son  époux,  le 
duc  de  Montpensier  et  l'infante  Luisa-Fernanda,  sont  tout  à  fait  en 
dehors  de  ce  débat?  Quand  M.  de  Stockmar,  aujourd'hui  comme  il 
y  a  trente  ans,  discute  la  \ieille  question  des  mariages  espagnols 
et  nous  oblige  à  le  suivre  sur  ce  terrain,  ce  n'est  pas  de  ces  ma- 
riages même  qu'il  s'agit;  il  s'agit  uniquement  des  procédés  réci- 
proques de  l'Angleterre  et  de  la  France,  il  s'agit  de  savoir  qui  est 
responsable  de  la  rupture  de  l'entente  cordiale. 

I. 

Le  18  octobre  18^6,  le  Moniteur  universel  contenait  une  longue 
description  des  deux  mariages  royaux  célébrés  huit  jours  aupara- 
vant à  la  cour  de  Madrid.  La  jeune  reine  d'Espagne,  Isabelle  II, 
venait  d'épouser  son  cousin  germain  don  François  d'Assise,  duc  de 
Cadix,  fils  aîné  de  l'infant  François  de  Paule,  —  et  sa  sœur,  l'in- 
fante Mana-Luisa-Fernanda,  venait  d'épouser  le  plus  jeune  des  fils 
du  roi  Louis-Philippe,  le  prince  Antoine-Marie-Philippe-Louis  d'Or- 
léans, duc  de  Montpensier. 

A  en  croire  la  feuille  officielle,  c'était  là  un  événement  du  pre- 
mier ordre  dans  l'histoire  de  la  monarchie  de  juillet.  Le  récit, 
quoique  tracé  avec  mesure,  révélait  un  sincère  enthousiasme.  D'ail- 
leurs, sans  parler  ni  du  cérémonial  éclatant,  ni  de  l'émulation  des 
vieilles  races  nobles,  ni  de  tout  ce  que  les  coutumes  nationales 
ajoutent  à  la  splendeur  de  ces  royales  fêtes,  que  de  motifs  pour  y 
prendre  intérêt  1  Gomment  ne  pas  être  touché  de  la  situation  des 
personnes  et  des  espérances  du  pays?  La  jeune  reine,  née  le  10  oc- 
tobre 1830,  se  mariait  le  jour  même  où  elle  accomplissait  sa  sei- 
zième année,  le  10  octobre  1846;  son  mari,  qui  se  trouvait  double- 
ment son  cousin  germain,  étant  fils  d'une  sœur  de  sa  mère  et  d'un 
frère  de  son  père,  était  âgé  de  vingt-quatre  ans  à  peine.  L'infante 
Fernanda  allait  avoir  quinze  ans,  le  duc  de  Montpensier  n'en  avait 


LE    CONSEILLER    DE   LA    REINE   VICTORIA.  315 

pas  vingt-deux.  Au  point  de  vue  extérieur,  tout  ici  respirait  la  jeu- 
nesse, et  il  n'y  avait  en  jeu  que  des  affections  de  famille.  En  outre, 
que  de  garanties  pour  le  bonheur  de  l'Espagne  !  La  jeune  reine 
n'était  encore  qu'un  enfant  de  trois  ans  lorsque  le  29  septembre 
1833  elle  avait  succédé  à  son  père  le  roi  Ferdinand  VII,  en  vertu 
de  l'ordre  de  succession  légitime  établi  par  la  coutume  du  royaume 
et  confirmé  par  le  décret  royal  du  29  mars  1830.  On  sait  avec 
quelle  ardeur  cet  ordre  fut  contesté  dès  le  lendemain  de  la  mort 
de  Ferdinand  VII.  Don  Carlos,  infant  d'Espagne,  frère  puîné  du  feu 
roi,  invoqua  la  loi  salique,  apportée  en  Espagne,  disaient  ses  parti- 
sans, par  la  dynastie  des  Bourbons,  et  se  considéra  dès  lors  comme 
l'héritier  légitime  de  la  couronne.  Cependant  Isabelle,  proclamée 
reine  d'Espagne  à  Madrid  le  2  octobre  1833,  avait  été  placée  sous 
la  tutelle  de  sa  mère  Marie-Christine,  nommée  régente  du  royaume. 
Ce  fut  le  signal  de  la  guerre  civile,  —  non  pas  guerre  de  famille 
seulement,  l'oncle  d'un  côté,  la  nièce  de  l'autre,  —  mais  guerre  de 
deux  partis,  —  les  absolutistes  poussant  au  combat  l'indolent  don 
Carlos,  les  libéraux  s'attachant  à  la  cause  d'Isabelle  et  de  la  régente, 
sa  mère.  Est-il  besoin  de  rappeler  les  orages  de  cette  minorité,  les 
perpétuelles  vicissitudes  de  la  lutte,  tantôt  les  carlistes  marchant 
sur  Madrid  et  le  trône  d'Isabelle  menacé,  tantôt  les  vainqueurs 
prenant  la  fuite  et  les  vaincus  revenant  à  la  charge,  la  défaite 
d'hier  réparée  par  l'avantage  d'aujourd'hui,  l'impétueuse  poussée 
du  matin  amenant  la  reculade  du  soir,  rien  de  fait,  nulle  relâche, 
nul  résultit,  une  interminable  partie  d'échecs,  aussi  meurtrière 
que  fantasque,  enfin,  après  six  années  d'alternatives  sans  nombre, 
l'insurrection  réduite  à  néant  par  l'incapacité  de  don  Carlos  et  la 
mort  de  son  principal  champion,  l'intrépide  Zumalacarréguy,  le 
prétendant  obligé  de  chercher  un  refuge  en  France,  Espartero  écra- 
sant dans  les  provinces  basques  et  aragonaises  les  derniers  restes 
de  l'absolutisme?  Est-il  besoin  de  rappeler  aussi,  après  cette  vic- 
toire de  1839,  la  division  introduite  parmi  les  vainqueurs,  les  mo- 
dérés et  les  exaltés  aux  prises,  Marie-Christine  destituée  de  ses 
hautes  fonctions  par  les  cortès,  Espartero  investi  de  la  régence,  le 
successeur  de  Marie-Christine  renversé  à  son  tour,  puis,  sa  dé- 
chéance prononcée,  les  cortès,  au  lieu  d'élire  un  autre  régent,  pro- 
clamant la  majorité  d'Isabelle  âgée  seulement  de  douze  ans  et  demi? 
Sans  entrer  dans  le  détail  de  ces  événemens,  il  suffit  de  les  rappe- 
ler pour  faire  comprendre  l'intérêt  immense  que  présentait  le  ma- 
riage futur  de  la  jeune  reine.  Il  s'agissait  de  la  pacification  de  l'Es- 
pagne. Soutenu  mollement  par  les  modérés,  attaqué  sans  relâche 
par  les  exaltés,  le  gouvernement  d'Isabelle  avait  besoin- de  compter 
sur  une  grand.e  puissance  étrangère.  A  qui  devait-il  demander  ce 
patronage?  A  la  France  ou  à  l'Angleterre?  Telle  était  la  question. 


316  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

On  entrevoit  à  ce  seul  exposé  le  conflit  qui  va  surgir.  La  France 
ne  saurait  être  désintéressée  dans  une  pareille  affaire;  sans  y  être 
engagée  aussi  directement,  l'Angleterre,  selon  les  circonstances, 
aura  des  objections  graves  à  présenter.  La  France  de  1830,  gouver- 
née par  un  roi  de  la  maison  de  Bourbon,  pouvait-elle  consentir  à 
ce  qu'une  reine  d'Espagne,  une  Bourbon,  fût  mariée  à  un  prince 
d'une  maison  étrangère?  Non,  certes.  Un  sentiment  de  famille,  par- 
faitement d'accord  avec  l'intérêt  politique,  devait  inspirer  Louis- 
Philippe,  et,  pourvu  que  l'affaire  fût  conduite  d'une  main  délicate, 
il  était  impossible  de  ne  pas  apprécier  les  raisons  vraiment  royales 
qui  lui  dictaient  ses  résolutions.  D'autre  part,  l'Angleterre  pouvait- 
elle  permettre  que  l'Espagne  fût  trop  étroitement  unie  à  la  France, 
que  le  mari  de  la  reine  d'Espagne  fût  un  prince  français,  qu'un  fils 
du  roi  Louis-Philippe  partageât  la  fortune  d'Isabelle?  Pas  davan- 
tage. Des  deux  côtés,  il  y  avait  un  principe  à  maintenir  et  des  con- 
cessions à  faire. 

Les  notes  de  Stockmar  nous  apprennent  que  dès  l'année  18/iO, 
la  reine  d'Espagne  n'ayant  encore  que  dix  ans,  le  gouvernement 
français  se  préoccupait  déjà  de  son  mariage.  Lord  Palmerston  étant 
venu  à  Paris  vers  la  fin  de  cette  année,  M.  Guizot  s'entretint  avec 
lui  des  affaires  générales  de  l'Europe,  et,  arrivé  au  chapitre  de 
l'Espagne,  dit  simplement  ces  mots  :  a  La  reine  épousera  Cadix, 
ensuite  Montpensier  épousera  l'infante.  »  Cadix,  c'était  le  duc  de 
Cadix,  don  François  d'Assise,  fils  aîné  de  l'infant  don  François  de 
Paule,  celui  qui  en  effet  épousa  la  reine  six  ans  plus  tard,  le  10  oc- 
tobre ISliQ,  le  même  jour  que  le  duc  de  Montpensier  épousa  l'in- 
fante Luisa-Fernanda.  La  forme  de  cette  déclaration  :  a  La  reine 
épousera  Cadix,  ensuite  Montpensier  épousera  l'infante,  »  atteste 
que  ce  plan  venait  du  roi  Louis-Philippe.  M.  Guizot  ne  se  serait  pas 
exprimé  aussi  familièrement  s'il  eût  parlé  en  son  nom  propre;  il 
répète,  cela  est  évident,  les  mots  employés  par  le  roi,  et  c'est  le  roi 
lui-même  que  nous  entendons.  Là-dessus,  —  toujours  suivant  le 
récit  de  Stockmar,  —  lord  Palmerston  annonça  les  objections  que 
l'Angleterre  serait  obligée  de  faire  à  ce  projet  :  «  Fort  bien,  disait-il, 
c'est  un  Bourbon  d'Espagne,  d'après  votre  plan,  qui  épousera  la 
reine  d'Espagne;  mais  si  la  reine  vient  à  mourir?  si  elle  meurt  sans 
postérité?  Pouvons-nous  admettre  qu'un  Bourbon  de  France  épouse 
la  sœur  de  la  reine  d'Espagne,  celle  qui  lui  succéderait  en  cas  de 
malheur?  »  A  quoi  M.  Guizot  aurait  répondu  avec  une  merveilleuse 
assurance  :  «  La  reine  aura  des  en  fans  et  ne  mourra  point.  » 

Ce  pronostic  de  M.  Guizot,  pour  le  dire  en  passant,  s'est  réalisé 
de  tout  point.  L'enfant  dont  il  parlait  est  devenue  femme,  elle  a  eu 
beaucoup  d'enfans,  elle  vit  encore,  et  si  elle  ne  règne  plus  sur 
l'Espagne  depuis  la  révolution  de  septembre  1868,  c'est  son  fils,  le 


LE   CONSEILLER    DE    LA    REINE    VICTORIA,  317 

prince  Alphonse,  que  les  cortès  espagnoles,  après  avoir  essayé  de 
la  république,  après  avoir  tenté  ensuite  de  substituer  la  maison  de 
Savoie  à  la  maison  de  Bourbon,  sont  allés  chercher  en  exil  pour  lui 
rendre  le  trône  de  sa  mère.  Ce  n'est  pas  là  ce  qui  nous  frappe  le 
plus  dans  ce  singulier  entretien  de  M.  Guizot  et  de  lord  Palmers- 
ton.  L'entretien  a-t-il  eu  lieu  tel  qu'il  est  raconté?  Les  deux  illus- 
tres interlocuteurs  ont-ils  tenu  le  langage  qu'on  leur  prête?  Je  sais 
bien  que  c'est  un  point  difficile  à  élucider,  puisqu'ils  sont  morts 
l'un  et  l'autre.  Lord  Palmerston  et  M.  Guizot  auraient  pu  seuls  con- 
trôler les  assertions  de  Stockmar,  et  il  est  certain  qu'on  ne  trouve 
aucune  trace  de  ce  fait  ni  dans  les  Mémoires  de  notre  compatriote 
ni  dans  les  biographies  de  l'homme  d'état  anglais.  Cependant,  est- 
il  admissible  qu'on  invente  de  pareilles  choses?  N'est-il  pas  pro- 
bable que  Stockmar,  toujours  attentif,  toujours  aux  écoutes,  aura 
recueilli  ce  détail,  soit  de  Palmerston  lui-même,  soit  de  l'un  de 
ses  confidens,  et  qu'il  l'aura  noté  au  passage,  comme  il  faisait  sou- 
vent, sans  en  soupçonner  toute  la  valeur?  Cette  valeur  est  grande, 
on  le  verra  par  la  suite  de  notre  récit.  Les  paroles  de  M.  Guizot, 
si  elles  ont  été  prononcées  en  I8Z1O,  réduisent  à  néant  les  accusa- 
tions chicanières  de  Stockmar  commentées  et  envenimées  par  son 
fils.  Je  retiens  donc  la  note  comme  acquise  au  procès. 

C'est  en  1841  que  les  cabinets  de  Londres  et  de  Paris  commen- 
cèrent à  s'occuper  du  mariage  de  la  jeune  reine.  Les  conversations 
du  moins  devinrent  plus  sérieuses,  plus  précises;  on  ne  se  borna 
plus  à  des  paroles  fortuites  comme  dans  l'entretien  de  lord  Pal- 
merston avec  M.  Guizot.  Le  roi  Louis-Philippe,  sans  avoir  encore 
arrêté  les  détails  de  son  plan  de  conduite,  avait  fixé  des  règles  gé- 
nérales dont  il  était  résolu  à  ne  pas  se  départir.  Le  fils  du  baron 
de  Stockmar,  éditeur  de  ses  Mémoires,  prétend  que  le  roi  des  Fran- 
çais avait  conçu  l'idée  de  marier  la  reine  d'Espagne  avec  un  de  ses 
fils,  que  le  prince  destiné  par  lui  à  cette  alliance  était  le  duc  d'Au- 
male  et  qu'il  s'en  était  ouvert  à  la  reine  Marie-Christine.  Quelles 
sont  ici  les  autorités  de  M.  Ernest  de  Stockmar?  Je  ne  sais;  Louis- 
Philippe  a  toujours  affirmé  le  contraire,  M.  Guizot  a  toujours  répété 
l'affirmation  du  roi  avec  des  détails  qui  ne  laissent  prise  à  aucun 
doute.  Une  lettre  du  roi  à  M.  Guizot,  citée  dans  les  Mémoires  de  ce 
dernier,  contient  ces  paroles  expresses  :  «  Quand  j'ai  dit  à  lord  Cow- 
ley,  pour  la  trentième  fois,  que  je  n'avais  jamais  eu  le  moindre  at- 
trait pour  cette  alliance  et  que  tous  mes  fils  y  étaient  également 
contraires,  lord  Gowley  m'a  répété  avec  une  insistance  que  je  vous 
ai  même  signalée  :  Four  majesty  always  said  so  (1).  »  —  La  seule 
chose  qui  ait  pu  induire  en  erreur  M.  Ernest  de  Stockmar,  c'est 

(1)  «  Votre  majesté  m'a  toujours  parlé  ainsi.  »  Voyez  M.  Guizot,  Mémoires,  t.  VIII, 
p.  109. 


318  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

qu'à  cette  date,  en  18/il,  il  y  avait  en  Espagne  un  parti  nombreux, 
actif,  qui  désirait  manifestement  le  duc  d'Aumale.  L'éclat  militaire 
du  jeune  oflficier  de  l'armée  d'Afrique  avait  excité  en  sa  faveur  des 
sympathies  ardentes.  Il  est  impossible  d'étudier  l'histoire  des  ma- 
riages espagnols  sans  rencontrer  ce  parti  et  ce  projet  jusqu'à  la 
veille  même  du  jour  où  est  décidé  le  mariage  du  duc  d'Aumale  avec 
une  autre  princesse  de  la  maison  de  Bourbon,  Marie-Caroline- Au- 
guste, princesse  des  Deux-Siciles,  fille  du  prince  Léopold  de  Sa- 
lerne.  C'est  le  25  novembre  IShli  que  fut  célébré  ce  mariage;  or, 
de  1841  à  ISàli,  Louis-Philippe  ne  cesse  de  repousser  les  tentations 
qui  lui  viendraient  de  Madrid,  Il  écrit  à  M.  Guizot  le  1""  novembre 
18A1  :  «  En  vérité,  c'est  bien  le  cas  de  dire  à  ceux  qui  seraient 
tentés  de  se  quereller  aujourd'hui  pour  la  main  d'Isabelle  II  :  avant 
de  se  disputer  le  trône  d'Espagne,  il  faut  savoir  s'il  y  aura  en  Es- 
pagne un  trône  à  occuper.  »  C'était  sous  la  régence  d'Espartero 
qu'il  s'exprimait  de  la  sorte;  après  la  chute  du  régent  (29  juillet 
1843),  il  tiendra  encore  le  même  langage,  comparant  les  affaires 
d'Espagne  aux  cylindres  mouvans  des  grandes  usines.  Malheur  à  qui 
ne  se  défie  pas  de  l'engrenage  !  Les  dents  de  la  machine  emportent 
et  broient  tout  ce  qui  s'y  introduit. 

Un  de  ces  engrenages  qu'il  redoutait  par-dessus  tout,  c'était  la 
nécessité  de  répondre  à  une  ouverture  qui  lui  serait  faite  par  le  ca- 
binet de  Madrid  au  sujet  du  duc  d'Aumale.  Décidé  à  refuser  cette 
demande,  il  ne  se  dissimulait  pas  les  inconvéniens  et  même  les 
dangers  de  son  refus.  Ne  serait-ce  pas  blesser  l'Espagne,  irriter  son 
orgueil,  la  rejeter  du  côté  de  l'Angleterre?  Le  but  à  poursuivre, 
c'était  donc  que  cette  demande  ne  se  produisît  pas;  telle  était  la 
constante  préoccupation  du  roi.  Seulement,  quel  était  le  modiis  fa- 
ciendi?  Comment  faire  entendre  au  cabinet  de  Madrid  qu'on  vou- 
drait voir  ce  projet  abandonné?  Il  n'est  pas  facile  d'insinuer  ces 
choses-là  sans  courir  les  risques  d'un  peu  de  ridicule.  «  Je  sens 
l'embarras,  écrivait  le  roi  à  son  ministre  ;  on  ne  refuse  que  ce  qui 
vous  est  offert,  ou  bien  on  s'expose  à  s'entendre  dire  :  Mais  vrai- 
ment qui  vous  a  dit  qu'on  songeait  à  vous?  »  Fort  bien,  tout  cela 
n'est  que  trop  juste;  permettra-t-on  cependant  que  les  Espagnols  se 
laissent  entraîner  à  faire  leur  démarche,  «  dans  la  présomption 
qu'une  offre  nationale  de  l'Espagne  exclurait  la  possibilité  d'un  refus 
et  forcerait  l'acceptation?  »  Non,  conclut  le  roi  après  cette  curieuse 
délibération  avec  lui-même,  non,  «  il  faut  instruire  nos  agens  pour 
écarter  et  faire  avorter  autant  qu'ils  pourront  toute  proposition  re- 
lative à  mon  fils.  » 

Il  est  regrettable  que  M.  Ernest  de  Stockmar  n'ait  pas  étudié  plus 
attentivement  sur  ce  point  le  dernier  volume  des  Mémoires  de 
M.  Guizot  ;  à  moins  que  son  siège  ne  fût  fait  d'avance,  il  aurait  re- 


LE    CONSEILLER   DE   LA    REINE   VICTORIA.  319 

nonce  au  système  sur  lequel  reposent  ses  chicanes  et  ses  accusa- 
tions. Admettons  que  le  roi  Louis-Philippe,  au  début  de  la  ques- 
tion, ait  songé  un  instant  à  marier  la  reine  d'Espagne  avec  le  duc 
d'Aumale,  il  n'aura  guère  tardé  à  s'apercevoir  qu'un  tel  projet  ren- 
contrerait de  la  part  de  l'Angleterre  une  résistance  inflexible.  Es- 
prit sage,  intelligence  pratique,  il  y  aura  donc  renoncé  immédiate- 
ment. Bien  plus,  pour  effacer  toute  trace,  pour  détruire  tout  soupçon 
de  ce  qui  n'avait  pu  être  chez  lui  qu'une  pensée  fugitive,  c'est  à 
dater  de  ce  moment  qu'il  eut  soin  de  déclarer  très  haut  les  résolu- 
tions dont  nous  venons  de  parler.  Il  y  revenait  sans  cesse  et  de  la 
façon  la  plus  nette.  Dira-t-on  que  les  déclarations  publiques  ne 
peuvent  jamais  contenir  la  vérité  tout  entière,  qu'elles  laissent  tou- 
jours une  porte  ouverte  aux  événemens,  une  part  à  l'imprévu,  et 
que  les  secrètes  ambitions  du  roi  comptaient  bien  sur  ce  secours? 
M.  Guizot  répond  d'une  façon  péremptoire  :  «  Ce  n'est  pas  dans  des 
documens  oITiciels,  dans  des  entretiens  avec  les  diplomates  étran- 
gers, c'est  dans  la  correspondance  intime  et  confidentielle  du  roi 
Louis-Philippe  avec  moi  que  je  trouve  ces  témoignages  positifs  de 
sa  ferme  et  spontanée  résolution  de  ne  pas  rechercher,  de  ne  pas 
accepter  le  trône  d'Espagne  pour  l'un  de  ses  fils,  pas  plus  qu'en 
1831  il  n'avait  accepté  le  trône  de  Belgique  pour  M.  le  duc  de  Ne- 
mours. 11  sacrifiait,  sans  hésiter,  à  l'intérêt  général  d'une  vraie  et 
solide  paix  européenne,  tout  intérêt  d'agrandissement  personnel  et 
de  famille  (1).  » 

En  revanche,  dès  que  le  roi  eut  renoncé  pour  un  de  ses  fils  à  la 
couronne  d'Espagne,  il  proclama  non  moins  haut  le  principe  qui 
devait  diriger  en  cette  affaire  la  politique  de  la  France  ;  il  fallait 
que  le  mari  de  la  jeune  reine  fût  un  Bourbon  de  la  descendance  de 
Philippe  V.  Sur  un  trône  où  un  petit-fils  de  Louis  XIV  avait  assis 
une  dynastie  nouvelle,  la  France  ne  pouvait  souffrir  un  prince  de 
race  étrangère.  C'était  pour  elle  une  question  d'honneur  encore  plus 
qu'un  intérêt  politique.  La  maison  de  Bourbon  avait  bien  des  maris 
à  offrir  à  la  jeune  reine  :  des  princes  de  Naples,  des  princes  de 
Lucques ,  les  fils  de  don  Carlos  ou  les  fils  de  don  Francisco  ;  la 
France  n'en  excluait  aucun,  elle  excluait  tous  les  autres  candidats, 
quels  qu'ils  pussent  être. 

Dans  le  temps  même  où  se  débattaient  ces  questions,  on  vit  ap- 
paraître d'une  façon  mystérieuse  la  candidature  qui  a  le  plus  con- 
tribué à  faire  de  toute  cette  histoire  un  imbroglio  inextricable.  Un 
cousin  du  prince  Albert,  un  neveu  du  roi  des  Belges,  le  prince 
Ferdinand  de  Saxe-Cobourg-Gotha,  avait  épousé  en  1836  la  reine 
dona  Maria  de  Portugal,  fille  du  roi  dom  Pedro,  et  ce  mariage,  com- 

(1)  Guizot,  Mémoires,  t.  VIII,  p.  110. 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

battu  secrètement,  assure-t-on,  par  la  politique  française,  avait  été 
décidé  surtout  par  l'influence  de  lord  Palmerston,  chef  du  foreign 
olfice,  dans  le  ministère  Melbourne.  Le  roi  de  Portugal  avait  un 
frère,  le  prince  Léopold,  jeune  homme  de  bonne  mine  et  d'es- 
prit cultivé.  Est-ce  l'époux  de  dona  Maria  qui  conçut  le  projet  de 
marier  son  frère  à  la  reine  Isabelle?  Espérait-il  que  le  gouverne- 
ment anglais,  si  favorable  au  mariage  d'un  Cobourg  avec  la  reine 
de  Portugal,  montrerait  les  mêmes  dispositions  au  sujet  de  la  cou- 
ronne d'Espagne?  Il  avait  eu  pour  lui  en  1836  la  protection  de  son 
oncle  le  roi  des  Belges;  pensa-t-il  que  son  frère,  en  1841,  ajoute- 
rait à  ce  patronage  l'appui  de  son  cousin  le  prince  Albert  et  la  haute 
autorité  de  la  reine  Victoria?  Toute  cette  affaire  est  très  obscure. 
M.  Guizot  nous  apprend  dans  ses  Mémoires  que  l'idée  de  marier  le 
prince  Léopold  à  la  reine  Isabelle  se  produisit  en  effet  vers  l'année 
18Zil.  A  qui  vint-elle  d'abord?  Par  qui  fut-elle  mise  en  avant?  Il 
déclare  qu'il  ne  saurait  le  dire.  M.  Ernest  de  Stockmar,  qui  parle 
ici  d'après  les  notes  de  son  père,  prétend  que  les  premières  ouver- 
tures faites  à  ce  sujet  seraient  venues  de  Marie-Christine  elle-même. 
Marie-Christine,  assure-t-il ,  quoique  très  favorable  à  un  prince 
français,  soit  pour  la  reine  Isabelle,  soit  pour  l'infante  Luisa-Fer- 
nanda,  aurait  fait  insinuer  plusieurs  fois  à  la  cour  d'Angleterre 
qu'elle  marierait  volontiers  la  reine  sa  fille  à  l'un  des  princes  de 
Saxe- Cobourg.  Elle  avait  indiqué  d'abord  parmi  ces  princes  celui 
qui  tenait  la  première  place,  le  duc  Ernest,  héritier  présomptif  du 
duc  régnant,  le  frère  aîné  du  prince  Albert;  puis,  voulant  simplifier 
la  question,  elle  avait  désigné  le  cousin  du  duc  héritier,  le  prince 
Léopold,  le  plus  jeune  frère  du  roi  de  Portugal  (1).  Seulement,  s'il 
faut  en  croire  Stockmar,  ces  ouvertures  n'auraient  pas  fait  la 
moindre  impression   sur  le  gouvernement  anglais.  Aucun  homme 

(1)  La  maison  de  Saxe-Cobourg-Gotha,  cette  maison  si  rapidement  ascendante, 
comme  dit  M.  Guizot,  se  divisait  alors  en  plusieurs  branches.  Il  y  avait  d'abord  la 
branche  rognante,  dont  le  chef  à  cette  date  était  le  duc  Ernest  I".  Le  duc  Ernest  I" 
avait  deux  fils,  l'un  qui  lui  succéda  en  1844  sous  le  nom  d'Ernest  II,  l'autre  le  prince 
Albert,  qui  épousa  en  1840  la  reine  Victoria.  —  Ensuite  venait  la  branche  cadette, 
celle  du  prince  Ferdinand,  frère  du  duc  Ernest  I",  qui  avait  trois  fils  et  une  fille. 
L'aîné  de  ses  fils,  le  prince  Ferdinand,  est  celui  qui  en  1836  était  devenu  roi  de  Por- 
tugal et  des  Algarves  par  son  mariage  avec  dona  Maria;  le  second,  le  prince  Auguste, 
épousa  en  1843  la  princesse  Clémentine  d'Orléans,  fille  du  roi  Louis-Phili.>pc;  le  troi- 
sième est  le  prince  Léopold,  dont  il  est  question  dans  notre  récit.  La  fille  du  prince 
Ferdinand,  sœur  des  princes  que  nous  venons  de  nom.mer,  est  la  princesse  Victoire, 
qui  avai'  épousé  le  duc  de  Nemours  en  1840.  —  Enfin,  la  troisième  branche  est  celle 
du  prince  Léopold,  fondateur  du  royaume  do  Belgique.  —  Ces  trois  frères,  le  duc 
Ernest,  le  prince  Ferdinand,  le  prince  Léopold,  dont  la  descendance  occupe  les  trois 
trônes  d'Angleterre,  de  Belgique  et  de  Portugal,  avaient  deux  sœurs,  l'une,  la  prin- 
cesse Julienne,  l'aînée  de  toute  la  famille,  mariée  très  malheureusement  en  1796  au 
grand-duc  Constantin  de  Russie  et  divorcée  en  1820;  l'autre,  la  princesse  Victoria,  qui 
est  devenue  la  duchesse  de  Kent,  mère  de  la  reine  d'Angleterre. 


LE    CONSEILLER    DE    LA    REINE    VICTORIA.  321 

d'état  ne  les  eût  prises  au  sérieux.  On  inclinait  plutôt  à  penser  que 
Marie-Christine,  en  tenant  ce  langage,  agissait  d'accord  avec  le  roi 
Louis-Philippe;  pour  la  reine  douairière  d'Espagne  et  pour  le  roi 
des  Français ,  unis  d'une  si  cordiale  amitié,  c'était  un  moyen  de 
pénétrer  les  sentimens  de  l'Angleterre,  de  voir  clair  dans  son  jeu, 
de  lui  dérober  son  secret,  s'il  y  en  avait  un. 

Il  n'y  avait  pas  de  secret,  Stockmar  l'afTirme.  Vers  la  fin  du  mois 
d'août  18/il,  lord  Palmerston,  avant  de  quitter  la  direction  du  fo- 
re ign  office,  avait  déclaré  que  le  jeune  prince  Léopold  de  Saxe-Co- 
bourg  (le  duc  héritier  était  déjà  hors  de  cause)  ne  pouvait  être  le 
candidat  de  l'Angleterre  ;  il  tenait  de  trop  près  au  duc  de  Nemours, 
qui  avait  épousé  sa  sœur  (1),  et  ce  motif  suffisait,  dit  Stockmar, 
pour  que  la  reine  Victoria  ne  fût  point  favorable  au  projet  en  ques- 
tion.  Quant  à  lord  Aberdeen,  qui  succéda  bientôt  à  lord  Palmerston 
comme  ministre  des  affaires  étrangères  (août  ISZil),  n'a-t-il  pas  tou- 
jours travaillé  loyalement  au  maintien  cle  l'entente  cordiale  entre 
l'Angleterre  et  la  France?  On  ne  saurait  donc  le  soupçonner  d'avoir 
accueilli  à  cette  date  la  candidature ,  sérieuse  ou  non,  du  prince 
Léopold,  encore  moins  de  l'avoir  suscitée. 

Ces  détails  sont  nécessaires  à  la  clarté  de  notre  récit.  On  verra 
tout  à  l'heure  qu'une  des  questions  capitales  du  procès  se  résume 
en  ces  termes  :  L'Angleterre  a-t-elle  voulu,  oui  ou  non,  contrarier 
le  principe  établi  par  la  France  et  faire  asseoir  sur  le  trône  d'Es- 
pagne un  prince  étranger  à  la  maison  de  Bourbon?  M.  Guizot  a  ré- 
pété souvent  :  «  Mus  ne  voulons  pas  être  dupes.  »  —  «  Nous 
sommes  traités  en  dupes,  »  ont  répété  souvent  les  hommes  d'état 
de  l'Angleterre;  si  bien  qu'en  présence  des  récits  anglais  et  fran- 
çais, au  milieu  de  ces  plaintes  contradictoires,  dans  ce  feu  croisé 
de  récriminations  amères ,  on  est  obligé  de  se  demander  de  quel 
côté  est  la  vérité,  de  quel  côté  le  mensonge?  Or,  c'est  précisément 
la  personne  du  prince  Léopold  qui  a  soulevé  ces  débats ,  c'est  la 
candidature  du  prince  Léopold  qui,  suscitée  d'une  façon  peu  loyale 
ou  redoutée  d'une  façon  peu  sincère,  a  précipité  les  choses,  amené 
un  brusque  dénoûment,  compromis  pour  longtemps  l'amitié  de  deux 
grands  états,  et  contribué  peut-être,  quoique  d'une  façon  indirecte, 
à  la  catastrophe  du  24  février  I8/18.  Encore  une  fois,  qui  a  tort  ici, 
de  l'Angleterre  ou  de  la  France?  Des  deux  gouvernemens,  lequel  a 
trompé  l'autre?  That  is  the  question. 

Il  paraît  difficile  de  ne  pas  ajouter  foi  aux  paroles  de  Stockmar 
lorsqu'il  affirme  sur  bonnes  preuves  que  cette  candidature  du  prince 
Léopold  n'éveilla  d'abord  aucune  sympathie  parmi  les  hommes 

(1)  C'est  lo  27  avril  1840  que  la  princesse  Victoire  de  Saxe-Gobourg-Gotha  avait  été 
mariée  à  Louis  d'Orléans,  le  duc  de  Nemours. 

TOME  XX.  —  1877.  21 


322  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

d'état  de  l'Angleterre.  Les  seules  personnes  qui  ne  l'eussent  pas 
repoussée  dès  le  premier  mot  étaient  le  prince  Albert  et  le  baron 
de  Stockmar.  Encore  cette  demi-faveur  était-elle  soumise  à  bien  des 
conditions.  Les  hommes  d'état  anglais  se  bornaient  à  dire  :  Il  n'y 
a  là  pour  l'Angleterre  aucun  avantage  sérieux,  et  il  peut  s'y 
trouver  au  contraire  une  cause  de  diflTicultés  à  la  fois  très  dange- 
reuses et  très  inutiles.  Pour  des  esprits  politiques,  c'était  écarter 
l'affaire  d'un  seul  coup.  Le  prince  Albert,  dans  un  sentiment  de  fa- 
mille qui  se  comprend  sans  peine,  ne  rejetait  pas  si  absolument  la 
candidature  de  son  cousin;  Stockmar,  dévoué  ■  à  ses  maîtres  et  à 
son  pays  natal,  se  gardait  bien  aussi  de  condamner  si  vite  le  jeune 
cadet  de  Saxe-Cobourg-Gotha.  Tous  les  deux  disaient  :  «  Ce  n'est  pas 
un  de  ces  buts  qu'il  faut  poursuivre  à  tout  prix,  mais  il  ne  serait 
pas  sage  non  plus  d'y  renoncer  sans  examen.  Si  les  circonstances 
deviennent  propices,  si  l'on  peut  réussir  par  des  moyens  honora- 
bles et  raisonnables,  c'est-à-dire  par  des  moyens  qui  ne  compro- 
mettent pas  de  plus  graves  intérêts,  la  chose  vaut  bien  qu'on  s'en 
occupe.  »  Quant  au  roi  des  Belges,  obligé  comme  gendre  de  Louis- 
Philippe  à  une  extrême  réserve,  mêoie  dans  une  question  qui  in- 
téressait la  maison  de  Saxe-Cobourg,  il  montra,  selon  Stockmar, 
encore  plus  de  tiédeur  et  de  philosophie. 

Il  est  naturel  pourtant  que  le  gouvernement  français  ait  été 
moins  frappé  de  cette  tiédeur  que  le  baron  de  Stockmar;  les  points 
de  vue  étaient  si  différens!  Un  jour,  pendant  un  voyage  du  roi  des 
Belges  à  Londres,  l'ambassadeur  de  France,  M.  le  comte  de  Sainte- 
Aulaire,  ayant  essayé  de  deviner  le  fond  de  sa  pensée  sur  la  ques- 
tion, le  trouva  très  fin,  très  boutonné,  par  conséquent  beaucoup 
moins  indifférent  qu'on  ne  l'aurait  voulu.  «  Durant  deux  heures 
d'escrime,  écrit  M.  de  Sainte-Aulaire  à  M.  Guizot,  il  a  très  dextre- 
ment  paré  mes  bottes,  sans  jamais  se  découvrir.  »  M.  de  Sainte- 
Aulaire  conclut  en  ces  termes  :  «  Mon  impression  est  que  le  roi 
Léopold  ne  veut  pas  mécontenter  notre  roi,  qu'il  s'emploiera  tou- 
jours en  bon  esprit  entre  nous  et  l'Angleterre,  mais  qu'après  tout 
il  est  beaucoup  plus  Gobourg  que  Bourbon,  et  qu'il  ferait  pour  son 
neveu  tout  ce  qu'il  jugerait  possible.  » 

Au  reste,  la  situation  est  nettement  définie  dans  une  page  de 
Stockmar  qui  contient  des  révélations  importantes.  Voici  ce  que  le 
conseiller  du  ménage  royal  de  Windsor  écrivait  le  lA  mai  1842  ; 

«  En  ce  qui  concerne  le  mariage  espagnol,  l'influence  de  mes  désirs 
et  de  mes  senlimens  ne  trouble  en  rien  la  préparation  du  jugement  qui 
ne  doit  être  prononcé  que  par  la  raison. 

((  Il  faut  à  la  reine  un  mari,  c'est  la  condition  première,  contre  le- 
quel ni  l'Espngne,  ni  l'Europe  n'nient  de  périeuses  objections  à  élever, 


LE    CONSEILLER    DE    LA    REINE  VICTORIA.  32^ 

et  qui,  seconde  condition,  soit  constitué  de  telle  sorte  au  physique  et 
au  moral  qu'on  puisse  espérer  son  succès  dans  cette  lâche  difficile  de 
mari  de  la  reine  d'Espagne. 

«  Les  Bourbons,  si  on  les  examine  d'après  cette  double  exigence,  of- 
frent prise  à  beaucoup  d'objections. 

«  Noire  candidat  est  plus  acceptable  que  bien  d'autres  au  point  de  vue 
politique  et  pour  l'Espagne  et  pour  les  vrais  intérêts  de  l'Europe,  sans 
compter  que  la  parenté  avec  le  Portugal  pourrait  dans  un  cas  donné  ap- 
porter un  élément  utile  aux  deux  dynasties,  et  les  mettre  sur  le  pied 
d'amitié  que  réclame  leur  salut  commun. 

«  C'est  une  autre  question  de  savoir  si  Léopold  possède  les  qualités 
personnelles  nécessaires  pour  une  entreprise  si  difficile;  il  est  jeune, 
inexpérimenté,  et  vit  dans  un  milieu  où  il  lui  sera  bien  malaisé  d'ac- 
quérir en  si  peu  de  temps  ce  qu'une  pareille  mission  exige  pour  la  ma- 
turité de  l'esprit  et  surtout  pour  le  caractère. 

«-En  de  telles  circonstances,  c'est  faire  assez,  c'est  même  tout  faire 
que  de  permettre  au  destin  de  le  trouver,  si  le  destin,  dans  sa  capri- 
cieuse envie  de  réaliser  des  choses  invraisemblables,  persistait  à  le  cher- 
cher en  dépit  de  tous  les  empêchemens  et  de  tous  les  obstacles. 

«  C'est  ce  qui  a  eu  lieu,  autant  du  moins  que  la  chose  était  en  notre 
pouvoir. 

«  JNoiis  avons  dirigé  sur  ce  candidat  l'attention  de  l'Espagne  et  de 
l'Angleterre  avec  la  prudence  que  conseillait  un  examen  attentif  de 
toutes  les  convenances.  Espartero  ne  s'est  déclaré  ni  pour  ni  contre;  il  a 
dit  très  sagement  qu'une  telle  affaire  ne  pouvait  être  décidée  qtie  par  le 
gouvernement  espagnol  en  vue  des  véritables  intérêts  de  la  nation  espa- 
gnole, sous  le  patronage  et  avec  l'assentiment  de  l'Angleterre.  Nous 
avons  déjà  obtenu  que  notre  ministère  (le  ministère  Peel),  d'abord  fa- 
vorable à  un  Bourbon  parce  qu'un  Bourbon  susciterait  le  moins  de  diffi- 
cultés extérieures,  est  devenu  tout  à  fait  impartial,  et  soutiendra  loyale- 
ment tout  choix  conforme  aux  vrais  intérêts  de  l'Espagne,  c'est-à-dire 
par  là  même  assuré  du  succès. 

«  Ainsi  la  semence  est  déjà  confiée  à  la  terre,  à  une  terre,  il  est  vrai, 
où,  selon  toute  vraisemblance,  elle  ne  lèvera  point;  qu'importe?  notre 
part  du  travail  est  accomplie,  la  seule  part  qui  fût  possible,  la  seule  que 
conseillât  la  raison  ;  nous  n'avons  plus  qu'à  attendre  le  résultat.  » 

Voilà  un  aveu  des  plus  graves  et  qui  vient  compléter  fort  à  point 
les  Mémoires  de  M.  Guizot.  «  Je  ne  saurais  dire,  écrit  M.  Guizot,  à 
qui  vint  d'abord  l'idée  de  la  candidature  du  prince  de  Cobourg  et 
par  qui  elle  fut  répandue.  »  Par  qui  elle  fut  répandue ,  Stockmar 
nous  le  dit  sans  détour;  ce  fut  par  lui  et  par  le  prince  Albert.  Notre 
candidat^  c'est  le  candidat  des  Cobourg,  le  candidat  du  prince  Albert 
et  du  baron,  le  jeune  prince  Léopold.  Et  voyez  avec  quel  soin  ils  lui 


324  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

préparent  ce  rôle.  Point  de  précipitation,  point  de  témérité.  Ce  n'est 
pas  une  affaire  à  enlever  d'un  coup  de  main,  c'est  une  chose  déli- 
cate et  sérieuse,  qui  veut  être  menée  silencieusement  à  bon  port. 
On  a  déjà  obtenu  l'assentiment  secret  du  ministère  Peel ,  au  mo- 
ment même  où  ce  ministère  vient  de  faire  des  déclarations  tout  op- 
posées au  gouvernement  français.  Mais  tout  cela  se  passe  dans 
l'ombre.  Aucun  grave  intérêt  n'est  compromis.  On  s'est  borné  à 
tenter  le  hasard,  à  jeter  un  grain  dans  le  sillon,  à  montrer  un  jeune 
prince  au  destin,  monsirahis  fatis,  comme  dit  Tacite. 

Maintenant,  si  vous  lisez  dans  les  Mémoires  de  M.  Guizot  combien 
il  est  surpris,  troublé,  inquiet,  de  voir  lord  Aberdeen  et  sir  Piobert 
Peel,  des  hommes  qu'il  estime  si  haut,  des  esprits  si  sages,  si  sin- 
cères, oublier  leurs  engagemens  au  sujet  du  mariage  de  la  reine 
d'Espagne,  protester  contre  l'idée  de  lui  faire  épouser  un  Bourbon, 
présenter  cette  politique  comme  une  atteinte  à  la  liberté  person- 
nelle de  la  reine,  la  condamner  enfin  comme  un  acte  immoral,  vous 
ne  serez  étonné  ni  du  langage  des  ministres  anglais  ni  du  trouble 
de  M.  Guizot.  M.  Guizot  ne  s'est  pas  exagéré  les  choses,  il  n'a  pas 
eu  tort  de  soupçonner  chez  ses  amis  d'outre -Manche  un  brusque 
revirement  d'idées  ;  ce  n'est  pas  du  tout  pour  le  besoin  de  sa  cause, 
ce  n'est  pas  pour  justifier  les  résolutions  ultérieures  du  roi  Louis- 
Philippe  qu'il  a  raconté  ses  inquiétudes.  Les  griefs  qu'il  exprime  ne 
sont  que  trop  réels.  Stockmar  a  tout  avoué,  habemus  confitentem 
reum.  C'est  Stockmar  et  le  prince  Albert  qui  ont  servi  dans  l'ombre 
la  candidature  du  prince  Léopold  de  Cobourg,  c'est  le  prince  Albert 
et  Stockmar  qui  ont  obtenu  de  sir  Robert  Peel  l'abandon  du  principe 
adopté  à  l'amiable  entre  l'Angleterre  et  la  France. 

Ainsi  les  faits  principaux  qui  se  dégagent  de  cette  histoire  au 
commencement  de  l'année  1843,  les  faits  qui  sont  le  fond  même  de 
ce  drame  ou  de  cet  imbroglio  espagnol,  peuvent  être  résumés  de  la 
sorte  :  Ce  ne  fut  pas  d'abord  une  bataille,  ce  fut  un  compromis. 
L'Angleterre  excluait  du  trône  d'Espagne  les  fils  de  Louis-Philippe, 
la  France  en  excluait  tout  prince  étranger  à  la  descendance  de  Phi- 
lippe V.  Ces  deux  points  admis,  on  était  d'accord.  Mais  tout  à  coup 
le  compromis  est  oublié.  Le  ministère  anglais  se  pose  en  champion 
chevaleresque  de  la  jeune  reine  et  réclame  pour  elle  la  liberté  de 
choisir,  a  Foit  bien!  répondent  nos  diplomates;  la  liberté  de  la 
reine,  la  liberté  absolue  de  choisir,  c'est  un  autre  principe,  mais  un 
principe  qui  offre  aussi  de  grands  avantages,  à  la  condition  d'être 
sincèrement  appliqué.  Dès  qu'on  le  prend  pour  guide,  il  faut  le 
suivre  jusqu'au  bout.  Si  donc  la  reine  d'Espagne  choisit  son  cousin 
le  duc  d'Aumale,  vous  ne  vous  y  opposerez  pas  (1).  »  Là-dessus  le 

(1)  Voyez,  dans  les  Mémoires  de  M.  Guizot,  t.  VIII,  p.  114-116,  la  conversation  qui 
eut  lieu  au  foreign  office  le  9  mai  1842  entre  lord  Aberdeen  d'une  part,  de  l'autre 


LE    CONSEILLER    DE    LA    REINE    VICTORIA.  325 

ministère  anglais  bat  en  retraite.  Il  n'accepte  ce  principe  que  contre 
la  France,  c'est-à-dire  pour  placer  un  Cobourg  sur  le  trône  des  Bour- 
bons, il  le  repousse  si  la  France  doit  en  profiter. 

Serrons  les  choses  de  plus  près  encore.  11  y  a  ici  deux  politiques 
qui  se  rencontrent  en  champ-clos,  un  peu  au  hasard  et  dans  l'ombre  : 
d'une  part  le  système  de  Louis-Philippe,  très  nettement  conçu,  très 
hautement  proclamé;  de  l'autre  le  système  équivoque  hasardé  se- 
crètement par  le  prince  Albert  ou  du  moins  par  le  baron  de  Stock- 
mar.  Le  système  de  Louis-Philippe,  on  l'a  vu  plus  haut  :  aucun  des 
fils  du  roi  des  Français  sur  le  trône  d'Espagne,  puisque  ce  serait 
compromettre  l'amitié  de  la  France  et  de  l'Angleterre,  mais  en  re- 
vanche aucun  prince  choisi  pour  roi  d'Espagne  en  dehors  des  Bour- 
bons descendans  de  Philippe  V.  Le  système  de  Stockmar,  nous  le 
connaissons  désormais,  consiste  à  soutenir,  très  prudemment  il  est 
vrai,  avec  toute  sorte  de  ménagemens  et  d'habiletés,  une  candida- 
ture cherchée  non  parmi  les  parens  de  Louis-Philippe,  mais  parmi 
les  parens  de  la  reine  Victoria.  Cobourg  et  Bourbon  !  tels  sont  les 
adversaires  aux  prises  en  ce  mystérieux  conflit. 

II. 

Le  premier  acte  de  l'imbroglio,  dans  le  résumé  que  nous  venons 
d'en  faire,  embrasse  une  période  de  trois  ou  quatre  ans.  Il  com- 
mence vers  18/iO  et  se  prolonge  jusqu'en  1843.  Tout  à  coup,  dans 
le  courant  de  cette  année,  un  événement  grave  vient  changer  la 
face  des  choses.  Le  général  Espartero,  qu'une  révolution  avait  porté 
à  la  régence  en  1838,  est  précipité  du  pouvoir  par  une  révolution 
nouvelle.  Tous  les  partis,  toutes  les  forces  l'ont  frappé  à  la  fois,  les 
progressistes  comme  les  modérés ,  l'armée  comme  les  certes ,  les 
villes  comme  les  campagnes.  Le  voilà  chassé  de  ce  royaume  où  il 
était  maître,  cet  orgueilleux  soldat,  et  le  29  juillet  18/i3,  poursuivi 
jusque  dans  Cadix,  il  s'embarque  à  la  hâte  pour  aller  chercher  un 
refuge  en  Angleterre. 

La  chute  d'Espartero  était  un  coup  porté  à  l'influence  anglaise 
en  Espagne.  Le  ministère  tory  de  sir  Robert  Peel  avait  accepté  sur 
ce  point  l'héritage  du  ministère  whig  de  lord  Melbourne.  Cepen- 
dant, après  les  premiers  accès  d'une  mauvaise  humeur,  peut-être 

M.  le  comte  de  Sainte- Aulaire,  ambassadeur  de  France,  et  M.  Pagcot,  un  de  nos  plus 
hal'iles  diplomates,  très  initié  aux  choses  de  l'Espagne  et  qui  arrivait  d'une  mission  à 
Madrid.  «  Nous  ne  faisons,  dit  M.  Pageot,  que  rendre  exclusion  pour  exclusion. 
—  Nous  n'excluons  personne,  reprit  lord  Aberdeen;  c'est  une  affaire  purement  do- 
mestique dont  nous  ne  voulons  pas  nous  mêler.  —  Dans  ce  cas,  je  pourrai  dire  au 
gouvernement  du  roi  que,  si  la  reine  Isabelle  désire  épouser  son  cousin  le  duc  d'Au- 
male,  vous  ne  vous  y  opposerez  pas.  —  Ah!  je  ne  dis  pas;  il  s'agirait  alors  de  l'équi- 
libre de  rEurop'î;  co  serait  différent.  » 


326  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

plus  apparente  que  réelle,  lord  Aberdeen,  chef  du  foreign  office, 
s'accommoda  de  la  situation  nouvelle  et  ne  ressentit  que  plus  vive- 
ment le  besoin  de  resserrer  les  liens  d'amitié  avec  la  France.  M.  Gui- 
zot  croit  même  trouver  la  trace  de  ce  sentiment  dans  la  visite  toute 
spontanée  que  la  reine  Yictoria  et  le  prince  Albert  firent  au  château 
d'Eu  en  18/13. 

S'occupa-t-on  au  château  d'Eu  du  mariage  de  la  reine  d'Es- 
pagne? Lord  Aberdeen  accompagnait  la  reine  Victoria;  le  roi  des 
Français  et  la  reine  d'Angleterre,  lord  Aberdeen  et  M.  Guizot  eurent- 
ils  occasion  d'échanger  leurs  idées  à  ce  sujet?  Il  paraît  bien  qu'il 
n'en  fut  question  que  très  sommairement.  Louis-Philippe  renouvela 
ses  déclarations  en  ce  qui  concernait  la  candidature  de  l'un  de  ses 
fils,  et  tout  en  resta  là.  On  n'en  parla  point  davantage  l'année  sui- 
vante, lorsque  Louis-Philippe,  accompagné  du  duc  de  Montpensier, 
alla  rendre  aux  augustes  hôtes  de  Windsor  la  visite  qu'il  avait  re- 
çue. Ce  fut  seulement  en  septembre  1845,  pendant  le  second  séjour 
de  la  reine  Victoria  et  du  prince  Albert  au  château  d'Eu,  qu'il  y 
eut  un  échange  de  bonnes  paroles  touchant  le  mariage  du  duc  de 
Montpensier  avec  l'infante  d'Espagne,  sœur  de  la  reine  Isabelle. 
Lord  Aberdeen  s'en  entretint  tour  à  tour  avec  le  roi  et  avec  M.  Gui- 
zot. Fidèle  à  son  plan  de  onduite,  le  roi  déclara  que  le  duc  de 
Montpensier  n'épouserait  pas  l'infante  avant  que  la  reine  fût  ma- 
riée et  eût  donné  le  jour  à  un  enfant;  lord  Aberdeen  déclara  de  son 
côté  que  le  gouvernement  anglais  ne  soutiendrait,  comme  préten- 
dant à  la  main  de  la  reine,  aucun  prince  étranger  à  la  maison  de 
Bourbon,  d'où  il  résultait  que  toute  candidature  de  ce  genre,  par- 
ticulièrement et  expressément  celle  du  prince  Léopold  de  Saxe- 
Cobourg-Gotha,  était  écartée  d'une  façon  absolue. 

Voilà,  ce  semble,  une  situation  très  nette  et,  d'une  part  comme 
de  l'autre,  des  engagemens  très  précis.  Eh  bien,  c'est  précisément 
l'heure  où  l'imbroglio  se  complique.  Il  y  faut  regarder  de  près  pour 
ne  pas  s'égarer  dans  ce  dédale.  Oh!  si  l'on  se  contente  d'un  exa- 
men superficiel,  rien  de  plus  simple  en  apparence;  la  cause  est 
facile  à  juger.  Le  roi  Louis-Philippe  a  promis  que  son  fils,  le  duc 
de  Montpensier,  n'épouserait  pas  l'infante  dona  Fernanda  avant  que 
la  reine  Isabelle  fût  mariée  et  que  de  ce  mariage  fût  né  un  fils  ou 
une  fille.  Or  le  duc  de  Montpensier  a  épousé  l'infante  le  jour  même 
où  la  reine  a  épousé  son  cousin  le  duc  de  Cadix.  Évidemment  le  roi 
Louis-Philippe  a  manqué  à  sa  parole.  Prenez  garde,  f  aiïaire  n'est 
pas  si  limpide.  L'engagement  était  synallagmatique,  comme  dit  la 
langue  du  droit.  Le  gouvernement  anglais  a-t-il  tenu  la  promesse 
de  lord  Aberdeen?  a-t-il  écarté  tout  prétendant  à  la  main  de  la 
reine  qui  ne  fût  pas  un  descendant  de  Philippe  V?  a-t-il  eu  soin 
particulièrement  de  tenir  à  l'écart  le  prince  Léopold  de  Su,xe-Co- 


LE    CONSEILLER    DE    LA    REINE    VICTORIA.  327 

bourg?  en  un  mot,  sont-ce  les  procédés  des  ministres  anglais  qui 
ont  dégagé  Louis-Philippe  des  engagemens  pris  au  ciiâteau  d'Eu? 
ou  bien  est-ce  Louis-Philippe  qui,  inventant  des  griefs,  affectant  de 
croire  qu'on  le  trompait,  a  joué  la  comédie  pour  se  dégager  brus- 
quement et  courir  à  son  but?  Les  accusations  les  plus  dures  ont  été 
proférées  à  ce  sujet,  des  accusations  si  dures,  si  blessantes,  qu'évi- 
demment elles  dépassent  le  but  et  se  détruisent  elles-mêmes.  Gom- 
ment accorder  quelque  crédit  à  de  pareilles  violences  de  langage? 
est-il  possible  que  la  reine  Victoria  ait  voulu  de  parti  pris  manquer 
à  sa  parole  envers  le  roi  Louis-Philippe  en  faisant  monter  sur  le 
trône  d'Espagne  un  parent  du  prince  Albert?  est-il  possible  que  le 
roi  Louis-Philippe  ait  joué  en  présence  de  toute  l'Europe  la  misé- 
rable comédie  dont  on  parle,  et  qu'il  ait  affecté  une  inquiétude  men- 
teuse, une  colère  hypocrite,  afin  de  reprendre  sa  liberté  d'action? 
Pour  moi,  après  avoir  étudié  la  cause  avec  toute  l'impartialité  dont 
je  suis  capable  (et  l'impartialité  est  facile  quand  il  s'agit  de  choses 
si  éloignées  de  nous),  je  demeure  fermement  persuadé  que  d'un 
bout  à  l'autre  de  cette  histoire  il  y  a  eu  surtout  des  malentendus, 
que  ces  malentendus  ont  eu  pour  causes  premières  des  fautes  à  peu 
près  égales  chez  l'un  et  l'autre  gouvernement,  que  les  plus  cou- 
pables, je  ne  dis  pas  les  seuls  coupables,  sont  des  agens  poli- 
tiques trop  zélés,  que  cette  grosse  affaire  peut  se  réduire  à  une 
sorte  de  combat  singulier  entre  deux  diplomates,  et  qu'il  est  im- 
possible à  un  esprit  désintéressé  d'y  voir  soit  une  tromperie  de  la 
cour  d'Angleterre,  soit  une  comédie  du  roi  Louis-Philippe. 

Les  deux  diplomates  qui,  dans  ce  duel  d'esprit  et  de  ruse,  ont 
ainsi  envenimé  la  situation,  je  les  nomme  tout  de  suite,  c'est  M.  le 
comte  Bresson  et  sir  Henry  Culwer.  Ils  étaient  arrivés  à  Madrid,  l'un 
et  l'autre,  vers  la  fin  de  l'année  18/i3.  Dans  les  premiers  temps  de 
leurs  relations  officielles,  sir  Henry  Bulwer,  voulant  savoir  sans 
doute  quel  homme  était  son  collègue  de  France  et  ce  qu'on  pouvait 
se  permettre  à  son  égard,  lui  adressa  un  billet  qui  certainement 
n'avait  de  modèle  dans  aucune  chancellerie.  Figurez-vous  un  papier 
plié  au  hasard,  sans  enveloppe,  sans  cachet,  déchiré  à  la  marge, 
couvert  de  taches  d'encre,  et  sur  lequel  étaient  tracées  quelques 
lignes  au  crayon.  Des  collégiens  peuvent  correspondre  de  la  sorte; 
que  dire  d'une  pareille  drôlerie  dans  ce  monde  des  scrupules  et  de 
la  correction?  Jamais  la  religion  de  la  forme  n'avait  été  plus  hardi- 
ment violée.  Il  y  a  un  art  charmant  de  parler  à  demi-mot,  d'insinuer 
une  épigramme,  d'eflleurer  l'adversaire  sans  qu'il  puisse  même  se 
plaindre;  ceci  ressemblait  au  coup  de  poing  d'un  boxeur.  M.  le  comte 
Bresson,  sans  s'émouvoir,  riposta  en  maître.  Il  prit  une  feuille  de 
même  format,  y  fit  la  même  déchirure,  y  versa  le  même  nombre 
de  gouttes  d'encre,  y  traça  au  crayon  le  même  nombre  de  lignes, 


328  REVUE    DES    DKUX    MONDES. 

plia  sa  missive  de  la  même  manière  et  la  cacheta  tout  autant,  c'est- 
à-dire  tout  aussi  peu.  Au  reste,  les  formules  amicales  ne  manquaient 
pas  dans  ce  singulier  cartel;  il  y  avait  bien  à  la  première  ligne  mon 
cher  Bidivei^  en  échange  de  my  dear  Bresson,  et  à  la  dernière  mille 
amitiés  en  échange  de  ever  yoiirs.  Ainsi  s'ouvrit  ce  mémorable  duel 
qui  ne  dura  pas  moins  de  deux  ans  et  demi. 

M.  le  comte  Bresson  était  un  homme  de  rare  intelligerce;  il 
voyait  très  vite  et  très  loin.  Avec  ce  merveilleux  coup  d'oeil,  il  avait 
plus  de  vigueur  que  de  mesure,  plus  de  hardiesse  que  rie  méthode. 
Avant  d'être  envoyé  à  Madrid,  il  avait  rempli  des  missions  diplo- 
matiques très  importantes,  à  Bruxelles  d'abord,  ensuite  à  Berlin.  A 
peine  arrivé  à  son  poste,  il  fut  bientôt  au  courant  de  toutes  les  af- 
faires de  l'Espagne,  du  jeu  des  partis,  du  rôle  des  chefs,  surtout 
des  intrigues  sans  nombre  auxquelles  donnait  lieu  la  grosse  ques- 
tion du  futur  mariage  de  la  reine.  La  reine-mère,  Marie-Christine, 
n'était  pas  immédiatemert  revenue  à  Madrid  après  la  chute  d'Espar- 
tero  ;  M.  Bresson  contribua  pour  une  grande  part  à  son  retour,  s'in- 
sinua dans  ses  bonnes  grâces,  obtint  sa  confiance,  et,  sans  se  mêler 
de  la  politique  intérieuie  sur  un  sol  si  agité,  au  milieu  de  partis  si 
animés  et  si  jaloux,  profita  de  son  influence  pour  connaître  à  fond 
tout  ce  qui  intéressait  la  France.  Dévoué  à  la  monarchie  de  Louis- 
Philippe  et  à  la  politique  de  M.  Guizot,  il  portait  dans  toutes  les  af- 
faires dont  il  était  chargé  un  patriotisme  ardent,  avec  des  Inspira- 
tions qui  lui  étaient  propres.  Un  des  Bourbons  de  Naples,  le  comte 
de  Trapani,  frère  cadet  du  con:te  d'Aquila,  était  alors  le  prétendant 
sur  lequel  l'Angleterre  et  la  France  semblaient  d'accord  pour  en  faire 
le  mari  de  la  reine  Isabelle.  Seulement  le  comte  de  Trapani  avait 
contre  lui  toute  l'Espagne;  modérés  et  progressistes  le  repoussaient 
également.  M.  Bresson,  dès  les  premiers  jours,  ne  se  fit  aucune  illu- 
sion à  cet  égard,  et  tandis  que  M.  Guizot,  plus  ou  moins  aidé  par 
lord  Aberdeen,  voulait  poursuivre  sur  ce  point  les  négociations  com- 
mencées, lui,  de  son  regard  prompt  et  sûr,  apercevait  dans  un  ave- 
nir prochain  une  situation  toute  différente.  Il  voyait  le  comte  de  Tra- 
pani exclu  par  l'antipathie  espagnole,  les  fils  de  don  Carlos  exclus 
par  des  raisons  politiques,  les  fils  de  l'infant  don  François  de  Paule, 
c'est-à-dire  le  duc  de  Cadix  et  le  duc  de  Séville,  exclus  aussi  tous 
deux,  le  premier  par  son  insignifiance,  le  second  par  sa  réputation 
détestable  et  ses  accointances  perpétuelles  avec  les  radicaux;  que 
resterait-il  alors,  tous  les  Bourbons  d'Espagne  et  d'Italie  se  trouvant 
écartés?  Un  Bourbon  de  France  ou  un  prince  d'une  autre  race,  un 
fils  de  Louis-Philippe  ou  le  prince  Léopold  de  Saxe-Cobourg. 

Pressé  par  cette  vision  qui  l'obsède,  il  se  fait  aussitôt  son  sys- 
tème et  adresse  à  M.  Guizot  un  langage  d'une  hardiesse  inouie.  La 
forme  est  respectueuse,  le  dévoûment  incontestable;  le  fond  est 


LE    CONSEILLER    DE    LA    REINE    VICTORIA.  329 

une  vraie  déclaration  de  principes  avec  une  demande  à  brûle-pour- 
point. Écoutez-le  :  «  Entre  un  prince  français  et  un  prince  alle- 
mand, réduit,  adossé  à  ces  termes,  je  n'hésiterais  pas  un  moment, 
je  ferais  clioisir  un  prince  français.  Ici,  cher  ministre,  mes  antécé- 
dens  me  donnent  le  droit  de  soumettre  respectueusement  au  roi  e^  à 
vous  quelques  observations  personnelles.  En  1831,  quand  la  question 
s'est  posée  en  Belgique  entre  le  duc  de  Leuchtenberg  et  le  duc  de 
Nemours,  je  me  suis  trouvé  dans  une  position  identique.  Je  ne  rap- 
pe  lerai  pas  à  sa  majesté  cette  conversation  que  je  suis  venu  cher- 
cher à  toute  bride  de  Bruxelles,  et  que  j'ai  eue  avec  elle,  le  maréchal 
Sébastiani  en  tiers,  le  29  janvier  au  point  du  jour.  Les  circonstances 
étaient  imminentes,  au  dedans  et  au  dehors;  tout  bon  serviteur  de- 
vait payer  de  sa  personne;  j'ai  pris  sur  moi  une  immense  respon- 
sabilité :  j'ai  fait  élire  le  duc  de  Nemours,  et  je  n  hésite  pas  à  recon- 
naître  que  je  Vai  fait  sans  V assentiment  du  roi  et  de  son  ministre,  n 
Il  a  beau  dire  qu'il  y  a  compromis  sa  carrière,  sa  réputation  même, 
qu'il  a  touché  à  sa  ruine,  on  voit  qu'il  serait  encore  tout  prêt  à 
recommencer,  tant  la  bataille  l'excite  et  l'appelle  !  Il  aimerait  mieux 
cependant  être  couvert  par  les  ordres  de  son  chef,  craignant,  si  on 
le  désavouait  une  seconde  fois,  de  ne  plus  être  aux  yeux  de  tous  qu'un 
brûlot  de  duperie  ou  de  tromperie.  «  Expliquons-nous  donc  secrè- 
tement, entre  nous,  mais  sans  détour.  Sur  quoi  puis-je  compter? 
Votre  résolution  est-elle  prise?  Etes-vous  préparé  à  toutes  ses 
suites?..  Si  la  combinaison  napolitaine  échoue,  si,  après  avoir  tenté, 
je  l'atteste  sur  l'honneur,  tous  les  efforts  pour  la  îaire  triompher, 
je  me  trouve  forcément  amené,  —  pour  épargner  à  notre  roi  et  à 
notre  pays  une  blessure  profonde,  —  à  faire  proclamer  un  prince 
français  pour  époux  de  la  reine,  accepterez-vous  ce  choix  et  en  as- 
surerez-vous  à  tout  prix  l'accomplissement?  J'espère,  cher  ministre, 
que  le  roi  ne  pensera  pas,  que  vous  ne  penserez  pas  qu'en  vous 
adressant  une  question  si  grave  et  si  précise,  je  m'écarte  du  res- 
pect que  je  dois  et  veux  toujours  observer.  L'imminence  du  danger 
a  pu  seule  me  conduire  à  mettre  de  côté  tous  les  détours  et  toutes 
les  circonlocutions  d'usage.  » 

Voilà  l'homme  tout  entier.  M.  Guizot  se  hâte  de  calmer  son  ar- 
deur, il  lui  dit  qu'il  n'y  a  pas  lieu  d'aller  si  vite,  il  lui  rappelle  que 
la  combinaison  Trapani  n'est  pas  encore  abandonnée,  qu'à  défaut 
du  comte  de  Trapani,  les  deux  infans,  fils  de  don  François  de 
Paule,  le  duc  de  Cadix  et  le  duc  de  Séville,  ont  leur  place  dans  le 
plan  général  de  la  France,  qu'il  ne  faut  donc  ni  déprécier  leurs 
titres  ni  méconnaître  leurs  chances  possibles. 

Il  est  bon  de  remarquer  ici,  pour  apprécier  exactement  la  suite 
des  faits,  que  M.  Guizot,  tout  en  calmant  l'humeur  impétueuse  de 
notre  ambassadeur,  ne  fut  pas  du  tout  fâché  de  lui  voir  ces  dispo- 


330  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sitions.  «  Bien  loin  de  me  blesser,  écrit-il,  la  franche  et  hardie 
question  de  M.  Bresson  me  plut  et  redoubla  la  confiance  que  je  lui 
portais  déji;  je  me  tins  pour  assuré  que  nous  avions  à  xMadrid  un 
agent  qui,  dans  un  moment  critique,  n'hésiterait  pas  à  prendre  une 
grflnde  responsabiHté,  et  ne  se  laisserait  prévenir  ni  arrêter  par 
aucune  intrigue,  espagnole  ou  diplomatique.  »  Si  le  comte  Bresson 
a  connu  ces  sentimens  de  M.  Guizot,  et  n'est-il  pas  bien  difficile 
qu'il  les  ait  ignorés?  il  pouvait  presque  y  trouver  le  blanc-seing 
qu'il  demandait. 

Ce  programme  que  M.  Guizot  venait  de  lui  indiquer,  le  comte 
Bresson  l'adopta  loyalement,  quoiqu'il  en  eût  un  autre  au  fond  du 
cœur,  et,  selon  son  habitude,  il  s'y  employa  aussitôt  avec  feu. 
C'était  le  moment  où  sir  Henry  Bulwer,  recevant  du  foreign  office 
des  indications  analogues,  mais  données  un  peu  mollement,  préfé- 
rait suivre  ses  propres  idées,  car  il  avait  son  système  comme  le 
comte  Bresson  avait  le  sien.  Le  système  du  comte  Bresson,  c'était 
la  reine  d'Espagne  mariée  à  un  fils  de  Louis-Philippe;  le  système 
de  sir  Henry  Buhver,  c'était  la  reine  d'Espagne  mariée  au  prince 
de  Cobourg.  Seulement  le  comte  Bresson  était  bien  décidé  à  ser\dr 
d'abord  le  programme  que  lui  dictaient  ses  instructions,  et  à  ne  s'en 
écarter,  s'il  le  fallait,  qu'à  la  dernière  extrémité,  tandis  que  sir 
Henry  Bulwer  commençait  résolument  par  son  programme  à  lui, 
sans  trop  se  soucier  des  ordres  officiels.  Sir  Henry  comptait  bien 
que  s'il  parvenait  à  faire  d'un  Cobourg  un  roi  d'Espagne,  la  vic- 
toire justifierait  son  équipée,  et  que  les  protecteurs  ne  lui  manque- 
raient pas  à  la  cour  du  prince  Albert.  Ainsi,  des  deux  ambassa- 
deurs qui,  d'après  la  volonté  commune  de  lAL  Guizot.  et  de  lord 
Aberdeen,  devaient  travailler  ensemble  au  mariage  du  comte  de 
Trapani  avec  la  reine  Isabelle,  un  seul,  le  comte  Bresson,  était 
franchement  à  l'œuvre;  l'autre,  sir  Henry  Bulwer,  agissait  pour  le 
prince  de  Cobourg.  Bresson  le  savait  bien  et  redoublait  d'activité, 
mais  plus  il  y  mettait  d'application,  plus  il  excitait  l'ardeur  de  Bul- 
wer. C'était  comme  une  course  d'Epsom.  A  travers  les  obstacles,  à 
travers  les  casse-cous,  qui  des  deux  arriverait  le  premier? 

La  course  dura  plus  de  deux  ans.  Les  péripéties  de  la  lutte  rem- 
plissent les  années  18/ii,  18/i5,  et  se  prolongent  quelques  mois  au- 
delà.  Bulwer  trouva  d'abord  un  grand  secours  dans  l'affection 
même  de  la  reine-mère  Marie-Christine  pour  la  famille  du  roi  Louis- 
Philippe.  La  reine-mère  disait  souvent  au  comte  Bresson  :  «  Don- 
nez-nous donc  un  de  vos  princes,  »  et  le  comte  Bresson,  fidèle  à  sa 
consigne,  lui  répondait  qu'il  n'y  fallait  pas  compter,  à  moins  d'évé- 
nemens  imprévus.  Un  jour,  entraîné  par  l'idée  qui  l'obsédait,  l'im- 
pétueux diplomate  ne  put  se  retenir  d'en  parler  à  la  reine-mère;  il 
lui  raconta  en  riant  que  le  chargé  d'affaires  de  Belgique  glissait 


LE    CONSEILLER    DE    LA    REINE    VICTORIA.  331 

de  temps  en  temps  l'olTre  de  son  Gobourg,  et  que  le  roi  Léopold,  en 
effet,  n'y  avait  pas  encore  renoncé.  Il  tenait  la  chose,  lui,  Bresson, 
de  Buhver  lui-même,  à  qui  sur-le-champ  il  avait  répondu  en  ces 
termes  :  «  Quand  lord  Ponsonby,  il  y  a  treize  ans,  a  essayé  de 
pousser  au  trône  de  Belgique  le  duc  de  Leuchtenberg,  j'ai  fait 
élire  en  quarante-huit  heures  le  duc  de  Nemours.  Je  puis  assurer 
le  roi  Léopold  ou  tout  autre  qu'il  ne  m'en  faut  ici  que  vingt-quatre 
pour  faire  proclamer  le  duc  d'Auinale.  »  La  reine-mère,  qui  souhai- 
tait si  vivement  cette  solution-là,  ne  fut  point  choquée  de  l'assu- 
rance un  peu  bien  hautaine  du  diplomate  :  «  Il  ne  vous  en  faudrait 
pas  tant,  lui  répondit-elle  avec  gaîté,  et  si  je  savais  que  ce  fût  le 
moyea  d'arriver  à  mon  but,  moi  aussi  je  pousserais  le  Gobourg.  » 
Est-ce  la  confidence  de  M-  Bresson  qui  suggéra  cette  tactique  à 
Marie-Ghrisiine?  Est-ce  le  sentiment  personnel  de  la  jeune  reine, 
un  secret  dépit  de  voir  les  princes  d'Orléans  tenus  à  l'écart  par  le 
refus  obstiné  de  leur  père,  un  certain  désir  de  se  venger  en  se 
tournant  avec  plus  ou  moins  de  sincérité  vers  le  candidat  de  Wind- 
sor, —  est-ce  tout  cela  qui  détermina  la  conduite  de  la  reine-mère? 
La  vérité  est  que  pendant  ces  deux  années  {iShk-iSkb)  il  lui  arriva 
sans  cesse  de  pousser  le  Cohoiirg. 

Sir  Ilenry  Bulwer  ne  négligeait  aucune  occasion  d'exploiter  ces 
sentimens  divers.  Le  dépit  de  la  reine,  le  mécontentement  de  Marie- 
Christine,  l'orgueil  espagnol  blessé,  le  parti  français  découragé,  la 
conibinaison  napolitaine  de  plus  en  plus  impopulaire,  c'étaient  là 
autant  d'armes  qu'il  maniait  avec  prestesse  pour  frayer  le  passage 
au  prince  de  Gobourg.  Au  milieu  de  toutes  ces  intrigues,  Louis- 
Philippe  eut  une  inspiration  heureuse.  C'est  en  novembre  18/i4,  au 
plus  fort  de  la  négociation  relative  au  comte  de  Trapani,  qu'il  fit  en- 
trevoir pour  la  première  fois  à  M.  Bresson  un  projet  de  mariage 
entre  le  duc  de  Montpensier  et  l'infanie  dona  Luisa-Fernanda.  Le 
moment  était  bien  choisi.  Le  mariage  du  duc  d'Âumale  avec  la  prin- 
cesse Marie- Caroline  de  Naples  avait  dû  évidemment  porter  un 
coup  pénible  à  Marie-Christine;  il  était  facile  de  prévoir  qu'elle 
allait  se  rejeter  plus  que  jamais  vers  l'Angleterre  et  le  prince  de 
Gobourg.  Pour  prévenir  de  sa  part  une  résolution  désespérée,  rien 
de  mieux  que  cette  candidature  du  duc  de  Montpensier  à  la  main  de 
l'infante.  La  combinaison  répondait  à  tout.  Louis-Philippe  n'aban- 
donnait pas  son  principe;  l'idée  souriait  au  jeune  duc  et  la  reine  y 
donnait  son  entier  assentiment.  Enfin!  pensait-elle,  nous  cessons 
de  nous  heurter  à  ce  refus  inflexible  du  roi  des  Français!  Le  jour 
où  le  général  Narvaez  lui  parla  de  ce  projet,  elle  s'écria  :  Por 
Vamor  de  Bios,  que  no  déjà  escapar  este  principe!  (Pour  l'a- 
mour de  Dieu,  ne  laisse  pas  échapper  ce  prince!  )  —  Elle  eût  voulu 
mieux  encore  assurément,  elle  eût  voulu  le  duc  de  Montpensier 


332  R£VUt    DtS    DEUX    ilUKDES. 

pour  la  reine,  iNarvaez  aussi  l'eût  préféré,  mais  il  n'y  avait  aucun 
espoir  de  faire  fléchir  sur  ce  point  la  résolution  de  Louis-Philippe. 
Elle  se  résigna  donc,  heureuse  encore  de  ce  demi-résultat.  11  y 
avait  là  pour  elle  un  intérêt  politique  étroitement  uni  aux  motifs 
d'afTection  et  de  famille;  un  Bourbon  d'Italie  ou  d'Espagne  ne  de- 
vant pas  apporter  une  grande  force  à  la  royauté  d'Isabelle,  il  fallait 
que  le  second  mariage  fît  apparaître  à  côté  du  trône  l'image  protec- 
trice de  la  France. 

Tel  était  vers  la  fin  de  l'année  ïShh,  au  moment  du  mariage  du 
duc  d'Aumale  avec  la  fille  du  prince  de  Salerne,  le  système  confié  à 
M.  Bresson  par  M.  Guizot  :  le  comte  de  Trapani,  ou  bien,  à  son 
défaut,  l'un  des  deux  infans  d'Espagne,  Cadix  ou  Séville,  pour 
la  reine  Isabelle-,  le  duc  de  Montpcnsier  pour  l'infante.  Il  était  bien 
entendu  que  le  roi  Louis-Philippe,  fidèle  à  son  principe  de  ne  re- 
chercher le  trône  d'Espagne  pour  aucun  de  ses  fils,  mettrait  un 
intervalle  raisonnable  entre  le  mariage  de  la  reine  et  celui  de  l'in- 
fante; c'est  ce  qui  fut  répété  l'année  suivante  au  château  d'Eu,  dans 
les  conversations  de  Louis-Philippe  avec  la  reine  Victoria  et  lord 
Aberdeen. 

Pendant  ce  temps-là,  sir  Henry  Bulwer  poursuivait  toujours  son 
siège,  creusait  les  tranchées,  disposait  les  mines  et  préparait  l'as- 
saut. Vainement  le  roi  Louis-Philippe  et  la  reine  Victoria,  M.  Gui- 
zot et  lord  Aberdeen,  étaient-ils  parfaitement  d'accord  sur  la  double 
combinaison  que  nous  venons  d'indiquer,  sir  Henry,  soutenu  évi- 
demment par  l'assurance  de  ne  pas  déplaire  à  certaines  influences 
occultes,  se  croyait  en  mesure  de  tenir  en  échec  les  deux  gouver- 
nemens  d'Angleterre  et  de  France.  Vers  le  milieu  de  novembre  18/i5, 
trois  mois  après  la  seconde  visite  de  la  reine  Victoria  au  château 
d'Eu,  M.  Guizot  apprit  tout  à  coup  de  Londres  et  de  Madrid,  par  le 
comte  de  Jarnac  et  le  comte  Bresson,  que  l'intrigue  Cobourg  pre- 
nait des  proportions  inquiétantes.  Le  jeune  prince  Léopold,  accom- 
pagné de  son  père  et  de  sa  mère,  le  duc  et  la  duchesse  Ferdinand 
de  Cobourg,  venait  d'arriver  à  Londres;  on  disait  qu'il  devait  se 
rendre  de  là  chez  son  frère,  le  roi  de  Portugal,  et,  poursuivant  son 
voyage,  se  montrer  bientôt  à  Gibraltar,  à  Cadix,  à  Madrid.  C'était 
toute  une  mise  en  scène  dont  le  sens  n'était  que  trop  manifeste.  Sir 
Henry  Buhver  avait  distribué  les  rôles;  l'action  allait  marcher  vite 
et  le  dénoûment  était  prochain.  Aussitôt  réclamations  très  vives  de 
M.  Guizot  auprès  de  lord  Aberdeen  par  l'entremise  du  comte  de 
Jarnac;  réponses  un  peu  embarrassées  de  lord  Aberdeen,  réponses 
qui  ne  jettent  aucun  doute  sur  la  loyauté  de  ce  parfait  homme  de 
bien,  mais  qui  attestent  une  situation  équivoque  dont  il  soulTre  tout 
le  premier.  Ce  qui  rendait  ces  réponses  encore  moins  rassurantes, 
c'est  que  le  ministère  tory  était  condamné  à  une  dissolution  inévi- 


LE    CONSEILLER    DE    LA    ilEIiNE    VICTORIA.  323 

table  et  que  lord  Palmerston,  l'adversaire  acharné  de  l'influence 
française  en  Espagne  comme  partout  ailleurs,  allait  remplacer  lord 
Aberdeen  au  foreign  office. 

Le  dénoûment  préparé  par  sir  Henry  Bulwer  se  dessinait  de  plus 
en  plus.  C'est  au  mois  de  février  18/i6  que  le  prince  Léopold  avait 
fait  son  voyage  d'Espagne,  recueillant  des  marques  de  sympathie, 
profitant  de  l'impopularité  du  Bourbon  de  JNaples;  c'est  au  mois  de 
mai  que  le  ministère  espagnol,  d'accord  avec  les  reines,  adresse  au 
duc  régnant  de  Saxe-Gobourg,  par  l'entremise  du  roi  de  Portugal, 
un  message  à  l'elTet  de  négocier  le  mariage  du  prince  Léopold  avec 
la  reine  Isabelle.  Qui  donc  a  fait  envoyer  ce  message?  Le  représen- 
tant de  lord  Aberdeen,  sir  Henry  Bulwer.  Et  par  qui  cette  grave 
nouvelle  est-elle  communiquée  à  M.  Guizot?  Par  lord  Aberdeen  en 
personne.  Lord  Aberdeen  est  le  plus  loyal  des  hommes,  il  souffre 
d'être  en  butte  à  un  soupçon  de  duplicité,  il  dit  expressément  à 
M.  le  comte  de  Sainte-Aulaire,  ambassadeur  de  France  :  «  Je  suis 
très  mécontent  de  la  conduite  de  Bulwer,  et  je  me  déclare  prêt  à 
faire  ce  que  M.  Guizot  jugera  convenable  pour  constater  que  je  n'y 
suis  pour  rien,  et  que  dans  toute  cette  affaire  mes  actes  ont  été 
d'accord  avec  le  langage  que  je  vous  ai  toujours  tenu.  » 

Sir  Henry  Bulwer,  blâmé  par  lord  Aberdeen,  lui  offre  sa  démis- 
sion; n'allez  pas  croire  cependant  qu'il  abandonne  la  fiévreuse  par- 
tie où  il  est  engagé.  L'habile  homme  sait  bien ,  et  l'Espagne  poli- 
tique sait  avec  lui  qu'il  ne  tardera  point  à  reprendre  son  poste.  Les 
jours  du  ministère  Peel  sont  c:mptés.  Le  25  juin  18/i6,  le  cabinet 
tory,  qui  a  lui-même  si  hardiment  et  si  noblement  préparé  sa  chute 
par  ses  grandes  réformes  économiques,  est  mis  en  minorité  sur 
une  question  toute  différente  par  la  coalition  prévue  des  whigs  et 
des  tories.  H  s'agissait  d'un  bill  relatif  aux  désordres  d'Irlande.  Les 
whigs  qui ,  dans  la  réforme  des  lois  commerciales ,  avaient  fait  le 
triomphe  de  sir  Robert  Peel  en  servant  leur  propre  cause,  ne  pou- 
vaient lui  rester  unis  plus  longtemps;  l'alliance  n'avait  eu  lieu  que 
sur  un  point,  et,  ce  point  gagné,  chacun  reprenait  son  poste  de 
combat.  Quant  aux  tories,  irrités  de  la  conduite  de  leur  ancien 
chef,  ils  attendaient  et  saisirent  ardemment  la  première  occasion  de 
châtier  d'une  façon  éclatante  ce  qu'ils  appelaient  la  trahison  de  sir 
Robert  Peel.  Quatre  jours  après,  le  29  juin,  sir  Robert,  dans  un 
admirable  discours ,  expliquant  sa  conduite  et  rendant  hommage 
aux  sentimens  élevés  qui  avaient  pu  animer  même  ses  plus  violens 
adversaires,  annonçait  que  la  reine  avait  accepté  la  démission  du 
cabinet,  et  chargé  lord  John  Russel  de  former  une  nouvelle  admi- 
nistration (1).  Lord  Palmerston  prenait  la  place  de  lord  Aberdeen. 

(1)  Nous  n'avons  pas  à  raconter  cette  séance,  l'une  des  plus  nobles  que  présente 
l'histoire  de  la  tribune  anglaise  au  xix«  siècle.  Ce  serait  sortir  do  notre  sujet.  Nous  ne 


334  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

Si  Bulwer  a  travaillé  au  succès  du  prince  de  Gobourg  malgré  les 
instructions  contraires  de  lord  Aberdeen,  on  devine  ce  qu'il  fera 
sous  la  direction  de  lord  Palmerston.  11  sollicite  des  ordres  con- 
formes à  son  plan  et  ne  tarde  pas  à  convaincre  le  nouveau  chef  du 
forcign  office.  «  Mon  cher  Bulwer,  lui  écrit  Palmerston,  je  me  range 
à  l'avis  que  vous  avez  eu  raison  tout  le  temps,  et  que  c'est  nous 
qui  avons  eu  tort  dans  cette  affaire  du  mariage  espagnol.  Nous  au- 
rions dû  tout  de  suite  et  bravement  adopter  Gobourg  et  le  faire 
triompher  en  bravant  la  France;  mais  nous  n'étions  pas  disposés  à 
rompre  avec  la  France ,  et  nous  ne  croyions  pas  que  le  mariage 
fût  un  intérêt  anglais  assez  fort  pour  justifier  cette  rupture.  »  Voilà 
une  autorisation  d'agir  assez  explicite;  on  avait  des  motifs  pour  être 
modéré  au  début,  on  reconnaît  maintenant  que  Bulwer  avait  raison; 
n'est-ce  pas  dire  qu'on  lui  donne  carte  blanche?  Ge  n'est  pas  tout; 
regardons-y  de  plus  près,  nous  venons  toute  la  pensée  de  lord  Pal- 
merston. La  lettre  qu'on  vient  de  lire  est  du  mois  d'août  ISZ16;  or 
quelle  était  cette  modération  dont  il  parle  ?  Dans  une  dépêche  du 
19  juillet,  par  conséquent  trois  ou  quatre  semaines  avant  d'expri- 
mer ce  regret,  il  écrivait  à  sir  Henry  Bulwer  que  les  candidats  à  la 
main  de  la  reine  d'Espagne  étaient  réduits  à  trois,  savoir  :  le  prince 
Léopold  de  Saxe-Gobourg  et  les  deux  fils  de  don  François  de  Paule. 
Quoi!  le  prince  Léopold,  après  tout  ce  qu'avait  promis  lord  Aber- 
deen! le  prince  Léopold  nommé  ici  le  premier,  après. que  lord 
Aberdeen  avait  si  vertement  blâmé  Bulwer  d'avoir  travaillé  pour 
lui!  G'est  donc  une  politique  nouvelle?  Lord  Palmerston  ne  se  con- 
sidère pas  comme  lié  par  les  paroles  de  son  prédécesseur,  lord  Pal- 
merston se  dégage.  Fort  bien,  c'est  son  droit,  mais  alors  il  dégage 
aussi  la  parole  de  la  France.  Pourra-t-on  invoquer  désormais  les 
conversations  du  château  d'Eu?  Tout  cela  est  détruit,  chacun  a  re- 
pris sa  hberté. 

Cette  même  dépêche  du  19  juillet,  adressée  par  lord  Palmerston 
à  Bulwer,  s'exprimait  dans  les  termes  les  plus  vifs  sur  le  compte 
des  modérés  espagnols.  Le  ministre  whig  tendait  la  main  aux  pro- 
pouvons toutefois  nous  résigner  à  n'en  faire  qu'une  mention  rapide  sans  signaler  au 
moins  la  grandeur  émouvante  de  la  scène  et  l'hcroique  sublimité  du  rôle  de  Robert 
Peel.  Ce  grand  homme  d'état,  accablé  d'outrages  par  ses  amis  de  la  veille,  abandonné 
par  ses  alliés  d'un  jour,  qui  avait  prévu  tout  cela,  qui  avait  préparé  sa  chute  en  ne 
songeant  qu'au  bien  du  pays,  et  qui  sort  du  ministère  sans  plainte,  sans  amertume, 
sans  orgueil,  sans  esprit  de  vengeance,  rendant  justice  à  tous  et  disant  que  cette  issue 
de  la  crise  est  peut-être  ce  qui  convient  le  mieux  à  l'honneur  des  principes  comme  à 
l'intérêt  du  pays,  est  certainement  un  type  de  beauté  morale  unique  dans  les  annales 
parlementaires.  On  dirait  une  de  ces  tragéJies  qui  élèvent  l'àme  par  l'admiration, 
sans  aucune  trace  de  vertu  déclamatoire.  Ceux  qui  voudraient  un  récit  complet  de  la 
séance  du  25  juin  1846  le  trouveront  dans  lus  belles  études  que  M.  Guizot  a  consacrées 
à  Robert  Peel.  Le  tableau  est  digne  du  sujet  et  de  celui  qui  l'a  signé.  Voyez,  dans  la 
Revue  du  1"  août  1856,  Sir  Robert  Peel,  par  M.  Guizot. 


LE    CONSEILLER    DE    LA    REINE    VICTORIA.  335 

grossistes,  c'est-à-dire  à  la  révolution.  Telle  était  la  timidité  qu'il 
se  reprochait;  il  était  si  décidé  au  contraire  à  payer  d'audace,  qu'il 
négligea  les  précautions  Ibs  plus  simples.  Piien  ne  l'obligeait  à  mon- 
trer son  jeu  à  ses  adversaires;  il  communiqua  cette  dépêche  au 
comte  de  Jarnac,  qui  avertit  immédiatement  M.  Guizot.  Là-dessus, 
comme  on  pense,  ordre  donné  au  comte  Bresson  de  faire  connaître 
aux  ministres  espagnols  le  danger  qui  les  menace.  La  nouvelle  ar- 
rive à  propos ,  les  deux  reines  hésitaient  encore ,  les  ministres  se 
perdaient  dans  les  fils  embrouillés  de  l'intrigue;  à  la  lecture  de  la 
fameuse  dépêche,  et  sans  qu'il  y  ait  besoin  de  commentaires,  plus 
d'hésitations,  l'heure  est  venue  d'en  finir.  «Engage  donc  Bresson  à 
s'entendre  avec  moi  pour  faire  les  deux  mariages  Bourbon  le  plus 
tôt  possible.  Les  Anglais  et  la  révolution  nous  menacent.  »  Qui  tient 
ce  langage?  la  reine-mère,  et  c'est  un  des  ministres,  M.  Mon, 
qu'elle  appelle  ainsi  à  son  secours.  Reste  une  difficulté  :  il  faut  que 
la  jeune  reine  consente  à  épouser  son  cousin,  le  duc  de  Cadix,  le 
seul  candidat  possible  entre  les  deux  fils  de  don  François  de  Paule. 
La  reine  mère  s'en  charge,  elle  dispose  sa  fille,  elle  la  rend  favo- 
rable à  cette  idée;  le  comte  Bresson,  à  qui  l'on  doit  tous  ces  détails, 
ajoute  avec  joie  :  a  Elle  s'aidera  de  la  jeune  infante,  fort  occupée 
de  M.  le  duc  de  Montpensier,  et  à  qui  elle  a  appris  que  son  mariage 
ne  pouvait  se  faire  que  si  sa  sœur  épousait  un  Bourbon.  » 

Enfin,  le  27  août,  après  un  redoublement  d'efforts  en  sens  con- 
traires, après  un  nouvel  assaut  de  sir  Henry  Bulwer  et  de  nouvelles 
hésitations  de  la  jeune  reine,  tout  fut  brusquement  décidé.  Lord 
Palmerston,  dans  son  ardeur  à  s'attacher  les  progressistes,  avait 
commis  l'insigne  maladresse  de  recommander  presque  impérieuse- 
ment le  duc  de  Sévilîe,  comme  le  seul  prince  esjyagnol  qui  mê^ 
ritât  par  ses  qualités  personnelles  de  devenir  le  m.ari  de  la  reine. 
Ballottée  ainsi  du  prince  de  Cobourg  au  duc  de  Sévilîe  par  les  ca- 
prices de  lord  Palmerston,  la  jeune  reine  comprit  qu'elle  serait  le 
jouet  du  ministre  whig;  elle  consentit  sans  plus  de  retard  à  épouser 
le  duc  de  Cadix.  Elle  manda  ses  ministres,  leur  signifia  sa  volonté, 
qui  fut  admise  sans  discussion,  et  les  informa  en  même  temps 
qu'elle  donnait  sa  sœur  au  duc  de  Montpensier  ;  elle  ajouta  que  ces 
deux  mariages  devraient  se  faire  très  promptement,  et,  autant  que 
possible,  le  même  jour. 

Autant  cpie  possible,  c'était  une  allusion  aux  difficultés  de  la 
France,  par  suite  de  ses  engagemens  avec  TAngleterre.  La  France 
était-elle  tout  à  fait  déliée  de  ses  engagemens?  Elle  avait  de  bonnes 
raisons  pour  l'affirmer,  mais  l'Angleterre  voyant  les  choses  d'un 
autre  œil,  il  fallait  procéder  avec  circonspection.  Ce  fut  encore  Pal- 
merston qui  précipita  le  dénoûment  par  ses  provocantes  allures. 
Les  cortès,  convoquées  par  ordre  de  la  reine,  s'étaient  réunies  le 


336  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l!i  septembre.  Le  18,  le  sénat  avait  voté  à  l'unanimité  une  adresse 
de  félicitation  à  la  reine  sur  l'un  et  l'autre  mariage  ;  le  19,  le  con- 
grès des  députés,  par  159  voix  contre  une  seule,  adressa  l'expres- 
sion des  mêmes  sentiments  à  la  reine  Isabelle.  Les  deux  mariages 
étaient  consacrés  d'avance  par  l'assentiment  loyal  et  libre  des  re- 
représentans  du  pays. 

Après  ce  vote  comme  avant,  sir  Henry  Bulwer  continua  la  lutte. 
Il  était  de  ceux  qui  ne  quittent  pas  le  champ  de  bataille  tant  qu'il 
y  a  encore  une  cartouche  à  brûler.  L'Angleterre  se  résignait  bien 
au  mariage  de  la  reine  avec  le  duc  de  Cadix,  elle  n'admettait  pas 
le  mariage  de  l'infante  avec  le  duc  de  Montpensier.  C'était  une  at- 
teinte à  l'équilibre  de  l'Europe,  un  moyen  d'assurer  un  jour  le  trône 
d'Espagne  à  un  fils  du  roi  Louis-Philippe.  Les  ministres  de  la  reine 
savaient-ils  bien  à  quels  dangers  ils  exposaient  leur  pays?  Bulwer, 
pressant  et  menaçant,  variait  ce  thème  sur  tous  les  tons.  Si  ce  n'é- 
tait pas  assez  de  la  parole,  l'action  y  suppléait:  un  jour,  il  envoyait 
une  note  au  ministère  espagnol  ;  le  lendemain  il  expédiait  des  cour- 
riers aux  vaisseaux  anglais  de  Gibraltar;  il  voulait  frapper  les  ima- 
ginations, faire  croire  à  tous  que  c'était  la  guerre,  la  guerre  immi- 
nente. Le  23  septembre,  pour  couronner  son  œuvre,  il  remit  au 
chef  du  cabinet  de  Madrid  non  pas  une  note  de  sa  main,  mais  une 
protestation  expresse  de  lord  Palmerston.  Au  nom  de  l'équilibre  eu- 
ropéen, au  nom  de  l'indépendance  de  l'Espagne,  au  nom  des  ser- 
vices rendus  par  l'Angleterre,  le  chef  du  foreign  office  protestait 
contre  le  projet  de  marier  l'infante  avec  le  duc  de  Montpensier  et 
témoignait  l'espoir  que  le  gouvernement  espagnol  ne  persévérerait 
pas  dans  ce  dessein. 

C'était  trop.  Il  n'est  pas  dans  le  caractère  espagnol  de  céder  à  de 
telles  sommations.  La  France  aussi  se  trouvait  plus  dégagée  que 
jamais,  les  scrupules  n'étaient  plus  de  mise.  M.  Isturitz  répondit 
comme  il  devait  répondre.  Eu  face  des  protestations  du  ministère 
whig,  il  fît  apparaître  la  volonté  de  la  reine,  l'approbation  de  la 
reine-mère,  l'assentiment  des  ministres,  les  félicitations  des  cortès. 
Le  double  mariage  devait  se  faire  prochainement  et  le  même  jour. 
Il  n'y  avait  plus  lieu  de  maintenir  la  formule  autant  que  possible; 
lord  Palmerston  venait  de  l'eftacer. 

Aussi,  quelques  jours  après,  le  28  septembre,  le  duc  de  Mont- 
pensier partit  de  Paris  pour  Madrid,  le  duc  d'Aumale  l'accompa- 
gnait. Les  deux  princes,  entrés  en  Espagne  le  2  octobre  avec  leur 
suite,  y  reçurent  partout  l'accueil  le  plus  empressé.  Le  5,  à  une 
demi-lieue  de  la  ville,  ils  montèrent  à  cheval,  escortés  par  le  mi- 
nistre de  la  guerre,  par  le  capitaine-général,  par  un  grand  nombre 
de  généraux  dont  plusieurs  appartenaient  à  l'opposition.  Le  temps 
était  magnifique;  on  eût  dit  la  fête  de  la  jeunesse  et  de  l'espérance. 


LE    CONSEILLER    DE   LA    REINE    VICTORIA.  337 

tant  une  joie  sérieuse  illuminait  tous  les  visages.  «  Pas  un  dissen- 
timent ne  s'est  trahi,  écrivait  M.  Bresson,  pas  un  cri  hostile  ne 
s'est  fait  entendre.  »  Enfin,  le  10  octobre  au  soir,  dans  l'intérieur 
du  palais,  le  patriarche  des  Indes,  archevêque  de  Grenade,  célé- 
brait le  mariage  de  la  reine  d'abord,  puis  le  mariage  de  l'infante; 
le  lendemain  11,  la  même  cérémonie  s'accomplit  dans  l'église  de 
Notre-Dame  d'Atocha.  C'est  l'usage  espagnol  que  les  mariages 
royaux  soient  célébrés  deux  fois,  la  première  devant  la  famille, 
la  seconde  devant  la  nation.  Une  foule  immense  remplissait 
les  nefs  et  les  galeries  de  Notre-Dame;  en  dehors  de  l'église,  sur 
tout  le  parcours  du  royal  cortège,  aux  fenêtres,  aux  balcons,  la  po- 
pulation de  Madrid  saluait  respectueusement  les  deux  couples. 

III. 

Le  dernier  acte  de  ce  drame,  ou  du  moins  de  cette  vive  comédie 
espagnole,  est  rempli  tout  entier  par  l'explosion  des  colères  an- 
glaises. M.  Guizot  glisse  très  légèrement  sur  ce  point.  Il  indique  le 
mécontentement  de  lord  Palmerston,  le  dépit  de  sir  Henry  Buhver, 
qui  se  retire  à  Aranjuez,  les  susceptibilités  de  lord  Normanby,  am- 
bassadeur d'Angleterre  à  Paris,  qui  interrompt  presque  ses  rela- 
tions avec  le  gouvernement  français,  mais  il  affirme  en  même  temps 
que  ce  furent  là  des  bouderies  insignifiantes.  Au  plus  fort  des  pro- 
testations de  Bulwer,  quand  Bulwer  s'abstint  de  paraître  à  la  récep- 
tion du  corps  diplomatique  par  les  deux  princes  français,  le  belli- 
queux plénipotentiaire  n'avait-il  pas  adressé  à  son  ardent  collègue, 
le  comte  Bresson,  la  lettre  la  plus  amicale?  Le  comte  Bresson 
n'avait-il  pas  répondu  sur  le  même  ton,  non  pas  de  courtoisie  seu- 
lement, mais  de  sincère  amitié?  Enfin,  à  Paris,  le  représentant  de 
lord  Palmerston  ne  s'est-il  pas  hâté  de  se  réconcilier  personnelle- 
ment avec  le  ministre  de  Louis-Philippe  dans  les  salons  de  l'am- 
bassadeur d'Autriche?  Ainsi  donc,  tout  est  fini ,  voilà  l'impression 
qui  résulte  du  récit  de  M.  Guizot;  les  ministres  anglais  se  sont 
aperçus  que  leurs  craintes  au  sujet  de  ces  mariages  étaient  bien 
exagérées  et  leur  langage  bien  agressif.  Tout  est  fini,  ou  du  moins 
tout  va  finir;  cette  longue  bataille  diplomatique  ne  laissera  aucune 
amertume  dans  l'âme  de  nos  contradicteurs. 

Étrange  conclusion  d'un  récit  d'ailleurs  si  loyal!  Il  faut  le  dire, 
quoi  qu'il  en  coûte  :  rien  n'est  plus  contraire  à  la  vérité.  Le  lecteur 
qui  s'en  tiendrait  sur  ce  point  aux  Mémoires  de  M.  Guizot  n'aurait 
aucune  idée  de  ce  douloureux  et  terrible  dernier  acte.  M.  Guizot  a 
plaidé  ici  /ro  domo  suâ,  c'est  pro  domo  sud  qu'il  a  été  si  long,  si 
expansif,  dans  tout  ce  qui  concerne  les  négociations  relatives  au 

TOME  XX.  —  1877.  22 


338  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

mariage.  Tous  les  incidens  qui  préparent  sa  victoire,  il  les  raconte 
dans  le  plus  grand  détail,  tant  il  tient  à  prouver  la  loyauté  de  sa 
conduite,  et  cette  démonstration  est  irréfutable;  mais  sur  les  con- 
séquences de  cette  victoire,  sur  les  effets  qu'il  aurait  dû  prévoir  et 
qu'il  n'a  pas  prévus,  sur  les  irritations  qu'il  a  soulevées,  sur  les  in- 
térêts qu'il  a  compromis,  sur  les  ruines  qu'il  a  faites,  c'est  à  peine 
s'il  y  a  une  allusion  de  quelques  lignes. 

Il  n'ignorait  pas  cependant  les  faits  très  graves,  plusieurs  même 
très  douloureux,  qui  sont  mêlés  à  cette  histoire  des  mariages  espa- 
gnols. Quoi!  pas  un  mot  de  ce  qu'a  souffert  le  roi  Louis-Philippe! 
pas  un  mot  des  sentimens,  fondés  ou  non,  de  la  reine  Victoria!  pas 
un  mot  de  ces  justifications  que  le  roi  des  Français  se  croit  obligé 
d'adresser  à  la  reine  d'Angleterre  par  l'entremise  de  sa  fille,  la  reine 
des  Belges!  pas  un  mot  des  critiques,  des  plaintes,  j'allais  dire  des 
gémissemens,  qui  échappent  à  des  membres  de  sa  famille,  dans 
l'intimité  des  confidences  fraternelles!  Si  l'illustre  homme  d'état 
ignorait  ces  détails  en  18Zi6,  il  n'a  pu  les  ignorer  en  18!i8;  il  les  a 
connus  certainement  après  que  les  papiers  trouvés  aux  Tuileries 
ont  été  brutalement  mis  au  jour,  et  com.me  il  n'a  écrit  ses  .Mé- 
moires que  bien  des  années  plus  tard,  c'a  été  de  sa  part  une  fâ- 
cheuse inspiration  de  supprimer  un  pareil  épisode.  Quelle  que  soit 
l'origine  de  certains  documens,  il  ne  sert  de  rien  de  les  dédaigner; 
un  jour  peut  venir  en  effet  où  les  pages  su?pectes  sont  reprises  par 
des  chercheurs  studieux,  et,  contrôlées,  rectifiées,  complétées,  en- 
trent dans  les  archives  de  l'histoire.  L'histoire  avait  le  droit  de  les 
tenir  en  défiance  tant  qu'elle  ne  les  trouvait  que  dans  la  Revue  ré- 
trospective de  18/i8;  peut-elle  les  traiter  avec  le  même  mépris, 
quand  elle  les  rencontre  dans  les  notes  de  l'homme  qui  fut  si  long- 
temps le  conseiller  et  l'ami  de  la  reine  Victoria?  Évidemment  non. 
Voici  donc  tout  un  portefeuille  qu'elle  réclame. 

La  première  de  ces  lettres  royales  est  signée  de  la  reine  Marie- 
Amélie.  Le  8  septembre  ISZ16,  deux  jours  avant  la  célébration  du 
mariage  du  duc  de  Montpensier  avec  l'infante  doua  Lui<a-Fer- 
nanda,  la  reine  des  Français,  sur  la  demande  du  roi  évidemment, 
écrivait  à  la  reine  d'Angleterre  : 

((  Madame, 
«  Confiante  dans  cette  précieuse  amitié  dont  votre  majesté  nous  a 
donné  tant  de  preuves  et  dans  l'aimable  intérêt  que  vous  avez  toujours 
témoigné  à  tous  nos  enfans,  je  m'empresse  de  vous  annoncer  la  conclu- 
sion du  mariage  de  notre  fils  Montpensier  avec  l'infante  Louise-Fer- 
nande. Cet  événement  de  famille  nous  comble  de  joie  parce  que  nous 
espérons  qu'il  assurera  le  bonheur  de  notre  fils  chéri,  et  que  nous  re- 


LE    CONSEILLER    DE    LA    EEINE    VICTORIA.  339 

trouverons  dans  l'infante  une  fille  de  plus,  aussi  bonne,  aussi  aimable 
que  ses  aînées,  et  qui  ajoutera  à  noire  bonheur  intérieur,  le  seul  vrai 
dans  ce  monde  et  que  vous,  madame,  savez  si  bien  apprécier.  Je  vous 
demande  d'avance  votre  amitié  pour  notre  nouvelle  enfant,  sûre  qu'elle 
partagera  tous  les  sentimens  de  dévoùment  et  d'affection  de  nous  tous 
pour  vous,  pour  le  prince  Albert  et  pour  votre  chère  famille. 

«  Le  roi  me  charge  de  vous  offrir  ses  tendres  et  respectueux  hom- 
mages, ainsi  que  ses  amitiés  au  prince  Albert  (1).  Il  espère  que  vous 
aurez  reçu  ses  lettres  et  que  les  pêches  sont  arrivées  à  bon  port.  Tous 
mes  enfans  me  chargent  aussi  de  vous  offrir  leurs  hommages.  Veuillez 
offrir  mes  amitiés  au  prince  Albert  ;  embrassez  pour  moi  vos  si  chers 
enfans  et  recevez  l'expression  de  la  tendre  et  inaltérable  amitié,  avec 
laquelle  je  suis.  Madame,  de  votre  majesté  la  toute  dévouée  sœur  et 
amie, 

«  Marie-Amélie.  » 

Si  les  notes  de  Stockmar  ne  venaient  pas  ici  à  notre  aide,  nous 
aurions  de  la  peine  à  nous  expliquer  les  sentimens  que  cette  lettre 
éveilla  dans  le  cœur  de  la  reine  d'Angleterre.  Un  de  ses  ministres, 
lord  Âberdeen,  avait  négocié  cette  affaire  avec  M.  Guizot,  et  tous  les 
deux  s'étaient  liés  par  des  engagemens  réciproques.  Ce  ministre  est 
renversé  du  pouvoir.  Son  successeur  au  foreign  office,  lord  Pal- 
merston ,  ne  tient  aucun  compte  des  engagemens  pris  et  par  cela 
même  dégage  la  parole  de  la  France.  Où  y  a-t-il  en  tout  cela  quel- 
que chose  qui  puisse  toucher  la  reine?  C'est  le  jeu  des  institutions 
parlementaires.  Une  politique  remplace  une  politique,  une  méthode 
remplace  une  méthode;  rien  de  plus  simple.  Si  lord  Palrnerston  a 
subi  un  échec,  la  faute  en  est  à  lui.  La  reine  épouse-t-elle  donc  si 
vivement  les  griefs  de  l'altier  ministre?  Nous  ne  sommes  guère  dis- 
posés à  le  croire,  nous  qui  savons  que  cinq  ans  plus  tard  elle  rap- 
pellera si  fermement  à  l'ordre  ce  même  ministre  et  lui  fera  signifier 
son  congé.  Ah!  c'est  qu'alors  ce  ministre  aura  osé  déclarer  une 
guerre  sournoise  au  prince  Albert,  tandis  qu'aujourd'hui  le  prince 
Albert  soutient  la  même  cause  que  lui.  Nous  voici  encore  ramenés 
au  prince  de  Gobourg.  On  se  rappelle  ce  que  nous  ont  dit  à  ce  su- 
jet les  notes  de  Stockmar.  Nous  l'avons  vu,  aux  premières  pages  de 
ce  récit,  résumer  très  nettement  son  opinion  et  celle  du  prince  sur 
la  candidature  du  jeune  Cobourg  :  c'est  une  combinaison  à  suivre 
sans  bruit,  sans  éclat,  sans  rien  risquer,  en  laissant  la  plus  grande 
part  d'action  aux  circonstances.  Parmi  ces  circonstances  auxquelles 
il  se  confie  de  la  sorte,  Stockmar  aurait-il  compté  par  hasard  les 
dispositions  possibles  de  tel  ou  tel  ministre,  chez  l'un  une  certaine 

(1)  Tout  ce  paragraphe  manque  dans  le  texte  donné  par  la  Revue  rétrospective. 


340  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

passion  antifrançaise,  chez  l'autre  le  désir  de  flatter  adroitement  les 
secrètes  pensées  de  la  reine  et  du  prince?  On  est  bien  obligé  d'ad- 
mettre une  explication  de  ce  genre  quand  on  lit  la  réponse  de  la 
reine  Victoria  à  la  reine  Marie -Amélie.  La  voici  telle  que  Stockmar 
la  donne  : 

a  Osborne,  10  septembre  1846. 

u  Madame, 

«  Je  viens  de  recevoir  la  lettre  de  votre  majesté  du  8  de  ce  mois  et 
je  m'empresse  de  vous  en  remercier.  Vous  vous  souviendrez  peut-être 
de  ce  qui  s'est  passé  à  Eu  entre  le  roi  et  moi;  vous  connaissez  l'impor- 
tance que  j'ai  toujours  attachée  au  maintien  de  notre  entente  cordiale 
et  le  zèle  avec  lequel  j'y  ai  travaillé  ;  vous  avez  appris  sans  doute  que 
nous  nous  sommes  refusés  à  arranger  le  mariage  entre  la  reine  d'Es- 
pagne et  notre  cousin  Léopold,  que  les  deux  reines  avaient  désiré  vi- 
vement, dans  le  seul  but  de  ne  pas  nous  éloigner  d'une  marche  qui  se- 
rait plus  agréable  à  votre  roi,  quoique  nous  ne  pouvions  considérer  cette 
marche  comme  la  meilleure.  Vous  pourrez  donc  aisément  comprendre 
que  l'annonce  soudaine  de  ce  double  mariage  ne  pouvait  nous  causer 
que  de  la  surprise  et  un  bien  vif  regret. 

(c  Je  vous  demande  bien  pardon  de  vous  parler  de  politique  dans  ce 
moment,  mais  j'aime  pouvoir  me  dire  que  j'ai  toujours  été  sincère  en- 
vers vous. 

«  En  vous  priant  de  présenter  mes  hommages  au  roi,  je  suis,  Ma- 
dame, de  votre  majesté  la  toute  dévouée  sœur  et  amie, 

((  Victoria  R.  )) 

A  en  croire  le  baron  de  Stockmar,  ce  qui  aurait  blessé  la  reine 
Victoria  dans  la  communication  de  la  reine  Marie-Amélie,  ce  serait 
bien  plus  la  forme  de  la  lettre  que  le  fond  même  de  l'affaire.  Elle 
pensa,  on  pensa  autour  d'elle  que  ce  simple  billet  de  faire  part, 
sans  aucune  allusion  aux  difficultés  pendantes  depuis  quatre  ou  cinq 
ans,  sans  aucun  témoignage  de  regret  touchant  les  dissentimens 
survenus,  ressemblait  à  une  offense.  La  reine  Marie-Amélie  avait 
l'air  d'ignorer  ce  qu'elle  savait  comme  tout  le  monde  et  mieux  que 
tout  le  monde.  De  là  le  ton  offensé,  et  à  son  tour  offensant,  de  la 
réponse  de  la  reine  Victoria,  ces  rappels  si  hautains  à  la  vérité,  ces 
leçons  de  mémoire  données  si  sèchement,  si  durement,  malgré  l'ap- 
parente courtoisie  des  formes  :  vous  vous  souviendrez  peut-être..., 
vous  avez  appris  sans  doute...,  vous  pourrez  donc  aisément  com- 
2)rendre...  Stockmar  ne  dit  rien  de  ces  duretés  et  paraît  à  peine 
s'en  apercevoir,  il  insiste  avant  tout  sur  les  torts  du  roi  Louis-Phi- 
lippe envers  la  reine  Victoria  (car  c'est  lui  seul,  on  le  conçoit,  qu'il 
rend  responsable  de  la  démarche  et  de  la  missive  de  la  reine  Marie- 


LE    CONSEILLER    DE   LA    REINE   VICTORIA.  3il 

Amélie),  il  lui  reproche  d'avoir  manqué  à  la  vieille  galanterie  fran- 
çaise, d'avoir  oublié  ce  qu'un  gentleman  doit  à  une  dame{i). 

Ce  sont  là  des  questions  bien  délicates,  et  il  n'y  a,  selon  moi, 
qu'une  manière  de  les  juger,  c'est  de  se  placer  au  vrai  point  de  vue, 
je  veux  dire  au  point  de  vue  des  intentions.  Quel  a  été  le  sentiment 
de  la  reine  Marie-Amélie,  ou  plutôt  du  roi  Louis-Philippe,  quand  il 
a  pris  le  parti  d'annoncer  le  double  mariage  à  la  reine  d'Angleterre 
comme  si  rien  ne  s'était  passé  jusque-là?  Évidemment  cette  lettre 
a  été  longtemps  méditée;  entre  les  différentes  formules  qui  se  pré- 
sentaient, il  a  choisi  la  plus  simple,  la  moins  pénible,  celle  qui  écar- 
tait toute  idée  de  discussion,  celle  qui  le  dispensait  d'exprimer  des 
regrets  sans  franchise  ou  des  reproches  hors  de  propos.  Le  baron 
de  Stockmar  écrit  doctoralement  dans  ses  notes  :  «  Si  le  roi  voulait 
se  délier  des  engagemens  du  château  d'Eu,  il  devait  le  faire  par 
voie  diplomatique  à  l'égard  du  gouvernement  anglais,  et  en  même 
temps,  ou  mieux  encore  avant,  il  devait  le  faire  en  son  nom  person- 
nel, comme  un  gentleman  à  l'égard  d'une  dame,  par  voie  de  cour- 
toisie royale.  »  Stockmar  nous  montre  ici  qu'il  ne  connaissait  pas 
les  dépêches  échangées  entre  Paris  et  Londres  aux  mois  de  juillet 
et  août  1846.  Ce  qu'il  demande  a  été  fait;  dès  les  premiers  actes 
de  lord  Palmerston,  le  gouvernement  français  avait  annoncé  au 
foreign  office  qu'il  se  regardait  comme  dégagé.  Reste  donc  la  ques- 
tion de  la  démarche  personnelle,  mais  ce  sont  là  encore  une  fois 
des  choses  d'une  extrême  délicatesse,  et  c'est  surtout  l'intention 
qu'il  faut  voir. 

Je  remarque  d'ailleurs  que  Stockmar,  sans  s'inquiéter  de  se  con- 
tredire, nous  donne  un  peu  plus  loin  la  véritable  explication  des 
sentimens  de  la  cour  d'Angleterre.  Dans  une  lettre  qu'il  écrit  le 
10  novembre  18/i6,  sans  doute  à  un  de  ses  amis  de  Gobourg  ou 
de  Gotha,  on  trouve  ces  curieuses  paroles  :  «  Ici  tous  vont  bien, 
mais  tous  sont  réellement  affligés.  Au  commencement,  la  reine  était 
tout  entière  aux  idées  de  pardon  et  de  réconciliation  ;  le  prince,  au 
contraire,  ressentait  le  coup  comme  il  convient  à  un  homme;  il  y 
voyait  une  chose  injuste  au  fond,  une  offense  nationale  dans  la 
forme  et  pour  lui-même  un  procédé  blessant,  car  il  pouvait  se  dire 
qu'ayant  sacrifié  à  de  hauts  intérêts  politiques  sa  bienveillance  pour 
son  cousin,  il  n'avait  reçu  en  échange  de  ce  sacrifice  qu'une  marque 
d'ingratitude  sous  la  forme  la  plus  dédaigneuse.  »  Ainsi  la  première 
impression  de  la  reine  Victoria  n'a  pas  été  un  mouvement  de  co- 
lère, peut-être  même  avait-elle  senti  avec  une  délicatesse  féminine 
l'intention  secrète  du  roi  et  de  la  reine  des  Français;  l'interprétation 

(1)  Als  Gentleman  einer  Dame  gegeniiber. 


342  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

hostile  est  venue  du  prince  Albert,  c'est  le  prince  Albert  qui  s'est 
cru  atteint  dans  le  fond  et  dans  la  forme,  comme  prince  de  Cobourg 
et  comme  premier  sujet  de  la  reine.  Tout  cela  est  bien  équivoque; 
il  est  clair  que  le  prince  n'aurait  pas  pris  la  chose  avec  une  telle 
violence  s'il  avait  sacrifié  aussi  complètement  qu'il  le  dit  la  candi- 
dature de  son  cousin. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'irritation  ne  fit  que  s'accroître  dans  l'entou- 
rage de  la  reine.  Stockmar  ajoute  pourtant  qu'il  ne  croit  pas  à  une 
rupture  pouvant  amener  la  guerre;  mais  comme  il  faut  que  le 
prince  se  domine!  comme  la  reine  a  besoin  de  patience  et  de  lon- 
ganimité! «  Le  prince  est  calme,  écrit  Stockmar,  et  certainement 
il  ne  se  laissera  pas  entraîner  à  satisfaire  ses  ressentimens  aux  dé- 
pens de  la  vraie  et  grande  politique  de  la  paix.  »  Et  qu'est-ce  donc 
qui  aurait  pu  le  pousser  à  de  telles  idées  de  vengeance,  une  fois 
le  premier  mouvement  de  colère  réprimé?  C'est,  répond  Stock- 
mar, la  justification  même  du  gouvernement  français,  laquelle  se 
résumait  en  ces  termes  :  «  Si  nous  n'avons  pas  tenu  nos  pron\esses, 
c'est  que  vous-même  avez  dégagé  notre  parole  en  manquant  à  la 
vôtre.  »  Sur  quoi  Stockmar  s'écrie  en  levant  les  mains  au  ciel  :  a  II 
faudrait  être  un  saint  pour  ne  pas  perdre  patience  devant  une  pa- 
reille attitude!  » 

Stockmar,  si  passionné  qu'il  soit  contre  la  France,  n'est  ni  un 
hypocrite  ni  un  brouillon;  c'est  un  caractère  honnête  et  respectable. 
Il  ne  fait  que  répéter  ici  les  appréciations  de  ses  augustes  hôtes.  On 
voit  donc  par  ses  paroles  quels  malentendus  ont  divisé  alors  la  cour 
d'Angleterre  et  la  cour  de  France.  A  côté  des  dissentimens  inévi- 
tables, il  y  a  les  erreurs  de  fait  et  les  méprises.  La  reine  Victoria, 
du  sein  des  sphi'^res  supérieures,  pouvait-elle  connaître  tous  les  dé- 
tails de  la  négociation?  savait- elle  alors,  pouvait-elle  savoir  ce  que 
nul  n'ignore  aujourd'hui,  parmi  ceux  qui  ont  étudié  ces  choses  de 
près,  je  veux  dire  les  menées  de  sir  Henry  Biilwer  et  le  change- 
ment de  politique  si  brusquement  introduit  par  lord  Palmerston? 
La  politique  française  a  été  constamment  fidèle  dans  cette  affaire 
à  un  plan  de  conduite,  bon  ou  mauvais,  mais  loyalement  annoncé 
dès  le  premier  jour.  La  politique  anglaise,  parfaitement  loyale  et 
droite  avec  le  ministère  tory,  a  dévié  sans  vergogne  avec  le  minis- 
tère whig.  Lord  Aberdeeo  écrivait  à  sir  Henry  Balwer  :  «  Vous  avez 
eu  grand  tort  de  remettre  en  avant  la  candidature  du  prince  de 
Cobourg;  »  lord  Palmerston  arrivant  au  pouvoir  écrit  à  Buhver  : 
«  Vous  seul  avez  raison.  » 

Les  premiers  coupables  ici,  au  moins  dans  l'ordre  des  dates  et 
la  succession  des  faits,  ce  sont  les  deux  diplomates  entre  lesquels 
s'est  engagée  la  bataille,  sir  Henry  Bulwer  et  le  comte  Bresson.  Sur- 


LE    CONSEILLER    DE    LA    REINE    VICTORIA.  Z!\Z 

tout  pas  de  zèle  !  Voilà  une  des  circonstances  où  l'on  comprend  bien 
le  mot  de  M.  de  Talleyrand.  Le  zèle  de  sir  Henry  Bulwer  a  com- 
promis l'Angleterre  comme  le  zèle  du  comte  Bresson  a  compromis 
la  France.  11  importe  peu  de  savoir  lequel  des  deux  a  commencé; 
tous  deux  ont  été  aussi  vifs,  aussi  excités,  aussi  ardens  à  la  lutte, 
tous  deux  ont  mérité,  à  une  certaine  heure,  le  désaveu  de  leurs 
gouvernemens.  Si  lord  Aberdeen,  dans  sa  haute  loyauté,  a  blâmé 
Bulwer  et  prévenu  M.  Guizot  de  l'intrigue  qui  se  préparait,  Louis- 
Philippe  a  été  sur  le  point  de  désavouer  le  comte  Bresson  et  n'en  a 
été  empêché  que  par  les  instances  de  M.  Guizot. 

Un  homme  bien  plus  coupable,  parce  qu'il  occupait  un  rang  bien 
plus  élevé,  ce  fut  lord  Palmerston.  Les  deux  agens  de  France  et 
d'Angleterre  ont  péché  par  entraînement,  lord  Palmerston  a  mal 
agi  par  un  sentiment  de  haine  qu'entretenait  une  imagination  téné- 
breuse. Nous  nous  associons  complètement  à  ce  que  dit  sur  ce  point 
notre  collaborateur  M.  Auguste  Laugel  :  «  Jamais  le  gouvernement 
anglais  n'eut  h  se  plaindre  sérieusement  de  la  conduite  de  la  France 
viS'à-vis  de  l'Espagne;  mais  il  plaisait  à  Palmerston  de  nourrir  des 
griefs  contre  nous,  de  nous  représenter  comme  des  alliés  peu  sûrs, 
des  modèles  de  fourberie,  des  abîmes  d'ambition;  il  voit  rouge 
quand  il  est  question  du  roi  des  Français...  »  C'est  donc  sur  lui  que 
pèse  la  responsabilité  tout  entière;  il  ne  faisait  aucun  cas  de  cette 
grande  pensée  libérale  et  civilisatrice,  l'union  de  l'Angleterre  et  de 
la  France.  Il  tenait  à  humilier  la  politique  française  au  moment  où 
cette  politique,  si  amèrement  combattue  chez  nous  comme  trop  dé- 
vouée à  l'alliance  anglaise,  avait  droit  à  des  témoignages  d'amitié. 
Pour  détruire  l'œuvre  si  bien  commencée  par  sir  Robert  Peel  et 
lord  Aberdeen,  aucun  moyen  ne  lui  coûtait.  «  S'il  avait  mis  Cobourg 
sur  le  trône  d'Espagne,  ajoute  M.  Auguste  Laugel ,  il  eût  bien  ri 
de  la  candeur  de  ceux  qui  eussent  accusé  sa  diplomatie  d'incorrec- 
tion. »  Voilà  l'homme  qui  taxe  de  duplicité  ceux  qui  ne  faisaient 
que  se  mettre  en  garde  contre  ses  intrigues!  M.  Ernest  de  Stock- 
mar  lui-même,  le  fils  et  l'éditeur  du  célèbre  baron,  malgré  son 
désir  de  nous  trouver  en  faute,  est  obligé  de  convenir  que  Palmers- 
ton a  été  bien  mal  inspiré  lorsque,  non  content  d'inscrire  le  prince 
de  Cobourg  sur  la  liste  des  prétendans  à  la  main  de  la  reine  d'Es- 
pagne, il  l'y  a  placé  au  premier  rang.  Seulement  il  croit  que  c'est 
l'erreur  d'un  jour,  un  oubli,  une  maladresse  très  fâcheuse  sans 
doute,  mais  fortuite.  Il  n'y  avait  rien  là  de  fortuit,  c'était  un  sys- 
tème obstinément  suivi,  un  système  qui  obligeait  la  France  à  se 
défendre,  non  certes  contre  la  reine  et  le  prince  Albert,  mais  contre 
les  manœuvres  de  lord  Palmerston. 

N'y  avait-il  donc  aucun  moyen  de  faire  cesser  les  malentendus? 


344  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  moyen,  la  reine  Victoria  l'a  indiqué  dans  une  lettre  à  la  reine 
des  Belges,  lorsqu'elle  écrit  ces  mots  :  «  Si  le  roi  avait  des  doutes 
sur  nos  sentimens ,  pourquoi  n'a-t-il  pas  cherché  à  éclaircir  la  si- 
tuation, au  lieu  d'agir  comme  il  a  fait?  A  quoi  bon  parler  d'emente 
cordiale  si,  en  cas  de  besoin,  on  ne  devait  pas  s' entendre  préalable- 
ment et  cordialement  (1)?  »  A  ce  reproche,  il  n'y  a  rien  à  répondre; 
écrire  seulement  après  l'affaire  conclue,  c'était  beaucoup  trop  tard. 
Louis-Philippe  l'a  bien  senti.  Aussi,  quand  la  reine  Victoria  eut 
adressé  à  la  reine  Marie-Amélie  la  lettre  amère  que  nous  venons  de 
reproduire,  il  considéra  comme  un  devoir  de  se  justifier  auprès 
d'elle.  Sa  fille,  la  reine  des  Belges,  était  un  intermédiaire  tout  na- 
turellement indiqué.  Il  écrivit  donc  à  la  reine  des  Belges  la  justifi- 
cation qu'il  voulait  faire  mettre  sous  les  yeux  de  la  reine  d'Angle- 
terre. La  lettre  est  longue,  cordiale,  pleine  de  souplesse  et  de 
bonhomie  royale ,  elle  contient  un  récit  exact  et  détaillé  des  faits  ; 
mais,  il  faut  bien  le  reconnaître,  quelle  qu'en  soit  la  sincérité,  elle 
n'échappe  pas  au  reproche  exprimé  plus  tard  par  la  reine  Victoria, 
reproche  si  naturel  et  qui  domine  toute  la  question  :  a  A  quoi  bon 
parler  d'entente  cordiale  si,  en  cas  de  besoin,  on  ne  devait  pas  s'en- 
tendre préalablement  et  cordialement?  »  Cette  lettre  de  Louis-Phi- 
lippe à  la  reine  des  Belges  n'est  pas  mentionnée  dans  les  Mémoires 
de  M.  Guizot;  M.  Ernest  de  Stockmar  s'y  réfère  sans  cesse  dans  sa 
discussion  sur  les  mariages  espagnols.  En  voici  le  commencement  : 

«  Neuilly,  14  septembre  1846. 
«  Ma  chère  bonne  Louise, 

«  La  reine  vient  de  recevoir  une  lettre,  ou  plutôt  une  réponse  de  la 
reine  Victoria  à  celle  que  tu  sais  qu'elle  lui  avait  écrite,  et  cette  réponse 
m'a  fait  une  vive  peine.  Je  suis  porté  à  croire  que  notre  bonne  petite 
reine  a  eu  presque  autant  de  chagrin  à  écrire  cette  lettre  que  moi  à  la 
lire.  Mais  enQn  elle  ne  voit  maintenant  les  choses  que  par  la  lunette  de 
lord  Palmerston,  et  cette  lunette  les  fausse  et  les  dénature  trop  souvent. 
C'est  tout  simple  ;  la  grande  différence  entre  la  lunette  de  lord  Aber- 
deen  et  celle  de  lord  Palmerston  provient  de  la  différence  de  leur  na- 
ture :  lord  Aberdeen  aimait  à  être  bien  avec  ses  amis;  lord  Palmerston, 
je  le  crains,  aime  à  se  quereller  avec  eux.  C'est  là,  ma  chère  Louise, 
ce  qui  causait  mes  alarmes  sur  le  maintien  de  notre  entente  cordiale, 
lorsque  lord  Palmerston  a  repris  la  direction  du  foreign  office.  Notre 
bonne  reine  Victoria  repoussait  ces  alarmes,  et  m'assurait  qu'il  n'y  au- 
rait de  changé  que  les  hommes.  Mais  ma  vieille  expérience  me  faisait 

(1)  Nous  n'avons  pas  toute  la  lettre  de  la  reine  Victoria  ;  Stockmar  en  donne  seule- 
ment ces  deux  phrases.  La  dernière,  celle  qui  est  imprimée  en  italique,  est  citée  en 
français  dans  son  texte. 


LE    CONSEILLER    DE    LA    REINE    VICTORIA.  3^5 

craindre  que,  par  l'influence  du  caractère  de  lord  Palmerslon,  plutôt 
peut-être  que  de  ses  intentions,  les  allures  politiques  de  l'Angleterre  ne 
subissent  une  modification  graduelle  ou  brusque,  et  malheureusement 
les  affaires  d'Espagne  viennent  d'en  être  l'occasion. 

«  Dans  le  premier  moment  qui  a  suivi  la  lecture  de  la  lettre  de  la 
reine  Victoria,  j'étais  tenté  de  lui  écrire  directement,  et  j'ai  même  com- 
mencé une  lettre  pour  faire  appel  à  son  cœur  et  à  ses  souvenirs,  et  lui 
demander  d'être  jugé  par  elle  plus  équitablement  et  surtout  plus  affec- 
tueusement; mais  la  crainte  de  l'embarrasser  m'a  arrêté,  et  j'aime 
mieux  t'écrire  à  toi,  à  qui  je  puis  tout  dire,  pour  te  donner  toutes  les 
explications  nécessaires,  to  replace  thc  things  in  their  true  ligJU,  et  pour 
nous  préserver  de  ces  odieux  soupçons  dont  je  puis  dire  en  tout»  sincé- 
rité que  ce  n'est  pas  à  nous  qu'on  pourrait  les  adresser. 

«  Je  reprendrai  donc  avec  toi  les  choses  au  commencement  et  je  re- 
monterai à  l'origine  des  mariages  espagnols. 

«  Tu  sais,  ma  chère  amie,  que,  pendant  sa  régence,  et  longtemps 
avant  son  expulsion,  la  reine  Christine  nous  demandait  sans  cesse  de 
conclure  les  mariages  de  nos  deux  fils  cadets,  les  ducs  d'Aumale  et  de 
Montpensier,  avec  ses  deux  filles,  la  reine  Isabelle  II  et  l'infante  Louise- 
Ferdinande.  Nous  lui  avons  constamment  répondu  que,  quant  à  la 
reine,  quelque  flattés  que  nous  fussions  d'une  pareille  alliance,  il  n'y 
avait  pas  à  y  penser,  et  que  nous  avions  sur  cela  un  parti  bien  arrêté  ; 
mais  que,  quant  à  l'iiifante,  nous  nous  en  occuperions  quand  elle  serait 
nubile,  ou,  comme  on  dit  en  Angleterre,  marriageahle,  et  que,  pourvu 
qu'il  y  eût  bonne  chance  qu'elle  ne  devînt  pas  reine,  et  qu'elle  restât 
infante,  c'était  une  alliance  qui  nous  conviendrait  beaucoup,  et  que 
nous  la  ferions  contracter  avec  plaisir  au  duc  de  Montpensier. 

«  A  mesure  que  les  succès  militaires  de  tous  mes  fils  donnaient  une 
nouvelle  impulsion  à  cette  opinion  favorable  qui  se  développait  de  toutes 
parts  sur  leur  compte,  et  que  le  glorieux  combat  d'Aïn-Taguin,  où  le 
duc  d'Aumale  commandait,  et  où  il  parvint  à  s'emparer  de  tout  le  camp 
(autrement  dit  la  Smala)  d'Abd-el-Kader,  entourait  son  nom  de  ce  pres- 
tige qui  entraîne  toujours  les  hommes  de  tous  les  pays,  il  s'élevait  en 
Espagne  un  cri  que  je  pourrais  dire  presque  universel,  pour  exprimer 
le  vœu  que  le  duc  d'Aumale  devînt  l'époux  de  la  reine  Isabelle  II.  Mais 
je  continuai  à  être  aussi  sourd  à  ce  vœu  que  je  l'avais  été  à  ceux  qui 
m'avaient  été  adressés  successivement  pour  placer  le  duc  de  Nemours 
sur  les  trônes  de  Belgique  et  de  Grèce  et  pour  lui  faire  épouser  la  reine 
de  Portugal.  Mes  refus  furent  nets  et  positifs.  Je  n'ai  jamais  trompé 
personne.  Je  l'ai  dit  aux  Portugais  comme  aux  Belges.  Je  n'ai  laissé  au- 
cune illusion,  ni  à  ceux  qui  craignaient,  ni  à  ceux  qui  désiraient,  et 
après  que  ma  loyauté,  dans  les  intentions  que  je  proclamais  de  ne  pas 
accepter  la  main  de  la  reine  d'Espagne  pour  le  duc  d'Aumale,  avait  été 


3/i6  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

prouvée  avec  tant  d'éclat  par  son  mariage  avec  une  princesse  de  Naples, 
il  est  inconcevable  que  lord  Palmerston  parle  aujourd'hui  au  comte  de 
Janiac,  mon  chargé  d'affaires  à  Londres,  dans  un  billet  écrit  de  sa  main, 
de  cette  ambition  cachée  qu'il  juge  à  propos  de  considérer  comme  le  mo- 
bile de  ma  conduite  relativement  au  mariage  du  duc  de  Montp^nsier 
avec  l'infante  Louise-Ferdinande.  » 

Le  roi  rappelle  ensuite  la  marche  de  l'afTaire,  le  parti  auquel  il 
s'est  arrêté,  le  principe  qu'il  a  établi  touchant  le  mariage  de  la 
reine,  la  nécessité  de  choisir  le  roi  d'Espagne  parmi  les  descendans 
de  l'hilippe  V,  l'acquiescement  de  lord  Aberdeen  à  ce  système,  si- 
non au  point  de  vue  des  doctrines,  du  moins  au  point  de  vue  des 
faits,  l'approbation  donnée  par  le  ministère  tory  à  la  candidature 
du  comte  d'Aquila  d'abord,  ensuite  du  comte  de  Trapani,  et  il  ajoute 
cette  page  que  nous  ne  pouvons  nous  dispenser  de  transcrire  : 

«  ...  Ce  fut  au  milieu  de  cette  lutte  que  fut  mise  en  avant,  n'importe 
par  qui,  n'importe  comment,  l'idée  de  donner  pour  époux  à  la  reine 
d'Espagne  le  prince  Léopold  de  Saxe-Cobourg,  neveu  du  roi  des  Belges, 
cousin  germain  de  la  reine  Victoria  et  du  prince  Albert,  frère  du  roi  de 
Portugal,  de  la  duchesse  de  Neoiours  et  du  prince  Auguste  mon  gendre. 

«  Cette  candidature  fut  un  incident  bien  fâcheux.  Elle  a  faussé  toutes 
les  positions,  la  mienne  surtout,  par  l'opposition  que  j'ai  cru  de  mon  de- 
voir d'i  a|  porter;  et  je  vois  encore,  par  les  termes  même  de  la  lettre  de 
la  reine  Vil  toria,  à  quel  point  on  se  trompe  et  on  est  injuste  de  son  côté 
dans  raf.préciaiion  qu'on  fait  des  motifs  qui  ont  dicté  cette  opposition. 
Ces  motifs  étaient  puisés  autant  dans  la  sincère  amitié  que  je  porte  aux 
princes  de  Cobourg  (et  dont  je  crois  leur  avoir  donné  plus  d'une  preuve 
dais  la  part  que  j'ai  prise  à  faciliter  les  nouvelles  illustrations  de  leur 
maison)  que  dans  les  mêmes  considérations  politiques  qui  me  portaient 
à  écarter  mes  propres  enfans  de  cette  candidature.  J'étais  convaincu,  et 
je  le  suis  plus  que  jamais,  que  le  succès  de  cette  candidature  n'aurait 
servi  qu'à  attirer  des  malheurs  sur  la  tête  de  ce  jeune  prince,  et  aussi 
sur  celle  de  la  reine  elle-même  (si  elle  l'avait  épousé),  en  amenant  le 
renversement  de  leur  trône,  et  en  plongeant  l'Espagne  dans  cette  anar- 
chie dont  il  est  toujours  diflicile  de  la  préserver.  Tu  sais,  ma  bonne 
Louise,  à  quel  point  j'ai  développé  cette  opinion,  tant  dans  mes  conver- 
sations avec  ton  excellent  roi  que  dans  les  lettres  que  je  lui  ai  écrites, 
et  tu  dois  te  rappeler  tous  les  argumens  dont  je  me  suis  servi  pour  la 
motiver.  Je  ne  les  répéterai  donc  pas  dans  cette  lettre  déjà  si  longue, 
mais  je  te  rappellerai  combien  j'ai  constamment  regretté  que  l'exemple 
que  j'ai  donné  en  prononçant  moi-même  l'exclusion  de  mes  fils  n'ait 
pas  été  suivi,  et  que  cette  candidature,  dont  le  succès  me  paraissait 
«levoir  être  un  malheur  pour  tous,  n'ait  pas  été  formellement  repoussée 


LE    CONSEILLER    DE    LA    HEINE    VICTORIA.  347 

et  écartée  dès  l'abord  par  ceux  qui  avaient  autorité  pour  le  faire;  ce 
qui  aurait  probablement  évité,  aux  uns  un  grand  et  inutile  désappoin- 
tement, à  moi  un  des  plus  pénibles  chagrins  que  j'aie  éprouvés,  —  et 
Dieu  sait  que  je  n'en  ai  pas  manqué  dans  le  cours  de  ma  longue  vie  !  » 

Ceux  qui  avaient  autorité  pour  écarter  des  l'abord  cette  candi- 
dature, quels  sont-ils?  Ce  sont  évidemment  les  chefs  de  la  maison 
de  Cobourg,  ceux-là  surtout  que  leur  situation  mêlait  aux  affaires 
européennes,  le  roi  des  Belges  et  le  prince  Albert.  Le  roi  des  Fran- 
çais ne  savait  pas  si  bien  dire.  On  a  vu  par  les  notes  de  Stockmar, 
au  début  de  ce  récit,  que  le  plan  du  prince  Albert  et  de  son  con- 
seiller se  résume  en  ces  termes  :  «  Nous  ne  soutenons  pas  cette 
candidature  au  point  d'y  sacrifier  de  plus  précieux  intérêts,  nous 
nous  gardons  bien  aussi  de  l'écarter.  Il  faut  attendre  les  circon- 
stances afm  d'en  profiter  s'il  y  a  lieu.  »  Une  de  ces  circonstances 
fut  la  chute  du  ministère  Peel  et  le  remplacement  de  lord  Aberdeen 
par  lord  Palmerston.  C'est  ce  qui  a  tout  compromis  et  tout  perdu. 

Le  roi  arrive  ensuite  au  mariage  du  duc  de  Montpensier  avec 
l'infante,  à  la  célébration  simultanée  des  deux  alliances,  à  ce  qu'il 
appelle  très  franchement  la  déviation  des  conventions  première  s. 
Il  énumère  les  causes  qui  ont  rendu  cette  déviation  inévitable,  les 
unes  qui  sont  le  fait  des  agens  politiques  de  l'Angleterre,  les  autres 
qui  résultent  de  la  situation  de  l'Espagne.  La  célébration  simulta- 
née des  deux  mariages,  qu'il  regrette  pour  sa  part  et  qu'il  eût 
voulu  éviter,  c'était  le  sine  qua  non  de  la  reine  Christine,  c'était  le 
vœu  du  ministère,  le  vœu  de  la  nation  espagnole,  qui  voyaient  dans 
cette  prompte  solution  le  seul  moyen  de  mettre  un  terme  aux  in- 
certitudes publiques,  par  conséquent  aux  espérances  et  aux  menées 
des  factieux. 

«  Actuellement,  ma  chère  bonne  Louise,  c'est  à  la  reine  Victoria  et  à 
ses  ministres  qu'il  appartient  de  peser  les  conséquences  du  parti  qu'ils 
vont  prendre  et  de  la  marche  qu'ils  suivront.  De  notre  côté,  ce  double 
mariage  n'opérera  dans  la  nôtre  d'autres  changemens  que  ceux  auxquels 
nous  serions  contraints  par  la  nouvelle  ligne  que  le  gouvernement  an- 
glais jugerait  à  propos  d'adopter.  Il  n'a  à  redouter  de  notre  part  au- 
cune ingérence  dans  les  affaires  intérieures  de  l'Espagne.  Nous  n'avons 
point  d'intérêt  à  le  faire,  et  nous  avons  uns  volonté  très  décidée  de 
nous  en  abstenir.  Nous  continuerons  à  respecter  religieusement  son  in- 
dépendance, et  à  veiller,  autant  que  cela  dépendra  de  nous,  à  ce  qu'elle 
soit  également  respectée  par  toutes  les  autres  puissances.  Nous  ne 
voyons  aucun  intérêt,  aucun  motif,  ni  pour  l'Angleterre,  ni  pour  nous, 
à  ce  que  notre  entente  cordiale  soit  brisée,  et  nous  en  voyons  •d'im- 
menses à  la  bien  garder  et  la  maintenir.  C'est  là  mou  vœu,  c'est  celui 
de  mon  gouvernement.  Celui  que  je  te  prie  d'exprimer  de  ma  part  à  la 


ZllS  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

reine  Victoria  et  au  prince  Albert,  c'est  qu'ils  me  conservent  dans  leur 
cœur  cette  amitié  et  confiance  auxquelles  il  m'a  toujours  été  si  doux 
de  répondre  par  la  plus  sincère  réciprocité,  et  que  j'ai  la  conscience  de 
n'avoir  jamais  cessé  de  mériter  de  leur  part  (1).  » 

Cette  justification  ne  désarma  ni  la  reine  Victoria  ni  le  prince 
Albert.  La  reine  répondit  à  Louis-Philippe  par  la  même  entremise. 
La  fille  de  Louis-Philippe,  comme  elle  avait  reçu  et  transmis  les 
explications  de  la  France,  reçut  et  transmit  la  réplique  de  l'Angle- 
terre. Princesse  accomplie,  toute  dévouée  à  son  père  et  attachée  à 
la  nièce  de  son  mari  par  la  plus  sérieuse  affection,  la  reine  Louise 
dut  remplir  en  conscience  son  rôle  de  médiatrice.  C'est  elle  sans 
nul  doute  qui  empêcha  la  rupture  de  passer  des  sentimens  aux  faits. 
L'ancienne  entente  fut  détruite,  la  paix  ne  fut  point  troublée.  Elle 
ne  réussit  pas  cependant  à  calmer  le  mécontentement  de  la  cour 
d'Angleterre.  C'est  le  27  septembre  I8Z16  que  la  reine  Victoria  lui 
écrivit  sa  réponse  aux  explications  du  roi  des  Français;  le  même 
jour,  lord  Palmerston  écrivait  à  lord  Normanby  :  «  La  reine  a  écrit 
au  roi  des  Français  une  lettre  chatouilleuse  (2)  en  réponse  à  la 
sienne.  »  On  voit  d'ici  le  sourire  de  celui  qui  annonçait  la  nouvelle 
en  ces  termes.  L'habile  homme  avait  persuadé  à  la  souveraine  qu'elle 
devait  s'en  tenir  aux  conversations  du  château  d'Eu,  que  rien  n'a- 
vait été  changé  dans  la  situation,  que  donner  un  autre  sens  à  sa 
dépêche  du  19  juillet  (à  cette  dépêche  oh  la  candidature  du  prince 
de  Cobourg  était  placée  au  premier  plan  !  )  c'était  faire  violence  à 
ses  paroles.  Voilà  précisément  ce  que  la  reine  Victoria  écrivit  à  la 
reine  des  Belges.  Forte  de  sa  loyauté,  la  reine  d'Angleterre  ne  se 
rappelait  que  ce  qu'elle  avait  fait  elle-même;  le  reste  ne  comptait 
pas.  Étrangère  à  toute  pensée  d'intrigue,  elle  couvrait,  sans  le 
savoir,  les  intrigues  de  Palmerston  et  de  Bulwer. 

Si  la  reine  était  trompée  par  son  ministre,  comment  l'opinion 
publique  aurait-elle  mieux  connu  la  vérité?  Pour  se  rendre  compte 
de  l'irritation  qui  éclata  dans  toutes  les  classes  de  la  société  an- 
glaise, il  faudrait  lire  tous  les  journaux,  toutes  les  brochures,  tous 
les  manifestes  de  l'année  iSliG.  La  clameur  fut  unanime.  On  re- 
trouve encore  la  trace  de  ces  passions  dans  les  notes  que  Stockmar 
traçait  cinq  ans  plus  tard,  après  qu'une  révolution  avait  passé  sur 
la  France  et  dispersé  les  vainqueurs.  C'était  au  commencement  de 
l'année  1851;  Stockmar,  dans  son  cabinet  de  Windsor,  toujours 
attentif,  comme  un  vieux  pilote,  aux  points  noirs  de  la  politique 
européenne,  était  effrayé  des  conséquences  possibles  de  la  révolu- 
tion de  I8Z18.  11  cherchait  à  deviner  ce  qu'allait  devenir  la  France, 

(1)  Revue  rétrospective,  Paris,  mars  1848,  n"  2. 

(2)  Une  lettre  chatouilleuse,  une  lettre  piquante,  a  tickler. 


LE    CONSEILLER   DE   LA    REINE    VICTORIA.  3Zl9 

non  pas  qu'il  eût  pour  nous  la  moindre  sympathie,  mais  il  pensait  à 
la  Belgique,  il  s'inquiétait  pour  son  maître  et  ami,  le  roi  Léopold, 
il  craignait  enfin  que  la  monarchie  de  1831,  privée  de  l'appui  de 
la  France,  ne  fût  ou  très  ébranlée,  ou  entraînée  vers  des  alliances 
funestes.  C'est  ainsi  que  la  révolution  de  ISZiS  lui  inspirait  des  re- 
grets amers,  regrets  d'égoïsme,  nullement  de  sympathie  et  d'huma- 
nité. Qu'allait  donc  devenir  la  France?  et  quels  seraient  par  suite 
les  dangers  de  la  royauté  belge?  Pendant  qu'il  sonde  l'avenir,  le 
passé  lui  apparaît  sous  des  couleurs  plus  vives,  et  il  maudit  cette 
journée  du  '2!i  février  qui  a  soulevé  tant  de  problèmes  sinistres. 
Journée  désastreuse  et  qu'il  était,  selon  lui,  si  facile  d'éviter!  En 
même  temps  qu'il  la  maudit,  il  en  proclame  la  signification,  et,  ap- 
pliquant cette  doctrine  que  l'histoire  du  monde  est  le  jugement  du 
monde,  il  y  voit  un  grand  acte  de  la  justice  de  l'histoire.  A  l'en- 
tendre, le  gouvernement  de  Louis-Philippe  a  expié  ce  jour-là  la 
conduite  qu'il  a  tenue  dans  l'affaire  des  mariages  espagnols.  Telle 
est,  au  milieu  de  ses  appréhensions  pour  l'avenir,  la  persistance 
implacable  de  ses  rancunes. 

Laissons  de  côté  dans  les  pages  de  Stockmar  tout  ce  qui  appar- 
tient à  cette  mauvaise  inspiration  du  ressentiment;  on  ne  discute  pas 
avec  des  passions.  Que  le  conseiller  de  la  reine  Victoria  use  et  abuse 
d'une  lettre  adressée  par  le  prince  de  Joinville  au  duc  de  Nemours, 
le  7  novembre  18Zi7,  et  publiée  cinq  mois  après  dans  la  Beviie  rè- 
trospective,  c'est  son  droit,  je  le  reconnais;  n'aurait-il  pas  dû  se 
demander  pourtant  si  cette  lettre,  écrite  dans  une  heure  d'amer- 
tume et  envoyée  confidentiellement  à  un  frère,  était  bien  l'expression 
vraie,  l'expression  réfléchie  et  définitive  du  noble  esprit  qui  l'a  tra- 
cée? Le  7  novembre  18^7,  le  prince  de  Joinville  est  à  bord  du  Sou- 
verain, dans  la  station  navale  de  la  Spezzia.  Il  vient  d'apprendre  le 
suicide  du  comte  Bresson,  qui  était  passé  de  l'ambassade  de  Madrid 
à  l'ambassade  de  Naples.  Il  ignore,  comme  tous  l'ignoraient  encore  à 
cette  date,  les  véritables  causes  de  ce  tragique  événement.  Il  le  rat- 
tache à  l'affaire  des  mariages  espagnols  et  à  la  situation  générale. 
Le  peu  de  sympathie  qu'il  éprouve  pour  la  politique  de  M.  Guizot  le 
dispose  à  tout  blâmer  dans  la  campagne  de  l'année  précédente. 
Comme  il  vit  à  l'étranger,  qu'il  recueille  les  propos  de  l'étranger  et 
que  les  colères  de  l'opinion  anglaise  ont  des  échos  partout ,  il  af- 
firme que  cette  campagne  nous  a  revêtus  d'une  déplorable  réputa- 
tion de  mauvaise  foi.  Il  ajoute  :  Ces  malheureux  mariages  espa- 
gnols! nous  n'avons  pas  encore  épuisé  le  résevoir  d'amertume  qu'ils 
contiennent.  Et  plus  loin,  dans  le  post-scriptum,  indiquant  par  là 
que  cette  pensée  ne  le  quitte  pas,  il  jette  ce  dernier  cri  :  Les  ma- 
riages espagnols  sont  mon  cauchemar.  Est -il  bien  sûr  encore  une 
fois  que  ce  soit  là  un  jugement  définitif?  Et  serait-on  loin  de  la  vé- 


350  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

rite,  si  l'on  y  voyait  surtout  l'élan  d'une  nature  généreuse,  l'inquié- 
tude d'une  belle  âme  qui  voudrait  bien  se  tromper,  et  qui  appelle 
une  réfutation?  N'est-ce  pas  pour  cela  précisément  qu'il  s'adresse  à 
celui  de  ses  frères  qui,  par  son  âge,  par  sa  réserve,  est  le  mieux  en 
mesure  de  le  rectifier,  s'il  y  a  lieu?  Voilà,  pour  le  dire  en  passant, 
ce  que  valent  ces  prétendues  révélations,  ces  pages  publiées  brus- 
quement, perfidement,  et  qui,  détachées  des  circonstances  où  elles 
furent  écrites,  perdent  leur  véritable  sens.  11  faut  donc  rejeter  au 
nom  de  l'histoire  impartiale  toute  cette  partie  de  la  polémique  de 
Stockmar,  polémique  si  amère,  si  injuste,  et  envenimée  encore  par 
son  fils;  mais,  s'il  y  a  dans  une  autre  partie  de  cette  discussion 
des  idées  que  la  raison  confirme  et  qui  renferment  de  hautes  leçons, 
la  même  impartialité  nous  fait  un  devoir  de  les  recueillir.  Fas  est  et 
ah  hoste  doceri. 

De  tous  les  discours  qui  furent  prononcés  sur  ce  sujet  dans  la 
chambre  des  pairs  et  la  chambre  des  députés,  l'un  des  plus  beaux 
assurément  est  celui  de  M.  le  duc  de  Broglie.  C'est  un  discours  très 
français,  comme-  toutes  les  œuvres  de  ce  grand  esprit,  et  qui  ré- 
sume les  mille  détails  de  l'aiïaire  dans  une  pensée  maîtresse.  Cette 
pensée,  ce  n'est  pas  l'intérêt  de  famille  qui  a  pu  réjouir  le  roi 
Louis-Philippe,  si  respectable  que  soit  un  tel  sentiment,  c'est  l'in- 
térêt de  la  France  menacée  en  Espagne  par  la  politique  anglaise. 
La  vigilance  du  gouvernement,  disait  hardiment  M.  le  duc  de  Bro- 
glie, a  déjoué  les  desseins  de  lord  Palmerston,  qui  voulait  faire  de 
l'Espagne  V annexe  et  l'extension  du  Portugal.  Et  quant  aux  périls 
d'un  autre  genre  que  pouvait  amener  cette  victoire,  il  répondait 
avec  un  bon  sens  supérieur  :  a  Nous  sommes  isolés,  dit -on;  mais 
l'isolement,  c'est  la  situation  naturelle  de  toutes  les  puissances  en 
temps  de  paix  générale.  L'alliance,  l'entente  cordiale,  l'intimité,  de 
quelque  nom  qu'on  veuille  l'appeler,  c'est  une  situation  exception- 
nelle, c'est  une  situation  qui  a  ses  hauts  et  ses  bas,  qui  a  ses  bons 
et  ses  mauvais  momens.  Il  faut  savoir  profiter  des  bons  et  supporter 
les  mauvais.  On  dit  que  l'isolement  peut  entraîner  certains  dangers. 
Je  ne  dis  pas  non;  mais  qu'y  faire?  Les  choses  sont  ce  qu'elles 
sont  (1)...  »  Rien  de  plus  sage,  les  choses  sont  ce  qu'elles  sont.  Si 
l'on  se  rend  compte  de  ce  que  renferme  ce  mot,  on  y  trouve  la 
philosophie  même  de  la  politique,  la  politiqne  n'étant  que  l'art  de 
démêler  ce  que  sont  les  choses  et  de  se  conduire  en  conséquence. 
Seulement  il  faut  aller  jusqu'au  bout  de  cette  pensée;  après  avoir 
dit  :  les  choses  sont  ce  qu'elles  sont,  il  faut  tâcher  de  savoir  ce  qu'elles 
commandent.  Le  grand  tort  de  M.  Guizot,  au  lendemain  des  ma- 

(1)  C'est  à  la  chambre  des  pairs,  dans  la  séance  du  19  janvier  1847,  que  M.  le  duc 
de  Broglie  a  prononcé  cet  éloquent  discours.  On  discutait  le  troisième  paragraphe  de 
l'adresse  relatif  aux  mariages  espagnols. 


LE    CONSEILLER   DE   LA    REINE   VICTORIA.  351 

riages  espagnols,  est  de  ne  pas  avoir  démêlé  la  situation  nouvelle 
delà  France  et  compris  les  devoirs  qu'elle  imposait.  Puisqu'un  guide 
tel  que  M.  le  duc  de  Broglie,  à  l'entrée  de  ce  détroit,  annonçait  une 
traversée  périlleuse,  ne  fallait-il  pas  redoubler  d'attention,  assu- 
rer sa  marche,  se  tenir  prêt  à  toutes  les  manœuvres,  tendre  ou 
plier  ses  voiles  selon  la  direction  du  vent,  surtout  prendre  bien 
garde  de  ne  pas  laisser  les  mêmes  mains  se  raidir  au  gouvernail?  Il 
y  a  des  cas  où  la  souplesse  est  le  meilleur  signe  de  force. 

C'est  ici  que  se  rencontrent  dans  les  pages  de  Stockmar  les  ob- 
servations politiques  dont  je  parlais  tout  à  l'heure,  observations, 
non  plus  d'un  adversaire  irrité,  mais  d'un  philosophe  attentif  aux 
causes  et  aux  effets.  Stockmar,  qui  s'est  trompé  sur  les  détails  de 
l'affaire  parce  qu'il  les  regardait  de  loin,  a  des  vues  originales  et 
neuves  sur  l'ensemble  parce  qu'il  le  considère  de  haut.  Il  constate 
que  depuis  les  mariages  espagnols  le  système  parlementaire  de  la 
France  a  été  misérablement  faussé.  Ce  n'est  pas  seulement  la  France 
qui  est  isolée  en  Europe  par  la  rupture  de  l'entente  cordiale  avec 
l'Angleterre,  c'est  le  roi  et  son  ministre  qui  désormais  sont  isolés 
en  France  par  la  violation,  non  pas  éclatante,  mais  continue,  du 
régime  consiitutionnel.  Isolés,  qu'est-ce  à  dire?  Cela  veut  dire: 
isolés  de  l'opinion,  séparés  de  la  vie  publique,  privés  des  commu- 
nicaiions  nécessaires  avec  la  pensée  du  pays.  Là  aussi,  l'entente 
est  rompue.  Quoi!  pour  cette  conclusion  des  mariages  espagnols? 
Était-ce  donc  une  affaire  à  passionner  le  pays  dans  tel  ou  tel  sens? 
Non,  certes;  mais  après  une  négociation  si  longue,  si  laborieuse, 
après  six  années  d'escrime  diplomatique,  après  tant  de  péri pé lies, 
d'espérances,  d'alarmes,  de  précautions  inutiles,  de  résolutions  sans 
cesse  prises  et  reprises,  le  roi  et  son  ministre  furent  comme  en- 
chaînés l'un  à  l'autre.  Stockmar  prétend  que  le  roi  se  serait  écrié 
un  jour  :  «  Cela  va  trop  loin,  cela  va  fausser  toute  la  po.itique  de 
mon  règne.  »  Je  ne  sais  si  cela  est  vrai;  ce  qui  est  certain,  c'est  que 
le  roi  avait  entraîné  le  ministre,  et  que  le  ministre,  à  son  tour,  en- 
traînait le  roi.  Qu'arriva-t-il?  Que  tous  deux  se  trouvèrent  liés  pour 
toute  la  durée  du  règne.  «  Jusque-là,  dit  Stockmar,  Louis-Philippe 
avait  évité  toutes  les  difficultés  en  se  décidant  à  changer  de  minis- 
tère, alors  même  que  ce  changement  lui  souriait  peu;  à  partir  de 
ce  moment,  il  fut  convaincu  que  M.  Guizot  était  l'homme  nécessaire, 
qu'il  ne  pouvait  plus  gouverner  qu'avec  lui  et  par  lui.  »  C'est  bien 
ce  système  qui  a  tout  perdu,  et  voilà  dans  quel  sens  on  a  pu  dire, 
malgré  les  dénégations  intéressées  de  M.  Guizot,  que  les  mariages 
espagnols  ont  été  indirectement  une  des  principales  causes  de  la 
révolution  de  18/i8. 

Saint-René  Taillandier. 


DEUX   ROMANS 

D'OUTRE-RHIN 


I.  Die  Geier-Wally,  aine  Geschichte  ans  den  Tyroler  Alpen,   par  M"e  W.  de  Hillern, 
1  vol.;  Berlin  1875.  —  II.  Ein  Arzt  der  Seele,  par  la  même,  2  vol.;  Berlin  1872. 


Au  groupe  des  femmes-auteurs  de  l'Allemagne  qui  ont  été  ici 
même  l'objet  de  plusieurs  études  (1),  il  faut  ajouter  un  nom  nouveau, 
celui  de  M""®  de  Hillern.  La  vogue  toute  récente  de  cette  roman- 
cière, l'importance  et  la  valeur  incontestable  de  ses  productions, 
méritent  de  fixer  un  instant  chez  nous  l'attention  du  public  lettré. 
De  la  personne  et  de  la  vie  de  M™^  de  Hillern,  il  n'y  a,  pour  le 
moment,  que  peu  de  chose  à  dire  ;  le  moi  n'apparaît  pas  dans  ses 
écrits,  et  elle  ne  s'est  point  encore,  à  l'exemple  de  M""^  Fanny  Le- 
wald,  mise  en  scène  dans  de  gros  volumes  de  mémoires.  Aussi  la 
critique  ne  saurait-elle  guère,  sans  une  indiscrète  curiosité,  recher- 
cher la  part  d'autobiographie  qui  a  pu  entrer  dans  la  substance  de 
ses  œuvres. 

Wilhelmine  Birch  est  la  fille  d'un  Danois  qui  a  longtemps  résidé 
en  France;  de  bonne  heure  elle  a  révélé  de  remarquables  aptitudes, 
et  la  grande-duchesse  Stéphanie  de  Bade,  une  princesse  Beauhar- 
nais,  qui  avait  pour  elle  une  grande  affection,  se  plaisait  à  lui  prédire 
une  brillante  fortune  littéraire.  L'horoscope  s'est  trouvé  juste;  la 
jeune  Badoise,  mariée  depuis  lors  à  M.  le  baron  de  Hillern ,  direc- 
teur de  justice  à  Fribourg  en  Brisgau,  est  devenue,  comme  disent 
les  Allemands,  une  femme  géniale.  Ce  qui  achève  de  lui  donner  le 
trait  caractéristique,  c'est  qu'elle  n'a  rien  du  bas-bleu  :  c'est  avant 
tout  un  esprit  sain,  bien  équilibré  et  sans  afféterie.  Ne  cherchez  pas 

(1)  Voyez  notamment  celle  de  M.  Albert  Sorel  dans  laiîeywe  du  15  septembre  18G9. 


DEUX    ROMANS    d'oUTRE-RHIN.  353 

dans  ses  livres  ce  petit  monde  raffiné,  un  peu  factice,  ni  cette  sorte 
d'émotion  maladive  qu'on  trouve  dans  ceux  de  la  comtesse  Ida  de 
Ilahn  ;  n'y  cherchez  pas  non  plus  les  hardies  aspirations,  le  souffle 
d'idées  tempétueux,  qui  sont  la  marque  particulière  du  talent  de 
M""'  Fanny  Lewald;  elle  a  bien  aussi,  à  l'occasion,  une  pointe 
d'humeur  raisonneuse  et  une  tendance  à  prêcher;  mais  ce  n'est 
point  là,  en  définitive,  le  fond  de  son  tempérament  ni  le  sillon 
habituel  que  sa  plume  aime  à  creuser.  Dans  ses  moindres  écrits, 
elle  reste  femme,  attachée  aux  mérites  réels  de  son  sexe,  et  fort 
peu  engouée  de  nouveauté.  Pour  la  faire  connaître  du  lecteur,  je 
me  contenterai  de  choisir  parmi  ses  romans  (1),  tous  remarquables 
à  divers  titres,  les  deux  compositions  qui  diffèrent  le  plus  d'inspi- 
ration et  d'allure  :  l'une,  la  Geier-Wally  [la  Fille  an  vautour),  dont 
la  traduction  vient  de  paraître,  est  un  conte  rustique,  plein  d'une 
saveur  originale,  d'une  énergie  un  peu  sauvage,  et  qui  en  certains 
endroits,  pour  la  hauteur  du  coloris,  semble  prendre  figure  d'épo- 
pée; l'autre,  ein  Arzt  der  Seele  {un  Médecin  de  Vâme),  est  au 
contraire  un  récit  de  vie  bourgeoise,  où  l'auteur  a  voulu  aborder, 
d'un  point  de  vue  spécial,  un  des  graves  problèmes  aujourd'hui 
inscrits  sur  toutes  les  cédules  du  parti  socialiste  allemand,  celui 
de  l'émancipation  des  femmes. 

I. 

Chacun  sait  que  les  paysans  du  Tyrol  sont  gens  bien  râblés  de 
corps  et  d'esprit  ;  l'âpre  nature  avec  laquelle  ils  sont  constamment 
en  lutte  leur  imprime  une  sorte  de  grandezza  physique  et  morale 
qui  en  fait  des  êtres  fort  différons  des  villageois  de  la  plaine.  Sau- 
vage entre  tous  parmi  les  Alpes  rhétiques  est  le  haut  massif  des 
monts  de  l'OEtzthal ,  entre  l'Inn  et  l'Eisack.  Tandis  qu'à  l'est  les 
vieilles  solitudes  de  la  Sill  se  sont  vues  troublées  depuis  douze  ans 
par  le  sifflet  retentissant  des  locomotives  qui  courent  à  l'escalade 
du  Brenner,  la  sombre  vallée  de  l'Ache,  à  l'ouest,  a  gardé  et  gar- 
dera peut-être  à  jamais  son  silence  profond  et  sa  virginale  horreur. 
Roches  glabres  ou  marbrées  de  lichens,  torrens  impétueux,  glaciers 
rigides,  tel  est  l'aspect  tourmenté  de  cette  région,  où  bien  peu  de 
touristes  encore  ont  marqué  l'empreinte  de  leurs  pas.  Un  barrage 
de  cimes  gigantesques  la  circonscrit  de  toutes  parts;  la  Dent  de 
Wikl,  le  Similaun,  ont  près  de  Zi,000  mètres  d'élévation.  A  leurs  pieds 
ou  dans  leurs  replis  reposent  d'insouciantes  nichées  de  villages  et 
de  chalets  laborieux  :  là,  tout  le  jour,  l'air  parfumé  résonne  des 

(1)  Doppelleben,  —  Aus  eigener  Kraft,  —  Ein  Arzt  der  Seele,  —  Die  Geier^-Wally 
(1870-1875). 

TOME  XX.  —  1877.  23 


35Zl  REVUE   DES   DEDX   MONDES. 

chants  du  pâtre  et  du  tintement  des  clochettes;  là  se  déroule,  sous 
ses  aspects  les  plus  gais,  le  cycle  entier  de  la  vie  alpestre.  Bien  au- 
dessus  de  ces  oasis  se  groupent  encore  en  hameaux  bon  nombre  de 
demeures  humaines  :  tels  sont  par  exemple  Vent  et  Rofen,  sous  le 
cailloutis  branlant  des  moraines,  à  la  lisière  des  éternels  névés.  Puis 
au-delà  commence  la  zone  que  l'habitant  de  l'alpe  appelle  Ilochjoch: 
neuf  mois  d'hiver  et  trois  mois  de  froid,  dit-on  là-bas.  Quelques  mai- 
gres pâtis,  derniers  vestiges  d'un  monde  organique  lent  à  périr, 
pointent  toutefois  çà  et  là  dans  ce  désert,  et  l'avare  villageois  ne 
laisse  pas  d'exploiter  ces  restes  de  vie  chétive.  Il  envoie,  l'été,  ses 
troupeaux  brouter  au  Hochjoch  tout  ce  qui  leur  tombe  sous  la  dent, 
et  mainte  brebis  paissante,  que  la  convoitise  pousse  à  la  conquête  de 
quelque  plante  des  régions  plus  clémentes,  égarée  à  ces  altitudes, 
tombe  au  fond  d'un  gouffre  glacé. 

Yoilà  le  théâtre  au  milieu  duquel  se  développe  le  drame  rustique 
de  M'"^  de  Hillern.  La  vue  seule  du  décor  n'est  pas  de  nature  à  faire 
pressentir  quelque  mièvre  «  paysannerie.  »  Aussi  bien  qu'on  ne  s'at- 
tende pas  à  voir  dominer  ici  les  notes  douées,  les  fins  linéamens,  les 
demi-  sourires  de  la  Mare  au  Diable  de  George  Sand  ou  de  la  Bar- 
fiissele  d'Auerbach.  Tout  ce  qui  offre  apparence  de  ton  reposé  reste 
à  l'arrière-plan  ;  le  devant  de  la  scène  est  tout  en  arêtes  vives  et  en 
vigoureux  reliefs  :  la  Fille  au  vautour,  son  père  le  fermier,  Vincent 
l'amoureux  et  Joseph  le  tueur  d'ours  sont  autant  de  personnages 
tout  d'une  pièce,  autant  de  types  équivalens  pour  l'intensité  de  la 
sauvagerie. 

Wallburga  ou,  familièrement,  Wally,  l'héritière  du  plus  riche 
domaine  de  la  Sonneplatte,  a  gagné  son  surnom  de  Fille  au  vautour 
en  allant  dénicher  dans  l'aire,  au-dessus  d'un  abîme  vertigineux, 
un  jeune  gypaète  dont  par  surcroît  elle  a  tué  la  mère  en  combat 
singulier.  C'est  la  montagnarde  la  plus  robuste,  la  plus  fière  et 
aussi  la  plus  jolie  qui  soit  à  la  ronde.  Seul,  Joseph  Hagenbacher, 
de  Sôlden,  le  chasseur  de  chamois,  peut  marcher  de  pair  avec  elle. 
Il  s'est,  lui  aussi,  couvert  de  gloire  en  abattant  un  ours  énorme 
qui  semait  la  terreur  dans  le  Vintschgau.  Wally  se  trouvait  à  Sôl- 
den comme  il  rapportait  son  trophée,  et,  à  la  vue  du  héros,  au  ré- 
cit de  son  valeureux  exploit,  elle  a  senti  battre  d'amour  son  cœur 
de  seize  ans.  Malheureusement,  avant  même  qu'elle  ait  pu  parler 
à 'Joseph,  et  qu'en  vertu  du  dicton  :  qui  se  resseuible  s'assemble, 
le  beau  chasseur  ait  eu  le  temps  de  s'éprendre  d'elle ,  son  père 
le  fermier  vient  tout  gâter.  Le  Stromminger,  —  c'est  son  nom,  — 
a  passé  jusqu'alors  pour  l'homme  le  plus  vigoureux  de  la  mon- 
tagne; à  l'idée  qu'il  lui  faut  enfin  céder  le  pas  à  un  «  jeune,  » 
son  orgueil  se  révolte;  il  insulte  Joseph  et  le  défie.  Cne  lutte 
corps  à  corps  s'engage  sur  la  place  de  Solden,  et  le  vieux  titan  est 


DEUX    ROMANS    d'oUTRE-RHIN.  355 

vaincu.  Vainement  son  adversaire,  trop  généreux  pour  faire  op- 
probre à  une  tête  chenue,  prodigue  ensuite  à  Stromminger  les 
bonnes  et  cordiales  paroles;  celui-ci  repousse  haineusement  tout 
essai  de  réconciliation  et  se  retire,  blêmissant  de  rage,  avec  sa 
fille.  Adieu  alors  toutes  les  espérances  de  Wally;  son  rêve  d'amour 
est  mort-né  :  une  barrière  infranchissable  la  sépare  désormais  de 
Joseph.  Chemin  faisant,  elle  éclate  en  sanglots,  et,  pressée  de  ques- 
tions par  son  père,  elle  ne  peut  s'empêcher  de  lui  dire  la  vérité. 
Pour  unique  réponse,  le  coléreux  vieillard  d'un  coup  de  son  bâton 
lui  rompt  à  demi  l'échiné.  La  scène,  passablement  sauvage,  est 
peinte  cà  grands  traits,  et  le  cadre  en  est  magnifique;  qu'on  en  juge: 

«  Ce  fut  pour  cette  âme  comme  l'averse  de  grêle  pour  la  fleur  en 
train  de  s'épanouir.  Un  instant,  la  douleur  de  l'enfant  fut  telle  qu'il 
lui  fut  impossible  de  faire  un  mouvement.  A  part  de  grosses  gouttes 
qui  coulaient  de  ses  paupières  demi-closes,  comme  la  sève  qui  s'é- 
chappe d'un  rameau  brisé,  tout  son  être  paraissait  mort  et  éteint. 
Le  Stromminger  attendait  à  côté  d'elle,  pestant  to<ut  bas  comme 
un  bouvier  qui  attend  auprès  de  sa  bête  qui  s'est  affaissée  sous  ses 
coups...  Tout  aux  environs  offrait  l'image  d'une  morne  solitude; 
pas  une  voix  d'oiseau ,  pas  un  murmure  dans  le  branchage  n'en 
interrompait  le  silence.  Sur  la  rampe  étroite  et  rocheuse  que  sui- 
vaient le  père  et  la  fille,  nul  arbre  ne  verdoyait,  nulle  bête  ailée 
ne  faisait  son  nid.  Il  y  avait  des  milliers  d'années,  ce  coin  de  terre 
avait  dû  être  le  théâtre  d'un  effroyable  combat  des  élémens;  à  perte 
de  vue,  on  n'apercevait  que  les  débris  gigantesques  d'une  sauvage 
révolution  de  la  nature.  A  présent,  les  feux  dont  l'éruption  avait 
soulevé  ce  sol  étaient  éteints;  les  eaux  dont  le  déchaînement  tor- 
rentiel avait  entraîné  ces  masses  de  terrain  s'étaient  écoulées,  les 
colosses  immobiles  gisaient  là  projetés  les  uns  sur  les  autres;  les 
forces  qui  les  avaient  mis  en  branle  s'étaient  anéanties,  et  tout  cet 
endroit  n'était  plus,  en  quelque  sorte,  qu'un  morne  cimetière,  un 
chaos  de  monumens  funèbres,  au-dessus  desquels  se  dressaient, 
pareils  à  la  pensée  aspirant  au  ciel,  les  blancs  reliefs  des  glaciers. 
L'homme  seul,  éternellement  agité,  continuait  en  ces  lieux  la  lutte 
sans  tiêve  de  la  création,  et  troublait  de  ses  convulsions  la  paix 
sublime  de  la  nature.  » 

Une  année  durant,  le  Stromminger  et  sa  fille  n'échangent  plus 
une  parole  en  dehors  des  nécessités  du  travail  ;  puis,  un  jour,  le 
fermier  mande  Wally,  et,  sans  autre  préambule,  lui  signifie  qu'elle 
épousera  dans  le  délai  d'un  mois  Vincent  Gellner,  un  riche  fermier 
du  pays  :  à  quoi  Wally  répond  tout  net  qu'elle  ne  sera  jamais  la 
femme  de  Vincent,  qu'elle  n'aime  point,  et  n'aura  d'autre  époux  que 
Joseph,  qu'elfe  aime.  Une  nouvelle  scène  de  violence  éclate  et  abou- 
tit à  une  sentence  de  bannissement  prononcée  par  le  père  contre 


356  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

l'enfant  récalcitrante  :  Wally  gardera  le  bétail  au  Hochjocli^  sur 
les  flancs  glacés  du  Murzoll,  jusqu'à  ce  qu'elle  vienne  à  résipis- 
cence; l'hiver  seulement,  il  lui  sera  permis  de  redescendre  dans  la 
vallée;  encore  n'entrera-t-elle  plus  dans  la  ferme;  elle  restera  dans 
l'étable  en  compagnie  des  vachères. 

Avec  l'exil  de  Wally  s'ouvre  le  deuxième  acte  du  drame.  Dès  la 
pointe  du  jour  le  lendemain,  la  jeune  fille  commença  la  sinistre 
ascension,  sous  la  conduite  du  Klettenmaier,  un  vieux  domestique 
sourd,  le  seul  qui,  en  raison  même  de  sa  surdité,  eût  pu  grisonner  au 
service  d'un  maître  toujours  grondeur.  Une  autre  personne  encore 
fit  escorte  à  l'enfant  du  Siromminger  :  c'était  la  Luckard,  une  pauvre 
servante  de  la  ferme,  «  qui  avait  tout  vu  d'avance  dans  les  cartes;  » 
cette  femme  avait  en  quelque  sorte  servi  de  mère  à  Wally.  «  La 
Luckardjaccompagna  Wally  jusqu'à  l'endroit  où  la  montée  deve- 
nait tout  à  fait  raide.  Là  elle  prit  congé  d'elle  et  s'en  retourna... 
Wally  se  mit  à  gravir  la  pente  tout  en  regardant  au-dessous  d'elle 
sur  la  route,  où  la  vieille  cheminait  en  pleurant  dans  son  tablier. 
Alors  elle  se  sentit  presque  attendrie  elle-même.  La  Luckard  avait 
toujours  été  si  bonne  avec  elle;  toute  faible  et  misérable,  cette 
femme  du  moins  l'avait  aimée.  Tout  à  coup  elle  voit  la  servante, 
là-bas  sur  le  sentier,  se  retourner  encore  une  fois  et  lever  la  main 
pour  lui  montrer  quelque  chose.  Elle  suit  la  direction  de  son  doigt, 
et  qu'aperçoit-elle?  un  objet  qui  flotte  dans  l'air  le  long  des  ro- 
chers, d'une  '  allure  pesante  et  mal  assurée,  comme  un  cerf -volant 
auquel  le  vent  ferait  défaut.  Il  va  toujours,  donnant  une  petite 
poussée  en  avant,  puis  retombant  pour  se  redresser  derechef  avec 
peine.  C'était  le  vautour  de  Wally,  qui,  avec  ses  plumes  rognées, 
l'avait  suivie  durant  tout  le  trajet,  voletant  ainsi  laborieusement. 
Ses  forces  paraissaient  épuisées,  et  il  ne  pouvait  plus  que  clopiner 
au  vent  en  battant  de  l'aile. 

«  Jeannot!  mon  cher  Jeannot!  comment  ai-je  fait  pour  t'oublier? 
s'écria  Wally  en  bondissant  comme  un  chamois  de  roche  en  roche 
pour  aller  par  le  chemin  le  plus  court  chercher  le  fidèle  animal.  La 
Luckard  s'arrêta  jusqu'à  ce  que  la  jeune  fille  eût  regagné  le  sentier 
en  bordure;  puis  elle  la  salua  de  nouveau  comme  après  une  longue 
séparation.  Enfin  Jeannot  fut  atteint...  Wally  le  mit  sous  son  bras 
comme  une  poule  et  se  sépara  de  la  Luckard,  qui  de  nouveau  se 
prit  à  pleurer.  » 

A  côté  de  ce  petit  tableau  de  genre,  qu'il  nous  soit  permis  de 
citer,  comme  un  autre  spécimen  de  la  manière  large  de  l'auteur, 
une  page  de  poésie  descriptive.  Wally  venait  d'atteindre  le  dernier 
village  à  l'entrée  de  la  région  des  glaciers.  Là  elle  s'arrêta  et, 
s' appuyant  sur  son  bâton  ferré,  elle  abaissa  ses  regards  sur  le  ha- 
meau silencieux,  encore  à  demi  plongé  dans  les  songes. 


DEUX    RO.MANS    d'oUTRE-RHIN.  357 

«  Tandis  que  la  jeune  fille,  avant  de  s'enfoncer  dans  le  désert 
par  delà  les  nuages,  considérait  immobile  les  dernières  habitations 
de  l'homme,  la  cloche  de  l'église  de  Vent  se  mit,  sous  ses  pieds,  à 
sonner  matines.  Le  petit  presbytère,  à  la  fenêtre  duquel  des  œillets 
en  boutons  frissonnaient  au  vent,  ouvrit  sa  porte  ;  le  chapelain  en 
sortit,  et,  les  mains  jointes,  s'en  alla  vers  l'église  remplir  les  de- 
voirs de  son  ministère.  A  droite  et  à  gauche,  les  chaumières  de  bois 
entr'ouvrirent  leurs  yeux  assoupis;  des  formes  humaines  appa- 
rurent les  unes  après  les  autres,  et  toutes,  s'étirant  les  membres, 
se  dirigèrent  successivement  vers  le  temple. 

«  Au  travers  du  crépuscule,  la  pieuse  sonnerie,  portée  par  le  vent 
comme  sur  des  ailes  d'anges,  arrivait  tout  entière  sur  la  montagne 
sans  qu'une  seule  note  se  perdît  :  Wally  s'imaginait  ouïr  une  voix 
d'enfant  qui  prie.  Et  de  même  aussi  qu'un  enfant  éveille  sa  mère 
par  son  frais  babil,  le  carillon  de  Vent  parut  avoir  éveillé  le  soleil. 
L'astre  ouvrit  son  grand  œil ,  et  le  rayon  de  son  premier  regard 
lança  par-dessus  la  chaîne  des  montagnes  une  immense  gerbe  de 
lumière  qui  couronna  les  cimes  au  levant.  Les  épaisses  teintes  grises 
de  l'aube  se  changèrent  soudain  en  un  azur  transparent  dont  la 
clarté  grandissante  inonda  de  plus  en  plus  les  cieux  de  ses  jaillis- 
semens;  puis  le  soleil  émergea  dans  toute  sa  magnificence  au-des- 
sus des  crêtes  nuageuses,  en  tournant  avec  amour  sa  face  enflam- 
mée vers  la  terre.  Les  monts  dépouillèrent  leur  manteau  de  brumes 
et  se  baignèrent  à  nu  dans  des  flots  de  lumière.  En  même  temps, 
les  profondeurs  des  gorges  s'emplirent  de  houleux  ondoiemens, 
comme  si  tous  les  nuages,  chassés  du  firmament  purifié,  s'y  étaient 
soudain  laissé  choir.  Les  airs  tressaillirent  d'un  hymne  étrange  de 
jubilation,  et  la  terre,  en  s' éveillant,  parut  pleurer  de  joie.  On  eût 
dit  d'une  fiancée,  au  matin  de  sa  nuit  d'hymen;  pareilles  à  des 
larmes  aux  cils  de  l'épouse,  les  gouttelettes  de  rosée  pendaient 
voluptueusement  et  en  tremblotant  aux  brins  d'herbe  et  ajix  buis- 
sons. C'était  par  toute  la  campagne  l'image  de  la  joie  :  en  haut  sur 
les  montagnes,  où  les  rayons  éblouissans  se  reflétaient  dans  l'œil 
perçant  du  chamois,  en  bas  dans  la  vallée,  où  l'alouette  gazouil- 
lante s'envolait  du  sein  des  terres  labourées. 

«  Wally  contemplait  avec  ivresse  ce  réveil  de  la  nature;  son  œil 
était  à  peine  assez  grand  pour  contenir  cet  immense  tableau  des 
pures  splendeurs  aurorales.  Le  vautour,  perché  sur  l'épaule  de  la 
jeune  fille,  agitait  ses  larges  ailes  comme  pour  saluer  le  soleil 
avec  amour.  Et  pendant  ce  temps,  au-dessous  d'elle,  le  village  de 
Vent  s'animait.  Dans  cette  vive  illumination  du  jour  renaissant, 
Vi^ally  pouvait  tout  discerner  :  près  de  la  fontaine,  les  garçons  em- 
brassaient les  fillettes;  un  blanc  tourbillon  de  fumée  ondoyait  au- 
dessus  des  maisons  et  se  perdait,  sans  laisser  de  traces,  dans  la 


358  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sérénité  de  l'air  printanier,  comme  une  pensée  triste  s'évapore  dans 
une  âme  heureuse.  Les  hommes  se  rassemblaient  sur  la  place  de- 
vant l'église;  ils  avaient  leurs  belles  chemises  du  dimanche  et  fu- 
maient leurs  pipes  à  garniture  d'argent,  car  on  était  au  lundi  de  la 
Pentecôte,  jour  de  fête  et  de  réjouissance  universelle... 

«  La  jeune  fille  s'arracha  enfin  à  sa  rêveuse  contemplation.  Après 
un  dernier  regard  d'adieu  adressé  aux  joyeux  et  bruyans  villages 
d'en  bas,  elle  fit  demi-tour  et  se  mit  à  gravir  les  mornes  champs 
de  neige  qui  conduisaient  au  Ilochjocli,  c'est-à-dire  à  l'exil.  » 

Dès  l'alDord,  dans  sa  hutte  de  cailloux,  au  sein  des  antiques 
névés,  Wally  est  prise  d'un  frisson  de  peur.  La  croyance  locale  a 
peuplé  de  fées  et  de  génies  tous  les  monts  glacés  de  la  région  ;  le 
bonhomme  MurzoU  notamment  et  ses  filles  les  «  bienheureuses  de- 
moiselles, »  ennemies  irréconciliables  des  chasseurs  de  chamois, 
défraient  les  superstitions  courantes  de  l'OEtzthal,  et  je  me  sou- 
viens d'avoir  retrouvé  jusque  dans  la  Haute-Engadine,  en  deçà  des 
défilés  de  Finstermïinz,  puis  encore  beaucoup  plus  au  sud,  aux  en- 
virons du  mont  Portole,  la  vivace  traînée  de  ces  légendes  murzol- 
laises.  Aussi  le  premier  songe  de  Wally,  sur  sa  cime  désolée,  est-il 
tout  plein  de  fantômes.  Elle  rêve,  un  peu  trop  longuement,  soit  dit 
au  passage,  que  le  géant  de  la  montagne  l'emporte  dans  ses  bras 
de  pierre  au  «  palais  de  cristal  »  de  ses  filles.  Là,  les  fées  lui  offrent 
de  devenir  comme  elles  «  bienheureuses;  »  mais  il  faut  qu'elle  con- 
sente à  voir  s'arrêter  les  battemens  de  son  cœur,  il  faut  qu'elle 
renonce  à  la  société  des  humains  et  à  l'amour  de  Joseph.  La  société 
des  humains,  Wally  n'en  a  cure;  mais  pour  l'amour  de  Joseph, 
c'est  une  autre  affaire.  Elle  résiste  énergiquement,  et  s'attire  par  sa 
résistance  cette  sinistre  malédiction  de  MurzoU  :  «  Tu  t'es  mise  en 
révolte  contre  la  terre  et  le  ciel  ;  le  ciel  et  la  terre  te  seront  enne- 
mis. Si  tu  rentres  parmi  les  hommes,  nous  mettrons  Joseph  en 
pièces  et  nous  te  précipiterons  avec  lui  dans  l'abîme.  » 

On  devine  que  cette  vision  fatidique  n'est  qu'une  agrafe  artifi- 
cielle forgée  pour  relier  par  avance  le  dénoiiment  au  prologue  ; 
passons,  notre  intérêt  va  de  préférence  aux  développemens  psycho- 
logiques empreints  d'un  sain  naturalisme.  La  rustique  Wally  est  au 
demeurant  un  esprit  fort  et  une  âme  libre;  cette  vie  solitaire,  au 
milieu  d'un  petit  troupeau  de  chèvi-es  et  de  brebis,  va  merveilleu- 
sement à  ses  instincts;  la  sauvage  montagne  a  bien  vite  usé  pour 
elle  ses  terreurs;  en  revanche,  elle  garde  l'attrait  indélébile  de  ses 
grandioses  sublimités.  Du  haut  de  son  empyrée,  la  jeune  fille  peut 
au  moins,  sans  nulle  contrainte,  songer  à  Joseph.  Aussi,  quand,  à 
l'entrée  de  l'hiver,  un  pâtre  de  son  père  revient  la  chercher,  ne  se 
résigne- t-elle  qu'avec  une  sorte  de  répugnance  à  regagner  son 
village  natal.  Ce  «  retour  au  pays  »  forme  un  des  épisodes  les  plus 


DEUX    ROMANS    d'OUTRE-RIIIN.  359 

hardis  du  récit.  Entre  temps,  de  graves  événemens  se  sont  accom- 
plis à  la  Sonneplatte  :  le  vieux  Stromminger  est  devenu  à  demi  im- 
potent, Vincent  Gellner,  le  prétendant  éconduit,  a  plus  que  jamais 
les  bonnes  grâces  du  fermier  et  gère  en  quelque  sorte  le  domaine  au 
nom  de  celui-ci  ;  par  contre,  la  Luckard  a  été  chassée,  et  elle  en 
est  morte  de  chagiin.  Telles  sont  les  nouvelles  que  Wally  recueille 
en  descendant  du  Ilodijoch.  Elle  se  rend  droit  à  la  ferme,  résolue 
à  venger  l'affront  fait  à  sa  vieille  amie.  Le  hasard  veut  que  dès  le 
seuil  elle  soit  témoin  d'un  acte  odieux  de  brutalité  exercé  par  Vin- 
cent sur  le  Klettenmaier.  Égarée  par  la  colère,  Wally,  d'un  coup  de 
revers  de  hache  sur  la  tête,  abat  le  jeune  homme  à  ses  pieds.  Aux 
cris  des  valets,  tout  le  monde  accourt.  Le  boiteux  Stromminger, 
ne  pouvant  lui-même  empoigner  sa  fille,  ordonne  aux  gens  de  la 
saisir.  Cette  fois  ce  n'est  plus  dans  l'exil  lumineux  du  Murzoll,  au 
sein  de  l'immensité  libre,  que  la  coupable  expiera  sa  faute;  c'est 
dans  les  humides  moisissures  d'un  noir  cachot.  A  cette  perspective, 
l'orgueil  de  Wally  chancelle  un  instant  :  pour  la  première  fois  elle 
implore  son  père;  mais,  quand  elle  voit  les  villageois  la  poursuivre 
avec  des  bâtons  jusqu'au  fond  de  la  cuisine  où  elle  s'est  réfugiée, 
sa  fauve  nature  se  réveille.  Elle  saisit  dans  l'âtre  des  tisons  embra- 
sés, s'en  fait  une  arme  défensive  contre  la  troupe  des  assaillans, 
fend  la  meute  comme  une  flèche,  se  précipite  dans  la  cour,  et  d'un 
bras  vigoureux  lance  une  bûche  dans  la  grange  au  beau  milieu  du 
foin  et  de  ia  paille.  11  y  eut  une  clameur  d'épouvante. 

«  En  même  temps  que  la  colonne  de  fumée,  s'échappa  de  la  toi- 
ture, avec  un  cri,  un  objet  sombre  qu'on  eût  dit  engendré  par  le 
feu;  cet  objet  tournoya  un  moment  dans  l'air  au-dessus  de  la 
grange,  puis  fila  dans  la  direction  que  Wally  avait  prise.  Celle-ci, 
entendant  du  bruit  derrière  elle,  se  crut  poursuivie  et  redoubla  sa 
course  aveugle.  La  nuit  était  venue  ;  mais  les  ténèbres  ne  voulaient 
point  se  faire  :  un  clair  crépuscule  répandait  autour  de  la  fugitive 
une  lueur  tremblotante  qui  la  dénonçait  au  loin.  La  jeune  fille 
escalada  une  saillie  de  rocher  abrupt  d'où  elle  pouvait  dominer  la 
route  du  regard;  elle  s'aperçut  alors  que  celui  qui  était  à  sa  pour- 
suite venait  par  les  airs.  Le  but  de  Wally  était  donc  atteint;  per- 
sonne ne  songeait  plus  à  courir  après  elle;  sauver  la  ferme  était 
une  besogne  plus  pressante,  et  tous  les  bras  s'y  employaient. 

«  Au  même  moment,  le  vautour,  —  car  c'était  lui,  —  la  rejoi- 
gnit, et  dans  son  élan  la  heurta  si  fort,  qu'il  faillit  la  jeter  en  bas 
du  rocher.  Wally  pressa  l'oiseau  contre  sa  poitrine,  et  se  laissa 
choir  d'épuisement  sur  le  sol.  Elle  regarda  d'un  œil  trouble  la 
lueur  de  l'incendie  qui  brillait  au  loin  en  colorant  de  ses  reflets  le 
sombre  amphithéâtre  des  montagnes,  et  tandis  qu'elle  contemplait 
ainsi  son  œuvre,  tout  son  visage  enflammé  de  courroux  respirait 


360  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

la  menace  et  le  défi.  Les  sourds  bourdonnemens  du  tocsin  lui  ar- 
rivaient de  tous  les  clochers  d'alentour,  et  la  sonnerie  semblait  lui 
crier  distinctement  :  Incendiaire!  incendiaire!  Puis,  peu  à  peu,  les 
sinistres  tintemens  l'assoupirent;  elle  perdit  connaissance,  et  un 
voile  bienfaisant  s'épandit  sur  cette  âme  aux  abois.  » 

Après  avoir  pendant  quelque  temps  erré  de  village  en  village, 
son  fidèle  vautour  à  l'épaule,  Wally,  éconduite  de  tous  les  chalets, 
exténuée  de  froid  et  de  faim,  prit  le  parti  de  se  réfugier  à  Rofen, 
chez  les  frères  Klotz,  les  guides  les  plus  renommés  du  pays.  Ce 
mystérieux  hameau  de  Rofen,  blotti  sous  les  pieds  du  terrible  gla- 
cier mouvant  du  Vernagt,  est  le  plus  haut  endroit  habité  qui  soit 
dans  tout  le  Tyrol;  de  nos  jours  encore,  il  jouit  d'une  sorte  de  droit 
d'asile.  Au  milieu  d'une  affreuse  tourmente  de  neige,  la  jeune  fille 
parvint  à  gravir  ces  pentes  presque  inaccessibles  en  hiver;  mais 
sur  le  seuil  même  des  Klotz,  avant  que  sa  main  eût  pu  saisir  le 
marteau  de  fer,  ses  forces  défaillirent,  et  elle  tomba  évanouie.  Ici 
interviennent  une  série  de  scènes  intimes  qui,  pour  la  justesse  de 
l'observation  et  le  naturel  des  peintures,  sont  assurément  les  meil- 
leures du  livre.  Les  flocons  de  neige  en  tourbillonnant  dans  l'étroit 
défilé  ont  recouvert  d'un  épais  linceul  le  corps  inanimé  de  Wally;  à 
l'intérieur  du  logis,  deux  des  Klotz,  —  le  troisième  est  absent,  — 
continuent,  comme  si  rien  d'inusité  ne  s'était  passé  au  dehors,  à 
fumer  tranquillement  leurs  pipes  près  du  poêle.  Tout  à  coup  un  bat- 
tement d'ailes  contre  la  croisée  attire  l'attention  de  Léandre,  le  cadet; 
la  porte  est  ouverte,  et  l'on  aperçoit  sur  le  seuil  le  blanc  monticule. 
Vite  on  déblaie  la  place,  et  alors  apparaît  l'étrange  épave.  Chez  le 
jeune  Léandre  la  surprise  et  la  commisération  se  doublent  dès  le 
premier  regard  d'un  sentiment  d'une  nature  plus  tendre  :  Wally  est 
si  belle  dans  sa  détresse!  Mais  Nicodème,  le  frère  aîné,  qui  est 
homme  de  circonspection,  se  charge  de  soigner  lui-même  l'incon- 
nue. Léandre,  évincé  de  la  pièce  où  celle-ci,  un  peu  ranimée,  di- 
vague en  proie  à  la  fièvre,  s'en  va  rôder  aux  alentours  avec  son  fu- 
sil. Le  premier  objet  que  découvre  son  œil  de  chasseur,  c'est  le 
gypaète,  tranquillement  perché  sur  le  toit.  iN'osant  tirer  un  coup 
de  feu  si  près  de  la  malade,  il  essaie  de  chasser  l'oiseau,  afin  de  le 
tuer  au  loin  :  celui-ci  refuse  obstinément  de  déguerpir.  Le  lende- 
main arrive  Benoît,  le  second  frère;  il  a  fait  un  tour  au  canton  et 
rapporte  des  nouvelles  d'en  bas.  Il  dit  comme  quoi  la  fille  du  fermier 
de  la  Sonneplatte  a  mis  le  feu  à  la  grange  de  son  père  et  s'est  en- 
fuie dans  la  montagne  avec  son  vautour.  Nicodème,  à  ce  mot,  re- 
garde Léandre,  qui  devient  cramoisi;  tous  deux  ont  saisi  le  joint  des 
choses.  Benoît,  de  son  côté,  en  apprenant  quelle  personne  on  a  re- 
cueillie au  logis,  déclare  qu'il  faut  chasser  à  l'instant  cette  vaga- 
bonde, et  qu'il  n'y  a  point  d'asile  à  Rofen  pour  les  incendiaires.  Aus- 


DEUX    ROMANS    d'OL'TRE-RHIN.  361 

sitôt  dit,  aussitôt  fait.  Le  bourru  montagnard  ouvre  avec  fracas  la 
porte  de  la  chambre  où  Wally  repose,  et  entre  vivement,  suivi  de 
Léandre  et  de  INicodème.  A  cette  apparition  tapageuse,  la  Marianne, 
sœur  des  Klotz,  qui  est  assise  au  chevet  de  la  malade,  fait  à  Benoît 
signe  de  se  taire;  mais,  à  peine  Benoît  a-t-il  jeté  un  regard  sur 
Wally  qu'il  modère  de  lui-même  son  pas  et  s'approche  du  lit  plus 
lentement. 

«  La  jeune  fille  dormait  profondément.  Elle  était  couchée  sur  le 
dos,  son  beau  bras  arrondi  au-dessus  de  sa  tête.  Son  abondante 
chevelure  brune  retombait  toute  dénouée  sur  sa  blanche  poitrine, 
qu'une  épaisse  camisole  rustique  avait  garantie  du  hâle  et  du  so- 
leil, et  dont  une  ample  chemise  de  toile  laissait  voir  à  nu  un  petit 
coin.  Elle  avait  en  dormant  la  bouche  entr' ouverte  comme  par  un 
sourire,  et  deux  rangées  de  petites  dents  pareilles  à  des  perles 
brillaient  entre  ses  lèvres  charnues.  Sur  son  front  assoupi  régnait 
un  air  de  grandeur  et  de  chasteté  dont  la  muette  éloquence  ne  sau- 
rait se  traduire  en  paroles. 

M  Benoît  était  devenu  silencieux,  tout  à  fait  silencieux.  Il  consi- 
déra longtemps  avec  une  sorte  d'étonnement  cette  image  décevante 
et  pudique.  Son  visage  basané  prit  peu  à  peu  une  coloration  de 
plus  en  plus  animée,  jusqu'à  faire  concurrence  à  celui  de  Léandre, 
qui  jetait  l'éclat  d'un  brasier;  puis  il  serra  les  dents,  et,  se  retour- 
nant :  —  Elle  est  vraiment  malade,  murmura-t-il  d'un  ton  qui  si- 
gnifiait :  Il  n'y  a  par  conséquent  rien  à  faire.  —  Après  quoi,  il  sor- 
tit sur  la  pointe  des  pieds.  » 

Il  ne  tient  bientôt  qu'à  Wally,  pour  qui  l'antique  droit  d'asile  a 
élargi  singulièrement  ses  franchises,  de  devenir  à  son  choix  la 
femme  de  Benoît  ou  celle  de  Léandre,  et  de  rester,  en  qualité  de 
fermière,  à  Rofen,  où  le  vautour,  lui  aussi,  a  trouvé  hôtellerie  à 
son  goût;  mais,  toujours  hantée  par  le  souvenir  de  Joseph,  elle  dé- 
cline les  offres  matrimoniales  des  deux  Klotz.  Le  prudent  Nico- 
dème  d'autre  part,  voyant  de  quoi  il  retourne,  s'est  rendu  auprès 
du  Stromminger,  et  par  ses  sages  observations  a  obtenu  de  lui  qu'il 
renonçât  à  l'idée  d'enfermer  sa  fille  et  qu'il  se  contentât  de  la  ban- 
nir comme  devant.  Il  a  été  décidé  que  l'enfant  rebelle  reprendrait 
pendant  l'été  la  garde  du  bétail  au  Hochjoch,  et  que  l'hiver  elle 
serait  libre  de  se  mettre  en  service  où  elle  le  voudrait,  pourvu 
qu'elle  ne  rentrât  pas  au  village.  Voilà  donc  Wally  réinstallée  dans 
sa^hutte  solitaire  face  à  face  avec  les  génies,  de  plus  en  plus  inoffen- 
sifs,  de  la  montagne.  Rien  n'eût  troublé  cette  année-là  le  séjour 
de  la  jeune  fille  au  Murzoll,  sans  un  incident  inattendu  qui  vint 
compliquer  d'un  nouvel  élément  son  amour  opiniâtre  pour  le  beau 
chasseur  de  Sôlden. 

Un  matin  du  mois  de  juillet,  comme  au  plus  fort  d'un  violent 


362  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

orage  elle  était  à  la  recherche  d'une  chevrette  égarée,  elle  se  trouva 
tout  à  coup  en  présence  de  Joseph.  Celui-ci  n'était  pas  seul;  il  por- 
tait dans  ses  bras  une  charmante  jeune  fille  qu'un  coup  de  tonnerre 
venait  de  jeter  presqu'en  syncope  :  c'était,  disait-il,  une  servante 
du  Yintschgau  qui  allait  se  placer  à  Zwieselstein  et  qu'il  s'était 
chargé  de  conduire  par  la  montagne.  Wally,  toute  tremblante  d'une 
vague  jalousie,  reçoit  les  deux  voyageurs  dans  sa  cabane.  Là,  au 
bout  de  quelques  instans,  un  duel  sanglant  s'engage  entre  le  chas- 
seur et  le  vautour  imprudemment  provoqué.  Joseph  terrasse  le  re- 
doutable gypaëte,  puis,  non  content  de  l'avoir  terrassé,  il  veut  l'oc- 
cire «  au  vol  »  d'un  coup  de  fusil.  Wally  s'y  oppose  énergiquement; 
elle  arrache  la  carabine  des  mains  du  chasseur  décontenancé,  et 
finalement  le  tueur  d'ours  se  retire  avec  sa  compagne  après  avoir 
cruellement  persillé  en  manière  d'adieu  la  pauvre  exilée  qui  a  tant 
péché  et  souffert  pour  lui. 

Le  reste  de  la  saison  s'écoula  sans  apporter  de  changement  dans 
le  sort  de  Wally;  l'hiver  venu,  elle  alla  chercher  une  condition  de 
l'autre  côté  du  glacier,  dans  le  Schnalserthal;  puis,  à  l'époque  du 
renouveau,  elle  grimpa  derechef  au  MurzoU;  mais  cette  fois  cène 
fut  pas  pour  longtemps.  Son  père  le  Stromminger  mourut  dans 
l'été,  et  la  jeune  fille  put  enfin  reprendre  pied  sur  son  sol  natal. 
Avec  le  vieux  Kiettenmaier,  elle  retrouva  dans  la  ferme  Vincent 
Gellner,  toujours  épris,  bien  que  son  occiput  eût  gardé  la  trace  du 
coup  de  hache.  Son  premier  soin  fut  de  le  relever  de  sa  gérance, 
car  moins  que  jamais  ses  obsessions  ne  lui  agréaient.  En  dépit  de 
la  fatale  scène  du  Hochjorh,  Wally  espérait  encore  gagner  l'amour 
de  Joseph.  A  peine  rentrée  au  village,  elle  était  devenue,  par  le 
charme  étrange  de  sa  personne  non  moins  que  par  sa  fortune,  le 
point  de  mire  de  tous  les  fils  nubiles  à  dix  lieues  à  la  ronde;  aucun 
d'eux  toutefois  n'était  de  taille  à  mettre  à  merci  une  telle  femme. 
^  Celui  qui  pourra  se  vanter  d'avoir  eu  de  moi  un  baiser,  dit-elle 
un  jour  par  bravade,  celui-là  je  l'épouse;  mais  quiconque  n'a  pas 
assez  de  nerf  pour  me  ravir  un  baiser  ne  possédera  jamais  la  fer- 
mière de  la  Sonneplatte.  —  Et  chacun  de  tenter  l'aventure,  dans 
l'espoir  de  prendre  au  mot  la  jeune  fille.  Celle-ci  s'amusait  de  ce 
jeu  sauvage  où  brillait  sa  force  supérieure;  elle  savait  que  son  nom 
circulait  au  loin,  et  elle  pensait  que  Joseph  ne  pourrait  manquer 
de  venir  à  son  tour. 

Joseph  pourtant  ne  venait  pas.  Wally,  en  revanche,  finit  par  être 
mise  au  courant  des  assiduités  du  chasseur  auprès  d'une  certaine 
Afra,  servante  à  l'auberge  de  Zwieselstein.  Afra  était  cette  même 
jeune  fille  en  compagnie  de  laquelle  le  tueur  d'ours  avait  franchi 
l'année  pi-écédente  le  Murzoll.  iNul  doute  n'était  plus  permis:  un 
jour  que  Joseph  avait  reçu  quelques  blessures  en  domptant  un  tau- 


DEUX    ROMANS    d'oUTKE-RIIIN.  363 

reau  furieux  dans  la  grande  rue  de  Zvvieselstein,  ladite  Afra,  prise 
d'un  clan  de  tendre  angoisse,  avait  sauté  devant  tout  le  monde  au 
cou  du  garçon.  Si  grand  que  fut  l'orgueil  de  Wally,  son  amour  l'em- 
portait encore  sur  son  orgueil  ;  loin  de  renoncer  au  chasseur,  elle 
n'eut  plus  qu'une  seule  pensée  :  l'enlever  à  sa  rivale.  Elle  afficha 
tout  à  coup  le  goût  du  luxe  et  des  atours;  lors  de  la  procession 
de  la  Fête-Dieu  àSolden,  on  la  vit  se  joindre  au  cortège  dans  une 
toilette  pleine  de  froufrous  et  de  tintemens  argentins  :  elle  avait 
compté  attirer  de  la  sorte  l'attention  du  fier  chasseur;  il  eut  à  peine 
l'air  de  l'apercevoir  et  partit  sans  lui  avoir  adressé  la  parole.  Dans 
son  dépit,  l'arrogante  fermière  s'en  prit  à  la  servante  de  Zwiesel- 
stein,  et,  laissant  jaillir  l'écume  bouillonnante  de  sa  jalousie,  elle 
lui  reprocha  publiquement  son  impudeur  et  railla  du  même  coup  ce 
vaillant  tueur  d'ours  qui  aimait  mieux,  disait-elle,  «  une  bonne 
amie  qui  de  prime  abord  vous  saute  au  col  »  qu'une  femme  dont  il 
faut  commencer  par  faire  la  conquête  et  avec  laquelle  on  court  le 
risque  d'essuyer  une  piteuse  déroute. 

Dès  ce  moment,  Wally  leva  l'ostracisme  dont  elle  avait  frappé 
Yincent,  et  comme  Vincent,  en  homme  avisé,  non-seulement  ne 
soufflait  plus  mot  de  son  amour,  mais  encore  avait  grand  soin  d'être 
informé  de  tout  ce  qui  se  passait  dans  l'OEtzthal  et  particulièrement 
à  Zvvieselstein,  la  jeune  fille  sentait  ses  méfiances  se  dissiper  peu  à 
peu.  Yincent  néanmoins  n'avait  pas  renoncé  à  ses  visées.  Un  jour, 
après  avoir  bien  attisé  la  jalousie  de  Wally  au  sujet  d'Âfra,  il  remit 
brusquement  sur  le  tapis  ses  prétentions  d'épouseur.  Repoussé  de 
nouveau  avec  une  dureté  sarcastique,  le  bilieux  garçon,  qui  atten- 
dait depuis  longtemps  cette  heure  décisive,  tira  de  sa  poche  un  pa- 
pier :  c'était  le  testament  du  Stromminger.  Le  bonhomme,  avant  de 
mourir,  avait  trouvé  moyen  d'asséner  à  sa  fille  un  dernier  coup  de 
poing;  en  stipulant  que,  si  dans  le  délai  d'une  année  elle  n'épousait 
pas  Gellner,  la  ferme  avec  toutes  ses  dépendances  appartiendrait  à 
celui-ci;  Wally  en  serait  réduite  à  sa  légitime.  Or  les  douze  mois 
allaient  expirer,  et  Vincent  était  résolu  a  faire  valoir  ses  droits. 
Pour  toute  réponse,  la  fière  montagnarde  se  déclare  prête  à  faire 
ses  paqueis  et  à  retourner  au  MurzoU  avec  son  vautour.  A  ce  coup, 
l'impétueux  amant  est  hors  des  gonds.  Dans  un  accès  de  douleur 
sauvage,  il  se  jette  aux  pieds  de  la  jeune  fille  :  argent,  prés  et  bois, 
qu'est-ce  que  cela?  C'est  Wally  qu'il  lui  faut;  c'est  elle  qu'il  a 
compté  prendre  au  testament  comme  au  trébuchet.  Tous  les  do- 
maines du  monde  sans  Wally,  il  s'en  soucie  bien;  le  Hodijoch 
avec  Wally,  voilà  tout  son  rêve.  Ce  disant,  il  déchire  le  papier  et  en 
disperse  au  vent  les  morceaux. 

Au  même  instant,  par  un  coup  de  théâtre  fort  heureusement  ima- 
giné, apparaît  le  messager  de  Sôlden.  En  présence  de  Vincent  fou- 


364  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

droyé,  il  annonce  à  la  fermière  de  la  Sonneplatte  que  Joseph  l'a 
chargé  de  l'inviter  solennellement  à  la  danse  pour  le  jour  de  la 
Saint-Pierre;  le  rendez-vous  aura  lieu  le  surlendemain  à  l'hôtellerie 
du  Cerf.  Dans  les  usages  locaux,  une  pareille  invitation  passe  pour 
l'équivalent  d'une  demande  en  mariage.  Cette  fois  enfin  Wally  a  de 
bonnes  raisons  pour  se  parer;  aussi  s'attife-t-elle  de  ses  plus  riches 
bijoux,  et  dans  la  poche  de  sa  robe  d'hyménée  elle  glisse  par  sur- 
croît deux  cadeaux  de  circonstance,  destinés  à  celui  que  tout  le  vil- 
lage avec  elle  considère  déjà  comme  son  époux  :  une  belle  pipe  en 
écume  de  mer  et  un  anneau. 

Jamais  danse  de  fiançailles  n'avait  excité  à  ce  point  la  curiosité 
des  montagnards;  il  était  venu  du  monde  de  toutes  les  localités 
circonvoisines;  dans  ce  public  figurait  avant  tout  le  bataillon  fort 
respectable  des  prétendans  évincés.  Joseph,  arrivé  sous  la  grande 
porte  de  la  ferme,  prit  par  la  main  Wally,  qui  étouffait  de  joie  et 
d'orgueil ,  et  la  conduisit  en  cérémonie  à  l'enseigne  du  Cerf.  Les 
façons  du  jeune  homme  n'étaient  pourtant  pas  celles  d'un  épouseur; 
sa  physionomie  avait  un  air  étrange,  presque  farouche;  de  plus,  — 
était-ce  intention  ou  hasard?  —  il  avait  mis  à  l'envers  la  plume  de 
coq  de  son  béret,  comme  c'est  l'habitude  des  montagnards  en  quête 
d'une  querelle.  En  pénétrant  dans  la  salle  de  bal,  Wally  frôla  Benoît 
Klotz,  qui  était  présent,  lui  aussi,  et  qui  l'avertit  tout  bas  d'être  en 
défiance;  mais  de  quoi  Wally,  au  bras  de  celui  qu'elle  aimait,  eût- 
elle  bien  pu  se  défier?  Déjà  les  couples  sont  en  place  et  l'orchestre 
n'attend  qu'un  signe  :  Joseph,  lâchant  la  main  de  Wally,  se  place 
devant  la  jeune  fille  dans  une  attitude  presque  solennelle  et  lui  dit 
à  haute  voix,  de  façon  que  tous  entendent  :  —  Wally,  j'espère  qu'a- 
vant de  danser  avec  toi,  je  vais  avoir  le  baiser  qu'aucun  de  tes  pré- 
tendans n'a  pu  te  ravir.  —  Et  comme  Wally,  après  un  moment  d'hé- 
sitation, hausse  timidement  sa  figure  jusqu'à  celle  du  chasseur  : 
—  Non  pas,  reprend  ce  dernier,  je  veux  conquérir  ton  baiser  et  non 
en  être  gratifié.  Allons,  défends-toi,  et  ne  me  fais  pas  la  partie  plus 
belle  que  tu  ne  l'as  faite  aux  autres;  sinon  il  n'y  aurait  pour  moi 
aucun  honneur. 

A  ce  mot,  le  sang  des  Stromminger  se  réveille  en  Wally;  rouge 
de  honte  et  de  colère,  elle  se  redresse  et  défie  Joseph.  Devant  toute 
l'assistance  endimanchée  s'engage  un  duel  sauvage,  effréné,  dont 
chaque  péripétie  provoque  dans  la  salle  de  malicieux  éclats  de  rire. 
Le  tueur  d'ours  l'emporte  enfin;  il  conquiert  son  baiser,  non  sans 
avoir  durement  peiné.  Un  hurra  universel  retentit;  la  pauvre  fian- 
cée s'est  affaissée  demi-morte  sur  la  poitrine  du  chasseur;  mais  lui, 
la  repoussant  :  —  Doucement,  dit-il  d'un  ton  moqueur,  il  ne  m'en 
faut  pas  davantage.  —  Et  comme  la  jeune  fille  le  regarde  d'un  air 
effaré: — Ahçà!  reprend-il,  t'es-tu  figuré  que  j'étais  venu  en 


DEUX    ROMANS    D  OUTRE-RHIN.  365 

épouseur?  Non  pas.  Dernièrement,  à  la  procession,  tu  as  dit  devant 
tout  le  monde  qu'Afra  était  ma  bonne  amie  parce  qu'elle  était  de 
facile  abord;  tu  as  ajouté  que  le  tueur  d'ours  n'avait  pas  le  courage 
de  s'attaquer  à  la  Fille  au  vautour.*.  J'ai  voulu  te  montrer  que  je 
pouvais  venir  à  bout  de  toi.  C'est  assez;  le  baiser  que  je  t'ai  pris, 
je  vais  le  porter  à  mon  Afra  en  expiation  du  tort  que  tu  lui  as  fait. 
Et  vous  autres,  ajouta-t-il  d'un  air  étrange,  épargnez-moi  vos  ap- 
plaudissemens. 

La  fête  est  close  avant  d'avoir  commencé;  toute  la  troupe  des 
prétendans  mal  en  point  est  partie,  hennissant  de  plaisir;  deux 
personnes  seulement  sont  restées  auprès  de  Wally  :  Benoît  Klotz  et 
Vincent  Gellner.  Benoît  le  premier  s'approche  d'elle  et  lui  demande 
ce  qu'il  faut  faire,  ce  qu'elle  attend  de  son  amitié.  —  Ce  que  je  veux? 
s'écrie-t-elle,  je  veux  qu'il  meure.  —  L'honnête  Klotz  recule  épou- 
vanté :  —  Dieu  te  garde!  Wally,  —  répond-il  en  guise  d'adieu,  et 
il  quitte  la  salle  à  son  tour.  Vincent,  lui,  s'est  avancé  vers  la  jeune 
fille,  l'étincelle  aux  yeux  —  Wally,  parles-tu  sérieusement?  —  Elle 
lève  la  main  pour  jurer  :  —  Celui  qui  le  déposera  mort  aux  pieds 
de  son  Afra,  celui-là  je  l'épouse,  aussi  vrai  que  je  m'appelle  Wall- 
burga  Stromminger. 

La  nuit  suivante ,  deux  coups  de  feu  retentissent  au  bord  de 
l'Ache,  dans  la  direction  de  Zwieselstein.  Wally,  qui  n'est  point 
couchée,  entend  la  détonation.  Qui  peut  chasser  à  cette  heure?  Mais 
non ,  personne  ne  chasse.  Un  éclair  traverse  l'esprit  de  la  jeune 
femme  :  si  c'était  Vincent  qui...  Elle  se  souvient  de  l'horrible  pa- 
role qu'elle  a  proférée  la  veille  dans  sa  colère;  mais,  depuis  la 
veille,  sa  colère  s'est  éteinte  dans  son  amour,  qui,  lui,  est  inextin- 
guible. Malgré  tout,  elle  pardonne;  ce  crime  qu'elle  souhaitait,  elle 
ne  veut  déjà  plus  qu'il  s'accomplisse.  Éperdue  de  terreur,  elle  se 
précipite  au  dehors,  elle  court  au  logis  de  Vincent.  Le  jeune 
homme  est  absent,  et  sa  carabine  n'est  point  à  son  clou.  Elle  veut 
cependant  douter  encore;  mais,  à  deux  pas  de  là,  elle  rencontre 
Vincent  lui-même ,  tout  pâle,  le  fusil  à  l'épaule.  Vincent  a  en  effet 
tiré  sur  Joseph,  et  la  façon  dont  il  raconte  la  chose  à  Wally  est  ef- 
frayante de  simplicité  et  de  vérité. 

«  C'a  été  une  rude  besogne,  dit-il  en  s'essuyant  le  front;  je  n'au- 
rais pas  cru,  ma  foi,  qu'il  viendrait  sitôt  se  mettre  au  bout  de  mon 
fusil.  Le  diable  seul  sait  ce  qui  l'a  fait  rôder  comme  cela  dans  la 
nuit!  Imagine-toi,  j'avais  l'intention  de  me  mettre  en  route  de 
bonne  heure  pour  arriver  à  Sôlden  dès  le  matin,  avant  qu'il  fût 
levé,  et  voilà  que,  du  premier  pas,  il  me  tombe  sous  la  main.  C'est 
égal,  il  faisait  encore  trop  sombre;  la  première  balle  l'a  manqué, 
et  l'autre  l'a  seulement  effleuré.  Il  a  dû  tout  de  même  être  étourdi, 
car  il  a  chancelé  sur  le  sentier  et  s'est  appuyé  au  garde-fou.  J'ai 


366  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

saisi  le  moment,  je  me  suis  jeté  sur  lui  par  derrière,  et  je  l'ai  poussé 
par-dessus  le  parapet.  »  Ainsi  s'était  accompli,  soit  dit  pour  mé- 
moire, l'arrêt  du  bonhomme  Murzoll. 

Au  moment  où  la  fermière  de  la  Sonneplatte,  affolée  par  l'épou- 
vantable forfait  de  Vincent,  entraîne  le  jeune  homme  pour  le  pré- 
cipiter avec  elle  dans  l'Ache,  à  l'endroit  même  où  le  crime  a  été 
commis,  un  appel  expirant  de  détresse  monte  du  fond  de  l'abîme. 
Wally  s'arrête  et  lâche  sa  proie;  elle  a  reconnu  la  voix  de  Joseph. 
Le  chasseur  n'a  pas  roulé  jusque  dans  l'eau  du  torrent;  il  a  été 
retenu,  agrafé  dans  sa  chute  par  quelque  saillie  de  rocher.  La  jeune 
fille  vole  aussitôt  par  tout  le  village,  criant  à  l'aide  et  frappant  aux 
portes.  Bientôt  les  gens  sont  sur  pied;  on  apporte  toutes  les  cordes 
qu'on  peut  trouver,  on  les  lie  fiévreusement  bout  à  bout,  et  l'on 
forme  la  chaîne  au  bord  du  plateau;  mais  qui  osera  plonger  dans 
le  gouffre  pour  y  chercher  la  victime?  Qui?  Ce  sera  Wally,  la  déni- 
cheuse de  vautours.  En  un  clin  d'oeil,  elle  a  escaladé  la  balustrade  ; 
les  villageois,  la  sueur  de  l'angoisse  au  front,  dévident  le  câble  en 
tâtant  chaque  nœud  au  passage.  L'ancien  du  village  commande  la 
manœuvre.  La  pelote  file  appesantie  de  plus  en  plus;  puis  soudain 
elle  se  détend  et  flotte  dans  l'espace.  Une  des  attaches  aurait-elle 
manqué?  Non;  la  corde,  halée,  résiste;  Wally  a  posé  le  pied  quel- 
que part;  mais,  bien  que  le  crépuscule  commence  à  poindre,  une 
pluie  fine  et  glacée,  qui  tombe  dans  le  gouffre,  empêche  d'y  rien 
discerner.  Un  second  engin  de  sauvetage,  apporté  par  le  Kletten- 
maier,  est  jeté  aux  mains  de  la  plongeuse  pour  qae  celle-ci  y  at- 
tache Joseph.  Après  plusieurs  minutes  d'une  anxieuse  attente,  une 
secousse  imprimée  d'en  bas  aux  deux  cordes  annonce  aux  travail- 
leurs qu'ils  peuvent  maintenant  tirer  à  eux.  C'est  le  moment  le  plus 
critique,  car  il  faut  que  le  halage  de  l'un  et  l'autre  câble  s'effectue 
bien  à  l'unisson;  une  seconde  de  relâchement  et  tout  est  perdu.  Les 
villageois  affermissent  leurs  pieds  sur  le  sol  :  les  veines  se  gonflent 
aux  jambes,  aux  bras  et  aux  fronts,  et  bientôt  la  double  épave 
émerge  au  travers  du  brouillard;  Wally  et  Joseph  sont  sauvés. 

Il  va  sans  dire  que  Joseph  n'est  point  mortellement  blessé  ;  Wally 
l'a  fait  transporter  chez  elle,  l'a  confié  aux  soins  d'Afra,  et  s'en  est 
retournée  au  Hoclijoch  pour  y  expier  sa  faute  et  y  dévorer  sa  dou- 
leur dans  la  solitude.  Vincent  a  disparu;  on  apprend  bientôt  qu'il 
s'est  suicidé  en  Italie.  Joseph,  de  son  côté,  finit  par  se  rétablir;  libre 
à  lui  désormais  d'épouser  Afra  et  de  rester  au  domaine  de  la  Sonne- 
platte, dont  Wally  déclare  se  dessaisir  en  sa  faveur;  mais  que  de- 
viendrait la  conception  romanesque  si  Joseph  n'aimait  pas  Wally? 
Il  l'aime  effectivement,  il  l'a  aimée  de  tout  temps;  un  mauvais  sen- 
timent d'orgueil  l'a  seul  empêché  d'en  convenir,  et  s'il  a  montré 
tant  de  sollicitude  pour  la  servante  de  Zwieselstein,  s'il  l'a  vengée 


DEUX    ROMAXS    d'oUTRE-RUIN.  367 

si  durement  des  insultes  de  Wally,  c'est  qu'Afra  est  sa  sœur  natu- 
relle; le  respect  dû  à  la  mémoire  de  leur  mère  les  avait  contraints 
l'un  et  l'autre  à  garder  le  silence  sur  cette  parenté.  Telles  sont  les 
révélations  que  Joseph  lui-même  fait  à  Wally,  dès  que  ses  forces 
lui  ont  permis  de  grimper  au  Murzoll;  il  ajoute  que,  dans  cette  nuit 
fatale  où  il  avait  été  assailli  par  Vincent,  c'était  le  remords  de  son 
odieuse  conduite  à  la  salle  de  danse  qui  l'avait  poussé  à  rôder  vers 
la  Sonneplatte;  il  voulait,  dès  l'aurore,  frapper  à  la  fenêtre  de  la 
jeune  fille,  faire  à  celle-ci  amende  honorable  et  lui  prodiguer  ses 
tardives  tendresses  de  fiancé.  A  ces  aveux,  Wally  ne  répond  que  par 
une  explosion  d'amer  désespoir;  Joseph  la  croit  folle,  il  ne  sait  pas 
que  c'est  elle-même  qui  a  convié  Vincent  au  meurtre;  en  apprenant 
de  sa  bouche  l'affreuse  vérité,  il  recule  d'abord  de  terreur;  mais 
lorsqu'elle  ajoute  qu'en  cette  nuit  sinistre  elle  est  sortie,  elle  aussi, 
sous  le  double  aiguillon  de  l'amour  et  du  remords  pour  empêcher, 
s'il  était  possible,  l'accomplissement  du  forfait,  lorsqu'elle  lui  re- 
trace les  longs  tourmens  qu'elle  a  endurés  à  cause  de  lui,  la  sur- 
prise douloureuse  du  chasseur  se  fond  dans  une  décisive  expansion 
de  tendresse  et  de  reconnaissance  ;  en  la  femme  jalouse  et  offensée 
qui  a  voulu  le  faire  périr,  il  ne  voit  plus  que  l'amante  héroïque  qui 
l'a  sauvé;  il  la  relève  doucement  et  place,  en  signe  de  pardon,  son 
bras  sur  le  sien. 

((  La  nuit  était  tombée;  du  haut  du  ciel  une  figure  souriante  con- 
templait affectueusement  les  fiancés  :  c'était  le  disque  de  la  pleine 
lune  qui  avait  émergé  sur  la  montagne.  Déjà  les  ombres  du  soir 
s'étaient  épandues  dans  les  vallées;  il  était  trop  tard  ce  jour-là  pour 
redescendre  du  Hochjoch.  Ils  rentrèrent  dans  la  hutte,  allumèrent 
du  feu  et  s'assirent  au  coin  du  foyer.  Quelle  douce  causerie  après 
un  silence  de  tant  d'années  !  Sur  le  toit,  le  vautour  rêvait  qu'il  se 
bâtissait  un  nid;  le  vent  résonnait  autour  de  la  cabane  comme  une 
harmonie  de  harpss  nuptiales,  et  à  travers  la  lucarne  pénétrait  le 
scintillement  d'une  étoile.  »  N'ai-je  pas  déjà  dit  que  l'églogue  avait 
parfois  couleur  d'épopée  ? 

II. 

De  la  Geier-Wally  au  Médecin  de  l'âme,  il  y  a,  au  point  de  vue  de 
l'art  et  du  genre,  tout  un  abîme  à  franchir.  Le  pittoresque  récit 
dont  on  vient  de  prendre  une  idée  est  sans  nulle  apparence  de 
thèse;  un  Médecin  de  l'âme  au  contraire  est  ce  qu'on  nomme  un 
roman  didactique  et  démonstratif;  l'action  s'y  complique  d'une 
controverse,  le  drame  y  est  gros  d'une  moralité.  Si,  dans  une 
œuvre  de  cette  nature,  la  conclusion  coule  de  source,  si  la  dispute 
des  idées  est  conduite  avec  une  entière  impartialité,  si  rien  n'y  est 


ôbS  RETUE    DES    DEUX    MONDES. 

sacrifié  au  profit  d'une  cause  exclusive,  le  romancier  a  réussi  dans 
sa  visée  essentielle  :  il  l'a  emporté  sur  le  fond;  mais  si  volontaire- 
ment ou  à  son  insu  l'auteur  a  faussé  les  termes  du  débat,  s'il  a  res- 
treint ou  laissé  dévier  l'enquête  selon  les  besoins  de  sa  plaidoirie, 
alors,  quelque  talent  qu'il  ait  déployé,  si  habile  qu'il  se  soit  mon- 
tré dans  la  mise  en  œuvre,  il  n'a  fait  qu'un  travail  d'artiste  ;  le 
penseur  en  lui  a  manqué  le  but.  Ce  point  dûment  établi,  et  sans 
vouloir  peser  chaque  chose  dans  une  fine  balance,  je  vais  tâcher  de 
mettre  en  leur  jour  les  qualités  et  les  défauts  du  roman  social  et 
philosophique  qu'a  écrit  M'"«  de  Hillern. 

Ernestine  Hartwich  est  la  fille  d'un  hobereau  de  l'Allemagne  du 
Nord  qui  exploite  une  distillerie  à  Unkenheim.  Elle  a  eu  en  naissant 
l'irréparable  tort  de  frauder  l'espoir  d'un  père  qui  avait  compté  sur 
la  venue  d'un  garçon;  aussi  porte-t-elle  lourdement  le  poids  de  sa 
faute  originelle.  Pour  elle  comme  pour  Florence  Dombey,  dans  le 
roman  de  Charles  Dickens,  il  n'y  a  au  monde  que  rebuffades  et 
brutalités.  Dès  ses  premières  lueurs  de  raison,  la  souffreteuse  Er- 
nestine, qui  a  grandi  sans  mère  et  au  hasard,  épèle  vaguement 
l'énigme  de  sa  destmée.  Ces  mots  :  «  Ce  n'est  qu'une  fille!  »  qu'elle 
a  entendu  tant  de  fois  répéter  autour  d'elle  ne  lui  sortent  pas  de 
l'esprit,  et  l'on  sait  quel  labour  silencieux  opère  dans  la  cervelle 
d'un  enfant  l'obsession  d'une  idée  fixe.  Après  avoir  bien  réfléchi  à 
son  sort,  la  pauvrette  se  dit  qu'il  dépend  d'elle  de  le  corriger  :  si 
c'est  pour  leur  force  et  leur  vaillance  que  l'on  estime  tant  les  gar- 
çons, elle  s'efforcera  d'égaler  ceux-ci  en  mâle  énergie.  Le  maître 
d'école  d'Unkenheim  n'assure-t-il  pas  déjà  qu'elle  a  plus  d'esprit 
et  qu'elle  apprend  mieux  qu'aucun  garçon?  Le  reste  viendra  par 
surcroît,  il  ne  s'agit  que  de  le  vouloir.  Et  la  fillette  de  passer  in- 
continent de  la  théorie  à  la  pratique.  Invitée  chez  une  châtelaine 
du  voisinage,  M™^  la  conseillère  Môllner,  elle  y  trouve  sur  la  pe- 
louse une  nombreuse  société  d'enfans  de  l'un  et  l'autre  sexe.  Ernes- 
tine se  mêle  à  leurs  ébats  avec  le  dessein  bien  arrêté  de  surpasser 
chacun  en  vigueur  et  en  adresse.  Elle  y  réussit  en  effet;  mais,  au 
lieu  d'obtenir  le  triomphe  qu'elle  attendait,  elle  ne  récolte  que  jalou- 
sies, colères  et  mauvais  traitemens;  dans  l'ardeur  du  jeu  elle  a 
bosselé  un  front,  fait  un  accroc  à  une  robe  ;  en  revanche,  ses  cama- 
rades l'ont  outrageusement  battue,  et  l'un  d'eux  a  même  failli  la 
noyer  dans  le  bassin;  ce  qui  n'empêche  pas  toutes  les  mères  de  s'é- 
loigner d'elle  avec  épouvante  comme  d'une  créature  sauvage  et 
brutale;  «  c'est  une  petite  virago,   un  vrai  garçon,   »  crient  les 
grandes  personnes  à  la  ronde  :  de  sorte  qu'en  dépit  des  douces  pa- 
roles de  consolation  que  lui  adresse  la  conseillère,  Ernestine,  ou- 
trée de  tant  d'injustice,  se  sauve  sans  souper  avec  ses  vêtemens 
ruisselans  d'eau  à  travers  la  nuit.  Dès  qu'elle  s'aperçoit  de  sa 


DKLX    ROMANS    d'oUTRE-BIIIN.  369 

disparition,  M'""  Môllner  envoie  à  sa  recherche  son  fils  Jean,  beau 
jeune  homme  d'une  vingtaine  d'années,  qui  vient  de  passer  le  ma- 
tin même,  de  la  façon  la  plus  brillante,  ses  examens  de  doctorat. 
Jean  rattrape  l'enfant,  toute  pantelante,  au  milieu  du  bois,  et  se  met 
en  devoir  de  la  ramener  auprès  de  sa  mère  ;  mais  Ernestine  résiste; 
elle  se  dégage  des  mains  de  ce  nouveau  persécuteur  et  grimpe 
comme  un  écureuil  à  un  chêne.  Jean,  qui  n'en  veut  démordre,  es- 
calade le  tronc  à  son  tour.  La  fillette  bat  en  retraite  de  branche  en 
branche,  et  finit  par  se  réfugier,  sans  autre  souci  du  péril,  au  bout 
le  plus  extrême  d'un  rameau.  Celui-ci  casse  sous  le  poids,  et  Môll- 
ner n'a  que  le  temps  d'allonger  le  bras  pour  saisir  l'enfant  avant 
qu'elle  tombe;  cette  scène  nocturne  est  pleine  de  vivacité  et  de 
poésie;  on  devine  que  tout  le  charme  est  dans  les  détails,  dans  les 
impressions  des  personnages,  que  nulle  analyse  ne  saurait  rendre. 

Disons  tout  de  suite  que  ce  prologue  du  roman  en  est  avec  la  fin 
la  partie  la  plus  vivante  et  la  mieux  venue,  et  cela  tient  précisé- 
ment à  ce  qu'on  n'y  voit  pas  surnager  la  thèse.  L'existence  d'Er- 
nestine  au  milieu  des  tristes  bâtimens  de  la  distillerie,  entre  un 
père  ivrogne,  paralytique,  et  un  oncle  froid  et  retors  qui  exerce  sur 
elle  comme  sur  tout  le  monde  une  domination  absolue,  est  dépeinte 
avec  une  très  grande  vérité  de  traits  et  de  couleurs.  Le  personnage 
de  l'oncle  Leuthold  est  particulièrement  réussi.  Ce  Leuthold  avait 
commencé  par  être  professeur  de  chimie  à  Marburg;  mais,  s'étant 
approprié  par  un  odieux  larcin  une  découverte  scientifique  d'un  de 
ses  collègues,  il  avait  dû  quitter  l'université.  Il  s'était  alors  marié 
avec  la  fille  d'un  aubergiste  et  avait  pris  la  direction  de  la  fabrique 
de  son  beau -frère.  Là,  tant  par  persuasion  que  par  menaces,  il 
avait  extorqué  au  vieux  Hartwich  un  testament  bien  en  règle  qui  lui 
assurait  dans  l'avenir  la  possession  de  toute  la  fortune  au  détri- 
ment de  sa  nièce.  Au  physique,  Leuthold  est  distinction  pure  :  front 
serein,  doux  parler,  manières  souples  et  insinuantes,  un  de  ces 
hommes  reptiles  tels  que  chacun  de  nous  en  a  rencontré;  au  demeu- 
rant, nature  très  complexe  et  quelque  peu  contradictoire.  Toutes 
ses  vilenies,  à  y  bien  regarder,  procèdent  d'un  mobile  unique,  l'a- 
mour de  la  science;  son  ambition  est  de  devenir  un  chimiste  hors 
ligne  et  un  physicien  sans  rival  ;  seulement  il  n'a  point  le  temps 
d'attendre;  pour  s'élever  dans  sa  sphère,  il  lui  faut  d'emblée  et 
coûte  que  coûte  ce  hausse-pied  qu'on  appelle  l'argent.  «  Là  où  l'ar- 
gent et  l'intelligence  sont  réunis,  dit-il  à  sa  femme  Berthe,  robuste 
et  triviale  ménagère  qui  n'entend  rien  à  ses  visées  de  savant,  on 
prend  les  hommes  comme  des  mouches  à  la  glu.  »  Et  tandis  que  le 
bonhomme  Hartwich,  frappé  d'une  dernière  attaque  d'apoplexie, 
agonise  misérablement  dans  une  chambre  voisine,  Leuthold  et  sa 

TOMB  XX.  —  1877.  24 


370  RE\rUE    DES    DEDX    MONDES. 

moitié  devisent,  le  cœur  léger,  de  leur  prochain  changement  de  for- 
tune; mais  ils  ont  compté  sans  les  reviremens  de  la  dernière  heure. 
Quelques  jours  auparavant  le  hobereau,  dans  un  accès  de  colèr 
furieuse,  a  indignement  maltraité  sa  fille;  le  vieux  docteur  Heim, 
un  ami  de  M™"  Môllner,  profite  des  remords  tardifs  du  moribond 
pour  lui  faire  signer  un  second  testament  en  faveur  d'Ernestine. 
L'oncle  demeure  toujours  tuteur  de  sa  nièce;  mais  il  n'héritera  des 
biens  que  si  celle-ci  meurt  sans  s'être  manée. 

En  apprenant  la  ruine  de  leurs  espérances,  Leuthold  et  sa  femme 
sont  d'abord  comme  anéantis;  puis  une  altercation  violente  s'élève 
entre  eux;  chacun  accuse  l'autre  d'avoir  manqué  au  dernier  moment 
d'habileté  et  de  vigilance.  Une  fois  en  veine  de  griefs,  l'irascible 
couple  tisonne  à  tour  de  bras  dans  le  passé,  et,  à  force  de  remuer 
leurs  souvenirs  communs,  ils  aperçoivent  nettement  une  chose  que 
le  retrait  de  l'héritage  laissait  bien  à  nu,  à  savoir  leur  inc(>rapatibi 
lité  absolue  d'humeur.  Il  y  a  ià  une  excellente  scène  de  comédie. 
Berthe  la  première,  dont  la  langue  est  la  plus  alerte,  prononce  le 
mot  de  séparation;  son  époux  le  saisit  au  vol;  en  un  clin  d'oeil  l'af- 
faire est  réglée;  sans  bruit,  sans  éclat,  la  grosse  ménagère  rega- 
gnera l'hôtellerie  paternelle,  et  quant  à  la  petite  Gretchen,  fruit  de 
cette  union  si  mal  assortie,  elle  restera  provisoirement  auprès  de 
son  père. 

Alors  commence  ce  que  l'auteur  appelle  «  le  meurtre  d'une 
âme.  »  Armé  de  ses  droits  de  tuteur,  Leuthold  se  sent  maître  encore 
de  la  situation,  et  il  a  bien  vite  imaginé  tout  un  plan  nouveau  qui 
lui  rend  barres  sur  l'avenir.  Il  sera  lui-même  et  lui  seul  l'éducateur 
de  sa  nièce;  il  exercera  sur  ses  sentimens  et  sur  ses  pensées  une 
surveillance  et  une  action  de  tous  les  instans;  il  en  fera  en  quelque 
sorte  1g  blocus  :  chaque  fibre  de  son  être  et  chaque  nerf  de  son  cer- 
veau ne  vibreront  qu'à  sa  volonté.  L'étrange  précocité  intellectuelle 
d'Ernestine,  ses  élancemens  déjà  passionnés  vers  je  ne  sais  quelle 
gloire  virile  et  les  plus  hautes  abstractions  de  la  science  humaine 
sont  pour  Leuthold  un  sûr  garant  de  réussite  :  il  la  façonnera  peu 
à  peu  à  son  gré  et  à  son  image.  «  Je  t'apprendrai,  lui  dit-il,  ce 
qu'aucune  femme  n'a  jamais  su,  et  à  vingt  ans  tu  exciteras  l'envie 
et  l'admiration  des  hommes  eux-mêmes.  »  Quelle  revanche  pour 
elle,  après  tant  d'humiliations  dont  sa  triste  enfance  s'est  vue  abreu- 
vée !  Aussi  Ernestine  s'abandonne-t-elle  avec  une  sorte  d'ardeur 
fiévreuse  à  la  discipline  et  aux  enseignemens  de  ce  maître  austère, 
grâce  auquel  elle  se  sent  grandir,  jour  par  jour,  devant  les  autres 
et  devant  elle-même  !  Leuthold  a  d'ailleurs  pris  soin  que  nulle  in- 
gérence étrangère  ne  vînt  traverser  son  œuvre  et  troubler  la  fac- 
tice sérénité  de  l'atmosphère  où  vit  Ernestine.  M'"'  Môllner,  son  fils 


DEUX    ROMANS    d'OUTRE-RIIIN.  371 

Jean,  le  vieux  docteur  Ileim,  eussent  été  d'incommodes  témoins  de 
ses  agissemens  ;  aussi,  sous  prétexte  que  le  froid  climat  de  l'Alle- 
magne ne  valait  rien  pour  la  maladive  enfant,  s'était-il  hâté  de  se 
soustraire  à  tout  regard  soupçonneux  en  partant  avec  sa  pupille 
pour  l'Italie. 

Douze  ans  se  sont  écoulés.  M"^  Môllner  a  perdu  les  trois  quarts 
de  sa  fortune,  et  son  fils  s'est  fait  professeur  à  l'université  de  N... 
Au  moment  où  s'ouvre  la  seconde  partie  du  récit,  nous  trouvons 
réunis  chez  Jean  Môllner  les  principaux  membres  de  la  faculté  de 
médecine  et  de  philosophie;  parmi  eux  est  le  docteur  Heim,  qui  oc- 
cupe la  chaire  de  pathologie,  et  qu'on  n'appelle  plus  que  «  le  Nestor 
de  la  science.  »  Un  événement  extraordinaire  défraie  l'entretien  du 
docte  cénacle  ;  une  jeune  fille  a  demandé  à  suivre  les  leçons  de  la 
faculté  et  à  y  conquérir  ses  grades;  à  l'appui  de  sa  démarche,  elle 
a  envoyé  un  travail  dont  on  donne  lecture  et  qui  a  pour  titi'e  :  des 
Mouvcmens  réflexes  clans  leurs  rapports  avec  la  liberté  morale. 
Examen  fait  de  l'écrit,  on  tombe  d'accord  que  cet  essai  de  physio- 
logie révèle  de  très  remarquables  aptitudes;  mais  là  n'est  pas  le 
point  sensible  du  débat  :  il  s'agit  de  savoir  quelle  réponse  sera  ren- 
due à  la  postulante,  qui  n'est  autre,  on  le  devine,  qu'Ernestine 
lïartwich.  Là-dessus  un  conflit  d'opinions  éclate.  Après  qu'on  a  bien 
argumenté  pour  et  contre,  il  est  décidé  par  cinq  voix  contre  trois 
que,  toute  appréciation  de  capacité  mise  à  part  et  uniquement  pour 
le  principe,  les  femmes  demeureront  exclues  des  cours  de  la  faculté. 
La  réserve  introduite  dans  la  formule  de  l'arrêt  venait  fort  à  point 
pour  sauver  d'une  fâcheuse  déconvenue  l'infaillibilité  intellectuelle 
de  l'aréopage,  car  un  instant  après  on  apprenait  par  une  lettre  de 
sa  magnificence,  vulgo  du  recteur,  que  le  lauréat  jusqu'alors  in- 
connu du  dernier  concours  ouvert  sur  les  i^l^énomènes  de  la  vision 
était  non  pas,  comme  on  l'avait  supposé,  un  des  docteurs  ensei- 
gnans  de  l'université,  mais  bien  Ernestine  elle-même. 

Les  leçons  de  l'oncle  Leuthold  avaient  donc  porté  fruit  ;  la  pu- 
pille avait  en  soi  l'étoffe  d'une  savante.  Par  surcroît,  la  rachitique 
et  laide  enfant  que  les  soins  du  vieux  Heim  avaient  jadis  sauvée  de 
la  mort  était  devenue  une  belle  jeune  fille,  d'apparence  toujours  un 
peu  maladive,  mais  d'un  charme  sévère  et  tout  idéal.  De  retour  en 
Allemagne,  elle  s'était  installée  avec  son  tuteur  dans  un  vieux  châ- 
teau, près  du  village  de  Hochstetten,  à  deux  lieues  de  N...  L'endroit 
avait  été  de  tout  temps  mal  famé  ;  les  paysans  prétendaient  qu'il 
était  hanté  et  s'en  écartaient  craintivement  comme  d'une  officine  de 
sorcellerie.  Cette  considération  seule  eût  suffi  pour  déterminer  le 
choix  de  Leuthold ,  qui  ignorait  que  les  Môllner  avaient  quitté  Un- 
kenheim.  Plus  que  jamais  il  avait  besoin  de  mystère  et  de  solitude; 


372  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

il  avait  réussi  jusqu'alors  à  tenir  Ernestine  en  dehors  du  monde,  à 
la  rendre  pour  ainsi  dire  étrangère  à  l'humanité.  Rompue  à  une  dis- 
cipline presque  claustrale,  la  jeune  fille,  durant  douze  années,  n'a- 
vait vécu  que  pour  l'étude  et  la  réflexion  ;  le  regard  pénétrant  du 
maître  n'avait  jamais  surpris  en  elle  une  velléité  sérieuse  de  ré- 
volte; mais  un  hasard  ne  pouvait-il  à  tout  instant  remettre  en 
question  le  succès  d'un  plan  si  laborieusement  mené? 

Les  temps  difficiles  étaient  venus  en  effet.  Déjà  c'était  à  l'insu  de 
son  tuteur  et  malgré  ses  formelles  défenses  qu'Ernestine  avait  fait 
sa  démarche  pour  être  admise  aux  cours  de  la  faculté;  à  son  insu 
également  elle  avait  écrit  au  bon  docteur  Heim,  dont  elle  avait 
gardé  un  souvenir  plein  de  gratitude.  La  jeune  fille,  surmenée 
par  un  travail  opiniâtre,  se  sentait  sérieusement  malade  et  avait 
besoin  de  l'assistance  d'un  praticien  émérite  qui  fût  en  même  temps 
un  ami.  Au  lieu  de  Heim,  et  par  son  consentement,  ce  fut  Jean 
Môllner  en  personne  qui,  durant  une  absence  de  Leuthold,  se  pré- 
senta chez  Ernestine.  II  l'avait  aperçue  d'aventure  un  soir  se  prome- 
nant, d'un  air  pensif  et  fatigué,  dans  le  jardin  du  vieux  château,  et 
à  l'idée  que  cette  jeune  femme,  si  pleine  de  nobles  fiertés,  n'était 
autre  que  le  petit  lutin  femelle  qu'il  avait  jadis  poursuivie  comme 
un  chat  sauvage  sur  la  ramure  grinçante  du  chêne  d'Unkenheim, 
tout  un  flot  de  souvenirs  émus  lui  avait  soudain  monté  au  cœur. 

L'entrevue  d'Ernestine  et  du  jeune  homme  dans  la  bibliothèque 
du  château  est  racontée  avec  une  sorte  de  charme  mystérieux  et 
une  précision  poétique  de  détails  qui  échappent  à  toute  analyse. 
Jean,  pour  cette  fois,  ne  se  fait  pas  connaître;  mais,  à  l'abri  du 
nom  vénéré  de  Heim,  il  essaie  de  sonder  dans  ses  replis  la  pensée 
de  la  solitaire  ;  il  lui  avoue  qu'il  vient  en  «  médecin  de  l'âme  »  au- 
tant et  plus  qu'en  médecin  du  corps,  et  comme  l'ombrageuse  Er- 
nestine s'étonne  du  tour  singulier  que  prend  la  consultation,  il  lui 
déclare  sans  ambages  qu'il  est  un  des  membres  de  la  faculté  qui 
lui  ont  par  leurs  votes  fermé  le  champ  universitaire  :  non  pas  qu'il 
la  range  parmi  ces  femmes  affolées  d'orgueil  pur  qui  veulent,  coûte 
que  coûte,  tenir  des  rôles  en  vue  sur  la  scène  du  monde;  il  la  con- 
naît mieux  qu'elle  ne  croit,  il  sait  que  l'amour  de  la  science  est  le 
feu  sacré  qui  l'enflamme  ;  mais,  par  la  voie  aride  et  périlleuse  où 
elle  chemine  solitairement,  peut-être  se  heurtera- 1- elle  à  de 
grandes  douleurs  et  à  d'amères  désillusions  qui  lui  feront  regret- 
ter de  n'avoir  pas  pris  un  autre  chemin.  Devant  un  pareil  langage, 
Ernestine  ne  sait  que  penser  ;  elle  est  tout  ensemble  émue  et  trou- 
blée; sous  la  cuirasse  dont  son  tuteur  l'a  revêtue,  elle  a  senti 
comme  une  onde  tiède  courir  dans  ses  veines.  En  vain  se  redresse- 
t-elle  de  toute  la  hauteur  de  son  orgueil  en  face  de  cet  adversaire 


DEUX    ROMANS    d'oCTBE-RIIIN.  373 

inattendu  qui  l'attaque  avec  des  armes  qu'on  ne  lui  a  pas  appris  à 
manier  :  Jean  parti,  elle  demeure  rêveuse,  et  pour  la  première  fois 
depuis  des  années  les  heures  s'écoulent  sans  qu'elle  songe  à  se 
mettre  au  travail.  Son  tuteur  l'aurait-t-il  trompée?  Y  aurait-il  vrai- 
ment au  monde  d'autres  joies  et  des  joies  plus  vives  que  celles  que 
procurent  les  triomphes  de  l'intelligence?  La  satiété  de  l'esprit  en- 
gendrerait-elle le  vide  du  cœur?  Qui  a  raison,  du  froid  et  sévère 
éducateur,  dont  le  dévoùment,  après  tout,  l'a  faite  ce  qu'elle  est, 
ou  de  cet  inconnu  à  l'œil  clair,  au  parler  chaud  et  vibrant,  qui,  si 
soudainement,  s'est  introduit  dans  sa  vie?  Mais  celui-ci  est-il  vrai- 
ment un  inconnu?  En  quel  temps,  en  quel  lieu  a-t-elle  entendu 
déjà  cette  voix  sympathique  et  considéré  ce  loyal  visage?  Il  lui  a 
semblé  en  l'écoutant,  en  le  regardant,  qu'elle  percevait  tout  à  coup 
comme  un  souffle  de  vent  du  soir  dans  le  branchage  :  qu'était-il 
donc,  et  pourquoi  venait-il  la  distraire  de  son  recueillement  et  de 
sa  solitude? 

Bien  que  le  trouble  de  sa  pupille,  sa  langueur  inaccoutumée  au 
travail,  n'eussent  pas  échappé  à  l'œil  clairvoyant  de  Leuthold,  il 
s'était  vu  obligé  par  des  soucis  plus  pressans  de  se  relâcher  de  sa 
surveillance.  L'avisé  tuteur  avait  continué,  sous  un  faux  nom,  d'ex- 
ploiter la  disiillerie  d'Unkenheim.  Seulement,  obsédé  de  la  crainte 
qu'Ernestine  et  sa  fortune  ne  finissent  par  lui  glisser  des  mains,  il 
avait  voulu  parer  à  toute  éventualité  en  se  lançant  dans  de  gigan- 
tesques spéculations.  Le  résultat  avait  déçu  ses  calculs  ;  au  moment 
même  où  l'ennemi,  en  la  personne  de  Jean  Môllner,  faisait  irrup- 
tion dans  son  intérieur,  Leuthold  était  informé  par  une  lettre  de  son 
contre-maître,  qui  était  en  même  temps  son  affidé,  que  les  choses 
allaient  de  mal  en  pis  et  que  la  banqueroute  était  imminente;  tout 
le  capital  d'Ernestine  se  trouvait  englouti  dans  la  catastrophe. 
L'oncle  dut  prendre  en  hâte  la  route  d'Unkenheim.  Il  va  de  soi 
qu'en  son  absence  la  pupille  achève  de  rompre  son  ban;  elle  pousse 
une  première  et  timide  reconnaissance  au  milieu  de  ce  monde 
réel,  qui  n'a  eu  jusqu'ici  pour  elle  que  la  valeur  d'une  abstraction. 
Son  début  n'y  est  pas  heureux.  Elle  se  heurte  tout  d'abord  à  des 
partis-pris,  à  des  préjugés  que  son  orgueil  dédaigne  de  combattre 
et  qui  ne  font  que  réveiller  en  elle  les  amers  souvenirs  de  son  en- 
fance. Pour  la  vieille  dame  Môllner,  chez  laquelle  Jean  l'a  intro- 
duite, la  jeune  Hartwich  n'est  qu'une  déclassée,  une  créature  so- 
cialement déchue,  dont  la  place  ne  peut  être  ailleurs  que  sur  des 
tréteaux.  A  la  pensée  de  voir  une  telle  femme,  une  «  matérialiste,  » 
devenir  jamais  l'épouse  de  son  fils,  l'âme  bourgeoise  de  la  conseil- 
lère s'effarouche  et  se  cabre.  Par  contre,  à  l'idée  de  se  mettre  en 
vasselage  pour  la  vie  dans  cette  société  de  philistins  qui  ne  sait  pas 


374  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

même  ce  que  signifie,  en  son  acception  la  plus  haute  et  la  plus 
honnête,  le  mot  d'émancipation,  le  cœur  d'Ernestine  retourne  à  sa 
sauvagerie  native.  «  Ce  n'est  qu'une  fille,  »  répétait  autrefois  son 
père;  «  ce  n'est  qu'une  femme,  »  répète  aujourd'hui  le  monde.  Eh 
bien!  puisqu'il  le  faut,  elle  demeurera  rivée  à  Leuthold;  elle  ou- 
bliera Jean  et  son  rêve  d'amour  à  peine  ébauché.  «  Madame,  dit- 
elle  en  partant  à  la  conseillère,  je  n'ai  jamais  songé  à  devenir  la 
femme  de  votre  fils,  encore  moins,  si  cher  qu'il  me  soit,  à  lui  faire 
le  sacrifice  de  mes  idées  et  de  mes  études.  Je  n'ai  rien  souhaité  de 
plus  que  le  bonheur  de  pouvoir  donner  à  un  homme  au  monde  le 
nom  d'ami;  ce  bonheur  même,  je  saurai  y  renoncer,  rapportez-vous- 
en  à  moi.  Adieu.  »  Et,  comme  jadis,  toute  petite,  elle  s'était  sauvée 
en  pleurant  de  la  fastueuse  résidence  d'Unkenheim,  elle  s'enfuit, 
le  cœur  brisé,  de  la  modeste  maison  de  N... 

Ici  la  thèse,  sinon  le  drame,  louche  à  son  point  culminant;  la 
question  doctrinale  est  posée  avec  tous  ses  termes.  Si  rien  n'a  mar- 
ché à  faux,  on  doit  savoir  dès  maintenant  où  trouver  le  point  de 
la  démonstration.  Le  trouve-t-on  en  réalité?  Aperçoit-on  d'une  vue 
nette  où  tend  le  conflit  d'idées  quiforaie  la  substance  philosophique 
du  roman?  Mais  d'abord,  que  sont  devenus  les  élémens  du  procès 
que  l'auteur  avait  à  instruire?  M'"*  de  Hillern  a  eu  certainement 
pour  but  de  nous  démontrer  qu'une  femme  joue  gros  jeu  à  sortir 
de  sa  sphère  d'action  traditionnelle  pour  aller  sur  les  brisées  du  sexe 
fort,  que  l'étude  de  la  science  pure  est  toujours  malsaine  à  son 
cœur,  et  que  trop  souvent,  aux  yeux  du  monde,  elle  encourt  une 
sorte  de  déchéance  morale  rien  que  par  cet  effort  d'émancipation  à 
l'aide  du  travail  intellectuel;  mais  il  fallait,  je  le  répète,  que  la 
conclusion  ressortit,  non  pas  de  circonstances  extraordinaires,  de 
combinaisons  accessoires,  par  lesquelles  se  trouvent  altérées  d'a- 
vance toutes  les  données  du  problème,  mais  du  fond  naturel  des 
choses,  du  développement  normal  des  faits  et  des  caractères.  Le  cas 
d'Ernestine  ne  prouve  rien  dans  l'espèce  :  je  vois  bien  que  j'ai  af- 
faire à  une  âme  malade;  seulement  la  science,  mise  en  cause,  n'en 
peut  mais.  Tout  le  mal  gît  ici  dans  certaines  conditions  d'existence 
qui  ne  sont  ni  indispensables  ni  exigibles  pour  les  femmes  qui  veu- 
lent étudier  la  physiologie  et  l'anatomie.  La  pupille  de  Leuthold 
est  une  nature  déformée  par  un  système  d'éducation  exceptionnel; 
elle  s'est  développée  ou  plutôt  étirée  d'un  côté  unique;  le  cerveau 
chez  elle  s'est  boursouflé  aux  dépens  du  cœur;  que  dis-je,  cette 
«  émancipée  »  possède  à  peine  son  libre  arbitre  :  en  tout,  elle  sort 
de  la  règle,  elle  frise  le  phénomène;  donc,  elle  ne  peut  faire 
preuve. 

Voici  maintenant  une  autre  critique  qui  n'est  pas  moins  grave. 


DEUX    ROMANS    D'oUTRE-RHIN.  375 

Au  lieu  de  s'en  tenir  à  la  méthode  expérimentale,  au  lieu  de  cher- 
cher la  veine  d'intérêt  dans  l'observation  pure  et  simple,  M"^»  de 
Hillern  a  cru  aviver  et  peut-être  aussi  relever  l'action,  en  faisant 
intervenir  sans  nécessité  la  foi  en  face  de  la  science.  Certes,  la 
lutte  de  ces  deux  principes  peut  fournir,  à  l'occasion,  de  puissans 
ressorts  dramatiques;  mais  ici  ce  n'est  nullement  le  cas.  Tout  au 
plus  l'auteur  arrive-t-il  à  épandre  sur  son  récit  je  ne  sais  quelle 
vague  religiosité,  une  nébuleuse  traînée  de  déisme  qui  se  résout  en 
une  petite  pluie  de  dissertations  non  moins  innocentes  qu'oiseuses. 
Il  a  plu  à  M'"^  de  Hillern  de  faire  de  Leuthold  un  libre  penseur, 
mieux  encore,  un  athée;  c'est  fort  bien,  et  l'athéisme  de  ce  Leu- 
thold tient,  en  mainte  occasion,  un  langage  tout  à  fait  logique  et 
irréfutable;  ce  qui  n'est  ni  logique  ni  irréfutable,  c'est  que  l'auteur, 
pour  les  besoins  d'une  thèse  préconçue,  impute  à  cet  état  intellec- 
tuel de  son  personnage  toutes  les  vilenies  qu'il  commet.  Si  Leu- 
thold est  criminel  et  haïssable,  n'est-ce  pas  uniquement  parce  qu'il 
est  cupide,  sans  entrailles,  et  qu'il  a  recours  à  de  condamnables 
pratiques  pour  esquiver  les  difficultés  de  sa  situation?  Supposons 
pour  un  instant  que  ce  même  Leuthold,  dix  fois  athée,  si  l'on  veut, 
ne  fût  qu'un  savant  méconnu,  ou  un  homme  qui,  de  guerre  lasse, 
eût  tourné  le  dos  à  l'ambition  et  à  la  gloire,  pour  se  confiner  dans 
la  solitude  avec  sa  pupille  et  se  dévouer  tout  entier  à  l'éducation 
de  celle-ci  :  en  quoi,  pour  Ernestine,  les  résultats  eussent-ils  dif- 
féré? Ses  facultés  en  eussent-elles  reçu  un  développement  plus 
normal  et  plus  harmonique?  Un  pli  de  son  existence  en  eùt-il  été 
dérangé?  Non  certes;  dans  ce  cas  pourtant,  l'oncle  Leuthold,  au  lieu 
d'oiTrir  un  type  odieux,  eût  été  une  figure  touchante,  et,  en  dépit 
des  aberrations  de  son  système,  il  n'en  eût  pas  moins  incarnera 
notion  du  devoir  et  du  sacrifice.  Je  reviens  maintenant  au  récit. 
Le  tuteur,  on  l'a  vu,  avait  ressaisi  sa  pupille;  mais  il  sentait  que 
désormais  il  ne  la  tenait  plus  qu'à  demi;  cet  impérieux  ascendant 
qu'il  avait  jusqu'alors  exercé  sur  elle  s'était  brisé.  «  Mon  oncle,  lui 
avait-elle  dit  aux  premiers  mots  de  reproche  qu'il  avait  essayé  de 
lui  faire  au  sujet  de  son  évasion,  je  vous  prie  de  ne  me  plus  tenir 
pour  un  enfant  qu'on  morigène  à  sa  fantaisie.  S'il  me  plaisait  de 
retourner  dans  ce  monde  que  je  viens  d'apprendre  à  connaître,  ce 
n'est  pas  vous  qui  m'en  empêcheriez.  Ce  droit,  vous  ne  l'avez  pas 
de  par  la  loi;  mais  je  n'y  retournerai  point,  non,  jamais.  Le  monde 
n'est  pas  fait  pour  moi,  pas  plus  que  je  ne  suis  faite  pour  lui.  Peut- 
être  la  faute  en  est-elle  à  vous,  qui  m'avez  élevée  en  recluse  et 
séquestrée  de  tous  mes  semblables;  peut-être  eût-il  mieux  valu  que 
j'eusse  suivi,  simple  d'esprit,  le  vulgaire  sentier  de  la  vie.  Puis- 
qu'il n'en  a  pas  été  ainsi,  c'est  vous  qui  aurez  à  répondre  de  voti'e 


376  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

œuvre.  Dans  la  voie  où  je  suis  engagée,  je  ne  veux  ni  ne  puis  re- 
garder en  arrière.  Je  reste  avec  vous  de  mon  plein  gré;  je  continue- 
rai ma  tâche  solitaire  et  studieuse  jusqu'au  jour  où,  confondant  les 
dédains  et  les  préjugés,  je  trouverai  dans  la  gloire  un  dédommage- 
ment à  toutes  les  autres  satisfactions  dont  je  me  serai  privée;  mais, 
si  ce  jour  n'arrive  pas,  alors,  mon  oncle,  sachez-le  bien,  je  vous 
maudirai.  » 

Dès  ce  moment,  le  tuteur,  pris  d'effroi,  n'eut  plus  qu'une  pensée, 
s'enfuir  de  nouveau  avec  sa  pupille,  et  cette  fois  jusqu'en  Amé- 
rique. Malgré  ses  protestations  d'orgueil  blessé,  Ernestine  aimait,  à 
n'en  pas  douter,  Jean  Môllner;  si  cet  amour  avait  le  temps  de 
prendre  racine,  si  l'idée  du  mariage  venait  à  s'emparer  de  l'âme 
tenace  de  la  jeune  fille,  Leuthold  était  perdu,  car  comment  eût-il 
rendu  ses  comptes  de  tutelle?  Par  l'entremise  d'un  agent  transat- 
lantique, il  eut  vite  trouvé  pour  lui-même  un  emploi  quelconque 
dans  une  grande  usine  chimique  de  New-York;  il  mit  en  même 
temps  sous  les  yeux  de  sa  nièce  un  projet  de  traité  qui  lui  assurait 
de  gros  honoraires  pour  une  série  de  «  lectures  »  à  faire  dans  une 
société  scientifique  d'outre-mer.  Le  titre  de  lauréat  d'une  université 
allemande  suffisait  à  ouvrir  là-bas  toutes  les  portes  à  la  jeune  fille; 
Leuthold  en  montrait  pour  preuve  quelques  journaux  américains, 
où  déjà  l'éloge  de  la  femme  géniale  s'étalait  en  plusieurs  colonnes 
dans  le  style  de  la  réclame  la  plus  ampoulée.  Bien  que  flattée  se- 
crètement dans  ses  légitimes  ambitions,  Ernestine,  avant  de  se 
rendre,  en  écrivit  sous  main  à  Môllner.  N'ayant  reçu  aucune  ré- 
ponse, elle  signa  enfin  le  traité. 

De  plus  en  plus  la  thèse  s'efface  au  profit  du  drame  pur  et  sim- 
ple. Comme  Ernestine  et  son  tuteur  s'apprêtent  à  quitter  Hochstet- 
ten,  Jean  Môllner  apparaît  sou  lain;  c'est  le  deus  ex  machina  qui 
apporte  les  pièces  du  dénoûment.  La  jeune  fille  apprend  que  toute 
sa  fortune  est  gaspillée,  que  son  oncle  est  un  faussaire,  qu'on  a  vu 
celui-ci  dérober  de  nuit  dans  la  boite  postale  du  village  les  lettres 
écrites  par  sa  pupille,  enfin  que  les  preuves  de  ces  fraudes  mul- 
tiples sont  au  pouvoir  de  MôUner  lui-même.  Leuthold,  se  voyant 
perdu,  se  sauve  à  Hambourg  dans  le  dessein  de  s'y  embarquer  au 
plus  vite;  mais  son  signalement  l'a  devancé.  Par  un  hasard  malheu- 
reux, la  maîtresse  de  l'hôtel  où  il  descend  n'est  autre  que  Berthe, 
sa  ci-devant  femme.  Celle-ci  le  dénonce,  et  au  moment  où  on  l'ar- 
rête, il  s'empoisonne  avec  de  la  strychnine.  Quant  à  Ernestine, 
qu'une  horrible  fièvre  a  saisie  à  la  suite  des  révélations  qu'elle  a 
entendues,  elle  est  recueillie  dans  la  maison  de  la  conseillère,  où 
le  docteur  Heim  lui  sauve  de  nouveau  la  vie,  en  attendant  que  Jean 
Môllner  achève  de  lui  guérir  l'âme. 


DEDX    ROMANS    d'ODTRE-IîHIIV.  377 

Cette  analyse  n'a  suivi  qu'un  fil  de  la  trame  dont  est  composé  ce 
long  roman  didactique.  Pour  avoir  une  exacte  idée  du  talent  que 
M""^  de  Ilillern  y  a  développé,  il  faut  écarter  la  partie  polémique  de 
l'œuvre  pour  s'en  tenir  à  l'exécution  et  aux  détails  de  la  ,mise  en 
scène.  A  ce  point  de  vue  particulier,  le  Médecin  de  l'âme  fait  bonne 
figure  devant  la  critique.  Dès  que  l'auteur  se  dégage  des  préoccu- 
pations doctrinales,  sa  plume  excelle  à  trouver  le  point  vital  de  la 
situation,  la  note  juste  du  sentiment,  le  côté  fm  et  délicat  de  l'ana- 
lyse. Encore  une  fois,  j'ai  dû  laisser  en  dehors  de  mon  résumé  trop 
succinct  une  foule  de  personnages  et  d'incidens  épisodiques^qui  jet- 
tent cependant  une  vie  singulière  dans  le  récit  ;  il  y  a,  entre  autres 
acteurs  secondaires  du  drame,  un  pauvre  maître  d'école  de  village 
qui  est  tout  à  coup  atteint  de  cécité,  et  dont  M'"*  de  Hillern  a  su 
faire  un  type  achevé  de  douleur  contenue  et  souriante  ;  il  y  a  aussi 
des  aperçus  d'intérieurs  bourgeois,  —  tel  est  par  exemple  le  mé- 
nage du  professeur  Herbert,  —  qui  rappellent  la  façon  nuancée  et 
minutieuse  de  Charles  Dickens  dans  ses  tableaux  de  genre  les  mieux 
réussis.  Et  les  paysans  de  Hochstetten,  avec  leurs  passions  et  leurs 
préjugés,  comme  ils  respirent  et  comme  ils  se  meuvent  !  Ah  !  ce  ne 
sont  pas  là  des  spectres  de  la  caverne  philosophique,  ni  de  frêles 
figures  prises  au  décalque.  Et  notez  qu'il  en  est  ainsi  toutes  les  fois 
que  le  romancier,  plantant  là  le  dialecticien,  se  met  à  cheminer  seul, 
à  sa  fantaisie.  Leuthold  lui-même  n'est  nulle  part  plus  vivant  que 
lorsqu'il  laisse  ses  calculs  et  ses  théories  pour  redevenir  un  homme 
comme  un  autre.  Ses  impressions  physiques  et  morales  durant  son 
voyage  en  chemin  de  fer  de  Hochstetten  à  Hanovre,  son  entrevue 
avec  sa  fille  Gietchen,  qu'il  n'a  pas  embrassée  depuis  des  années, 
ses  réveils  de  tendresse  paternelle,  ses  remords,  puis  son  arrivée  à 
Hambourg,  son  arrestation,  la  série  de  scènes  à  la  fois  comiques  et 
émouvantes  qui  marquent  l'entrée  de  la  pauvre  Gretchen  dans  ce 
monde  réel,  dont  les  murs  épais  d'un  pensionnat  lui  ont  jusqu'alors 
dérobé  la  vue,  tout  cela  est  rendu  avec  beaucoup  d'imagination  et 
tout  ensemble  de  naturel.  Aussi  ne  chercherai-je  pas  loin  ma  con- 
clusion. On  a  dit,  je  crois,  de  M'"*  Fanny  Levvald,  qui  s'est  posée,  elle 
aussi,  comme  un  écrivain  à  tendances,  qu'elle  disserte  mieux  qu'elle 
ne  peint;  pour  caractériser  M"''  de  Hillern,  il  suffît  de  retourner  le 
mot  et  de  dire  qu'elle  peint  beaucoup  mieux  qu'elle  ne  disserte  : 
n'est-ce  pas  là  en  définitive  une  critique  élogieuse  pour  le  romancier, 
ce  u  demi-frère  du  poète,  »  comme  l'appelle  quelque  part  Schiller? 

Jules  Gourdault. 


LE  FASTE  FUNÉRAIRE 


SON  DÉVELOPPEMENT  HISTORIQUE 


I. 

LES   TEMPS  ANTIQUES. 


Il  n'est  pas  de  jour  qui  ne  ramène  notre  attention  sur  les  monu- 
mens  funéraires  par  les  découvertes  archéologiques  faites  sur  tous 
les  points  à  la  fois.  Ces  découvertes  ont  le  mérite  à  nos  yeux  de  ne 
pas  intéresser  la  seule  érudition  :  elles  touchent  à  l'histoire,  à  celle 
des  idées  comme  à  celle  des  faits.  Elles  sont  souvent  la  seule  lu- 
mière qui  nous  reste  sur  des  époques  disparues  sans  laisser  d'autres 
traces  que  les  débris  qu'on  trouve  enfouis  dans  les  tombeaux, 
et  plus  d'une  fois,  pour  les  sociétés  même  les  mieux  connues,  elles 
éclairent  d'une  manière  imprévue  des  points  restés  obscurs  qui  tou- 
chent à  l'art,  aux  mœurs,  ou  aux  institutions.  La  religion  surtout, 
ce  fond  de  toutes  les  civilisations,  n'a  guère  eu  de  meilleures  ar- 
chives. 

Cet  intérêt  s'est  porté  aussi  sur  les  monumens  funéraires  de  la 
France,  et  il  a  contribué  à  lui  donner  une  plus  vive  intelligence  de 
son  passé  en  mettant  en  jeu  le  sentiment  national,  longtemps  con- 
fonda  avec  le  culte  monarchique.  C'est  ce  culte  qui  semble  avoir 
été  l'âme  des  travaux  de  nos  savans  bénédictins  et  des  laïques  éru- 
dits  qui  jusqu'en  1789  ont  coopéré  aux  mêmes  recherches  patientes 
sur  les  sépultures  et  particulièrement  sur  celles  de  nos  rois.  La 
masse  partageait  alors  cette  pieuse  curiosité  pour  toutes  les  reliques 
royales.  Plus  tard  une  haine  aveugle  et  violente  devait  succéder, 


LE    FASTE    FUNERAIRE.  379 

impatiente  d'en  finir  avec  ce  qui  avait  été  l'objet  d'une  vénération 
religieuse.  Qui  n'aurait  cru  alors  que  c'en  était  fait  à  jamais  de 
l'étude  de  ces  monumens  empreints  d'un  triple  caractère  religieux, 
monarchique  et  aristocratique,  profondément  odieux  à  la  démocra- 
tie révolutionnaire?  Eh  bien,  il  n'en  a  rien  été.  Il  s'est  trouvé  une 
élite  de  chercheurs  érudits,  d'artistes  intelligens,  d'historiens  cu- 
rieux de  tout  ce  qui  a  vécu  et  de  tout  ce  qui  porte  une  significa- 
tion, pour  réveiller  le  feu  sacré  de  l'archéologie  nationale  sous  les 
coups  mêmes  de  la  fureur  iconoclaste  qui  s'archarnait  à  détruire  les 
antiques  sépultures  et  qui  en  jetait  les  débris  au  vent.  On  n'a  pas 
attendu  la  réaction  royaliste  pour  y  reprendre  goût,  pour  ressentir 
même  de  l'enthousiasme  pour  ce  qui  avait  été,  dans  les  derniers 
siècles,  au  point  de  vue  de  l'art,  l'objet  d'une  critique  trop  déni- 
grante. C'est  au  lendemain  du  pillage  de  l'abbaye  de  Saint-Denis 
et  de  nos  autres  églises  que  s'est  réveillée  la  curiosité  sympathique 
qui  devait  s'attacher  désormais  à  nos  sépultures  nationales.  Telle 
fut  l'inspiration  à  laquelle  on  doit  le  célèbre  musée  des  monumens 
historiques  formé  par  Alexandre  Lenoir  en  pleine  révolution,  où  l'on 
peut  voir  à  la  fois  un  des  symptômes  et  le  prélude,  le  vrai  point  de 
départ  de  tout  un  mouvement  nouveau. 

Nous  voudrions  essayer  de  caractériser  les  phases  diverses  par 
lesquelles  le  faste  funéraire  à  passé  pendant  sa  longue  existence 
historique,  les  aspects  principaux  qu'il  a  revêtus,  le  sens  qu'y  ont 
attaché  les  idées  religieuses,  la  marque  enfin  qu'il  a  reçue  des  ins- 
titutions politiques  et  sociales.  Disons-le  d'abord  :  ce  faste  lui- 
même  est  un  fait  dont  les  origines  morales  sont  telles  qu'on  peut 
s'attendre  à  le  rencontrer  chez  tous  les  peuples.  Certains  prédica- 
teurs en  ont  porté  la  condamnation  en  termes  trop  absolus.  Des  ni- 
veleurs,  partant  de  l'idée  que  la  mort  égalise  tout,  en  ont  n]ême 
contesté  la  légitimité.  Si  ces  critiques  ne  prétendaient  atteindre  que 
des  excès  trop  réels  nés  de  l'orgueil,  il  faudrait  passer  condamna- 
tion; mais  l'ornement  des  tombeaux  comme  la  pompe  des  obsèques 
ont  évidemment  aussi  des  origines  supérieures  à  la  vanité.  Un  pen- 
chant impérieux  nous  porte  à  solenniser  par  des  cérémonies  et  des 
emblèmes  les  événemens  importans  de  la  destinée  humaine.  Le  plus 
solennel  et  le  plus  mystérieux  de  tous,  la  mort,  appelle  plus  qu'au- 
cun autre  ces  célébrations  et  ces  symboles  qui,  à  quelque  degré 
que  ce  soit,  sont  déjà  un  commencement  de  luxe  funéraire.  Ceux 
qui  sont  allés  jusqu'à  vouloir  en  effacer  toute  trace  n'ont  pas  vu  à 
quels  sentimens  ils  se  heurtaient.  Si  le  culte  des  morts  est  une  sa- 
tisfaction donnée  à  de  pieux  souvenirs,  il  ne  se  rattache  pas  moins 
à  une  croyance  qu'on  peut  juger  étrange  sans  qu'elle  ait  eu  moins 
d'empire.  C'est  un  fait,  que  l'humanité  a  cru  et  éprouve  encore 
un  singulier  penchant  à  croire  à  une  sorte  de  sensibilité  chez  les 


380  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

morts,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  la  vie  dans  un  autre  monde. 
On  a  supposé  aux  morts,  même  sous  la  tombe,  des  besoins  matériels 
et  moraux.  On  a  pensé  leur  être  agréable  en  plaçant  à  côté  d'eux 
des  objets  d'utilité  ou  de  luxe,  en  ornant  avec  soin  ou  même  avec 
magnificence  leurs  sépultures.  Les  autres  raisons  qui  ont  dû  con- 
tribuer au  développement  du  luxe  funéraire  ne  sont  ni  moins  mani- 
festes, ni  moins  persistantes,  quoi  qu'en  aient  pu  dire  ces  singu- 
liers égalitaires  auxquels  j'ai  fait  allusion,  qui,  tantôt  au  nom  de  la 
religion  mal  entendue,  tantôt  au  nom  de  la  démocratie  mal  com- 
prise, se  sont  opposés  à  ce  que  l'illustration,  le  rang,  la  richesse, 
fussent  comptés  pour  quelque  chose  là  encore.  Ces  idées  ont  pu  un 
instant  se  faire  jour  avec  la  commune  d'Hébert  et  de  Chaumette; 
on  les  rencontre  dans  quelques  écrits  qui  parurent  à  l'époque  du 
directoire,  quand  la  question  des  honneurs  mortuaires  fut  mise  à 
l'ordre  du  jour  avec  celle  de  la  réorganisation  des  cimetières;  elles 
étaient,  s'il  se  peut,  encore  plus  chimériques  que  tant  d'autres  ana- 
logues qui  s'inspiraient  du  nivellement  absolu. 

Tous  ces  mobiles  devront  se  retrouver  dans  le  fait  que  nous  nous 
proposons  de  suivre  historiquement.  Peut-être  y  rencontrera-t-on 
l'explication  de  questions,  peu  éclaircies  jusqu'à  notre  temps,  qui 
se  rapportent  à  l'intelligence  de  ces  monumens.  Ainsi  entouré  des 
circonstances  religieuses,  morales  ou  sociales  qui  en  rendent 
compte,  le  faste  funéraire  devient  un  des  plus  saisissans  et  sou- 
vent un  des  plus  clairs  symboles  des  différentes  civilisations. 

I. 

Il  y  a  un  luxe  funéraire  primitif  dont  on  trouve  la  preuve  écrite 
dans  les  dessins,  emblèmes,  sculptures,  qui  ornent  le  sarcophage 
ou  la  pierre  des  tombeaux.  11  se  témoigne  surtout  par  les  objets 
travaillés  avec  plus  ou  moins  d'art  qui  sont  déposés  dans  les  sépul- 
tures. Outre  les  révélations  qu'ont  apportées  à  cet  égard  les  épo- 
ques dites  préhistoriques,  l'étude  de  la  vie  sauvage  et  celle  des 
peuples  qui  habitaient  l'Amérique  au  moment  de  sa  découverte 
sont  devenues  une  mine  précieuse  d'observations.  C'est  surtout 
dans  les  obsèques  que  se  manifeste  cette  sorte  de  faste  chez  les 
tribus  indiennes.  Walter  Scott  parle  dans  Waverley  des  clans  écos- 
sais où  les  familles  les  plus  pauvres  épuisaient  leurs  dernières  res- 
sources en  repas  funèbres  et  pour  faire  à  leurs  morts  des  funérailles 
convenables.  M.  de  Chateaubriand  fait  la  même  remarque,  qu'on 
trouve  aussi  chez  d'autres  écrivains,  dans  son  Voyage  en  AjuMque, 
pour  les  tribus  américaines;  il  y  joint  une  description  de  ces  ob- 
sèques qui  montre  qu'elles  étaient  aussi  somptueuses  que  pos- 
sible, Les  usages  mexicains  rappellent  les  traits  généraux  du  faste 


LE    FASTE    FUNÉRAIRE.  381 

funéraire  chez  les  peuples  européens.  Telle  est  la  coutume  de  re- 
vêtir les  défunts  d'un  rang  élevé  de  vêtemens  magnifiques,  de  leur 
placer  dans  la  bouche  une  émeraude,  un  objet  d'or.  Peu  importe 
que  cette  parure  présente  des  singularités  toutes  locales.  Ainsi, 
dans  telle  région,  lorsque  le  chef  ou  prince  mourait,  on  lui  mettait 
des  bac'ues  aux  doigts,  des  bracelets  aux  bras,  un  collier  de  tur- 
quoises au  cou,  des  pendans  aux  oreilles,  et,  ce  qui  paraît  bizarre, 
des  sonnettes  aux  genoux  :  on  plaçait  auprès  de  lui  son  carquois 
rempli  de  flèches  et  une  poupée  couverte  de  pierres  précieuses. 
Ailleurs  la  poupée  ne  suffit  pas.  Sept  jeunes  filles,  richement  habil- 
lées, suivent  le  convoi  en  chantant,  et  sont  assommées  près  de  la 
tombe,  où  on  les  jette  pour  tenir  compagnie  au  trépassé.  Quelque- 
fois les  ornemens  funéraires,  au  lieu  de  peindre  la  douleur,  attes- 
tent la  joie.  Le  mort  est  revêtu  d'habits  de  fête.  On  lui  tient  des 
discours  pour  le  féliciter  d'avoir  échappé  aux  misères  de  la  vie.  On 
l'accompagne  de  chants  joyeux,  de  jeux,  de  danses,  qui  expriment 
la  gaîté.  Ailleurs  les  défunts  portent  la  livrée  brillante  non-seule- 
ment de  leurs  professions,  mais  de  leurs  vices.  Les  ivrognes  sont 
habillés  comme  le  dieu  du  vin,  les  libertins  comme  le  dieu  de  la 
volupté.  Dans  une  autre  tribu,  les  médecins  étaient  l'objet  de  funé- 
railles somptueuses,  mais  n'étaient  pas  déposés  dans  un  tombeau. 
Leurs  cendres  étaient  conservées  pour  servir  de  remèdes,  comme 
si  la  sépulture  la  plus  honorable  pour  eux  était  le  corps  même  des 
malades  qu'ils  guérissaient  par  une  vertu  surnaturelle.  Les  tom- 
beaux mexicains  étaient  souvent  magnifiques  et  couverts  d'em- 
blèmes. Dans  toutes  ces  coutumes  apparaît  l'idée  de  la  survivance. 
Un  écrivain  du  xvi^  siècle  écrit,  non  sans  quelque  naïveté,  à  ce 
sujet  :  u  Les  Mexicans,  quelque  bestise  qu'on  leur  attribue,  ne  sont 
point  si  lourdaux  qu'ils  ne  pensent  bien  leurs  âmes  être  immor- 
telles et  ne  s'anéantir  point  avec  le  corps.  Au  contraire,  ils  croyent 
qu'elles  sont  tormentées  ou  bienheureuses  en  l'autre  monde,  selon 
que  bien  ou  mal  elles  se  sont  portées  en  cestuy-cy  :  et  c'est  le  but 
où  tend  toute  leur  religion,  et  ce  que  plus  ils  taschent  de  donner 
à  entendre  par  toutes  leurs  cérémonies,  et  spécialement  par  celles 
qu'ils  observent  aux  obsèques  des  trespassés,  lesquelles  ils  font 
fort  grandes  et  honorables,  afin,  se  disent-ils,  que  si  les  morts  par 
leurs  mérites  ne  sont  point  allés  au  département  des  bienheureux, 
ils  y  soient  au  moins  receus  pour  les  services  funèbres  qu'on  leur 
fait.  »  Il  ne  tiendrait  qu'à  nous  de  croire,  après  avoir  lu  ces  lignes, 
que  les  anciens  Mexicains  étaient  d'excellens  catholiques,  convain- 
cus de  la  réversibilité  des  prières  et  des  mérites;  mais  le  fond  sub- 
siste, et  les  cérémonies,  les  ornemens,  les  accessoires  multiples  du 
luxe  funéraire,  attestaient  chez  ces  peuples  l'idée  d'une  existenc 
individuelle  persistante. 


382  RETUE   DES    DEUX   MONDES, 

Chez  les  barbares  du  nord,  on  rencontre  les  mêmes  pratiques  et 
les  mêmes  élémens  de  luxe  funéraire.  Malgré  la  simplicité  de  leurs 
funérailles  et  de  leurs  tombeaux,  les  Germains  enten-ent  avec  les 
morts  leurs  chevaux  et  leurs  armes.  Les  autres  barbares  furent  loin 
en  général  d'avoir  la  même  simplicité,  et  on  trouve  la  preuve  de  leur 
habitude  d'enfouir  des  valeurs  dans  les  tombeaux.  Montfaucon  fait 
mention  d'un  tombeau  découvert  près  de  Gocherel,  en  Normandie, 
où  furent  trouvés  plusieurs  corps  avec  des  haches  de  pierre  et  des  os 
taillés  en  pointe.  Dès  1791,  àNoyelle,  près  Abbeville,  on  tirait  d'un 
tombeau  à  colline  des  urnes  remplies  de  cendres  et  d'ossemens  brû- 
lés, près  desquelles  étaient  des  armes  avec  des  cailloux  aiguisés.  Au 
temps  de  César,  les  Gaulois  avaient  rendu  leurs  funérailles  «magni- 
fiques et  somptueuses,  »  selon  ses  expressions  mêmes.  Ils  mettaient 
sur  le  bûcher  les  cliens,  les  esclaves  du  mort,  enfin  tout  ce  qui  lui 
avait  été  cher,  et  jusqu'aux  animaux  qu'il  avait  aimés.  On  peut 
même  voir,  par  ce  qu'en  disent  des  écrivains  comme  Pomponius 
Mêla  par  exemple,  que  la  croyance  dans  une  autre  vie,  fortement 
maintenue  dans  l'enseignement  druidique,  avait  des  conséquences 
plus  caractérisées  encore  que  chez  les  autres  peuples.  Il  y  avait  des 
hommes  qui  se  brûlaient  volontairem,ent  avec  leurs  amis  pour  aller 
de  nouveau  vivre  avec  eux  dans  un  autre  séjour.  On  envoyait  aux 
défunts,  par  la  voie  des  flammes,  les  créances  qu'ils  pouvaient 
avoir.  Les  amis  du  mort  lui  écrivaient  des  lettres  qu'ils  jetaient  sur 
le  bûcher  :  les  vivans  prêtaient  de  l'argent,  à  la  condition  qu'il  leur 
serait  rendu  dans  l'autre  vie,  etc.  De  telles  coutumes  supposent 
évidemment  les  idées  et  les  instincts  auxquels  nous  avons  rapporté 
le  luxe  funéraire. 

Les  grandes  nations  civilisées  du  monde  ancien  porteront  la 
même  inspiration  dans  les  faits  du  même  ordre,  qui  prennent  avec 
elles  une  importance  toute  autre  au  point  de  vue  de  l'art  comme  un 
sens  tout  autrement  clair  et  profond  sous  le  rapport  religieux  et 
moral.  L'antiquité  a  eu  la  passion  de  tous  les  éclatans  symboles, 
ce  qui  est  un  indice  de  jeunesse  à  la  fois  et  un  des  traits  les  plus 
accusés  des  races  méridionales.  On  s'explique  par  là  que  l'Orient  ait 
été  la  patrie  du  grand  faste  funéraire.  Joignez-y  cette  circonstance, 
capitale  ici,  qu'il  a  été  le  berceau  de  toutes  les  grandes  religions.  En 
demandant  à  l'Orient  les  enseignemens  qu'il  peut  nous  ofi'rir,  nous 
saisirons  dans  leur  germe  bien  des  développemens  que  les  civili- 
sations occidentales  nous  montreront  sous  les  formes  qui  leur  sont 
propres. 

Mettons  à  part  la  Chine  pour  en  dire  quelques  mots,  en  regret- 
tant que  les  très  savans  résumés  en  un  ou  plusieurs  volumes  de 
l'histoire  des  peuples  de  l'Orient  aient  entièrement  omis  ce  peuple, 
qui  occupe  une  place  si  considérable  géographiquement  et  par  ses 


LE   FASTE   FUNÉRAIRE.  38S 

caractères  spéciaux.  Les  coutumes  funéraires  actuelles  des  Chinois 
nous  sont  pourtant  assez  connues.  On  peut  croire  que  là ,  moins 
encore  qu'ailleurs,  elles  n'ont  subi  de  sensibles  variations,  l'idée 
fondamentale  de  la  Chine  étant  le  culte  des  ancêtres.  Cette  idée  a 
dû  y  porter  au  comble  le  faste  funéraire.  La  première  pensée  du 
Chinois  est  d'assurer  aux  parens,  aux  ascendans  du  moins,  de  somp- 
tueuses obsèques  et  une  convenable  sépulture.  Si  la  mort  vient  à 
frapper  le  père  d'une  famille  qu'il  laisse  sans  ressources,  on  en- 
ferme le  corps  dans  un  cercueil;  la  famille  vend  ou  emprunte,  et, 
si  cela  n'est  pas  suffisant,  le  fils  s'engagera  comme  serviteur  ou 
travaillera  à  bien  faire  ses  affaires,  afin  que  rien  ne  manque,  fal- 
lût-il attendre  des  années,  à  la  pompe  des  cérémonies  et  à  la  ri- 
chesse de  la  sépulture  proportionnée  du  moins  à  la  condition  de 
chacun.  On  remarque  même  que  dans  les  hautes  classes  b  respect 
pour  les  parens  semble  d'autant  plus  profond  que  leurs  funérailles 
sont  plus  longtemps  ajournées.  Comme  chaque  jour  de  retard  donne 
lieu  à  un  droit  qui  dans  l'Archipel  indien  a  été  porté  à  300  florins, 
celui-là  est  censé  le  plus  riche  qui  se  soumet  le  plus  longtemps  à 
cet  impôt  volontaire.  C'est  ainsi  que  les  funérailles  du  capitaine  chi- 
nois de  Samarong  ont  coûté  l'énorme  somme  de  ZiOO,000  roupies. 

C'est  de  temps  immémorial  qu'en  Chine  les  deuils  ont  été  sé- 
vères et  prolongés,  et  qu'on  voit  pratiquée  la  coutume  de  servir  aux 
morts,  avant  de  les  conduire  à  leur  dernière  demeure,  des  tables 
couvertes  des  meilleurs  mets.  La  musique  discordante,  instramens 
et  chants,  qu'on  fait  entendre  dans  la  maison  même  des  défunts, 
a  pour  but  de  faire  fuir  les  mauvais  génies  qui  rôdent  autour  des 
cadavres  encore  chauds.  Voilà  pourquoi  aussi  on  met  au  fond  de  la 
tombe  des  figures  horribles.  Ces  mauvais  génies,  très  obstinés,  con- 
tinuent parfois  à  y  poursui\Te  les  morts.  On  compte  aussi  avec  des 
ennemis  moins  problématiques,  les  voleurs,  qui  dérobent  les  tombes, 
et  on  espère,  à  l'aide  de  ces  figures  épouvantables,  les  frapper  d'un 
pieux  effroi.  Dans  la  supposition  que  le  défunt  peut  avoir  besoin 
d'argent,  on  lui  en  donne  quand  on  peut,  ou  bien,  faute  de  mieux, 
on  espère  que  le  papier-monnaie  dont  se  contentent  les  vivans  aura 
cours  dans  l'autre  monde.  Ce  qui  complique  le  faste  funéraire  de  ce 
peuple,  c'est  qu'un  Chinois  n'est  pas  censé  avoir  seulement  une  âme 
comme  un  Européen,  mais  bien  trois,  lesquelles  ont  chacune  une 
destinée  à  part  et  exigent  des  honneurs  spéciaux.  Voilà  pourquoi,  à 
côté  de  ce  catafalque  superbement  orné,  on  aperçoit  trois  person- 
nages en  costume  de  théâtre,  dont  chacun  a  pour  mission  de  repré- 
senter une  des  âmes  du  défunt.  L'un,  vêtu  comme  une  femme,  ayant 
des  fleurs  dans  les  cheveux,  des  fruits  et  des  animaux  brodés  sur 
la  soie  de  ses  robes,  n'est  autre  que  l'âme  terrestre,  celle  qui  ha- 
bitera le  corps  d'un  animal  plus  ou  moins  noble,  à  moins  qu'on  ne 


384  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

parvienne  à  l'enfermer  dans  la  tablette  funéraire  à  l'aide  de  céré- 
monies toutes  particulières.  Le  second  personnage,  revêtu  du  cos- 
tume que  doit  porter  le  grand  mandarin  aux  enfers,  représente 
l'âme  chargée  d'expier  les  fautes  du  défunt.  Le  troisième  enfin, 
c'est  l'âme  victorieuse,  celle  qui  habite  au  ciel  avec  les  sages  et  les 
dieux.  Gomment  s'étonner  dès  lors  de  la  magnificence  de  ce  per- 
sonnage vêtu  en  guerrier,  en  triomphateur,  et  dont  la  tête  est  sur- 
montée de  deux  grandes  plumes  de  faisan  qui  s'élancent  de  sa  coif- 
fure? De  quelque  façon  que  ces  coutumes  aient  pu  être  modifiées 
par  les  révolutions  religieuses  de  la  Chine,  le  faste  des  obsèques  et 
des  sépultures  se  maintient  avec  certaines  idées  de  survivance  plus 
ou  moins  accusées.  On  cite  des  exemples  fort  anciens  de  ces  magni- 
ficences pour  les  empereurs,  et  l'on  voit  comment,  environ  deux 
cents  ans  avant  notre  ère,  fut  enterré  un  des  plus  terribles  réfor- 
mateurs qu'ait  eus  la  Chine,  ce  même  Hoang-Ti  qui  décréta  l'in- 
cendie des  vieux  livres  et  fit  jeter  dans  les  flammes  avec  eux  quatre 
cent  soixante  lettrés  qui  s'obstinaient  à  les  suivre.  On  enterra  avec 
lui  ses  femmes  qui  ne  laissaient  pas  de  fils,  bon  nombre  d'archers, 
et  on  lui  éleva  sur  le  mont  Li  un  mausolée  haut  de  500  pieds,  d'une 
demi-lieue  de  circuit,  semblable  à  une  montagne  sur  une  mon- 
tagne. Son  cercueil,  placé  au  centre,  était  entouré  de  trésors, 
éclairé  par  des  lampes  et  des  flambeaux  entretenus  avec  de  la 
graisse  d'homme,  et  cette  sinistre  lumière  éclairait  un  étang  d'ar- 
gent vif  sur  lequel  on  voyait  des  oiseaux  d'or  et  d'argent.  Dix  mille 
ouvriers  furent  ensevelis  vivans  pour  consacrer  cet  asile.  Les 
croyances  du  bouddhisme  durent  favoriser  ce  culte  des  morts.  Il 
trouva  des  encouragemens  à  d'autres  égards  dans  le  culte  du  Tao 
fondé  par  Lao-Tseu,  qui  confine  à  la  magie,  aux  évocations.  On 
trouve  dans  l'ancienne  Chine  des  prières  pour  les  morts,  la  véné- 
ration des  reliques,  l'ordre  légal  de  visiter  les  tombes  au  moins 
une  fois  par  an.  Les  sectes  même  paraissent  quelquefois  renchérir 
sur  cette  importance  donnée  au  culte  des  morts,  mis  au-dessus  des 
prescriptions  morales  les  plus  importantes.  Ainsi  dans  un  ancien 
livre  dont  parlent  les  missionnaires,  et  qui  avait  pour  titre  les  Mé- 
rites et  les  Démérites  examinés,  on  engage  le  lecteur  à  ouvrir  un 
compte  à  ses  bonnes  et  à  ses  mauvaises  actions  et  à  le  régler  au 
bout  de  l'année  :  blâmer  quelqu'un  injustement  compte  seulement 
pour  3  dans  la  colonne  des  démérites,  niveler  une  tombe  compte 
pour  50,  déterrer  un  mort  pour  100.  Tout  tend  aux  ornemens  des 
tombeaux.  Aujourd'hui  encore  s'est  conservée  la  coutume  de  dépo- 
ser sur  ces  monumens  chargés  d'ornemens  et  d'inscriptions  des 
corbeilles  de  fruits,  de  pâtisseries  et  de  boissons  spiritueuses.  Le 
haut  Orient  antique  et  moderne  présenterait  des  preuves  d'un  faste 
analogue  et  fondé  sur  les  mêmes  me  tifs  religieux  et  politiques.  La 


LE    FASTE    FUNÉRAIRE.  385 

croyance  populaire  au  Thibet  a  dès  longtemps  attribué  l'immorta- 
lité au  grand-lama,  une  immortalité  en  quelque  sorte  divine,  comme 
celle  qui  était  réservée  aux  césars.  On  dépose  leurs  corps  dans  de 
riches  cercueils  qu'on  place  dans  des  chapelles  funéraires  de. la  plus 
grande  magnificence  et  toujours  ouvertes  au  public,  admis  à  y  faire 
des  prières  et  des  génuflexions.  Les  grands  et  les  saints  ont  aussi 
depuis  longtemps  un  mode  particulier  de  sépulture.  On  brûle  leurs 
corps,  et  leurs  cendres,  soigneusement  recueillies,  sont  renfermées 
dans  l'intérieur  de  petites  statues  de  cuivre  doré,  que  l'on  peut  voir 
par  milliers  disposées  avec  ordre  sur  des  gradins  qui  s'élèvent  le 
long  des  murs  de  vastes  galeries. 

II. 

C'est  dans  le  groupe  des  nations  dites  classiques  qu'on  voit  le 
faste  funéraire  prendre  ces  formes  nettes,  déterminées,  saisissantes, 
qui  lui  donnent  un  relief  véritablement  historique.  Rien  sous  ce 
rapport  ne  peut  être  mis  au-dessus  de  l'Egypte,  qui  joue  au  milieu 
des  nations  antiques  le  rôle  d'une  grande  nécropole,  qu'elle  semble 
s'être  volontairement  attribué.  C'est  en  effet  une  remarque  déjà 
faite  par  Diodore,  que  l'Egypte  construisait  solidement  pour  les 
morts,  dont  la  demeure  est  éternelle,  et  avec  fragilité  pour  les 
vivans,  qui  n'occupent  que  des  habitations  passagères.  Bien  que 
l'étude  du  faste  funéraire  des  autres  peuples  ôte  à  l'Egypte  ce  ca- 
ractère d'exception  qui  a  paru  tant  frapper  les  historiens,  bien  que 
le  fonds  d'idées  qu'elle  nous  présente  ne  nous  paraisse  plus  si  ab- 
solument original,  toute  comparaison  faite  avec  les  autres  groupes 
de  populations  met  tellement  ce  faste  en  saillie  qu'elle  mérite  à 
cet  égard  la  renommée  qui  lui  est  faite.  Étrange  peuple  que  celui- 
là,  que  la  passion  de  la  mort  semble  avoir  saisi  tout  entier!  D'où 
lui  peut-elle  venir?  Pourquoi  la  met-il  de  toutes  ses  fêtes?  Pour- 
quoi lui  réserve-t-il  ce  qu'il  a  de  meilleur  et  de  plus  beau?  Pour- 
quoi ne  songe-t-il  qu'à  la  parer,  à  la  loger  magnifiquement,  et, 
comme  l'amant  le  plus  épris,  à  faire  pour  elle  les  plus  fastueuses 
folies?  C'est  qu'il  lui  prête  en  quelque  sorte  plus  de  réalité  qu'à  la 
vie  elle-même,  ou  plutôt,  par  tous  ces  efforts  mêmes  consacrés  à 
l'honorer,  il  semble  démontrer  qu'il  n'y  croit  pas,  car  il  serait  ab- 
surde que  le  néant  devînt  l'objet  d'un  culte  si  ardent  et  si  perma- 
nent. Mourir,  c'est  vivre;  voilà  le  fond  de  la  pensée  religieuse  de 
l'Egypte.  Mais  vivre  comment  et  où?  C'est  la  question  qui  obsède 
l'imagination  de  ces  populations,  et  qu'elles  résolvent,  non  par  un 
doute  inquiet,  mais  par  une  affirmation  qui  n'hésite  pas.  Parmi 
toutes  les  révélations  que  les  tombeaux  de  ce  peuple  nous  réser- 

TOMB  XX.  --  1877,  25 


386  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

vaient  sur  ses  arts,  ses  dynasties,  ses  habitudes  quotidiennes,  je  n'en 
mets  aucune  au-dessus  de  son  rituel  funéraire,  ce  livre  des  morts, 
placé  dans  la  tombe  des  trépassés.  Quel  jour  nouveau  sur  le  sens 
le  plus  intime  de  la  religion ,  sur  les  idées  relatives  à  la  vie  future, 
jaillissant  tout  d'un  coup  des  profondeurs  des  sépultures  après  plus 
de  trois  mille  ans!  Une  voix  semble  sortir  du  tombeau,  la  voix  du 
mort  qu'on  entend  prier,  crier  vers  Dieu.  D'un  accent  ému,  avec  une 
insistance  vraiment  pathétique,  elle  plaide  sa  cause  devant  «  le  Sei- 
gneur de  vérité  et  de  justice,  »  expose  une  à  une  les  raisons  de  ne 
pas  se  voir  fermer  l'entrée  du  jolêrome  (paradis).  «  Je  n'ai  commis 
aucune  fraude.  Je  n'ai  pas  tourmenté  la  veuve.  Je  n'ai  pas  menti 
dans  le  tribunal.  Je  n'ai  pas  fait  achever  à  un  chef  de  travailleurs 
chaque  jour  plus  de  travaux  qu'il  n'en  devait  faire...  Je  n'ai  pas  été 
oisif...  Je  n'ai  pas  desservi  l'esclave  auprès  de  son  maître...  Je  n'ai 
pas  fait  ce  qui  était  abominable  aux  dieux...  Je  suis  pur!  Je  suis 
pur!  Je  suis  pur!  »  (Traduction  de  M.  Maspero.) 

Il  n'y  a  que  ces  croyances  religieuses,  jointes,  il  faut  le  dire  ici, 
à  une  organisation  politique  et  sociale  qui  laissait  place  au  despo- 
tisme, qui  puissent  expliquer  les  plus  prodigieux  monumens  du  faste 
funéraire,  les  Pyramides  de  Gizeh.  La  pensée  religieuse,  commune 
à  tous  les  tombeaux,  se  fait  sentir  dans  les  ornemens  intérieurs. 
Vues,  pour  ainsi  dire,  du  dehors,  ces  fameuses  pyramides  sont  le 
produit,  — il  faudrait  dire  monstrueux,  si  le  temps  ne  l'avait  rendu 
sublime,  —  du  faste  monarchique  le  plus  inouï.  Quel  tour  de  force 
architectural,  combiné  avec  autant  d'adresse  que  de  solidité,  que 
celui  qui  a  donné  aux  pyramides  de  Khouwou  et  de  Khawra  (Ghéops 
et  Ghéphrem)  ces  assises  qui  défient  le  temps!  Mais  comment  ou- 
blier que  c'est  là  l'œuvre  de  trente  années  de  corvées  effroyables, 
imposées,  selon  Hérodote,  à  100,000  hommes  prisonniers  et  indi- 
gènes? Quelle  tyrannie  que  celle  qui,  franchissant  les  limites  dans 
lesquelles  l'enfermait  l'autorité  sacerdotale,  poussa  ces  populations 
à  la  révolte!  Le  souvenir  même  en  survécut  si  odieux  qu'on  les  vit 
plus  tard,  dans  un  sentiment  d'indignation  vengeresse,  arracher  les 
cercueils  des  deux  premiers  rois  constructeurs  et  les  mettre  en 
pièces.  Les  statues  de  Ghéphrem  ont  été  retrouvées  brisées  dans  un 
puits  où  les  avait  précipitées  une  multitude  furieuse;  mais  peut- 
être  ces  magnifiques  témoignages  du  faste  funéraire  et  d'autres 
édifices  qui  en  dé{30sent  de  la  manière  la  plus  frappante  en  disent- 
ils  moins  sur  ce  culte  de  la  mort  que  l'immense  étendue  qu'il  eut 
dans  toutes  les  classes,  et  qui  seule  explique  l'innombrable  quantité 
des  hypogées  delà  vallée  du  Nil.  Les  tombes,  qui  forment  à  Gizeh  de 
véritables  rues,  s'offrent  tantôt  clair-semées ,  tantôt  accumulées  à 
Saqqarah.  Les  dispositions,  à  peu  près  les  mêmes  dans  toiUes  les 


LE    FASTE    FL'NERAIRE.  387 

tombes  monumentales,  ont  été  décrites  par  M.  Mariette  dans  son 
ouvrage  sur  les  Tombes  de  V ancien  empire ,  et  ont  pu  être  vérifiées 
par  les  nombreux  voyageurs  qui  sont  allés  récemment  visiter 
l'Egypte,  comme  si  cette  vieille  terre,  qui  semblait  n'appartenir 
qu'aux  initiés  de  la  science ,  de  même  qu'elle  réservait  autrefois 
ses  mystères  aux  seuls  initiés  de  la  religion,  n'avait  plus  désormais 
rien  à  cacher  à  personne. 

On  est  saisi  de  la  pensée  religieuse  qui  inspire  ces  monumens  dès 
l'entrée  de  la  chapelle  extérieure,  où  on  trouve  inscrites  sur  une 
des  portes  une  prière  et  l'indication  des  jours  consacrés  au  culte  des 
ancêtres.  Cette  table  en  albâtre,  destinée  aux  offrandes,  indique 
elle-même  cette  croyance  dans  un  moi  permanent,  attestée  aussi 
par  les  prières  et  les  parfums  qu'on  adresse  aux  défunts  jusque 
dans  la  chambre  sépulcrale  par  des  orifices  pratiqués  à  cette  in- 
tention. Dans  les  tombes  des  rois  de  Thèbes  de  la  vallée  de  Biban- 
el-Molouk,  exploitées  au  nombre  de  vingt -cinq,  si  l'on  y  joint 
celles  de  quelques  hauts  fonctionnaires,  les  idées  religieuses,  les 
représentations  de  la  vie  présente  et  de  la  vie  ultérieure  se  montrent 
avec  une  diversité  d'aspects  très  caractéristique.  Tantôt  vous  êtes 
comme  accablé  par  les  terreurs  de  la  religion  égyptienne  :  elles  vous 
étreignent  dans  la  tombe  de  Seti,  père  de  Sésostris,  où  vous  atten- 
dent d'effroyables  figures  de  condamnés,  de  décapités,  d'hommes 
précipités  dans  les  flammes ,  de  serpens  qui  rampent  ou  se  redres- 
sent. Voilà  donc  l'idée  que  tant  de  générations  se  sont  faite  du  ker- 
neter  (purgatoire)  !  C'est  l'enfer  moins  l'éternité,  car  il  ne  paraît  pas 
que  cette  croyance  d'un  enfer  éternel  ait  été  admise  par  les  Égyp- 
tiens, qui  attribuaient  à  ces  expiations  redoudables  une  efficacité 
purifiante.  Des  images  plus  riantes  s'offrent  dans  la  tombe  de 
Rhamsès  III,  où,  dans  une  série  de  petites  chambres,  recouvertes 
de  peintures  murales  pleines  de  naïveté  et  de  charme,  de  fraîcheur 
encore,  se  retrouvent  les  épisodes  de  la  vie  brillante  des  pharaons  et 
les  objets  de  mobilier  royal.  On  la  désigne  elle-même  par  le  nom 
de  ces  harpistes  si  artistement  dessinés,  tenant  en  main  des  harpes 
richement  ornées ,  d'une  forme  exquise ,  toutes  prêtes,  à  ce  qu'il 
semble,  à  vibrer  sous  les  doigts  qui  les  pressent.  La  vie  respire  de 
même  dans  ces  barques  aux  mille  couleurs,  dans  ces  rouges  cra- 
tères où  le  vin  semble  transparent,  dans  cet  appareil  de  cuisiniers, 
de  pâtissiers,  de  sommeliers,  tous  en  activité,  dans  ces  représenta- 
tions champêtres  d'une  simplicité  gracieuse,  dans  les  détails  les 
plus  familiers,  par  exemple  dans  cette  basse-cour  peuplée  d'oies,  de 
canards,  de  poulets,  ornement  pacifique  de  la  demeure  d'un  prince 
guerrier.  Enfin ,  comme  représentjation  des  images  fortement  con- 
trastées de  la  vie  de  souffrances  et  de  l'existence  bienheureuse  clans 
l'autre  monde,  que  trouverait-on  de  mieux  que  la  tombe  de  Rham- 


388  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

ses  V,  qu'il  faudrait,  selon  M.  Mariette,  restituer  à  Rhamsès  YI? 
Rien  de  plus  exact  et  de  plus  expressif  que  la  description  qu'en  a 
faite  Champollion  le  jeune  :  «  On  y  voit  le  dieu  Atmos  assis  sur  son 
tribunal,  pesant  à  sa  balance  les  âmes  humaines  qui  se  présentent 
successivement.  L'une  d'elles  vient  d'être  condamnée;  on  la  voit 
ramenée  sur  terre  dans  un  bari  qui  s'avance  vers  la  porte  gardée  par 
Anubis,  et  conduite  à  grands  coups  de  verge  par  des  cynocéphales, 
emblèmes  de  la  justice  céleste;  le  '•-oupable  est  sous  la  forme  d'une 
énorme  truie,  au-dessus  de  laquelle  on  a  gravé  en  gros  caractères 
goitr?nanclise  ou  gloutonnerie,  sans  doute  le  péché  capital  du  délin- 
quant, quelque  glouton  de  l'époque.  On  voit  ensuite  le  dieu  visiter 
les  champs  élysées  de  la  mythologie  égyptienne,  habités  par  les 
âmes  bienheureuses  se  reposant  des  peines  de  leurs  transmigrations 
sur  la  terre.  On  les  voit  présenter  des  offrandes  aux  dieux,  ou  bien 
cueillir  les  arbres  célestes  de  ce  paradis;  d'autres  tiennent  en  main 
des  faucilles  :  ce  sont  les  âmes  qui  cultivent  les  champs  de  la  vérité; 
enfin  on  les  voit  se  baigner,  nager,  sauter  et  folâtrer  dans  un  grand 
bassin  rempli  d'eau  céleste  et  primordiale.  » 

Comme  dernier  témoignage  du  luxe  funéraire  égyptien  mis  en 
rapport  avec  l'idée  de  la  persistance  de  la  vie,  il  faut  invoquer  l'ap- 
propriation vraiment  extraordinaire  des  ornemens  intérieurs  des  sé- 
pulcres à  la  personne  du  mort,  à  son  caractère,  à  ses  occupations, 
à  ses  goûts.  Gomment  se  défendre  de  l'idée  qu'ils  étaient  de  leur 
vivant  amateurs  du  jeu,  ces  trépassés  qu'on  trouve  en  compagnie 
de  jeux  d'échecs,  à  pions  à  terre  émaillée,  contenus  dans  d'élé- 
gantes boîtes  de  sycomore?  Si  à  côté  du  guerrier  reposent  des 
armes  sculptées,  si  le  prêtre  n'a  pas  été  séparé  de  ses  vases  sacrés 
et  de  ses  encensoirs,  les  femmes  riches  retrouvent  toutes  les  images 
du  luxe  et  de  l'élégance,  les  boîtes  d'un  bois  précieux,  les  vases 
d'albâtre,  les  meubles  de  toilette  sculptés  délicatement,  les  fioles, 
l'antimoine  pour  peindre  les  yeux,  le  fard  pour  le  visage,  les  pom- 
mades odorantes  pour  les  cheveux,  les  bijoux  et  les  colliers,  les 
bracelets,  les  pendans  d'oreilles  en  or  finement  ciselé,  les  peignes 
d'un  curieux  travail,  enfin  les  miroirs  de  métal  à  poignée  d'ivoire, 
complément  nécessaire  de  toutes  ces  parures.  La  momie  parée  elle- 
même  est  devenue  un  incroyable  objet  de  luxe.  Recouverte  sou- 
vent de  vêtemens  fort  riches,  elle  est  parfois  enveloppée  de  la  tête 
aux  pieds  d'un  véritable  suaire  tressé  en  filets  de  perles  de  cou- 
leur. Au  milieu  de  tel  de  ces  suaires  brille  une  longue  plaque  d'or 
verticale,  au-dessous  de  quatre  génies  en  or  repoussé.  Un  beau 
scarabée  en  lapis-lazzuli  étend  ses  longues  ailes  d'or  au-dessus 
d'eux.  Dans  les  hypogées  de  Memphis,  les  plus  anciens,  on  trouve 
fréquemment  sur  les  morts  des  espèces  de  camisoles  de  laine  bro- 
dées en  soie.  Certaines  momies  ont  la  face,  les  ongles  des  pieds  et 


LE    FASTE    FUNERAIRE.  389 

des  mains  dorés  :  parfois  des  plaquettes  d'or  sont  posées  sur  les 
yeux  et  la  bouche. 

C'est  ainsi  qu'en  Egypte  le  faste  funéraire  apparaît  sous  un 
double  aspect  qui  traduit  les  mêmes  pensées.  Sous  la  forme  archi- 
tecturale, il  est  immense,  solennel,  comme  les  grandes  et  mysté- 
rieuses idées  de  la  mort  et  de  l'immortalité  qu'il  rappelle.  Dans  les 
ornemens  intérieurs  des  sépulcres,  le  luxe  perd  ce  caractère  de  faste 
qui  s'adresse  aux  vivans.  Il  est  fait  exclusivement  pour  les  morts, 
et  les  précautions  les  plus  savantes  sont  prises  pour  que  l'on  ne 
puisse  ni  le  profaner  par  des  regards  indiscrets  ni  en  violer  le  dé- 
pôt par  une  convoitise  sacrilège.  Ces  lieux,  si  bien  décorés,  remplis 
de  richesses,  n'ont  qu'un  seul  habitant,  un  seul  témoin,  un  seul 
possesseur,  le  mort  lui-même,  étendu  dans  un  sarcophage,  objet 
aussi  de  luxe  et  d'art,  que  recouvrent  des  figures  symboliques  qui 
souvent  annoncent  la  vie  future. 

Ce  que  l'on  sait  de  l'Inde  ancienne,  très  analogue  à  ce  qui  se 
passe  aujourd'hui,  confirme  avec  moins  de  grandeur  et  d'étendue 
les  mêmes  idées,  corrigées  par  la  manière  sombre  dont  on  envi- 
sage la  vie.  Se  précipiter  dans  un  bûcher,  se  refuser  à  perpétuer 
les  images  d'une  existence  dont  on  rejette  le  fardeau,  est  une 
façon  héroïque  de  supprimer  le  faste  funéraire,  qu'on  aurait  tort 
d'étendre  d'un  certain  nombre  de  cas  particuliers,  propres  à  la 
classe  des  prêtres  ou  des  philosophes,  à  la  masse  des  personnes 
d'un  rang  élevé.  Jamais  on  n'a  vu  des  populations  entières  suivre 
ces  voies  d'exception.  Que  nous  montre  l'Inde  habituellement? 
Lorsque  le  personnage,  brahmane  ou  individu  des  hautes  classes, 
a  expiré,  le  corps  est  lavé,  parfumé,  couronné  de  fleurs.  Un  tison 
du  feu  sacré  sert  à  allumer  le  bûcher.  On  supplie  le  feu  de  puri- 
fier le  corps  du  défunt,  afin,  dit-on,  qu'il  puisse  s'élever  aux  de- 
meures célestes.  On  chante  des  hymnes  sur  le  ni'^ant  de  la  vie. 
On  dépose  dans  la  terre  les  cendres,  qu'enveloppe  un  paquet  de 
feuilles.  Si  ce  dernier  usage  est  plus  moderne,  d'autres  détails  re- 
montent à  l'antiquité,  qui  nous  montre  des  coutumes  funéraires 
aussi  fastueuses  dans  les  Indes  qu'ailleurs,  des  tombeaux  en  dôme 
souvent  magnifiques,  l'habitude  d'enterrer  les  objets  de  toilette, 
ainsi  que  cet  autre  usage  caractéristique  d'immoler  les  femmes  sur 
le  tombeau  de  leur  époux. 

La  Judée  tient  un  rang  à  part.  Autant  l'Egypte  recherche  le  faste 
funéraire,  autant  la  Judée  le  fuit  :  non  pas  pourtant  que  l'exception 
soit  entière:  on  rencontre  aussi  chez  les  Hébreux  l'usage  d'en- 
terrer des  objets  précieux,  d'embaumer  les  personnages  puissans, 
de  couvrir  les  sarcophages  de  quelques  ornemens  décoratifs,  comme 
nous  pouvons  en  juger  en  ce  moment  même  par  les  monumens 
provenus  de  la  Palestine,  réunis  depuis  peu  de  temps  au  Louvre, 


390  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  la  «  Salle  judaïque.  »  Que  dans  tel  sépulcre  qu'on  prétend 
attribuer  nommément  à  tel  ou  tel  roi,  il  se  rencontre  des  sculp- 
tures de  guirlandes  et  de  rameaux  qui  représentent  des  feuilles  de 
chêne,  des  pampres,  des  fruits,  des  branches  d'olivier;  que  dans 
un  autre,  qui  serait  celui  de  la  reine  Sadda,  on  ait  retrouvé,  au 
milieu  de  la  poussière  des  ossemens  du  squelette  bien  conservé  qui 
tomba  en  poudre  une  fois  exposé  à  l'air,  des  fragmens  d'étoffes  tis- 
sées d'or,  de  tels  faits  n'infirment  pas  ce  résultat  :  ce  qu'on  peut 
nommer  faste  funéraire  n'existe  pas  dans  les  sépultures  hébraïques. 
Or  ici  encore  il  est  facile  de  reconnaître  que  la  cause  en  est  toute 
religieuse.  Dieu,  dans  la  Bible,  interdit  toute  représentation  figurée. 
Tacite  indique  cette  absence  de  faste  funéraire  des  Juifs  en  des 
termes  dont  on  ne  peut  contester  la  portée  philosophique  non  plus 
que  l'expressive  énergie  :  «  Les  Juifs  ne  conçoivent  Dieu  que  par 
la  pensée  et  n'en  reconnaissent  qa'un  seul.  Ils  traitent  d'impies 
ceux  qui ,  avec  des  matières  périssables,  se  fabriquent  des  dieux  à 
la  ressemblance  de  l'homme.  Le  leur  est  le  Dieu  suprême,  éternel, 
qui  n'est  sujet  ni  aux  changemens,  ni  à  la  destruction.  Aussi  ne 
souffrent-ils  aucune  effigie  dans  leurs  \illes,  encore  moins  dans 
leurs  temples.  Point  de  statues,  ni  pour  flatter  leurs  rois,  ni  pour 
honorer  les  césars.  »  Les  tombeaux  devaient  suivi'e  la  même  des- 
tinée. Toute  image,  tout  ce  qui  pourrait  sentir  ou  ramener  l'idolâ- 
trie en  est  sévèrement  banni.  Le  faste  se  porte  uniquement  sur  la 
magnificence  des  obsèques,  auxquelles  ils  attachent  un  grand  prix, 
et  dont  la  privation  est  considérée  comme  une  malédiction  divine, 
pour  les  rois  en  particulier.  Enfoncés  dans  le  roc,  ou  déposés  dans 
des  champs  funéraires,  les  cercueils  ne  sont  pas  surmontés  par  ces 
décorations  et  ces  emblèmes  qui  auraient  pu  nous  apprendre  avec 
un  peu  plus  de  précision  quelles  images  les  Juifs  se  faisaient  d'une 
existence  future.  Il  est  certain  que  cette  idée,  d'abord  rarement  et 
peut-être  peu  nettement  accusée  dans  la  Bible,  avait  pris  une 
grande  force  avec  le  temps  et  qu'elle  était  chez  les  Juifs  inséparable 
de  la  foi  dans  la  résurrection.  Ainsi  s'explique  le  soin  de  préserver 
les  corps  des  causes  de  destruction.  Si  on  embaume  les  riches  dans 
la  myrrhe,  l'aloès  et  divers  aromates  précieux,  les  cadavres  des 
pauvres  sont  pénétrés  d'une  sorte  de  bitume  qu'on  trouvait  en 
abondance  dans  le  pays.  Ce  n'est  donc  qu'à  titre  tout  à  fait  excep- 
tionnel qu'on  cite  des  cas  de  faste  funéraire  pour  les  tombeaux,  par 
exemple  le  magnifique  monument  élevé  à  David  par  Salomon,  rem- 
pli de  richesses  immenses,  qui,  treize  cents  ans  après,  permirent 
au  pontife  Hircan,  selon  le  rapport  de  Josèphe,  d'en  tirer  trois  mille 
talens  pour  payer  rançon  au  roi  Antiochus,  et  plus  tard  au  roi  Hé- 
rode  d'y  trouver  aussi  de  grandes  valeurs.  Mais  qu'est  un  tel  édi- 
fice, sinon  l'œuvre  d'une  royauté  tout  orientale  ?  qui  sait  même  si 


LE    FASTE    FUNÉRAIRE.  391 

elle  ne  fut  pas  mise  au  nombre  des  idolâtries  tant  reprochées  à  Sa- 
lomon?  Le  colossal  tombeau  des  Macchabées  est  aussi  une  exception 
motivée  par  le  patriotisme,  qui,  par  les  mains  de  Simon  Macchabée, 
l'orna  de  six  pyramides,  et  en  fit  comme  un  phare  qu'on  apercevait 
de  très  loin.  C'était  le  phare  en  effet  de  la  nationalité  juive  per- 
sonnifiée dans  une  famille  héroïque  :  ce  n'était  pas  le  monument 
profane  d'un  faste  idolâtrique. 

Imposant  par  sa  masse  comme  toutes  les  constructions  de  l'Orient, 
superbe  par  son  aspect,  le  faste  funéraire  assyrien  et  chaldéen  sur- 
vit dans  des  monumens  qui  attestent  un  état  social  où  la  richesse  et 
l'autorité  créèrent  des  situations  pleines  de  grandeur  et  d'éclat, 
tantôt  au  profit  de  classes  privilégiées,  tantôt,  sous  le  niveau  d'un 
commun  despotisme,  en  faveur  de  hauts  fonctionnaires  ayant  un 
train  de  vie  digne  des  plus  puissans  princes.  Si  ces  monumens, 
moins  connus  d'ailleurs  que  ceux  de  plusieurs  autres  nations  orien- 
tales, abondent  moins  aussi  en  documens  religieux,  ils  ne  sont  pas 
muets  pourtant,  et  on  peut  dire  qu'à  certains  égards  le  faste  funé- 
raire se  confondait  à  Babylone  avec  ces  temples  et  ces  palais  dont 
les  inscriptions  nous  ont  apporté  tant  de  révélations  inappréciables. 
On  peut  le  voir  par  le  tombeau  du  dieu  Bel-Mérodach,  quelle  qu'en 
ait  été  d'ailleurs  la  véritable  origine,  inclus  dans  la  grande  pyra- 
mide de  Babylone.  Cette  chambre  sépulcrale  fut  magnifiquement 
restaurée  par  Nabuchoclonosor,  qui,  dans  une  inscription  désormais 
célèbre,  se  vante  d'avoir  élevé  sa  coupole  en  forme  de  lys  et  de  l'a- 
voir revêtue  d'or  ciselé.  L'une  des  découvertes  les  plus  intéres- 
santes qui  aient  été  faites  par  l'exploration  française,  en  1852,  est 
celle  des  tombeaux  trouvés  dans  le  tumulus  d'A.mran-ibn-Ali.  Ce 
monticule,  ainsi  que  les  groupes  d'Homagra  et  de  Babel,  faisait 
partie  des  palais  royaux  de  la  rive  gauche  de  l'Euphrate.  Les  tran- 
chées pratiquées  sur  le  point  nommé  El-Kobour  (les  tombeaux) 
ont  amené  la  découverte  de  plusieurs  sarcophages  renfermant  des 
squelettes  bardés  de  fer  et  portant  des  couronnes  d'or.  Ici  pourtant 
il  faut  reconnaître  que  ces  tombeaux,  d'après  M.  Fulgence  Fresnel 
lui-même,  un  des  principaux  explorateurs,  sont  d'une  époque  re- 
lativement rapprochée  et  se  rapportent  au  temps  d'Alexandre;  mais 
les  plus  vieilles  tombes  chaldéennes  ont  aussi  mis  au  jour  des  ob- 
jets d'or,  de  bronze  et  de  fer,  couteaux,  hachettes,  faux,  bracelets, 
boucles  d'oreilles.  Ainsi  s'est  transmise  dans  ces  populations,  qui 
ont  occupé  le  sol  de  la  Babylonie  depuis  les  temps  les  plus  reculés, 
cette  persistante  pensée  qui  confère  aux  morts  une  sorte  de  vie  et 
qui  croit  les  honorer  par  des  offrandes  le  plus  souvent  marquées 
d'un  caractère  de  luxe.  C'est  cette  pensée  qui,  dans  plusieurs  des 
tombes  babyloniennes,  a  inspiré  l'idée  de  placer,  au-dessous  du  ban- 
deau qui  entoure  le  front,  une  certaine  quantité  d'or  en  feuilles  qui 


392  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

couvrait  probablement  les  yeux,  ou  qui  tenait  lieu  du  masque  d'or 
réservé  aux  riches  dans  d'autres  contrées. 

Pour  la  Perse,  les  croyances  religieuses,  très  singulières  en  ce  qui 
touche  les  morts,  expliquent  le  peu  de  développement  du  luxe  fu- 
néraire. Le  caractère  élevé  et  spiritualiste  de  la  religion  iranienne, 
l'idée  très  accusée  qu'on  y  rencontre  de  la  personnalité  humaine,  fe- 
raient, de  prime  abord,  préjuger  le  contraire  ;  mais  les  prescriptions 
spéciales  du  Zend-Avesta,  inspirées  peut-être  autant  par  une  hygiène 
bien  ou  mal  entendue  que  par  des  considérations  d'ordre  surnatu- 
rel, interdisent  de  souiller  la  terre  en  y  déposant  des  corps,  comme 
de  se  couvrir  soi-même  la  tête  de  cendre  en  poussant  des  lamenta- 
tions. Toucher  seulement  un  cadavre  est  un  crime  passible  de  cinq 
cents  coups  de  courroie.  Les  corps  sont  ou  enduits  de  cire  et  en- 
terrés, l'enduit  passant  pour  empêcher  la  souillure,  ou  plus  sou- 
vent portés  sur  les  lieux  élevés,  livrés  aux  oiseaux  de  proie,  dessé- 
chés par  le  soleil  et  par  le  vent.  Quand  la  tombe  les  reçoit,  elle  est 
isolée;  il  n'y  a  pas  de  champ  commun  pour  les  trépassés  :  pourtant 
on  signale  aussi  de  grandes  tours  rondes  pour  commune  sépulture. 
Même  les  chambres  sépulcrales  de  Persépolis  sont  peu  décorées. 
Le  problématique  tombeau  de  Gyrus,  décrit  par  Strabon,  aurait  fait 
exception  à  cette  simplicité,  malgré  le  témoignage  contraire  de 
Quinte-Gurce.  Ouvert  par  Alexandre,  il  aurait  présenté  une  sorte 
de  chapelle,  un  lit  d'or,  une  table  garnie  de  vases  à  boire,  un  cer- 
cueil d'or,  des  habillemens  en  quantité,  des  bijoux  enrichis  de 
pierres  précieuses ,  et  3,000  talens.  On  ne  peut  rien  conclure  de 
cette  exception,  fort  hypothétique  d'ailleurs. 

Les  fouilles  faites  en  Asie-Mineure  ont  confirmé  ce  que  nous  sa- 
vions de  l'importance  accordée  aux  sépultures  par  ces  groupes  de 
populations,  en  rapport  successivement  ou  d'une  façon  simulta- 
née avec  les  groupes  orientaux  et  le  monde  hellénique.  JNous  atten- 
drons, pour  en  parler,  une  confirmation  plus  entière  des  décou- 
vertes de  M.  le  docteur  Schliemann ,  qui  aurait  trouvé,  par  une 
double  chance  trop  grande  pour  ne  pas  sembler  un  peu  suspecte, 
ni  plus  ni  moins  que  les  ruines  du  palais  de  Priam  à  Troie,  et  le 
corps  d'Agamemnon  en  personne  sur  le  territoire  de  Mycènes. 
On  serait  ravi  que  ces  deux  trouvailles  sans  pareilles  fussent  au- 
thentiques l'une  et  l'autre;  mais  on  peut  se  contenter,  en  atten- 
dant, de  quelques  résultats  importans.  G'est  ainsi  que  l'emplace- 
ment des  tombeaux  des  rois  de  Lydie,  sur  les  bords  du  lac  Goloë, 
ancien  lac  Gygée,  indiqué  par  Strabon,  a  été  vérifié  par  les  voya- 
geurs modernes.  Un  érudit,  M.  Choisy,  visitait  en  1875  plusieurs 
de  ces  tombes  déblayées.  11  en  décrit  les  chambres  sépulcrales  ; 
il  en  explique  aussi  la  construction  difficile,  il  signale  les  trésors 
comme  les  emblèmes  qui  s'y  rencontraient  ou  qui  subsistent  en- 


LE    FASTE    FUNÉRAIRE.  393 

core.  Tout  ce  qui  avait  de  la  valeur  a  disparu,  comme  pour  prouver 
une  fois  de  plus  que  les  conquérans  et  les  brigands  ont  précédé 
les  savans,  et  se  sont  montrés  pour  le  moins  aussi  habiles  qu'eux 
à  se  frayer  un  chemin  à  travers  les  galeries  souterraines  et  les 
couloirs  intérieurs.  Ce  qui  reste  suffît  pour  fournir  d'intéressans 
matériaux  à  l'histoire  des  arts  et  à  celle  des  rites  funèbres.  Ce  se- 
rait toute  une  histoire  que  celle  du  fameux  Mausolée.  Devenu  un 
type  dans  l'art  de  la  construction  des  tombeaux,  il  semble  dans 
l'antiquité  porter  à  l'apogée  le  faste  des  sépultures.  Un  érudit  de  la 
fin  du  XVI'"  siècle,  Guichard,  donne  des  détails  curieux  et  jusqu'alors 
inédits  sur  la  manière  dont  il  fat  découvert  par  les  chevaliers  de 
Saint-Jean-de-Jérusalem,  retirés  à  Rhodes,  en  cherchant  de  la  chaux 
sur  le  territoire  d'Halicarnasse.  11  explique  aussi  la  façon  dont  il 
fut,  après  maints  dégâts,  enseveli  de  nouveau  dans  sa  partie  supé- 
rieure. La  description  de  Guichard  est  déjà  faite  pour  inspirer  la 
plus  haute  idée  des  recherches  décoratives  que  renfermait  ce  /co- 
lossal édifice,  datant  de  plus  de  deux  mille  ans,  et  que  les  anciens 
classaient  parmi  les  merveilles  du  monde.  Outre  les  parties  bruta- 
lement enlevées  pour  faire  de  la  chaux ,  on  s'en  servit  aussi  pour 
bâtir  une  forteresse.  Une  partie  pourtant  de  ces  dernières  sculp- 
tures, encastrées  dans  le  château-fort,  a  survécu,  et  treize  mor- 
ceaux, plus  ou  moins  endommagés,  ont  été  adressés  au  musée  de 
Londi-es.  Les  beaux  résultats  des  fouilles  de  M.  Newton,  poursui- 
vies depuis  1859,  pendant  plusieurs  années,  confirment  sur  cette 
merveille  du  faste  funéraire  les  récits  des  historiens  anciens,  qu'on 
est  trop  facilement  enclin  à  taxer  d'exagération  ou  de  mensonge. 
On  ne  peut  nier  que  les  lions,  de  proportion  colossale,  découverts 
d'abord,  ne  soient  du  plus  beau  style.  On  peut  en  dire  autant  de 
certaines  autres  sculptures  mises  au  jour,  des  colonnes  ioniques  par 
exemple.  Si  l'on  doit  contester  à  litre  d'œuvres  de  maîtres  d'autres 
parties,  comme  la  frise  représentant  le  combat  des  Grecs  contre 
les  Amazones,  on  admire  le  magnifique  morceau  représentant  un 
guerrier  persan  à  cheval.  Outre  la  perte  du  monument  dans  son 
ensemble,  on  regrette  vivement  la  statue  de  Mausole,  rompue  en 
soixante- trois  morceaux,  et  le  fameux  quadrige  précipité  avec  la 
pyramide  elle-même  qu'il  couronnait,  probablement  par  un  trem- 
blement de  terre  arrivé  vers  le  xii^  ou  xiir  siècle.  N'est-il  pas  trop 
évident  d'ailleurs  que  ce  monument  gigantesque  de  la  fastueuse 
douleur  d'Artémise  excédait  les  bornes  légitimes  de  l'art?  On  y  ren- 
contrait trois  monumens  au  lieu  d'un,  un  tombeau,  un  temple,  une 
pyramide.  Comme  art,  on  trouve,  à  côté  de  très  belles  parties  qui 
proviennent  du  grand  sculpteur  Scopas,  qui  dirigea  les  travaux  de 
décoration  avec  d'autres  artistes  habiles,  tels  que  Léochorès,  Brya- 
sis,  Timothée  et  Pythis,  d'autres  parties  d'une  inspiration  et  d'une 


39A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

exécution  qui  sentent  la  décadence  ou  la  médiocrité.  Le  Mausolée 
date  de  soixante-dix  ans  après  Phidias.  Or  il  ne  faut  pas  toujours 
un  si  long  temps  dans  les  arts  pour  y  amener  de  grands  change- 
mens.  Dans  l'analyse  qu'il  fait  du  monument,  M.  Beulé  remarque 
qu'une  tendance  sensuelle  perce  dans  certains  accessoires  qui  dé- 
cèlent le  siècle  des  courtisanes.  La  frise  était  peinte  de  façon  à 
accuser  encore  des  nudités  peu  décentes.  M.  Newton  assure  que  le 
fond  était  bleu  d'outre-mer,  les  chairs  rouges,  les  draperies  et  les 
armes  de  diverses  couleurs.  Les  brides  des  chevaux  étaient  en  mé- 
tal. Gomme  religion,  ne  peut-on  dire  que  ce  monument  ne  saurait 
nous  apprendre  rien  de  nouveau?  C'est  là  aussi  un  paganisme  de 
décadence.  On  est  d'ailleurs  ici  en  présence  d'une  œuvre  dictée  par 
des  sentimens  purement  individuels,  par  l'exaltation  de  la  ten- 
dresse conjugale,  et  plus  évidemment  encore  par  le  désir  effréné 
de  produire  un  effet  prodigieux.  Le  Mausolée  ne  méritait  pas  moins 
de  nous  arrêter  un  instant;  il  représente  une  nouvelle  forme,  il 
inaugure  toute  une  série  de  monumens  funéraires.  Sans  doute  il  y 
avait  eu  quelques  essais  du  même  genre,  mais  ces  essais  se  sont 
comme  perdus  dans  le  triomphal  édifice  qui  devait  inspirer,  en  Asie- 
Mineure,  la  tombe  du  lion,  à  Gnide,  le  Madracen  en  Afrique,  et  toute 
une  succession  superbe  d'autres  tombeaux  antiques  et  modernes. 
Il  y  aurait  ici  peu  d'utilité  à  poursuivre  la  même  recherche  pour 
le  reste  de  l'Asie-Mineure,  quelque  curieuses  qu'aient  été  les  dé- 
couvertes faites  dans  le  Bosphore,  aux  environs  de  Kertch,  ou  à 
Koul-Oba.  Les  monumens  funéraires  de  Carthage  et  de  la  Phénicie 
auraient  plus  à  nous  apprendre,  puisqu'il  s'agit  d'un  art  parti- 
culier, mélange  du  style  égyptien  et  du  style  assyrien.  Les  sar- 
cophages carthaginois  déposés  au  Louvre  sont  ornementés.  Les 
piliers,  les  arcades,  les  caveaux  recouverts  de  stuc  et  d'autres  ac- 
cessoires attestent  le  luxe  funéraire  dans  la  vaste  nécropole  de 
Carthage.  De  même  les  autres  monumens  funéraires  purement  phé- 
niciens, ceux  de  Gébal,  de  Sidon,  de  Tyr,  en  portent  des  traces 
souvent  remarquables.  On  regrette  que  les  caveaux  aient  été  pres- 
que toujours  dépouillés  des  objets  qu'ils  renfermaient,  de  façon  à 
nous  priver  de  renseignemens  précieux  pour  la  connaissance  des 
arts  industriels  et  des  représentations  symboliques  de  la  religion. 

III. 

Entrons  dans  ce  monde  hellénique  si  plein  de  clartés;  voyons  ce 
qu'y  devint  le  faste  funéraire,  interrogeons  sa  signification  symbo- 
lique. Remarquons  d'abord  le  caractère  mesuré  en  général  de  ce 
faste.  En  tout,  chez  cette  race  équilibrée,  l'art  prime  le  luxe.  Pour- 
tant le  luxe  eut  là  aussi  sa  part  et  même  ses  abus.  C'est  ainsi  qu'à 


LE   FASTE   FUNERAIRE.  395 

Sparte  Lycurgue  interdit  d'enterrer  des  objets  dans  les  tombeaux, 
et  qu'à  Athènes  Selon  défend  d'habiller  trop  somptueusemcxit  les 
morts,  prenant  soin  de  régler  le  nombre  des  vêtemens  dont  ils 
pourraient  être  enveloppés  :  il  fixe  de  même  les  hauteurs  que  ne 
devaient  pas  dépasser  les  colonnes  des  sépultures.  Chez  les  Grecs, 
l'homme  paraît  sous  cette  forme  avec  le  même  relief  qu'il  avait 
dans  le  culte,  dans  la  philosophie,  dans  les  institutions  et  dans  les 
arts.  Les  tombeaux  rappellent  l'individu  et  le  perpétuent  pour  ainsi 
dire  en  consacrant  le  souvenir  de  ce  qu'il  avait  été. 

Dans  ces  lieux  de  repos,  qui  répondent  à  une  époque  assez  avan- 
cée de  la  civilisation  grecque,  où  s'est  en  grande  partie  effacé  le  ca- 
ractère effrayant  des  religions  primitives,  la  douceur  du  génie  hel- 
lénique est  empreinte.  L'imagination  si  éprise  de  la  vie  aime  à  se 
rattacher  encore  à  l'idée  d'une  sépulture  belle  et  ornée.  Après  la 
terreur  de  n'en  avoir  aucune,  qui  joue  chez  ce  peuple  un  rôle  de 
premier  ordre,  vient  la  crainte  d'en  avoir  une  indigne  du  rang 
qu'on  occupe.  Dans  Euripide,  Hécube  se  résigne  à  n'avoir  de  son 
vivant  qu'une  médiocre  condition;  mais  après  sa  mort  elle  voudrait 
que  son  tombeau  fût  digne  d'une  princesse  et  beau  à  voir.  La  joie 
et  la  tristesse  exprimées  sur  la  pierre  se  rencontrent  dans  des  ex- 
pressions d'une  gravité  touchante.  De  gracieux  emblèmes  font 
sentir  une  religion  tout  humaine.  On  respire  en  outre  un  certain 
air  d'égalité  qui  semble  rapprocher  le  marchand,  l'homme  d'état, 
l'orateur  et  le  guerrier.  Plutarque  décrit  le  tombeau  consacré  au 
célèbre  rhéteur  Isocrate.  On  le  visitait  comme  on  va  voir  chez  nous 
la  tombe  de  quelque  écrivain  illustre.  En  somme,  la  décoration  en 
était  plus  élégante  que  fastueuse.  Elle  consistait  en  quelques  co- 
lonnes et  en  deux  emblèmes  :  un  mouton  sculpté,  image  de  la  dou- 
ceur, et  une  syrène ,  symbole  de  charme  et  de  persuation.  N'est-il 
pas  à  remarquer  que  Pausanias,  cherchant  des  exemples  de  tom- 
beaux d'une  magnificence  extraordinaire,  soit  contraint  de  les  em- 
prunter aux  pays  de  l'Orient?  Lucien  pourra  se  moquer  de  l'idée 
qu'ont  aussi  les  Grecs  de  vouloir  nourrir  les  morts  et  de  les  abreu- 
ver, de  même  qu'il  se  moque  des  façons  diversement  bizarres  dont 
les  différons  peuples  traitent  les  corps  des  trépassés  :  «  Le  Grec 
brûle,  le  Perse  enterre,  l'Indien  vernit,  le  Scythe  mange,  l'Égyp- 
tien sale  ses  morts  :  ce  dernier  même,  j'en  suis  témoin  oculaire,  les 
fait  sécher,  les  invite  à  sa  table  et  en  fait  des  convives.  »  Le  mor- 
dant satirique  fait  parler  un  mort  qui  se  plaint  d'être  dérangé  trop 
souvent  pour  des  libations  et  autres  cérémonies.  Il  compare  à  des 
jouets  d'enfant  ces  colonnes,  ces  pyramides.  La  part  assez  médiocre 
en  somme  faite  à  la  critique  par  ce  grand  moqueur  semble  prouver 
pourtant  que  l'abus  n'avait  pas  ici  une  étendue  extrême. 

C'est  surtout  pour  les  monumens  funéraires  d'un  peuple  accou- 


tSyb  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tumé  à  parler  par  les  arts  une  langue  si  claire  qu'on  doit  se  de- 
mander jusqu'à  quel  point  ils  expriment  et  sous  quels  aspects 
ils  représentent  l'idée  d'une  vie  ultérieure.  Il  faut  consulter  ici  ces 
bas-reliefs,  ces  emblèmes,  ces  décorations  intérieures  ou  exté- 
rieures du  tombeau  qui  s'offrent  en  grand  nombre  aux  investiga- 
tions. Il  n'est  nullement  douteux  que  cette  croyance  ne  s'atteste 
sous  des  formes  variées  :  toute  la  question  est  de  savoir  dans  quelle 
mesure.  Cette  question  s'est  posée  récemment  à  propos  de  la  dé- 
couverte du  monument  de  Myrrhine  à  Athènes,  auquel  M.  Félix 
Ravaisson  consacre  un  savant  et  intéressant  mémoire.  Dans  le  mo- 
nument de  Myrrhine,  et  dans  beaucoup  d'autres,  les  bas-reliefs 
représentent  un  groupe  de  personnages  qui,  à  la  manière  dont  ils 
sont  en  rapport  les  uns  avec  les  autres,  doivent  être  reconnus,  ainsi 
qu'ils  l'ont  toujours  été,  pour  les  membres  d'une  même  famille. 
Souvent  l'un  d'eux  y  prend  la  main  d'un  autre.  La  plupart  des  an- 
tiquaires ont  désigné  ces  représentations  sous  le  nom  de  scènes 
d'adieu  ou  de  séparation.  L'auteur  du  Mémoire  y  voit  au  contraire 
des  scènes  de  réunion  dans  une  autre  vie.  Il  fait  remarquer  que  ces 
personnages  sont  réellement  en  marche  les  uns  vers  les  autres  et 
témoignent,  non  du  caractère  de  tristesse  qu'on  leur  attribue,  mais 
d'un  sentiment  de  joie  douce,  et  même  d'une  satisfaction  quelque- 
fois plus  expressive,  attestée  par  des  gestes  sur  lesquels  on  ne  peut 
se  méprendre.  Il  étend  la  même  interprétation  à  d'autres  figures 
qui  deviennent  comme  autant  de  témoignages  d'une  croyance  pro- 
fonde et  vive  dans  l'immortalité  attestée  par  les  tombeaux  :  telle 
par  exemple  l'image  assez  fréquente  d'un  homme  assis  au  bord  de 
la  mer  qui  sera  une  des  peintures  de  la  vie  des  bienheureux  dans 
un  séjour  insulaire,  lequel  ne  peut  être  que  l'archipel  où  une  an- 
cienne tradition  plaçait  les  mânes  des  hommes  vertueux.  Sur  un 
bas-relief  funéraire  trouvé  en  Algérie,  un  homme  est  debout  ayant 
près  de  lui  une  table  chargée  de  rouleaux;  il  élève  la  main  droite 
vers  un  arbre;  à  sa  gauche  est  un  navire  au-dessus  duquel  une 
draperie  se  relève  de  distance  en  distance.  Ces  rouleaux  sont  des 
livres  dont  la  lecture  occupe  les  loisirs  du  défunt,  homme  d'étude 
sans  doute.  Le  geste  qui  désigne  l'arbre  est  celui  de  l'adoration; 
cet  arbre  est  donc  celui  autour  duquel  on  voit  ordinairement  en- 
roulé le  serpent,  génie  de  la  région  sacrée.  Dans  la  même  expli- 
cation, les  représentations,  à  un  certain  moment  très  fréquentes 
sur  pierres  gravées,  dans  la  Grèce  ancienne,  de  l'Amour,  Erôs,  et 
de  Psyché  (qui  n'est  autre,  suivant  l'étymologie,  que  Y  âme  elle- 
même)  conduite  par  l'Amour  vers  certaines  régions,  prennent  le 
même  sens  mythique.  Sur  un  vase  grec  d'ancien  style,  acquis  par 
le  musée  du  Louvre,  Achille  ou  Ajax,  jouant  aux  dés  sous  un  pal- 
mier, sont  de  même  une  représentation  èlyséenne.  Si   certaines 


LE    FASTE    FUNÉRAIRE.  397 

de  ces  explications  peuvent  ouvrir  à  la  discussion  un  champ  libre, 
il  en  est  qui  s'imposent  avec  une  irrésistible  évidence.  Comment 
par  exemple  se  méprendre  sur  la  signification  de  cette  image  d'un 
jeune  enfant  que  ses  parens  reçoivent  dans  la  vie  élyséenne  avec 
les  marques  d'une  vive  affection?  Est-ce  que  tel  détail  familier, 
un  petit  chien  qui  se  dresse  pour  caresser  l'enfant,  ne  marque  pas 
l'arrivée  plutôt  que  le  départ?  Le  geste  de  cette  mère  qui  reçoit  sa 
fille  et  lui  caresse  le  menton,  geste  ordinaire  dans  l'art  grec  pour 
exprimer  une  tendresse  familière,  est  un  signe  d'allégresse,  natu- 
rel et  charmant  s'il  s'agit  d'une  mère  qui  retrouve  son  enfant  dans 
un  séjour  de  bonheur  immortel;  ce  serait  un  geste  inexplicable  et 
déplacé  s'il  se  mêlait  aux  larmes  et  aux  angoisses  de  la  dernière 
séparation  sur  cette  terre.  Ainsi  s'expliqueraient  aussi  ces  repas  fu- 
nèbres grecs,  qui  sur  les  tombeaux  datent  surtout  des  iv^  et  m''  siè- 
cles avant  notre  ère  :  ce  sont  aussi  des  célébrations  élyséennes. 
Quant  aux  figurines  déposées  dans  les  sépulcres,  s'il  en  est  qui  ren- 
trent visiblement  dans  l'interprétation  mythologique,  il  en  est  aussi, 
comme  le  soutient  un  autre  savant,  M.  Heuzey,  et  comme  l'admet 
au  surplus  M.  F.  Ravaisson,  qui  relèvent  exclusivement  de  la  fan- 
taisie. Quelle  que  puisse  être  la  mesure  c>e  dissentiment  qui  sub- 
siste, la  substitution  en  un  très  grand  nombre  de  cas  des  scènes  de 
réunion  aux  scènes  d'adieu  nous  paraît  être  un  fait  acquis.  On  doit 
se  féliciter  d'ailleurs  de  voir  discuter  de  pareilles  questions  par  des 
esprits  éminens.  L'archéologie  ainsi  traitée  devient  philosophique, 
et  l'histoire  de  l'humanité  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  élevé  se  trouve 
intéressée  à  ses  résultats. 


IV. 

J'arrive  au  faste  funéraire  romain.  Avant  de  le  considérer  dans 
sa  période  de  développement,  comment  ne  pas  dire  un  mot  de  ses 
origines?  comment  ne  pas  rappeler  au  moins  les  rapports  qu'il  de- 
vait garder  avec  la  construction  et  les  décorations  introduites  par 
les  Étrusques?  Nous  n'en  sommes  pas  réduits  pour  le  faste  funéraire 
étrusque  à  quelques  descriptions  antiques,  comme  celles  du  tom- 
beau de  Porsenna,  qui  n'est  nullement  authentique,  mais  qui,  sans 
appartenir  au  roi  dont  il  avait  usurpé  le  nom,  n'en  était  pas  moins 
un  prodige  de  l'art  étrusque.  11  a  eu  des  témoins  comme  Pline,  qui 
décrit  ce  sépulcre,  formé  de  grands  morceaux  de  marbre  en  forme 
carrée,  ayant  30  pieds  de  front  et  50  pieds  de  haut;  il  servait  de 
base  à  un  plus  grand  bâtiment,  et  un  labyrinthe  tellement  compli- 
qué circulait  autour,  qu'il  était  impossible  sans  un  fil  d'en  trouver 
l'issue,  etc.  Varron  déclare  qu'il  renonce  à  mesurer  la  hauteur  des 
cinq  pyramides  qui  le  surmontaient.  Encore  une  fois  nous  avons  des 


398  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

nouvelles,  si  j'ose  dire  ainsi,  plus  fraîches  du  faste  funéraire  étrusque. 
Tout  récemment  M.  le  comte  Gozzadini,  sénateur  du  royaume  d'Ita- 
lie et  président  du  comité  d'histoire  nationale  pour  les  Romagnes, 
a  poursuivi  sur  des  nécropoles  ayant  cette  origine  des  fouilles  fé- 
condes de  1853  à  1869.  On  avait,  dès  le  siècle  dernier,  exploré  les 
nécropoles  de  Tarquinies,  de  Vulci  et  quelques  autres  situées  dans 
les  Marennes  de  la  Toscane,  non  loin  de  Givita-Vecchia.  C'est  en 
s'inspirant  de  ces  précédens,  et  de  quelques  indications  de  Pline, 
que  M.  Gozzadini  a  entrepris  des  recherches  dans  ses  propres  do- 
maines et  découvert  successivement  une  première  nécropole,  celle 
de  Villanova,  puis  celles  de  Marzabotto  et  de  la  Chartreuse  (Certosa). 
De  ces  découvertes,  résumées  dans  un  excellent  mémoire  par  M.  Ch. 
A^ergé,  il  résulte  que  la  nécropole  de  Villanova  remonte  à  deux  ou 
trois  siècles  avant  la  fondation  de  Rome,  tandis  que  celles  de  Mar- 
zabotto et  de  Certosa  sont  d'une  époque  ultérieure;  on  les  attribue 
au  j"  ou  vi^  siècle  avant  notre  ère.  Toutes  ces  nécropoles  ont  une 
origine  étrusque  incontestée.  La  religion,  l'art,  le  culte  des  morts, 
reçoivent  des  objets  qu'on  en  a  extraits  en  très  grand  nombre  de 
précieux  éclaircissemeus.  Aux  objets  communs,  il  s'en  mêle  qui  ont 
un  caractère  d'art  et  de  luxe,  tels  que  monnaies,  colliers,  bracelets, 
ceintures,  épingles  de  formes  élégantes  et  variées,  bagues  au  nombre 
de  45,  bijoux  d'or  ornés  du  scarabée  symbolique  qui  représente  le 
passage  de  la  vie  à  la  mort,  quantité  de  miroirs  de  fer  et  de  bronze, 
enfin  des  ustensiles  qui  se  rapportent  aux  coutumes  funèbres.  Tel 
est  cet  instrument  particulier  dont  les  parens  du  mort  se  servaient 
pour  se  couper  les  cheveux  et  la  barbe  en  signe  de  deuil;  telle  est 
aussi  cette  plaque,  ornée  de  dessins  gravés,  munie  d'une  poignée 
et  sur  laquelle  on  frappait  avec  un  maillet  à  deux  têtes  pour  accom- 
pagner les  chants  funèbres.  Les  statuettes  de  bronze ,  fort  nom- 
breuses, montrent  un  travail  assez  primitif  pour  la  plupart,  tandis 
que  le  goût  et  l'habileté  que  les  Étrusques  apportaient  dans  l'art  cé- 
ramique sont  attestés  par  les  poteries  les  plus  anciennes  des  nécro- 
poles bolonaises.  Partout  éclate  l'étroite  analogie  des  usages  étrus- 
ques avec  ceux  qui  subsistaient  encore  à  la  fin  de  la  république  et 
sous  les  empereurs  :  c'étaient  les  mêmes  modes  variés  de  sépul- 
ture, les  mêmes  cérémonies  funèbres,  le  même  symbolisme.  Dans 
les  tombes  étrusques,  ainsi  que  dans  les  tombes  romaines,  le  vase 
que  l'on  brisait  au  moment  de  la  sépulture  rappelle  la  fragilité  de 
la  vie,  en  même  temps  que  l'œuf  qu'on  y  dépose  est  l'emblème  de 
sa  perpétuité  par  la  reproduction.  Quant  à  la  présence  d'os  d'ani- 
maux dans  les  mêmes  tombeaux,  M.  Gozzadini  pense  qu'elle  peut 
s'expliquer  soit  par  l'usage  de  brûler  avec  le  mort  certains  animaux, 
tels  que  des  chevaux  et  des  chiens,  soit  par  les  repas  de  funérailles, 
soit  enfin  par  les  superstitions  qui  attribuaient  à  des  amulettes  tirées 


LE    FASTE    FUNÉRAIRE.  399 

du  règne  animal  des  vertus  surnaturelles.  Les  mêmes  fouilles  ont 
été  continuées  de  1870  à  1877  avec  le  même  succès,  et  de  façon  à 
soulever  des  controverses  sérieuses  sur  l'histoire  des  diverses  races 
établies  en  Italie  sur  les  bords  du  Pô  et  au  versant  septentrional  de 
l'Apennin. 

On  peut  croire  cpie  ces  précieuses  trouvailles  d'un  luxe  funéraire 
enfoui  sous  le  territoire  italien  sont  loin  d'avoir  dit  leur  dernier 
mot.  Dirigées  avec  une  grande  habileté,  animées  par  tout  ce  que 
peut  à  Rome  même  aujourd'hui  allumer  de  zèle  une  émulation 
internationale,  elles  ne  cessent  de  se  multiplier  et  de  se  manifester 
par  d'iraportans  résultats.  Les  rapports  de  l'art  et  de  la  pensée 
étrusques  avec  Rome  antique  en  ont  reçu  déjà  mainte  confirmation 
éclatante  :  tantôt  ce  sont  des  vases  décorés  intérieurement  ou 
extérieurement,  des  pièces  ornées  de  figurines  représentant  des 
lions  ailés,  des  sphinx,  des  griffons  et  d'autres  objets  extraits  de  la 
tombe  Reguli-Galani  à  Gœré  ;  tantôt  ce  sont  des  découvertes  ana- 
logues faites  dans  les  caveaux  de  Palestrina,  dont  le  mobilier  est  à 
Rome  dans  le  palais  Baiberini.  Hier  encore  c'était  une  magnifique 
coupe  d'argent  trouvée  sur  l'emplacement  de  cette  même  cité 
étrusque,  Palestrina,  l'ancienne  Preneste.  Les  observations  qu'un 
savant  archéologue,  M.  François  Lenormant,  présentait  en  offrant 
le  dessin  de  cette  coupe  à  l'Académie  des  Inscriptions  s'appliquent 
aux  autres  curiosités  tirées  du  même  trésor.  Dans  ces  fouilles,  diri- 
gées par  M.  Fioreili,  sénateur  italien,  tous  ces  objets  en  or,  en  élec- 
trum,  en  argent,  en  bronze,  en  ivoire,  en  verre,  sont  extraits  d'une 
vaste  chambre  sépulcrale  carrée,  fermée  par  des  m,urs  sans  ciment 
comme  dans  toutes  les  sépultures  étrusques.  Peu  importe  que  dans 
ce  cas  particulier  ces  objets  eux-mêmes  proviennent  de  l'art  phéni- 
cien. L'art  funéraire  étrusque  n'a  pas  moins  mis  sa  marque  sur  les 
constructions  sépulcrales  comme  sur  la  masse  des  choses  funé- 
raires transmises  aux  Romains  et  aux  diverses  populations  italiques. 
Même  émancipé,  le  génie  romain  n'a  pas  répudié  cet  héritage,  et 
le  fond  étrusque  s'est  perpétué  à  travers  les  déviations  parfois  fâ- 
cheuses qui  ont  atteint  cette  sorte  de  monumens. 

C'est  une  remarque  générale  que,  sous  bien  des  rapports,  le  faste 
est  le  génie  de  Rome  dans  les  arts.  Le  luxe  funéraire  devait  d'au- 
tant moins  faire  exception  qu'on  est  ici  en  présence  d'une  puissante 
et  très  orgueilleuse  aristocratie.  On  a  la  certitude  que  le  premier 
grand  luxe  par  lequel  elle  débuta  fut  le  faste  des  obsèques.  C'est 
le  premier  aussi  que  durent  atteindre  les  règlemens  somptuaires, 
incrits  dans  la  loi  des  douze  tables.  Elle  règle  la  quantité  des  par- 
fums que  l'on  pourra  employer  pour  oindre  le  corps ,  prohibe  les 
grandes  couronnes,  défend  de  placer  devant  les  morts  un  autel 
pour  y  brûler  de  l'encens,  d'étendre  plusieurs  lits  et,  ce  qui  prouve 


AGO  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

à  quel  point  ce  genre  de  faste  était  déjà  devenu  une  sorte  de  pas- 
sion, de  célébrer  plusieurs  fois  les  obsèques  de  la  même  personne  : 
cela  se  faisait  en  effet  assez  souvent  pour  peu  qu'on  eût  pris  la  pré- 
caution de  conserver  un  des  membres  ou  même  un  des  doigts  du 
défunt.  Nulle  autre  société  qu'une  société  aristocratique  avec  gran- 
deur n'aurait  pu  donner  de  pareils  spectacles  dans  ses  funérailles, 
faites  pour  imprimer  l'idée  de  l'importance  des  grandes  races.  Il 
semble  que  l'on  assiste  à  une  sorte  de  drame  funéraire  imposant 
et  magnifique ,  depuis  le  moment  où  le  mort  est  exposé  sur  le  lit 
enrichi  d'ivoire,  couvert  de  sa  toge  de  pourpre  et  de  ses  plus  riches 
vêtemens,  le  visage  recomposé  pour  ainsi  dire  par  de  savantes  pré- 
parations, jusqu'au  moment  suprême  qui  met  un  terme  à  ces  so- 
lennités funèbres.  Toute  une  population  y  est  associée ,  comme  le 
chœur  est  associé  à  la  pièce  dans  la  tragédie  antique.  L'imagination 
reste  frappée  à  la  pensée  de  ces  cortèges  à  travers  la  ville,  escortés 
par  une  foule  immense,  éclairés  en  plein  jour  par  une  quantité  in- 
nombrable de  flambeaux  de  cire  et  de  torches  allumées,  de  ces 
images  d'ancêtres  habillées  en  consuls,  en  préteurs,  en  pon- 
tifes, etc.,  de  ces  trompettes  remplissant  l'air  de  sons  lugubres, 
des  danses  exécutées  par  des  chœurs  de  satyres ,  de  ces  femmes, 
les  joues  baignées  de  larmes,  les  vêtemens  en  désordre,  poussant 
des  lamentations,  enfin  de  cette  famille,  de  ces  cliens,  de  ces  af- 
franchis, de  ces  esclaves,  de  ces  amis  du  mort,  formant  la  marche 
lugubre,  qui  s'arrête  de  temps  en  temps  pour  laisser  retentir  avec 
plus  d'ensemble  et  d'effet  la  musique  des  instrumens  et  les  chants 
funèbres.  Malgré  les  lois  qui  ordonnaient  qu'on  ne  portât  qu'un  seul 
lit  aux  funérailles,  il  y  en  eut  six  cents  aux  obsèques  de  Marcellus, 
et  à  celles  de  Sylla  il  y  en  avait  six  mille!  Les  scènes  du  bûcher 
formaient  comme  un  nouvel  acte  de  ce  drame  pathétique.  Devant 
cet  édifice  immense,  construit  avec  un  art  savant,  tout  ce  qui  attes- 
tait le  désir  d'agréer  au  mort  se  donne  carrière  sous  toutes  les 
formes,  parfums ,  dons ,  immolation  d'animaux ,  combats  de  gla- 
diateurs, sans  parler,  pour  les  empereurs  ou  de  ceux  que  leur  fa- 
veur désignait  pour  cet  honneur,  de  toutes  les  célébrations  pom- 
peuses qui  accompagnent  les  apothéoses. 

Le  faste  funéraire  était  provoqué  à  Rome  par  l'emplacement  même 
des  tombeaux  qui  semblent  tout  faire  pour  appeler  les  regards.  Rien 
de  moins  recueilli,  de  plus  opposé  à  l'idée  que  nous  nous  faisons 
d'un  lieu  consacré  par  la  mort.  Les  morts  posent  devant  les  vi- 
vans.  Ils  gardent  tout  leur  orgueil  au  fond  de  ces  tombeaux  qui  for- 
ment comme  une  exposition  permanente  sur  les  voies  Appienne, 
Flaminienne  et  Latine.  Sans  doute  tout  ne  fut  pas  vanité  et  men- 
songe dans  ces  libations  et  dans  ces  présens  faits  aux  mânes ,  non 
plus  que  dans  les  ornemens  des  tombeaux;  mais  rien  ne  donne  l'idée 


LE   FASTE    FUNERAIRE.  ^01 

d'un  faste  à  bien  des  égards  plus  mondain.  Ces  sépultures  sem- 
blaient moins  parler  aux  hommes  des  graves  mystères  de  la  mort 
que  leur  conseiller  de  se  hâter  de  jouir  de  la  vie.  Ces  morts,  dont  les 
bustes  vous  regardent,  ces  statues,  souvent  debout,  fièrement  dra- 
pées, dominent  la  foule.  Plusieurs  de  ces  tombeaux  ressemblent  à  des 
temples  avec  fronton  et  colonnes.  Le  grand  nombre  des  stèles  porte 
le  même  orgueilleux  témoignage;  elles  sont  loin  d'avoir  toujours  le 
même  caractère  religieux  que  les  stèles  égyptiennes  où  le  mort  est 
habituellement  représenté  rendant  hommage  à  une  divinité  et  rece- 
vant lui-même  l'hommage  des  différentes  personnes  de  sa  famille. 
Chaque  condition  a  son  faste.  Si  toute  la  grandeur  de  la  puissance 
impériale  paraît  dans  les  mausolées  d'Auguste  et  d'Adrien,  si  la 
fierté  aristocratique  respire  dans  la  grande  tour  des  Scipions  et  dans 
le  môle  immense  de  Cœcilia  Metella ,  la  richesse  rivalise  avec  la 
noblesse  héréditaire  dans  la  grande  pyramide  de  Gestius,  un  simple 
prêtre  épulon,  et  les  Columbaria  sont  eux-mêmes  les  magnifiques 
nécropoles  des  affranchis  et  même  des  esclaves  de  maîtres  opu- 
lens.  On  voulut  en  vain  lutter  par  des  lois  somptuaires  contre  ces 
dispendieux  abus  de  la  pierre,  du  granit  et  du  marbre.  Quand  Cé- 
sar défendit  de  dépenser  au-delà  d'une  somme  fixe  «  pour  le  sé- 
pulcre, »  on  joua  sur  les  mots  :  on  la  dépensa  pour  le  monument 
qui  le  recouvrait.  La  classe  peu  riche  eut  aussi  sa  part  de  ce  genre 
de  luxe.  Elle  eut  recours  à  l'emploi  d'imitations  pour  en  décorer 
les  chambres  sépulcrales.  On  fit  avec  des  terres  peintes  de  diffé- 
rentes couleurs  des  colliers,  des  bijoux,  des  miroirs  pour  la  Ro- 
maine de  condition  moyenne.  Un  autre  faste,  à  vrai  dire  le  moins 
coûteux  de  tous,  fut  aussi  fort  en  honneur,  celui  des  épitaphes, 
plus  orgueilleuses  que  les  statues  de  marbre.  C'est  par  ces  inscrip- 
tions, non  moins  que  par  les  emblèmes  mythologiques,  que  l'on 
peut  tirer  du  faste  funéraire  à  Rome  les  indications  religieuses  et 
philosophiques  qu'il  renferme.  Là  se  manifestent  mieux  peut-être 
que  partout  ailleurs  les  alternatives  de  foi  et  d'incrédulité,  les  re- 
tours vers  la  religion  nationale,  les  périodes  de  scepticisme  presque 
général,  qui  marquaient  successivement  ces  siècles  où  le  paganisme 
s'obstine  à  vivre,  à  travers  des  défaillances  qu'on  a  eu  le  tort  de 
prendre  pour  la  mort  définitive.  C'est  ce  qu'on  trouvera  expliqué, 
mieux  que  je  ne  le  pourrais  faire,  dans  des  ouvrages  tels  que  ceux 
de  M.  Friedlœnder  sur  Rome  depuis  Auguste  jusqu'à  la  fin  des  Anto- 
nins,  et  dans  le  livre  de  M.  Gaston  Boissier  sur  la  Religion  romaine. 
L'incrédulité  parle  plus  d'une  fois,  il  est  vrai,  sur  les  tombeaux  un 
langage  provocant;  mais  combien  il  est  rare  que  l'intérieur  des 
tombes  ne  le  démente  pas  !  Le  plus  souvent  l'idée,  vague  peut-être, 
mais  persistants,  d'une  existence  ultérieure,  s'y  retrouve.  xMalgré 

TOMB  XX.  —  1877.  26 


402  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

les  avis  ironiques  d'un  Laberius,  qui  conseille  aux  passans  de  se 
moquer  de  la  philosophie  et  sans  doute  aussi  de  la  pensée  reli- 
gieuse, les  tombeaux  sont  de  mauvais  prédicateurs  de  scepticisme, 
et  la  mort  n'aime  guère  à  se  vanter  de  son  néant. 

Une  étude  approfondie  du  faste  funéraire  romain  ne  ferait  que 
confirmer  le  caractère  habituellement  religieux  et  moral  de  ce 
genre  de  monumens  attesté  par  les  représentations  symboliques, 
ies  urnes  destinées  à  recevoir  les  ossemens  et  les  cendres  font 
souvent  ainsi  allusion  à  la  vie  future.  L'intérieur  des  tombes  ro- 
maines était  décoré  de  peintures  qui  représentaient  le  plus  fré- 
quemment ,  il  est  vrai ,  des  paysages ,  des  arabesques  qui  pou- 
vaient orner  une  villa ,  mais  bien  des  fois  aussi  des  scènes  qui  se 
rapportent  aux  champs  élysées  ou  aux  enfers.  Les  bas-reliefs  qui, 
au  reste,  ne  nous  sont  guère  parvenus  que  depuis  les  Antonins, 
sont  remplis  d'enseignemens  de  la  même  nature.  Une  partie  des 
décorations  se  rapporte  aux  usages  religieux,  et  la  pompe  des  funé- 
railles s'y  trouve  retracée  avec  toute  la  série  des  épisodes  qui  s'y 
succèdent.  La  sculpture  y  a  gravé  les  sentimens  de  la  famille  et  les 
souvenirs  de  l'union  conjugale  de  la  manière  la  plus  touchante.  Un 
homme  et  une  femme  se  tiennent  par  la  main  :  entre  eux  est  un 
amour  avec  ces  mots  :  Fidei  simulocrwn,  emblème  de  fidélité. 
Plus  souvent  c'est  leur  enfant  qu'ils  tiennent  tous  deux,  ou  bien  le 
défunt  est  couché  et  sa  femme  assise  près  du  lit.  L'union  des  époux 
par  le  mariage  et  leur  séparation  par  la  mort  sont  fréquemment 
figurées;  mais,  selon  l'expression  de  M.  Ampère,  l'on  peut  croire 
qu'il  y  a  aussi  dans  «  ces  noces  du  tombeau  »  un  pressentiment  de 
la  réunion  au-delà;  si  l'on  voit  un  rideau,  le  rideau  qui  nous  cache 
le  monde  invisible,  on  voit  aussi  une  porte  entr' ouverte  pour  laisser 
à  celui  qui  reste  la  perspective  et  l'espoir  d'y  passer  à  son  tour. 
Cette  porte  s'ouvre  pour  un  enfant;  la  tendresse  des  parens  élevait 
des  tombes  aux  enfans  et  décorait 'des  symboles  accoutumés  les 
urnes  qui  contenaient  leurs  cendres.  Les  représentations  de  la  vie 
future  offrent  parfois  un  mélange  de  délicat  symbolisme  et  d'images 
emnruntées  à  la  mythologie  populaire.  Ainsi  Gharon  fait  passer  aux 
âmes  le  Styx  et  les  débarque  sur  la  rive  infernale  :  on  voit  l'arrivée 
des  âmes;  un  homme,  suivi  de  son  fils,  a  déjà  mis  le  pied  sur  la 
planche  qui  conduit  de  la  barque  à  terre,  une  femme  est  encore 
dans  la  barque.  Clotbo  accueille  ce  mort  en  lui  tendant  la  main; 
elle  tient  une  quenouille  sur  laquelle  il  restait  beaucoup  à  filer. 
C'est  donc  un  père  et  un  époux  mort  jeune  qu'ont  suivi  de  près 
son  épouse  et  son  fils.  Une  seconde  Parque  tient  un  vase,  elle  va 
leur  donner  à  boire  l'eau  du  Léthé;  ils  sont  réunis,  ils  peuvent  ou- 
blier. A  propos  des  banquets  funéraires,  on  trouverait  sans  doute  à 
soulever  les  mêmes  questions  que  pour  les  mêmes  représentations 


LE    FASTE    FLNERATRE.  503 

€11  Grèce.  Nous  ne  parlons  pas  de  quantité  de  bas-reliefs  qui  re- 
présentent les  scènes  de  l'existence  quotidienne,  les  insignes  pro- 
pres aux  magistrats,  aux  pontifes,  aux  guerriers.  Les  auteurs  eux- 
mêmes  ont  leur  insigne  spécial  que  représente  le  volume,  ils  se 
montrent  entourés  par  les  Muses,  qui  sont  censées  les  inspirer.  La 
présence  d'Homère  signale  un  poète  épique,  celle  de  Pindare  un 
poète  lyrique,  celle  de  Ménandre  un  auteur  comique;  Tlialie,  Mel- 
pomène,  Euterpe,  se  trouvent  parfois  réunies  dans  la  même  tombe, 
ce  qui  indique  l'étonnante  diversité  des  talens  du  défunt. 

Au  reste,  si  beaucoup  de  ces  décorations  funéraires  manifestent 
clairement,  par  l'intention  d'agréer  aux  trépassés  l'idée  de  leur 
sensibilité  persistante,  l'interprétation  de  certains  symboles  relatifs 
à  la  vie  ultérieure  dans  un  autre  monde  laisse  en  bien  des  cas  plus 
de  place  que  chez  les  Grecs  à  la  controverse  sur  leur  portée  réelle. 
On  a  pu  même  se  demander  si  quelques  représentations  ne  faisaient 
pas  allusion  à  une  destruction  plus  complète.  Nous  n'appliquons  pas 
cette  réserve  au  So-mmeil,  génie  représenté  tantôt  par  un  enfant, 
tantôt  par  un  jeune  homme,  tantôt  par  un  vieillard,  et  qui  tient  un 
flambeau  renversé,  symbole  de  la  vie  éteinte.  Cette  image  peut  ne 
figurer  que  la  fm  de  vie  actuelle.  En  est-il  de  même  des  bas-reliefs 
où  l'on  voit  un  papillon  brûlé  par  un  flambeau ,  ou  saisi  au  vol  par 
le  bec  d'un  oiseau?  Ne  faut-il  pas  y  voir  la  destruction  de  Psyché, 
de  l'âme,  que  It  s  anciens  ne  distinguaient  pas  bien  de  la  vie  ?  Pour- 
quoi ne  pas  admettre  que  ce  qu'il  y  avait  de  confus  et  d'incertain  à 
ces  époques  dans  la  conception  et  dans  la  réalité  même  d'une  vie 
future  se  manifeste  par  des  symboles  contradictoires?  Ces  contra- 
dictions n'infirmeraient  pas  les  principales  idées  que  nous  avons 
essayé  d'établir  par  des  exemples  empruntés  au  luxe  funéraire. 
Une  voile  repliée,  un  arbre  dépouillé  de  ses  feuilles  ou  qu'on  ar- 
rache, un  masque  tombé  à  terre,  qui  annonce  que  la  pièce  est  finie, 
un  cheval  dans  une  course  de  char,  qui  s'abat  au  bout  de  sa  car- 
rière, ces  représentations  symboliques  assez  fréquentes  sur  les 
tombeaux  signifient  la  fin  de  l'existence,  la  nécessité  du  terme  fa- 
tal, sans  entraîner  la  pensée  du  suprême  anéantissement. 

On  ne  peut  quitter  le  faste  funéraire  antique  sans  dire  un  mot  de 
celui  dont  les  animaux  furent  fréquemment  l'objet.  Tantôt  c'était  le 
prix  de  la  gloire,  comme  pour  les  chevaux  vainqueurs  aux  jeux 
olympiques,  tantôt  le  résultat  d'un  simple  caprice,  d'un  attache- 
ment ridicule.  Le  cheval  d'Alexandre,  honoré  de  magnifiques  funé- 
railles, les  chiens  et  les  coqs  d'un  certain  Polyarque,  dont  parle 
Élien,  enterrés  dans  des  tombes  avec  pilastres  et  tables  de  marbre 
couvertes  d'inscriptions,  l'oie  qui  accompagnait  partout  un  phi- 
losophe nommé  Lacidas,  honorée,  au  rapport  de  Diodore,  d'un 
superbe  convoi  par  ce  même  personnage,  qui  n'eut  pas  honte  de 


404  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

l'accompagner  avec  des  démonstrations  de  douleur  fort  peu  philo- 
sophiques, ces  exemples  sont  loin  d'épuiser  les  témoignages  de  cette 
sorte  de  manie  chez  les  Grecs.  On  la  retrouve  à  Rome  souvent  chez 
des  empereurs,  fous  il  est  vrai  pour  la  plupart,  mais  non  pas  tous 
pourtant  :  on  peut  citer  dans  la  liste  Jules  César,  Auguste  et  Marc- 
Aurèle,  à  côté  de  Caligula,  de  Néron  et  de  Commode,  ajoutons  aussi 
Hadrien,  qui  rendit  ce  genre  d'honneurs  à  une  quantité  de  chevaux 
et  de  chiens.  Il  bâtissait  un  magnifique  monument  à  Antinous  et 
poussait  le  scandale  jusqu'à  l'apothéose  de  ce  vil  favori.  Quelque- 
fois, dans  l'empire  romain,  tout  un  peuple  parut  saisi  de  cette  sin- 
gulière fureur.  Rien  n'en  donne  mieux  l'idée  que  ce  que  raconte 
Pline  l'Ancien  d'un  perroquet  apprivoisé  qui  saluait  par  leurs  noms 
les  principales  personnes  de  la  famille  de  Tibère.  Il  devint  telle- 
ment cher  à  la  multitude  qu'après  avoir  mis  en  pièces  le  meurtrier 
de  l'oiseau,  elle  fit  des  obsèques  pompeuses  à  son  favori,  déposé 
dans  un  cercueil,  couvert  de  bouquets,  porté  par  deux  nègres,  suivi 
d'une  immense  foule,  et  accompagné  de  cornets,  de  fifres,  de  clai- 
rons et  de  hautbois. 

Il  appartenait  au  christianisme  de  combattre  ces  idolâtries  hon- 
teuses et  d'autres  superstitions  que  l'antiquité  n'avait  cessé  de 
mêler  aux  idées  religieuses  d'où  était  sorti  en  grande  partie  le  faste 
funéraire  :  non  content  d'attaquer  de  front  les  coutumes  dégra- 
dantes qui  traitaient  la  bête  comme  l'homme  et  qui  déifiaient  l'hu- 
manité par  l'apothéose  de  ce  qu'elle  renfermait  de  moins  digne  de 
respect  et  de  sympathie,  il  lutta  contre  ces  hécatombes  humaines, 
application  abominable  de  l'idée  d'être  agréable  aux  morts  et  de 
cette  croyance  que  la  vie  future  était  la  continuation  des  goûts  et 
des  habitudes  de  l'existence  actuelle.  En  combattant  chacune  de  ces 
idées  fausses  et  barbares,  en  remplaçant  l'orgueil  par  l'humilité 
et  le  respect  de  la  vie  humaine,  en  montrant  dans  l'existence  ulté- 
rieure un  monde  tout  nouveau,  sans  rapport  avec  ce  qui  avait  fait 
ici-bas  nos  joies  et  nos  douleurs,  le  christianisme  allait  opérer,  non 
sans  une  résistance  prolongée,  et  qu'il  n'a  pas  réussi  sur  tous  les 
points  à  vaincre  également,  une  mémorable  révolution,  heureuse- 
ment complète  pour  l'abus  le  plus  grave,  les  sacrifices  sanglans. 
Agissant  lui-même  sur  le  faste  funéraire  pour  en  modifier  l'inspira- 
tion et  les  formes,  sans  doute  il  n'en  préviendra  pas  tous  les  excès, 
mais  souvent  il  l'élèvera  jusqu'à  lui.  Ce  faste  devra  subir  également 
en  bien  ou  en  mal  l'action  profonde  de  mœurs,  d'idées,  d'institu- 
tions bien  différentes  de  celles  des  anciens.  C'est  cette  seconde  pé- 
riode de  son  développement  qu'il  me  reste  à  retracer. 

Henri  Baudrillart. 


SŒUR   DOCTROUVÉ 


La  ville  de  Besançon  est  une  des  plus  vivantes  qu'il  y  ait  en 
France.  L'industrie  horlogère  y  fait  prospérer  une  bourgeoisie  riche 
et  pulluler  une  population  de  travailleurs.  Grâce  à  la  ceinture  des 
remparts,  les  habitans  y  paraissent  d'autant  plus  nombreux  qu'ils 
ne  peuvent  se  répandre  dans  des  faubourgs  et  qu'ils  sont  forcés  de 
s'entasser  à  l'étroit  dans  un  espace  très  resserré.  Aussi  les  maisons 
sont-elles  hautes  et  les  rues  fourmillantes.  N'était  l'horizon  bordé  de 
montagnes  qui  empêchent  d'oublier  qu'on  est  en  Franche-Comté, 
on  se  croirait  volontiers  dans  un  quartier  de  Paris;  mais  à  mesure 
qu'on  s'éloigne  de  Battant^  où  s'agglomèrent  les  ouvriers,  et  qu'on 
remonte  la  Grande-Rue,  où  s'étalent  les  boutiques,  à  mesure  qu'on 
s'avance  vers  la  ville  haute,  on  entre  dans  la  province.  Les  étages 
s'abaissent  peu  à  peu,  les  portes  cochères  remplacent  les  vitrines 
des  marchands,  et  la  vie  semble  baisser  la  voix  en  approchant  de 
la  rampe  qui  conduit  à  la  cathédrale.  Toutefois  cette  rampe  n'est 
pas  solitaire,  car  la  ville  est  dévote,  et,  le  dimanche  surtout,  le 
chemin  de  l'église  est  encombré  de  fidèles.  Même  pendant  la  se- 
maine, beaucoup  de  promeneurs  y  passent  pour  aller  jouir  de  l'ad- 
mirable coup  d'œil  qu'on  a  du  haut  du  terre-plein  qui  précède  le 
parvis.  Où  la  solitude  règne  absolument,  c'est  derrière  la  cathé- 
drale. Là  se  trouve  un  des  deux  quartiers  nobles  de  Besançon. 
L'autre,  englobé  dans  les  rues  populeuses  qui  débouchent  sur  le 
quai  du  Doubs,  a  perdu  son  caractère  et  s'est  laissé  envahir  par  la 
bourgeoisie.  Mais  celui-ci  n'a  pas  été  entamé;  il  se  compose  d'une 
rue  unique,  à  la  pente  raide,  au  pavé  caillouteux  enchâssé  d'herbe, 
et  qui  finit  en  cul-de-sac  contre  le  rocher.  Dans  ce  coin,  les  bruits 
de  la  ville  arrivent  à  peine,  étouffés ,  lointains ,  pareils  aux  mur- 
mures d'une  eau  invisible.  La  masse  de  la  cathédrale  les  intercepte 
et  masque  même  la  vue  de  la  cité.  Il  semble  que  les  hôtels  nobles, 
endormis  dans  leurs  souvenirs  d'autrefois,  s'abritent  de  la  vie  mo- 
derne derrière  cet  écran  de  pierre. 


406  REVUE    DES    DEDX   MONDES. 

C'est  dans  une  de  ces  silencieuses  et  solennelles  demeures  qu'ha- 
bitait la  marquise  de  Yillers-Doisnay  d'Aubentel. 

Bien  qu'elle  n'eût  pas  encore  cinquante  ans,  la  marquise  portait 
déjà  toutes  les  marques  de  la  vieillesse.  Son  corps  droit  et  maigre 
commençait  à  se  recroqueviller  visiblement,  prenant  aux  angles 
cette  apparence  de  bois  sec  que  donne  à  la  forme  humaine  l'hiver 
de  la  vie.  Sur  la  tête  surtout  cet  hiver  avait  prématurément  fait 
tomber  sa  neige;  la  marquise  avait  les  cheveux  tout  blancs.  Gela 
faisait  paraître  plus  jaune  sa  figure  en  parchemin,  plus  sévères  les 
deux  profondes  rides  qui  coupaient  Les  joues  et  accentuaient  amè- 
rement le  pli  des  lèvres,  plus  triste  ce  grand  nez  aux  arêtes  dures 
qui  couvrait  d'ombre  toute  une  moitié  de  la  face.  Seuls  les  yeux 
couleur  de  violette  n'avaient  pas  été  fanés.  Peut-être  ces  fleurs  du 
visage  conservent- elles  leur  fraîcheur  dans  la  rosée  des  larmes.  Car 
la  marquise  avait  beaucoup  pleuré. 

Elle  était  restée  veuve  à  trente  ans,  avec  deux  enfans  à  élever  et 
une  fortune  misérable.  Le  marquis,  après  l'avoir  rendue  très  mal- 
heureuse par  une  conduite  désordonnée,  des  infidélités  aussi  variées 
qu'impudentes,  tous  les  scandales  d'une  vie  de  joueur  et  de  liber- 
lin,  était  mort  en  la  laissant  face  à  face  avec  la  ruine.  Les  dettes  du 
marquis  une  fois  payées,  il  ne  demeurait  à  la  jeune  femme  que 
quelques  terres  et  la  maison  de  Besançon.  Elle  prit  courageusement 
son  parti,  vendit  ses  bijoux  et  en  plaça  l'argent,  réunit  ainsi  avec 
ses  revenus  fonciers  de  quoi  se  constituer  cinq  mille  livres  de  rente, 
et  renonça  au  monde  pour  consacrer  tout  son  tenips  et  toutes  ses 
ressources  à  l'éducation  de  ses  enfans.  AGn  de  ménager  le  mince 
budget,  elle  garda  sa  fille  Marguerite  à  la  maison  et  l'instruisit 
elle-même.  Il  fallait  réserver  la  dépense  pour  le  fils,  Pierre,  qui 
aurait  un  rang  à  tenir  et  le  nom  de  sa  famille  à  porter.  Cette  seule 
considération  aurait  déjà  suffi  à  le  rendre  plus  particulièrement  cher 
à  la  marquise,  qui  était  entichée  de  noblesse.  Il  s'y  joignait  aussi 
des  raisons  de  santé,  raisons  sans  réplique  \X)uy  le  cœur  d'une  mère. 

Pierre  était  d'une  complexion  délicate,  maladive,  comme  il  ar- 
rive souvent  aux  descendans  extrêmes  des  vieilles  races  dont  le 
sang  s'est  appauvri  à  la  longue.  Marguerite  était  au  contraire  forte 
et  bien  portante,  sans  doute  parce  qu'elle  avait  été  la  première 
fleur  de  cette  union  où  le  suc  vivifiant  de  l'amour  s'était  vite  épuisé. 
Elle  avait  quatre  ans  de  plus  que  son  frère.  Elle  ne  demanda  pas 
comme  lui  des  soins  incessans  et  ne  donna  presque  pas  de  mal  à 
la  marquise,  tandis  que  Pierre  fut  trois  fois  dans  son  enfance  à 
deux  ^doigts  de  la  mort.  Pour  toutes  ces  causes,  le  fils  fut  plus 
choyé.  Cette  préférence  d'ailleui-s  n'avait  rien  de  cruel  pour  Mar- 
guerite, qui  fut  élevée  dans  la  pensée  que  c'était  une  chose  juste, 
et  qui  elle-même  s'était  habituée  naturellement  à  entourer  de  ten- 


SOEUr.    DOCTROUVÉ.  Û07 

dresses  prévenantes  et  dévouées  la  faiblesse  de  son  frère.  Il  s'était 
établi  entre  la  mère  et  la  fille,  à  mesure  que  celle-ci  avait  pris 
de  la  raison,  une  sorte  de  pacte  tacite  pour  se  sacrifier  sans  réserve 
à  ce  rejeton  si  frêle  en  qui  pouvait  encore  fleurir  l'arbre  de  noblesse 
des  Villers-Doisnay  d'Aubentel. 

Le  sacrifice  ne  fut  pas  inutile.  A  force  de  précautions,  on  fit  vivre 
le  jeune  Pierre,  et  à  force  de  privations  on  put  lui  donner  l'édu- 
cation qu'il  fallait  pour  le  pousser  vers  la  carrière  militaire,  la 
seule,  au  dire  de  la  marquise,  qui  convînt  à  l'héritier  pauvre  d'un 
grand  nom.  Après  avoir  fait  ses  études  chez  les  pères  de  la  rue  des 
Postes,  il  avait  été  reçu  à  l'École  de  Saint-Gyr,  et  il  venait  d'en 
sortir  avec  l'épaulette  de  sous-lieutenant. 

Pour  subvenir  àux  frais  de  cette  coûteuse  éducation,  la  marquise 
avait  vécu  pendant  dix  ans  comme  une  avare,  et  Marguerite  avait 
partagé  sans  se  plaindre  cette  dure  existence.  Seules  avec  une 
vieille  servante  dans  leur  triste  hôtel,  elles  se  passaient  de  tout 
superflu  et  presque  du  nécessaire.  Elles  se  nourrissaient  comme  un 
ménage  de  petits  bourgeois,  portaient  des  robes  communes  qu'elles 
faisaient  durer  aussi  longtemps  que  possible,  et  n'accordaient  à  la 
dépense  extérieure  que  la  part  stricte  qu'elles  lui  devaient  pour 
tenir  leur  rang.  C'est  ainsi  qu'on  les  voyait  convenablement  mises 
pour  aller  aux  offices  et  pour  rendre  les  rares  visites  auxquelles 
elles]  étaient  obligées.  C'est  ainsi  encore  qu'elles  avaient  conservé 
la  coutume  de  distribuer  à  Noël  et  à  Pâques  des  aumônes  relative- 
ment considérables  aux  pauvres  de  leur  paroisse.  Mais  elles  n'ai . 
laient  jamais  dans  le  monde,  bien  que  la  meilleure  société  aristo- 
cratique fît  tous  ses  efforts  pour  les  y  attirer.  Il  aurait  fallu,  afin 
d'y  paraître  dignement,  retrancher  quelque  chose  de  ce  qui  sem- 
blait dû  au  jeune  marquis. 

Malgré  cette  réclusion  volontaire,  on  n'était  pas  d'ailleurs  réduit 
à  un  isolement  absolu.  Deux  fois  par  semaine  la  marquise  rece- 
vait; mais  de  telles  réceptions  ne  faisaient  pas  grand  mal  à  la 
bourse.  Quatre  personnes  seulement  y  étaient  admises  :  le  chanoine 
de  Lindrat  et  sa  sœur  Adelphine,  le  baron  Hubert  de  La  Chenar- 
dière  et  un  noble  irlandais  réfugié,  le  comte  O'Graeme,  ces  deux 
derniers  très  pauvres  et  tous  quatre  très  vieux.  On  se  contentait  de 
faire  quelques  parties  de  whist  en  buvant  une  tasse  de  thé,  et  le 
meilleur  morceau  de  la  soirée  était  celui  que  Marguerite  chantait 
au  piano. 

Quand  on  n'a  rien,  on  se  trouve  heureux  du  peu  qu'on  rencontre. 
C'est  ainsi  que  Marguerite  goûtait  un  grand  charme  dans  les  plai- 
sirs bien  simples  et  bien  peu  variés  de  ces  réceptions,  il  s'en  déga- 
geait pour  elle  comme  un  parfum  de  joie  intime,  d'une  douceur 
fine  et  distinguée.  Elle  ne  sentait  aucun  écœurement  dans  cette 


ii08  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

atmosphère  de  vieilles  gens  et  n'éprouvait  aucun  ennui  à  entendre 
et  à  partager  leurs  bavardages.  Loin  de  là,  rien  ne  lui  semblait 
plus  naturel  et  même  plus  agréable  que  ces  causeries  où  revenaient 
sans  cesse  comme  sujets  de  conversation  les  regrets  du  temps  passé 
et  l'afiTirmation  de  tous  les  préjugés  nobiliaires.  Cette  petite  société 
représentait  pour  elle  le  monde,  l'extérieur,  la  vie. 

Lorsque  Pierre  sortit  de  l'école,  Marguerite  avait  vingt-trois  ans. 
C'était  une  admirable  fille,  en  plein  épanouissement  de  jeunesse, 
qui  s'était  développée  quand  même  malgré  les  contraintes  d'une  vie 
si  étroite  et  les  bornes  étouffantes  d'un  horizon  si  renfermé.  Sous 
ses  cheveux  blonds,  presque  roux,  elle  avait  un  teint  d'un  éclat 
éblouissant,  qui  faisait  penser,  sans  qu'on  cherchât  un  madrigal 
dans  cette  comparaison,  à  la  neige  des  montagnes  colorées  par  le 
sang  rose  du  soleil  levant.  Cette  fleur  fraîche  mettait  dans  la  sombre 
maison  une  note  de  lumière  et  de  gaîté.  Le  caractère  de  Marguerite 
était  épanoui  comme  son  corps.  Il  était  même  resté  un  peu  enfant, 
tandis  que  sa  beauté  avait  déjà  tous  les  charmes  formés  d'une 
femme  complète.  Son  esprit,  tourné  par  la  marquise  vers  des  idées 
sérieuses  et  graves  de  dévoûment  et  de  fierté,  n'avait  point  pris 
dans  cette  fréquentation  l'allure  solennelle.  Il  était  toujours  jeune, 
enjoué,  presque  folâtre,  d'une  naïveté  adorable.  Habituée  dès  long- 
temps à  l'isolement,  à  l'économie,  à  l'absence  des  plaisirs  les  plus 
ordinaires,  elle  en  était  arrivée  à  ne  pas  même  se  douter  des  priva- 
tions qu'elle  subissait  et  à  ne  pas  désirer  d'autre  joie  que  celle  de 
voir  son  frère  réussir. 

Elle  fut  donc  très  inquiète  en  constatant  un  beau  jour  qu'il  man- 
quait quelque  chose  à  son  bonheur.  Qu'était  ce  quelque  chose?  Elle 
l'ignorait  absolument;  mais  elle  en  sentait  tout  à  coup  le  besoin 
troublant  et  impérieux.  Elle  se  surprenait  à  rêver  sans  savoir  pour- 
quoi et  sans  même  savoir  à  quoi.  Ses  doigts  s'arrêtaient  au  milieu 
d'une  broderie,  où  ses  yeux  restaient  fixés  obstinément,  ne  regar- 
dant que  le  vide,  jusqu'à  se  brouiller,  comme  quand  on  contemple 
longtemps  le  feu.  Il  lui  venait  des  langueurs  inconnues,  des  fris- 
sons qui  lui  parcouraient  soudain  tout  le  corps  et  montaient  ainsi 
qu'un  chatouillement  dans  les  cheveux  de  sa  nuque,  où  il  lui  sem- 
blait alors  sentir  passer  un  souffle  chaud.  Une  fois,  en  jouant  au 
piano  une  fugue  de  Bach  qu'elle  savait  par  cœur  et  qui  ne  lui  avait 
jamais  produit  d'autre  effet  qu'une  impression  purement  musicale, 
elle  se  mit  à  pleurer  doucement.  Une  autre  fois,  pendant  qu'elle  fai- 
sait ses  prières,  elle  crut  que  Jésus  lui  souriait,  et  elle  eut  sur  les 
lèvres  la  sensation  d'un  baiser  furtif. 

La  marquise  et  sa  petite  société  s'aperçurent  sans  peine  d'un 
changement  que  Marguerite  ne  chercha  pas  du  tout  à  dissimuler. 
Entre  deux  parties  de  whist,  on  tint  à  voix  basse  un  conciliabule  à 


SOEUR    DOCTROUVÉ.  ^09 

ce  sujet,  tandis  que  la  jeune  fille,  inattentive  au  chuchotement  de 
cette  discussion,  plaquait  rêveusement  des  accords  mélancoliques 
sur  des  lambeaux  de  mélodies  en  mineur. 

—  Je  pense,  dit  le  comte  irlandais,  que  c'est  une  vocation  reli- 
gieuse qui  se  dessine.  J'ai  eu  jadis  une  de  mes  filles  dans  cet  état 
bienheureux.  Cela  commence  par  des  distractions  qui  sont  comme 
les  prémices  de  prochaines  extases. 

—  Penh!  dit  le  baron,  il  ne  faut  pas  s'imaginer  ainsi  tout  de 
suite  des  choses  extrêmes.  Moi,  je  tiens  pour  une  bouderie,  un  ca- 
price. Ces  enfans  ont  une  tête  ! 

—  Mon  cher  ami,  objecta  la  marquise,  Marguerite  n'a  jamais  été 
ni  capricieuse,  ni  boudeuse.  Puis  vous  oubliez  qu'elle  n'est  plus 
une  enfant.  C'est  une  femme. 

—  Eh!  eh!  insinua  le  chanoine,  voilà  justement  ce  qu'elle  a. 

—  Mon  frère,  interrompit  assez  brusquement  M"'  Adelphine,  je 
crois,  sauf  le  respect  que  je  vous  dois,  que  vous  allez  dire  une  sottise. 

—  Du  tout,  du  tout,  reprit  le  prêtre,  je  dis  une  vérité.  La  cause 
d'un  pareil  changement,  c'est  l'amour. 

Il  n'y  eut  qu'une  voix  pour  faire  observer  que  Marguerite  ne 
voyait  absolument  personne. 

—  Bon,  continua  le  prêtre,  je  ne  prétends  pas  dire  qu'elle  aime 
quelqu'un;  elle  pense  à  l'amour,  voilà  tout.  Je  connais  ces  premiers 
éveils  du  sentiment  dans  le  cœur  des  jeunes  filles  pures.  Le  confes- 
sionnal m'a  appris  bien  des  choses  que  vous  pouvez  ignorer.  Ce 
qu'éprouve  M""'  Marguerite,  c'est  ce  vague  désir  dont  parle  saint 
Augustin  quand  il  dit  :  Je  n'aimais  pas  encore,  mais  j'aimais  à  aimer. 

On  tomba  d'accord  pour  reconnaître  que  l'idée  du  chanoine  avait 
tout  l'air  d'être  la  bonne,  et  on  partit  de  là  pour  parler  de  mariage. 
Chacun  voulant  dire  son  mot,  il  y  eut  à  ce  moment  un  choc  de  voix 
qui  réveilla  Marguerite  de  sa  rêverie.  Elle  revint  à  elle  juste  à  point 
pour  entendre  ce  bout  de  discussion  entre  le  chanoine  et  la  marquise  : 

—  Ma  foi,  maintenant  que  votre  fils  a  son  avenir  assuré,  pour- 
quoi ne  pas  marier  M"*  Marguerite? 

—  Yous  n'y  songez  pas,  l'abbé.  Une  fille  sans  dot,  par  le  temps 
qui  court! 

—  Eh  bien!  moi,  je  connais  quelqu'un  qui  ne  demande  qu'à  l'é- 
pouser, cette  fille  sans  dot. 

Ici  on  s'aperçut  que  le  jeu  de  Marguerite  s'était  ralenti  et  qu'elle 
pouvait  entendre.  On  baissa  subitement  la  voix  et  elle  ne  distingua 
plus  rien,  sinon  que  la  marquise  faisait  des  gestes  très  catégoriques 
de  refus  presque  indigné. 

Marguerite  était  très  franche  et  avoua  le  soir  même  à  sa  mère 
qu'elle  avait  involontairement  saisi  un  fragment  de  la  conversation. 
Elle  demanda  en  même  temps,  sans  fausse  réticence,  avec  une  eu- 


ilO  REVDE   DES    DEUX  MONDES. 

riosité  naïve  et  honnête,  de  qui  le  chanoine  avait  parlé.  La  mar- 
quise fut  aussi  franche  que  sa  fille  et  ne  lui  cacha  rien.  Il  s'agissait 
en  effet  d'un  mariage  pour  lequel  on  avait  chargé  le  chanoine  de 
faire  les  premières  avances.  Le  jeune  homme  qui  voulait  épouser 
Marguerite  sans  dot  était  un  M.  Chamerot,  qui  à  trente  ans  passait 
déjà  pour  l'un  des  plus  riches  fabricans  d'horlogerie  de  Besançon. 

—  Tu  comprends,  dit  la  marquise,  qae  je  n'ai  pas  voulu  en  en- 
tendre davantage.  Tu  ne  peux  pas  être  M""*  Chamerot.  Et  puisque 
nous  sommes  sur  ce  chapitre  du  mariage,  il  faut  que  je  te  dise  tout 
ce  que  j'en  pense  et  tout  ce  que  tu  dois  en  penser.  D'après  les  lois 
qui  nous  régissent  par  la  volonté  des  bourgeois,  tu  as  le  droit  de 
partager  avec  ton  frère  le  pauvre  patrimoine  qui  reste  de  notre 
ancienne  fortune.  Ce  n'est  pas  assez,  ma  chère  M-arguerite,  pour 
que  tu  puisses  jamais  trouver  un  parti  convenable.  Autrefois  le  roi 
t'aurait  dotée  et  t'aurait  donnée  à  quelque  gentilhomme  de  sa  cour. 
Aujourd'hui  les  gentilshommes  sont  rares,  et  ceux  qui  ont  gardé 
leur  honneur  intact  ne  possèdent  guère  autre  chose.  Épouser  l'un 
d'eux,  ce  serait  te  vouer  à  une  misère  dont  notre  nom  n'a  déjà  que 
trop  souffert.  Il  te  reste  alors  à  choisir  entre  des  nobles  riches,  mais 
tarés,  compromis  dans  de  honteuses  concessions,  ou  des  manans 
parvenus  comme  ce  Chamerot,  qui  a  du  dorer  sa  crasse,  Dieu  sait 
comme,  et  qui  croit  que  ta  beauté  est  à  vendre. 

—  Ma  mère,  répondit  la  jeune  fille,  vous  avez  eu  raison  de  refuser 
pour  moi.  Je  n'aurais  jamais  accepté  un  pareil  marché. 

—  Ma  chère  enfant,  reprit  la  marquise,  je  connais  la  hauteur  de 
tes  sentimens.  C'est  bien  pourquoi  je  me  suis  révoltée  contre  cette 
offre.  C'est  pourquoi  aussi  je  vais  avoir  le  courage  de  te  proposer 
un  grand  sacrifice.  Le  marquis  ne  peut  avec  ses  appointemens  faire 
la  figure  qu'il  doit.  La  pension  même  que  je  lui  sers  ne  peut  plus 
lui  Euffu^e.  Pour  ne  pas  croupir  dans  l'obscurité,  il  a  besoin  de  bril- 
ler, de  s'entourer  d'un  certain  luxe.  Il  est  nécessaire  que  nous  en- 
tamions notre  capital.  C'est  ta  part  d'héritage  diminuée.  Ne  crois-tu 
pas  qu'il  serait  digne  de  nous  de  reconnaître  au  marquis  ce  droit 
d'aînesse  aboli  par  des  gens  qui  n'ont  pas  à  conserver  le  lustre 
d'un  grand  nom  ?  Consulte  ta  conscience  de  fille  noble.  Je  n'ose 
m'expliquer  plus  clairement  et  te  demander  d'ime  manière  en  quel- 
que façon  brutale  un  dévoûment  qui  te  condamnera  pour  toujours 
à  la  solitude;  mais  j'espère  que  tu  me  comprends,  n'est-ce  pas? 

Deux  grosses  larmes  vinrent  aux  yeux  de  Marguerite,  et  cette 
fois  elle  savait  pourquoi  elle  avait  envie  de  pleurer.  A  l'idée  de  ma- 
riage, un  voile  s'était  déchiré  dans  son  esprit;  confusément  elle 
avait  senti  que  sa  mélancolie  inexplicable  prenait  source  dans  des 
besoins  de  cœur  et  des  exigences  de  nature  qu'elle  entrevoyait 
maintenant.  Tout  en  écoulant  la  marquise,  lie  avait  éprouvé  une 


SOEUR    DOCTROUVÉ.  ^511 

sorte  de  désir,  obscur  encore,  mais  cependant  plus  précis  que  ses 
vagues  langueurs.  En  même  temps  naissait  un  regret  étrange  de  ce 
bonheur  possible  et  inconnu  auquel  on  lui  disait  qu'elle  devait  re- 
noncer. 11  lui  fallut  donc  faire  un  effort  et  se  raidir  contre  elle- 
même  pour  ne  pas  écouter  cette  voix  intérieure.  Il  lui  fallut  une 
volonté  héroïque  pour  étouffer  cette  espérance,  d'autant  plus  vive 
qu'elle  venait  précisément  de  s'éveiller;  mais  la  noble  jeune  fille 
eut  ce  courage.  Elle  refoula  ses  larmes.  Elle  se  tendit  avec  une 
énergie  aveugle  pour  se  mettre  à  la  hauteur  du  sacrifice  dont  on  la 
croyait  capable.  Calme  et  grave,  ne  laissant  voir  son  émotion  qu'au 
frémissement  de  ses  narines,  qui  palpitèrent  à  la  fois  de  douleur 
contenue  et  d'orgueil  satisfait,  elle  tendit  la  main  à  la  marquise, 
non  avec  l'abandon  d'une  fille  qui  cherche  les  caresses  de  sa  mère, 
mais  avec  un  geste  presque  auguste,  comme  si  elle  prêtait  serment, 
et  elle  dit  d'une  voix  ferme  : 

—  Ma  mère,  je  vous  ai  comprise.  Je  suis  fière  d'avoir  à  connaître 
les  joies  sévères  du  devoir.  Je  ne  me  marierai  pas. 

Comme  si  la  marquise  n'avait  plus  rien  à  faire  dans  la  vie, "main  - 
tenant  que  l'avenir  de  son  fils  lui  semblait  assuré,  elle  tomba  ma- 
lade peu  de  temps  après  et  sentit  qu'elle  allait  mourir. 

Au  lit  de  mort  de  sa  mère,  et  en  présence  du  marquis,  Marguerite 
renouvela  solennellement  la  promesse  qu'elle  avait  faite. 

—  Merci,  ma  fille,  dit  la  marquise.  Maintenant  je  puis  m'en  aller 
tranquille. 

Le  marquis ,  qu'on  avait  trop  habitué  au  dévoûment  des  autres 
pour  qu'il  ne  fût  pas  égoïste ,  accepta  ce  sacrifice  sans  opposer  la 
moindre  résistance  et  comme  une  chose  qu'on  lui  devait.  Cepen- 
dant, la  vie  ne  lui  ayant  pas  encore  tout  à  fait  desséché  le  cœur,  il 
comprit  que  la  parole  de  sa  mère,  toute  pleine  de  sollicitude  pour 
lui  seul ,  pouvait  paraître  un  peu  dure  à  Marguerite,  et  il  se  crut 
obligé  de  dire  : 

—  Ma  pauvre  sœur  ! 

—  C'est  vrai,  reprit  la  mère.  Pauvre  enfant!  je  l'oubliais.  Par- 
donne-moi, ma  chère  fille.  Tu  sais  que  je  t'aime  aussi.  Non,  non,  je 
ne  m'en  irai  pas  tranquille.  Que  vas-tu  devenir? 

—  Ne  vous  inquiétez  pas  de  mon  sort,  répondit  Marguerite.  Si 
Dieu  vous  rappelle  à  lui,  ma  mère,  je  chercherai  auprès  de  lui  mon 
refuge.  J'entrerai  en  religion. 

—  Bien,  ma  fille,  dit  la  marquise.  Jésus  est  le  meilleur  des  époux. 
Une  béatitude  illumina  les  traits  de  l'agonisante.  Sa  parole  devint 

plus  faible  et  ressemblait  à  de  doux  soupirs  de  soulagement.  Elle  se 
laissait  couler  avec  joie  dans  une  mort  sans  regrets.  Tout  à  coup 
elle  se  reprit  à  la  vie.  Elle  avait  une  dernière  inquiétude. 

—  Écoute,  Marguerite,  murmura-t-elle.  Ton  aïeul  a  légué  autre- 


412  EEVCE    DES    DEUX   ilOiXDES. 

fois  de  grandes  sommes  aux  carmélites.  C'est  chez  elles  qu'il  faut 
aller.  La  règle  y  est  plus  étroite,  l'existence  plus  pénible;  mais  on 
t'y  recevra  sans  dot.  Tu  entends  ?  sans  dot. 

Et  Marguerite  ayant  dit  oui,  la  marquise  mourut  en  paix. 

Quelques  mois  plus  tard,  la  jeune  fille  entrait  aux  carmélites  sous 
le  nom  de  sœur  Doctrouvé  et  dans  les  conditions  qu'avait  prévues 
sa  mère.  Elle  laissait  ainsi  tout  le  patrimoine,  sans  en  avoir  rien 
distrait  pour  elle-même,  au  marquis  Pierre  de  Yillers-Doisnay 
d'Aubentel. 

—  J'avais  bien  deviné  cette  vocation,  dit  le  comte  O'Graeme  en 
revenant  d'assister  à  la  prise  de  voile. 

—  Ma  foi,  répondit  le  chanoine,  j'avoue  que  j'y  crois  à  peine, 
même  maintenant.  M'^^  Marguerite  était  bien  gaie,  bien  enfant, 
pour  avoir  reçu  un  si  étonnant  coup  de  la  grâce.  Dieu  me  garde  de 
mettre  en  doute  la  sainte  inspiration  qu'elle  a  pensé  avoir  !  mais 
peut-être  y  a-t-elle  cédé  un  peu  trop  vite.  Elle  ne  m'a  pas  même 
consulté. 

—  3Ia  sœur,  dit  négligemment  le  marquis,  m'a  toujours  semblé 
avoir  du  goût  pour  le  couvent. 

—  Pardonnez-moi,  reprit  le  chanoine.  Je  suis  positivement  sûr 
qu'elle  n'y  songeait  pas  il  y  a  deux  mois.  Elle  éprouvait  même  cer- 
tains troubles  tout  physiques,  très  naturels  d'ailleurs  à  son  âge,  et 
qui  présageaient  un  tout  autre  dénoûment.  11  a  été  très  vivement 
question,  à  cette  époque,  de  la  marier.  Je  connaissais  un  beau 
parti,  fort  riche,  et  j'en  ai  parlé  à  madame  votre  mère.  Il  s'agissait 
de  M.  Ghamerot,  fort  honnête  homme,  et  qui  ne  demandait  aucune 
dot.  M'"*  la  marquise  m'a  arrêté  net  en  refusant  son  consentement 
à  une  mésalliance. 

—  Ma  mère  était  sévère  à  l'excès  en  matière  de  noblesse,  répon- 
dit le  jeune  homme,  dont  les  principes  nobiliaires  s'étaient  beau- 
coup émoussés  dans  la  promiscuité  de  l'école. 

—  C'est  bien  mon  avis,  reprit  le  chanoine.  Et  songez  que  cette 
union  aurait  pu  vous  être  utile.  M.  Ghamerot  est  ici  un  personnage; 
il  deviendra  certainement  député. 

—  Ma  sœur  ne  m'a  pas  touché  un  mot  de  tout  ce  que  vous  me 
dites.  A  coup  sûr  cela  demandait  réflexion.  Que  diable!  on  doit 
s'accommoder  un  peu  aux  opinions  de  son  temps.  Ma  sœur  a  peut- 
être  eu  tort. 

—  Ces  petites  filles  ont  une  tête!  interrompit  le  baron  de  La  Ghe- 
nardière. 

Ainsi  le  sacrifice  de  Marguerite  était  absolument  incompris  des 
gens  qui  auraient  pu  le  deviner,  et  de  plus  il  était  déjà  presque 
méconnu  par  le  seul  être  qui  en  sût  la  vraie  cause,  par  celui  à  qui 
ia  noble  fille  s'était  dévouée. 


SOEUR    DOCTROUVE.  ^13 

Mais  sœur  Doctrouvé  ne  pouvait  plus  se  douter  de  ces  injustices 
humaines.  Elle  était  maintenant  tout  au  bonheur  d'avoir  tenu  sa 
promesse  et  d'avoir  accompli  un  devoir  sacré.  Ce  sentiment  élevé, 
plein  d'une  douceur  grave,  lui  tenait  lieu  de  la  vocation  qu'elle 
n'avait  réellement  pas.  Certes  elle  aimait  la  religion ,  mais  non  de 
cet  amour  passionné  qui  fleurit  à  l'ombre  des  cloîtres.  Elle  avait 
une  santé  trop  charnellement  robuste,  un  esprit  trop  bien  équilibré 
pour  connaître  ces  exaltations  de  la  foi  qui  vont  jusqu'à  l'extase, 
ces  fièvres  de  dévotion  qui  consument  le  cœur  à  la  flamme  d'un 
rêve  délirant,  et  qui  font  qu'on  s'abîme  dans  une  communion  déli- 
cieuse avec  l'infini  au  fond  duquel  on  se  jette  à  âme  perdue;  mais, 
en  revanche,  elle  trouvait  une  sérénité  profonde  dans  la  conscience 
de  son  sacrifice.  Elle  y  puisa  la  force  de  se  soumettre  aux  dures 
exigences  de  sa  vie  nouvelle,  aux  prières  incessantes,  aux  jeûnes, 
aux  sommeils  interrompus  par  les  oifices,  à  l'adoration  perpétuelle 
qu'impose  la  règle  des  carmélites.  Sans  ce  secours,  elle  aurait  peut- 
être  succombé  à  cette  violente  transition  qui  jetait  brusquement  sa 
chair  en  proie  aux  cruautés  de  l'ascétisme.  Il  lui  venait  souvent  des 
regrets,  non  de  sa  conduite,  mais  du  bonheur  inconnu  auquel  elle 
avait  renoncé,  et  qui  lui  apparaissait  plus  digne  d'envie  par  cela 
même  qu'elle  le  voyait  à  travers  les  mirages  d'une  imagination 
ignorante.  Elle  songeait  aux  vagues  désirs  qu'elle  avait  éprouvés; 
elle  en  étudiait  le  souvenir,  elle  les  précisait,  malgré  son  inno- 
cence; elle  comprenait  aujourd'hui  ce  que  signifiaient  naguère  ces 
mystérieux  appels  de  la  nature.  Si  elle  avait  pu  y  répondre,  pour- 
tant! elle  aurait  été  femme,  épouse  aimée,  mère!  Elle  ne  mêlait 
à  ces  rêves  aucune  idée  impure.  Il  en  surgissait  seulement  pour  elle 
l'image  charmante  d'une  vie  toute  différente  de  la  sienne,  d'une  vie 
intime,  familiale,  d'une  tendresse  expansive  et  partagée  pour  la- 
quelle elle  se  sentait  faite.  Si  elle  avait  eu  la  vocation  religieuse, 
de  telles  pensées  auraient  dû  lui  sembler  coupables.  Or,  au  lieu  de 
les  chasser,  elle  les  caressait  corn  plaisamment;  mais  aussi  son 
honnête  orgueil ,  sa  conscience  même,  y  trouvaient  une  pâture.  A 
embellir  les  choses  dont  elle  s'était  privée,  elle  jouissait  davantage 
de  son  dévoûment.  Moins  elle  se  reconnaissait  d'aptitudes  pour  la 
vie  monastique ,  plus  elle  était  fière  de  s'y  forcer.  Elle  s'enfonçait 
ses  regrets  dans  le  cœur  et  les  retournait  dans  la  blessure  comme 
des  épines,  et  goûtait  ainsi  quelque  chose  des  voluptés  étranges 
que  doit  procurer  aux  martyrs  un  redoublement  de  tortures. 

A  la  longue  cependant,  cette  joie  elle-même  perdit  sa  vivacité. 
L'habitude  émoussa  la  pointe  de  ces  singuliers  aiguillons.  La  m.o- 
notonie  endormeuse  du  couvent  fit  taire  un  à  un  les  derniers  échos 
de  la  vie  extérieure  qui  chantaient  encore  dans  le  cœur  de  la  jeune 
fille.  Marguerite  devint  de  plus  en  plus  sœur  Doctrouvé,  une  car- 


Hik  REVDE    DES   DEUX  MONDES, 

mélite  pliée  aux  pratiques  sans  nombre  qui  occupent  tous  les  in- 
stans  et  absorbent  toutes  les  pensées.  Sa  belle  santé  se  fondit  dans 
l'air  claustral,  dans  la  fatigue  des  oraisons  interminables,  des  génu- 
flexions répétées,  des  prosternemens  sur  les  dalles  glacées  de  la 
chapelle.  Son  sang  riche,  qui  charriait  tous  les  besoins  de  la  jeu- 
nesse, s'appauvrit  et  se  dessécha  sous  l'influence  des  nourriiures 
débilitantes,  des  veilles,  des  macérations.  Les  fraîches  couleurs  se 
fanèrent  sur  les  joues  amaigries  qui  s'étiolaient  dans  le  sombre 
crépuscule  de  la  coiffe.  L'état  de  son  teint  s'éteignit  insensiblement 
pour  faire  place  à  des  tons  pâles  de  cire-vierge  et  à  une  transpa- 
rence d'hostie. 

Son  esprit  changea  comme  son  corps.  A  mesure  qu'elle  s'affinait 
physiquement,  ses  idées  se  détachaient  de  la  réalité  pour  se  tourner 
vers  la  contemplation  d'un  monde  mystique.  Elle  en  vint  à  se  re- 
procher comme  des  accès  de  vanité  misérable  les  plaisirs  purs  que 
lui  donnait  auparavant  le  témoignage  de  sa  conscience.  Il  lui  sem- 
blait qu'en  cherchant  ces  satisfactions  trop  égoïstes  elle  s'était  en 
quelque  sorte  oubliée  dans  la  blâmable  adoration  de  soi-même. 
Elle  connut  alors  les  élans  religieux,  l'abandon  complet  de  l'être 
dans  l'essence  divine.  Son  sacrifice  n'eut  plus  à  ses  yeux  de  beauté 
propre,  mais  simplement  le  mérite  d'une  offrande  à  Dieu. 

Une  seule  pensée  étrangère  subsistait  en  elle  :  un  reste  d'or- 
gueil noble  qui  palpitait  encore  dans  la  joie  qu'elle  avait  à  se  dire 
que  son  action  était  utile  au  nom  des  Villers-Doisnay  d'Aubentel. 
Les  nouvelles  qu'elle  recevait  de  son  frère  ravivaient  de  temps  en 
temps  cette  dernière  flamme  humaine.  Aidé  par  son  titre  et  mis  en 
lumière  par  le  train  qu'il  pouvait  mener  en  mangeant  à  même  son 
patrimoine,  le  marquis  avait  rapidement  franchi  les  grades  subal- 
ternes. En  six  ans,  il  était  devenu  capitaine,  et  faisait  maintenant 
partie  de  l' état-major  d'un  maréchal.  A  la  suite  d'une  petite  expé- 
dition en  Afrique,  on  l'avait  décoré.  11  allait  être  envoyé  en  mission 
comme  attaché  militaire  d'une  ambassade  importante.  Sœur  Doc- 
trouvé  se  plaisait  à  savoir  ces  choses  mondaines.  Elle  songeait  alors 
à  sa  mère.  N'osant  chercher  en  elle-même  sa  joie,  elle  la  cherchait 
au  moins  dans  le  souvenir  de  la  marquise,  qui  devait  être  heureuse 
de  voir  s'accomplir  ses  vœux  les  plus  chers.  Elle  tirait  de  cette  idée 
un  sentiment  de  bien-être  moral  et  tout  terrestre  qui  faisait  diver- 
sion à  ces  ravissemens  mystiques.  Elle  se  rattachait  par  là  aux 
choses  extérieures.  Elle  suspendait  ses  méditations  religieuses  pour 
imaginer  toutes  les  prospérités  qu'elle  souhaitait  à  son  frère,  et 
qu'elle  voyait  découler  de  son  sacrifice  comme  d'une  source.  Jeune, 
intelligent,  remarqué,  heureux,  pouvant  m.ener  la  large  existence 
qui  convenait  à  son  rang,  le  marquis  ne  devait  pas  tarder  à 
rencontrer  une  femme  digne  de  lui,  héritière  d'un  sang  noble  et 


SOKUR    DOCTROUVÉ.  415 

d'une  grande  fortune.  Ainsi  resplendirait  encore,  redoré  par  une 
belle  alliance,  et  sans  avoir  altéré  sa  pureté  antique,  le  blason  des 
Yillers-Doisnay  d'Aubentel.  Et  sœur  Doctrouvé  ne  pouvait  s'empê- 
cher de  trouver  juste  que  son  dévoùment  eût  pour  récompense 
d'avoir  servi  à  quelque  chose. 

Elle  fut  réveillée  de  ce  rêve  par  un  coup  de  foudre.  Un  jour,  elle 
reçut  de  son  frère  une  lettre  sèche,  sans  aucune  explication,  conte- 
nant seulement  l'annonce  de  ce  fait  épouvantable  pour  sœur  Doc- 
trouvé  :  le  marquis  allait  épouser  la  fille  deux  fois  millionnaire 
d'un  banquier  juif. 

La  désillusion  fut  si  terrible  que  sœur  Doctrouvé  faillit  en  perdre 
la  foi.  Elle  ne  pouvait  admettre  que  la  justice  divine  eût  permis 
une  telle  monstruosité.  C'était  donc  pour  cela  que  la  pauvre  fille 
avait  renoncé  à  sa  vie  de  femme,  aux  espérances  les  plus  natu- 
relles, et  s'était  bannie  du  monde,  et  avait  tant  souffert  !  Car  elle 
avait  souffert,  elle  se  l'avouait  maintenant.  Non,  elle  n'était  pas  en- 
trée dans  ce  couvent  de  son  plein  gré,  elle  n'avait  point  eu  la  vo- 
cation religieuse;  elle  s'était  ployée  violemment  à  cette  existence, 
elle  ne  s'y  était  faite  qu'à  force  de  volonté  et  d'héroïsme.  Elle 
avait  connu,  sous  les  plaisirs  contraints  du  devoir,  toutes  les  amer- 
tumes de  l'abnégation.  Elle  avait  vaincu,  écrasé,  étranglé  ses  plus 
secrets  et  peut-être  ses  plus  délicieux  désirs.  Ce  qu'il  lui  aurait 
fallu,  ce  à  quoi  elle  avait  droit,  c'étaient  les  joies  de  la  famille,  ce 
bonheur  que  Dieu  permet  aussi,  et  qu'elle  avait  tant  regretté  sans 
le  connaître,  et  qu'elle  ne  connaîtrait  point,  et,  qu'elle  regrettait 
à  cette  heure  plus  que  jamais  de  toutes  les  forces  de  son  âme.  Oui, 
elle  avait  foulé  tout  cela  aux  pieds,  elle  s'était  meurtri  l'esprit  et 
le  corps,  elle  s'était  lentement  suicidée,  et  pour  payer  tant  de  dou- 
leurs, son  frère  n'avait  trouvé  qu'une  infamie.  La  fille  d'un  Juif!  Il 
épousait  la  fille  d'un  Juif,  lui,  le  marquis  de  Ydîers-Doisnay  d'Au- 
bentel, le  frère  de  cette  Marguerite  qui  avait  refusé  si  hautement 
un  bourgeois  chrétien  et  honnête  homme!  Il  allait  salir  son  sang 
et  son  nom  dans  cette  union,  lui  le  fils  de  cette  marquise  qui  avait 
sacrifié  à  la  noblesse  sa  vie  et  jusqu'à  sa  fille  î  Car  elle,  Marguerite, 
c'est  sur  cet  autel,  pour  glorifier  l'honneur  de  la  maison,  qu'elle 
avait  été  immolée,  immolée  depuis  son  enfance,  immolée  sous 
toutes  les  formes,  immolée  dans  sa  jeunesse,  dans  sa  beauté, 
dans  sa  santé,  dans  sa  pensée  même,  immolée  entièrement  comme 
une  victime  dont  toutes  les  parties  sont  offertes.  A  cette  idée,  toutes 
les  rancœurs  de  Marguerite  sanglotèrent,  toutes  ses  souffrances 
saignèrent  dans  le  cœur  de  sœur  Doctrouvé.  Elle  se  révolta.  Elle 
eut  presqu'un  cri  de  haine  contre  Dieu. 

Ce  ne  fut  qu'un  éclair  ;  mais  la  brûlure  avait  été  si  cruelle  que 
tout  l'être  en  fut  consumé. 


416  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sœur  Doctrouvé  n'ayant  pas  paru  à  la  chapelle  pour  le  second 
office  du  matin,  on  monta  dans  sa  cellule.  Elle  était  couchée  par 
terre,  inanimée,  raide,  en  proie  à  une  attaque  de  catalepsie,  les 
yeux  fixes  et  pleins  de  larmes,  les  poings  crispés,  la  gorge  râlant 
sous  des  hoquets  convulsifs.  Il  y  eut  au  bout  de  deux  heures  une 
détente;  mais  les  nerfs,  surmenés  et  affaiblis  par  les  exigences  mo- 
nastiques, avaient  été  tellement  secoués  par  cet  effrayant  accès,  que 
la  détente  se  fit  par  une  rupture.  Tous  les  ressorts  de  la  vie  sem- 
blèrent soudain  se  casser,  et  sœur  Doctrouvé  tomba  en  revenant  à 
elle  dans  une  profonde  prostration. 

Elle  ne  mourut  pas  tout  de  suite  cependant  ;  mais  elle  était  prise 
d'une  immense  lassitude  qui  ne  pouvait  se  reposer  que  dans  le  der- 
nier sommeil.  Elle  ne  songeait  plus  à  rien;  elle  éprouvait  pour  tout 
une  morne  indifférence.  Elle  traîna  ainsi  quelque  temps,  dans  une 
sorte  d'anéantissement  insensible.  Sa  dévotion  lui  revint,  mais  sans 
élan,  sans  fièvre,  moins  vivante  pour  ainsi  dire  que  végétative. 
C'était  plutôt  le  retour  inconscient  d'une  habitude  que  le  besoin 
d'une  consolation  spirituelle.  Elle  ne  songea  même  pas  à  deman- 
der pardon  à  Dieu  de  sa  rébellion.  Elle  s'affaissait  simplement  dans 
des  pratiques  auxquelles  elle  n'attachait  plus  aucun  sens,  mais  qui 
lui  emplissaient  l'âme  d'un  murmure  incessant  de  prières  marmot- 
tées, et  qui  engourdissaient  ses  derniers  souvenirs  comme  un  chan- 
tonnement  de  vieille  nourrice.  Elle  en  était  tombée  à  cette  religion 
que  conseille  Pascal  quand  il  dit  :  Abêtissez-vous. 

Au  moment  de  la  mort  seulement,  à  ce  passage  rapide  où  l'on 
récapitule  d'un  coup  d'œil  toute  sa  vie  dans  une  minute,  elle  pa- 
rut se  ressaisir  à  des  pensées  terrestres.  Au  milieu  de  ses  oraisons 
et  des  divagations  de  l'agonie,  elle  laissa  échapper  ces  lambeaux 
de  phrases  où  vibraient  encore  les  cris  de  ses  douloureuses  décep- 
tions : 

—  Avoir  tant  fait!..  Pour  rien!..  La  fille  d'un  Juif!..  Il  n'y  a  plus 
de  gentilshommes. 

Elle  eut,  en  accentuant  ce  dernier  mot,  une  moue  pleine  de  su- 
perbe et  de  dégoût.  Puis  elle  passa  sa  main  sur  s-es  yeux,  comme 
pour  y  essuyer  une  larme  ou  en  chasser  une  image  odieuse,  et  elle 
retrouva  un  reste  de  son  ancienne  énergie  pour  prononcer  cette 
parole  suprême  : 

—  Les  sacrifices  inutiles  sont  peut-être  les  plus  beaux. 

Jean  Richepin. 


TROIS   MOIS   DE  VOYAGE 


LE    PAYS    BASQUE 


II'. 

L'ALAVA. 


I. 

La  province  d'Alava,  la  plus  petite  de  toute  l'Espagne, "compte 
environ  100,000  habitans,  ni  moins  ni  plus  qu'une  ville  de  troi- 
sième ordre,  et  cette  population  vit  dispersée  sur  une  étendue  de 
116  lieues  carrées,  entre  une  foule  de  bourgades,  de  hameaux, 
de  caserios  ou  maisons  isolées.  Ainsi  le  veut  la  nature  du  terrain 
fort  accidenté,  coupé  de  vallées  étroites  et  de  hautes  montagnes; 
il  s'aplanit  pourtant  vers  le  sud,  dans  la  partie  qu'on  appelle  la 
Rioja  Alavesa  et  qui  confine  aux  rives  de  l'Èbre.  Par  sa  fertilité  et 
sa  situation,  la  Rioja  correspond  assez  bien  à  la  Ribera  navarraise  : 
elle  est  surtout  connue  pour  ses  vignobles.  Les  vignes  d'Espagne 
sont  en  général  d'espèces  beaucoup  plus  fortes,  plus  feuillues  et 
plus  vivaces  que  les  nôtres;  vers  cent  ans,  elles  sont  en  plein  rap- 
port, du  moins  dans  les  fonds  argileux  :  j'en  ai  vu  qui,  suivant  la 
tradition,  avaient  atteint  déjà  près  de  trois  siècles  et  ne  semblaient 
nullement  affaiblies.  On  les  plante  très  profondément,  dans  des  fos- 
sés de  1  mètre  et  plus.  Les  grappes  sont  fort  nombreuses  à  chaque 
pied  et  les  grains  du  raisin  si  pressés  qu'ils  se  chassent  les  uns  les 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  février. 
-      lOME  XX.  —  1877.  27 


HS  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

autres  et  se  gênent  pour  mûrir.  Du  reste,  les  cultivateurs  d'outre- 
monts  emploient  pour  la  fabrication  du  vin  les  procédés  les  plus 
primitifs.  A  mesure  qu'il  arrive  de  la  vigne,  le  raisin  est  déversé 
dans  de  vastes  réservoirs  carrés  en  maçonnerie  :  c'est  là  qu'on  le 
foule  aux  pieds,  qu'on  le  presse;  au  bout  d'un  temps  plus  ou  moins 
long,  on  soutire  le  moût  que  l'on  transporte  dans  les  cuves;  il  y 
séjourne-jusqu'au  milieu  du  mois  de  mars,  époque  où  l'on  s'occupe 
de  le  transvaser  par  crainte  des  chaleurs.  A  part  cela,  aucun  souci 
de  l'exposition  des  celliers,  de  la  dimension  des  cuves,  du  degré  de 
fermentation.  Quant  aux  opérations  multiples  en  usage  chez  nous  : 
le  houiliage,  le  soufrage,  le  fouettage,  nul  n'y  songe  ni  ne  les  con- 
naît. Aussi  ce  vin  n'est- il  jamais  dépouillé  et  garde-t-il  un  fort  goût 
de  terroir  :  «  épais,  violent  et  plat,  »  tel  Saint-Simon  le  jugeait  en 
trois  mots  et  tel  il  est  resté  depuis.  De  plus  il  s'aigrit  très  facile- 
ment; il  faut  le  consommer  dans  les  deux  ou  trois  ans  qui  suivent 
la  récolte;  on  cite  même  certaines  localités  de  l' Aragon  où  il  ne  se 
conserve  guère  plus  d'une  année.  Ajoutez  à  cela  l'odeur  de  l'outre 
en  peau  de  bouc  dans  laquelle  on  l'enferme  communément  pour  le 
vendre  en  détail,  et  vous  comprendrez  sans  peine  la  répugnance 
qu'ont  manifestée  tous  les  voyageurs  pom'  ce  grossier  breuvage, 
empoisonné  à  plaisir. 

Depuis  quelque  temps  déjà  la  députation  générale  de  la  province 
s'est  inquiétée  de  cet  état  de  choses;  on  a  tenté  à  plusieurs  reprises 
d'appliquer  aux  vins  de  la  Rioja  les  procédés  usités  dans  nos  con- 
trées, et  d'obtenir  ainsi  un  produit  comparable  à  ceux  des  crus  de 
la  Bourgogne  ou  du  Bordelais;  jusqu'ici  ces  tentatives  ont  assez  mal 
tourné.  J'ai  rencontré  moi-même  à  El  Giego,  non  loin  de  Logrono, 
un  de  nos  compatriotes,  vigneron  girondin,  transplanté  en  Espagne 
avec  sa  famille  depuis  quelque  quinze  ans.  Il  était  venu  d'abord 
officiellement  mandé  par  la  province ,  aux  appointemens  annuels 
de  3,000  francs;  il  allait  de  village  en  village,  donnant  des  leçons 
pratiques,  enseignant  aux  gens  du  pays  la  manière  dont  on  fait  et 
dont  on  soigne  le  vin  :  peine  perdue.  Cinq  ou  six  viticulteurs  au 
plus  se  décidèrent  à  suivre  ses  conseils,  encore  étaient- ils  mal 
installés,  plus  mal  outillés;  ils  ne  pouvaient  se  résoudre  aux  dé- 
penses les  plus  nécessaires.  Pourtant  notre  homme  est  demeuré  au 
compte  d'un  grand  propriétaire  qui  lui  a  facilité  tous  les  moyens 
de  continuer  ses  essais;  non-seulement  il  fabrique  et  traite  les  vins 
à  la  façon  de  France,  mais  il  a  pris  soin  de  faire  transporter  là-bas 
des  cépages  du  Médoc.  Ces  vignes,  il  est  vrai,  produisent  quatre  fois 
moins  que  les  vignes  du  pays;  en  revanche,  le  vin  obtenu  est  infi- 
niment supérieur  :  il  est  beaucoup  plus  limpide,  quoique  toujours 
un  peu  haut  en  couleur;  il  a  l'avantage  de  pouvoir  être  mis  en  bou- 
teilles et  de  se  conserver  ainsi  longues  années.  On  a  voulu  le  com- 


YOYAGE    DANS   LE    PAYS    BASQUE.  Zil9 

parer  au  vrai  vin  de  Bordeaux;  la  prétention  me  semble  exagérée  ; 
ce  qui  lui  manque,  c'est  ce  parfum,  cet  arrière-goût  tout  particu- 
lier, ce  je  ne  sais  quoi  dont  le  palais  qui  l'a  une  fois  connu  garde 
le  souvenir  et  que  les  connaisseurs  appellent  le  bouquet.  Tel  qu'il 
est  cependant,  le  médoc  alavais  obtient  encore  comme  vin  de  table 
un  joli  prix  marchand.  «  Voyez-vous,  me  disait  le  brave  vigneron, 
une  compagnie  qui  se  fonderait  ici  ferait  fortune;  elle  achèterait  le 
raisin  aux  cultivateurs,  —  à  l'époque  des  récoltes,  cela  est  facile,  — 
et  fabriquerait  elle-même  le  vin  selon  la  méthode  de  France;  assu- 
rément les  débouchés  ne  lui  manqueraient  pas  soit  chez  nous,  soit 
en  Angleterre  ou  aux  États-Unis.  Quant  aux  gens  du  pays,  pour  le 
moment  on  ne  peut  guère  compter  sur  eux;  à  tous  les  résultats 
perfectionnés  qu'on  leur  promet  ou  qu'on  leur  fait  voir,  ils  préfè- 
rent de  beaucoup  ce  vin  grossier  et  vaseux  qui  empâte  la  bouche, 
mais  dont  ils  ont  l'habitude.  » 

Cne  fois  sorti  de  la  cuve,  le  vin  est  mis  non  pas  dans  des  ton- 
neaux ou  des  barriques,  comme  chez  nous,  mais  dans  des  foudres 
de  dimensions  colossales,  contenant  parfois  jusqu'à  10,000,  12,000 
et  15,000  litres.  Afin  d'écarter  autant  que  possible  le  danger  d'un 
retour  de  fermentation,  les  caves  sont  très  profondes  et  très  fraî- 
ches. On  m'a  montré  celles  d'El  Giego;  un  peu  distantes  des  habi- 
tations, elles  forment  à  elles  seules  un  village  distinct;  la  plupart 
datent  déjà  de  plusieurs  siècles  et  témoignent  d'une  prospérité 
disparue.  Le  sol  de  la  montagne  a  été  creusé,  fouillé,  souvent  à 
une  profondeur  de  deux  ou  trois  étages;  de  gros  piliers  soutiennent 
les  voûtes.  Là  s'alignent  symétriquement  des  tonneaux  monstres, 
dignes  des  caves  d'Heidelberg;  comme  ils  ne  pourraient  jamais 
passer  par  la  porte  ou  par  les  étroits  couloirs  ménagés  au  long 
des  parois,  c'est  sur  place  qu'on  les  construit,  qu'on  les  emplit, 
qu'on  les  répare;  vus  ainsi  à  la  lueur  des  lampes  fumeuses,  avec 
leurs  proportions  énormes  dont  l'ombre  encore  agrandie  se  reflète 
fantastiquement  sur  les  murs,  on  se  prend  à  regretter  davantage 
que  le  liquide  qu'ils  contiennent  soit  si  fort  au-dessous  de  la  répu- 
tation et  de  la  valeur  qu'il  devrait  avoir. 

A  une  heure  de  marche  d'Ël  Ciego  environ  se  trouve  la  petite 
ville  de  La  Guardia,  qui  fut  le  théâtre  d'un  des  plus  brillans  faits 
d'armes  de  cette  guerre  de  surprise.  Dans  les  premiers  jours  du 
mois  d'août  1874,  presqu'à  la  barbe  des  libéraux,  dont  le  quartier- 
général,  situé  à  Logrono,  n'était  distant  que  de  3  ou  Zi  lieues  à  peine, 
le  brigadier  carliste  Alvarez  s'a[)proche  de  la  place;  il  avait  avec  lui 
deux  bataillons  renforcés  de  quatre  petites  pièces  de  montagne. 
Mettant  à  profil  l'incurie  de  la  garnison,  il  fait  à  la  nuit  occuper  par 
une  compagnie  une  masure  abandonnée  qui  se  trouvait  près  d'une 
des  portes,  avec  ordre  de  se  jeter  dans  la  ville  dès  qu'on  baisse- 


420  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rait  le  pont-levis,  comme  cela  se  pratiquait  tous  les  matins;  lui- 
même,  avec  le  reste  de  ses  forces,  va  se  poster  sur  les  hauteurs  voi- 
sines. La  ruse  réussit  à  souhait  :  les  carlistes  pénétrèrent  dans  la 
ville  pêle-mêle  avec  le  faible  détachement  qui  occupait  la  porte  et 
qu'une  attaque  soudaine  avait  effrayé;  dans  les  rues,  les  libéraux 
reprenant  confiance,  un  combat  assez  vif  s'engagea;  mais  déjà  xUva- 
rez  accourait  et  mettait  ses  pièces  en  batterie.  Après  une  courte  ré- 
sistance, la  garnison,  réduite  à  300  hommes,  fut  obligée  de  capitu- 
ler. Peu  curieuse  en  somme,  la  ville  ne  se  distingue  point  des 
autres  places  fortes  du  moyen  âge;  elle  est  bâtie  sur  une  éminence 
dont  son  enceinte  crénelée  dominait  les  contours;  aujourd'hui  les 
tours,  écrêtées,  coiffées  de  toits  et  percées  de  fenêtres,  servent  d'ha- 
bitations particulières.  Toutefois  le  château,  vieux  du  temps  des 
rois  navarrais,  était  remarquable  de  conservation;  on  m'en  avait  dit 
l'aspect  élégant  et  solide  à  la  fois,  et  je  m'étais  promis  de  le  visiter. 
Mal  m'en  prit,  comme  on  va  le  voir.  J'avais  quitté  El  Giego  sous  une 
pluie  battante,  «  par  un  temps  d'hérétiques,  »  diraient  ces  bons 
Espagnols;  j'avais  gravi  la  rampe  caillouteuse  qui  monte  vers  La 
Guardia,  j'avais  reconnu  une  partie  de  l'ancienne  enceinte,  puis, 
franchissant  une  porte  basse  ouverte  au  flanc  d'une  grosse  tour  mas- 
sive et  carrée  qui  sert  en  même  temps  de  clocher  à  l'église,  j'étais 
entré  dans  la  ville.  Là,  de  tous  mes  yeux,  je  cherchai  le  fameux 
château;  hélas!  j'aurais  pu  chercher  longtemps  :  depuis  deux  ans 
déjà  il  n'existait  plus.  Après  la  prise  de  la  ville,  les  carlistes,  peu 
soucieux  d'y  soutenir  un  siège  à  leur  tour,  s'étaient  empressés  de 
démanteler  l'enceinte;  le  château  lui-même  avait  été  livré  aux 
flammes;  c'est  ainsi  qu'un  peu  plus  tard  les  libéraux  purent  rentrer 
da-ns  la  place  presque  sans  coup  férir;  mais  pour  prévenir  tout 
nouveau  coup  de  main,  avec  les  matériaux  et  sur  l'emplacement 
du  château  démoli,  ils  construisirent  à  la  hâte  une  sorte  d'ouvrage 
avancé  ;  le  donjon  seul  restait  debout,  sillonné  du  haut  en  bas  par 
une  large  crevasse  ;  on  s'en  servit  comme  de  magasin  pour  serrer 
les  poudres  et  les  munitions. 

Or  ce  jour-là,  ignorant  encore  de  tous  ces  détails,  je  m'avançais 
sans  défiance,  les  pieds  dans  la  boue  et  le  nez  au  vent  comme  un 
vrai  curieux  que  j'étais;  je  ne  me  lassais  pas  de  regarder,  je  crois 
même  que  naïvement,  pour  éclaircir  mes  doutes,  j'interrogeais 
quelques  paysans  qui  passaient  par  là,  quand  tout  à  coup  je  me 
sens  frapper  sur  l'épaule;  je  me  retourne,  un  caporal  de  la  troupe 
était  devant  moi  qui,  joignant  le  geste  aux  paroles,  m'ordonne  de 
le  suivre  et  me  déclare  que  sans  plus  tarder  on  va  me  conduire  de- 
vant le  gouverneur  de  la  place  ;  presqu'au  même  instant,  quatre 
hommes  m'entourent,  baïonnette  au  canon.  Plus  de  doute,  on 
m'aura  pris  pour  un  espion  :  ces  bons  libéraux,  à  ce  que  je  vois. 


VOYAGE    DANS    LE    PAYS    BASQUE.  /i21 

depuis  leur  mésaventure  avec  Alvarez,  ont  appris  à  être  prudens. 
Encore  eût-il  été  plus  logique  que  le  caporal  désignât  simplement 
deux  soldats  pour  m'accompagner,  au  lieu  d'engager  d'un  coup 
toutes  ses  forces  disponibles  et  de  n^ster  seul,  comme  il  fit,  à  la 
garde  du  poste.  Mais  quoi  !  on  ne  songe  pas  à  tout.  Déjà  mes  gardes 
s'étaient  mis  en  marche  et  me  conduisaient,  haut  le  pas,  par  la 
grande  rue,  à  travers  la  foule  des  femmes  et  des  enfan.s  qui  s'amas- 
saient sur  les  portes  et  m'accueillaient  au  passage  de  mille  épi- 
thètes  sonores  et  peu  flatteuses. 

Jusque-là  pourtant,  l'incident  m'avait  peu  ému  :  à  tout  prendre, 
le  caporal  n'avait  fait  que  son  devoir  en  m'arrêtant;  je  n'avais  pas 
voulu  discuter  avec  lui,  mais  devant  ses  chefs  je  n'aurais  point 
de  peine  à  me  justifier.  J'alléguerais  l'ignorance  absolue  où  j'étais 
que  La  Guardia  eût  conservé  une  telle  importance  militaire;  je  dé- 
clinerais mon  titre  inoffensif  de  littérateur  en  voyage;  je  montrerais 
à  l'appui  mon  passeport  visé,  paraphé,  timbré  moyennant  finances 
par  le  consul  d'Espagne  à  Bordeaux.  En  tout  cela,  je  comptais  sans 
mon  hôte,  c'est  le  gouverneur  que  je  veux  dire.  Un  terrible  homme 
en  vérité,  ce  don  Antonino  Garcia  Galan,  lieutenant- colonel  du  ré- 
giment de  Tolède  ;  brusque,  maussade,  à  cheval  sur  le  règlement, 
dur  aux  touristes  et  aux  archéologues.  Je  crois  le  voir  encore  avec 
ses  sourcils  froncés,  sa  grosse  taille  portée  en  avant,  dans  toute  sa 
personne  cet  air  d'autorité  dont  certaines  gens  se  couvrent  comme 
de  bonnes  raisons.  Il  parlait  sec  et  regardait  de  haut.  Bref,  ni  mes 
explications,  ni  mon  passeport,  ni  ma  mine,  rien  n'eut  le  don  de 
lui  plaire.  Aidé  par  un  jeune  officier  qui  se  trouvait  là  et  qui  pre- 
nait pitié  de  ma  peine ,  je  lui  traduisis  de  mon  mieux  les  notes 
bien  innocentes  que  j'avais  prises  sur  mon  carnet;  je  lui  offris  d'en- 
voyer chercher  à  mes  frais  dans  la  ville  de  Logrofio,  où  ils  étaient 
restés,  mes  papiers  et  mes  bagages  qui  lui  permettraient  de  con- 
stater mon  identité  :  le  tout  en  vain.  Don  Antonino  était  de  ces 
sourds  qui  ne  veulent  rien  entendre.  «  Eh  quoi!  j'avais  osé  violer 
la  consigne,  pénétrer  sans  sa  permission  dans  la  zone  militaire,  étu- 
dier les  fortifications  d'une  place  de  guerre  comme  La  Guardia!  — 
il  avait  pour  parler  de  cette  bicoque,  défendue  par  un  bataillon 
et  quatre  pans  de  mur  qu'on  renverserait  d'un  coup  de  pied,  une 
façon  d'enfler  la  voix  des  plus  divertissantes,  —  une  pareille  au- 
dace méritait  châtiment.  D'ailleurs  j'étais  Français,  autant  dire 
suspect;  sans  doute  je  voyageais  au  compte  du  parti  carliste  :  qui 
sait  même  si  la  France,  elle  aussi,  ne  nourrissait  pas  quelques  in- 
tentions secrètes  contre  l'Espagne  !  —  Et  comme  j'avais  un  geste 
d'étonnement  :  —  La  chose  s'était  déjà  vue,  poursuivait-il  d'un  ton 
sentencieux,  on  ne  pouvait  prendre  trop  de  précautions.  Après  tout, 
mes  explications  lui  semblaient  bien  peu  naturelles  :  se  déranger, 


h'2'2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

venir  de  si  loin,  pour  quoi  voir?  Un  vieux  château  cpii  n'existait 
plus,  et  par  un  temps  pareil  encore,  dans  la  boue,  sous  la  pluie, 
est-ce  que  cela  était  vraisemblable?  Tout  bien  considéré,  il  me  tenait 
et  il  me  gardait  :  c'était  son  dernier  mot.  »  Devant  une  argumen- 
tation aussi  bien  suivie,  je  n'avais  plus  qu'une  chose  à  faire,  me 
résigner  et  me  laisser  conduire  en  prison,  ce  qui  fut  fait  tout  aussi- 
tôt. Don  Antonino  avait  donné  l'ordre  aux  soldats  :  2}ero  que  no  le 
maltraten,  mais  qu'on  n-e  le  maltraite  pas!  eut-il  la  gracieuseté  d'a- 
jouter en  se  retirant. 

Je  passai  tout  un  jour,  gardé  à  vue,  dans  une  chambre  de  la 
petite  maison  humide  et  nue,  attenant  aux  remparts,  qui  servait  de 
poste  principal  à  la  garnison,  et  le  surlendemain  matin,  dès  l'au- 
rore, je  fus  remis  aux  mains  de  deux  gardes  civils,  avec  un  compte- 
rendu  détaillé  de  mon  arrestation.  Dans  un  petit  conseil  de  guerre 
tenu  à  mon  intention  entre  le  colonel  et  ses  officiers,  il  avait  été  con- 
venu que  je  serais  conduit  par  étapes  jusqu'à  Vitoria,  capitale  de  la 
province,  que  là  je  m'expliquerais  tout  à  loisir  et  que  les  autorités 
supérieures  décideraient  de  mon  sort  :  ce  brave  colonel,  qui  trouvait 
d'excellentes  raisons  pour  me  faire  arrêter,  ne  voulait  pas  même  sa- 
voir s'il  n'en  était  pas  de  meilleures  pour  me  relâcher.  Il  m'avait  cru 
de  bonne  prise  :  cela  lui  suffisait  ;  de  tout  le  reste  il  se  lavait  les 
mains  comme  Pilate  et  m'envoyait  pendre  ailleurs,  s'il  y  avait  lieu. 
Mais  pourquoi  donc  s'avisa-t-il  d'inscrire  sur  son  rapport,  comme 
je  l'appris  plus  tard,  qu'au  moment  même  où  je  fus  arrêté  j'étais 
en  train  de  tracer  des  dessins  et  de  lever  des  plans?  A  mon  grand 
chagrin,  je  l'avoue,  je  n'ai  su  de  ma  vie  tenir  un  crayon,  et  les  pa- 
piers saisis  sur  moi  pouvaient  en  faire  foi  au  besoin.  La  même  curio- 
sité qui  m'avait  accueilli  lors  de  mon  arrivée  par  la  grande  rue  m'at- 
tendait au  départ.  On  a  beau  être  fort  de  sa  bonne  conscience,  très 
légèrement  compromis  en  somme  et  plein  de  confiance  dans  l'arrêt 
des  juges  de  Vitoria  ou  de  Madrid  ,  c'est  une  positiondélicate  , 
quand  on  n'en  a  point  l'habitude,  que  de  cheminer  ainsi  entre  deux 
gendarmes.  Pour  moi,  lorsque  j'y  songe,  je  devais  en  l'occurrence 
faire  assez  triste  figure.  Ces  regards  de  côté,  ces  sourires,  ces  ré- 
flexions malsonnantes  qui  m'éclaboussaient  au  passage  et  me  frap- 
paient à  la  face  comme  de  la  boue,  tout  cela  m'était  fort  pénible, 
je  dois  le  dire,  et  je  mets  cette  journée-là  parmi  les  plus  mau- 
vaises de* ma  vie.  La  route  d'ailleurs  était  fort  jolie;  la  pluie  avait 
cessé,  et  la  nature  rafraîchie  se  montrait  dans  tout  l'éclat  de  son 
épanouissement  printanier.  Les  arbres ,  les  blés ,  les  maïs  étaient 
d'un  vert  éblouissant.  JNous  nous  élevions  lentement  pour  fran- 
chir la  hante  crête  qui  de  ce  côté  borne  la  Rioja.  Parfois  un  mu- 
letier, quelque  petit  propriétaire  du  pays,  passait  perché  sur  sa 
bête;  on  s'arrêtait  pour  causer  un  peu,  échanger  une  cigarette,  et 


VOYAGE    DANS    LE    PAYS    BASQUE.  /{23 

lui,  tout  en  allumant,  sans  paraître  me  regarder,  s'informait  de  moi 
à  voix  basse;  puis  je  le  voyais  cligner  de  l'œil  et  hocher  la  tête  d'un 
petit  air  satisi'ait.  A  certain  moment,  mes  guides,  qui  avaient  l'ha- 
bitude des  lieux ,  pour  éviter  les  détours  interminables  du  chemin 
royal,  tracé  au  flanc  de  la  montagne,  me  proposèrent  de  couper  au 
plus  court  par  un  sentier  à  eux  familier.  J'acceptai  assez  volontiers, 
et  souillant,  suant,  grimpant  des  pieds  tt  des  mains,  nous  parvîn- 
mes enfin  au  sommet.  Si  grandiose  était  le  panorama  qui  se  déroula 
sous  mes  yeux  que  j'oubliai  un  instant  dans  quelles  conditions 
j'étais  appelé  à  le  contempler.  A  perte  de  vue  s'étendait  l'horizon 
tout  drapé  d'une  buée  légère  que  les  rayons  du  soleil  levant  n'a- 
vaient pas  encore  complètement  dissipée.  Les  deux  Riojas,  l'alavaise 
et  la  castillane,  étaient  devant  moi  avec  leurs  villages  sans  nombre, 
couleur  de  brique,  tranchant  sur  le  fond  vert  des  vignobles  et  des 
champs  de  mais.  A  cette  distance,  les  hauteurs  semblaient  se  fondre 
et  n'apparaissaient  plus  que  comme  d'imperceptibles  renflemens  de 
terrain;  dans  la  campagne  lumineuse,  l'Èbre  promenait  son  cours 
sinueux  ;  les  arbres  poussaient  plus  pressés  sur  ses  rives,  et  de  loin 
en  loin,  au  travers  du  feuillage,  on  voyait  ses  eaux  scintiller  au 
soleil  comme  les  écailles  mobiles  d'une  couleuvre  d'argent.  Derrière 
nous  enfin,  au-dessus  de  nos  têtes,  bâti  sur  le  roc  à  pic  dont  il  con- 
tinue les  anfractuosités  et  dominant  toute  la  contrée,  s'élevait  le 
château  de  San-Leon,  invisible  et  presque  imprenable  de  ce  côté-là. 
Bientôt  nous  rejoignîmes  la  grande  route;  mes  gardes  firent  halte 
près  d'un  parc  à  bestiaux  ruiné  par  la  guerre  et  me  remirent,  con- 
tre un  reçu,  à  deux  autres  de  leurs  camarades  qui  s'étaient  assis 
en  nous  attendant  et  avec  lesquels  je  devais  achever  l'étape. 

Braves  gardes  civils!  sincèrement  j'aurais  tort  de  conserver  trop 
longtemps  rancune  à  don  Antonino,  puisque  c'est  à  lui  que  je  dois  de 
les  avoir  connus.  Institués  sous  Isabelle  II  par  le  duc  de  Ahumada, 
à  l'imitation  de  la  gendarmerie  française,  ils  sont  peut-être,  avec  les 
douaniers  ou  carabineros,  le  corps  le  plus  méritant  et  le  plus  respecté 
de  l'armée  espagnole.  Eux  aussi,  ils  vont  deux  par  deux  d'ordinaire; 
c'est  ce  qu'on  appelle  un  couple,  una  pareja;  leur  uniforme  est  en 
tout  semblable  à  celui  que  nous  connaissons  :  redingote  et  pantalon 
de  drap  bleu,  larges  buflleteries  jaunes,  sans  oublier  le  traditionnel 
tricorne  posé  droit  sur  le  front;  seulement  cette  coiffure,  par  éco- 
nomie, au  heu  de  galons  d'argent,  n'est  bordée  que  de  coton.  Du- 
rant les  quatre  jours  que  s'est  prolongée  ma  captivité,  j'ai  pu  les 
voir  de  près ,  étudier  leur  esprit ,  leurs  mœurs ,  leur  caractère  ; 
comme  de  raison,  ils  se  montraient  d'abord  assez  froids  et  se 
croyaient  forcés  de  me  tenir  à  distance,  mais  ils  ne  tardaient  point 
à  s'humaniser,  et  me  parlaient  alors  à  cœur  ouvert.  Le  métier  de 
gendarme  n'est  guère  aisé  en  Espagne,  les  têtes  sont  chaudes  dans 


424  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  peuple,  les  mains  promptes;  avec  cela  un  grand  mépris  de  la 
vie;  pour  un  oui,  pour  un  non,  sous  le  prétexte  le  plus  futile,  les 
navajas  sortent  de  la  ceinture,  les  escopettes  partent  toutes  seules; 
qu'il  y  ait  mort  d'homme,  l'assassin  gagne  la  sierra.  Et  cependant, 
si  les  brigands  sont  encore  là-bas  plus  nombreux  que  chez  nous, 
ce  n'est  point  la  faute  de  la  garde  civile,  de  son  courage  ni  de  son 
dévoûment  :  en  dépit  des  montagnes  dont  elle-même  connaît  admi- 
rablement toutes  les  retraites  et  tous  les  sentiers ,  elle  eiit  depuis 
longtemps  déjà  purgé  le  pays;  mais  les  événemens  politiques  l'ont 
détournée  trop  souvent  de  cette  tâche  nécessaire.  A.  chaque  moment 
de  crise  ou  même  d'embarras,  comme  on  les  sait  fidèles,  incapables 
de  trahir  leur  devoir,  le  gouvernement  a  recours  aux  gardes  civils. 
Combien  de  fois  leur  a-t-il  fallu ,  au  détriment  de  la  sécurité  pu- 
blique, s'interrompant  dans  la  poursuite  des  voleurs  ou  des  assas- 
sins, se  mêler  au  jeu  de  la  politique,  aider  au  pouvoir  des  uns,  sur- 
veiller l'ambition  des  autres,  déjouer  les  intrigues  et  les  complots! 
Tout  récemment,  pendant  la  guerre,  gardes  civils  et  carabiniers 
ont  été  employés  contre  les  carlistes,  au  même  titre  que  les  troupes 
régulières;  que  la  nécessité  fût  grande,  le  péril  imminent,  toujours 
est-il  qu'en  leur  absence  les  lignes  de  douanes  restaient  ouvertes 
et  les  campagnes  privées  de  surveillance.  Forcés  de  vivre,  eux  et 
leurs  familles,  —  car  ils  peuvent  se  marier,  —  d'une  modique 
solde  très  irrégulièrement  payée,  ces  braves  gens  ne  cessent  d'ex- 
poser leurs  jours  pour  la  défense  de  l'état  ou  de  la  société;  puis, 
quand  l'âge  est  venu,  on  les  congédie  avec  une  petite  pension;  mais 
de  cette  pension  même,  s'ils  n'ont  pas  quelque  protecteur  puis- 
sant, ils  risquent  fort  de  ne  jamais  percevoir  un  sou;  la  pénurie 
du  trésor  ne  permet  point  de  payer  les  vieux  soldats  ailleurs  qu'à 
Madrid  ou  dans  les  grandes  villes.  Que  faire  alors?  Ils  vont  tra- 
vailler aux  champs,  et  ceux  qui  n'ont  plus  la  force  ou  la  santé  se 
mettent  à  mendier;  qu'on  ne  crie  pas  à  l'exagération,  la  chose  s'est 
vue.  Yoilà  ce  qu'ils  me  racontaient  eux-mêmes  sans  récriminations, 
sans  colère,  mais  d'un  ton  attristé  qui  trahissait  la  crainte  de  l'a- 
venir et  qui  m'allait  au  cœur. 

Des  deux  gardes  formant  la  i^areja  qui  m'emmenait  vers  Pefia- 
cerrada,  il  en  est  un  surtout  dont  je  me  souviens  avec  reconnais- 
sance. C'était  un  caporal  ;  sa  longue  figure  maigre ,  sa  moustache 
rousse,  ses  membres  osseux,  son  corps  haut  et  fluet  rappelaient 
d'assez  près  le  type  de  don  Quichotte,  mais  de  don  Quichotte  à  pied; 
il  cheminait  par  grandes  enjambées,  le  dos  un  peu  voûté,  hochant 
parfois  la  tête  et  mâchonnant  tout  bas  comme  font  les  vieux  gro- 
gnards; au  demeurant,  le  meilleur  cœur  du  monde.  Plus  clairvoyant 
que  le  colonel,  avec  ce  tact  que  donne  la  fréquentation  habituelle 
des  vrais  coquins,  il  avait  compris  tout  de  suite  que  je  n'étais  pas 


VOYAGE    DANS    LE    PAYS    BASQUE.  525 

un  criminel  ordinaire,  et,  sans  se  faire  prier,  il  s'était  mis  à  causer 
avec  moi.  Sa  conversation  était  pleine  d'enseignemens.  «  Et  d'a- 
bord, me  disait-il,  faisant  allusion  à  ma  mésaventure,  il  ne  faut 
pas  vous  chagriner  pour  si  peu;  j'en  sais  plus  d'un  qui  a  passé  par 
là  comme  vous  et  que  ça  n'a  point  gêné  pour  faire  son  chemin. 
Connaissez-vous  le  général  Topete?  Il  était  bel  et  bien  accusé  de 
complot.  Je  vous  parle  du  temps  de  la  reine;  on  l'avait  arrêté  à 
Santona,  où  il  prenait  les  bains,  et  j'étais  chargé  de  le  conduire 
jusqu'à  Madrid.  Le  voyage  se  fit  à  ses  frais  :  deux  jours  entiers  en 
voiture  ou  en  wagon,  et  toujours  aux  premières  places!  J'étais  assis 
à  côté  de  lui,  pensez  si  je  me  trouvais  bien,  moi  qui  ai  l'habitude  de 
mener  mon  monde  à  pied!  A  Madrid,  où  l'on  nous  attendait,  je  ré- 
digeai mon  rapport  et  je  fis  remise  de  mon  prisonnier  :  je  ne  l'ai 
plus  revu  depuis;  mais  j'ai  appris  par  les  journaux  qu'il  avait  su 
se  tirer  d'affaire;  on  en  a  fait  un  ministre,  je  crois.  C'est  comme 
le  général  Moriones  ;  un  jour,  quelques  camarades  et  moi,  nous  re- 
çûmes l'ordre  de  l'arrêter,  toujours  histoire  de  complot.  Que  lui 
importe  maintenant,  n'a-t-il  pas  eu  un  bel  avancement,  lui  aussi? 
Moi  seul  je  suis  resté  au  même  point  que  jadis,  et  je  ne  m'en  étonne 
pas  trop;  mais  vous  voyez  par  là,  jeune  homme,  que  rien  n'est  en- 
core perdu  pour  vous ,  et  que  bien  souvent  les  gardes  civils  au- 
raient tout  profit  à  changer  de  place  avec  leurs  prisonniers.  » 

Tout  en  causant  de  la  sorte,  nous  étions  arrivés  au  terme  de 
l'étape;  par  une  vraie  fatalité,  un  bataillon  de  passage  faisait  halte 
en  ce  moment  dans  Penacerrada  :  sur  la  grande  place,  on  voyait 
les  sacs  répandus  par  terre,  les  fusils  appuyés  aux  murs  des  mai- 
sons; réunis  par  petits  groupes,  les  hommes  fumaient  et  riaient;  il 
me  fallut  passer  au  milieu  d'eux,  subir  de  nouveau  ces  regards 
curieux,  ces  lazzis,  qui  déjà  m'avaient  été  si  pénibles.  D'ailleurs 
j'allais  dire  adieu  à  mes  deux  compagnons  de  route;  une  seule 
étape  me  séparait  encore  de  Vitoria,  où  deux  autres  de  leurs  cama- 
rades devaient  me  conduire  sous  peu.  Ils  échangèrent  quelques 
mots  avec  un  petit  vieux  qui  raccommodait  des  chaussures  à  l'en- 
trée d'une  grande  maison  humide  et  sombre;  le  vieux  se  leva,  me 
regarda  en  ricanant,  me  débarrassa  prudemment  du  bâton  que  je 
portais  à  la  main;  je  me  sentis  poussé  dans  un  endroit  ténébreux 
ouvert  au  fond  de  l'allée  à  droite,  puis  une  grosse  porte  munie  de 
verrous  et  percée  d'un  judas  se  referma  sur  moi.  J'étais  dans  la 
prison  de  Penacerrada,  et  quelle  prison,  grand  Dieu!  C'est  bien  le 
plus  vilain  endroit  où  jamais  honnête  homme  ait  été  forcé  de  mettre 
les  pieds.  Qu'on  se  figure  un  espace  à  peu  près  carré,  sorte  de 
basse-fosse  qu'éclaire  à  demi  un  étroit  soupirail  en  pente  placé  près 
du  plafond,  hors  de  la  portée  de  la  main;  le  sol  de  terre  battue  est 
jonché  d'immondices  et  de  débris  suspects,  les  pieds  littéralement 


A26  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

enfoncent  dans  le  fumier  ;  dans  un  coin,  pour  tous  meubles,  un  lit 
de  camp  aux  planches  pourries,  et  par-dessus,  pourrie  également, 
réduite  en  bribes,  empestée,  un  tas  de  paille  de  maïs  qui  s'étale  et 
déborde  de  tous  côtés.  Désormais  je  pourrai  dire  sans  métaphore 
que  j'ai  connu  la  paille  humide  des  cachots. 

Après  mûr  examen,  comme  il  me  répugnait  de  m'asseoir  dans 
toute  cette  ordure,  je  pris  le  parti  de  rester  debout;  alors,  par 
désœuvrement,  un  peu  aussi  par  curiosité,  l'idée  me  vint  d'exami- 
ner les  inscriptions  et  les  dessins  dont,  selon  l'usage,  mes  prédé- 
cesseurs avaient  illustré  les  murs  de  l'endroit.  Autant  que  je  pus 
comprendre,  à  l'occasion  de  la  guerre  carliste  il  avait  dû  servir  tour 
à  tour  aux  prisonnniers  des  deux  partis.  Tout  d'abord,  près  de  l'en- 
trée, une  inscription  en  grosses  lettres,  à  l'orthographe  indépen- 
dante, attire  le  regard  :  elle  raconte  mélancoliquement  l'histoire  de 
deux  pauvres  diables,  deux  libéraux,  qui  restèrent  dix-neuf  mois  au 
pouvoir  de  leurs  ennemis  :  tout  le  jour  ils  travaillaient  dans  les 
mines  des  environs,  le  soir  on  les  enfermait  dans  ce  bouge;  si  j'en 
juge  par  moi-même,  ils  ont  dû  trouver  le  temps  long!  Sur  un  autre 
mur,  à  droite,  est  le  portrait  en  pied  de  don  Carlos,  fort  ressemblant 
ma  foi,  et  largement  traité  aux  deux  crayons,  plâtre  et  charbon  : 
c'est  l'œuvre,  à  n'en  pas  douter,  de  quelque  carliste  convaincu,  car  il 
a  pour  exergue  ces  mots  tracés  d'une  main  ferme  :  Viva  Carlos  sep- 
timo  el  rey;  le  duc  de  Madrid  porte  l'uniforme  qu'il  avait  à  la  tête 
de  ses  troupes,  le  poing  droit  fièrement  campé  sur  la  hanche,  l'autre 
main  au  pommeau  du  sabre,  grandes  bottes  et  béret  à  gland.  Que 
de  portraits  officiels  ne  valent  point  celui-là  !  D'autres  carlistes  ont 
écrit  sous  leur  nom  le  bataillon  et  la  compagnie  auxquels  ils  appar- 
tenaient; puis  viennent  de^  pensées,  des  exclamations,  qui  ne  sont 
d'aucun  parti,  mais  qui  n'en  semblent  pas  moins  sincères  :  «  cette 
prison  est  pire  que  l'enfer,  »  —  des  vers,  des  injures  aussi,  des  or- 
dures, tout  ce  que  la  colère  et  l'ennui  peuvent  inspirer  à  des 
hommes  privés  de  liberté. 

Quoi  qu'il  en  soit,  j'eus  bien  vite  épuisé  ce  genre  de  distraction, 
car  le  cachot  n'était  pas  grand;  à  moins  de  graver  moi-même  mon 
nom  sur  les  murs,  qu'allais-je  faire  pour  tuer  le  temps?  Les  heures 
s'écoulaient  avec  une  lenteur  désespérante,  je  me  sentais  pénétré 
de  froid  jusqu'aux  os;  de  plus  l'obligation  de  passer  la  nuit  dans  des 
conditions  semblables  ne  contribuait  pas  peu  à  assombrir  mes  idées. 
Je  profitai  d'un  moment  où  le  savetier,  mon  gardien,  venait  curieu- 
sement glisser  un  coup  d'œil  par  le  guichet  de  la  porte,  et,  du  plus 
poliment  qu'il  me  fut  possible,  je  le  priai  de  transmettre  mes  ré- 
clamations à  qui  de  droit.  Les  seules  autorités  de  la  ville  étaient 
alors  le  maire  ou  alnidc  et  un  sergent  de  la  garde  civile.  Tous  deux, 
fort  obligeamment,  se  rendirent  auprès  de  moi;  mais  l'alcade,  on  le 


VOYAGE    DANS    LE    PAYS    BASQUE.  ^27 

comprend,  qui  occupait  avec  les  siens  l'étage  supérieur  de  la  mai- 
son même  dont  le  bas  servait  de  cachot,  ne  tenait  guère  à  m'olTrir 
l'hospitalité;  de  son  coté  le  sergent  semblait  réfléchir  :  il  hésitait 
entre  l'exécution  stricte  de  sa  consigne  et  je  ne  sais  quelle  bienveil- 
lance naturelle  qui  se  trahissait  dans  ses  paroles.  «  Oui,  j'en  conviens, 
me  disait  l'excellent  homme  en  promenant  un  regard  de  dégoût  sur 
le  lit  de  camp  odieusement  souillé,  on  ne  peut  pas  vivre  ici  ;  ce 
lieu  n'est  pas  convenable,  même  pour  un  criminel.  Que  voulez- 
vous?  la  guerre  n'a  permis  de  rien  entretenir;  pourtant  prenez 
patience,  dès  demain  vous  serez  à  Yitoria,  et  là  vous  vous  trouverez 
tout  à  fait  bien,  je  vous  le  promets.  La  prison  de  Yitoria  est  toute 
neuve,  et  claire  et  propre;  avec  celle  de  Yergara,  je  n'en  connais 
pas  de  plus  belle.  Yous  verrez  vous-même,  »  ajouta-t-il  naïvement 
sans  y  entendre  malice.  Or,  le  croirait-on?  cette  perspective  sé- 
duisante ne  me  consolait  qu'à  moitié  ;  j'insistai  de  nouveau,  je  dis 
que  je  consentais  à  être  enfermé  partout  où  l'on  voudrait,  pourvu 
que  ce  ne  fût  pas  dans  une  fosse  à  fumier;  je  jurai  mes  grands 
dieux  que  je  ne  tenterais  aucune  évasion  et  que  je  resterais  toujours 
prêt  à  répondre  au  premier  appel.  Bref,  au  bout  d'une  heure  j'étais 
installé  dans  le  propre  quartier  des  gardes  civils.  Foin  du  vieux 
savetier  qui  m' avale  donné  un  verre  d'eau  où  nageait  une  araignée! 
La  femme  d'un  des  gardes  se  mit  en  cuisine  à  mon  intention;  on 
me  servit  le  puckero  national,  les  sardines  frites  à  l'huile  selon  la 
mode  d'Espagne,  et,  je  dois  le  dire,  jamais  régal  improvisé  ne  me 
parut  aussi  délicieux. 

Cependant,  à  peine  arrêté,  j'avais  prévenu  par  dépêche  un  de 
mes  amis  les  plus  dévoués  de  la  sotte  situation  où  je  m'étais  mis; 
je  comptais  à  îladrid  même  plusieurs  personnes  qui  s'intéressaient 
à  moi  et  qui  connaissaient  déjà  le  but  de  mon  voyage  :  le  malen- 
tendu ne  pouvait  plus  être  de  longue  durée.  Le  soir,  à  la  veillée, 
lous  les  hôtes  du  cuartel  étaient  réunis  dans  la  cuisine  autour  de  la 
grande  cheminée;  là  aussi  on  parlait  de  la  guerre;  un  des  assis- 
tans,  au  milieu  du  silence  général,  racontait  cette  première  et 
terrible  attaque  de  Somorrostro  à  laquelle  lui-même  avait  pris  part, 
quand  un  bruit  soudain  d'armes  et  de  chevaux  ébranla  les  rues 
caillouteuses  de  Peùacerrada  et  fît  trembler  les  vitres  fouettées  par 
la'pluie.  C'était  un  détachement  de  la  garde  civile,  commandé  par 
un  capitaine,  qui  arrivait  de  Yitoria  avec  ordre  de  me  relâcher 
immédiatement.  Quel  meilleur  usage  pouvais-je  faire  de  ma  liberté, 
à  cette  heure  et  par  l'horrible  temps  qu'il  faisait  alors,  que  de  pro- 
fiter jusqu'au  bout  de  la  gracieuseté  de  mes  hôtes?  J'allai  me  mettre 
au  lit,  et  le  lendemain  seulement,  après  avoir  serré  cordialement  la 
main  au  brave  sergent  et  à  ses  compagnons,  je  pris  à  pied  la  route 
de  Yitoria.  Cette  fois  encore  je  marchais  avec  la.  jmreja,  que  les  be- 


428  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

soins  du  service  appelaient  vers  la  ville,  mais  librement,  en  cama- 
rade. Aussitôt  mon  arrivée  dans  la  capitale  de  la  province,  je  me  hâtai 
d'aller  rendre  mes  devoirs  au  général  Quesada,  commandant  en 
chef  de  l'armée  du  nord  :  c'est  à  son  empressement  de  bon  goût 
que  j'avais  dû  de  ne  point  connaître,  après  les  autres,  la  prison  de 
Vitoria.  J'ai  eu  plus  tard  l'occasion  de  la  visiter,  cette  fameuse  pri- 
son :  elle  est  réellement  fort  belle,  spacieuse,  aérée,  commode,  et 
mérite  sa  réputation.  Bâtie  selon  les  systèmes  les  plus  nouveaux, 
elle  est  de  forme  circulaire  ;  elle  ne  comprend  qu'un  étage  et  se 
compose,  en  haut  comme  en  bas,  de  trois  galeries  disposées  en 
rayons  et  percées  de  cellules,  qui  convergent  vers  un  même  point. 
Du  centre  de  l'édifice  l'œil  en  embrasse  toutes  les  parties;  pendant 
le  jour  les  détenus,  sortant  de  leurs  cellules,  causent,  fument  et  se 
promènent  dans  le  préau  du  bas  sous  la  surveillance  incessante  de 
trois  gardiens  armés.  En  ce  moment,  ils  étaient  près  d'une  centaine, 
neuf  parmi  eux  avaient  les  fers  aux  pieds,  des  fers  très  lourds 
qu'ils  traînaient  à  grand  bruit  :  ceux-là  étaient  les  hommes  dange- 
reux, les  assassins;  un  surtout,  robuste,  les  bras  velus,  coiffé  d'un 
béret  rouge,  me  frappa  par  son  air  bestial  ;  enrôlé  dans  une  bande, 
il  avait,  m'assure-t-on,  fait  la  guerre  pour  son  propre  compte  et 
commis  des  atrocités.  Pour  dire  vrai ,  quand  je  vis  les  compagnons 
d'infortune  que  le  hasard  m'avait  un  moment  destinés,  je  ne  son- 
geai pkis  à  me  plaindre,  et  tout  bas  je  me  félicitai  de  n'avoir  eu  à 
partager  avec  personne  mon  cachot  infect  de  Penacerrada! 

IL 

Vitoria  porte  dignement  son  nom  sonore  et  fier  :  ses  rues  nou- 
velles percées  au  cordeau,  ses  maisons  blanches,  ses  miradores  ou 
balcons  vitrés  comme  autant  de  cages  de  verre,  ses  places,  ses  jar- 
dins, entretenus  avec  un  soin  dont  Madrid  même  pourrait  être  ja- 
loux, la  mettent  au  rang  des  plus  charmantes  cités  de  l'Espagne. 
Les  monumens  publics  y  sont  nombreux,  comme  il  convient  à  une 
capitale  :  c'est  d'abord  le  palais  de  la  députation  provinciale,  édi- 
fice gréco-romain,  d'un  style  un  peu  lourd,  mais  dont  j'aurais  mau- 
vaise grâce  à  contester  le  mérite  architectural,  tant  les  Alavais  pa- 
raissent l'avoir  en  vénération  :  en  bas  est  la  salle  des  réunions,  où 
les  cinquante-six  députés  des  communes,  élus  chacun  selon  des 
procédés  différens,  discutent  et  décident  en  commun  des  affaires  de 
la  province;  en  haut  se  conserve  dans  les  archives  l'exemplaire  ori- 
ginal des  fueros  ou  privilèges  d'Alava;  c'est  encore,  outre  la  pri- 
son, le  théâtre,  fort  bien  installé,  l'hôpital,  merveilleusement  tenu, 
enfin  cet  admirable  hospice  des  enfans  trouvés  qui  n'a  pas  son  équi- 
valent chez  nous.  La  maison,  secourue  simultanément  par  l'argent 


VOYAGE    DANS    LE    PAYS   BASQUE.  /i29 

de  la  province  et  les  dons  volontaires  des  particuliers,  ne  compte 
pas  moins  de  cinq  cents  pensionnaires  inscrits,  et  de  l'air,  de  l'es- 
pace pour  les  loger  tous  ;  mais  là-dessus  une  cinquantaine  sont  en 
apprentissage  dans  la  ville,  les  autres  pour  la  plupart  vivent  aux 
environs  chez  des  cultivateurs  qui  les  habituent  aux  travaux  des 
champs.  Cette  mesure  a  donné  les  meilleurs  résultats.  Dès  qu'ils 
ont  atteint  quatorze  ans,  leurs  maîtres  sont  tenus  de  payer  annuel- 
lement pour  eux  une  petite  somme  :  mise  de  côté,  elle  sert  à  leur 
composer  une  masse  qu'ils  trouveront  en  sortant  ;  du  reste  l'admi- 
nistration les  suit  jusqu'au  jour  de  leur  mariage,  et  même  alors  elle 
leur  fournit  les  moyens  d'entrer  en  ménage.  A  quelque  moment 
que  ce  soit,  l'enfant  réclamé  est  aussitôt  rendu  sans  aucuns  frais  à 
ses  parens;  pour  éviter  toute  confusion,  un  registre  spécial  contient 
le  détail  exact  des  moindres  circonstances  où  il  fut  déposé  ;  beau- 
coup de  ces  petits  malheureux  portent  sur  eux  un  objet  quelconque, 
un  coin  de  linge  marqué  d'initiales,  un  bijou,  et  tous  ces  indices 
sont  précieusement  conservés.  Ce  sont  des  sœurs  qui  s'occupent  de 
la  direction  intérieure  de  l'hospice,  avec  quel  soin,  quelle  propreté, 
quelle  vigilance,  je  ne  saurais  le  dire  assez  :  successivement  elles 
me  montrèrent,  avec  une  petite  fierté  bien  légitime,  les  grands  dor- 
toirs parquetés,  cirés,  resplendissans,  la  lingerie  pleine  jusqu'au 
faîte  de  serviettes  et  de  draps  empilés,  la  cuisine  aux  chaudières 
reluisantes;  mais  la  chambre  du  tour  surtout  m'intéressait.  Au  fond 
d'une  grande  salle  claire,  ouvrant  sur  les  jardins,  sont  deux  petits 
lits  de  fer,  garnis  de  rideaux  blancs;  dans  l'un,  pendant  la  nuit, 
couche  la  sœur  de  garde;  l'autre  attend  toujours  la  pauvre  créature 
que  la  misère  ou  la  honte  viendra  confier  à  la  charité.  A  droite, 
encastré  dans  la  muraille,  tout  tapissé  de  langes  comme  un  ber- 
ceau, le  tour,  qui  vire  sur  lui-même  avec  un  bruit  de  sonnettes;  il 
donne  de  l'autre  côté  sur  une  petite  ruelle  sombre,  abandonnée, 
propice  au  mystère.  Au  tintement  bien  connu  de  la  sonnette,  la 
sœur  se  lève,  l'enfant  est  recueilli,  adopté,  et  la  mère  coupable 
n'est  plus  tentée  d'ajouter  le  crime  à  la  faute.  Parmi  ces  infortu- 
nées qui  confient  aux  bonnes  sœuis  de  Vitoria  le  fruit  de  leurs  en- 
trailles, il  est,  m'a-t-on  dit,  plus  d'une  femme  française  venue  pour 
chercher  en  Espagne  le  secret  de  son  déshonneur,  que  la  loi  de  notre 
pays  p.e  lui  permet  pas;  peut-être,  dans  l'intérêt  même  de  la  so- 
ciété et  de  la  morale,  pourrions-nous  être  plus  indulgens.  Ne  vaut-il 
pas  mieux  pour  le  nouveau-né  le  tour  et  son  discret  asile  que  le 
lit  du  fleuve  ou  la  bouche  de  l'égout?  D'ailleurs  il  ne  semble  pas 
que  le  voisinage  de  l'hospice  rende  en  Alava  la  débauche  plus  fré- 
quente; bien  loin  de  là,  cette  population  est  des  plus  honnêtes  de 
l'Espagne,  et  l'infanticide  y  est  absolument  inconnu. 
Tous  ces  édifices  qui  composent  proprement  dit  la  ville  moderne 


A 30  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

s'étendent  dans  la  plaine  à  proximité  du  chemin  de  fer,  dont  la  gare 
déverse  autour  d'elle  l'animation  et  la  vie;  mais  Vitoria  garde  aussi 
des  titres  à  l'admiration  des  archéologues.  Bâtie  de  toutes  pièces  en 
1181  sur  l'emplacement  du  minuscule  village  de  Gasteiz  par  don 
Sanche  le  Sage,  roi  de  Navarre,  que  menaçaient  alors  ses  voisins  de 
Gastille  et  d'Aragon,  la  vieille  ville  occupe  les  pentes  et  le  sommet 
d'une  éminence  où  l'on  atteint  par  des  rampes  de  pierre.  Là  se 
trouve,  intacte  dans  sa  grandeur  farouche,  l'antique  demeure  sei- 
gneuriale de  Villasuso,  qui  existait  bien  avant  la  ville  et  près  de 
laquelle  vinrent  se  grouper  les  habitations  nouvelles;  en  face  était 
celle  du  comte  de  Salvatierra,  le  malheureux  chef  des  communcros  : 
vaipcu  par  Gharles-Quint,  il  mourut  misérablement  en  prison,  tan- 
dis que  ses  biens  étaient  confisqués  et  que  sur  le  sol  de  sa  maison 
rasée  on  semait  du  sel  en  signe  d'exécration;  l'emplacement  en  est 
occupé  maintenant  par  des  greniers  publics.  Vers  le  même  endroit 
s'élève  la  curieuse  église  de  San-Miguel,  conteiTiporaine  de  la  fon- 
dation de  la  ville  et  depuis  lors  dépositaire  du  fameux  couteau  vi~ 
torien,  sur  lequel  le  syndic  général  de  la  cité  était  tenu  de  prêter 
serment  :  «  Jurez-vous  d'accomplir  honnêtement  et  loyalement  votre 
devoir?  demandait-on  au  futur  magistrat.  —  Oui,  je  le  jure;  répon- 
dait-il. —  Si  vous  ne  le  faites  pas,  continuait  la  formule,  c'est  avec 
ce  couteau  qu'on  vous  coupera  la  tête.  »  On  peut  voir  encore,  dans 
la  partie  extérieure  de  l'abside,  fermé  d'une  pierre  plate  et  défendu 
par  une  grille  en  fer,  le  petit  caveau  où  gisait  la  redoutable  re- 
lique; mais  à  la  faveur  des  troubles  qui  depuis  quarante  ans  déjà 
agitent  le  nord  de  l'Espagne,  la  clé  qui  servait  à  ouvrir  la  grille 
s'est  perdue,  dit-on  :  personne  ne  s'est  plus  occupé  du  couteau,  qui 
doit  être  aujourd'hui  complètement  mangé  par  la  rouille,  et  le  sa- 
cristain lui-même,  malgré  son  âge,  déclare  ne  l'avoir  jamais  vu. 
Toutes  les  rues  avoisinantes  ont  retenu  après  cinq  siècles  leurs 
noms  marchands  et  pittoresques  qui  rappellent  les  corps  de  mé- 
tiers :  calle  de  la  Herreria,  de  la  Pintoreria,  de  la  Guchilleria,  de  la 
Zapateria,  celle-ci  toute  pleine  encore  de  savetiers,  de  pelletiers, 
de  selliers,  empestant  la  poix  et  le  cuir;  les  maisons  elles-mêmes 
racontent  le  passé  et  trahissent  leur  date  par  la  richesse  de  leur 
façade,  la  forme  des  arcs,  la  disposition  des  portiques  et  des 
tourelles.  A  plusieurs  d'entre  elles  s'attachent  des  souvenirs  his- 
toriques; des  rois,  des  papes  y  logèrent  :  Adrien  VI,  François  I", 
Alphonse  le  Sage  de  Gastille.  Aussi,  dans  ISotre-Dame  de  Paris, 
M.  Victor  Hugo  pouvait-il  citer  Vitoria  comme  «  une  ville  go- 
thique, entière,  complète,  homogène;  »  pourtant,  il  faut  le  re- 
connaître, cette  appréciation  devient  moins  vraie  chaque  jour.  Par 
le  fait  de  l'importance  toute  nouvelle  que  lui  donne  sa  situation  in- 
termédiaire sur  la  voie  ferrée  d'Hendaye  à  Madrid,  Vitoria  semble 


VOYAGE    DANS    LE    PAYS    BASQUE.  Û31 

destinée  à  se  transformer  complètement.  Là,  comme  ailleurs,  les 
nécessités  de  la  civilisation  moderne  ont  commencé  à  porter  la 
pioche  jusque  dans  les  vieux  quartiers;  on  nivelle  les  pentes,  on 
élargit  les  rues,  on  remplace  les  sombres  boutiques  et  les  apparte- 
mens  ténébreux  par  d'élégans  magasins  et  des  maisons  aux  gais 
balcons.  N'était  la  guerre  qui  a  retardé  tous  les  travaux,  la  munici- 
palité n'eût  pas  différé  plus  longtemps  certaines  améliorations  ju- 
gées indispensables,  mais  qui  changeront  d'autant  la  physionomie 
de  la  vieille  cité.  Pour  ma  part,  je  n'y  trouve  point  à  redire  :  ce 
qu'il  faut  condamner,  ce  n'est  point  l'activité  intelligente  qui  mo- 
difie, perfectionne,  toujours  en  quête  du  mieux,  c'est  le  vandalisme 
brutal  détruisant  pour  détruire,  sans  une  idée,  sans  un  but,  sans 
même  le  désir  ou  le  pouvoir  de  réédifier  jamais. 

Gomme  Pampelune,  Vitoria,  quoique  ville  ouverte,  a  joué  un  rôle 
pendant  la  guerre;  profitant  de  la  période  d'inaction  qui  suivit  la 
mort  de  Goncha,  les  carlistes  avaient  étendu  leurs  avant-postes 
jusqu'à  ses  abords,  retranchés  à  la  hâte,  si  bien  que  vers  le  mois 
de  juin  187^  elle  était  entièrement  coupée  de  ses  communications. 
Au  général  Quesada  revient  l'honneur  de  sa  délivrance.  L'ennemi, 
fort  de  16  bataillons  environ,  occupait,  sous  les  ordres  de  Pérula, 
une  série  de  positions  qui  allaient  de  Subijana  à  Trevino  en  passant 
par  iNauclarès;  Quesada  le  trompe  sur  ses  intentions,  feint  de  vou- 
loir se  porter  vers  le  centre,  puis,  le  moment  venu,  attaque  énergi- 
quement  par  la  droite.  A  l'autre  bout  de  la  ligne,  l'aile  gauche  des 
libéraux,  abandonnée  à  elle-même  devant  des  forces  supérieures, 
fut  quelque  temps  compromise:  une  diversion  brillante,  due  au 
colonel  de  cavalerie  Gontreras,  la  sauva.  Ge  brave  officier  ne  dispo- 
sait que  d'une  centaine  de  lanciers  formant  un  escadron  de  marche 
attaché  à  la  division  ;  mais  c'est  là  le  propre  de  ces  guerres  de 
montagnes  que  les  succès  même  les  plus  importans  y  dépendent 
bien  moins  de  la  proportion  des  forces  que  de  l'opportunité  des 
manœuvres.  Malgré  le  désavantage  du  terrain,  il  sut  charger  avec 
un  tel  ^.-propos  et  une  telle  ardeur  les  Navarrais  qui  attaquaient  à 
la  baïonnette  que,  saisis  d'une  panique  inexprimable,  ceux-ci  lâ- 
chèrent pied  et  prirent  la  fuite  à  travers  les  fondrières  et  les  ravins, 
où  ils  s'écrasaient  en  tombant.  Bientôt  après  arrivèrent  à  batail- 
lons de  renfort  qui  rétablirent  les  affaires.  En  même  temps,  grâce 
aux  habiles  dispositions  du  général  en  chef,  Trevino  était  occupée 
presque  sans  coup  férir;  la  position  de  Nauclarès,  tournée  par  la 
droite,  tombait  d'elle-même  au  pouvoir  des  libéraux  :  la  route  de 
Vitoria  était  libre,  et  ce  premier  et  glorieux  avantage  allait  avoir 
sur  l'issue  des  opérations  dans  le  nord  une  importance  décisive.  A 
la  paix,  le  vainqueur  a  été  nommé  maréchal;  il  s'était  déjà  fait 
connaître  au  Maroc  par  ses  qualités  de  prudence  et  de  sang-froid, 


A 32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais  cette  distinction  récompensait  en  lui  le  caractère  autant  et 
plus  que  les  services  :  un  caractère  loyal ,  intègre,  incapable  de 
transiger  avec  le  devoir.  Fils  du  général  Quesada,  mis  en  pièces 
par  le  peuple  de  Madrid,  et  comme  lui  parfait  caballcro,  il  a  tou- 
jours évité  de  se  mêler  de  politique,  sa  vie  militaire  est  pure  de 
tout  pronunciamiento,  et  certes  l'éloge  a  bien  sa  valeur  lorsqu'on 
réfléchit  que  la  plupart  des  généraux  de  l'Espagne,  hommes  d'hon- 
neur en  tout  le  reste,  n'hésitent  pas  à  se  prononcer,  c'est-à-dire  à 
retourner  contre  le  gouvernement  même  qui  le  leur  a  confié  le 
pouvoir  qu'ils  ont  dans  les  mains.  Au  physique,  de  taille  plutôt  pe- 
tite que  grande,  le  corps  un  peu  replet,  grisonnant,  il  a  cet  air  à  la 
fois  réfléchi  et  résolu  qui  dénote  les  hommes  parvenus  surtout  à 
force  de  persévérance,  de  travail  et  d'énergie. 

La  présence  du  quartier-général  et  d'une  partie  des  troupes  de 
l'armée  du  nord  met  en  ce  moment  dans  la  ville  encore  plus  de 
bruit,  d'animation  et  de  gaîté.  Chaque  matin,  sous  mes  fenêtres, 
passaient  un  ou  deux  bataillons  allant  à  l'exercice  :  les  clairons, 
de  même  forme ,  mais  plus  petits ,  plus  durs  que  les  nôtres,  lan- 
çaient dans  l'air  leurs  notes  criardes  et  précipitées,  les  hommes  sui- 
vaient d'un  pas  rapide,  et  c'était  plaisir  de  les  voir,  le  teint  bronzé, 
l'air  résolu  sous  leurs  uniformes  un  peu  fripés  par  la  dernière  cam- 
pagne, défiler,  puis  disparaître  en  bon  ordre  au  tournant  de  la  rue. 
Les  Espagnols  sont  peut-être  les  plus  vaillans  marcheurs  que  l'on 
connaisse  :  cela  tient  à  l'habitude  des  courses  forcées  dans  un  pays 
privé  de  communications,  semé  d'obstacles  de  toute  sorte.  Or  de- 
puis les  succès  récens  de  l'armée  allemande,  par  une  pente  assez  na- 
turelle ,  qu'il  s'agisse  de  détails  d'exercice,  de  discipline  ou  de  ca- 
sernement, la  mode  est  là-bas  d'imiter  un  peu  en  tout  les  Prussiens  : 
il  n'est  pas  jusqu'à  l'allure  du  soldat  qu'on  n'ait  essayé  de  rendre 
moins  fantaisiste,  moins  indépendante,  moins  méridionale  en  un 
mot.  Quand  le  bataillon  s'ébranle,  c'est  à  qui  parmi  ces  braves 
garçons  élèvera  bien  exactement  le  genou  d'un  mouvement  auto- 
matique à  la  hauteur  voulue  par  la  théorie  et  le  rabattra  pesam- 
ment sur  le  sol;  mais  bientôt  la  théorie  est  mise  en  oubli,  les  jambes 
s'allongent  souples  et  nerveuses,  chacun  reprend  son  allure  ordi- 
naire, et  sincèrement  les  chefs  auraient  tort  de  s'en  plaindre,  puis- 
que c'est  de  ce  même  pas,  élastique  et  léger,  qu'on  voit  leurs 
hommes  faire  sans  sourciller  jusqu'à  quinze  lieues  par  jour. 

Extérieurement  le  fantassin  espagnol  a  beaucoup  de  rapports  avec 
le  soldat  français  :  petit  de  taille  comme  lui,  nerveux,  agile,  bien 
découplé.  Du  reste  l'uniforme  est  identique  :  longue  capote  bleue 
et  pantalon  garance,  tirant  l'œil.  Certes  je  ne  désire  ni  ne  pré- 
vois, comme  l'estimable  lieutenant -colonel  du  régiment  de  To- 
lède, que  les  affaires  se  brouillent  de  longtemps  entre  la  France  et 


VOYAGE    DANS   LE   PAYS   BASQUE.  433 

l'Espagne;  pourtant,  amis  ou  ennemis,  à  800  mètres  de  distance, 
je  mets  en  fait  que  deux  corps  de  troupes  des  deux  nations  auraient 
grand'peine  à  se  reconnaître,  et  la  chose  mérite  d'être  relevée.  Seule 
la  coiffure  est  un  peu  différente  :  faite  de  cuir  et  de  drap  gris,  plus 
légère  que  le  schako,  plus  résistante  que  le  képi,  elle  tient  lieu  de 
l'un  et  de  l'autre.  Quant  aux  chaussures,  à  tous  les  souliers  régle- 
mentaires, l'Espagnol  préfère  de  beaucoup  les  alpargatas,  ces  san- 
dales à  semelles  de  corde  que  tout  le  monde  connaît,  garnies  au 
bout  d'un  morceau  de  toile  et  retenues  par  deux  cordons  qui  s'at- 
tachent en  se  croisant  autour  de  la  cheville;  rien  n'est  commode, 
surtout  pour  marcher  dans  les  montagnes  et  l'habitude  aidant, 
comme  cette  chaussure  légère,  silencieuse,  qui  laisse  le  pied  libre 
et  le  protège  sans  le  blesser  :  avec  elle,  il  semble  qu'on  aille  natu- 
rellement plus  vite.  Pourtant  elle  communique  à  l'ensemble  delà 
tenue  je  ne  sais  quel  air  de  misère  et  de  délabrement  qui  sied  mal 
chez  un  soldat,  et  je  me  rappellerai  toujours  l'étonnement  dont  je 
fus  saisi  quand  pour  la  première  fois  je  vis  dans  Pampelune,  à  la 
porte  des  monumens  publics  et  des  casernes,  les  sentinelles  monter 
ainsi  la  garde,  les  pieds  nus.  En  outre,  par  un  temps  de  pluie  ou 
de  neige,  Yalpargata  perd  beaucoup  de  ses  avantages;  mais  un  bon 
Castillan  ne  s'inquiète  pas  pour  si  peu,  et  s'il  lui  faut  faire  tout  ou 
partie  de  l'étape  avec  ses  sandales  mouillées,  il  compte  pour  les 
sécher  sur  le  soleil  de  l'après-midi  ou  le  feu  du  prochain  bivouac. 
Comme  force  de  résistance  en  effet,  comme  patience,  comme 
énergie,  le  soldat  espagnol  n'a  point  son  pareil  dans  aucune  armée 
de  l'Europe.  Pourvu  d'un  grand  fonds  de  gaîté  et  de  philosophie, 
ce  petit  troupier,  comme  nous  disons,  el  chico,  comme  on  dit  là- 
bas,  supporte  indifférem.ment  les  privations,  l'absence  de  sommeil, 
la  fatigue,  la  pluie,  le  chaud  et  le  froid  ;  sobre  au-delà  de  toute  ex- 
pression, d'une  sobriété  qui  tient  à  la  race  et  dont  l'intendance  mi- 
litaire abusa  trop  souvent  pour  se  permettre  dans  les  distributions 
de  vivres  les  retards  les  plus  imprudens,  capable  par  exemple  de 
vivre  un  jour  entier  avec  un  oignon  cru,  une  feuille  de  salade  et 
une  cigarette;  avec  cela  très  discipliné,  quoi  qu'on  en  croie,  tout 
disposé  à  obéir  dès  qu'il  sent  au-dessus  de  lui  une  autorité  ferme 
et  juste  qu'il  peut  respecter.  Dans  les  circonstances  graves,  son  cou- 
rage est  à  toute  épreuve,  sa  solidité  inébranlable;  il  a  en  lui  du 
sang  de  ses  anciens,  de  ces  vaillans  lercios,  qui  pendant  plus  d'un 
siècle,  de  Pavie  à  Rocroy,  firent  l'admiration  et  la  terreur  de  l'Eu- 
rope. Pourtant  il  n'apporte  pas  en  face  de  l'ennemi  ce  mépris  de 
la  vie,  cette  témérité  un  peu  fanfaronne  qui  semble  pousser  le 
soldat  français  vers  un  péril  qu'il  peut  éviter  et  qu'on  a  définie 
assez  justement  :  «  le  luxe  coûteux  du  courage  ;  »  en  dépit  de  son 

T0M8  XX.  —  1877.  28 


434  REVUt   DES   DEDX   MONDES. 

tempérament  méridional  il  est  alors  calme,  grave,  presque  réfléchi  ; 
mais  une  fois  parti,  rien  ne  l'arrêtera  plus.  Sagaîté,  très  réelle,  est 
aussi  moins  bruyante,  moins  tumultueuse  que  la  nôtre  :  un  air  de 
jota^  quelques  tours  de  danse  et  le  voilà  content.  Pour  divers  mo- 
tifs, dont  le  principal  sans  doute  est  une  raison  d'économie,  la 
plupart  des  musiques  militaires  en  Espagne  valent  peu  de  chose  ou 
rien  ;  en  revanche  il  n'est  pas  de  compagnie  qui  ne  compte  pour  le 
moins  cinq  ou  six  guitaristes.  Dans  les  expéditions,  dans  les  mar- 
ches, posé  en  travers  sur  leur  dos,  au-dessus  du  petit  sac  de  toile 
bourré  des  mille  bibelots  du  soldat  en  campagne,  leur  instru- 
ment les  suit  partout;  certes  la  charge  était  déjà  bien  lourde  :  les 
vivres,  parfois  pour  plusieurs  jours,  le  fusil,  les  cartouches,  la 
couverture;  mais  une  guitare  en  somme,  cela  pèse  si  peu,  et  ses 
flancs  sonores  tiennent  en  réserve  tant  de  joie  et  d'oubli!  Aussi, 
en  cas  de  pluie,  c'est  à  elle  qu'on  songe  avant  tout  et  nul  n'hé- 
site à  se  sacrifier  pour  la  mieux  garantir.  Puis  pendant  les  haltes, 
aux  veillées,  on  la  découvre  religieusement,  un  grand  cercle  se 
forme,  le  musicien  pour  préluder  essaie  quelques  notes  graves.  Et 
maintenant  si  quelques  fillettes  du  voisinage,  attirées  par  ce  ron- 
flement bien  connu,  se  présentent  dans  l'assemblée,  la  fête  sera 
complète,  et  les  danseurs  ne  leur  manqueront  pas.  Du  reste  tout  se 
passe  le  plus  correctement  du  monde,  sans  brutalités,  sans  tapage  : 
une  gourde  de  cuir,  remplie  d'eau,  passant  de  bouche  en  bouche, 
sert  à  désaltérer  l'assistance.  La  musique  et  la  danse!  Sur  ces 
deux  points-là,  carlistes  ou  libéraux,  tout  le  monde  se  rencontrait. 
On  n'a  pas  oublié  l'aventureuse  expédition  de  Martinez  Campos, 
s'engageant  en  plein  hiver  au  cœur  du  Baztan,  au  milieu  même  des 
ennemis  qui  n'avaient  plus  qu'à  se  rabattre  sur  lui  pour  le  tenir 
enfermé  comme  dans  une  ratière;  la  colonne  libérale  fit  route  plu- 
sieurs jours  par  un  ten)ps  affreux,  sans  chaussures,  presque  sans 
vivres,  à  travers  des  sentiers  de  chèvres,  obstrués  de  neige,  où  les 
hommes  souvent  étaient  forcés  de  passer  un  par  un;  or  à  peine 
entrés  dans  Elisondo,  avant  même  de  songer  à  dormir  ou  de  cher- 
cher du  pain,  les  soldats  couraient  après  les  filles  de  la  ville  et 
séance  tenante  se  mettaient  à  danser.  De  même  dans  l'autre  camp  : 
après  la  dernière  affaire  de  Pena  Plata,  la  lutte  finie,  obligés  d'a- 
bandonner leurs  armes  en  passant  la  frontière  de  France,  les  car- 
listes n'eurent  garde  d'abandonner  leurs  guitares  et  les  emportèrent 
avec  eux  à  Poitiers,  à  Tours,  au  Mans,  dans  les  villes  de  l'intérieur 
où  ils  devaient  être  internés. 

On  s'étonnera  peut-être  qu'avec  de  tels  élémens  l'armée  espa- 
gnole n'ait  pas  obtenu  dès  le  début  du  soulèvement  carliste  des  suc- 
cès décisifs  et  que  la  lutte  contre  les  bandes  à  peine  organisées  d'un 
Sabalis  ou  d'un  Santa-Gruz  ait  pu  durer  assez  longtemps  pour  leur 


VOYAGE   DANS   LE   PAYS   BASQUE.  A35 

permettre  de  devenir  une  armée  à  leur  tour;  mais  il  faut  tenir 
compte  des  embarras  intérieurs  créés  par  la  révolution  de  1868, 
puis  par  le  départ  du  roi  Amédée,  de  la  faiblesse  des  gouvernans, 
de  la  pénurie  du  trésor,  enfin  du  manque  d'officiers  suffisans.  As- 
surément, comme  courage  personnel,  les  chefs  valent  les  soldats; 
chez  tous,  à  tous  les  grades,  la  bravoure  est  incontestable  :  tou- 
jours les  premiers  au  feu,  ils  marchaient  en  avant,  pinces  dans  leur 
petite  tunique  de  drap  bleu,  la  casquette  crânement  posée  sur  l'o- 
reille, dans  la  main  gauche  un  revolver,  dans  la  droite  cette  légère 
canne  à  pomme  d'or  qu'ils  ont  partout  avec  eux  et  qui  leur  est 
comme  un  bâton  de  commandement,  encourageant  leurs  hommes  de 
l'exemple  et  de  la  voix,  aussi  calmes,  aussi  intrépides  que  s'ils 
allaient  à  la  promenade.  Mais  la  valeur  et  le  sang -froid  ne  sufiî- 
sent  plus  aujourd'hui,  et,  sauf  quelques  exceptions  brillantes,  le 
corps  des  olliciers  manque  des  connaissances  et  des  qualités  toutes 
spéciales  qu'exige  la  guerre  moderne  :  ils  n'ont  pas  assez  étudié. 
En  général  ils  sortent  beaucoup  trop  jeunes  des  écoles  :  on  heurte 
à  chaque  pas  dans  les  rues  des  capitaines  imberbes  et  qui  n'ont  pas 
vingt  ans,  des  lieuîenans  joufflus  qu'on  prendrait  pour  des  collé- 
giens en  rupture  de  ban,  et  l'on  ne  peut  se  défendre  d'une  impres- 
sion de  malaise  en  entendant  ces  enfans,  ces  blancs-becs,  comme 
on  les  appelait  chez  nous,  commander  de  leur  voix  jeunette  à  de 
vieux  soldats  éprouvés.  D'ailleurs  les  besoins  de  la  dernière  guerre 
et  précédemment  aussi  les  nombreux  prommctamioitos  après  les- 
quels chaque  général  révolté,  heureux  ou  malheureux,  recevait,  à 
titre  de  récompense  ou  de  consolation,  un  grade  de  plus  pour  lui- 
même  et  pour  tous  ses  complices,  ont  fait  contre  toute  prévision 
monter  au  rang  d'officiers  des  gens  que  leur  seul  mérite  ou  simple- 
ment leur  caractère  rendaient  indignes  d'y  aspirer  jamais.  Tout  cela, 
joint  à  certains  vices  d'organisation,  comme  la  séparation  établie 
entre  le  grade  et  l'emploi,  ou  la  possibilité  pour  les  corps  spéciaux 
d'obtenir  de  l'avancement  dans  les  rangs  de  la  ligne,  nécessite  de 
grandes  réformes,  et,  si  j'ai  bien  compris,  les  personnes  les  plus 
éclairées  du  pays  et  même  de  l'armée  sont  les  premières  à  en  con- 
venir. 

Dès  le  printemps  de  l'année  dernière,  une  partie  des  troupes  a 
pu  rentrer  dans  ses  foyers;  toutefois  le  rôle  de  l'armée  n'est  point 
terminé  :  si  les  Basques  ont  posé  les  armes,  cette  soumission  n'a 
pas  été  volontaire,  longtemps  encore  ils  regretteront  leurs  fue- 
ros^  et  jusqu'à  ce  que  le  calme  soit  revenu  dans  les  esprits,  des 
forces  considérables,  (30,000  hommes  pour  le  moins,  doivent  occu- 
per le  pays  carliste.  En  même  temps,  le  gouvernement  est  forcé 
de  faire  face  aux  exigences  toujours  croissantes  de  la  guerre  d'outre- 
Hier.  Neuf  ans  déjà  se  sont  écoulés  df-puis  qu'un  jeune  propriétaire 


536  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

créole  à  la  tête  de  quelques  amis  et  de  ses  serviteurs  a  soulevé  dans 
un  coin  de  l'île  l'étendard  d'une  nouvelle  république,  et  par  un  fait 
inoui,  à  travers  des  alternatives  de  succès  et  de  revers,  l'insurrec- 
tion dure  encore.  En  vain  les  Espagnols  ne  veulent-ils  voir  dans 
leurs  adversaires  qu'un  ramassis  de  nègres  fugitifs  et  d'aventuriers 
sortis  de  toutes  les  nations;  en  vain  chaque  courrier  de  la  Havane 
apporte-t-il  le  détail  de  nouveaux  succès  et  prédit-il  pour  la  quin- 
zaine suivante  l'anéantissement  des  bandes  rebelles  ;  en  vain  le  gou- 
vernement de  Madrid  expédie-t-il  coup  sur  coup  ses  plus  beaux 
régimens  et  ses  meilleurs  généraux,  Jovellar  après  Valmaseda,  Mar- 
tinez  Campos  après  Jovellar  :  l'argent,  les  hommes,  les  réputations 
mêmes  sombrent  tour  à  tour  dans  cet  abîme  sans  fond.  Aussi  dans 
le  peuple,  malgré  l'assurance  des  journaux  toujours  bravaches  et 
vantards,  on  commence  à  ne  plus  parler  de  Cuba  qu'avec  une  sorte 
de  terreur  superstitieuse.  Tant  de  beaux  jeunes  gens  sont  partis 
là-bas  qui  ne  sont  point  revenus!  D'autres,  plus  heureux,  ont  pu 
revoir  la  mère-patrie,  mais  ils  ont  dit  ce  qu'ils  avaient  souffert  :  la 
guerre  sauvage,  sans  quartier,  l'ennemi  insaisissable  dans  ses  mon- 
tagnes et  ses  maquis,  les  longues  marches  à  travers  les  marais  em- 
pestés, les  pluies,  la  misère,  la  faim,  le  vomito  plus  meurtrier  en- 
core que  les  rifles  ou  le  machete  des  rebelles,  la  fièvre  dévorante, 
les  mois  entiers  vécus  à  l'hôpital.  Durant  mon  séjour  forcé  à  La 
Guardia,  le  jeune  sous-lieutenant  commis  à  la  garde  du  poste  avait 
sans  façon  lié  connaissance  avec  moi  ;  de  fil  en  aiguille,  il  m'ap- 
prit qu'il  avait  un  frère  déserteur  de  l'armée,  devenu  capitaine  dans 
les    rangs  carlistes;  pendant  cinq  jours,   à  Bilbao,  ils  s'étaient 
trouvés  l'un  en  face  de  l'autre  aux  avancées,  tandis  que  leurs  sol- 
dats tiraillaient  sans  relâche;  à  la  dispersion  des  troupes  rebelles, 
le  carliste  avait  passé  en  France,  et  pour  l'instant  il  était  interné 
dans  le  département  de  l'Aveyron,  à  Millau,  où  il  se  trouvait  fort 
bien.  «  Mais,  demandai -je,  ne  songe-t-il  pas  à  obtenir  Vindulto? 
—  Lui,  nullement,  me  répondit  l'officier;  comme  déserteur  il  serait 
forcé  d'aller  servir  quatre  ou  cinq  ans  à  Cuba;  ce  n'est  pas  une 
chose  à  faire  :  mieux  lui  vaut  demeurer  Français.  »  D'ailleurs  le 
gouvernement  n'ignore  pas  les  sentimens  de  la  nation  et  de  l'ar- 
mée à  cet  égard.  Aussitôt  la  guerre  du  nord  terminée,  il  s'était  dé- 
cidé à  envoyer  dans  la  grande  Antille  un  renfort  de  25,000  hommes, 
qu'on  espérait,  comme  toujours,  devoir  être  le  dernier.  Les  exiger 
au  nom  de  la  loi,  surtout  en  ce  moment,  pouvant  paraître  un  peu 
sévère,  on  préféra  s'adresser  aux  bonnes  volontés  :  peut-être,  parmi 
les  anciens  soldats  que  la  conclusion  des  hostilités  allait  rendre  à 
la  vie  civile,  bon  nombre  consentiraient-ils  à  signer  un  engagement 
nouveau. 
Dans  toutes  les  villes,  à  Tudela,  à  Tafalla,  à  Pampelune,  à  Vito- 


VOYAGE    DANS    LE    PAYS    BASQUE.  437 

ria,  sur  tous  les  murs  des  casernes  et  des  édifices  publics,  s'éta- 
laient de  grandes  affiches  demandant  des  volontaires  pour  l'île  de 
Cuba.  Les  conditions  étaient  réellement  séduisantes  :  un  franc  de 
solde  par  jour,  plus  une  gratification  annuelle  de  250  francs,  sans 
préjudice  de  la  haute  paie  et  des  autres  avantages  que  le  gouverne- 
ment particulier  de  la  colonie  accorde  à  ses  défenseurs  ;  là-dessus 
250  francs  nets  seraient  touchés  au  lieu  même  de  l'embarquement; 
l'engagement  pouvait  être  contracté  pour  trois  ans  ou  pour  la  du- 
rée de  la  guerre.  Malgré  tout,  les  vieux  soldats  ne  se  présentèrent 
pas  en  foule,  et  je  me  suis  laissé  dire  que  le  gouvernement,  pour 
compléter  le  nombre  de  bataillons  qu'il  s'était  fixé,  dut  prendre  au 
hasard  dans  les  nouvelles  levées.  Cependant  le  train  où  je  montai 
pour  me  rendre  de  Pampelune  à  Tafalla  emmenait  entre  autres 
deux  -wagons  remplis  de  rengagés  militaires.  Pourquoi  ceux-là 
partaient-ils?  Quel  désir  ou  quel  regret  les  poussait  à  prendre  cette 
dure  résolution?  la  soif  du  gain,  l'esprit  d'aventure,  l'absence  d'une 
affection,  d'un  foyer?  Ces  trois  motifs  réunis  peut-être.  11  y  avait  là 
des  simples  soldats,  tous  décorés  à  profusion,  —  car,  soit  dit  en  pas- 
sant et  sans  tirer  du  fait  la  moindre  conséquence,  je  ne  sache  pas 
que  dans  aucune  autre  armée  on  pousse  plus  loin  l'abus  des  croix  et 
des  rubans,  —  puis  quelques  sous-olficiers  et  même  des  carlistes, 
portant  encore  sur  la  tête  le  béret  bleu  ou  rouge  avec  la  plaque  de 
cuivre  ornée  des  trois  mots  fatidiques  :  Bios,  patria  y  rey.  Les  en- 
nemis de  la  veille  fraternisaient,  complètement  oublieux  des  ques- 
tions politiques.  N'allaient -ils  pas  affronter  ensemble  une  autre 
guerre  bien  plus  terrible?  ne  partageraient-ils  pas  désormais  la 
même  vie,  les  mêmes  périls?  Ils  avaient  arboré  au-dessus  d'un 
wagon  une  grande  bannière  sur  laquelle  était  écrit  :  Voluntarios 
vara  Cuba-,  tous  riaient,  chantaient,  avec  une  gaîté  plus  expan- 
sive  que  ne  l'est  d'ordinaire  celle  des  espagnols;  on  eût  dit  que 
les  pauvres  garçons  cherchaient  à  s'étourdir.  Quand  on  apercevait 
un  village  que  le  train  traversait  en  sifflant,  c'étaient  des  cris,  des 
appels  aux  paysans  répandus  dans  la  campagne,  les  bras  s'éten- 
daient par  les  portières,  on  agitait  la  bannière  aux  couleurs  natio- 
nales; un  ou  deux  clairons,  qui  allaient  avec  eux,  allègrement 
sonnaient  la  charge;  mais  en  arrivant  à  Tafalla,  où  l'on  devait 
s'arrêter  près  d'une  heure,  la  scène  changea.  Un  certain  nombre 
de  soldats  licenciés  venus  par  le  même  train  étaient  attendus  là 
par  leurs  parens  ou  leurs  amis;  toute  cette  foule,  selon  l'usage  es- 
pagnol, se  pressait,  se  bousculait  sur  les  quais  au  bord  de  la  voie. 
Bientôt  commencèrent  les  reconnaissances,  les  effusions,  les  em- 
brassades. En  présence  de  cette  joie  sincère,  la  gaîté  factice  des 
volontaires  tomba  tout  à  coup;  songeant  à  ce  qu'ils  laissaient  der- 
rière eux,  la  patrie,  la  famille,  et,  qui  sait?  l'espoir  du  retour,  on 


438  BEVUE   DES    DEUX    MONDES. 

eût  pu  les  voir,  comrae  embarrassés,  se  rasseoir  à  leurs  places,  tan- 
dis que  les  clairons  se  laisaient  et  qu'une  main  précipitamment 
rentrait  la  bannière. 


III. 

Les  Basques  se  vantent  de  n'avoir  jamais  eu  de  maître.  Retran- 
chés dans  leurs  montagnes,  ils  auraient  arrêté  l'elTort  des  dilTérens 
envahisseurs  qui  successivement  ont  conquis  l'Espagne.  Cette  opi- 
nion leur  tient  d'autant  plus  au  cœur  qu'elle  fournit  un  nouvel 
argument  en  faveur  de  leurs  privilèges,  et  depuis  fort  longtemps 
déjà  leurs  historiens,  leurs  orateurs,  leurs  poètes,  se  sont  employés 
à  la  faire  prévaloir.  En  dépit  de  tant  d'assertions  intéressées, 
tout  porte  à  croire  que' les  Basques,  s'ils  furent  toujours,  comme 
ils  le  prétendent,  les  simples  alliés  d'Annibal  et  des  Carthaginois, 
subirent,  eux  aussi,  à  l'égal  des  autres  peuples  de  la  Péninsule,  la 
domination  romaine  ;  sans  doute  ils  résistèrent,  et  avec  courage, 
mais  ils  furent  enfin  soumis  :  Cantabros  sera  domitos  catenâ,  dit 
Horace  lui-même.  Les  preuves  du  passage  et  du  séjour  des  Romains 
abondent  dans  le  pays  basque;  sans  sortir  de  l'Alava,  dans  une 
étude  spécialement  consacrée  à  la  question,  don  Francisco  Coëllo, 
ancien  colonel  du  génie  et  géographe  du  pren)ier  mérite,  un  des 
hommes  dont  la  science  et  le  caractère  honorent  le  plus  l'Espagne 
moderne,  a  pris  soin  de  relever  les  plus  concluantes.  Outre  la  voie 
militaire  portée  sur  l'itinéraire  d'Antonin  qui  allait  d'Asturica  à  Bur- 
digala  en  Gaule,  en  traversant  la  province,  et  dont  plusieurs  tron- 
çons existent  encore,  une  autre  route  de  construction  romaine  me- 
nait de  Puentelarra  b.  Villasante  dans  la  province  de  Burgos;  une 
dizaine  encore,  tant  à  cause  des  noms  latins  que  des  restes  de  toute 
sorte,  ponts,  mosaïques  et  inscriptions,  que  l'on  rencontre  sur  leur 
parcours,  semblent  appartenir  à  la  même  époque.  Dire  avec  Henao 
que  ces  inscriptions  ont  été  apportées  là  plus  tard  par  curiosité 
serait  un  pur  enfantillage.  Les  Romains  évidemment  ont  occupé 
ce  territoire;  s'ils  n'y  ont  pas  fondé  des  rnunicipes  et  des  colo- 
nies puissantes,  comme  ils  le  faisaient  partout  ailleurs,  c'est  que 
la  contrée  bien  moins  encore  qu'aujourd'hui  se  prêtait  à  l'établis- 
sement de  grands  centres  de  population  ;  du  moins  y  possédaient- 
ils  des  postes  fortifiés,  camps  et  marchés  comme  Deobriga,  Beleia, 
Suessâtio,  Tullônio,  Alba,  Uxama-Barca,  lesquels,  reliés  aux  nom- 
breux châteaux  qui  couvraient  tous  les  environs,  formaient  avec  eux 
un  système  de  défense  complet  et  suffisaient  à  maintenir  le  pays  en 
soumission. 

En  ce  qui  concerne  la  conquête  arabe,  la  prétention  des  Basques 
paraît  pins  justifiée.  Orduha  à  l'ouest,  le  port  San-Adrian  à  l'est 


VOYAGE    DANS    LE    PAYS    BASQUE.  459 

au  sud  les  villages  supérieurs  de  la  Rioja  Alavesa  qui  alors  ne  faisait 
point  partie  de  la  province,  tels  sont,  d'après  plusieurs  documens, 
les  points  extrêmes  où  parvinrent  les  Mores,  laissant  ainsi  en  dehors 
de  leur  empire  tout  le  territoire  euskarien.  Depuis  longtemps  déjà 
le  pays  basque,  dans  ses  parties  converties  à  l'Lvarigih^  dé[)endait 
de  l'évêché  de  Galahorra,  une  des  plus  anciennes  métropoles  de 
l'Espagne.  Vers  le  milieu  du  vni«  siècle,  Galahorra  étant  tombée 
au  pouvoir  des  Arabes,  un  grand  nombre  de  chrétiens  de  la  rive 
droite  de  l'Èbre,  pour  fuir  le  jouir  des  infidèles,  passèrent  le  fleuve 
et  vinrent  s'établir  dans  la  plaine  ou  ConHia  d'Alava.  Cette  plaine 
est  élevée  de  près  de  2,000  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer; 
aussi  s'explique-t-on  sans  peine  le  contraste  qui  règne  entre  sa 
froide  température  et  le  climat  beaucoup  plus  doux  des  côtes  de  la 
Vizcaye  et  du  Guipuzcoa;  pourtant  le  sol  en  est  généralement  fertile 
et  sa  position,  défendue  de  tous  côtés  par  de  hautes  montagnes,  de- 
vait convenir  aux  émigrans.  De  cette  époque  date  la  splendeur  de  la 
ville  d'Arnientia,  située  à  peu  de  distance  au  sud-ouest  de  Vitoria, 
qui  n'était  pas  encore  fondée.  La  tradition  veut  qu'elle  ait  compté 
jusqu'à  20,000  habitans,  mais  ce  chiffre  est  sans  doute  exagéré; 
néanmoins  son  importance  était  assez  considérable  pour  qu'elle 
devînt  le  siège  du  diocèse  en  remplacement  de  Galahorra;  c'est 
deux  siècles  plus  tard  seulement,  en  1088,  qu'elle  fut  rattachée  à 
son  ancienne  métropole  reconquise  sur  les  infidèles.  La  basilique 
d'Armeniia  fut  alors  convertie  en  collégiale,  rang  qu'elle  conserva 
jusqu'en  1/158,  oii,  tenant  compte  de  5a  décadence  toujours  crois- 
sante, les  rois  catholiques  transférèrent  son  titre  et  son  autorité  à 
la  paroisse  de  Santa-Maria  de  Vitoria. 

Aujourd'hui  Armentia  est  un  des  plus  infimes  entre  les  cent  cin- 
quante petits  villages  que  l'œil  du  voyageur  découvre  du  haut  de 
la  tour  de  Vitoria,  et  l'on  aurait  peine  à  reconnaître  dans  ce  tas 
informe  de  pauvres  maisons  grossièrement  bâties  la  brillante  cité 
dont  parlent  les  chroniques.  De  longues  avenues  de  grands  et  beaux 
arbres  y  conduisent,  passant  à  travers  champs.  Toute  trace  de  rues 
ou  de  murailles  a  complètement  disparu;  l'état  des  lieux  lui-même 
a  subi  de  grandes  transformations;  un  petit  lac  qui  s'étendait  au 
cœur  de  l'ancienne  ville,  maintenant  aux  trois  quarts  comblé,  n'est 
plus  qu'un  étang  insignifiant  et  va  bientôt  disparaître.  Pourtant  la 
basilique  existe  encore,  au  centre  d'un  petit  plateau,  précédée  d'une 
place  irrégulière  que  forme  l'écariement  des  maisons  du  village.  En 
1776,  comme  elle  menaçait  ruine,  sous  prétexte  de  la  restaurer,  des 
mains  maladroites  bouchèrent  les  fenêtres  et  la  porte  de  la  façade 
principale,  qui  est  demeurée  depuis  lors  interdite  au  public;  quant 
aux  bas-reliefs,  aux  fleurons,  aux  consoles,  dont  on  l'avait  dépouil- 
lée, on  les  transporta  incontinent  sur  le  mur  latéral  de  droite,  où 


A40  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

fut  percé  par  la  même  occasion  un  lourd  portique  à  colonnes ,  et 
tout  cela  sans  goût,  sans  choix,  sans  même  prendre  le  soin  de  rac- 
corder les  motifs  de  sculpture.  Malgré  tout,  on  peut  encore  retrou- 
ver dans  ces  malheureux  fragmens  deux  styles  et  deux  époques  bien 
distinctes  :  les  uns  remonteraient  à  la  première  construction  de  la 
basilique,  à  la  fin  du  viii'^^  siècle,  quand  les  chrétiens  chassés  par 
l'invasion  sarrasine  se  réfugiaient  sur  le  sol  d'Alava  et  que  l'art  la- 
tino-byzantin à  ses  derniers  momens  allait  céder  la  place  au  style 
roman;  les  autres,  d'un  travail  plus  fin,  plus  délicat,  appartien- 
draient au  temps  de  don  Rodrigo  Cascante,  évêque  de  Calahorra, 
vers  1180,  duquel  dépendait  à  ce  titre  la  basilique  d'Armentia  et 
qui  la  fit  reconstruire  ou  réparer  à  ses  frais.  Le  tombeau  du  prélat, 
car  il  avait  tenu  à  être  enterré  dans  cette  église  qui  lui  devait  tant, 
arraché  lui  aussi  de  la  façade  principale  et  transporté  avec  le  reste 
à  la  nouvelle  entrée,  se  trouve  encastré  dans  le  mur,  en  dessous  du 
portique;  tout  autour  court  une  inscription  latine  à  peine  déchiffrable. 
L'évêque,  de  grandeur  naturelle,  est  couché  tout  de  son  long  dans 
ses  habits  sacerdotaux  ;  quoique  protégée  comme  d'une  grille  par 
des  colonnettes  de  pierre,  la  statue  a  beaucoup  souffert,  non  moins 
peut-être  de  la  main  des  enfans  que  des  injures  de  l'air  auquel  elle 
est  restée  si  longtemps  exposée. 

Pendant  que  je  m'arrêtais  à  tous  ces  détails,  un  orage  se  formait 
à  l'horizon.  C'était  la  fin  d'une  chaude  journée  de  juillet,  de  gros 
nuages  pesans  et  bas  roulaient  dans  le  ciel  obscurci,  un  vent  tiède 
secouait  doucement  les  feuilles  des  arbres  de  la  place;  déjà  de 
larges  gouttes  de  pluie  tombaient  avec  un  son  mat  sur  le  sol  pou- 
dreux qu'elles  marquaient  de  taches  noires.  J'étais  venu  avec  un 
jeune  homme  de  "Vitoria  qui  me  servait  de  cicérone.  Nous  n'avions 
pas  de  temps  à  perdre  si  nous  voulions  visiter  l'intérieur  de  la  ba- 
silique avant  la  nuit.  «  El  padre  cura  fait  une  promenade  aux  en- 
virons, nous  dit  une  vieille  femme  que  nous  interrogions,  mais  sa 
gouvernante  est  là  qui  vous  donnera  la  clé,  »  et  du  doigt  elle  nous 
montrait  le  presbytère,  une  petite  maison  sombre,  accolée  comme 
une  verrue  au  mur  de  la  façade  condamnée.  Or  au  moment  même 
où  nous  arrivions  près  d'elle,  la  gouvernante  venait  imprudemment 
de  laisser  échapper  —  comment  dirai-je?  —  les  deux  plus  belles 
pièces  de  la  basse-cour  de  monsieur  le  curé,  la  réserve  de  la  Noël, 
deux  petits  cochons  frais  et  roses,  à  l'allure  indépendante  et  tapa- 
geuse :  ils  s'enfuyaient  de  toute  la  vitesse  de  leurs  courtes  jambes, 
et  la  bonne  femme  de  courir  après  eux,  criant,  soufflant,  tendant 
les  bras.  En  vain  les  jeunes  enfans  qui  sortaient  de  l'école  s'étaient- 
ils  réunis  pour  les  traquer  :  ce  quadrupède,  avec  son  air  lourdaud, 
est  bien  un  des  animaux  les  plus  rusés  de  la  création  ;  ceux-ci,  se 
voyant  poursuivis,  avant  que  le  cercle  fût  entièrement  formé,  fon- 


VOYAGE    DANS    LE    PAYS    BASQUE.  441 

daient  sur  les  rabatteurs  avec  des  cris  affreux  et  les  bousculaient  au 
passage.  Enfin  les  deux  fugitifs,  serrés  de  près  et  saisis  chacun 
par  une  patte,  durent  rentrer  au  logis,  accompagnés  de  coups  de 
houssine  qui  faisaient  courir  un  frémissement  le  long  de  leur  croupe 
charnue  et  leur  arrachaient  des  grognemens  de  mauvaise  humeur. 
Singuliers  contrastes  des  temps  et  des  choses!  Voilà  donc  les  scènes 
qui  se  passent  de  nos  jours  aux  lieux  mêmes  où  le  culte  chrétien, 
menacé  par  l'islamisme,  venait  jadis  abriter  les  pompes  de  ses  cé- 
rémonies! 

Cependant,  rassurée  de  ce  côté,  la  gouvernante  s'était  offerte  à 
nous  diriger.  L'intérieur  de  la  basilique ,  composé  d'une  seule  nef, 
est  absolument  nu  et  froid;  la  truelle  des  restaurateurs  n'a  rien 
laissé  à  admirer;  l'ancienne  abside,  d'nn  dessin  fort  élégant,  est 
complètement  masquée  parle  grand  autel  et  le  grossier  retable  qui 
l'accompagne.  Par  une  autre  anomalie  qu'on  a  peine  à  s'expliquer 
au  premier  abord,  mais  qui  a  sa  cause  dans  un  événement  plus  an- 
cien déjà,  au  lieu  d'une  coupole  dans  le  goût  du  temps  où  vivait 
Gascante,  le  temple  est  couvert  d'une  voûte  dont  les  arceaux,  légè- 
rement relevés  au  centre,  annoncent  le  triomphe  d'un  genre  nou- 
veau. 11  est  à  croire  que,  vers  la  fin  du  xiii*  siècle,  la  basilique  fut 
victime  d'un  incendie;  on  se  hâta  de  la  réparer  du  mieux  qu'on 
put,  ce  qui  porte  à  trois,  non  compris  la  restauration  définitive,  les 
styles  appliqués  à  l'édifice  :  byzantin,  roman  et  ogival.  De  fait,  la 
toiture  primitive  dépassait  de  plus  de  2  mètres  la  voûte  actuelle, 
ainsi  que  le  prouve  la  hauteur  des  murs  encore  debout;  le  dôme 
lui-même  a  existé,  et  l'on  en  distingue  fort  bien  les  quatre  tympans, 
un  peu  au-dessus  de  l'endroit  d'où  partent  les  arcs  ogivaux.  On  y 
arrive  par  le  presbytère,  au  bout  d'une  série  d'escaliers  étroits 
et  de  planchers  tremblans  où  le  pied  ne  se  pose  qu'avec  défiance. 
A  la  vérité,  malgré  mes  recherches,  je  n'ai  pu  retrouver  les  sta- 
tues des  quatre  évangélistes  qu'on  m'avait  signalées  et  qui,  selon 
l'usage,  devaient  orner  les  tympans;  je  n'ai  vu  que  des  murs  nus, 
des  pierres  brutes  à  demi  descellées,  des  poutres  noires  garnies  de 
toiles  d'araignée  au  long  desquelles  le  rat  de  cave  de  la  bonne 
femme,  brûlant  avec  peine  dans  cette  atmosphère  lourde  de  chambre 
close,  jetait  en  tremblotant  des  lueurs  fugitives  et  fantastiques. 

Plus  misérable  encore  est  l'aspect  d'Estibaliz ,  à  2  lieues  à  l'est 
de  Vitoria;  il  y  eut  là  aussi  autrefois  une  ville  considérable,  à  la 
même  époque  où  florissait  Armentia;  elle  portait  le  nom  de  Villa- 
franca  de  Estibaliz ,  en  témoignage  des  franchises  accordées  à  ses 
habitans.  C'est  maintenant  un  endroit  désert,  un  de  ces  despoblados 
comme  on  en  trouve  un  peu  partout  sur  la  carte  d'Espagne.  Seule, 
au  sommet  d'une  hauteur  isolée,  pierreuse,  qu'occupait  la  cité,  s'é- 
lève l'église  de  Santa-Maria,  fondée  anciennement  par  les  moines 


llh'2  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

de  Saint-Benoît.  Église  et  monastère  s'étaient  conservés  intacts  jus- 
qu'à nos  jours;  à  la  suite  de  plusieurs  mutations,  ils  étaient  devenus, 
depuis  15^2,  la  propriété  de  l'hôpital  de  Santiago  de  Vitoria.  Pen- 
dant la  première  guerre  carliste,  le  monastère  fut  incendié,  et  l'é- 
glise, pillée,  délaissée,  finit  par  être  louée  à  un  petit  cultivateur  qui 
s'en  sert  pour  loger  ses  vaches.  Gomme  dans  les  bas-reliefs  de  la 
basilique  d'Armentia,  on  y  signale  un  double  courant  de  l'art.  Re- 
bâtie par  les  abbés  de  Najera,  qui  l'avaient  reçue  en  don  de  l'hé- 
ritière des  comtes  d'Estibaliz,  elle  n'en  a  pas  moins  gardé  quelques 
morceaux  de  scu'pLure  dont  l'origine  latino-byzantme  ne  saurait 
être  douteuse.  Un  moment,  en  1871 ,  on  avait  parlé  de  la  rendre 
au  culte  :  la  réparation  devait  se  faire  sous  les  auspices  et  aux  frais 
de  la  députation  provinciale;  mais  la  nouvelle  guerre  civile  est  ve- 
nue, qui  a  réduit  tous  les  beaux  projets  à  néant,  et  c'est  en  en- 
jambant des  tas  de  fumier  qu'on  va  considérer  ces  curieux  débris 
d'un  autre  âge. 

A  quelque  distance  au  sud  dans  la  plaine,  et  des  derniers  restes 
de  l'antique  cité  sans  doute,  s'est  formé  un  humble  village  qui  lui 
a  emprunté  son  nom,  Villafranca;  chaque  année,  au  1""  mai,  les 
paysans  des  environs  viennent  en  foule  y  saluer  la  vierge  d'Estiba- 
liz, la  même  qui  décorait  autrefois  le  temple  roman,  et  que  les 
fidèles  ont  précieusement  recuedlie.  Cette  statue  passe,  auprès  des 
connaisseurs,  avec  la  vierge  de  la  Esclavitud,  conservée  dans  la  col- 
légiale de  Santa-Maria  de  Vitoria,  comme  un  des  échantillons  les 
plus  purs  de  l'art  au  m.yen  âge  en  Alava;  mais  il  est  difficile  d'en 
juger.  Placée  dans  une  niche,  au-dessus  d'un  autel,  elle  disparaît 
presque  entièrement  sous  ces  étoffes  d'argent  et  ces  broderies 
lourdes  dont  la  piété  espagnole  affuble  ses  madones.  Par  bonheur, 
je  connaissais  déjà  celle  de  Vitoria,  qui  est  à  peu  près  semblable, 
et  dont  un  sacristain  complaisant,  moyennant  quelques  réaux  glis- 
sés à  propos,  m'avait  permis  de  défaire  les  ajustemeHS  :  la  vierge, 
toute  en  bois  et  de  taille  ordinaire,  est  assise  sur  une  espèce  de 
trône  à  dossier;  ainsi  s'expliquent  la  grosseur  de  sa  tète  et  les  di- 
mensions de  l'enfant  Jésus,  qui  paraissaient  hors  de  proportion  tant 
qu'on  pouvait  croire  qu'elle  était  debout;  elle  porte  un  mantelet  et 
une  longue  robe  bleue  et  or,  sur  le  front  une  large  couronne  de 
bois  peint  d'où  pendent  des  paillettes;  les  yeux  sont  grands,  éton- 
nés, le  nez  droit,  la  bouche  petite,  le  buste  un  peu  trop  long  pour 
les  jambes,  la  poitrine  plate  comme  les  sculpteurs  d'alors  faisaient 
leurs  sainies  et  leurs  vierges.  Cela  est  naïf,  même  grossier,  mais 
coiiiben  cet  art  priniitif  l'emporte  sur  les  mièvreries  et  les  élé- 
gances convenues  de  notre  imagerie  religieuse  ! 

Le  jeune  homme  qui  m'avait  accompagné  dans  ces  excursions 
«st  déjà  connu  comme  un  des  écrivains  distingués  de  l'Espagne; 


VOYAGE    DANS    LE    PAYS    BASQUE.  Ili|3 

sorti  d'une  faniillo  où  le  goTu  des  lettres  et  le  savoir  sont  de  tracli- 
tion,  esprit  actif,  nature  ardente  et  passionnée,  Firmin  Herran  s'est 
consacré  de  toute  son  âme  à  la  défense  des  idées  libérales;  mais 
ses  convictions,  nées  d'un  sentiment  profond  de  la  justice,  n'ont 
pas  affaibli  chez  lui  l'amour  du  pays  natal.  Semblable  en  cela  à 
tous  les  Basques  ses  compatriotes ,  il  aime  à  parler  des  provinces 
sœurs,  à  les  faire  connaître,  à  célébrer  leurs  institutions,  leurs 
mœurs,  leurs  libertés,  tout  ce  qui  fait  la  supériorité  de  ce  petit 
coin  de  terre  sur  tant  de  puissantes  nations.  C'est  le  maître  d'école 
de  Villafranca  qui  nous  avait  montré  l'église,  6àv  il  fait  aussi  fonc- 
tions de  sacristain;  nous  l'avions  reconduit  nous-mêmes  jusqu'au 
seuil  de  sa  classe,  d'où,  par  les  fenêtres  entrouvertes,  montait  dans 
le  silence  du  village  désert  un  murmure  de  voix  d'enfans,  épelant 
tout  bas  leurs  lettres,  et  là -dessus  la  conversation  s'était  engagf^e 
entre  nous,  au  retour,  pendant  que  la  voiture  nous  emportait  rapi- 
dement à  travers  les  deux  allées  de  grands  peupliers  qui  bordent 
la  route.  J'appris  ainsi  que  l'Alava,  âur  le  tableau  des  provinces 
d'E  pagne,  est  a*i  premier  rang  pour  l'instruction  et  au  dernier 
pour  la  criminalité.  «  Voulez-vous  des  chiffres?  poursuivit  mon  in- 
terlocuteur. Nous  avons  en  Alava  321  écoles  d'enseignement  pri- 
maire, soit  privées,  soit  publiques;  comme  la  population  s'élève 
à  21,900  familles  environ,  cela  fait  une  école  pour  G8  familles;  la 
moyenne  de  l'Espagne  est  do  1  pour  147.  Dans  ces  écoles,  l/i,600  en- 
fans  des  deux  sexes  reçoivent  l'instruction,  soit  1  pour  moins  de 
7  habitans,  sans  préjudice  des  cours  d'adultes  qui  se  tiennent  le 
soir  dans  les  villages,  principalement  en  hiver,  ni  des  h  écoles  du 
dimanche,  installées  dans  la  capitale,  et  que  suivent  ensemble 
2,600  personnes  à  peu  près.  Passons  aux  dépenses  ;  l'enseigne- 
ment primaire  coûte  aux  différentes  municipalités,  tant  pour  le  per- 
sonnel et  le  matériel  des  écoles  que  pour  l'entretien  des  édifices, 
254,000  francs  qui,  répartis  entre  les  habitans,  donnent  pour  cha- 
cun d'eux  un  déboursé  de  11  fr.  80  cent.  Notez  que  la  plupart  des 
villages  ont  des  maisons  d'école  bâties  spécialement  à  leurs  frais,  et 
dont  le  prix  représente  une  première  avance  de  fonds  considérable. 
Tenez  compte  des  sacrifices  que  fait  elle-même  la  députation  forale, 
soit  pour  aider  dans  l'entretien  de  leurs  écoles  les  communes  trop 
pauvres,  soit  pour  favoriser  les  progrès  de  l'enseignement;  songez 
que  cet  état  de  choses  dure  non  pas  depuis  des  années,  mais  presque 
depuis  des  siècles,  et  dites-moi  si  nous  n'avons  pas  quelque  droit 
d'être  fiers.  D'ailleurs  les  résultats  sont  là  :  en  défalquant  de  notre 
population  totale  les  étrangers  et  les  eafans  au-dessous  de  huit  ans, 
sans  instruction  encore,  on  trouve  79  personnes  sur  100  sachant 
lire  et  écrire;  c'est  le  contraire  pour  les  provinces  du  centre  et  du 
sud  de  l'Espagne,  où  les  trois  quarts  de  la  population  adulte  vivent 


hall  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  meurent  dans  l'ignorance  la  plus  complète.  Maintenant  vous  rap- 
pellerai-je  tout  ce  que  nous  avons  fait  pour  les  autres  branches 
de  l'instruction  :  nos  deux  écoles  normales,  notre  institut  d'ensei- 
gnement secondaire ,  notre  école  d'agriculture ,  si  bien  organisée, 
notre  académie  des  beaux-arts,  si  florissante,  notre  université  libre, 
une  des  premières  fondées  de  l'Espagne?  Un  fait  indiscutable,  c'est 
que  VitorJa,  grâce  à  tant  d'efforts,  jouit  d'une  importance  qui  ne  lui 
semblait  pas  réservée.  Plus  peut-être  que  Bilbao,  la  cité  marchande, 
ou  que  Saint-Sébastien,  la  ville  des  baigneurs,  elle  est  la  véritable 
capitale  intellectuelle  des  provinces  basques;  on  y  parle,  on  y 
pense,  on  y  écrit,  on  s'y  intéresse,  vous  l'avez  pu  voir  vous-même, 
aux  choses  de  l'espdt;  les  libéraux  y  sont  presqu'en  majorité,  et 
pendant  la  guerre  nos  bataillons  de  volontaires  ont  fait  brillam- 
ment leur  devoir.  Mais  il  ne  s'agit  point  de  cela  :  je  ne  vous  ai  rien 
dit  de  la  Vizcaye  ou  du  Guipuzcoa;  l'une  et  l'autre  n'ont  pas  fait 
moins  que  nous  pour  l'instruction.  Et  c'est  chez  nous  pourtant  que 
les  gens  de  Madrid  veulent  fonder  des  écoles,  beaucoup  d'écoles! 
Et  l'autre  jour,  en  plein  parlement,  un  orateur  dont  nul  n'a  contesté 
jamais  les  bonnes  intentions  et  l'admirable  éloquence,  emporté  sans 
doute  par  sa  faconde  oratoire ,  parlait  bien  haut  de  notre  «  misé- 
rable état  intellectuel.  »  Pour  le  coup,  je  proteste,  et  tous  nos 
hommes  distingués  avec  moi  :  non ,  nos  paysans  ne  sont  pas  des 
ignorans,  au  vrai  sens  du  mot,  ils  sont  simples  de  cœur  seulement, 
ennemis  de  toute  nouveauté,  ardens  et  naïfs  à  la  fois,  par  cela 
même  faciles  à  égarer;  nous  les  connaissons  bien,  nous,  les  libé- 
raux, qui  plus  que  personne  avons  eu  à  souffrir  de  leurs  préjugés 
et  de  leurs  défauts.  Baste  !  qu'on  nous  laisse  faire,  et  nous  saurons 
bien  les  ramener,  les  éclairer,  les  convaincre.  »  Firmin  Herran  par- 
lait avec  cette  chaleur  qui  fait  naître  la  conviction.  «  La  tâche  est 
belle,  mais  le  labeur  est  grand,  interrompis-je  au  moment  où  nous 
mettions  pied  à  terre  près  de  la  Plaza  Nueva.  —  Notre  bon  vouloir 
et  notre  courage  ne  le  sont  pas  moins,  »  me  répondit-il  simplement. 
Cependant  le  terme  de  mon  séjour  en  Alava  était  arrivé;  cette 
province  en  miniature  n'a  pas  d'autre  ville  que  Vitoria  oiî  le  tou- 
riste puisse  s'arrêter;  d'ailleurs,  plus  que  tout  le  reste,  ce  qui  fait  le 
charme  et  la  curiosité  du  pays,  c'est  le  caractère  honnête  et  laborieux 
des  habitans,  leur  amour  de  la  terre,  les  ressources  imprévues  qu'ils 
tirent  d'un  sol  assez  ingrat  par  lui-même,  la  bonne  administration 
qui  ménage  ces  ressources  ou  ne  les  emploie  qu'à  des  dépenses 
productives,  et  de  tout  cela,  hommes  ou  choses,  grâce  aux  exemples 
qu'on  m'avait  mis  sous  les  yeux,  j'emportais  les  renseignemens  les 
plus  complets  et  le  meilleur  souvenir.  Je  serre  la  main  à  mes  amis, 
puis  je  monte  sur  la  diligence  qui  part  pour  Izarra,  petite  station 
sur  la  ligne  du  chemin  de  fer  de  Tudela  à  Bilbao.  La  matinée  est 


VOYAGE    DANS   LE    PAYS    BASQUE.  A  A  5 

délicieuse,  l'air  un  peu  frais,  quoique  le  soleil  qui  commence  à  per- 
cer les  nuages  semble  nous  promettre  une  chaude  journée;  placé 
sur  le  siège,  près  du  conducteur,  je  puis  contempler  à  mon  aise  la 
campagne  riante  et  verte,  où  se  déroulent  sans  interruption  les  sites 
les  plus  pittoresques;  à  droite  et  h  gauche,  la  roule  qui  fuit  laisse 
une  foule  de  petits  villages,  uniformément  bâtis  dans  un  ressaut  de 
la  montagne,  avec  leur  église  à  tour  carrée,  leurs  maisons  que 
l'absence  de  crépi  fait  plus  pauvres  encore,  à  leur  pied  leurs  prés 
et  leurs  champs,  et  plus  haut  le  bois  communal  qui,  garnissant 
les  cimes  supérieures,  met  autour  d'eux  comme  un  cadre  de  feuil- 
lage. Un  momenr,  on  s'arrête  dans  une  sorte  d'auberge,  au  bord  du 
chemin;  la  cuisine,  située  au  premier  étage,  est  un  réduit  affreuse- 
ment enfumé,  n'ayant  d'air  ni  de  jour  que  par  la  porte  et  la  che- 
minée. Tout  un  monde,  cette  cheminée,  haute,  large,  invraisem- 
blable !   elle  occupe,  sans  mentir,  les  trois  quarts  de  la  pièce. 
Au-dessus  du  feu,  retenu  par  une  énorme  chaîne  de  fer,  est  un 
grand  chaudron  où  mitonne  un  ragoût  innommé;  plus  bas,  fouis 
dans  les  cendres,  de  petits  pots  de  formes  diverses;  en  face,  un  banc 
de  bois  poli  par  l'usage;  puis  dans  un  coin,  à  peine  visible,  yne 
lampe  de  cuivre,  comme  on  n'en  trouve  plus  que  dans  les  musées, 
avec  une  cavité  pour  verser  l'huile  et  une  échancrure  pour  passer 
la  mèche;  et  plus  loin,  appendus  au  mur  en  forme  de  chapelets, 
toute  une  provision  de  ces  petits  saucissons  au  piment  qui  complè- 
tent le  puchero.  La  lumière,  entrant  par  le  large  tuyau  de  la  chemi- 
née, se  joue  le  long  des  parois  fumeuses  et  accroche  des  paillettes 
aux  cristaux  de  suie;  en  se  baissant  un  peu,  on  apercevrait,  décou- 
pée comme  à  l'emporte-pièce,  une  échappée  du  ciel  bleu.  Pendant 
que  je  passe  cette  inspection,  les  petits  enfans  du  village  se  sont  ap- 
prochés; on  voit  dans  l'ombre,  près  de  la  porte,  leurs  yeux  briller 
comme  les  pupilles  déjeunes  chats.  Ils  sont  vêtus  de  rien  :  un  lam- 
beau de  chemise,  une  apparence  de  culotte  et  un  béret,  voilà  leur 
costume;  propres  cependant  sous  leurs  guenilles  qui  ne  cachent 
qu'imparfaitement  leur  corps  nerveux  et  bien  découplé;  les  traits 
accentués  déjà,  l'air  fier,  sérieux  et  intelligent.  Je  doute  qu'en  au- 
cun pays  du  monde  les  enfans  de  cet  âge,  six  ou  sept  ans,  puissent 
avoir  meilleure  tournure.  Adressez- leur  la  parole,  ils  vous  répon- 
dront sans  timidité,  simplement,  comme  d'égal  à  égal.  On  dirait  de 
petits  hommes. 

INoLis  nous  sommes  remis  en  marche;  bientôt  se  dresse  devant 
nous  une  côte  interminable  où  la  route  s'allonge  en  lacets  multi- 
ples, si  âpre,  si  difficile,  qu'à  elles  seules,  les  quatre  mules  du 
coche  ne  parviendraient  point  aie  hisser  jusqu'en  haut,  quand  tout 
à  coup,  d'une  maison  de  chétive  appareuce,  sort  une  paire  de  bœufs 


446  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

conduits  par  une  femme,  jeune  encore;  on  fait  halte,  on  accroche 
des  chaînes,  et  gravement,  d'un  pas  mesuré,  tendant  le  cou  sous 
le  soleil  qui  les  brûle,  mules  et  bœufs  de  compagnie  commencent 
à  gravir.  La  femme  court  mi-pieJs  autour  des  bêtes,  les  exhortant 
de  l'aiguillon  et  6.G  la  voix.   lNous  cependant,  malgré  la  chaleur, 
lassés  de  ce  cahotement  monotone,  nous  étions  descendus  de  la 
voiture,  et  nous  suivons  la  montée  en  causant.  De  quoi  causer  sinon 
de  cette  fatale  guerre  qui  a  laissé  là-bas  tant  de  douloureux  souve- 
nirs? Je  ne  tardai  pas  à  connaître  les  opinions  de  mes  compagnons 
de  voyage,  qui  du  reste  ne  s'en  cachaient  pas,  tous  enragés  car- 
listes, tous  ayant  fait  leurs  preuves,  tous  ayant  soulfert  pour  la 
sainte  cause  dans  leurs  biens  ou  leurs  affections  :  une  jeune  femme 
à  côté  de  moi,  la  figure  charmante  et  douce,  un  petit  enfant  sur  les 
bras,  avait  perdu  son  père  au  Monte- Jurra;  son  mari  et  l'aïeul,  un 
vétéran  de  l'ancienne  guerre,  faits  prisonniers  tous  deux,  avaient  été 
envoyés  à  Cuba.  Une  autre  avait  conservé  son  père  et  son  mari, 
mais  une  de  ses  tantes  avait  eu  quatre  fils  tués  devant  Bilbao,  dont 
deux  le  même  jour,  et  ne  gardait  plus  qu'une  fille;  puis  c'était  un 
jeune  prêtre,  un  missionnaire,  aux  yeux  enfoncés,  aux  traits  d'as- 
cète, qui  racontait  comment  son  père  avait  été  tué  par  surprise  : 
tout  en  parlant,  il  serrait  les  poings,  ah!  s'il  s'était  trouvé  là!  Et 
pour  ie  consoler,   un  ex -officier  carliste,  récemment  revenu  de 
France,  lui  déclarait  que  le  triomphe  du  roi  était  plus  proche  que 
jamais.  Un  peu  à  l'écart,  en  dehors  du  groupe,  marchait  un  homme 
de  haute  taille,  citoyen  de  Vitoria  et  connu  comme  libéral;  cepen- 
dant il  portait  un  de  ces  bérets  de  forme  particulière,  à  large  bord, 
appelés  fueristes,  et  dont  beaucoup  se  servaient  alors  en  manière  de 
protestation  contre  les  projets  du  gouvernement  de  Madrid.  Comme 
peu  à  peu  la  conversation,  poursuivant  son  cours,  avait  glissé  sur 
la  question  des  fueros  :  «  Oui,  oui,  fit-il  en  se  rapprochajit,  si  l'on 
touche  à  nos  libertés,  la  guerre  va  recommencer,  et  cette  fois  tout 
le  monde  s'en  mêlera!  »  On  aurait  vainement  cherché  entre  des 
gens  réunis  par  le  hasard  une  conformité  de  sentimens  et  d'idées 
plus  parfaite.  Mais  déjà  le  col  de  Zaitegui  était  franchi  :  on  détache 
les  bœufs  tout  suans,  que  leur  conductrice  ramène  à  l'étable,  et 
nous  remontons  dans  la  voiture  qui  en  moins  d'une  heure  nous  dé- 
pose à  Izarra.  C'est  là  que  nous  devons  attendre  auprès  de  la  gare, 
stupidement  incendiée  par  les  carlistes  comme  toutes  celles  des 
lignes  du  nord,  le  train  qui  nous  mènera  à  Orduùa,  la  première 
ville  de  la  province  de  Vizcaye. 

L.  Louis-Lande. 


L'ARCHIPEL 

DES  PHILIPPINES 


LE    CLIMAT    ET    LES    RACES. 


C'est  surtout  aux  îles  Philippines  que  les  événemens  dont  la  Ha- 
vane est  le  théâtre  ont  été  suivis  et  le  sont  encore  aujourd'hui  avec 
une  inquiète  attention .  En  présence  du  déchirement  intérieur  de 
la  Péninsule,  de  la  lutte  soutenue  avec  une  rare  ténacité  par  les 
Cubains,  les  créoles  des  Philippines  ont-ils  cru  à  l'opportunité  d'un 
soulèvement  contre  les  Espagnols ,  ont-ils  trouvé  l'heure  propice 
pour  abattre  la  domination  séculaire  des  moines?  Ce  qu'il  y  a  de 
certain,  c'est  qu'on  a  vu  dernièrement  à  Manille,  dans  une  colonie 
éminemment  catholique,  trois  prêtres  monter  le  même  jour  sur 
l'échafaud  pour  y  souiFrir  le  dernier  supplice  par  le  garote  vil  :  ac- 
cusés d'avoir  cherché  à  préparer  l'avènement  de  la  république 
dans  ces  contrées  nouvelles,  ils  ont  été  jugés  et  condamnés  par  un 
conseil  de  guerre.  Ils  sont  morts  en  protestant  de  leur  innocence, 
et  bénissant  de  leurs  mains  enchaînées  les  Indiens  qui  par  milliers 
s'étaient  agenouillés  sur  leur  passage.  Ces  exécutions  ont  été  sui- 
vies d'un  grand  nombre  d'emprisonnemens  et  de  déportations  aux 
îles  Mariannes.  Par  ces  moyens  violens,  les  Espagnols  ont  voulu 
jeter  une  terreur  profonde  dans  l'âme  des  créoles  innocens  ou  cou- 
pables. Leur  but  a  été  atteint;  mais,  si  à  la  surface  les  esprits  ont 
paru  se  calmer,  la  haine  survit  au  fond  de  quelques  âmes  énergi- 


hhS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ques,  et,  le  jour  où  elle  pourra  se  manifester,  des  représailles  ter- 
ribles sont  à  craindre.  Ceux  qui  connaissent  les  Philippines  savent 
que  souvent  les  naturels  de  cet  archipel  ont  eu  desmomens  d'em- 
portemens  furieux  précédés  de  plusieurs  années  de  calme. 

Avant  le  rétablissement  de  la  monarchie  dans  la  Péninsule,  les 
Philippines  et  la  Havane  eussent  pu  être  rattachées  pour  toujours  à 
la  mère-patrie,  si  on  leur  eût  offert  d'entrer  aux  cortès  par  des  dé- 
putés de  leur  choix.  Cette  concession  eût  été  acceptée  avec  recon- 
naissance par  les  chefs  des  insurgés  cubains  et  par  les  créoles  des 
Philippines.  On  a  préféré  combattre  les  uns  au  risque  de  perdre 
dans  une  longue  lutte  et  sous  un  climat  meurtrier  l'élite  de  l'ar- 
mée, déporter  et  étrangler  les  autres  par  peur  d'une  révolution 
dont  l'explosion  n'est  peut-être  qu'ajournée.  Il  suffit  d'envisager  le 
passé  et  l'état  présent  de  l'archipel  des  Philippines  pour  se  rendre 
compte  des  causes  qui  pourront  un  jour  enlever  cette  colonie  à  l'Es- 
pagne. Une  séparation  immédiate  n'est  cependant  pas  à  désirer  : 
les  habitans  de  cet  archipel  sont  en  général  trop  nouveaux  en  poli- 
tique pour  avoir  la  prétention  de  se  gouverner  aujourd'hui  eux- 
mêmes.  Ils  retomberaient  sans  aucun  doute  sous  le  joug  de  maîtres 
plus  durs  et  plus  exigeans  que  ne  le  sont  les  Espagnols.  En  trans- 
crivant ici  mes  notes,  je  n'ai  qu'une  pensée,  exempte  de  tout  sen- 
timent hostile  contre  un  noble  pays  ;  cette  pensée,  ce  désir  est  de 
convaincre  l'Espagne  de  la  nécessité  de  compléter,  _moralement 
comme  matériellement,  une  conquête  commencée  il  y  a  déjà  plus 
de  trois  siècles. 


Les  Philippines  sont  situées  entre  les  5®  et  20"  degrés  de  latitude 
nord  et  les  115*  et  125®  degrés  de  longitude  est.  Lorsqu'à  Manille, 
leur  capitale,  midi  sonne,  il  est  à  Paris  sept  heures  cinquante- 
quatre  minutes  du  soir.  Criblées  de  cônes  volcaniques  éteints  ou  en 
activité,  ces  îles  sont  plus  que  notre  vieille  Europe  soumises  aux 
causes  actives  qui  travaillent  sans  cesse  à  transformer  l'écorce  ter- 
restre. Nulle  part  le  mouvement  des  eaux  et  des  matières  ignées 
ne  produit  des  tremblemens  de  terre  aussi  formidables  et  aussi 
fréquens.  En  1627,  c'est  une  des  hauteurs  les  plus  élevées  des 
montagnes  du  Caraballo  qui  s'effondre  dans  un  gouffre  immense. 
En  1675,  à  Mindanao,  le  versant  d'un  mont  se  déchire,  et  il  en  sort 
un  torrent  d'eau  salée  qui  inonde  pour  toujours  de  vastes  plaines 
couvertes  jusqu'alors  de  cultures.  En  1767,  le  Mayon  de  l'île  Luçon 
rejette  de  son  sein  une  telle  quantité  d'eau  que  cinq  villages  sont 
détruits.  En  1754,  le  cratère  du  volcan  de  Taal,  qui  n'est  éloigné 
de  Manille  que  de  48  kilomètres,  vomit  des  ruisseaux  de  bitume  et 


l'archipel   des   PIHMPPINES.  AZjÇ) 

de  soufre  qui  déiruiseiit  trois  villages.  De  nos  jours,  en  1872,  la 
formation  soudaine  du  cratère  de  l'île  de  Caminguin,  d'où  est  sortie 
une  eiïroyable  coulée  de  lave,  atteste  que  les  foyers  souterrains 
sont  encore  en  pleine  combustion. 

On  suppose  que  les  Philippines  faisaient  autrefois  partie  d'un 
vaste  continent  dont  la  pointe  est  commençait  à  Atchin,  dans  l'île 
de  Sumatra,  et  s'étendait  à  l'ouest  jusqu'aux  îles  de  Pâques;  l'An- 
glais Sklater  lui  a  même  donné  le  nom  de  Lcmurie,  d'après  les  pro- 
simiens qui  le  caractérisaient.  Cette  terre  aurait  été  habitée  par  les 
Papous  ou  JSêgritos,  dont  les  descendans  vivent  encore  aujourd'hui 
dans  les  archipels  épars  de  ce  continent  brisé.  Il  est  certain  que  la 
présence  de  ces  petits  noirs  dans  un  si  grand  nombre  d'îles,  uni- 
formes dans  leur  faune  et  dans  leur  flore,  ajoute  une  preuve  nou- 
velle à  cette  supposition.  S'il  faut  en  croire  aussi  les  naturalistes 
modernes,  Hœckel  en  particulier,  là  aurait  été  le  berceau  du  pre- 
mier être  humain.  Malheureusement  pour  les  poétiques  croyances 
au  sein  desquelles  nous  avons  été  bercés,  ce  premier  homme  ne 
serait  que  le  Papou  ou  le  Négrito,  c'est-à-dire  un  sauvage  particu- 
lièrement rebelle  à  toute  dépendance,  et  qui,  depuis  qu'il  existe,  ne 
s'est  amélioré  ni  au  physique,  ni  au  moral.  Ce  n'est  pas  un  être 
semblable  qui  eût  inspiré  à  Milton  son  Paradis  perdu,  ni  servi  de 
modèle  à  Michel-Ange  pour  ses  admirables  fresques  de  la  chapell"e 
Sixtine. 

Si  l'on  a  sous  les  yeux  une  carte  détaillée  des  îles  Philippines, 
on  verra  qu'une  longue  chaîne  de  montagnes,  flanquée  de  contre- 
forts considérables,  court  du  nord  au  sud  de  l'archipel.  S'il  y  a  des 
îles  sans  hauteur  et  sans  cône  volcanique  émergeant  à  peine  des 
flots,  c'est  que  leur  formation  est  récente,  et  n'est  due,  comme  aux 
Maldives,  qu'à  des  efllorescences  madréporiques.  Le  point  culminant 
des  soulèvemens  se  trouve  placé  au  nord  de  l'île  Luçon  et  porte  le 
nom  de  Caraballo  sur.  C'est  la  montagne  mère  d'où  partent  trois 
cordillères  :  la  première  se  dirige  vers  le  nord-est,  la  seconde  au 
nord  jusqu'à  la  pointe  Pata  et  la  mer,  et  la  troisième  au  sud  jus- 
qu'au mont  Majaijay,  où  elle  fléchit  un  peu  vers  l'est,  à  l'entrée  du 
détroit  de  San-Bernardino.  Les  parties  montagneuses  du  groupe  des 
îles  Visayas,  de  Mindanao  et  de  l'archipel  des  Soulou,  continuent 
leur  direction  méridionale  vers  Bornéo,  qu'elles  coupent  en  deux 
parties  égales,  et  finalement  se  perdent  dans  la  mer,  juste  en  face 
du  détroit  de  la  Sonde. 

A  l'exception  de  quelques  hauteurs  du  Caraballo  et  des  pics  vol- 
caniques  des  Visayas,  les  montagnes  des  Philippines  sont  restées 
vierges  de  visiteurs  européens.  Le  croira-t-on,  après  trois  siècles 
de  conquête,  pas  un  Espagnol  n'y  habite,  et  elles  demeurent  le 

TOiiK  XX.  —  1877.  29 


450  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

partage  de  diverses  races  sauvages ,  dont  nous  aurons  à  parler. 
Ce  qu'on  sait  de  leur  faune  est  sans  doute  incomplet,  cependant 
on  peut  affirmer  qu'il  n'y  existe  aucune  bête  féroce.  Toutes  abon- 
dent en  sangliers,  en  cerfs,  en  axis  au  pelage  étoile,  en  chevreuils 
et  en  buffles,  auxquels  les  indigènes  insoumis  font  une  guerre 
incessante,  car  c'est  de  la  chair  de  ces  animaux  et  de  racines  que 
se  nourrissent  ces  montagnards.  Dans  les  montagnes  de  Nueva-Ecija, 
on  trouve  le  cochon  d'Inde  que  les  Négritos  apprécient  beaucoup, 
le  coq  de  montagne,  des  tourterelles  d'une  variété  infinie,  dont  la 
plus  remarquable  est  celle  appelée  «  tourterelle  poignard,  »  et 
l'aigle.  Les  forêts  qui  couvrent  les  cordillères  ne  peuvent  être  con- 
templées que  de  loin,  entourées  de  leurs  nuages  bleuâtres,  malgré 
la  présence  à  Manille  d'un  inspecteur  des  montagnes,  chargé  d'in- 
specter des  hauteurs  qui  ne  sont  pas  abordables.  Les  essences  qui 
dominent  dans  ces  forêts  sont  pourtant  connues  :  c'est  le  cèdre,  au- 
tour duquel  la  liane  aime  à  s'enrouler  pour  retomber  jusqu'à  terre 
en  guirlandes  fleuries,  le  bambou  aux  rejets  puissans,  aux  tiges  dé- 
licates, le  jonc,  qui  malgré  sa  flexibilité  rendra  l'accès  des  fourrés 
longtemps  impossible  en  raison  de  son  exubérante  reproduction. 

C'est  à  la  disposition  de  ces  montagnes  que  les  Philippines  sont 
redevables  d'être  soumises  à  deux  saisons  bien  tranchées,  l'une  de 
pluie,  l'autre  de  beau  temps,  sans  pour  cela  que  la  température 
éprouve  de  grandes  variations.  Lorsque  la  mousson  ou  série  de 
vents  qui  soufflent  du  sud-ouest  commence  à  s'établir,  la  pluie  tombe 
dans  les  régions  qui  sont  au  sud  et  à  l'ouest  des  hauteurs.  Pour  les 
contrées  du  nord,  le  mauvais  temps  n'arrive  que  lorsque  règne  la 
mousson  du  nord-est.  La  saison  sèche  commence  à  Manille  vers  la 
moitié  de  novembre  et  dure  jusqu'en  juin.  Pendant  les  autres  mois 
de  l'année,  des  nuages  obscurcissent  le  ciel,  et  déversent  tous  les 
jours  sur  la  terre  de  grandes  cataractes  d'eau.  Les  orages  sont  fré- 
quens  en  juin  et  en  juillet.  La  foudre  tombe  alors  journellement  et 
fait  beaucoup  de  victimes.  L'observatoire  météorologique  de  l'Athé- 
née municipal  de  Manille  a  donné  en  1867  les  observations  sui- 
vantes :  température  moyenne,  27"  9  ;  la  plus  haute  température 
a  été  de  37"  7,  le  15  avril  à  trois  heures  de  l'après-midi;  la  plus 
basse,  le  30  janvier  à  six  heures  du  matin,  de  19°  h.  L'évaporation 
journalière  fut  pendant  cette  année-là  d'environ  6""™, 3,  et  le  plu- 
viomètre, pour  les  douze  mois,  atteignit  la  hauteur  de  3'",072. 
En  septembre,  il  tomba  l'^,5  d'eau,  presque  autant  qu'il  en  tombe 
à  Londres  pendant  une  année.  Les  changemens  de  mousson  pro- 
duisent dans  ces  parages  les  terribles  ouragans  auxquels  on  a 
donné  le  nom  chinois  de  typhons,  sans  doute  parce  qu'annuelle- 
ment ils  ravagent  les  côtes  du  Céleste-Empire. 


l'archipel    des    PHILIPPINES .  Û5X 

Un  jour  qu'un  de  ces  effroyables  ouragans  se  déchaînait  sur  Ma- 
nille, nous  résolûmes,  un  de  mes  amis  et  moi,  de  sortir  de  la  ville 
marchande  et  de  nous  rendre  sur  la  plage  pour  voir  la  baie  et  la 
périlleuse  situation  des  navires  qui  s'y  trouvaient  malheureusement 
en  trop  grand  nombre.  Nous  mîmes  quatre  heures,  en  nous  étrei- 
gnant  fortement  par  le  bras,  pour  franchir  un  espace  qu'en  temps 
ordinaire  nous  eussions  atteint  en  trente  minutes.  Le  ciel  était  bas, 
parcouru  avec  une  rapidité  prodigieuse  par  des  nuées  grises  que 
des  éclairs  sillonnaient;  le  tonnerre  grondait  sans  interruption, 
mais  le  bruit  de  ses  roulemens,  emporté  par  les  vents  déchaînés, 
arrivait  affaibli  jusqu'à  nous.  Lorsque  nous  eûmes  atteint  le  ri- 
vage, nous  fûmes  surpris  de  voir  que  les  vagues  étaient  courtes  et 
sans  hauteur,  oubliant  que  ce  n'est  qu'après  les  tourmentes  qu'elles 
deviennent  formidables.  Enveloppés  d'embruns,  la  face  fouettée 
par  une  grosse  pluie,  c'est  à  peine  si  nous  pûmes  distinguer  deux 
ou  trois  navires  chassant  sur  leurs  ancres.  Nous  revînmes  au  logis, 
vent  arrière  cette  fois,  beaucoup  plus  vite  que  nous  n'étions  partis, 
non  sans  avoir  couru  un  danger  sérieux,  car  pendant  quelques  mi- 
nutes nous  fûmes  enveloppés  de  branches  d'arbres  brisées,  d'éclats 
de  tuiles  et  d'innombrables  morceaux  de  cette  nacre  transparente 
qui  sert  de  vitres  aux  maisons  du  pays.  Les  tremblemens  de  terre 
sont  tellement  fréquens  dans  l'archipel  que  le  cristal,  trop  cassant,  y 
est  remplacé  par  des  petits  carrés  d'huîtres  perlières.  Le  lendemain, 
nous  apprîmes  qu'une  dizaine  de  navires  avaient  été  jetés  à  la  côte, 
qu'on  y  avait  ramassé  les  cadavres  d'une  cinquantaine  de  Chinois 
noyés  et  qu'environ  deux  mille  maisons  indiennes  en  bambous  jon- 
chaient le  sol.  En  1865,  un  ouragan  fit  aussi  échouer  dix-sept  na- 
vires; la  vitesse  du  vent  pendant  la  soirée  de  cette  tempête  aurait 
été  de  38  mètres  par  seconde,  plus  de  33  lieues  à  l'heure. 

Au  milieu  du  siècle  dernier,  l'astronome  Legentil  constata  que 
les  changemens  de  vents  ou  de  mousson  n'avaient  pas  aux  Philip- 
pines une  régularité  semblable  à  celle  des  autres  parties  de  la  zone 
torride,  et  que,  lorsque  la  bise  soufflait  sur  mer  de  l'ouest,  sur  terre 
elle  venait  du  sud -est.  Cette  anomahe,  qui  dure  parfois  quinze 
jours,  est  généralement  le  prélude  d'une  bourrasque  plus  ou  moins 
violente.  Legentil  a  aussi  observé  que  la  couche  inférieure  des 
nuages  d'où  sortaient  les  ouragans  avait  une  hauteur  perpendicu- 
laire de  900  mètres,  et  qu'au-dessus  de  cette  couche  il  y  avait 
d'autres  nuages  suivant  une  direction  différente. 

L'influence  du  climat  des  Philippines  a  moins  de  prise  sur  les 
hommes  adultes  européens  que  sur  les  jeunes  gens.  Après  un  séjour 
de  cinq  à  huit  ans,  beaucoup  d'entre  eux  s'affaiblissent;  la  dyssen- 
terie  les  atteint  presque  tous,  et  pour  échapper  aux  funestes  consé- 
quences de  la  maladie  il  n'y  a  qu'un  remède,  le  retour  immédiai; 


A 52  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

au  pays  natal.  Les  femmes  européennes,  et  les  Françaises  en  par- 
ticulier, s'acclimatent  très  difficilement.  J'ai  remarqué  que  ceux  de 
nos  compatriotes  qui  avaient  une  transpiration  abondante  y  jouis- 
saient plus  longtemps  d'une  santé  parfaite;  dès  que  l'épiderme  de- 
vient sec  et  rugueux,  il  faut  se  préparer  à  partir.  Inutile  de  dire 
sans  doute  qu'en  mangeant  très  sobrement,  en  évitant  le  soleil  et 
en  vivant  à  la  façon  des  créoles,  on  est  moins  sujet  à  contracter  les 
maladies  régnantes.  Les  fièvres  sont  fréquentes  chez  les  personnes 
indigènes  ou  étrangères  qui  vivent  dans  les  provinces  nord  de  Ga- 
gayan,  de  Nueva-^iscaya,  de  Pangasinan  et  de  Nueva-Ecija.  Comme 
ces  contrées  sont  encore  très  boisées,  les  vents  qui  les  traversent 
apportent  les  fièvres  intermittentes  à  ceux  qui  vivent  loin  de  l'air 
vivifiant  de  la  mer.  Le  choléra  fait  dans  l'archipel  de  fréquentes 
apparitions,  mais  sans  y  sévir  avec  beaucoup  de  violence;  les  In- 
diens, qui  ne  prennent  aucun  soin  de  leur  santé,  sont  les  plus 
éprouvés: il  est  rare  qu'un  Européen  en  soit  frappé.  Les  insolations 
sont  fréquentes  et  mortelles.  Parmi  les  maladies  du  pays  qui  n'at- 
teignent que  les  Indiens,  il  faut  citer  la  lèpre,  l'éléphantiasis, 
de  nombreuses  éruptions  cutanées  et  la  gale,  dont  ceux  qui  en 
souffrent  ne  paraissent,  avec  raison,  nullement  honteux.  Du  reste, 
ils  savent  enlever  de  leur  peau,  avec  une  patience  et  une  adresse 
admirables,  l'acarus  qui  dévore  leurs  mains.  Il  y  a  une  grande 
léproserie  à  Manille  même,  qui  est  un  véritable  foyer  de  pestilence. 
On  laisse  les  lépreux  se  marier  entre  eux,  courir  la  ville  une  fois 
par  semaine  pour  recueillir  des  aumônes,  et  c'est  ainsi  que  cette 
hideuse  maladie  se  perpétue.  Un  simple  attouchement  de  la  main 
d'un  lépreux,  une  pantoufle  chaussée  par  mégarde,  le  pied  nu  sur 
un  parquet  souillé,  suffisent  pour  communiquer  l'infection.  Il  y  a 
beaucoup  de  phthisie  pulmonaire,  parce  que  les  Indiens  se  baignent, 
malades  ou  bien  portans,  glacés  ou  en  sueur,  à  jeun  ou  en  sortant 
de  table.  Ils  appellent  auprès  d'eux  des  empiriques  de  leur  race  ou 
des  médecins  chinois  d'une  ignorance  épaisse.  La  diète  n'est  jamais 
ordonnée,  et  c'est  la  bouche  pleine  qu'un  Indien  passe  ordinaire- 
ment de  vie  à  trépas. 

On  ne  connaît  bien  des  Philippines  que  le  littoral  et  quelques 
vallées  encaissées  entre  des  plateaux  où  vivent  des  tribus  indépen- 
dantes. L'indifférence  des  Espagnols  à  cet  égard  est  telle  que  des 
fenêtres  des  maisons  de  Manille  on  distingue  parfaitement  au  fond 
de  la  baie  le  Marivelès,  montagne  habitée  depuis  un  temps  immé- 
morial par  les  sauvages  Négritos. 

L'aspect  des  plaines  et  des  régions  cultivées  ne  répond  pas  à  ce 
que  l'imagination  d'un  voyageur  attend  d'un  pays  placé  entre  le 
tropique  et  l'équateur.  A  l'époque  où  les  campagnes  offrent  aux  re- 
gards de  vastes  étendues  de  verdure,  on  se  trouve  dans  la  saison 


1 


l'aRCUIPEL   des    PHILIPPINES.  453 

des  pluies,  et  les  routes  sont  à  un  tel  point  impraticables  qu'il  faut 
être  buflle  ou  Indien  pour  oser  s'y  aventurer.  Lorsque  les  riz  se 
coupent,  l'été  commence,  et  les  champs  se  transforment  alors  en 
chaumes  monotones  et  brûlés  du  soleil.  Dans  les  pays  où  vient  la 
canne  à  sucre,  la  verdure  de  ces  graminées  toujours  ondoyantes 
repose  les  yeux  de  l'éclat  du  jour,  mais  les  tiges  ne  sont  bien  élan- 
cées et  belles  qu'aux  époques  où  la  chaleur  est  extrême;  alors,  par 
crainte  d'insolation ,  on  évite  de  voyager  pendant  les  heures  où  le 
soleil  est  ardent.  II  faut  aussi  remonter  bien  haut  le  cours  des 
fleuves  pour  ne  pas  être  mortellement  ennuyé  à  la  vue  de  leurs 
berges  monotones;  les  rives  sont  sans  arbres,  sans  ombre,  et  dé- 
chiquetées par  des  crues  annuelles.  Parfois  cependant  on  y  voit  des 
bouquets  de  palmier  éventail  dont  les  racines  ont  réussi  à  s'attacher 
au  sol.  Il  est  rare  de  ne  pas  y  rencontrer,  à  l'heure  la  plus  chaude 
du  jour,  deux  ou  trois  buflles  qui,  plongés  jusqu'aux  yeux  dans  la' 
vase,  s'y  abritent  du  soleil.  Des  martins,  des  corbeaux,  perchent 
sur  les  cornes  noires  de  ces  gros  animaux,  aussi  confians  que  s'ils 
étaient  perchés  sur  des  branches  mortes.  La  végétation  des  tro- 
piques reprend  ses  droits  dans  les  régions  où  la  charrue  de  l'In- 
dien n'a  point  passé,  aux  alentours  des  habitations,  sur  les  chaus- 
sées des  petits  cours  d'eau,  au  bord  des  lacs  et  sur  les  collines  qui 
séparent  les  plaines  des  montagnes.  Quoi  de  plus  charmant  en  eiïet 
que  ces  routes  bordées  de  mimosas  énormes,  d'aréquiers  et  de  haies 
d'hibiscus,  qui  conduisent  de  Manille  aux  provinces  de  l'intérieur? 
Le  soleil  n'en  peut  traverser  les  feuillages  épais;  vertes  retraites  où 
habite  tout  un  monde  de  loriots  au  plumage  d'or,  de  tourterelles  et 
de  palombes.  Les  villages  n'ont  rien  de  la  saleté  qui  distingue  les 
villages  européens.  Chaque  maison  indienne  est  séparée  de  la  mai- 
son voisine  par  de  petites  barrières  en  bambou,  des  massifs  de  ba- 
naniers, ou  abritée  par  un  immense  manguier  dont  les  fruits,  d'un 
jaune  éclatant  à  leur  maturité,  sont  les  plus  savoureux  que  je  con- 
naisse. S'il  y  a  une  eau  courante  dans  les  environs,  la  population 
s'y  baigne  pêle-mêle  tous  les  malins.  Dans  d'autres  parties  des  îles, 
les  maisons  sont  enfouies  dans  des  bois  de  bambous  ou  de  cocotiers 
qui  les  dissimulent  aux  regards.  Là,  les  singes  abondent,  et  si  par- 
tout on  leur  fait  une  chasse  impitoyable,  c'est  qu'ils  font  un  grand 
mal  aux  récoltes  et  principalement  aux  champs  de  cannes  à  sucre. 
Les  villages  bâtis  sur  pilotis  aux  bords  des  lacs  sont  les  plus  pitto- 
resques. Une  végétation  désordonnée  les  entoure,  car  les  habitans 
s'y  adonnent  plus  à  la  pêche  et  à  la  chasse  qu'à  la  culture.  Indé- 
pendamment d'une  prodigieuse  quantité  de  poissons  blancs,  ces 
lacs  abondent  en  alligators  et  en  scies  énormes;  les  canards  sau- 
vages s'y  abattent  par  milliers  ainsi  que  les  sarcelles,  les  plongeons, 
les  pélicans,  les  grues  et  les  hérons  ;  mais  l'hôte  le  plus  gracieux 


454  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

des  rives,  c'est  l'aigrette,  dont  les  plumes  d'une  blancheur  de  neige 
se  détachent,  comme  de  légères  nuées,  sur  le  fond  vert  des  arbres 
ou  l'azur  des  eaux.  Dès  qu'arrive  le  crépuscule,  que  ce  soit  au  le- 
ver du  soleil  ou  à  son  coucher,  des  troupeaux  de  chevreuils  et  de 
sangliers  sortent  des  fourrés  pour  se  désaltérer;  les  derniers  s'y 
disputent  avec  les  buffles  sauvages  les  endroits  les  plus  maréca- 
geux des  lacs,  et  leurs  ébats  remplissent  de  bruit  ces  belles  soli- 
tudes. Dès  que  le  soleil  s'est  élevé  à  l'horizon,  le  calme  y  revient 
comme  par  enchantement,  et  l'on  n'y  entend  plus  que  le  chant  mo- 
notone des  cigales  noires,  le  bourdonnement  des  abeilles,  et  le  cri 
sauvage  des  calaos  aux  gros  becs. 

Les  pythons  y  sont  communs,  et  l'un  de  ceux  qui  figurent  au  Jar- 
din des  Plantes  de  Paris  a  été  pris  dans  le  jardin  du  consulat  à  Ma- 
nille; je  l'envoyai,  il  y  a  déjà  bon  nombre  d'années,  à  M.  de  Mon- 
tigny,  alors  ministre  plénipotentiaire  en  Chine,  qui  à  son  tour 
l'expédia  en  France.  A  l'exception  de  l'aspic  et  du  serpent  de  riz, 
les  autres  reptiles  des  Philippines  n'ont  rien  de  venimeux.  Le 
buffle  sauvage  est  l'animal  le  plus  dangereux  de  l'archipel;  c'est 
les  oreilles  et  les  yeux  injectés  de  sang ,  brisant  avec  un  bruit  de 
tempête  les  obstacles  qui  s'opposent  à  sa  course,  qu'il  s'élance  vers 
l'Européen,  dont  l'odeur  toute  particulière,  paraît-il,  lui  déplaît  au 
point  de  le  rendre  furieux.  Seuls,  les  Indiens  ont  le  privilège  de  ne 
pas  l'exaspérer,  et  jamais  on  n'a  vu  un  buffle  sauvage  ou  soumis 
faire  du  mal  à  un  enfant.  Les  propriétaires  des  haciendas  ou  de 
plantations  le  savent  et  confient  plutôt  à  des  petites  filles  qu'à  des 
hommes  la  conduite  d'une  centaine  de  ces  animaux.  Rien  n'est  plus 
commun  d'ailleurs  que  de  voir  le  long  des  fleuves  des  bambins  in- 
digènes, entièrement  ntis,  prendre  d'assaut  l'échiné  d'un  buffle  et 
s'en  servir  comme  d'un  tremplin  pour  se  jeter  bruyamment  à  l'eau. 

Sur  les  plateaux  qui  touchent  eux  plaines  et  s'étendent  en  gi- 
gantesques gradins  jusqu'au  sommet  des  montagnes,  la  nature  est 
plus  riche  et  plus  grandiose  que  partout  ailleurs.  Gomme  preuve 
évidente  de  la  diversité  qui  règne  dans  la  formation  géologique 
des  îles  Philippines,  ces  hauteurs  sont  composées  de  masses  grani- 
tiques, d'entassemens  de  marbre,  de  calcaire,  et  le  plus  souvent 
d'une  couche  épaisse  de  pouzzolane  d'où  s'élancent  des  colonnes  de 
basalte  et  de  trachyte  d'un  aspect  bizarre.  C'est  là  que  coulent, 
sans  utilité  pour  personne,  des  sources  d'eau  minérale,  et  qu'on 
surprend  à  leur  naissance  les  rivières  et  les  fleuves  qui,  après  avoir 
fécondé  les  terres,  se  jettent  en  nombre  innombrable  à  la  mer.  L'or, 
le  fer,  le  cuivre,  le  soufre,  l'alun  et  l'aimant,  s'étalent  sur  la  sur- 
face du  sol  ou  dans  les  creux  des  ravins  de  ces  régions  intermé- 
diaires. 11  y  a  aussi  des  terrains  carbonifères  d'où  la  houille  est 
extraite  avec  assez  d'abondance,  principalement  dans  la  province 


l'archipel  des  philippines.  455 

d'Albay,  non  loin  du  cratère  fumant  du  Mayon.  Là  où  les  éruptions 
volcaniques  ont  abondamment  recouvert  les  plateaux,  la  végétation 
se  compose  d'essences  précieuses  pour  la  construction  des  navires, 
l'ébénisterie  et  les  arts.  A  côté  de  cèdres  magnifiques  et  d'autres 
résineux,  comme  le  copal  et  le  gutta-percha,  on  trouve  le  tama- 
rin, dont  le  tronc  atteint  une  circonférence  prodigieuse,  le  mûrier, 
le  teck,  le  molave  et  le  banava,  ces  trois  derniers  incorruptibles 
dans  l'eau  ;  on  y  voit  l'ébénier  et  le  tandalo  noirs,  le  camagon, 
bois  teinté  de  brun  et  de  blanc,  Valintatao,  d'un  jaune  délicat,  le 
cansilay,  blanc  et  veiné^de  rose,;^enrm,  le  narra,  bois  qui  ressem- 
ble à  l'acajou  et  dont  on  peut  avec  ua  seul  bloc  fabriquer  des  ta- 
bles autour  desquelles  vingt  personnes  tiennent  à  l'aise  (1). 

Bien  peu  des  fruits  d'Europe  peuvent  se  reproduire  ici;  les  me- 
lons, les  pastèques  et  les  patates  douces  y  sont  exquis.  Quelques 
Chinois  jardiniers  cultivent  avec  grand  succès  la  laitue,  l'asperge, 
les  petits  pois  et  les  haricots.  A  Cavité ,  il  y  a  quelques  treilles, 
mais  jamais  elles  n'ont  pu  donner  beaucoup  de  raisins.  Les  fécules 
y  sont  très  bonnes  et  d'une  grande  variété;  si  le  riz  vient  à  man- 
quer, les  Indiens  trouvent  en  elles  une  grande  ressource.  Le  sagou 
et  Y arrow-root  sont  expédiés  en  Angleterre  en  assez  grande  quan- 
tité. Quant  aux  plantes  médicinales,  elles  sont  nombreuses,  mais 
connues  plus  particulièrement  des  gens  du  pays  que  des  Européens; 
les  premiers,  seuls,  en  font  usage.  Il  y  a  dans  la  flore  médicinale 
des  Philippines  une  pharmacopée  toute  nouvelle  à  établir;  j'ai  vu, 
loin  de  Manille,  des  indigènes,  médecins  des  montagnes,  —  medi- 
dicos  mangna  bondoc,  —  extraire  les  racines  d'un  arbuste,  les 
râper,  en  faire  des  tisanes,  puis  appliquer  comme  topique  les 
feuilles  de  la  plante  sur  le  malade,  et  obtenir  des  guérisons  com- 
plètes. Le  père  Buzeta,  dans  son  Dictionnaire  des  Pldlippines,  as- 
sure que  le  quinquina  croît  sous  ces  latitudes;  c'est  une  erreur,  je 
pense,  ou,  s'il  y  est,  on  n'en  tire  aucun  parti,  car  les  pharmaciens 
de  Manille  m'ont  assuré  qu'ils  faisaient  venir  leur  quinine  d'Europe. 

On  sera  sans  doute  étonné  d'apprendre  que  les  fleurs  d'ornement 

(1)  Don  Thomas  Certes,  un  colonel  du  génie  qui  a  résidé  longtemps  à  Manille,  a  fait 
un  catalogue  général  des  bois  du  pays,  dont  voici  le  résumé.  La  province  de  Cavité 
produit  23  espèces  différentes  de  bois;  dans  celle  dllocos-Nord,  on  en  connaît  116;  à 
Bulacan,  60;  dans  la  Laguna,  30;  en  Tayabas,  43;  à  Nueva-Ecija,  38;  dans  l'île  de 
Mindanao,  39;  à  Misamis  (peu  connu),  6;  dans  l'île  de  Négros,  65;  à  Leyte,  45;  à 
Capiz,  2G  ;  à  Antique,  23  ;  à  Camarines,  45  ;  à  Ilocos-Sud,  35,  et  en  Zambalès  26.  Ces 
chiffres  ne  résument  que  les  essences  d'une  grande  élévation;  dans  des  espèces  plus 
petites,  il  faut  citer  l'oranger,  le  citronnier,  les  arbres  qui  produisent  le  sapote,  le  ja- 
qiiier,  le  santal,  le  lomboy,  la  goyave,  le  lanzon,  genre  nouveau  de  la  famille  des 
méliacées,  découvert  par  le  botaniste  espagnol  Blanco;  le  mangoustan  et  le  bananier, 
dont  on  connaît  57  espèces  différentes;  l'une  d'elles,  le  tondal,  porte  le  nom  du  mig 
fiionnaire  français  qui  l'introduisit  aux  Philippines. 


A56  REVDE    DES    DEUX   MONDES, 

sont  rares. ^Des  pluies  trop  prolongées  et  un  ciel  sans  nuage  pen- 
dant quatre  mois  s'opposent  sans  doute  à  leur  développement.  Il  y 
a  cependant  d'admiral3les  orchidées,  des  saxifrages  merveilleux,  des 
pervenches  roses,  des  gardénias  dont  les  parfums  pénétrans  vous 
suivent  partout.  C'est  dans  l'île  Luçon  que  croît  aussi  l'ylang-ylang 
dont  l'arôme  exquis  est  devenu  dans  ces  derniers  temps  à  la  mode 
en  France  et  en  Angleterre. 

II. 

Si  c'est  à  Magellan ,  à  son  lieutenant  El  Cano ,  et  plus  tard  à  Le- 
gaspi,  que  Charles  I"  et  Philippe  II  durent  la  découverte  de  l'ar- 
chipel qui  nous  occupe,  c'est  à  l'influence  des  ordres  religieux  sur 
les  indigènes  que  l'Espagne  en  a  dû  la  paisible  possession.  Pendant 
trois  siècles  et  demi,  c'est  à  peine  s'il  a  fallu  recourir  sérieusement 
trois  ou  quatre  fois  à  la  force  des  armes  pour  comprimer  des  ré- 
voltes partielles. 

Lorsqu'en  1570,  Legaspi  passa  son  armée  en  revue  dans  la  pro- 
vince de  Leyte ,  il  trouva  qu'elle  se  composait  de  280  soldats.  Un 
an  plus  tard,  la  ville  de  Manille  était  pourtant  déjà  construite  sous 
la  direction  de  l'architecte  de  l'Escurial,  et  à  partir  de  ce  moment 
l'Espagne  put  considérer  sa  domination  comme  assurée.  En  1572, 
quelques  moines  augustins  avaient  conquis  également,  sans  autre 
arme  que  la  parole,  les  populations  des  îles  centrales  connues  sous 
le  nom  de  Visoyas.  Ces  conquérans  spirituels  ne  suffisant  bientôt 
plus  à  la  tâche  appelèrent  à  leur  aide  les  jésuites,  les  dominicains, 
les  franciscains  et  les  récollets,  qui  s'empressèrent  d'accourir  d'Es- 
pagne ((  pour  cultiver  la  jeune  vigne  du  Seigneur  et  lui  faire  pro- 
duire tout  le  fruit  qu'elle  pouvait  donner.  »  Ils  ont  réussi  à  mainte- 
nir les  indigènes  dans  une  longue  obéissance  en  les  laissant  croupir 
dans  une  ignorance  absolue. 

Afin  de  se  rendre  compte  du  changement  survenu  dans  l'archipel 
depuis  qu'il  appartient  à  l'Espagne,  il  faudrait  posséder  une  notion 
à  peu  près  exa'^te  de  sa  civilisation  avant  cette  époque.  Rien  n'est 
moins  aisé,  puisque  les  premiers  moines  qui  débarquèrent  à  Min- 
danao ,  à  Cébu  et  à  Luçon ,  n'ont  presque  rien  écrit  de  ce  qu'ils  y 
ont  vu.  Les  gouverneurs  politiques  et  militaires  de  cette  époque  ont 
eu  la  même  indifférence  pour  le  passé  de  ces  contrées.  Le  croira- 
t-on  ?  on  ne  sait  même  pas  aujourd'hui  le  nom  que  portait  autre- 
fois l'île  Luçon,  lorsque  ceux  des  autres  îles,  inférieures  en  étendue, 
sont  cependant  connus.  En  voyant  que  le  riz  était  battu  par  les 
femmes  indigènes  dans  de  longs  cubes  en  bois  qu'elles  appelaient 
luçon,  les  premiers  Espagnols  qui  débarquèrent  dans  ces  parages 
donnèrent  à  l'île  oix  allait  s'élever  Manille  ce  nom  singulier,  qui  lui 


L  ARCHIPEL    DES    PHILIPPINES.  ^57 

est  resté.  Quant  au  mot  tagale,  nom  donné  à  une  partie  des  indi- 
gènes de  l'île  Luçon ,  il  dériverait  du  sanscrit  et  signifierait  dans 
cette  langue  premier,  principal;  on  s'en  sert  encore  aujourd'hui 
dans  ce  sens  aux  Indes  anglaises  et  surtout  à  Malacca.  Ne  sont  dé- 
signés comme  Tagnles  que  les  indigènes  qui  vivent  au  bord  du 
Pasig,  dans  les  provinces  de  Batangas,  Bataan,  Cavité,  Tondo,  La- 
guna,  Manila  et  Bulacan.  Dans  l'île  de  Mindanao  existe  aussi  une 
tribu  d'Indiens  de  ce  nom  :  les  traits  physiques  et  les  mœurs  de  ces 
insulaires  ressemblent  beaucoup  à  ceux  des  autres  provinces. 

De  leur  côté ,  les  Portugais  qui,  quelques  années  avant  l'arrivée 
des  Espagnols,  faisaient  déjà  des  échanges  entre  l'archipel  et  leurs 
colonies  du  continent  asiatique,  n'ont  jamais  parlé  de  l'île  Luçon,  et 
cet  oubli  est  en  vérité  inexplicable.  Pendant  les  dix  ans  que  j'ai  ré- 
sidé dans  cette  partie  du  monde,  j'ai  cherché  vainement  à  décou- 
vrir des  indications  nouvelles  touchant  son  histoire.  Voici  pour- 
tant quelques  notes  qui,  je  l'espère,  peuvent  olTiir  de  l'intérêt. 

11  est  d'abord  hors  de  doute  que  vers  le  ix«  siècle  les  Malais  vin- 
rent aux  Philippines  et  y  apportèrent  le  Koran.  Leur  propagande 
conquérante  et  religieuse  s'étendit  aux  côtes  orientales  de  l'île  de 
Madagascar,  de  Formose,  des  Molusques,  de  Bornéo,  de  l'archipel 
de  Soulou  et  dans  toute  l'étendue  de  la  grande  île  de  Mindanao. 
Il  paraît  certain  aussi  qu'avant  l'arrivée  des  Malais  les  indigènes 
ne  se  nourrissaient  que  de  patates  douces  et  de  bananes.  Peut-être, 
comme  leurs  voisins  des  Mariannes,  ignoraient-ils  l'usage  du  feu. 
Ils  connaissaient  cependant  le  fer  et  l'or,  mais  aucun  autre  aiétal. 
Ils  auraient  eu  une  sorte  d'alphabet  phonétique  dont  quelques- 
unes  des  lettres  se  trouvent  mélangées  aux  caractères  arabes  dans 
certains  manuscrits  que  les  moines  gardent  précieusement  dans 
leurs  couvens.  Les  insulaires  primitifs  croyaient  aux  bons  et  aux 
mauvais  génies;  ils  pratiquaient  la  circoncision  et  prétendaient  lire 
l'avenir  dans  les  étoiles.  Ils  avaient  des  sybilles,  et  le  culte  des 
idoles  était  confié  à  des  femmes.  En  1851,  en  construisant  une 
route  dans  une  des  îles  Visayas,  au  sud  de  l'aichipel,  des  terras- 
siers mirent  à  jour  une  foule  d'objets  appartenant  à  une  époque 
fort  ancienne.  Ils  trouvèrent  un  bras  desséché  entouré  entièrement 
d'un  bracelet  en  cuivre  et  en  forme  de  spirale. 

Il  y  avait  de  ces  ornemens  faits  d'une  sorte  de  gypse,  brillant 
comme  s'il  avait  été  vernissé.  On  y  trouva  des  crânes,  des  cornes 
de  cerfs,  des  pierres  plates  trouées,  de  petits  couteaux  en  cuivre 
des  pots  et  des  assiettes  d'origine  chinoise  probablement,  et  un 
morceau  de  bois  pétrifié,  fixé  dans  une  branche  d'arbre.  D'après 
Morga,  les  vases  et  les  assiettes  dans  le  genre  de  celles  dont  nous 
parlons  se  trouvaient  autrefois  assez  fréquemment  dans  les  pro- 
vinces de  Manille,  Pampanga,  Pangasinan  et  Ilocos.  Jamais  il  n'en 


Û58  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

aurait  été  fabriqué  de  semblables  dans  l'archipel,  et  on  ignore 
l'époque  à  laquelle  ils  y  auraient  été  apportés.  Toutes  ces  anciennes 
poteries  étaient  très  recherchées  par  les  sultans  de  Bornéo,  les  rois 
et  les  seigneurs  du  Japon  qui  les  payaient  jusqu'à  2,000  taëls  pièce. 
Un  franciscain  a  raconté  à  Carletti,  lorsque  ce  dernier  alla  en  1597 
de  Manille  au  Japon,  que  le  taïcoun  de  cet  empire  avait  payé  un 
vase  ancien  130,000  scudi.  D'après  M.  Jagor,  une  de  ces  reliques  se 
trouverait  au  musée  ethnographique  de  Berlin.  Celui  qu'on  y  voit 
est  de  terre  brune,  petit,  d'une  forme  élégante,  et  composé  de 
beaucoup  de  petits  morceaux  cimentés  ensemble:  les  jointures  sont 
dorées  et  forment  une  sorte  de  réseau  se  détachant  d'une  façon 
brillante  sur  le  fond,  qui  est  obscur. 

Dans  les  cavernes  de  l'île  de  Leyte,  visitées,  il  y  a  une  trentaine 
d'années,  par  un  prêtre  qui,  le  goupillon  à  la  main,  avait  voulu 
bravement  en  chasser  les  démons,  on  a  trouvé  un  grand  nombre 
de  cercueils  en  bois  incorruptible  de  molave.  Les  squelettes  qu'ils 
contenaient,  enveloppés  de  feuilles  de  patidamis,  paraissaient  avoir 
été  embaumés.  On  y  recueillit  quelques  anneaux  et  ornemens  en 
or  qui  ont  été  perdus.  Mas  raconte  en  effet  dans  ses  Mémoires  que 
les  anciens  Yisayas  avaient  coutume  d'embaumer  leurs  morts  et  de 
placer  leurs  cercueils  sur  une  falaise  au  bord  de  la  mer,  de  façon  à 
ce  qu'ils  fussent  vénérés  par  ceux  qui  les  apercevaient  du  large.  Ce 
fait  est  confirmé  par  Thévenot,  qui  ajoute  que  ces  peuples  adoraient 
ceux  d'entre  eux  qui  s'étaient  rendus  célèbres  par  l'intelligence  ou 
la  bravoure.  On  les  vénérait  aux  Yisayas  sous  le  nom  de  Bavata, 
et  dans  l'île  Luçon  sous  celui  ^Anito.  Gomme  chez  les  Romains, 
ces  dieux  lares  protégeaient  le  foyer  des  familles  et  leur  influence 
bienfaisante  devait  s'étendre  même  en  mer  sur  les  pêcheurs.  La 
parole  tagale  antin-antin,  qui  de  nos  jours  encore  désigne  une 
amulette,  dérive  évidemment  à'Anito.  G'étaitpour  se  rendre  Davata 
et  Anito  propices  qu'on  leur  sacrifiait  des  esclaves,  hommes   ou 
femmes.  On  leur  rendait  aussi  un  culte  sous  la  forme  de  petites 
statues  de  bois  ou  d'ivoire  appelées  liche  et  laravan.  Quand  un 
héros  expirait,  la  foule  devait  garder  un  silence  absolu  pendant 
tout  le  temps  que  durait  le  deuil.  Dans  plusieurs  cas,  ce  mutisme 
forcé  s'imposait  jusqu'à  ce  que  les  plus  proches  parens  du  grand 
homme  eussent  sacrifié  plusieurs  victimes  humaines  à  ses  mânes. 
Lors  de  la  conquête,  on  trouva  un  grand  nombre  de  petits  temples 
dans  lesquels  étaient  adorées  des  idoles  en  bois  aux  bras  étendus  et 
aux  jambes  ployées.  Ces  divinités  barbares  avaient  de  larges  faces, 
et  de  leurs  bouches  sortaient  quatre  grosses  dents  comme  des  dé- 
fenses de  sanglier.  Ces  peuples  redoutaient  aussi  un  mauvais  gé- 
nie diamétralement  opposé  au  bon  dieu  Anito.  L'enfer  s'appelait 
Solad)  et  le  ciel  Ologan, 


l'archipel  des  philippines.  459 

Les  envahisseurs  malais  durent  occuper  le  littoral  de  toutes  les 
îles  qu'ils  conquirent,  et  refouler  dans  les  montagnes  les  abori- 
gènes que  l'on  y  rencontre  encore  aujourd'hui,  errans  et  dispersés. 
A  l'arrivée  des  Espagnols,  la  religion  musulmane  était  dominante 
aux  Philippines  :  elle  l'est  encore  de  nos  jours  à  Mindanao  et  aux 
îles  Soulou,  les  contrées  insoumises  du  sud  de  l'archipel.  Les  Pa- 
pous ou  Négritos,  qui  vivaient  au  sommet  des  montagnes,  n'en 
descendirent  pas  pour  se  soumettre  aux  nouveaux  arrivans  et  con- 
tinuèrent comme  par  le  passé  à  y  vivre  indépendans.  Le  pays  se  di- 
visait alors  en  petites  royautés  dont  les  titulaires  étaient  souvent  en 
guerre.  C'est  en  combattant  pour  le  chef  d'un  de  ces  états  que  Ma- 
gellan, frappé  d'une  flèche,  perdit  la  vie  à  Mactan.  Lorsqu'en  1565 
le  maître  de  camp  Juan  de  Salcedo  débarqua  le  premier  à  Luçon, 
il  eut  aussi  à  traiter  avec  plusieurs  souverains;  ceux  dont  on  a 
gardé  les  noms  s'appelaient  Gandola,  roi  du  pays  de  Manille,  et  So- 
liman, roi  du  pays  de  Tondo.  Quand  ils  se  juraient  amitié  et  fidé- 
lité, ces  roitelets  faisaient  mutuellement  jaillir  du  sang  de  leurs 
poitrines  et  le  buvaient.  Magellan  dut  observer  cette  coutume  avec 
Limasagua,  roi  de  Gébu.  Aux  îles  Soulou,  le  gouvernement  est  oli- 
garchique; un  sultan  représente  le  pouvoir  exécutif,  et  nous  devons 
supposer  qu'il  en  était  alors  partout  ainsi.  La  culture  du  riz,  la  re- 
cherche de  la  poudre  d'or,  la  pêche  et  la  chasse,  étaient  les  prin- 
cipales occupations  des  indigènes  lorsqu'ils  ne  guerroyaient  pour 
la  possession  des  régions  giboyeuses  ou  fertiles  en  cocotiers.  On  croit 
que  les  Lidiens  du  nord  de  l'archipel  savaient  tisser,  et  que  cette 
industrie  leur  avait  été  enseignée  par  des  Chinois  du  Yunnan,  avec 
lesquels  les  relations  étaient  fréquentes  dès  cette  époque.  En  fouil- 
lant dans  les  vieilles  annales  de  la  province  chinoise  peut-être  y 
trouverait-on  l'histoire  primitive  de  l'île  Luçon  et  son  nom  véri- 
table. Les  armes  se  composaient  de  lances,  d'arcs,  de  flèches,  de 
couteaux  appelés  bolos  et  de  larges  sabres  ou  compilans.  Les  vil- 
lages, dont  la  plupart  des  maisons  reposaient  sur  pilotis,  se  trou- 
vaient presque  toujours  situés  au  bord  des  fleuves.  De  longues  pi- 
rogues, nommées  caracoas,  servaient  au  transport  des  personnes  et 
des  denrées. 

Dans  l'histoire  des  Philippines,  écrite  par  don  Antonio  Morga  aus- 
sitôt après  la  mort  de  Legaspi  (1572),  on  lit  qu'à  l'arrivée  des  Es- 
pagnols, les  Tagales  portaient  le  turban  et  le  costume  arabe,  et 
qu'ils  possédaient  un  fort  armé  de  douze  canons  à  l'endroit  même 
où  s'élève,  sur  les  rives  du  Pasig,  la  citadelle  actuelle  de  Santiago. 
D'où  leur  venait  cette  artillerie?  On  l'ignore.  Les  Portugais  avaient 
peut-être  précédé  les  Espagnols  à  Manille  et  donné,  à  une  époque 
indéterminée,  ces  deux  batteries  aux  Indiens,  mais  les  chroniques 
portugaises  sont  muettes  à  ce  sujet.  D'après  l'opinion  de  personnes 


460  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

compétentes,  ces  canons  auraient  été  coulés  par  les  Tagales,  qui 
auraient  appris  des  Malais  l'art  de  fondre  les  métaux  et  de  fabri- 
quer la  poudre.  Legaspi,  dans  ses  lettres  à  Philippe  II,  rapporte  que 
les  Tagales  de  l'île  Luçon  sont  non  pas  des  barbares,  mais  bien  des 
hommes  civilisés,  et  que  sa  surprise  avait  été  grande  de  trouver 
chez  le  roi  de  Manille  une  fonderie,'  dont  il  s'était  empressé  de  se 
servir  pour  renouveler  ses  approvisionnemens  de  guerre.  De  même 
que  chez  les  naturels  de  l'île  Geylan  et  chez  les  Battas  de  Sumatra, 
les  lettres  de  l'alphabet  des  premiers  Indiens  des  Philippines  étaient 
tracées  sur  des  feuilles  de  bananier  ou  de  palmier  talipote  à  l'aide 
d'un  poinçon  en  bois.  Ils  en  faisaient  un  fréquent  usage  pour  dres- 
ser un  inventaire  de  ce  que  chaque  chef  possédait  en  buffles  et  en 
porcs.  On  ne  sait  rien  de  précis  sur  l'organisation  de  la  famille  à 
cette  époque. 

Dans  la  cordillère,  en  partie  inexplorée  et  couverte  de  forêts,  qui, 
du  nord  au  midi,  coupe  en  deux  l'archipel  des  Philippines,  ainsi 
que  dans  d'autres  parties  montagneuses,  on  rencontre  de  nom- 
breuses peuplades.  Elles  craignent  la  domination  espagnole  et  pré- 
fèrent rester  indépendantes.  Quelques-unes  sont  composées  d'indi- 
vidus ayant  une  grande  similitude  physique  et  morale  avec  les  races 
actuellement  soumises.  Il  ne  faudrait  pour  les  décider  à  se  civiliser 
qu'un  contact  fréquent  avec  les  Européens,  et  ne  pas  aller  détruire 
leurs  plantations,  sous  le  prétexte  d'empêcher  la  culture  du  tabac 
qui  est  monopolisée  par  le  gouvernement.  Ces  tribus  indomptées 
sont  au  nombre  de  dix-sept. 

De  toutes  ces  tribus,  la  plus  intéressante  est  celle  des  Négritos; 
ils  seraient  les  derniers  représentans  de  la  race  autochthone,  et  le 
type  des  premiers  hommes  qui  seraient  nés  en  Océanie.  On  les  ren- 
contre principalement  dans  les  montagnes  de  la  province  de  Nueva- 
Ecija  de  l'île  Luçon,  au  sommet  du  Marivelès,  et  dans  l'île  de  Né- 
gros,  à  laquelle  on  a  donné  le  nom  de  ces  sauvages  parce  qu'ils  s'y 
trouvent  en  grand  nombre.  Ils  sont  petits,  bien  formés  et  d'une 
merveilleuse  agilité;  leur  nez  est  un  peu  aplati,  les  cheveux  sont 
crépus,  et  leur  visage  moins  noir,  moins  repoussant  que  celui  des 
nègres  des  côtes  d'Afrique.  J'en  ai  vu  beaucoup  dans  les  rues  de 
Manille  en  livrée,  il  est  vrai,  et  leur  apparence  était  celle  des  grooms 
de  bonnes  maisons.  Dans  leurs  montagnes,  ils  vont  à  peu  près  nus, 
et  ne  se  couvrent  que  les  parties  génitales  avec  l'écorce  flexible  d'un 
palmier.  Un  voyageur  allemand,  le  baron  Gh.  de  Hïigel ,  dit  que 
leur  corps  est  décharné,  couvert  de  poils  noirs  et  roux.  C'est  inexact: 
ils  ont  le  corps  plein  et  sont  aussi  peu  barbus  que  les  Indiens;  du 
reste  M.  de  Hûgel  est  fécond  en  erreurs,  car  il  parle  des  animaux 
féroces  des  Philippines,  lorsqu'il  est  avéré  qu'il  n'y  en  a  pas  un 
seul.  Les  Négritos  ont  beaucoup  de  maladies  cutanées,  comme  les 


l'archipel  des  philippines,  A6l 

Indiens.  Les  femmes  accompagnent  leurs  maris,  soit  à  la  chasse, 
soit  à  la  guerre.  Gomme  ils  campent  où  le  hasard  les  mène,  les 
enfans  ne  sont  jamais  laissés  seuls;  les  mères  les  portent  au  cou 
ou  sur  leurs  seins  au  moyen  d'une  écorce  carrée  et  large,  dont  les 
quatre  bouts  se  nouent  à  la  nuque.  Elles  accouchent  sur  des  cendres 
chaudes,  au  bord  d'un  ruisseau  et  sans  aide;  aussitôt  délivrées,  elles 
se  baignent  et  se  remettent  sur  les  cendres  à  allaiter  leurs  enfans. 

Les  Négritos  se  nourrissent  de  fruits,  de  racines  et  de  venaison. 
Leur  ambition  se  borne  à  posséder  un  arc,  un  carquois  et  une  peau 
de  sanglier,  sur  laquelle  ils  se  couchent.  Au  temps  des  pluies,  ils 
allument  de  grands  feux  et  se  roulent  dans  les  cendres  chaudes 
pour  se  préserver  des  moustiques.  En  signe  de  commandement  ou 
plutôt  de  distinction,  les  chefs  portent  une  palme  dans  leurs  che- 
veux. La  haine  de  ces  noirs  contre  les  indigènes  des  plaines  ne  s'est 
jamais  éteinte.  Quand  un  Négrito  meurt,  ses  parens  se  cachent  dans 
les  arbres  afin  de  surprendre  un  Indien  isolé  et  le  tuer  d'une  flèche 
empoisonnée;  s'ils  y  parviennent,  la  tête  de  la  victime  est  portée  en 
triomphe  dans  la  tribu,  qui  fête  cet  assassinat  par  des  danses  et  des 
festins.  Très  paresseux,  ces  sauvages  préfèrent  une  vie  errante  à  une 
existence  oisive  dans  les  pays  civilisés.  A  l'occasion  de  mon  excur- 
sion à  la  tombe  de  Magellan,  sur  l'îlot  de  Mactan,  j'ai  raconté  l'his- 
toire d'un  Négrito  qui,  après  avoir  été  promené  dans  les  principales 
capitales  de  l'Europe,  revint  à  vingt-cinq  ans  à  ses  chères  montagnes 
du  Marivelès  (1).  Un  auteur  espagnol  rapporte  un  autre  trait  tout 
aussi  caractéristique.  Un  de  ces  jeunes  noirs  avait  été  élevé  avec 
beaucoup  de  sollicitude  par  un  archevêque  de  Manille.  A  vingt-cinq 
ans,  le  prélat,  croyant  à  une  métamorphose  complète  de  ses  instincts 
sauvages,  lui  donna  la  prêtrise  ;  mais  un  jour  le  jeune  abbé  dispa- 
rut, on  le  chercha,  jusqu'au  moment  où  l'on  apprit  qu'il  avait  été 
vu  regagnant  avec  l'agilité  d'un  cerf  les  montagnes  de  Nueva-Ecija, 
où  il  était  né.  Pour  compléter  ce  que  nous  savons  de  ces  sauvages, 
nous  devons  ajouter  que  les  Indiens  les  désignent  par  les  noms  de 
Aétas,  lias  et  Ajetas.  M.  de  la  Gironnière  s'est  servi  de  ce  dernier 
mot  lorsqu'il  a  fait  dans  son  Histoire  des  Philippines  un  portrait 
fantaisiste  des  Négritos. 

Les  Igorrotes,  les  Buriks,  les  Guinaanes,  les  Ibalaos  et  les  Ilon- 
gotes,  que  l'on  trouve  dans  les  montagnes  de  Nueva-Ecija,  sur  le  pla- 
teau du  Garaballo,  n'ont  aucun  rapport  avec  les  anciens  et  les  nou- 
veaux indigènes.  Ils  se  nourrissent  de  récoltes  et  de  bestiaux  volés. 
Comme  ils  craignent  la  vengeance  des  Européens,  c'est  à  coups  de 
flèches  qu'ils  reçoivent  leurs  visites.  Les  Ifuagos  ont  une  telle  res- 

(1)  Voyez  la  fleuue  du  15  juin  1869. 


A62  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

semblance  physique  avec  les  Japonais,  qu'il  est  probable  que  leurs 
ancêtres  sont  venus  du  Japon  sur  la  côte  est  de  l'île  Luçon,  chassés 
par  un  typhon.  De  nos  jours ,  les  barques  des  pêcheurs  des  archi- 
pels voisins  viennent  encore  y  relâcher.  J'y  ai  vu  des  indigènes  des 
Garolines  à  la  suite  de  gros  temps.  Les  Ifuagos  composent  une  tribu 
importante.  Au  moral,  ils  n'ont  gardé  de  leurs  ancêtres  que  le  cou- 
rage; féroces  et  cruels,  leur  vie  se  passe  en  luttes  continuelles  avec 
les  sauvages  Gaddanes,  dont  le  territoire  touche  au  leur.  Les  Tin- 
guianes  seraient  dignes  d'être  les  ancêtres  des  Tagales,  si  leur 
peau  blanche  et  l'obliquité  des  yeux,  leur  intelligence  pour  la  cul- 
ture des  terres  et  l'élevage  des  bestiaux ,  ne  trahissaient  jusqu'à 
l'évidence  une  origine  chinoise.  Quand  sont-ils  venus  dans  le  pays? 
nul  ne  peut  le  dire.  Il  est  possible  qu'ils  y  aient  été  portés  par  un 
typhon,  comme  les  Japonais,  à  l'époque  fort  lointaine  où  la  mer  de 
Chine  était  infestée  de  jonques  pirates  qui  étendaient  leurs  excur- 
sions beaucoup  plus  au  large  qu'elles  ne  les  étendent  aujourd'hui. 
Les  neuf  autres  tribus  ressemblent  beaucoup  aux  habitans  actuels. 
Les  sauvages  Itelapanes  surtout  réunissent  d'une  façon  remar- 
quable les  deux  types  tagales  et  papous.  Ils  ont  l'indépendance 
superbe  de  ces  derniers.  Divers  moyens  employés  pour  les  civi- 
liser ont  échoué.  Ils  portent  une  coiffure  cylindrique  peinte  en 
rouge;  pour  armes,  la  lance  et  la  flèche  en  bambou  qu'ils  décorent 
de  la  même  couleur.  Les  Mayoyaos ,  de  la  cordillère  centrale  de 
Luçon,  méritent  d'être  cités  en  raison  de  la  douceur  et  de  l'antiquité 
de  leurs  coutumes.  Ils  ne  reconnaissent  d'autre  autorité  que  celle 
du  plus  âgé  de  la  famille.  On  retrouve  chez  eux  le  respect,  l'amour 
et  l'obéissance  que  les  Juifs  avaient  pour  leurs  patriarches  aux  épo- 
ques bibliques.  Si  l'un  d'eux  s'est  distingué  dans  les  combats  par 
sa  valeur,  des  marques  honorifiques  lui  sont  accordées.  Point  de 
religion  connue,  et  jamais  on  ne  les  a  vus  se  réunir  pour  prier  en 
commun.  Ils  vénèrent  et  craignent  un  génie  qu'ils  nomment  Aba- 
nian.  De  lui  dépend  la  maladie  ou  la  santé  ;  pour  se  le  rendre  pro- 
pice, les  Mayoyaos  lui  sacrifient  des  pourceaux  et  des  poules.  Enfin 
ces  sauvages,  si  un  pareil  mot  peut  leur  être  appliqué,  sont  très 
scrupuleux  à  l'égard  de  leurs  devoirs  conjugaux;  point  de  divorce, 
de  répudiation  et  de  mariages  consanguins  ;  la  polygamie  n'est 
même  pas  en  usage  chez  eux.  Dans  les  autres  tribus  non  civilisées 
et  dans  lesquelles  nous  cherchons  les  traits  distinctifs  des  Indiens 
actuels,  nous  trouvons  un  grand  respect  pour  les  morts  et  une 
passion  immodérée  pour  les  fêtes  et  la  vie  oisive. 

En  1860,  un  Allemand,  M.  F.  Jagor,  qui  était  en  rapport  avec  un 
métis,  ami  des  sauvages  Igorrotes,  est  parvenu  à  visiter,  grâce  à 
cette  circonstance,  un  de  leurs  villages.  En  s'y  rendant,  la  première 


l'archipel    des    PHILIPPINES.  AôS 

personne  qu'il  rencontra  dans  un  bosquet  de  bambou  fut  une  jeune 
femme  qui  tissait  un  morceau  d'étoffes  en  fibres  d'abaca.  Son  as- 
pect était  modeste ,  et  quant  au  costume  il  était  identique  à  celui 
d'une  Indienne  chrétienne.  Plus  haut  dans  la  montagne,  il  vit  un 
jeune  garçon  à  peu  près  nu,  qui  jouait  d'une  sorte  de  luth  appelé 
barùiffbau;  trois  de  ses  compagnons  l'accompagnaient  avec  des 
harpes  grossières  et  une  guitare,  faite  par  l'artiste  lui-même,  d'a- 
près un  modèle  européen.  Les  huttes  étaient  d'un  aspect  misérable, 
formées  de  bambous  et  recouvertes  de  feuilles  de  palmier.  Dans 
l'intérieur,  le  voyageur  ne  vit  que  des  flèches,  des  arcs  et  une  sorte 
de  marmite.  Autour  de  chaque  habitation,  il  y  avait  un  petit  champ 
cultivé,  renfermant  des  patates  douces,  du  maïs,  des  calebasses  et 
des  cannes  à  sucre.  Ils  avaient  aussi  des  champs  de  tabac  qu'ils 
tenaient  très  cachés  par  crainte  des  douaniers  espagnols;  pour  les 
protéger  contre  leur  visite ,  ils  hérissent  l'herbe  qui  entoure  les 
plantes  de  lancettes  en  bambou  appelées />?/;'««,  assez  aiguës  et 
assez  fortes  pour  traverser  une  chaussure  européenne. 

Ces  sauvages  ne  vivent  jamais  à  des  hauteurs  moindres  de  1,500 
pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  Chaque  village  n'est  peuplé 
que  de  50  hommes  et  20  femmes  environ,  y  compris  les  enfans. 
Leur  nourriture  se  compose  de  bananes,  de  calebasses  et  de  cannes 
à  sucre  pour  sucer;  mais  chaque  semaine,  le  chef  de  la  famille  tue 
un  ou  deux  sangliers  et  quelquefois  un  chevreuil.  Ils  ont  des  chiens 
pour  chasser  et  des  chats  pour  détruire  les  rats  qui  rongent  les 
cultures.  Quelques-uns  ont  des  poules,  mais  pas  de  coqs  de  combat 
oomme  les  Indiens  des  plaines.  Ils  vendent  à  ceux-ci  le  miel  qu'ils 
récoltent  en  abondance  dans  les  creux  des  rochers,  une  sorte  de 
résine  appelée  pili,  et  un  peu  d'abaca.  Ils  n'ont  ni  médecins,  ni 
sorciers,  mais  ils  croient  en  un  Dieu,  —  du  moins  ils  l'affirment 
lorsque  les  missionnaires  s'efforcent  de  les  convertir,  —  ce  qui 
n'empêche  pas  de  pratiquer  certaines  coutumes  catholiques,  dans 
l'espérance  de  conjurer  un  sort  contraire. 

Les  Igorrotes  traitent  leurs  femmes  avec  douceur;  ils  chassent  et 
cultivent  sans  leur  aide.  Us  sont  sujets  aux  fièvres  et  à  de  violons 
maux  de  tête.  Pour  guérir  ce  dernier  malaise,  une  incision  légère 
est  pratiquée  au  front  du  malade.  Le  fer  leur  est  fourni  par  les  In- 
diens ;  les  sauvages  en  font  des  pointes  de  lances  et  de  flèches, 
pendant  que  les  femmes  tressent  la  corde  des  arcs,  ce  qui  demande 
une  certaine  force.  Chaque  père  de  famille  est  maître  absolu  chez 
lui  et  ne  reconnaît  au  dehors  aucune  autorité.  S'ils  ont  une  guerre 
avec  leurs  voisins,  les  plus  braves  se  mettent  à  la  tête  de  la  tribu, 
mais  aucun  chef  n'est  élu.  En  somme,  ils  sont  paisibles  et  doux,  et 
leur  cruauté  ne  se  révèle  que  lorsque  la  mort  frappe  leur  femme 


i!i6/l  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

OU  leur  enfant.  Il  faut  alors,  selon  la  coutume,  qu'une  autre  femme 
et  qu'un  autre  enfant  périssent.  On  ne  punit  pas  le  meurtrier,  et 
les  corps  des  victimes  ne  sont  même  pas  enterrés. 

La  polygamie  est  permise,  mais  il  est  rare  qu'un  Igorrote  ait 
plus  d'une  compagne.  Le  jeune  homme  qui  veut  se  marier  charge 
son  père  de  traiter  du  prix  de  sa  fiancée  avec  le  père  de  cette  der- 
nière. Celui-ci  exige  dix  couteaux  en  bois  coûtant  de  2  francs  à 
3  francs,  et  environ  60  francs  en  argent.  Il  faut  quelquefois  deux 
ans  à  un  prétendant  pour  parfaire  cette  somme,  qui  est  divisée  en- 
tre tous  les  parens  de  la  jeune  femme.  S'ils  sont  nombreux,  il  reste 
fort  peu  de  chose  au  père,  lequel  est  pourtant  obligé  de  donner  un 
grand  festin  le  jour  des  noces,  festin  arrosé  abondamment  par  du 
vin  de  palmier.  Tout  homme  qui  violente  une  jeune  fille  est  tué 
par  les  parens  de  la  personne  outragée.  Si  elle  pardonne  au  séduc- 
teur et  consent  à  l'épouser,  le  mariage  se  fait,  mais  il  faut  que  les 
petits  couteaux  et  les  60  francs  habituels  soient  versés  dans  un  bref 
délai  aux  mains  des  intéressés.  L'adultère  est  rare;  s'il  est  constaté, 
l'épouse  coupable  est  tenue  de  rendre  au  mari  trompé  l'argent  que 
son  père  a  reçu.  Dans  ce  cas,  l'époux  n'a  point  le  droit  de  retenir 
sa  femme,  même  dans  l'hypothèse  qu'il  refuserait  de  recevoir  la 
dot. 

Le  même  voyageur  a  pu  voir  composer  sous  ses  yeux  le  poison 
dont  les  Igorrotes  se  servent  pour  rendre  leurs  armes  mortelles. 
«  Je  ne  vis,  raconte  M.  Jagor,  ni  les  feuilles,  ni  les  fleurs,  ni  les 
fruits  de  l'arbre  qui  produit  ce  toxique,  mais  j'en  ai  touché  l'écorce. 
Un  morceau  de  cette  dernière  fut  réduit  en  poussière ,  mouillé, 
pressé,  jusqu'à  ce  qu'il  en  découlât  une  liqueur  verdâtre  que  les 
sauvages  placèrent  sur  le  feu  dans  un  pot  de  terre.  Après  un  quart 
d'heure  d'ébullition  modérée,  le  poison  prit  l'apparence  d'ua  sirop  de 
couleur  brune.  De  temps  en  temps  les  préparateurs  jetaient  dans  le 
récipient  un  peu  de  râpure  nouvelle.  Lorsque  le  liquide  eut  l'appa- 
rence d'une  gelée,  on  le  versa  sur  une  feuille  de  bananier  saupou- 
drée de  cendres.  Pour  rendre  une  arme  mortelle,  une  pointe  de 
lance  par  exemple,  on  fait  chauffer  un  morceau  de  la  pâte,  gros 
comme  une  noix,  et  on  l'étend  en  couche  légère  sur  le  fer.  Le  poi- 
son peut  agir  deux  ou  trois  fois  sans  perdre  sa  propriété  toxique. 
Tout  cela  se  fait  à  main  nue  et  sans  que  la  peau  en  paraisse  al- 
térée. » 

Edmond  Plaucuut. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


U  mars  1877. 

Quelles  que  soient  les  préoccupations  extérieures  du  moment,  il  y  a 
une  autre  question  qui  n'a  pas  moins  de  gravité  pour  nous  que  les 
complications  de  l'Orient,  qui  n'est  même  pas  au  fond  sans  rapport  avec 
le  rôle  que  notre  pays  peut  avoir  encore  à  jouer  dans  le  monde.  C'est 
la  question  qui  depuis  quelque  temps  revient  sans  cesse  et  sous  toutes 
les  formes,  qui  se  dégage  de  tout  un  ensemble  de  choses.  Quelle  direc- 
tion prennent  décidément  les  affaires  intérieures  de  la  France?  que  font 
les  chambres,  le  gouvernement  pour  créer  la  confiance,  la  sécurité  sans 
laquelle  les  institutions,  fussent-elles  proclamées  définitives,  restent  li- 
vrées au  hasard?  où  en  est  le  baromètre  politique?  va-t-il  tourner  au 
beau  fixe  ou  au  variable,  aux  giboulées,  aux  bourrasques  et  à  la  tem- 
pête? 

Rien  n'est  plus  facile  sans  doute  que  de  se  payer  d'illusions  et  d'ap- 
parences. Sous  tous  les  régimes,  il  y  a  les  optimistes,  les  satisfaits,  les 
aveugles  qui  ne  voient  rien  ou  qui  croient  que  tout  est  pour  le  mieux. 
Puisque  les  événemens  ont  répondu  aux  vœux  des  optimistes  d'aujour- 
d'hui et  ont  donné  raison  à  leurs  opinions,  puisque  la  république  existe 
désormais  et  a  sa  constitution,  son  parlement,  sa  majorité,  son  minis- 
tère, en  attendant  d'avoir  ses  fonctionnaires,  préfets  ou  magistrats, 
qu'on  lui  promet,  que  faut-il  de  plus?  Eh  bien!  oui,  la  république  et  la 
constitution  existent,  elles  sont  reconnues  comme  loi  de  l'état,  la  paix 
intérieure  n'est  sûrement  ni  troublée,  ni  menacée,  et  cependant,  on  en 
dira  ce  qu'on  voudra,  il  y  a  partout  un  invincible,  un  indéfinissable 
malaise;  la  confusion  éclate  à  chaque  instant,  l'incohérence  est  dans  les 
pouvoirs,  l'incertitude  est  dans  les  affaires.  La  vérité  est  que  la  direction 
n'est  nulle  part,  que  les  chambres  ne  fonctionnent  que  pour  se  contra- 
rier ou  se  défier,  que  le  gouvernement,  toujours  perplexe,  semble  se  pro- 
poser de  gouverner  le  moins  possible  pour  éviter  les  crises,  et  que  le 
TOMB  XX.  —  1877.  30 


Zi66  REVUE    DES    DEOX   MONDES. 

crédit  des  institutions  n'est  point  en  progrès.  Voilà  la  question  qui  a 
son  importance  à  côté  des  questions  diplomatiques.  Voilà  le  mal,  et  il 
est  de  toute  évidence  que,  si  on  ne  s'arrête  pas  dans  cette  voie,  si  on  ne 
se  décide  pas  à  redresser  la  vie  parlementaire,  à  remettre  en  action  le 
gouvernement,  on  arrivera  par  degrés  à  une  situation  affaiblie,  dimi- 
nuée, plus  que  jamais  livrée  aux  compétitions  ardentes  des  partis,  qui 
ne  désarment  pas  précisément  parce  que  l'incertitude  leur  laisse  la 
chance  de  l'imprévu. 

On  oublie  un  peu  trop  qu'un  système  d'institutions  ne  vit  pas  par 
lui-même,  parce  qu'il  a  eu  un  jour  la  bonne  fortune  de  quelque  circon- 
stance exceptionnelle  ou  d'un  vote  heureux.  Il  vit  par  le  caractère  qu'il 
prend  dans  la  pratique  des  choses,  par  les  garanties  qu'il  offre  à  tou.s  les 
intérêts,  par  la  sagesse  prévoyante  et  active  de  ceux  qui  le  soutiennent 
et  qui  se  proposent  de  le  faire  durer.  Ce  qui  peut  être  une  menace 
pour  la  république  aujourd'hui,  ce  n'est  point  en  vérité  que  M.  le  comte 
de  Chambord  publie  un  nouveau  manifeste  où  il  déclare  une  fois  de 
plus  qu'il  est  prêt,  que  le  moment  va  venir-,  ce  n'est  pas  même  que,  par 
une  de  ces  coalitions  de  partis  où  les  plus  habiles  sont  quelquefois 
dupes,  l'impérialisme  réussisse  à  introduire  dans  le  sénat  un  représen- 
tant de  plus,  qui  est  d'ailleurs  un  ingénieur  éminent,  M.  Dupuy  de 
Lôme.  Ces  incidens  récens  sont  un  symptôme  encore  plus  qu'une  me- 
nace, ils  ont  leur  place  dans  cette  éternelle  histoire  d'une  couronne  pour 
deux  prétendans.  Les  prétentions  de  l'un  neutralisent  les  prétentions  de 
l'autre,  et  le  conflit  de  revendications  serait  plutôt  rassurant  pour  le 
régime  actuel.  Ce  qui  est  bien  plus  sérieux  pour  la  république,  c'est 
cette  situation  fausse  où  elle  se  traîne,  où,  maîtresse  du  terrain,  elle  ne 
réussit  cependant  ni  à  s'affermir  d'une  manière  sensible,  ni  à  désarmer 
les  défiances,  ni  à  inspirer  l'idée  d'un  gouvernement  offrant  toutes  les 
garanties  de  pondération  et  de  protection  à  un  pays  affamé  de  repos. 
Lorsqu'au  début  de  toutes  les  complications  et  de  toutes  les  confusions 
de  partis  d'où  est  sortie  la  constitution  nouvelle,  M.  Thiers  disait  que 
la  république  serait  conservatrice  ou  qu'elle  ne  serait  pas,  il  ne  pro- 
nonçait pas  une  vaine  parole.  Il  résumait  dans  un  mot  tout  un  pro- 
gramme, la  condition  essentielle  de  la  seule  république  durable,  et  il 
savait  bien  aussi  que,  pour  faire  vivre  ce  régime  qu'il  proposait,  qu'il 
croyait  le  seul  possible,  il  fallait  rallier  l'opinion,  tranquilliser  les  inté- 
rêts, avoir  dans  le  parlement  une  majorité  modérée,  éclairée,  sachant 
éviter  de  toucher  à  tout,  de  soulever  les  questions  périlleuses  sous  pré- 
texte de  politique  républicaine.  C'est  précisément  ce  qui  a  manqué,  ce 
qui  manque  toujours  dans  cette  chambre  des  députés  issue  d'une  élec- 
tion qui  a  été  la  victoire  de  l'ardeur  républicaine  et  d'une  inexpérience 
agitatrice  telle  qu'elle  n'a  jamais  été  peut-être  égalée  dans  une  assem- 
blée délibérante. 


REVUE.    CHRONIQUE.  A67 

Il  fallait  une  majorité  sensée,  animée  d'un  certain  esprit  politique, 
arrivant  à  Versailles  avec  la  résolution  d'acclimater  les  institutions  nou- 
velles par  la  modération;  il  y  a  eu  une  majorité  incohérente,  agitée 
d'assez  médiocres  passions  de  parti,  absolument  novice  et  remuant  tout 
pour  ne  rien  faire.  De  cette  chambre  des  députés  élue  au  20  février 
1876,  ayant  déjà  plus  d'une  année  d'existence,  il  n'a  pu  se  dégager  jus- 
qu'ici une  force  véritable  d'opinion,  quelque  chose  qui  ressemble  à  une 
politique.  Ce  qu'on  nomme  même  la  majorité  n'est  qu'un  amalgame  dé- 
guisé sous  ce  complaisant  euphémisme  de  l'union  des  gauches.  En  réa- 
lité, cette  union  des  gauches,  qui  peut  avoir  sa  raison  d'être  toutes  les 
fois  qu'on  se  trouve  en  présence  de  quelque  manifestation  bonapartiste, 
n*a  plus  ni  sens  ni  valeur  dès  qu'il  s'agit  de  suivre  un  plan  de  conduite, 
de  former  un  parti  de  gouvernement.  Ce  n'est  le  plus  souvent  qu'un 
mot  trompeur,  un  expédient  de  diplom  atie  parlementaire  destiné  à 
couvrir  la  confusion  des  idées.  Que  veut-on  faire?  quelle  est  la  limite 
de  l'action  commune?  quel  est  le  symbole  de  tous  ces  fragmens  de  par- 
tis ayant  l'air  de  marcher  ensemble?  C'est  là  toujours  la  question.  —  Il 
faut  un  peu  prendre  les  choses  comme  elles  sont  et  tenir  compte  des 
circonstances  sans  rien  exagérer,  dira-t-on.  Dans  cette  masse  qui  en 
certains  jours  forme  la  majorité  républicaine,  les  passions  extrêmes  ne 
dominent  pas,  les  idées  de  modération  finissent  par  avoir  le  dernier 
mot.  Nous  le  voulons  bien;  sans  doute,  lorsque  le  radicalisme  se  pré- 
sente bannières  déployées,  avouant  tout  haut  ses  programmes  de  des- 
truction, il  est  obligé  de  reculer;  il  est  poliment  évincé.  Lorsqu'on  veut 
faire  triompher  l'amnistie  tantôt  par  voie  directe  et  générale,  tantôt 
d'une  manière  subreptice,  l'amnistie  est  arrêtée  au  passage.  Quand 
M.  Naquet  et  M.  Madier  de  Montjau  ont  des  inventions  révolutionnaires 
à  produire,  ils  n'ont  pas  toujours  un  succès  complet.  Ceux  qui  en  sont 
encore  aux  réhabilitations  de  la  commune,  des  journées  de  juin  1848, 
du  droit  d'insurrection,  de  la  politique  des  barricades,  ceux-là  se  trou- 
vent un  peu  gênés  à  Versailles,  et  ils  sont  obligés  d'aller  porter  leurs 
déclamations  ailleurs.  Soit,  la  chambre  n'est  pas  d'un  tempérament  à 
tout  entendre  ou  du  moins  à  tout  sanctionner;  elle  n'est  violente  que  par 
étourderie  et  quelquefois  par  entraînement  de  parti.  Il  y  a  des  points 
sur  lesquels  elle  se  sent  retenue  par  une  sorte  d'instinct  de  modération. 
En  dehors  de  ces  points,  par  exemple,  toutes  les  fantaisies  sont  permises, 
et,  ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux,  c'est  que  cette  malheureuse  chambre 
semble  ne  pas  se  douter  qu'elle  fait  du  désordre  législatif  et  parlemen- 
taire une  politique. 

C'est  ce  qu'on  pourrait  appeler  un  peu  vulgairement  une  assemblée 
de  touche-à-tout.  La  chambre  du  20  février  1876  a  porté  à  Versailles, 
elle  garde  visiblement  encore  la  conviction  naïve  qu'elle  est  appelée  à 
tout  réformer,  et  que  cette  réforme  universelle  est  la  chose  la  plus 


468  REVDE  DES  DEDX  MONDES. 

simple  du  monde.  Elle  est  arrivée  avec  une  provision  inépuisable  de 
motions  en  portefeuille.  Organisation  militaire,  administration,  magis- 
trature, cultes,  enseignement,  chemins  de  fer,  régime  de  la  presse,  elle 
a  des  projets  sur  tout.  Il  n'y  a  pas  de  jour  où  M.  le  président  Grévy, 
homme  plein  de  patience,  n'ait  à  enregistrer  à  son  rang  quelque  pro- 
duction nouvelle  de  l'initiative  parlementaire,  et  on  a  imaginé  un  moyen 
commode  de  tout  concilier,  de  désintéresser  T'amour-propre  des  auteurs 
de  propositions  sans  rien  engager  :  c'est  la  prise  en  considération!  Il  y 
a  en  ce  moment  plus  de  quatre-vingts  commissions  occupées  à  examiner 
une  multitude  de  motions  ou  de  projets  qui  ont  eu  la  faveur  d'une  com- 
plaisante prise  en  considération. 

A  quoi  tout  cela  peut-il  aboutir  sérieusement?  A  peu  près  à  rien,  si  ce 
n'est  cependant  à  un  travail  le  plus  souvent  inutile,  à  une  sorte  de  sus- 
picion jetée  sur  toutes  les  parties  de  l'organisation  française,  à  la  dé- 
considération du  régime  parlementaire  par  les  spectacles  de  confusion 
et  d'impuissance  qu'offrent  assez  généralement  les  commissions.  C'est  la 
stérilité  dans  l'agitation,  et  cet  inconvénient  aurait  été  au  moins  pallié 
si,  au  lieu  de  cette  union  des  gauches  qui  ne  sert  à  rien,  il  s'était  formé 
une  vraie  et  sérieuse  majorité,  maîtresse  de  ses  résolutions,  sachant  in- 
tervenir à  propos  pour  arrêter  ce  torrent  de  propositions  individuelles. 
Malheureusement  il  n'y  a  point  une  majorité  suivant  une  direction,  ob- 
servant une  discipline,  et  le  gouvernement  de  son  côté  ne  s'en  occupe 
guère;  il  semble  se  prêter  à  tout.  M.  le  président  du  conseil  est  trop 
absorbé  ou  trop  prudent  pour  gêner  l'effervescence  d'initiative  de  ses 
amis  de  la  gauche,  pour  aller  s'exposer  dans  des  escarmouches.  M.  le 
ministre  de  la  guerre  est  plein  de  mansuétude  pour  tout  ce  qui  touche 
à  son  administration.  Il  n'admet  pas,  il  est  vrai,  certaines  propositions  : 
il  déclare  qu'il  les  combattra  —  plus  tard;  en  attendant,  il  ne  voit  au- 
cun inconvénient  à  laisser  la  chambre  s'engager  et  les  questions  grossir. 
En  fm  de  compte  tout  passe,  et  c'est  ainsi  que  marchent  les  choses  dans 
l'intérêt  de  la  république,  du  régime  parlementaire  et  du  gouvernement  ! 
Pour  faire  patienter  la  gauche  sur  d'autres  points,  on  paie  rançon  à 
quelques-unes  de  ses  fantaisies,  et  parmi  les  plus  récentes  de  ces  fan- 
taisies, la  plus  grave,  la  plus  dangereuse  à  coup  sûr,  est  cette  motion 
sur  la  réduction  des  années  de  service  militaire,  cette  proposition  Lai- 
sant,  qui,  elle  aussi,  toujours  avec  l'agrément  du  ministère,  a  reçu  l'iné- 
vitable passeport  de  la  prise  en  considération. 

Puisque  cette  discussion  sur  nos  affaires  militaires  s'est  réveillée  un 
peu  par  un  entraînement  de  la  chambre,  un  peu  par  la  faute  du  minis- 
tère, qui  a  craint  probablement  un  échec,  elle  était  faite  pour  tenter 
un  homme  comme  M.  Thiers;  elle  était  digne  de  son  patriotisme,  de 
son  expérience,  de  son  dévoûment  invariable  aux  intérêts  de  la  France 
et  de  l'armée.  Il  y  a  deux  points  sur  lesquels  M.  Thiers  s'est  depuis 


BEVUE.    CHRONIQUE.  469 

longtemps  prononcé.  Hors  du  pouvoir  comme  au  pouvoir,  il  s'est  tou- 
jours promis  de  ne  pas  laisser  toucher  à  la  constitution  militaire,  à  l'or- 
ganisation financière  du  pays,  sans  combattre  jusqu'au  bout  :  cette  pa- 
role qu'il  s'est  donnée  à  lui-même  pour  le  bien  public,  il  la  tient 
aujourd'hui  avec  son  ardeur  entraînante  et  son  autorité.  Dès  que  la  prise 
en  considération,  à  laquelle  consentait  le  ministère,  a  été  décidée  par  un 
vote,  M.  Thiers  n'a  pas  hésité  à  réclamer  sa  place  dans  la  commission 
nommée  pour  examiner  la  proposition  Laisant,  et  dans  cette  commission 
la  présidence  lui  revenait  assurément  de  toute  façon.  C'est  donc  sous  la 
garde  de  la  raison  patriotique  de  M.  Thiers  que  la  question  se  trouve 
désormais  placée,  et  on  peut  dire  que  c'est  M.  Thiers  qui  fait  les  af- 
faires du  gouvernement,  ou,  pour  mieux  parler,  les  affaires  du  pays.  On 
peut  être  tranquille  :  l'ancien  président  de  la  république  n'est  point 
homme  à  déguiser  ses  opinions,  à  suivre  un  prétendu  courant  popu- 
laire, à  laisser  passer  les  chimères,  les  fantaisies  et  les  déclamations. 
C'est  l'homme  du  pays,  non  d'un  système  plus  ou  moins  nouveau,  plus 
ou  moins  hasardeux.  A  ses  yeux,  il  n'y  a  ni  armée  de  la  république,  ni 
armée  de  la  monarchie,  il  n'y  a  que  l'armée  de  la  France,  faite  pour 
tous  les  rôles,  pour  l'action  offensive  comme  pour  la  défense.  Il  est, 
quant  à  lui,  pour  tout  ce  qui  peut  faire  cette  armée  solide,  notamment 
pour  la  durée  du  service.  Sans  dédaigner  précisément  le  nombre,  dont 
on  parle  beaucoup  aujourd'hui,  M.  Thiers  veut  avant  tout  la  qualité,  qui 
ne  s'acquiert  que  par  une  présence  suffisamment  prolongée  sous  le  dra- 
peau. Si  on  voulait  lui  rendre  le  service  de  sept  ans  de  la  loi  de  1832, 
il  ne  le  refuserait  certainement  pas,  il  l'avoue  sans  aucune  hésitation  ; 
mais  c'est  fini,  il  n'y  a  plus  à  revenir  au  passé.  La  loi  de  1872  a  consa- 
cré les  cinq  ans,  c'est  cette  loi  qu'il  faut  maintenir,  et  M.  Thiers  ne 
cache  pas  du  reste  que  cette  proposition  Laisant,  qui  vient  tout  re- 
mettre en  doute  d'une  manière  si  complètement  inopportune,  n'aurait 
pas  dû  être  prise  en  considération. 

A  quoi  répond-elle,  en  effet,  cette  proposition  qui  ne  tend  à  rien  moins 
qu'à  modifier  encore  une  fois  toutes  les  conditions  de  notre  état  mili- 
taire? Puisque  la  question  s'était  élevée,  dit-on,  elle  méritait  d'être  étu- 
diée. C'est  en  vérité  une  étrange  manière  de  traiter  ces  grands  pro- 
blèmes d'organisation  nationale  qui  ne  sont  pas  faits  apparemment  pour 
être  agités  tous  les  jours  à  titre  de  sujets  d'étude.  Quoi  donc!  il  y  a  moins 
de  cinq  ans,  cette  question  a  été  soumise  pendant  de  longs  mois  à  une 
commission  de  quarante-cinq  membres  choisis  parmi  les  hommes  les 
plus  éminens  et  les  plus  corapétens  de  la  dernière  assemblée.  Elle  était 
l'objet  de  l'examen  le  plus  scrupuleux,  le  plus  réfléchi  dans  cette  com- 
mission, dont  le  rapporteur,  un  représentant  mort  depuis.  M,  de  Chasse- 
loup-Laubat,  a  laissé  un  travail  des  plus  complets  et  des  plus  instructifs. 
Le  général  Trochu  n'était  resté  dansTassemblée  que  pour  défendre  par 


470  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  parole  ses  idées  sur  la  réorganisation  de  l'armée,  particulièrement 
sur  le  service  de  trois  ans,  qui  était  sa  combinaison  favorite,  et  certes, 
si  la  cause  avait  pu  être  gagnée ,  elle  l'aurait  été  par  l'éloquence  de  ce 
soldat  si  chaleureusement  convaincu,  si  séduisant  d'esprit.  M.  Keller, 
encore  aujourd'hui  député,  soutenait  avec  talent  la  même  cause,  les 
mêmes  idées.  Dans  cette  grande  discussion  se  succédaient  le  général 
Ducrot,  le  général  Chanzy,  le  général  Ghangarnier,  qui  défendaient  avec 
une  égale  autorité  une  opinion  différente,  le  président  de  la  république, 
M.  Thiers,  qui  combattait  pour  les  cinq  ans  jusqu'à  menacer  de  se  reti- 
rer si  on  ne  les  lui  accordait  pas.  Histoire  militaire,  causes  des  désastres 
de  la  France,  conditions  du  service,  tout  était  passé  en  revue,  et  c'est 
après  le  débat  le  plus  approfondi  que  le  service  de  cinq  ans  était  adopté 
par  l'assemblée  à  la  majorité,  non  pas  d'une  voix,  mais  de  plus  de 
200  voix!  Assurément  il  n'y  avait  ni  surprise  ni  équivoque.  Entre  les 
deux  systèmes,  le  choix  était  fait  avec  maturité,  de  façon  à  défier  tous 
les  commentaires  et  toutes  les  contestations.  Que  s'est-il  donc  passé  de- 
puis cinq  ans  qui  ait  pu  infirmer  une  solution  si  solennellement  consa- 
crée? Quelle  circonstance  inconnue  nécessiterait  un  supplément  d'étude 
et  créerait  une  opportunité,  que  M.  Keller  lui-même  d'ailleurs,  bien 
qu'ancien  partisan  du  service  de  trois  ans,  était  l'autre  jour  le  premier 
à  contester?  Où  donc  est  la  raison  de  cette  insistance  à  reproduire  une 
proposition  déjà  repoussée  il  y  a  six  mois?  Est-ce  uniquement  ce  besoin 
de  tout  changer,  de  tout  remuer,  qui  est  si  malheureusement  en  hon- 
neur dans  la  chambre  de  Versailles  ?  11  se  peut  que  M.  Laisant,  qui  est 
un  ancien  officier  et  de  plus  quelque  peu  radical,  tienne  à  se  procurer 
une  occasion  d'exposer  ses  idées  militaires;  franchement  ce  n'est  pas 
un  motif  pour  soumettre  périodiquement  à  de  semblables  épreuves  l'or- 
ganisation de  l'armée  française,  d'introduire  la  mobilité  dans  ce  qui 
exige  le  plus  de  suite,  le  plus  de  temps  et  le  plus  de  soins. 

Que  dans  un  certain  nombre  d'années,  après  une  expérience  suffi- 
sante, on  soit  conduit  à  examiner  de  nouveau  ces  modifications,  qui  ne 
seraient  aujourd'hui  qu'une  imprudence  et  une  irréflexion,  ce  n'est 
point  impossible.  M.  Thiers  lui-même,  si  opiniâtre  quand  il  s'agit  du 
pays  et  de  sa  puissance  militaire,  M.  Thiers  lui-même,  il  y  a  cinq  ans, 
n'écartait  pas  absolument  ces  perspectives.  «  Si  les  idées  de  paix  se  ré- 
pandent, disait-il ,  vous  pourrez  par  le  budget  réduire  ces  cinq  ans  à 
quatre,  et  nous-mêmes,  —  je  ne  parle  pas  de  moi,  c'est  un  avenir  trop 
loin  de  moi,  mais  de  ceux  qui  nous  succéderont,  —  quand  nos  succes- 
seurs, voyant  par  exemple  le  corps  des  sous-officiers  reformé,  auront  le 
sentiment  que  l'armée  est  parfaitement  constituée,  qu'on  n'a  pas  pré- 
cisément besoin  de  garder  les  hommes  cinq  ans,  ils  trouveront  peut- 
être  bon  de  ne  vous  demander  qu'un  sacrifice  de  quatre  ans  au  lieu  de 
cinq.  »  Que  veulent  dire  ces  paroles,  où  M.  Thiers  mettait  un  art  fa- 


REVUE.    CHRONIQUE.  471 

milier  relevé  par  le  patriotisme?  Elles  signifient  que  dans  la  pensée 
de  M.  Thiers,  comme  dans  la  pensée  de  tout  le  monde,  aujourd'hui 
comme  il  y  a  cinq  ans,  la  durée  du  service  se  rattache  à  une  multi- 
tude d'autres  mesures  de  réorganisation  qui  n'ont  pas  reçu  une  appli- 
cation complète,  dont  quelques-unes  attendent  même  encore  la  sanc- 
tion parlementaire.  Des  projets,  il  y  en  a  de  toute  sorte.  Il  y  a  une  loi 
sur  l'administration  de  l'armée  que  le  sénat  a  votée  et  que  la  seconde 
chambre  va  maintenant  examiner  à  son  tour.  Il  y  a  une  loi  sur  l'état- 
major  qui  vient  à  peine  d'être  présentée.  Voilà  pour  les  degrés  supé- 
rieurs de  la  hiérarchie.  Sur  l'état  des  sous-officiers,  il  y  a  aussi  trois  ou 
quatre  projets  plus  ou  moins  heureusement  conçus,  qui  tous  se  propo- 
sent de  remédier  à  un  mal  profond,  à  l'affaiblissement  des  cadres,  qui 
tous  ont  pour  objet  de  retenir  les  sous-officiers,  de  les  fixer  sous  le  dra- 
peau en  leur  assurant  quelques  avantages  matériels,  en  relevant  leur 
situation,  en  leur  créant  une  sorte  de  carrière,  et  pour  cela  on  a  le 
meilleur  modèle  dans  l'organisation  de  la  maistrance  de  la  marine.  La 
pressante  importance  de  ces  dernières  mesures,  personne  ne  la  mécon- 
naît. Pour  tout  le  monde,  c'est  la  condition  invariable.  La  question  des 
trois  ou  des  cinq  ans  se  lie  en  réalité  à  la  constitution  de  cadres  per- 
manens  et  soUdes.  Il  est  évident  que  plus  l'armée  sera  fortement  enca- 
drée, plus  il  deviendra  facile,  par  un  simple  jeu  budgétaire,  comme  le 
disait  M.  Thiers,  de  réduire  en  fait  les  années  de  service.  C'est  le  but 
auquel  on  peut  tendre;  mais  on  n'en  est  pas  encore  là,  et  parce  qu'il  y 
a  des  propositions  sur  les  sous-officiers,  le  problème  n'est  pas  beaucoup 
plus  avancé. 

L'essentiel  est  donc  de  ne  pas  tout  brouiller,  de  commencer  par  le 
commencement,  de  réaliser  d'abord  les  conditions  sans  lesquelles  on  ne 
peut  pas  toucher  à  la  durée  du  service.  Quand  on  aura  réalisé  ces  con- 
ditions, on  verra,  et  en  attendant  qu'on  cesse  de  faire  briller  ce  mirage 
trompeur  des  trois  ans  aux  yeux  de  nos  soldats  et  des  populations  fa- 
ciles à  tromper!  Qu'on  évite  de  créer  une  sorte  de  trouble  avec  ces  pro- 
positions à  effet  et  à  sensation  dont  l'unique  résultat  ne  peut  être  néces- 
sairement que  d'affaiblir  l'autorité  d'une  organisation  si  récente!  Au  fond 
d'ailleurs,  quand  on  y  regarde  de  près,  la  question  n'est  point  là  où  on 
la  place.  La  loi  de  1872,  telle  qu'elle  a  été  faite,  suffit  à  tout,  et  il  n'y 
a  aucune  nécessité  de  brusquer  les  règlemens  parlementaires  pour  pro- 
poser en  toute  hâte,  sans  perdre  un  jour,  des  réformes  qui  ne  réforme- 
ront rien.  La  vraie  question  est,  non  dans  les  lois,  mais  dans  la  manière 
dont  on  applique  ces  lois,  dans  l'esprit  qui  anime  à  tous  les  degrés  ce 
grand  corps  de  l'armée,  dans  la  direction  imprimée  à  ce  vaste  travail  de 
réorganisation  si  peu  avancé.  Si  les  sous-officiers  ne  restent  pas  dans 
leur  corps,  s'ils  se  hâtent  de  partir  dès  que  l'heure  de  la  libération  est 
venue,  cela  peut  tenir  sans  doute  à  l'insuffisance  de  la  situation  qui  leur 


Zi72  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

est  faite  et  aussi  à  cette  concurrence  de  l'industrie  dont  parlait  M.  Thiers; 
mais  en  même  temps  fait-on  tout  ce  qu'il  faudrait  pour  les  encourager, 
pour  les  soutenir  dans  leur  rude  carrière  ?  Est-on  bien  sûr  d'employer 
les  meilleurs  moyens  pour  raviver,  pour  entretenir  dans  la  jeunesse 
française  qui  se  presse  sous  les  drapeaux  cet  esprit  militaire  dont  l'af- 
faiblissement trop  visible  est  un  des  symptômes  les  plus  dignes  de 
toutes  les  sollicitudes  patriotiques?  Si  le  volontariat  d'un  an  n'a  pas  ré- 
pondu entièrement  aux  espérances  qu'on  avait  conçues,  s'il  prête  à  tant 
de  critiques,  ce  n'est  pas  absolument  la  faute  d'une  disposition  législa- 
tive, c'est  tout  simplement  parce  que  l'application  a  été  mal  comprise, 
mal  dirigée  et  poursuivie  de  la  manière  la  plus  décousue,  quelquefois 
avec  un  mauvais  vouloir  à  peine  déguisé.  Le  mal  est  là,  dans  l'esprit, 
dans  la  direction  de  tous  les  jours.  Il  peut  dépendre  du  gouvernement, 
des  chefs  militaires,  de  créer  par  leur  impulsion,  par  leur  incessante  ac- 
tivité, une  vie  nouvelle  dans  l'armée,  et,  pour  le  moment,  à  coup  sûr, 
ce  n'est  pas  en  substituant  le  service  de  trois  ans  au  service  de  cinq 
ans  qu'on  hâtera  ce  rajeunissement,  cette  grande  réforme  morale  autant 
que  militaire.  Ébranler  par  un  vote  irréfléchi,  par  un  caprice  radical, 
une  loi  à  peine  éprouvée,  ce  serait  tout  bonnement  troubler  une  expé- 
rience, ajouter  un  désordre  à  une  situation  déjà  assez  compliquée  et 
donner  un  exemple  de  plus  de  cette  impatience  agitatrice  que  la  chambre 
des  députés  porte  malheureusement  dans  toutes  les  sphères  politiques 
ou  administratives. 

Que  se  propose-t-on ,  à  quoi  espère-t-on  arriver  en  appliquant  à  tout 
cette  activité  fébrile?  Voilà  la  question  de  l'armée  livrée  de  nouveau  à 
tous  les  débats  et  à  toutes  les  polémiques!  Aujourd'hui  c'est  sur  les 
chemins  de  fer,  à  propos  d'une  convention  négociée  entre  M.  le  ministre 
des  travaux  publics  et  la  compagnie  d'Orléans,  qu'on  discute  à  perte  de 
vue,  reproduisant  toutes  les  théories  de  rachat  par  l'état,  toutes  les  ré- 
criminations contre  le  monopole  des  grandes  compagnies  ,  et  tout  cela, 
bien  entendu,  pour  n'arriver  à  aucune  conclusion  précise.  Il  y  a  une 
commission  occupée  à  revoir  les  lois  sur  les  réunions  publiques,  et  cer- 
tainement elle  est  en  train  d'enfanter  des  réformes  qui  paraissent  de- 
voir être  d'un  ordre  capital.  Autrefois  les  réunions  devaient  être  tenues 
dans  un  lieu  clos  et  couvert;  aujourd'hui  le  lieu  devra  être  clos,  mais  il 
n'aura  pas  besoin  d'être  couvert!  Par  le  passé,  un  représentant  de  la 
police  devait  assister  aux  réunions  avec  un  caractère  officiel  ;  aujour- 
d'hui, il  pourra  toujours  assister  aux  réunions,  mais  il  ne  sera  pas  tenu 
d'avoir  ses  insignes!  On  voit  bien  par  là  évidemment  la  pressante  né- 
cessité de  la  révision  des  lois  sur  les  réunions  publiques  !  Le  plus  cu- 
rieux est  ce  qui  se  passe  dans  la  commission  chargée  d'entreprendre  le 
code  de  la  presse.  Comment  se  terminera  ce  grand  travail?  La  malheu- 
reuse commission  semble  manifestement  se  perdre  dans  un  dédale  de 


( 


( 


REVUE.    CHRONIQUE.  A 73 

rapports,  d'exposés  liistoriques,  d'abrogations  totales  ou  partielles,  de 
modifications  puériles.  Elle  s'est  donné  le  chaQip  libre;  elle  prétend 
commencer  son  code  en  déclarant  que  toutes  les  lois  anciennes  sont 
abrogées.  Elles  seront  abrogées  à  la  condition  d'être  remplacées,  et  si  la 
commission  continue,  elle  n'est  pas  près  d'arriver  à  la  fin  de  l'œuvre 
qu'elle  a  si  glorieusement  inaugurée.  Elle  semble  oublier  la  nature  et 
la  limite  de  sa  mission.  Elle  n'a  pas  tout  à  refaire,  elle  n'a  rien  à  in- 
venter; sa  vraie  mission  serait  de  choisir  parmi  les  lois  anciennes,  dont 
quelques-unes,  celles  de  1819,  peuvent  servir  de  modèles,  les  disposi- 
tions bonnes  à  conserver,  —  de  grouper,  de  réunir  ces  dispositions 
éparses  de  façon  à  fixer  la  législation  dans  un  cadre  unique,  en  éla- 
guant tout  ce  qui  n'est  que  transitoire  ou  parasite.  A  ce  prix,  elle  ferait 
non  pas  une  œuvre  nouvelle,  qui  serait  d'ailleurs  difficile  aujourd'hui, 
mais  une  coordination  utile  qui  simplifierait  la  situation  confuse  de  la 
presse.  La  commission  ferait  bien  surtout  de  réfléchir  avant  de  refuser 
à  M.  le  ministre  de  l'intérieur  les  garanties  qu'il  paraît  avoir  réclamées 
pour  la  répression  des  délits  contre  les  souverains  étrangers  ;  elle  se 
rendrait  ainsi  par  prévoyance  à  des  nécessités  d'un  ordre  général  qui 
pourraient  un  jour  ou  l'autre  lui  être  rappelées  brutalement. 

La  commission  de  la  presse  ne  voit  pas  qu'en  agissant  comme  elle 
paraît  disposée  à  le  faire,  en  refusant  les  plus  simples  garanties,  en 
étendant  démesurément  son  travail,  elle  risque  de  tout  compromettre 
ou  de  n'arriver  à  rien.  Non,  elle  ne  le  voit  pas,  et  c'est  là  justement  ce 
qu'il  y  a  de  curieux  dans  ce  monde  parlementaire,  dans  cette  masse  de 
propositions  qui  vont  encombrer  d'innombrables  commissions.  Les  au- 
teurs de  motions  ne  voient  pas  qu'ils  font  une  œuvre  vaine  ou  péril- 
leuse, qu'ils  ne  réussissent  qu'à  propager  le  sentiment  de  l'instabilité 
et  de  l'incertitude.  Ils  croient  naïvement  travailler  pour  la  république, 
ils  ne  s'aperçoivent  pas  qu'il  y  a  plusieurs  manières  de  perdre  un  ré- 
gime, qu'il  y  a  la  violence  d'abord,  mais  qu'il  y  a  aussi  le  gaspillage 
du  temps  et  du  pouvoir.  S'ils  ne  savent  plus  parfois  où  ils  en  sont,  s'ils 
sont  embarrassés  eux-mêmes  au  sein  de  leur  agitation  stérile,  ils  ont 
sans  doute  une  ressource ,  une  façon  de  tout  expliquer  :  c'est  la  faute 
du  sénat!  S'il  y  a  des  plaintes,  elles  ne  peuvent  évidemment  venir  que 
de  mécontens  systématiques,  des  ennemis  de  la  république.  Fort  bien  I 
En  attendant,  les  auteurs  de  propositions  inutiles,  le  ministère  qui  les 
laisse  trop  souvent  passer,  ceux  qui  veulent  faire  vivre  la  république  et 
le  sénat  comme  la  chambre,  devraient  méditer  ces  paroles  que  M.  Thiers 
aurait,  dit-on,  prononcées  récemment,  qu'il  était  digne  de  prononcer  : 
((  L'esprit  modéré  dont  nous  nous  réclamons  consiste  à  avoir  des  idées 
de  gouvernement.  Je  fais  le  métier  de  la  vieillesse,  je  prêche  dans  le 
désert;  mais  il  faut  bien  défendre  le  dernier  reste  de  l'esprit  de  gou- 
vernement... »  C'est  la  moralité  de  nos  affaires  intérieures. 


Ù7A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

M.  Thiers,  en  défendant  l'autre  jour  l'organisation  de  l'armée  et  ce 
qu'il  appelait  le  dernier  reste  de  l'esprit  de  gouvernement,  ne  s'est  point 
interdit  de  parler  de  cet  état  général  de  l'Europe  où  la  seule  garantie 
d'influence  et  même  de  conservation  est  dans  la  puissance  militaire. 
C'est  là  l'autre  côté,  le  grand  côté  de  la  situation  du  moment,  et  l'an- 
cien président  de  la  république,  sans  cesser  de  compter  sur  la  paix,  en 
mettant  sa  confiance  dans  la  sagesse  des  cabinets,  ne  méconnaît  pas  les 
périls  que  la  question  d'Orient  a  créés,  qui  ne  sont  pas  certainement 
conjurés  !  Dans  ce  compte  toujours  ouvert  entre  la  paix  et  la  guerre, 
qui  aurait  été  récemment,  dit-on,  l'objet  d'un  pari  entre  l'empereur 
Alexandre  II  et  le  comte  Adlerberg,  le  souverain  pariant  pour  la  guerre, 
le  ministre  pariant  pour  la  paix,  il  y  a  sans  doute  la  part  notable  des 
chances  pacifiques.  La  Porte  ottomane  a  signé  définitivement  sa  récon- 
ciliation avec  la  Serbie;  elle  négocie  encore  avec  ie  Monténégro,  et  s'il 
y  a  ici  plus  de  difficultés,  elles  seront  vraisemblablement  résolues  dans 
un  esprit  de  modération;  mais  en  même  temps  une  énigme  nouvelle 
est  venue  se  poser  devant  l'Europe  :  c'est  le  voyage  du  général  Ignatief 
en  Occident,  Le  général  Ignatief  est  un  diplomate  homme  d'esprit  et 
d'habileté  fort  expert  dans  les  affaires  d'Orient,  ayant  toute  la  confiance 
de  son  souverain.  Il  a  commencé  son  voyage  par  Berlin,  oii  il  a  passé 
quelques  jours;  puis  il  est  venu  à  Paris,  où  il  ne  pouvait  manquer  de 
trouver  une  hospitalité  empressée.  Le  général  Ignatief,  en  voyageant 
pour  la  diplomatie,  voyage  aussi,  à  ce  qu'il  paraît,  pour  soigner  ses  yeux, 
pour  une  ophthalmie,  et  d'après  un  correspondant  anglais,  il  aurait  dit 
dernièrement  avec  une  pointe  d'ironie  que  chacun  des  oculistes  qu'il 
avait  consultés  lui  avait  indiqué  un  traitement  différent.  L'ophthalmie 
du  général  Ignatief  serait  alors  un  peu  l'image  de  la  question  d'Orient. 
Quel  est  le  traitement  que  le  représentant  du  tsar  est  venu  proposer 
aux  cabinets  de  fOccident  pour  la  Turquie,  pour  cet  empire  que  l'em- 
pereur Nicolas  appelait  autrefois  «  l'homme  malade?  » 

La  première  chose,  il  nous  semble,  est  de  se  rendre  compte  des  élé- 
mens  principaux  de  cette  situation  assez  étrange,  assez  difficile,  où  les 
derniers  événemens  ont  laissé  l'Europe.  Il  y  a  trois  faits  essentiels.  La 
conférence  de  Gonstantinople  s'est  réunie,  elle  est  convenue  de  certaines 
propositions  adoptées  en  commun  p&r  les  grandes  puissances,  et  elle 
s'est  séparée  sans  avoir  pu  faire  accepter  par  la  Turquie  ce  qu'elle  pro- 
posait. Le  prince  Gortchakof,  au  lendemain  de  l'échec  de  la  conférence, 
a  adressé  à  tous  les  cabinets  une  circulaire  constatant  cette  déception  et 
demandant  à  l'Europe  ce  qu'elle  entend  faire.  Enfin,  au  milieu  de  tout 
cela,  la  Russie  a  toujours  sur  le  Pruth  une  armée  nombreuse  prête  à  tout 
événement.  La  mission  du  général  Ignatief  ressort  nécessairement,  in- 
vinciblement de  ces  données  essentielles.  Il  s'agit  pour  la  Russie  d'obte- 
nir, en  réponse  à  la  circulaire  du  prince  Gortchakof,  un  acte  qui  assure 


I 


REVUE.    CHRONIQUE.  475 

une  sanction  à  l'œuvre  de  la  conférence,  qui  précise  l'attitude  com- 
mune de  l'Europe  vis-à-vis  de  la  Turquie,  et  qui  par  cela  même  per- 
mette au  gouvernement  du  tsar  de  rappeler  au  moins  une  partie  de  son 
armée;  ou  bien,  si  l'on  ne  peut  s'entendre,  il  s'agit  de  constater  une 
situation  qui  laisse  à  la  Russie  la  liberté  de  son  action.  Tout  tourne 
évidemment  autour  de  ces  points  principaux.  Il  y  a  quelques  semaines, 
lord  Derby  disait  en  plein  parlement  que  la  paix  dépendait  d'un  seul 
bomme,  du  tsar,  sur  qui  pesait  la  responsabilité  des  événeme-ns;  au- 
jourd'hui on  dit  à  Saint-Pétersbourg  que  la  paix  dépend  de  l'Angleterre, 
et  c'est  effectivement  à  Londres  que  la  question  s'agite  en  ce  moment, 
îsul  doute  que  le  gouvernement  anglais  ne  se  prête  à  tout  ce  qui  sera 
possible  pour  désintéresser  la  Russie  sans  engager,  bien  entendu,  sa  po- 
litique dans  des  complications  sans  issue.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que 
le  désir  de  la  paix  est  partout  plus  que  jamais,  et  que  de  grands  gou- 
vernemens  décidés  à  détourner  une  crise  redoutable  ne  peuvent  pas,  ne 
doivent  pas,  pour  leur  honneur,  échouer  dans  une  si  généreuse  entre- 
prise. 

Au  milieu  de  tous  ces  bruits  de  guerre  et  de  paix  qui  traversent  in- 
cessamment l'Europe,  il  y  a  un  incident  dont  nous  ne  voudrions  parler 
qu'avec  réserve,  sous  l'inspiration  de  cette  sympathie  naturelle  qui 
s'éveille  invinciblemsnt  toutes  les  fois  qu'il  s'agit  des  populations  de 
l'Alsace -Lorraine.  Le  gouvernement  allemand  a  cru  devoir  prononcer 
des  expulsions  à  peu  près  systématiques  contre  les  jeunes  gens  de 
TAlsace-Lorraine  qui,  après  avoir  opté  pour  la  nationalité  française  et 
après  avoir  rempli  leur  devoir  de  soldats  dans  notre  armée,  sont  reve- 
nus dans  leurs  familles.  Le  gouvernement  allemand  exerce  ses  droits, 
nous  ne  les  discutons  pas.  D'autres  plus  heureux  en  Angleterre  jugent 
l'usage  de  ces  droits,  et  pour  ce  qui  est  de  l'humanité,  la  société  de 
protection  des  Alsaciens- Lorrains  de  Paris  s'est  empressée  de  remplir 
tous  ses  devoirs.  Le  gouvernement  allemand  est-il  donc  lui-même  si 
intéressé  à  infliger  des  épreuves  nouvelles  aux  familles  de  ces  géné- 
reuses provinces?  CH.  DE  MAZADE. 


ESSAIS    ET    NOTICES. 

DN   DRAME   MODERNE   EN   GRÈCE. 
Les  Wuits  altîqxus.  —  I.  —  Galatée,  de  M.  S.  N.  Basiliadis.  Athènes. 

Un  drame  composé  de  ces  deux  élémens  dissemblables,  la  fable  an- 
tique et  le  conte  populaire  moderne,  écrit  en  Grèce,  dans  la  langue  des 


476  REVUE   DES   DEDX  MONDES. 

Sophocle  et  des  Euripide,  par  un  homme  qui  avait  lu  Shakspeare, 
Goethe  et  la  plupart  de  nos  auteurs  dramatiques  contemporains,  n'y 
a-t-il  pas  là  de  quoi  attirer  notre  attention?  Au  moment  où  la  GalaUe 
de  M.  Basiiiadis,  déjà  représentée  à  Athènes,  va  paraître  traduite  en 
français  par  nos  soins,  nous  voudrions  en  donner  aux  lecteurs  de  la 
Revue  une  rapide  analyse,  ou  tout  au  moins  présenter  les  sources  inté- 
ressantes auxquelles  l'auteur  s'est  inspiré. 

M.  Basiiiadis  est  mort  voici  peu  de  temps;  quoique  fort  jeune,  il  a 
cependant  laissé  après  lui  un  nombre  considérable  d'ouvrages  dont 
quelques-uns  sont  dignes  d'être  remarqués.  Son  drame,  sans  être  exempt 
de  faiblesses,  a  pour  nous  le  puissant  attrait  de  faire  revivre  sur  la  scène 
des  personnages  directement  empruntés  à  la  fable,  mais  animés  du  ca- 
ractère et  des  sentimens  qu'une  ballade  populaire  prête  à  des  héros  mo- 
dernes. La  tâche  était  délicate;  comment  d'un  pareil  alliage  composer 
une  œuvre  solide,  rendre  au  sujet  l'unité  qui  lui  manque  au  moins  en 
apparence,  rajeunir  des  types  vieillis  au  souffle  d'une  inspiration  toute 
récente  et  conserver  en  même  temps  à  l'action  du  mouvement,  de  la 
vraisemblance?  M.  Basiiiadis  en  est  venu  à  bout,  grâce  à  un  réel  talent. 

Son  procédé  est  simple  :  réservant  pour  l'intrigue  et  le  dénoiiment 
l'émotion  du  conte  populaire,  il  a  consacré  le  premier  acte  tout  entier 
au  développement  de  la  légende  ancienne.  Pygmalion,  ici  roi  de  Chypre, 
implore  encore  les  dieux,  et,  malgré  les  exhortations  d'Eumèle,  prêtre 
d'Apollon,  les  conjure  d'animer  sa  statue.  Les  dieux  se  vengent  de  ses 
vœux  sacrilèges  :  Galatée  naît.  En  même  temps,  et  c'est  ici  que  la  ballade 
moderne  vient  compléter  la  tradition,  Bennos,  le  frère  maudit  de  Pyg- 
malion, reparaît  après  un  long  exil.  Nous  le  voyons,  au  deuxième  acte, 
la  mine  farouche,  le  teint  hâlé  ;  il  raconte  ses  exploits;  il  a  pris  part  à 
l'expédition  des  Argonautes,  et,  comme  Desdémone,  Galatée  l'aime  «  pour 
les  périls  qu'il  a  traversés.  »  En  vain  Bennos  lutte,  s'enfuit,  résiste;  il 
revient  à  elle,  et  la  mort  de  Pygmalion  est  arrêtée  entre  eux. 

Dès  lors  nous  ne  saurions  trouver  un  résumé  plus  complet  et  plus 
exact  de  toute  la  suite  de  cette  pièce  que  dans  le  sauvage  récit  qui  va 
suivre  :  l'auteur  le  cite  lui-même  dans  sa  préface  et  reconnaît  qu'il  est 
peu  de  plus  beaux  chants  et  qui  soient  mieux  capables  d'inspirer. 

LA     FEMME    INFIDÈLE     (t). 

«  ...  11  y  avait  deux  frères  pleins  de  cœur  et  de  tendresse;  —  la  ten- 
tation s'éleva  pour  les  désunir  :  —  le  plus  jeune  aimait  la  femme  du 
premier.  —  Et  un  jour  de  fête,  un  dimanche,  un  jour  de  Pâques,  —  la 
jeune  femme  sortit  du  bain  et  le  jeune  homme  de  sa  maison,  —  et  ils 
s'en  allèrent  ensemble  au  loin,  tout  seuls. 

(1)  Extrait  de  Passow,  Carmina  popuîaria  Grœciœ  recentioris,  etc. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  477 

«  Ma  fiancée,  combien  je  t'aime  et  combien  je  te  voudrais... 

«  Que  dis-tu  là,  mon  beau-frère,  ô  pauvre  maître?  —  Si  tu  m'aimes 
comme  je  t'aime,  et  si  tu  me  veux  comme  je  te  veux,  —  tue  ton  frère 
pour  m'épouser. 

«  Hélas!  quelle  raison  trouverai-je  pour  le  tuer? 

((  Dieu  vous  a  donné  des  vignes  et  des  champs,  —  mettez- vous  à  par- 
tager vos  champs  de  vignes;  —  donne-lui  ceux  du  haut,  et  les  plus 
épuisés,  —  et  mets  dans  ton  lot  ceux  qui  sont  bien  situés  et  fertiles.  » 

«  Alors  il  monte  son  cheval  noir  et  arrive  dans  le  champ. 

«  Eh,  Constantin,  il  est  temps,  il  est  temps  que  nous  partagions,  — 
viens  pour  que  nous  divisions  nos  vignes.  —  Prends  celles  du  haut  et 
les  plus  épuisées;  —  je  mettrai  dans  mon  lot  celles  qui  sont  bien 
situées  et  fertiles. 

«  Pourquoi,  pourquoi,  mon  petit  frère,  pourquoi  prendrais-je  celles 
du  haut?  —  Si  tu  le  veux,  partageons;  mais  partageons  comme  tout  le 
monde. 

«  Prends  celles  du  haut,  Constantin,  sinon,  nous  nous  tuerons  ! 

«  A  ta  volonté,  mon  frère,  et  que  tout  soit  à  toi!  —  Plutôt  que  de 
nous  désunir,  je  te  donne  ma  part. 

«  Alors  la  tristesse  l'a  pris,  il  a  vu  son  injustice;  il  se  retire  à  l'écart 
et  s'assied  en  pleurant...  —  Il  monte  son  cheval  noir  et  retourne  au 
village.  —  Il  a  appelé  sa  fiancée,  il  appelle  sa  fiancée  : 

«  Fiancée,  holà,  apporte-moi  de  l'eau  que  je  lave  mon  épée  —  toute 
souillée  de  sang,  du  sang  de  mon  frère. 

«  Et  celle-ci  dans  son  empressement,  dans  sa  grande  joie,  —  saisit 
vite  la  tasse  qui  était  pleine  de  vin,  —  et  elle  descend  l'escalier  pour  lui 
verse   de  l'eau. 

((  Oh!  il  la  prend  par  les  cheveux  et  il  la  déchire !...  » 

C'est  de  cet  inimitable  cri  du  dernier  vers  que  l'auteur  a  tiré  son  dé- 
noûment,  et,  depuis  le  troisième  acte,  toute  cette  dernière  partie  est 
traitée  de  main  de  maître.  Pleine  de  naturel  et  de  passion,  l'action  ne 
se  ralentit  pas  un  instant;  les  deux  héros  ne  peuvent  pas  reporter  sur 
la  scène  cette  énergique  concision  du  chant  populaire,  mais  la  situation 
ne  perd  pas  à  être  développée.  Galatée  transformée  convainc  Rennos  : 
elle  use  de  toutes  les  forces  de  son  amour  pour  le  décider  à  tuer  son 
frère;  elle  lui  montre  à  l'avance  toutes  les  péripéties  du  drame  et  son 
plaidoyer  rapide  est  brûlant,  ses  argumens  sont  puissants,  irrésistibles  : 
elle  prévoit  tout,  elle  excuse  tout.  Rennos  hésite  encore  :  «Oui,  pardon, 
tu  as  raison,  reprend-elle,  renonce  à  mon  amour,  il  est  bien  plus  élevé 
que  toi.  Ne  tourne  pas  tes  regards  vers  moi,  intrépide  guerrier,  mais 
tiens-toi  blotti,  dans  une  pose  convenable;  le  maître  pourrait  entrer. 
Comment,  stigmatisé,  tu  as  eu  le  courage  d'approcher  de  ma  robe  traî- 
nante !  Tremble  alors,  compagnon  de  Thésée  ;  pâlis  de  crainte,  le  maître 


A78  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

monte  l'escalier  1...  Fuis,  disparais,  ô  général  couvert  de  lauriers,  le 
tyran  de  Chypre  t'a  entendu...  Tiens!...  le  voilà!...  »  Galatée  aussi 
triomphe;  sa  beauté  revêt  un  caractère  surnaturel  et  le  public,  trans- 
porté, l'applaudit  victorieuse  dans  le  crime. 

Plus  loin,  Rennos  revient;  «  il  a  vu  son  injustice,  la  tristesse  l'a 
pris;...  »  il  fait  à  Galatée  le  récit  menteur  du  meurtre,  et  devant  sa 
douleur  elle  n'a  pas  un  regret;  elle  le  console,  elle  l'embrasse  :  «  Laisse 
toute  pensée  lugubre  ensevelie  avec  Pygmalion  dans  la  nuit  d'hier,  dit- 
elle,  voici  qu'un  nouveau  matin  se  lève  pour  nous.  »  Et  plus  bas,  tandis 
qu'elle  aussi  apporte  de  l'eau  pour  laver  le  glaive  sanglant  :  «  Ah!  si 
j'avais  su  qu'un  instant  seulement  tu  te  serais  ainsi  affligé,  c'est  la  main 
seule  de  Galatée  qui  se  serait  plongée  dans  le  sang...  »  Alors  Rennos 
tire  son  épée;  il  la  frappe  :  «  Ah!  jamais,  tu  ne  m'as  jamais  aimée!  » 
Elle  dit  ces  seuls  mots  en  tombant  :  «  Mais  ne  t'en  va  pas,  viens  près 
de  moi,  Rennos!  »  Et  elle  meurt  en  apercevant  Pygmalion  qui  l'a  enten- 
due et  qui  se  précipite  éperdu  :  a  Tout,  je  comprends  tout,  s'écrie-t-il; 
dieux,  pourquoi  m'avez-vous  trompé?  Et  toi,  Rennos,  pourquoi?..  »  Est- 
elle morte  adultère?  reprend-il  après  un  instant  de  douloureux  silence. 
—  Non!  —  Et  il  s'agenouille,  il  étreint  Galatée;  il  l'appelle,  il  pardonne, 
il  pleure,  et  la  toile  tombe  pendant  qu'Eumèle,  le  prêtre  d'Apollon,  pa- 
raît au  fond  de  la  scène,  étendant  les  mains  pour  rappeler  la  vengeance 
des  dieux. 

L'émotion  que  laisse  la  lecture  de  ces  dernières  scènes  est  profonde, 
et  dès  lors  l'auteur  n'a  pas  manqué  son  but.  L'action,  qui  pourrait 
perdre  à  n'être  pas  aussi  condensée  que  dans  le  chant  populaire ,  est 
néanmoins  d'une  seule  pièce,  rapide,  poignante.  Plus  d'une  situation 
difficile  à  traiter  se  dénoue  avec  bonheur;  certains  élans  de  passion  chez 
Galatée  sont  admirablement  saisis  et  ne  sauraient  être  rendus  d'une  fa- 
çon plus  dramatique,  l'expression  est  heureuse,  émue,  souvent  d'une 
très  grande  poésie.  Sans  doute,  jugé  dans  son  ensemble,  le  drame  pré- 
sente plus  d'une  imperfection  :  on  y  relève  quelques  répétitions,  des 
longueurs  surtout  qui  suspendent  l'intérêt;  mais  en  somme  l'œuvre 
existe,  elle  est  faite,  et  en  raison  même  de  la  difficulté,  la  critique  saura 
gré  à  M.  Basiliadis  d'avoir  appliqué  les  ressources  de  son  talent  à  une 
tentative  qui  sera  quelque  jour  renouvelée. 

PAUL   d'eSTOURNELLES   DE   CONSTANT. 


Le  Chemin  des  bois,  poésies  par  M.  André  Theuriet,  2«  édit.  Paris  1871.  Lemerre. 

Le  Chemin  des  bois  date  d'il  y  a  une  dizaine  d'années,  et  la  plupart 
des  pièces  ont  paru  pour  la  première  fois  ici  même;  mais  le  livre  n'a 
rien  perdu  de  sa  fraîcheur.  M.  Theuriet  est  im  de  ces  poètes  qui,  ayant 


REVUE.    CHRONIQUE.  Zi79 

dès  l'abord  pris  possession  de  leur  domaine,  en  sont  bien  maîtres.  Ses 
vers,  d'une  grâce  agreste  et  d'un  sentiment  vrai,  nous  ramènent  au 
charme  bienfaisant  des  humbles  horizons  et  de  la  vie  simple  cachée  en 
la  nature,  11  n'a  guère  fréquenté  les  alentours  du  Parnasse  contempo- 
rain, il  n'est  pas  de  ceux  qui  peuvent  dire  :  «  Mon  cœur  saigne  pour 
la  rime.  »  Mais  il  est  bien  de  son  pays,  de  ce  versant  occidental  des 
Vosges,  où  l'on  voit  «  les  lignes  sombres  des  futaies  épaisses  bleuir 
au-dessus  des  vignes.  »  Il  dirait  volontiers  avec  Horace  :  lUe  mihî  prœ- 
ter  omnes  terrarum  angulus  ridet.  Ces  forêts  sont  la  patrie  de  sa  muse, 
et  il  leur  dédie  ses  vers  : 

Aux  bois  émus,  aux  bois  baignés 

De  rosée  et  de  lumière 
J'offre  ces  vers  tout  imprégnés 

De  la  senteur  forestière. 

Vivant  dès  l'enfance  dans  l'intimité  de  cette  nature,  M.  Theuriet  y  a 
puisé  sa  saine  inspiration.  De  là  cette  langue  précise  et  ferme,  cette  sa- 
veur rustique  rehaussée  par  des  expressions  locales  que  l'auteur  glisse 
çà  et  là  dans  ses  vers  d'une  main  heureuse,  de  là  "i'arome  vivifiant  des 
bois  qui  court  entre  ces  pages.  La  mélancolie  de  la  jeunesse  fuyante  et 
des  amours  perdus  s^y  mêle  comme  le  parfum  pénétrant  d'une  fleur 
mystérieuse  et  cachée.  Toutefois  la  note  triste  qui  traverse  ces  poésies 
est  toujours  adoucie  par  les  joyeux  murmures  de  la  forêt  et  dominée 
par  la  voix  de  la  nature  renaissante.  M.  Theuriet  aime  la  forêt  dans  tous 
ses  détails;  s'il  la  sent  en  poète,  il  en  connaît  les  secrets  non  moins 
qu'un  chasseur  ou  qu'un  garde  forestier.  Aussi  trouvons-nous  en  lui  un 
paysagiste  consommé  dont  les  descriptions  sobres  et  nettes  nous  font 
voir  la  jeune  et  la  haute  futaie,  le  chêne  et  la  graminée,  les  boutons 
d'or  qui  flottent  dans  l'onde  des  ruisseaux  et  les  nids  blottis  dans  la 
grande  herbe. 

Par  ses  qualités  d'observateur  ému,  M.  Theuriet  est  également  un 
charmant  peintre  d'intérieur-,  mais  son  talent  sympathique  se  montre, 
selon  nous,  dans  toute  son  originalité  là  où,  s'inspirant  de  la  chanson 
proprement  dite,  l'agrandissant  par  un  souffle  personnel,  il  donne  une 
voix  au  peuple  lui-même.  Cet  accent,  assez  rare  dans  la  poésie  fran- 
çaise, est  bien  marqué  dans  la  Chanson  du  Vannier,  dans  le  Charbonnier 
et  dans  le  chant  des  bûcherons  du  poème  de  Sylvine.  Il  y  a  dans  ces 
vers  toute  l'énergie  des  «  francs  coupeurs  de  chênes,  aux  cœurs  trem- 
pés comme  des  cognées,  »  la  joie  saine  et  la  mâle  poésie  qui  se  dégagent 
du  travail.  C'est  dans  cette  voie  que  nous  voudrions  voir  persévérer 
M.  Theuriet,  puisque  le  roman  lui-même,  où  il  obtient  un  si  légitime 
succès,  le  ramène  quelquefois  à  la  poésie.  Il  pourrait  nous  donner  tout 
un  cycle  de  chansons  graves,  gaies  ou  touchantes  sur  les  travaux  des 


A80  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

campagnes  et  des  villes.  Son  talent  rhythmique,  sa  sensibilité  fine,  son 
observation  vive  et  juste,  feraient  merveille  dans  ce  genre,  où  Pierre 
Dupont  n'a  réussi  que  rarement.  En  ce  cas,  nous  demanderions  seule- 
ment au  poète  d'emprunter  au  romancier  quelques-unes  de  ces  quali- 
tés, c'est-à-dire  d'élargir  son  cadre,  de  donner  plus  de  relief  à  ses  types 
et  de  dramatiser  davantage  ses  récits. 

Un  mot  encore  du  poème  de  Sylvinc,  qui  clôt  le  volume.  Engilbert  de 
Paulmy  est  un  jeune  noble  que  son  père  laisse  en  mourant  dans  un  dé- 
nûment  voisin  de  la  misère.  Il  aime  Sylvine,  la  fille  d'un  tisserand;  mais 
le  père  Roch,  avec  tout  l'orgueil  d'un  plébéien  travailleur,  refuse  sa  fille 
au  fils  du  noble,  qui  d'ailleurs  est  plus  pauvre  que  lui-même.  Alors  le 
jeune  homme,  sautant  à  pieds  joints  par-dessus  plusieurs  couches  so- 
ciales, se  fait  bûcheron  pour  gagner  sa  vie  et  obtient  Sylvine  du  père  ré- 
concilié. La  métamorphose  d'Engilbert  de  Paulmy  en  Lazare,  le  franc 
coupeur  de  chênes,  est  sans  doute  un  peu  brusque,  et  le  saut  qu'il  fait  de 
son  château  seigneurial  dans  un  chantier  de  bois  un  peu  hardi,  mais  le 
sentiment  généreux,  l'aspiration  sincère,  qui  animent  ce  récit  poétique 
n'en  sont  pas  moins  vrais.  C'est  le  besoin  qu'éprouve  notre  société 
vieillie  de  se  retremper  dans  la  vie  simple  et  de  reprendre  des  forces 
au  cœur  de  la  nature.  Les  plus  beaux  vers  de  ce  poème  sont  encore 
consacrés  à  la  forêt.  On  y  trouve  une  description  des  métamorphoses  de  la 
forêt  dans  le  cercle  des  quatre  saisons,  page  d'une  saveur  et  d'une  am- 
pleur virgilienne,  que  traverse  un  souffle  des  Géorgiques.  La  forêt  est  la 
véritable  héroïne,  la  grande  inspiratrice  de  M.  Theuriet,  et  nous  ne  sau- 
rions l'en  blâmer.  Il  a  dit  dans  un  de  ses  plus  aimables  récits,  l'Automne 
dans  les  bois,  si  je  ne  me  trompe  :  «  Les  forêts  sont  le  cœur  de  la  France. 
Un  peuple  qui  n'aurait  plus  de  forêts  serait  un  peuple  perdu.  »  Cette 
parole  est  matériellement  et  moralement  vraie.  La  forêt  n'est  pas  seule- 
ment le  réservoir  des  eaux,  le  modérateur  du  climat,  l'orgueil  de  la 
terre  et  le  luxe  du  continent,  elle  représente  bien  autre  chose  encore; 
elle  est  pour  les  hommes  un  réservoir  de  vigueur  et  de  santé,  une 
source  de  jeunesse  et  de  vie,  l'asile  de  la  légende  et  du  chant.  Les  fo- 
rêts et  les  traditions  qui  couvraient  notre  vieille  France  n'ont  plus  laissé 
sur  notre  sol  que  de  maigres  massifs  et  dans  la  mémoire  du  peuple  que 
des  souvenirs  confus,  mais  il  en  reste  encore  assez  pour  la  reboiser  et 
la  rajeunir.  Personne  ne  serait  plus  digne  de  commencer  cette  œuvre 
que  les  poètes  et  particulièrement  ceux  qui,  comme  M.  Theuriet,  sont 
remplis  de  la  sève  du  sol  natal.  e.  s. 


Le  directeur-gérant,  C.  Buloz. 


SAMUEL  BROHL 

ET    COMPAGNIE 


DERNIERE      PARTIE     (1). 


IX. 

L'arrêt  impitoyable  prononcé  par  M"'*'  de  Lorcy  chagrina  M.  Mo- 
riaz,  mais  ne  le  découragea  point.  Il  estimait  que,  quoi  qu'elle  en 
pût  dire,  les  précautions  sont  une  bonne  chose,  que,  s'il  faut  prendre 
son  mal  en  patience,  il  n'est  pas  défendu  de  chercher  à  l'adoucir, 
qu'il  est  permis  de  préférer  aux  folies  complètes  les  folies  du  genre 
tempéré,  et  un  mauvais  rhume  ou  une  grippe  à  une  fluxion  de  poi- 
trine qui  emporte  le  malade.  —  Le  temps  et  moi,  nous  suffirons  à 
tout,  disait  fièrement  Philippe  II.  —  M.  Moriaz  disait  avec  moins  de 
fierté  :  Traîner  les  choses  en  longueur  et  consulter  à  tête  reposée 
avec  son  notaire  sont  les  meilleurs  correctifs  à  un  mariage  dange- 
reux qu'on  ne  peut  plus  empêcher.  Son  notaire,  M.  Noirot,  en  qui  il 
avait  toute  confiance,  était  absent;  une  affaire  importante  l'avait 
appelé  en  Italie.  Il  fallait  attendre  son  retour  et  que  jusque-là  tout 
demeurât  en  suspens. 

Dans  le  premier  entretien  qu'il  eut  à  ce  sujet  avec  sa  fille,  M.  Mo- 
riaz la  trouva  fort  raisonnable,  très  disposée  à  entrer  dans  ses  vues, 
à  accéder  à  tous  ses  désirs.  Elle  lui  savait  trop  de  gré  de  sa  résigna- 
tion pour  ne  pas  l'en  récompenser  par  un  peu  de  complaisance;  au 
surplus,  elle  était  trop  heureuse  pour  être  impatiente  :  elle  avait 
gagné  le  principal  de  son  procès,  il  lui  ea  coûtait  peu  d'être  facile 
dans  ce  qui  concernait  les  incidens. 

[i)  Voyez  la  Revue  des  P'  et  15  février,  des  i"  et  15  mars. 

TOME  XX,   —    1'='  AVRIL   1877.  31 


k^2  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  On  t'accusera  de  faire  un  coup  de  tête,  lui  dit  son  père.  Tu  es 
peu  sensible  aux  jugemens  du  monde,  au  qu'en  dira-t-on;  je  le  suis 
davantage,  ménage  ma  faiblesse  ou  ma  couardise.  Sauvons  les  ap- 
parences, n'ayons  pas  l'air  de  nous  presser  ou  de  nous  cacher,  agis- 
sons avec  poids  et  mesure.  Dans  ce  moment,  il  n'y  a  personne  à 
Paris  ;  laissons  à  nos  amis  le  temps  d'y  revenir.  Nous  leur  présen- 
terons le  comte  Larinski.  Les  grandes  félicités  ne  craignent  pas 
qu'on  les  discute.  Ton  choix  sera  discuté  par  les  uns,  approuvé  par 
les  autres,  M.  Larinski  a  le  don  de  plaire,  il  plaira,  et  tout  le  monde 
excusera  ma  résignation,  dont  M'°^  de  Lorcy  me  fait  un  crime. 

—  Vous  m'aviez  promis  que  votre  résignation  serait  mêlée  d'un 
aimable  enjoûment,  je  la  trouve  un  peu  mélancolique. 

—  Tu  ne  peux  pourtant  pas  exiger  que  je  sois  ivre  de  joie. 

—  M'assurez-vous  du  moins  que  vous  avez  pris  bravement  votre 
parti,  que  vous  ne  songez  plus  à  en  appeler? 

—  Je  te  le  jure. 

—  Bien,  nous  ménagerons  votre  faiblesse,  lui  répondit-elle,  et 
elle  dit  amen  à  tout  ce  qu'il  lui  proposa. 

Il  fut  convenu  que  le  mariage  aurait  lieu  dans  le  courant  de  l'hi- 
ver, et  qu'on  attendrait  deux  mois  avant  de  procéder  aux  premières 
formalités.  M.  Moriaz  se  chargea  de  faire  agréer  cet  arrangement  à 
Samuel  Brohl,  qui  le  goûta  fort  peu.  Il  n'eut  garde  pourtant  d'en 
rien  témoigner.  Il  dit  à  M.  Moriaz  qu'il  était  encore  dans  le  pre- 
mier étonnement  de  son  bonheur,  qu'il  n'était  pas  fâché  d'avoir  du 
temps  pour  s'en  remettre;  mais  il  se  promit  en  secret  de  trouver 
quelque  artifice  pour  abréger  les  délais,  pour  hâter  le  dénoûment. 
Il  appréhendait  les  accidens,  l'imprévu,  les  bourrasques,  les  orages, 
la  grêle,  la  nielle,  tout  ce  qui  peut  endommager  ou  perdre  les  mois- 
sons; il  lui  tardait  d'avoir  récolté  la  sienne  et  de  l'avoir  précieuse- 
ment serrée  dans  son  grenier.  En  attendant,  comme  ses  espèces 
tiraient  à  leur  fin,  il  écrivit  à  son  vieil  ami,  M.  Guldenthal,  une 
lettre  majestueuse  à  la  fois  et  confidentielle  qui  produisit  le  plus 
grand  eflet.  M.  Guldenthal  jugeait  qu'un  bon  mariage  est  une  bien 
meilleure  sûreté  qu'un  mauvais  fusil.  Au  surplus,  il  avait  eu  l'a- 
gréable surprise  d'être  remboursé  intégralement  à  l'échéance,  ca- 
pital et  intérêts.  11  fut  charmé  de  voir  revenir  à  lui  un  si  excellent 
débiteur,  il  s'empressa  de  lui  avancer  au  denier  cinq  tout  l'argent 
qui  pouvait  lui  faire  besoin,  et  même  davantage. 

Un  mois  s'écoula  paisiblement,  pendant  lequel  Samuel  Brohl  se 
rendit  deux  ou  trois  fois  chaque  semaine  à  Cormeilles.  Il  s'y  faisait 
adorer  de  tout  le  monde,  y  compris  le  jardinier,  les  concierges  et 
la  chatte  angora  qui  l'avait  accueilli  lors  de  sa  première  visite.  Cette 
belle  minette  aux  soies  blanches  avait  conçu  pour  Samuel  Brohl 
une  déplorable  sympathie;  peut-être  avait-elle  reconnu  qu'il  avait 


SAMUEL    BROHL    ET    COMPAGNIE.  ASS 

l'àme  et  toutes  les  grâces  félines.  Elle  lui  prodiguait  les  avances  les 
plus  flatteuses,  elle  aimait  à  se  frôler  contre  lui,  à  sauter  sur  ses 
genoux,  à  se  reposer  dans  son  giron.  En  revanche,  le  grand  épa- 
gneul  fauve  de  M"*  Moriaz  tenait  rigueur  au  nouveau  venu  et  le  re- 
gardait de  travers;  quand  Samuel  essayait  de  le  caresser,  il  gron- 
dait en  sourdine,  montrait  les  dents,  ce  qui  lui  valut  de  vertes 
corrections  de  sa  maîtresse.  Les  chiens  sont  nés  gendarmes  ou  agens 
de  police;  ils  ont  des  divinations  merveilleuses  et  la  haine  instinc- 
tive des  gens  dont  l'état  civil  n'est  pas  orthodoxe,  dont  les  papiers 
ne  sont  pas  en  règle  ou  qui  empruntent  les  papiers  des  autres. 
Quant  à  M"^  Moiseney,  qui  n'avait  pas  le  flair  d'un  épagneul,  elle 
était  folle  de  ce  noble,  de  cet  héroïque,  de  cet  incomparable  comte 
Larinski.  Dans  un  tête-à-tête  qu'il  avait  eu  avec  elle,  il  lui  avait 
témoigné  tant  de  respect  pour  son  caractère,  tant  d'admiration  pour 
ses  lumières  naturelles  et  acquises  qu'elle  en  avait  été  touchée  jus- 
qu'aux larmes;  pour  la  première  fois  elle  se  sentait  comprise.  Ce 
qui  l'avait  émue  davantage  encore,  c'est  qu'il  lui  avait  demandé  en 
grâce  de  ne  jamais  quitter  M"^  Moriaz  et  de  considérer  comme  sienne 
la  maison  qu'il  aurait  un  jour.  —  Quel  homme!  s'écriait-elle  avec 
autant  de  conviction  que  M"*  Galet. 

La  principale  étude  de  Samuel  Brohl  était  de  s'insinuer  dans  les 
bonnes  grâces  de  M.  Moriaz,  dont  il  redoutait  les  arrière-pensées. 
Il  y  réussissait  en  quelque  mesure,  ou  du  moins  il  désarmait  son 
mauvais  vouloir  par  la  correction  irréprochable  de  ses  manières, 
par  la  réserve  de  son  langage,  par  son  incuriosité  absolue  dans 
toutes  les  questions  qui  pouvaient  avoir  un  rapport  prochain  ou 
lointain  avec  ses  intérêts.  Où  donc  M'^'  de  Lorcy  avait-elle  pris  qu'il 
y  eût  dans  Samuel  Brohl  un  commissaire-priseur,  qu'il  fît  le  signe 
de  la  croix  avec  les  yeux?  S'il  s'était  oublié  à  Maisons,  il  ne  s'ou- 
bliait jamais  à  Gormeilles.  Que  lui  importaient  les  choses  de  la 
terre?  Il  nageait  dans  le  bleu,  le  ciel  lui  avait  ouvert  ses  portes;  les 
bienheureux  sont  trop  perdus  dans  leur  extase  pour  regarder  aux 
détails  et  pour  dresser  l'inventaire  du  paradis.  Cependant  les  ex- 
tases de  Samuel  ne  l'empêchaient  pas  de  se  rendre  en  toute  occa- 
sion agréable  ou  utile  à  M.  Moriaz.  Il  lui  demandait  souvent  la  per- 
mission de  l'accompagner  dans  son  laboratoire.  M.  Moriaz  se  flattait 
d'avoir  découvert  un  nouveau  corps  simple,  auquel  il  attribuait  des 
propriétés  fort  curieuses.  Depuis  son  retour,  il  s'occupait  d'expé- 
riences délicates  dont  il  ne  se  tirait  pas  toujours  à  son  honneur  : 
ses  mouvemens  étaient  brusques  et  ses  mains  un  peu  gourdes;  il 
lui  arrivait  parfois  de  tout  casser.  Samuel  lui  proposa  de  l'assister 
dans  une  manipulation  qui  demandait  beaucoup  d'adresse;  il  avait 
les  doigts  souples,  déliés,  subtils  d'un  escamoteur,  et  la  manipula- 
tion réussit  au-delà  de  toute  espérance. 


hS!i  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

M.  Moriaz  se  connaissait  bien  quand  il  confessait  qu'il  était  sen- 
sible à  l'opinion;  c'était  effectivement  sa  faiblesse,  dont  nous  ne 
saurions  lui  faire  un  crime.  Il  n'est  pas  facile  au  sage  de  régler  sa 
conduite  à  l'égard  de  l'opinion  publique,  c'est  une  puissance  qu'il 
est  dangereux  de  mépriser;  il  n'est  pas  moins  dangereux  de  se 
mettre  dans  sa  dépendance,  qui  est  une  tyrannie  :  elle  se  trompe 
souvent;  mais  il  y  a  presque  toujours  un  peu  de  raison  dans  ses  dé- 
raisons, un  fond  de  justice  dans  ses  injustices.  Le  sage  doit  savoir 
s'enfermer  dans  sa  cellule  et  défendre  contre  le  monde  la  fière  soli- 
tude de  sa  conscience;  le  mal  est  que  la  solitude  prolongée  finit 
quelquefois  par  fausser  l'esprit  et  que  le  régime  cellulaire  produit 
souvent  des  fous;  si  grand  que  soit  un  homme,  c'est  si  peu  de  chose 
qu'un  homme  tout  seul  !  M.  Moriaz  craignait  d'autant  plus  l'opinion 
qu'il  lui  prêtait  un  visage  ;  il  la  voyait  sous  les  traits  d'une  femme 
de  cinquante  ans,  laquelle  avait  de  beaux  restes,  une  voix  un  peu 
sèche  et  de  noirs  sourcils  qui  se  fronçaient  facilement;  c'étaient  les 
sourcils  de  M™^  de  Lorcy.  Il  avait  contracté  l'habitude  de  ne  rien 
faire  sans  se  dire  :  —  Qu'en  pensera  M""'  de  Lorcy,  ce  grand  juge  en 
matière  de  convenances?  —  Il  ne  niait  pas  que  ce  grand  juge  n'eût 
des  préjugés;  mais  dans  tout  ce  qui  ne  concernait  pas  la  chimie,  il 
respectait  ses  décisions,  il  redoutait  son  blâme  :  quand  les  sourcils 
noirs  se  fronçaient,  sa  conscience  était  inquiète.  Les  hommes  qui 
travaillent  beaucoup  aiment  à  posséder  leur  âme  en  paix,  et  lors- 
qu'ils ont  au  pied  une  épine,  il  leur  tarde  de  l'ôter  ou  de  n'y  plus 
penser.  M.  Moriaz  cherchait  à  se  persuader  que,  tout  bien  pesé,  le 
comte  Larinski  était  un  gendre  très  convenable,  très  avouable, 
qu'il  pouvait  se  rassurer  sur  l'avenir  de  sa  fille  et  s'occuper  tran- 
quillement de  donner  un  peu  plus  de  jour  à  son  laboratoire;  c'est 
une  si  belle  invention  qu'une  chapelle  transparente  !  Quoique  les 
enthousiasmes  délirans  de  M"*  Moiseney  lui  portassent  sur  les  nerfs, 
il  était  disposé  à  trouver  que  la  Pologne  avait  du  bon,  il  prenait 
tout  doucement  son  écharde  en  amitié;  mais  aussi  longtemps  que 
M'"^  de  Lorcy  boudait,  il  ne  pouvait  se  rassurer  tout  à  fait,  et  M'"^  de 
Lorcy  s'i  ^  stinait  à  bouder.  Il  lui  avait  écrit  de  nouveau,  il  était 
allé  deux  lois  la  voir  sans  la  trouver;  elle  ne  lui  avait  pas  répondu, 
elle  ne  lui  avait  pas  rendu  ses  visites.  Les  femmes  ne  restent  pas 
volontiers  sous  le  coup  d'une  défaite.  M""*  de  Lorcy  était  furieuse 
d'avoir  été  jouée  par  le  comte  Larinski;  rétractant  toutes  les  conces- 
sions qu'elle  lui  avait  faites,  sa  rancune  avait  décidé  que  l'homme 
aux  pâmoisons  ne  pouvait  être  qu'un  aventurier.  Elle  avait  à  ce  su- 
jet des  disputes  avec  M.  Langis,  qui  persistait  à  soutenir  que  M.  La- 
rinski était  un  grand  comédien,  mais  qu'à  la  rigueur  ce  pouvait  être 
un  vrai  comte;  dans  ses  voyages,  il  en  avait  connu  qui  trichaient  au 
jeu  et  empochaient  des  affronts.  Par  un  renversement  des  rôles. 


SAMUEL   BROHL    ET    COMPAGNIE.  ^85 

M'"*  de  Lorcy  l'accusait  à  son  tour  d'être  un  naïf.  Elle  avait  récrit 
à  Vienne  dans  l'espérance  d'obtenir  de  nouveaux  renseignemens; 
on  n'avait  rien  pu  lui  apprendre  qui  la  satisfit.  Elle  ne  perdait  pas 
courage;  elle  savait  que  dans  les  affaires  importantes  de  la  vie, 
M.  Moriaz  se  passait  difficilement  de  son  approbation;  elle  se  pro- 
mettait de  bien  choisir  son  moment  pour  lui  livrer  un  assaut  déci- 
sif. En  attendant,  elle  se  donnait  le  plaisir  de  l'inquiéter  par  son  si- 
lence, de  le  chagriner  par  sa  longue  bouderie.  Un  jour  M.  Moriaz 
dit  à  sa  fille  : 

—  M'"^  de  Lorcy  nous  tient  rigueur;  cela  m'afïlige.  Je  crains  que 
tu  n'aies  laissé  échapper  quelque  mot  qui  l'a  froissée;  je  te  serais 
fort  obligé  d'aller  la  voir  et  de  tâcher  de  l'amadouer. 

—  Vous  me  donnez  là  une  commission  peu  agréable,  lui  répon- 
dit-elle; mais  je  n'ai  rien  à  vous  refuser,  j'irai  demain  à  Maisons. 

Au  moment  où  avait  lieu  cet  entretien,  M""''  de  Lorcy,  qui  passait 
sa  journée  à  Paris,  venait  d'entrer  à  l'École  des  Beaux-Arts.  L'expo- 
sition de  l'œuvre  d'un  peintre  célèbre,  mort  depuis  peu,  y  avait  at- 
tiré beaucoup  de  monde.  M'"''  de  Lorcy  allait  et  venait,  quand  elle 
distingua  dans  la  foule  une  petite  femme  de  soixante-cinq  ans  son- 
nés, au  nez  camus,  dont  les  petits  yeux  gris  pétillaient  de  malice 
et  d'impertinence.  Portant  beau,  le  menton  en  l'air,  son  lorgnon  à 
la  main,  elle  examinait  tous  les  tableaux  d'un  regard  fureteur  et 
dédaigneux. 

—  Eh!  vraiment  oui,  c'est  bien  la  princesse  Gulof,  se  dit  M'"«  de 
Lorcy  en  se  détournant  pour  n'être  pas  aperçue.  C'était  à  Ostende, 
pendant  la  saison  des  bains,  que  trois  ans  auparavant  elle  avait  fait 
la  connaissance  de  la  princesse;  elle  se  souciait  peu  de  la  refaire. 
Cette  Russe  hautaine,  capricieuse,  avec  laquelle  un  hasard  de  table 
d'hôte  l'avait  fait  entrer  en  liaison,  n'avait  pas  pris  place  parmi  ses 
meilleurs  souvenirs. 

La  princesse  Gulof  était  la  femme  d'un  gouverneur-général, 
qu'elle  avait  épousé  en  secondes  noces  après  un  long  veuvage.  Il 
ne  la  voyait  pas  souvent;  deux  ou  trois  fois  l'an,  c'était  tout.  En  re- 
vanche, d'un  bout  de  l'Europe  à  l'autre,  ils  entretenaient  un  com- 
merce de  lettres  fort  régulier  ;  le  prince  ne  faisait  rien  sans  prendre 
les  avis  de  sa  femme,  qui  lui  en  donnait  d'excellens.  Dans  les  pre- 
mières années  de  leur  mariage,  il  avait  commis  la  faute  d'être  sé- 
rieusement amoureux  d'elle  ;  il  y  a  des  laideurs  épicées  et  endia- 
blées qui  inspirent  de  folles  passions,  La  princesse  avait  trouvé  ce 
procédé  du  plus  mauvais  goût;  elle  n'avait  eu  ni  repos  ni  relâche 
qu'elle  n'eût  donné  de  sa  main  une  maîtresse  à  Dimitri  Pavlovitch, 
qui  avait  fini  par  entendre  raison.  De  ce  jour,  un  accord  parfait  avait 
régné  entre  les  deux  époux,  que  séparait  l'Europe  et  que  réunissait 
la  boîte  aux  lettres.  Pendant  longtemps,  elle  avait  eu  des  passions 


Zl86  REVUE    DES    DEDX   MONDES. 

vives  et  ne  leur  avait  rien  refusé.  Elle  estimait  que  la  morale  est 
une  pure  convention,  comme  les  règles  du  ^\hist  ou  du  baccarat, 
et  elle  ne  s'en  cachait  point;  elle  avait  l'habitude  de  dire  tout  ce 
qu'elle  pensait.  A  la  vérité,  ses  passions  n'étaient  que  des  caprices 
violens,  des  curiosités  orageuses  dont  elle  voulait  avoir  le  fin  mot. 
Elle  allait  à  la  découverte,  elle  multipliait  les  expériences;  elle  avait 
rencontré  beaucoup  de  déceptions  et  elle  en  avait  conclu  que 
l'homme  est  bien  peu  de  chose.  Elle  passait  très  vite  et  même  brus- 
quement d'une  expérience  à  l'autre;  elle  n'attendait  pas  d'avoir  lu 
le  livre  jusqu'au  bout  pour  le  jeter  au  panier,  le  plus  souvent  le 
premier  chapitre  lui  suffisait;  quant  aux  préfaces,  elle  n'en  avait 
que  faire.  Cependant,  il  lui  était  venu  sur  le  tard  un  caprice  de  du- 
rée, dont  elle  s'était  fait  une  chère  habitude;  pendant  près  de  cinq 
ans  elle  s'était  flattée  d'avoir  enfin  trouvé  ce  qu'elle  cherchait. 
Hélas  !  pour  la  première  fois,  elle  avait  été  quittée,  délaissée,  avant 
que  son  goût  se  fût  épuisé.  Cette  désertion  avait  causé  une  cuisante 
blessure  à  son  orgueil,  elle  avait  conçu  une  haine  implacable  pour 
l'infidèle,  et  puis  elle  l'avait  oublié.  En  doublant  le  cap  de  la  soixan- 
taine, elle  s'était  subitement  calmée,  elle  ne  vivait  plus  que  par  le 
cerveau.  Elle  s'était  jetée  dans  les  sciences  naturelles,  elle  faisait 
des  dissections,  c'était  peut-être  une  manière  de  se  venger.  Elle 
avait  des  idées  très  avancées,  elle  professait  le  transformisme  le 
plus  radical,  elle  tenait  pour  démontré  que  l'homme  dérive  du  singe 
et  que  le  singe  dérive  des  monères  et  du  hathybius  Haeckelii.  Elle 
méprisait  profondément  quiconque  se  permettait  d'en  douter,  et  au 
demeurant  elle  méprisait  tout  le  monde.  Elle  n'engendrait  pas  la 
mélancolie  ;  tout  disséquer  et  tout  mépriser,  c'est  encore  une  façon 
d'être  heureux. 

Pendant  leur  commun  séjour  à  Ostende,  M"^  de  Lorcy  s'était  ac- 
quis les  bonnes  grâces  de  la  princesse  Gulof  en  pansant  avec  une 
admirable  dextérité  Moufflard,  son  bichon,  à  qui  im  maladroit  avait 
cassé  la  patte.  La  princesse  adorait  Moufflard,  quoiqu'elle  eût  par 
intervalles  la  tentation  de  l'ouvrir  pour  savoir  ce  qu'il  y  avait  de- 
dans. Elle  avait  su  gré  à  M"'^  de  Lorcy  de  sa  sympathie  et  de  ses 
bons  soins,  et  avait  eu  pour  elle  des  attentions  aimables.  M"""  de 
Lorcy  avait  répondu  de  son  mieux  à  ses  avances;  mais  elle  goûtait 
médiocrement  cette  margot  dont  les  caquets  ne  tarissaient  pas  et 
qui  se  plaisait  à  lui  narrer  la  chronique  secrète  de  toutes  les  capi- 
tales de  l'Europe;  M'"^  de  Lorcy  s'était  bientôt  lassée  de  ses  commé- 
rages cosmopolites  et  de  sa  physiologie,  elle  la  trouvait  méchante  et 
cynique.  En  la  rencontrant  à  l'École  des  Beaux-Arts,  son  premier 
mouvement  fut  de  l'éviter;  tout  à  coup  elle  se  ravisa.  Elle  avait  de- 
puis quelques  semaines  une  idée  fixe  à  laquelle  elle  rapportait  tout; 
une  inspiration  lui  vint,  qui  sans  doute  tombait  du  ciel  en  droiture. 


SAMUEL    TÎROIIL    ET    COMPAGNIE.  487 

—  La  princesse  Gulof,  se  dit-elle,  a  passé  sa  vie  à  courir  le  monde, 
sa  vraie  patrie  est  un  wagon  de  chemin  de  fer  bien  capitonné,  il 
n'est  pas  de  grande  ville  où  elle  n'ait  séjourné,  il  n'est  pas  de  ra- 
gots qu'elle  ne  sache,  elle  connaît  toute  la  terre;  ne  serait-il  pas 
possible  qu'elle  connût  le  comte  Larinski? 

M'"*  de  Lorcy  revint  sur  ses  pas,  fendit  la  foule,  réussit  à  s'ap- 
procher de  la  princesse,  et,  la  tirant  par  sa  manche,  elle  lui  dit  : 

—  Tous  voilà  donc,  princesse!  Gomment  se  porte  Moufllard? 

La  princesse  la  regarda  de  côté,  et,  lui  serrant  la  main  entre  son 
pouce  et  son  index  sans  plus  de  cérémonie  que  si  elle  l'avait  vue  la 
veille  :  —  Moufïlard  se  porte  fort  mal,  ma  chère,  répondit-elle.  Il  y 
a  deux  mois  qu'il  est  mort  d'une  indigestion. 

—  Et  vous  l'avez  pleuré. 

—  Je  suis  encore  inconsolable. 

—  Oh!  bien,  princesse,  je  me  charge  de  vous  consoler.  Je  pos- 
sède un  bichon,  qui  n'a  pas  six  mois;  on  n'en  voit  pas  de  plus 
charmant,  qui  ait  le  nez  plus  court  ni  le  poil  plus  blanc  et  plus  fin. 
Je  suis  très  utilitaire,  comme  vous  savez;  je  n'aime  que  les  gros 
chiens  qui  servent  à  quelque  chose.  Acceptez-vous  Moufïlard  II? 
mais  il  faudrait  venir  le  prendre,  cela  me  procurerait  le  plaisir  de 
vous  voir  à  Maisons. 

La  princesse  répliqua  qu'elle  allait  en  Angleterre,  qu'elle  ne  fai- 
sait que  traverser  Paris',  que  ses  heures  étaient  comptées,  et  deux 
minutes  après  elle  annonça  à  M™^  de  Lorcy  qu'elle  irait  la  voir  le 
lendemain  dans  l'après-midi. 

Le  jour  suivant,  M""^  de  Lorcy  vit  entrer  dans  son  salon  la  prin- 
cesse Gulof.  On  s'occupa  d'abord  du  bichon,  qui  fut  trouvé  charmant 
et  digne  de  succéder  à  Moufïlard  I"'.  M'"^  de  Lorcy  pelota  quelque 
temps  en  attendant  partie,  puis  elle  s'écria  : 

—  A  propos,  princesse,  vous  qui  savez  tout,  vous  qui  êtes  une 
femme  universelle,  n'avez-vous  jamais  entendu  parler  d'un  mysté- 
rieux personnage,  qui  s'appelle  le  comte  Abel  Larinski? 

—  Pas  que  je  sache,  ma  chère,  bien  que  son  nom  ne  me  soit  pas 
absolument  inconnu. 

—  Cherchez  bien  dans  vos  souvenirs,  vous  avez  dû  le  rencontrer 
quelque  part,  vous  avez  visité  toute  la  terre,.. 

—  Habitable,  interrompit-elle;  mais  à  mon  point  de  vue  particu- 
lier, la  Sibérie  ne  l'est  pas,  et  c'est  là,  si  je  ne  me  trompe,  qu'on  a 
dû  expédier  votre  Larinski. 

—  Plût  au  ciel!  Peut-être  avait-on  pensé  à  procurer  cette  petite 
fête  à  son  père,  dont  vous  me  parlez;  par  malheur  il  avait  eu  la 
précaution  d'émigrer  en  Amérique.  L'inconvénient  de  l'Amérique, 
c'est  qu'on  en  peut  revenir,  car  le  fds,  mon  Larinski  à  moi,  en  est 
revenu,  et  c'est  là  ce  qui  me  désole. 


llSS  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Que  vous  a-t-il  donc  fait?  demanda  la  princesse  en  tirant  les 
oreilles  au  bichon,  qui  sommeillait  sur  ses  genoux. 

—  Je  vous  ai  parlé  jadis  à  Ostende  de  ma  filleule,  M"^  Moriaz, 
qui  est  une  créature  adorable.  Je  me  proposais  de  la  marier  à  mon 
neveu,  M.  Langis,  qui  est  un  jeune  homme  accompli.  Ce  Larinski 
est  survenu,  il  a  jeté  un  charme  sur  cette  enfant,  et  il  l'épousera. 

—  Le  grand  mal  !  Est-il  beau? 

—  C'est,  à  vrai  dire,  son  seul  mérite. 

—  C'est  un  mérite  suffisant,  répliqua  la  princesse,  dont  l'œil  gris 
jeta  une  étincelle.  La  beauté  d'un  homme,  il  n'y  a  que  cela  de 
clair,  le  reste  est  matière  à  discussion. 

—  Permettez-moi  de  considérer  les  choses  à  un  point  de  vue  un 
peu  plus  bourgeois,  reprit  M™*  de  Lorcy.  Aussi  bien,  si  je  dois  vous 
dire  toute  ma  pensée,  je  soupçonne  le  comte  Larinski  de  n'être  ni 
un  vrai  Larinski,  ni  un  vrai  comte;  je  mettrais  ma  main  au  feu  que 
les  Larinski  sont  tous  morts,  et  que  celui-ci  est  quelque  chevalier 
d'industrie. 

—  Votre  cas  finira  par  m'intéresser,  répondit  la  princesse.  Ne 
dites  pas  trop  de  mal  des  chevaliers  d'industrie;  j'en  ai  connu 
quelques-uns,  c'est  une  des  variétés  les  plus  curieuses  de  l'espèce 
humaine.  Laissez  donc  votre  filleule  épouser  le  sien,  cela  mettra  du 
piquant  dans  sa  vie;  ce  pauvre  monde  est  si  ennuyeux. 

—  Grand  merci  !  ma  filleule  n'est  pas  née  pour  épouser  un  che- 
valier d'industrie.  Je  déteste  ce  Larinski,  j'ai  juré  de  lui  jouer  quel- 
que abominable  tour. 

—  Ne  vous  échauffez  pas,  ma  chère.  De  quelle  couleur  sont  ses 
yeux? 

—  Verts  comme  ceux  des  chats  et  des  chouettes. 

Le  regard  de  la  princesse  Gulof  jeta  de  nouveau  une  étincelle  et 
elle  s'écria  :  —  Un  aventurier  aux  yeux  verts!  C'est  un  beau  parti, 
et  je  vous  trouve  bien  difficile. 

—  Vous  me  chagrinez,  princesse,  repartit  M""^  de  Lorcy.  Je  m'é- 
tais promis  que  vous  me  prêteriez  l'assistance  de  vos  lumières,  de 
votre  incomparable  pénétration,  de  votre  coup  d'oeil  exercé,  que 
vous  m'aideriez  à  démasquer  ce  Polonais,  à  lui  découvrir  quelque 
vicerédhibitoire...  Soyez  bonne  une  fois  dans  votre  vie;  me  per- 
mettez-vous de  vous  le  présenter? 

—  Je  vous  répète  que  je  traverse  Paris  en  courant,  lui  répliqua 
la  princesse,  et  qu'on  m'attend  en  Angleterre.  Au  surplus,  vous 
faites  trop  d'honneur  à  mon  incomparable  pénétration.  Je  vous  jure 
que  je  ne  me  connais  pas  en  Larinski,  dispensez-vous  de  me  pré- 
senter le  vôtre.  Je  suis  une  bonne  femme,  qui  a  été  souvent  une 
bonne  dupe,  et  je  ne  m'en  plains  pas.  Ce  qu'il  y  a  de  mieux  dans 
mon  passé,  c'est  un  certain  nombre  d'erreurs  agréables  et  d'hommes 


SAMUEL   BROIIL    ET    COMPAGNIE.  489 

qui  savaient  bien  mentir.  J'ai  pris  le  parti  de  juger  sur  l'étiquette, 
et  je  ne  demande  à  personne  de  me  montrer  le  fond  de  son  sac; 
j'ai  découvert  depuis  longtemps  que  les  sacs  n'ont  point  de  fond. 
Laissez  votre  filleule  agir  à  sa  tête;  si  elle  se  trompe,  c'est  qu'elle 
veut  se  tromper,  et  elle  sait  mieux  que  vous  ce  qui  lui  convient. 
Eh!  bon  Dieu,  quand  il  y  aurait  sous  la  voûte  du  ciel  un  ménage 
malheureux  de  plus,  la  grande  affaire!  D'ailleurs  il  n'y  a  que 
les  sottes  qui  soient  malheureuses  et  qui  s'arrêtent  bêtement  de- 
vant une  porte  fermée;  les  autres  passent  à  côté,  elles  font  un  trou 
dans  la  haie.  Le  mariage,  ma  chère,  est  une  institution  usée  jus- 
qu'à la  corde.  Dans  dix  ans  d'ici,  il  n'en  sera  plus  question,  et  il 
n'y  aura  plus  que  des  femmes  libres  et  des  maris  à  l'essai.  Dans  dix 
ans  d'ici,  la  comtesse  Larinska  sera  une  comtesse  libérée.  Laissez- 
la  faire  son  temps  de  galères,  elle  n'en  aura  que  plus  de  plaisir  à 
jeter  son  bonnet  par-dessus  les  moulins. 

La  princesse  Gulof  achevait  sa  déclaration  de  principes  quand  la 
porte  s'ouvrit,  et  M"'  Moriaz  entra.  Quoi  qu'il  pût  lui  en  coûter,  la 
future  comtesse  Larinska  s'acquittait  de  la  promesse  qu'elle  avait 
faite  à  son  père.  M™'  de  Lorcy  n'eut  garde  de  lui  faire  mauvais  vi- 
sage; elle  alla  à  sa  rencontre,  lui  tendit  les  deux  mains,  la  baisa  sur 
les  deux  joues  et  lui  reprocha  du  ton  le  plus  affectueux  la  rareté  de 
ses  visites,  puis  elle  la  présenta  à  la  princesse,  qui  lui  dit  :  —  Ap- 
prochez, ma  belle,  que  je  vous  regarde;  on  assure  que  vous  êtes 
adorable. 

Aussitôt  qu'Antoinette  se  fut  approchée,  la  princesse,  attachant 
sur  elle  ses  yeux  percés  en  vrille,  l'examina  de  la  tête  aux  pieds, 
passa  en  revue  ses  perfections;  on  eût  dit  un  fermier  normand  fai- 
sant une  emplette  à  la  foire  aux  bestiaux.  Le  résultat  de  cette  en- 
quête fut  favorable;  la  princesse  s'écria  :  —  Effectivement,  elle  est 
très  bien  !  —  et  partit  de  là  pour  prétendre  que  M"*  Moriaz  ressem- 
blait beaucoup  à  certaine  personne  qui  avait  joué  un  certain  rôle 
dans  certaine  aventure,  qu'elle  entreprit  de  raconter.  A  peine  eut- 
elle  terminé  son  récit,  elle  en  entama  un  autre.  M'"«  de  Lorcy  était 
sur  les  épines;  elle  savait  par  expérience  que  les  histoires  de  la 
princesse  Gulof  étaient  à  l'ordinaire  fort  scabreuses  et  peu  propres 
à  être  entendues  jusqu'au  bout  par  des  oreilles  virginales.  Elle  re- 
gardait Antoinette  avec  inquiétude,  et  lorsqu'elle  voyait  venir  un 
passage  particulièrement  croustilleux,  elle  était  prise  d'un  accès  de 
toux.  La  princesse,  comprenant  ce  que  cela  voulait  dire,  s'appliquait 
à  gazer,  mais  ses  gazes  étaient  toujours  fort  transparentes.  Alors 
M"'^  de  Lorcy  toussait  de  nouveau,  et  la  princesse  finissait  par 
perdre  patience,  s'interrompait  brusquement,  s'écriait  : 

—  Et  ceci,  et  cela,  et  cœlcra...  Ainsi  finit  l'aventure. 

M"'  Moriaz  écoutait  et  regardait  d'un  air  étonné,  n'entendant  pas 


Z|90  REVDE    DES    DEUX   MONDES. 

malice  à  ces  accès  de  toux,  à  ces  interruptions,  et  ne  devinant 
point  ce  que  signifiait  :  Et  ceci,  et  cela,  et  cœtera.  Il  lui  parut  que 
la  princesse  Gulof  avait  l'esprit  baroque,  elle  la  soupçonna  même 
d'avoir  le  cerveau  un  peu  dérangé,  le  timbre  un  peu  fêlé;  mais  elle 
lui  sut  gré  de  s'être  trouvée  là  à  point  nommé  pour  la  sauver  d'un 
tête-à-tête  avec  M'"^  de  Lorcy,  pour  lui  épargner  des  explications 
désagréables,  une  discussion  déplaisante. 

Elle  demeura  près  d'une  heure  plantée  sur  une  chaise,  regardant 
avec  une  sorte  de  stupeur  tourner  les  ailes  de  ce  moulin  à  paroles 
qui  n'aimait  pas  à  chômer,  et  dont  le  claquet  battait  avec  bruit. 
Après  avoir  glosé  sur  son  prochain,  y  compris  les  empereurs  et  les 
grands-ducs,  et  avoir  multiplié  les  et  cœtera^  la  princesse  Gulof  s'é- 
tait mise  tout  à  coup  sur  la  physiologie;  cette  science,  qu'elle  avait 
approfondie,  était,  à  son  avis,  le  secret  de  tout,  l'alpha  et  l'oméga 
de  la  vie  humaine.  Elle  exposa  quelques  thèses  matérialistes  avec 
une  crudité  d'expressions  qui  effaroucha  les  oreilles  pudiques  et  dé- 
licates de  M'^''  Moriaz.  L'étonnement  qu'elle  avait  éprouvé  d'abord 
se  compliqua  d'un  peu  de  scandale;  elle  jugea  que  sa  visite  avait 
assez  duré,  et  elle  battit  en  retraite  sans  que  M'"*  de  Lorcy  cherchât 
à  la  retenir. 

En  arrivant  à  Cormeilles,  sa  voiture  se  croisa  avec  un  jeune 
homme  à  cheval  qui,  la  tête  basse,  laissait  sa  monture  cheminer  au 
pas  qui  lui  plaisait.  Ce  jeune  homme  tressaillit  lorsqu'une  voix  de 
soprano  qu'il  préférait  à  la  plus  belle  musique  du  monde  lui  cria  : 
—  Où  allez-vous,  Camille? 

Il  s'inclina  sur  l'encolure  de  son  cheval,  mit  chapeau  bas  et  ré- 
pondit :  —  A  Maisons. 

—  N'y  allez  point,  on  y  dit  de  vilaines  choses.  —  Et  M"''  Moriaz 
ajouta  sur  un  ton  de  reine  :  —  On  ne  passe  pas,  vous  êtes  mon  pri- 
sonnier. 

Elle  l'obligea  de  rétrograder;  dix  minutes  après,  elle  était  des- 
cendue de  son  coupé,  il  avait  sauté  à  bas  de  sa  selle,  et  ils  étaient 
assis  tête  à  tête  sur  un  banc. 

M.  Langis  avait  rencontré  peu  de  jours  auparavant  M.  Moriaz,  qui 
s'était  plaint  amèrement  que  lui  aussi  l'abandonnait  et  qui  lui  avait 
arraché  la  promesse  de  venir  le  voir.  Il  s'était  exécuté.  Avait -il 
bien  choisi  son  heure?  Le  fait  est  qu'il  avait  été  à  fois  satisfait 
et  navré  d'apprendre  que  M"'  Moriaz  était  absente.  Les  contradic- 
tions sont  le  fond  de  l'homme,  surtout  de  l'homme  amoureux. 
C'est  par  la  même  raison  qu'il  avait  béni  et  maudit  le  ciel,  qui  ve- 
nait de  lui  faire  rencontrer  Antoinette.  Pendant  quelques  instans,  il 
avait  perdu  contenance,  mais  il  s'était  bientôt  remis;  il  avait  formé 
la  généreuse  résolution  de  jouer  au  naturel,  de  soutenir  jusqu'au 
bout  son  rôle  d'ami  et  de  frère.  Il  s'en  était  si  bien  acquitté  à  Saint- 


SAMUEL   BROUL    ET    COMPAGNIE.  Z|91 

Moritz  qu'Antoinette  le  croyait  guéri  du  caprice  d'un  jour  qu'elle 
lui  avait  inspiré  et  qu'elle  n'avait  jamais  pris  au  grand  sérieux. 

La  dernière  fois  que  je  vous  ai  vu,  lui  dit- elle,  il  vous  a 

échappé  un  mot  qui  m'a  fait  beaucoup  de  peine  ;  mais  j'aime  à 
croire  que  vous  n'aviez  pas  l'intention  de  m'en  faire. 

Je  suis  un  grand  coupable,  répondit-il,  et  je  me  bats  la  poi- 
trine. J'ai  manqué  de  respect  à  votre  dieu. 

Heureusement  mon  dieu  n'en  a  rien  su,  et  s'il  l'avait  su,  je 

l'aurais  apaisé  en  lui  disant  :  Pardonnez  à  ce  jeune  homme ,  il  ne 
sait  pas  toujours  ce  qu'il  dit. 

Il  le  sait  même  rarement;  mais  que  voulez-vous?  un  homme 

qui  s'évanouit,  cela  m'a  toujours  paru  un  peu  bizarre.  11  faut  se  dé- 
fier de  ses  préjugés,  chaque  pays  a  ses  usages,  et  puisque  la  Po- 
logne est  un  pays  qui  vous  plaît,  je  tâcherai  d'en  voir  les  bons  côtés. 

—  Yoilà  ce  qui  s'appelle  parler.  J'entends  aujourd'hui  même 
vous  réconcilier  avec  le  comte  Larinski;  restez  à  dîner  avec  nous, 
il  arrivera  tout  à  l'heure;  le  premier  devoir  de  tous  les  gens  que 
j'aime,  c'est  de  s'aimer  les  uns  les  autres. 

M.  Langis  se  défendit  d'abord  énergiquement  d'accepter  cette  in- 
vitation; Antoinette  insista,  il  finit  par  s'incliner  en  signe  d'obéis- 
sance. La  jeunesse  a  le  goût  de  soulîrir. 

Le  chapeau  sur  l'oreille,  traçant  des  figures  dans  le  sable  avec 
une  baguette  qu'il  avait  ramassée  :  —  Je  ne  veux  point  de  mal  à 
M.  Larinski,  reprit-il  d'un  ton  dégagé,  et  convenezpourtant  que 
j'aurais  le  droit  de  le  détester  cordialement,  car  enfin,  il  y  a  deux 
ans,  si  je  ne  me  trompe,  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  demander  en 
mariage.  Vous  en  souvient-il? 

—  Parfaitement,  répondit-elle  en  attachant  sur  lui  ses  yeux  lim- 
pides; mais  je  dois  vous  avouer  que  cette  fantaisie  ne  m'a  jamais 
paru  ni  très  raisonnable,  ni  très  sérieuse. 

—  Vous  avez  tort;  je  puis  vous  certifier  que  votre  refus  m'a 
plongé  pendant  quarante-huit  heures  dans  le  désespoir,  j'entends 
un  de  ces  vrais  désespoirs  qui  ne  mangent ,  ni  ne  boivent ,  ni  ne 
dorment,  et  qui  parlent  tout  uniment  de  se  tuer. 

—  Et  au  bout  de  quarante-huit  heures  vous  vous  êtes  consolé? 

—  Eh!  bon  Dieu,  c'est  toujours  par  là  qu'il  faut  finir,  et  c'est 
par  là  que  les  sages  commencent.  J'avais  longtemps  hésité  avant  de 
demander  votre  main,  parce  que  je  me  disais  :  Si  elle  me  refuse,  je 
ne  pourrai  plus  la  revoir...  J3  vous  revois,  tout  va  bien. 

—  Et  quand  vous  mariez  -vous  ? 

—  Moi?  jamais.  Je  mourrai  garçon.  Quand  on  n'a  pas  pu  épou- 
ser iP'^  Moriaz,  on  n'épouse  personne.  On  pose  pour  l'inconsolable. 

—  Et  da  moment  que  cela  n'empêche  ni  de  boire,  ni  de  manger, 
ni  de  dormir... 


A92  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  On  est  intéressant,  sans  en  subir  les  conséquences,  répliqua- 
t-il  gaîment.  —  Puis,  ayant  regardé  autour  de  lui  :  —  Il  me  semble 
que  vous  avez  bouleversé  cette  terrasse,  mis  à  droite  ce  qui  était  à 
gauche,  supprimé  des  massifs,  coupé  des  arbres;  je  ne  m'y  retrouve 
plus. 

—  Vous  vous  trompez  bien;  rien  n'est  changé  ici,  et  c'est  vous 
qui  êtes  un  oublieux.  Comment!  vous  ne  reconnaissez  pas  cette 
terrasse,  théâtre  de  tant  d'exploits?  J'étais  un  vrai  tyran,  je  faisais 
de  vous  tout  ce  qu'il  me  plaisait.  Vous  vous  révoltiez  quelquefois, 
mais  au  fond  l'esclave  adorait  sa  chaîne.  Ouvrez  donc  vos  yeux.  Te- 
nez, voici  le  sycomore  où  vous  avez  grimpé  un  jour  pour  m'échap- 
per  parce  que  je  voulais  vous  déguiser  en  fille,  comme  vous  disiez, 
et  que  vous  aviez  peu  de  goût  pour  ce  sot  métier.  Voici  l'allée  où 
nous  lancions  la  balle,  voici  la  charmille  et  les  bosquets  où  nous 
jouions  à  cache-cache. 

—  Ou  autrement  dit  à  cligne-musette ,  répondit-il.  Là-bas ,  en 
Hongrie,  j'ai  mis  la  chose  en  chanson  et  même  en  musique. 

—  Chantez-moi  votre  chanson. 

—  Vous  vous  moqueriez  de  moi,  j'ai  la  voix  fausse;  mais  je  con- 
sens à  vous  la  dire.  Les  rimes  n'en  sont  pas  riches,  je  ne  suis  pas  un 
parnassien.  Ah  !  par  exemple,  je  vous  y  tutoie,  dans  cette  chanson; 
vous  en  fâcherez-vous  ? 

—  Je  suis  décidée  à  ne  me  fâcher  de  rien. 

—  Écoutez  mes  pauvres  vers,  reprit-il,  et  vous  me  direz  s'ils  ne 
sont  pas  pleins  de  sentiment. 

A  ces  mots,  baissant  la  voix,  sans  oser  la  regarder,  il  lui  récita 
les  deux  couplets  que  voici  : 

Jadis,  dans  les  bois,  dans  les  prés, 
Doux  souvenir  des  temps  passés, 
Sous  la  coudraie  et  sur  l'herbette 
Nous  jouions  à  cligne-musette, 
Jadis,  dans  les  bois,  dans  les  prés. 
T'en  souvient-il,  mon  Antoinette, 
Doux  souvenir  des  temps  passés? 

Jadis,  dans  les  bois,  dans  les  prés, 
En  jouant  à  cligne-musette, 
Nous  nous  sommes  si  bien  cachés 
Que  jamais,  ù  mon  Antoinette, 
Doux  souvenir  des  temps  passés. 
Ni  dans  les  bois,  ni  dans  lo»  prés, 
Nous  ne  nous  sommes  retrouvés. 

—  Votre  chanson  est  jolie,  lui  dit-elle;  mais  elle  ment,  puisque 
nous  voilà  tous  deux  sur  ce  banc. 

Elle  était  si  innocente  du  mal  qu'elle  lui  faisait,  de  la  torture 
qu'elle  lui  infligeait,  qu'il  ne  pouvait  l'accuser  ni  se  plaindre  d'elle; 


SAMUEL   BROHL   ET   COMPAGNIE.  ii"9S 

pourtant  il  se  demandait  si  dans  le  meilleur  cœur  de  femme  il  n'y 
a  pas  un  fond  de  cruauté,  de  férocité  inconsciente.  Il  sentit  les 
larmes  lui  venir  aux  yeux,  prêtes  à  jaillir;  il  se  baissa  brusquement 
pour  examiner  un  beau  scarabée  cornu  qui  traversait  le  gravier  d'un 
pas  hâtif,  ayant  à  régler  quelque  affaire  pressante.  Quand  M.  Lan- 
gis  releva  la  tête,  il  avait  les  yeux  secs,  le  visage  serein,  la  lèvre 
souriante. 

—  II  est  certain,  reprit-il,  qu'il  y  a  deux  ans  j'ai  dû  vous  pa- 
raître fort  ridicule.  Ce  camarade  de  jeux,  ce  petit  Camille  pour  rire, 
qui  aspirait  à  se  transformer  en  mari!  La  prétention  était  plaisante, 
en  vérité. 

—  Point  du  tout,  répondit-elle;  mais  j'ai  pensé  tout  de  suite  que 
c'était  une  méprise.  Les  petits  Camille  ont  la  tête  vive  et  chaude, 
ils  sont  sujets  à  s'abuser  sur  leurs  sentimens.  L'amitié  et  l'amour 
sont  pourtant  deux  choses  si  différentes  !  Je  disais  un  jour  à  M"^  Moi- 
seney  qu'une  femme  ne  doit  jamais  épouser  un  ami  intime,  parce 
que  c'est  une  manière  de  le  perdre,  et  les  amis  sont  bons  à  garder. 

—  Bah!  que  feriez-vous  des  vôtres  aujourd'hui?  Je  trouve  mon 
rôle  bien  modeste,  bien  insignifiant.  Levez  la  trappe,  je  disparais. 

—  Mauvais  conseil  !  je  n'ouvrirai  pas  la  trappe.  On  a  toujours 
besoin  de  ses  amis.  Je  me  figure  que  dans  tel  cas  donné  la  femme 
la  plus  heureuse  se  trouve  quelquefois  embarrassée.  Elle  a  un 
éclaircissement,  un  avis,  un  service  à  demander,  et  elle  ne  peut 
s'adresser  à  son  mari,  car  les  maris  ne  s'entendent  pas  à  tout.  Si  ja- 
mais cela  m'arrive,  c'est  à  vous,  Camille,  que  je  m'adresserai. 

—  Tope  !  s'écria-t-il;  pour  vous  tirer  d'embarras,  j'accourrai,  s'il 
le  faut,  du  fond  de  la  Transylvanie. 

Et  il  lui  tendit  sa  main  droite,  qu'elle  secoua  trois  fois. 

En  ce  moment,  ils  ouïrent  le  bruit  d'un  pas  que  M"^  Moriaz  recon- 
nut sur-le-champ,  et  le  comte  Larinski  déboucha  du  sentier  qui  bor- 
dait la  maison.  Antoinette  alla  au-devant  de  lui,  elle  l'amena  en  le 
tirant  par  le  bout  de  son  gant  qu'il  venait  d'ôter  et  tenait  à  la  main. 

—  Messieurs,  dit-elle,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  présenter  l'un 
à  l'autre,  vous  vous  connaissez  déjà. 

Peut-être  se  connaissaient-ils  un  peu  trop,  ce  qui  est  pire  que  de 
ne  pas  se  connaître  du  tout.  Expert  dans  l'art  de  composer  son  vi- 
sage, Samuel  Brohl  essaya  de  sourire,  mais  son  sourire  grimaçait, 
si  vive  était  sa  contrariété  de  trouver  installé  dans  la  place  un 
homme  dont  la  figure  avait  le  privilège  de  lui  déplaire  souveraine- 
ment. De  son  côté,  M.  Langis  dut  imposer  à  ses  fibres  musculaires 
un  effort  surhumain  pour  adresser  au  comte  Larinski  une  inclina- 
tion de  tête  presque  courtoise,  après  quoi  ils  s'assirent,  l'un  con- 
templant le  ciel,  l'autre  cherchant  à  retrouver  son  scarabée,  '^^ui 
avait  disparu. 


â9Zi  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

M"'  Moriaz  se  donna  beaucoup  de  peine  pour  rompre  la  glace  ; 
elle  avait  beau  faire,  la  conversation  languissait,  expirait  à  chaque 
instant.  — Décidément  il  y  a  du  froid  entre  eux,  pensait-elle,  leurs 
atomes  ne  s'accrochent  pas,  ils  se  ressemblent  trop  peu.  —  Elle  ob- 
servait à  tour  de  rôle  ces  deux  hommes,  l'un  à  la  taille  mince  et 
dégagée,  à  la  fine  moustache,  un  blondin  qui  ne  paraissait  pas  son 
âge  et  dont  la  figure  fraîche  et  jeune  ne  laissait  pas  deviner  ce  qu'il 
avait  d'énergie  dans  la  volonté,  de  nerf  dans  le  poignet  comme  dans 
le  caractère,  l'autre  large  de  carrure,  à  la  tête  puissante,  à  l'œil  pro- 
fond, fiévreux,  tourmenté,  romantique,  où  l'on  découvrait  toute  une 
vie  de  souffrances  et  de  combats.  —  Celui-ci  est  mon  roman,  dont 
je  ne  connais  encore  que  la  première  page,  pensait  Antoinette; 
celui-là  est  un  chapitre  de  ma  jeunesse,  que  je  relirai  toujours  avec 
plaisir...  Mais  pourquoi  se  regardent-ils  donc  comme  deux  chiens  de 
faïence?  Il  faudra  pourtant  que,  bon  gré  mal  gré,  ils  finissent  par  se 
convenir  et  par  s'aimer. 

Il  est  diftlcile  de  faire  entrer  en  propos  deux  hommes  qui  ne  s'ai- 
ment pas;  c'est  plus  tôt  fait  de  les  séparer,  et  c'est  de  quoi  M.  Mo- 
riaz se  chargea.  Quand  il  parut  au  bout  de  la  terrasse,  M.  Langis  se 
leva  pour  aller  le  rejoindre,  et  Antoinette  resta  seule  avec  Samuel 
Brohl,  qui  lui  dit  brusquement  : 

—  M.  Langis  a-t-il  l'intention  de  s'éterniser  ici? 

—  Oh!  bien,  répondit-elle,  il  ne  fait  que  d'arriver. 

—  Et  vous  le  renverrez  bientôt? 

—  Je  comptais  si  peu  le  renvoyer  que  je  l'ai  retenu  à  dîner,  pour 
vous  procurer  l'occasion  de  faire  avec  lui  plus  ample  connaissance. 

—  Je  vous  remercie  de  vos  aimables  intentions  ;  mais  M.  Langis 
me  plaît  peu. 

—  Qu'avez-vous  contre  lui? 

—  Je  l'ai  rencontré  quelquefois  chez  M"'^  de  Lorcy,  il  m'a  tou- 
jours témoigné  une  politesse  douteuse.  Je  flaire  en  lui  un  ennemi. 

—  Pare  vision!  M.  Langis  est  mon  ami  d'enfance,  et  je  l'ai  pré- 
venu que  son  devoir  est  d'aimer  les  gens  que  j'ainie. 

—  Je  me  défie  des  amis  d'enfance,  reprit-il  en  s'échaufTant.  Je 
ne  serais  pas  étonné  que  ce  jouvenceau  fût  amoureux  de  vous. 

—  Ah!  par  exemple,  si  vous  l'aviez  entendu  tout  à  l'heure...  Il 
me  rappelait,  ce  jouvenceau,  qu'il  y  a  deux  ans  il  a  demandé  ma 
main,  et  il  me  déclarait  que  qaarante-huit  heures  lui  avaient  suffi 
pour  se  consoler  de  mon  refus. 

—  Je  ne  savais  pas  le  cas  si  grave  et  le  personnage  si  dangereux. 
Vraiment,  vous  le  gardez  à  dîner  V 

—  Je  l'ai  invité  ;  puis-je  me  dédire? 

—  Fort  bien,  je  lui  quitterai  la  place,  s'écria-t-il  en  se  levant. 
Elle  le  regarda  et  demeura  confondue  d'étonnement,  tant  son 


SAMUEL  JÎROHL    ET    COMPAGNIE.  495 


visage  s'était  transformé.  Ses  sourcils  contractés  dessinaient  un 
angle  aigu,  et  il  avait  l'air  dur,  âpre,  mauvais.  C'était  un  Larinski 
qu'elle  ne  connaissait  pas  encore,  ou  plutôt  Samuel  Brohl  venait  de 
lui  apparaître,  Samuel  Brohl  venait  d'entrer  en  scène  aussi  subite- 
ment que  s'il  était  sorti  d'une  boîte  à  surprises.  Elle  ne  pouvait  dé- 
tacher ses  yeux  de  lui,  et  il  s'aperçut  de  l'effet  qu'il  produisait.  Sa- 
muel Brohl  rentra  incontinent  dans  sa  boîte,  dont  le  couvercle  se 
referma,  et  ce  fut  un  vrai  Polonais  qui  dit  à  M"'  Moriaz  d'un  ton 
grave,  mélancolique  et  respectueux  : 

—  Pardonnez-moi,  je  ne  suis  pas  toujours  maître  de  mes  impres- 
sions. 

—  A  la  bonne  heure,  dit-elle,  et  vous  restez,  n'est-ce  pas  ? 

—  Impossible,  répondit-il;  je  serais  maussade,  et  vous  m'en 
voudriez. 

Elle  le  pressa,  il  opposa  à  ses  prières  une  résistance  polie,  mais 
inébranlable.  Elle  en  ressentit  un  vif  chagrin.  Depuis  quatre  se- 
maines, son  cœur  était  en  fête  et  comme  épanoui  dans  sa  joie;  un 
amandier  en  fleurs  n'est  pas  content  lorsqu'il  se  sent  mordu  tout  à 
coup  par  une  bise  aigre,  dont  le  souffle  glacial  effeuille  sa  couronne; 
il  grelotte  et  se  prend  à  douter  du  printemps. 

M"^  Moriaz  reconduisit  Samuel  Brohl  jusqu'à  la  grille. 

— ■  Adieu,  lui  dit-elle.  Quand  vous  reverrai-je? 

—  Demain,  après-demain,  je  ne  sais. 

—  En  vérité,  vous  ne  le  savez  pas? 

Il  s'aperçut  qu'elle  avait  les  yeux  pleins  de  larmes.  Il  lui  baisa 
tendrement  la  main,  et  lui  dit  avec  un  sourire  qui  la  consola  : 

—  C'est  la  première  fois  que  nous  nous  disputons;  il  est  possible 
que  j'aie  tort,  mais  il  me  semble  que,  si  j'étais  femme,  je  n'épouse- 
rais pas  volontiers  un  homme  qui  aurait  toujours  raison. 

Cela  dit,  il  s'assura  de  nouveau  que  ses  yeux  étaient  humides,  et 
il  partit,  charmé  d'avoir  constaté  l'étendue  de  l'empire  qu'il  exerçait 
sur  elle. 

Quand  elle  eut  rejoint  M.  Langis  :  —  Est-ce  moi  par  hasard  qui 
ai  mis  en  fuite  le  comte  Larinski?  lui  demanda  le  jeune  homme,  j'en 
serais  désolé. 

—  Bassurez-vous ,  répondit-elle,  il  était  venu  tout  exprès  pour 
m'avertir  que  sa  soirée  n'était  pas  libre. 

Le  dîner  fut  médiocrement  gai.  M"^  Moiseney  avait  une  dent 
contre  M.  Langis ,  elle  ne  pouvait  lui  pardonner  de  s'être  moqué 
d'elle  plus  d'une  fois,  ce  qui  était  à  ses  yeux  le  vrai  péché  contre  le 
Saint-Esprit.  M.  Moriaz  était  enchanté  de  se  retrouver  avec  son  cher 
Camille;  mais  il  se  disait  mélancoliquement  :  —  Pourquoi  n'est-ce 
pas  lui  qui  est  mon  gendre?  —  Antoinette  eut  à  plusieurs  reprises 
des  absences;  elle  ne  laissait  pas  de  témoigner  à  Camille  beaucoup 


496  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

d'amitié.  L'amour  s'était  rendu  inaître  de  cette  âme  généreuse;  il 
pouvait  bien  lui  commander  des  imprudences,  mais  il  n'était  pas  en 
son  pouvoir  de  lui  faire  commettre  une  injustice. 

A  neuf  heures,  M.  Langis  monta  en  selle  et  partit.  Le  long  du 
chemin,  il  lui  sembla  plus  d'une  fois  que  son  cœur  allait  se  briser; 
alors  il  enfonçait  l'éperon  dans  le  flanc  de  son  cheval,  qui  fendait 
l'air  et  dévorait  l'espace.  On  eût  dit  qu'il  avait  fait  le  pari  d'essouf- 
fler son  chagrin ,  ou  peut-être  espérait-il  que  le  vent  qu'il  coupait 
emporterait  ses  pensées  dans  les  profondeurs  de  la  nuit. 

Pendant  ce  temps,  M'"  Moriaz,  accoudée  sur  le  rebord  de  sa  fe- 
nêtre, réfléchissait  et  méditait  sur  l'incartade  du  comte  Larinski, 
en  contemplant  les  étoiles;  le  ciel  était  sans  nuages,  à  cela  près 
qu'un  petit  flocon  noir  se  dessinait  au-dessus  du  Mont-Yalérien. 
M"^  Moriaz  avait  le  cœur  gros,  mais  la  ferme  confiance  que  tout 
s'arrangerait  le  lendemain.  Qu'est-ce  qu'un  point  noir  dans  l'im- 
mensité d'un  ciel  étoile? 

X. 

Il  y  avait  une  fois  un  bel  Athénien ,  qui  s'appelait  Hippoclide ,  et 
qui  était  bien  de  sa  race  et  de  son  pays  ;  Aristophane  se  souvenait 
peut-être  de  lui  quand  il  inventa  sa  république  des  oiseaux.  Hip- 
poclide était  un  oiseau  fait  homme;  tout  en  lui  était  léger,  la  main, 
le  pied,  l'espérance  et  le  cerveau.  11  avait  le  cœur  dans  les  talons, 
il  passait  sa  vie  à  danser  ou,  pour  mieux  dire ,  il  dansait  sa  vie.  Il 
devint  amoureux  de  la  fille  de  Glisthène,  tyran  de  Sicyone,  qui  était 
un  homme  grave.  Il  se  fit  grave,  se  composa  un  front  sévère,  et 
une  année  durant  il  s'interdit  de  rire  et  respecta  toutes  les  conve- 
nances; on  l'aurait  pris  pour  un  Spartiate  de  Sparte.  Un  effort  si 
méritoire  allait  obtenir  sa  récompense  ;  par  malheur,  il  y  eut  un 
soir  un  grand  festin  dans  lequel  Hippoclide  but  un  peu  trop.  Tout 
à  coup  il  sauta  sur  la  table  et ,  à  l'ébahissement  de  l'assistance  et 
de  Glisthène  ,  il  se  mit  à  danser  d'abord  sur  les  pieds,  ensuite  sur 
les  mains  et  sur  la  tête.  Alors  CHsthène  lui  dit  :  —  Hippoclide ,  tu 
ne  seras  pas  mon  gendre,  ta  danse  a  tué  ton  mariage.  —  A  quoi 
le  bel  Athénien  répondit  :  —  Hippoclide  n'en  a  cure!  et  il  continua 
de  danser.  —  C'est  ainsi  que  les  ressorts  longtemps  comprimés  se 
détendent  et  que  tôt  ou  tard  le  naturel  s'échappe. 

Les  choses  ne  se  passaient  point  à  Gormeilles  comme  à  Sicyone; 
les  pères  n'y  sont  pas  des  tyrans  et  ne  rompent  pas  les  mariages, 
les  princesses  y  font  la  pluie  et  le  beau  temps.  Au  surplus  Samuel 
Erohl  ne  ressemblait  guère  à  Hippoclide;  l'un  était  un  moineau, 
l'autre  appartenait  à  la  famille  des  oiseaux  de  proie,  des  rapaces 
et  des  voraces,  il  n'aimait  point  à  danser  et  il  possédait  la  gravité 


SAMUEL   BROUL   ET   COMPAGNIE.  597 

propre  à  tous  les  animaux  dont  la  chasse  est  le  métier.  Ce  qu'il  y 
avait  de  commun  entre  Hippoclide  et  lui,  c'est  qu'une  fois  certain 
d'être  aimé  et  épousé,  il  venait  de  rendre  la  bride  à  son  naturel  ; 
l'âpreté  de  ses  appétits  et  de  sa  volonté  s'était  révélée  soudain,  et 
M"^  Moriaz  avait  pu  s'apercevoir  qu'il  avait  le  bec  crochu. 

Cependant  il  y  avait  dans  tout  ce  que  faisait  Samuel  Brohl,  dans 
ses  incartades  même,  dans  ses  échappées,  un  peu  de  calcul  et  de 
combinaison.  Sans  doute,  il  avait  éprouvé  un  vif  déplaisir  en  ren- 
contrant à  Cormeilles  M.  Camille  Langis;  il  avait  peut-être  des 
raisons  particulières  et  très  personnelles  pour  ne  pas  l'aimer.  Tou- 
tefois il  savait  en  un  besoin  commander  à  son  humeur,  à  ses  im- 
pressions, à  ses  rancunes,  et  quand  il  prenait  la  mouche,  c'est  qu'il 
y  trouvait  son  compte.  Il  était  impatient  d'entrer  en  possession,  de 
sentir  son  bonheur  à  l'abri  de  tous  les  hasards;  les  longueurs,  les 
lenteurs,  les  remises,  les  précautions  lui  déplaisaient  et  l'irritaient. 
Il  soupçonnait  M.  Moriaz  de  vouloir  pousser  le  temps  avec  l'épaule 
et  de  préparer  avec  son  notaire  un  bon  contrat  dressé  en  bonne 
forme,  qui  lierait  les  mains  au  comte  Larinski.  Il  comptait  saisir  la 
première  occasion  de  prouver  qu'il  était  défiant,  ombrageux,  sus- 
ceptible, dans  l'espérance  que  M"°  Moriaz  s'alarmerait,  qu'elle  di- 
rait à  son  père  :  —  J'entends  me  marier  dans  trois  semaines  et  sans 
conditions.  —  L'occasion  s'était  présentée,  Samuel  Brohl  n'avait 
eu  garde  de  la  manquer. 

Le  lendemain,  il  reçut  le  billet  que  voici  : 
«  Vous  m'avez  fait  du  chagrin,  beaucoup  de  chagrin.  Déjà!..  J'ai 
passé  une  triste  soirée,  et  j'ai  mal  dormi  cette  nuit.  J'ai  réfléchi 
sur  notre  discussion  ou  sur  notre  dispute;  j'ai  tâché  de  me  persua- 
der que  j'avais  eu  tort  :  je  n'y  ai  pas  réussi,  non  plus  qu'à  vous 
comprendre.  Ah!  que  vos  défiances  m'étonnent!  Il  est  si  facile  de 
croire  quand  on  aime.  Écrivez-moi  bien  vite  que  vous  avez  réfléchi, 
vous  aussi,  que  vous  avez  reconnu  votre  crime.  Je  n'exige  pas  que 
vous  fassiez  pénitence,  le  visage  contre  terre;  mais  je  vous  con- 
damne à  m' aimer  aujourd'hui  plus  qu'hier,  demain  plus  qu'aujour- 
d'hui. A  cette  condition,  je  passerai  l'éponge  sur  votre  méchante 
sortie,  et  nous  n'en  reparlerons  plus. 

«  A  vous  pour  toujours.  C'est  entendu,  n'est-ce  pas?  » 
Samuel  Brohl  eut  la  surprise  de  recevoir  en  même  temps  un  autre 
billet,  ainsi  conçu  : 

«  Mon  cher  comte,  je  ne  m'explique  pas  votre  procédé  ;  vous  ne 
me  donnez  plus  signe  de  vie.  Je  croyais  avoir  quelque  droit  à  vos 
égards  et  que  vous  seriez  accouru  pour  m' annoncer  en  personne  le 
grand  événement  et  chercher  mes  félicitations.  Venez,  je  vous  prie, 
dîner  ce  soir  à  Maisons  avec  l'abbé  Miollens,  qui  meurt  d'envie  de 

lOMB  XX.  —  1877.  32 


Zi98  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

VOUS  embrasser;  vous  savez  qu'il  étudie  les  hommes  dans  Horace, 
il  n'en  est  aucun  qu'il  vous  préfère. 

((  Ne  me  répondez  pas  et  venez,  sinon  je  me  brouille  à  jamais 
avec  vous.  » 

Samuel  répondit  comme  suit  à  M''«  Moriaz  : 

«  Soyez  sûre  que  j'ai  souffert  plus  que  vous.  Pardonnez-moi;  il 
faut  beaucoup  pardonner  aux  hommes  qui  ont  beaucoup  pâti.  Mon 
imagination  est  sujette  à  des  effaremens.  Vous  dites  que  l'on  croit 
quand  on  aime.  Les  grandes  joies  inespérées  rendent  mon  cœur  dé- 
fiant. Depuis  quelque  temps  surtout,  je  broie  du  noir.  Après  avoir 
voulu  me  dérober  à  mon  bonheur,  je  tremble  qu'il  ne  m'échappe; 
il  me  paraît  trop  beau  pour  n'être  pas  un  rêve.  Être  aimé  de  vous  !.. 
J'ai  peur;  chaque  soir  je  me  demande  :  M'aimera-t-elle  encore  de- 
main ?  Peut-être  à  mon  inquiétude  se  mêle-t-il  un  secret  remords. 
Ma  fierté  ombrageuse  a  fait  souvent  mon  supplice;  vous  affirmez 
que  c'est  de  l'orgueil,  je  tâcherai  d'en  guérir,  mais  on  ne  guérit 
pas  en  un  jour.  Pendant  ces  longs  mois  d'attente,  il  me  viendra  plus 
d'un  soupçon,  plus  d'une  mauvaise  pensée.  Je  vous  promets  de  m'en 
taire  et  de  m'en  cacher. 

«  Vous  me  condamnez  pour  ma  punition  à  vous  aimer  aujour- 
d'hui plus  qu'hier;  vous  savez  bien  que  c'est  impossible.  C'est  un 
autre  châtiment  que  je  m'infligerai.  M""*  de  Lorcy  m'invite  à  dîner. 
Je  la  soupçonne  d'avoir  pour  moi  une  médiocre  bienveillance,  et  je 
lui  reproche  d'être  un  peu  sèche,  de  ne  rien  comprendre  aux  dérai- 
sons du  cœur,  qui  sont  la  vraie  sagesse.  Je  ne  laisserai  pas  de  me 
rendre  à  son  invitation.  C'est  à  Maisons  et  non  à  Cormeilles  que  je 
passerai  aujourd'hui  ma  soirée.  Étes-vous  contente  de  moi?  Suis-je 
assez  disposé  à  faire  pénitence  ? 

«  Mais  demain...  Oh  !  j'arriverai  demain  à  deux  heures,  j'entrerai 
par  la  petite  porte  verte  qui  s'ouvre  au  bas  du  verger.  Voulez -vous 
faire  quelque  chose  pour  moi?  Promenez-vous  à  deux  heures  dans 
ce  sentier  que  j'adore,  A  cet  endroit,  le  mur  est  un  peu  bas,  et  par- 
dessus j'apercevrai  de  loin,  avant  d'entrer,  la  soie  blanche  de  votre 
ombrelle.  Je  compte,  comme  vous  voyez,  qu'il  fera  du  soleil.  Suis-je 
assez  jeune?  Cela  n'est  pas  étonnant;  je  suis  né  il  y  a  trois  mois  et 
demi;  j'ai  commencé  de  vivre  le  5  juillet  de  cette  année,  à  quatre 
heures  de  l'après-midi,  dans  la  cathédrale  de  Coire.  Pardonnez-moi 
tout,  mes  crimes,  mes  ombrages  et  mes  enfances. 

«  A  demain,  ma  chère  folie.  » 

Le  valet  de  pied  qui  avait  porté  rue  Mont-Thabor  la  lettre  de 
M"*  Moriaz  lui  rapporta  la  réponse  qu'on  vient  de  lire,  et  cette  ré- 
ponse dissipa  son  chagrin,  mais  en  même  temps  la  rendit  pensive. 
Elle  en  médita  certains  passages,  qui  frappèrent  particulièrement 
son  attention.  Bien  que  Samuel  Brohl  ne  les  eût  pas  soulignés,  il 


SAMUEL   BROIIL    ET    COMPAGNIE.  A99 

n'avait  pas  manqué  son  effet.  M"''  Moriaz  conclut  qu'il  serait  bon 
d'avancer  le  terme,  de  presser  les  choses,  qu'au  premier  jour  elle 
prierait  le  comte  Larinski  de  fixer  lui-même  la  date  de  leur  ma- 
riage. Quant  au  contrat,  elle  eut  l'occasion  de  s'en  expliquer  sur 
l'heure  avec  son  père,  qui  lui  annonça  qu'il  avait  invité  à  dîner 
pour  le  lendemain  maître  Noirot,  son  notaire. 

Elle  garda  quelques  instans  le  silence,  puis  elle  dit  :  —  Pourriez- 
vous  m'expliquer  à  quoi  servent  les  notaires? 

Il  lui  répondit  à  peu  près  comme  le  Philosophe  sans  le  savoir  : 
—  Nous  ne  voyons  que  le  présent,  les  notaires  voient  l'avenir  et 
les  accidens  possibles. 

Elle  lui  repartit  qu'elle  ne  croyait  pas  aux  accidens  et  qu'elle  n'ai- 
mait point  les  précautions,  parce  que  les  précautions  supposent  la 
défiance  et  peuvent  sembler  offensantes. 

—  Il  fait  très  beau  aujourd'hui,  répliqua-t-il,  mais  il  pourrait  se 
faire  qu'il  plût  demain.  Si  je  partais  ce  soir  pour  un  voyage,  j'em- 
porterais mon  parapluie  sans  croire  insulter  la  Providence.  Qui  te 
parle  d'offenser  M.  Larinski?  Non  content  de  m'approuver,  il  me 
remerciera.  Pourquoi  refusait -il  de  t' épouser?  Parce  que  tu  es 
riche  et  qu'il  est  pauvre.  Le  contrat  que  je  me  propose  de  faire 
mettra  à  l'aise  son  désintéressement  et  sa  fierté. 

Elle  lui  répondit  vivement  :  —  La  question  d'argent  n'existe  pas 
pour  lui,  je  désire  qu'elle  ne  soit  pas  posée.  Et  puisque  vous  aimez 
les  comparaisons,  supposez  que  vous  invitez  l'un  de  vos  amis  à  ve- 
nir faire  un  tour  dans  votre  potager.  Vos  espaliers  sont  chargés  de 
fruits,  et  vous  savez  que  votre  ami  est  un  honnête  homme  et  qu'au 
surplus  il  n'aime  pas  les  poires.  Yous  ne  laissez  pas  de  lui  mettre 
les  poucettes.  Se  tiendra- t-il,  oui  ou  non,  pour  insulté? 

Il  lui  riposta  d'un  ton  courroucé  que  ce  n'était  pas  la  même 
chose,  et,  M"''  Moiseney  s'étant  permis  d'intervenir  dans  la  discus- 
sion pour  appuyer  Antoinette,  pour  déclarer  qu'on  ne  se  défie  pas 
d'un  comte  Larinski  et  que  les  hommes  de  science  sont  incapables 
de  comprendre  les  délicatesses  du  cœur,  il  la  rabroua  vertement,  la 
pria  de  se  mêler  de  ce  qui  la  regardait.  Pour  la  première  fois  de  sa 
vie,  il  était  sérieusement  en  colère.  Antoinette  le  caressa  pour  le 
calmer  et  pramit  qu'elle  ferait  bon  visage  à  maître  Noirot,  qu'elle 
écouterait  ses  avis  avec  une  religieuse  attention,  qu'elle  s'efforcerait 
d'en  profiter,  sauf  à  lui  démontrer  que  les  notaires  n'ont  pas  le  sens 
commun. 

Pendant  que  M.  Moriaz  avait  cet  orageux  entretien  avec  sa  fille, 
Samuel  Brohl  était  en  route  pour  Maisons.  Après  l'avoir  étonné,  le 
billet  et  l'invitation  de  M"""  de  Lorcy  lui  avaient  fait  plaisir;  il  y 
voyait  la  preuve  qu'elle  renonçait  à  conjurer  l'inévitable  événe- 
ment, à  lutter  contre  le  destin  et  Samuel  Brohl,  qu'elle  prenait  le 


500  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

parti  de  faire  bonne  mine  à  sa  défaite.  11  avait  formé  le  généreux 
dessein  de  la  consoler  de  son  déboire,  de  se  gagner  sa  bienveillance 
à  force  de  bonne  grâce  et  de  modestie.  —  Je  l'ai  roulée,  se  disait-il 
en  souriant,  mais  en  vérité  je  ne  lui  en  veux  point. 

Seul  dans  son  wagon,  Samuel  Brohl  était  heureux,  parfaitement 
heureux.  Il  touchait  au  port,  il  tenait  pour  une  chose  établie  qu'a- 
vant quinze  jours  les  bans  seraient  affichés.  Était-il  seul  dans  son 
compartiment?  Une  image  adorée  lui  faisait  compagnie;  il  lui  par- 
lait, elle  lui  répondait.  A  une  frigidité  d'âme  peu  commune,  Samuel 
Brohl  joignait  une  imagination  qui  prenait  feu,  et  quand  son  ima- 
gination s'allumait,  il  sentait  en  lui  quelque  chose  de  chaud,  qu'il 
prenait  pour  un  cœur,  et  sincèrement  il  se  persuadait  qu'il  en  avait 
un.  En  cet  instant,  il  voyait  Antoinette  telle  qu'il  l'avait  quittée  la 
veille,  le  teint  animé,  les  pommettes  enflammées,  les  yeux  pleins 
de  reproches,  le  regard  humide,  presque  noyé.  Elle  ne  lui  avait  ja- 
mais paru  si  charmante.  Il  se  croyait  si  follement  amoureux  qu'il 
était  tenté  de  se  moquer  un  peu  de  lui-même.  11  savourait  par  an- 
ticipation les  joies  qui  lui  étaient  réservées,  il  fêtait  le  jour  et 
l'heure  où  cette  élégante  créature  serait  à  lui,  où  il  pourrait  dispo- 
ser d'elle  comme  de  son  bien,  dévorer  page  après  page,  chapitre 
après  chapitre,  ce  beau  livre  imprimé  avec  luxe  et  richement  relié. 

Cependant  il  n'était  pas  homme  à  s'absorber  dans  cette  rêverie. 
Ses  pensées  allaient  plus  loin;  il  embrassait  en  idée  son  avenir  tout 
entier,  qu'il  façonnait  à  sa  guise.  Il  prenait  congé  de  son  triste  passé, 
comme  un  aveugle  qui  par  miracle  a  recouvré  la  vue  se  sépare  de 
sa  sébile  et  de  son  chien ,  fâcheux  témoins  de  ses  mauvais  jours. 
Il  en  avait  fini  avec  les  petits  métiers,  avec  le  travail  ingrat,  avec 
les  servitudes  humiliantes,  avec  le  souci  du  lendemain,  avec  la  né- 
cessité de  compter  ses  sous,  avec  les  repas  maigres,  avec  les  expé- 
diens,  les  détresses  et  les  usuriers;  il  disait  adieu  à  tout  cela.  Désor- 
mais il  remuerait  l'argent  à  la  pelle,  il  aurait  en  partage  l'abondance, 
les  fêtes,  la  joie  de  ne  rien  faire,  le  plaisir  de  commander,  toutes  les 
douceurs  et  toute  la  quiétude  d'un  bon  petit  égoïsme  couché  dans 
l'ouate  et  l'édredon,  nourri  d'ortolans,  qui  posséderait  deux  ou  trois 
maisons,  une  voiture,  des  chevaux  et  une  loge  à  l'Opéra.  Quel  ave- 
nir! Par  intervalles,  Samuel  Brohl  passait  sa  langue  sur  ses  lèvres; 
elles  avaient  soif. 

Alnaschar  le  paresseux  avait  pour  tout  bien,  comme  on  sait,  huit 
cents  drachmes  d'argent,  et  il  se  promettait  d'épouser  un  jour  la 
fille  du  grand-vizir.  Il  lui  tardait  que  ce  mariage  fût  une  affaire  ré- 
glée pour  pouvoir  s'habiller  comme  un  prince  et  monter  un  cheval 
dont  la  selle  serait  en  or  fin.  Il  se  proposait  de  donner  de  bonnes 
habitudes  à  sa  femme,  de  la  dresser  à  l'obéissance,  de  lui  apprendre 
à  se  tenir  debout  devant  lui,  toujours  prête  à  le  servir;  il  avait  ré- 


SAMUEL    BROHL    ET   COMPAGNIE.  501 

solu  qu'au  premier  caprice,  à  la  première  mutinerie,  il  la  corrige- 
rait du  regard,  de  la  main  et  même  du  pied.  Si  Samuel  Brohl  avait 
l'esprit  plus  rassis  que  l'Athénien  Hippoclide,  il  était  moins  brutal 
qu'Alnaschar  de  Bagdad;  mais  était-il  beaucoup  moins  féroce?  Il  se 
proposait,  lui  aussi,  de  faire  l'éducation  de  sa  femme,  il  entendait 
que  la  fille  du  grand-vizir  se  consacrât  tout  entière  à  son  bonheur 
et  à  son  service.  Posséder  une  belle  esclave  aux  yeux  bruns,  aux 
cheveux  châtains,  dorés  à  la  racine,  qui  ferait  de  Samuel  Brohl  son 
padichah  et  son  dieu,  qui  passerait  sa  vie  à  ses  genoux,  guettant 
ses  volontés,  lisant  son  bon  plaisir  sur  son  front,  attentive  à  ses 
fantaisies  et  à  ses  sourcils,  lui  appartenant  corps  et  âme,  levant  sur 
lui  des  regards  de  gazelle  timide  ou  de  levrette  lidèle,  tel  était  son 
rêve  de  félicité  conjugale.  Et  qu'aurait-il  besoin  de  faire  l'éduca- 
tion de  M"*  Antoinette  Moriaz!  L'amour  s'en  chargerait.  Elle  adorait 
Samuel  Brohl,  il  l'avait  à  sa  dévotion,  à  sa  discrétion;  impossible 
qu'elle  lui  refusât  jamais  rien  !  D'avance'  elle  était  préparée  à  tous 
les  acquiescemens,  à  toutes  les  obéissances,  elle  serait  sa  servante 
et  sa  chose.  Les  drôles  font  gloire  de  pénétrer  sans  peine  les  hon- 
nêtes gens;  ils  ne  les  comprennent  jamais  qu'à  moitié.  Il  en  est 
des  sentimens  des  honnêtes  gens  comme  de  certaines  langues  répu- 
tées faciles  qui  sont  pleines  de  secrets,  de  finesses  inaccessibles  aux 
esprits  vulgaires.  Tel  commis-voyageur  apprend  l'italien  en  trois 
semaines  et  ne  le  saura  jamais;  Samuel  Brohl  avait  appris  en  quel- 
ques jours  M"*  Moriaz,  mais  il  ne  la  savait  pas. 

Il  arriva  à  Maisons  dans  la  disposition  d'esprit  la  plus  riante,  la 
plus  flatteuse.  En  traversant  le  parc  de  M'"^  de  Lorcy ,  il  fit  la  réflexion 
qu'elle  avait  eu  deux  enfans  morts  en  bas  âge,  qu'elle  était  libre  de 
tester  comme  elle  l'entendait,  qu'elle  avait  le  cou  un  peu  court  et 
le  tempérament  apoplectique,  qu'Antoinette  était  sa  filleule,  qu'à  la 
vérité  M"^  de  Lorcy  était  en  pique  avec  le  comte  Larinski,  mais  que 
le  comte  était  adroit  et  saurait  bien  regagner  ses  sympathies.  Le 
parc  lui  parut  magnifique;  il  en  admira  les  longues  allées  droites, 
qui  avaient  l'air  de  s'en  aller  jusqu'à  Pékin,  il  s'arrêta  quelques  in- 
stans  devant  le  hêtre  pourpre,  et  il  lui  sembla  qu'il  y  avait  quelque 
chose  entre  ce  bel  arbre  et  lui.  Il  contemplait  avec  des  yeux  de  pro- 
priétaire la  terrasse  plantée  de  superbes  tilleuls,  et  il  décida  qu'il 
s'établirait  dans  son  château  de  Maisons,  que  sa  jolie  villa  de  Cor- 
meilles  ne  serait  pour  lui  qu'un  pied  à  terre.  Gomme  on  voit,  son 
imagination  ne  se  refusait  rien;  elle  brassait  l'or,  l'argent  et  les 
songes. 

Nous  ignorons  si  M'"^  de  Lorcy  avait  en  réalité  le  tempérament 
apoplectique;  ce  qui  est  certain,  c'est  qu'elle  n'était  pas  morte.  Sa- 
muel Brohl  l'aperçut  de  loin  sur  la  vérandah,  où  elle  venait  de  s'a- 
vancer pour  guetter  son  arrivée.  Il  s'était  oublié  dans  le  parc  qui 


502  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

devait  être  un  jour  son  parc,  et  elle  commençait  à  s'inquiéter. 

Elle  lui  cria  :  —  Enfin...  Vous  vous  faites  toujours  attendre.  — 
Elle  ajouta  de  l'air  le  plus  affable  :  —  Nous  nous  revoyons  aujour- 
d'hui dans  des  circonstances  moins  tragiques,  et  j'espère  que  vous 
emporterez  un  meilleur  souvenir  de  Maisons. 

Il  lui  baisa  la  main,  en  disant  :  —  Le  bonheur  veut  être  acheté, 
je  ne  pouvais  payer  trop  cher  le  mien. 

Elle  l'introduisit  dans  le  salon,  où  à  peine  fut-il  entré,  il  vit  une 
femme  qui,  étalée  sur  une  causeuse,  s'éventait  en  devisant  avec 
l'abbé  MioUens.  Il  demeura  immobile,  l'œil  fixe,  respirant  à  peine, 
froid  comme  un  marbre;  il  lui  sembla  que  les  quatre  murs  du  salon 
oscillaient  de  droite  à  gauche  et  de  gauche  à  droite,  et  que  le  par- 
quet se  dérobait  sous  ses  pieds  comme  le  pont  d'un  navire  agité 
par  un  fort  tangage. 

Le  jour  précédent,  Antoinette  partie,  M'"^  de  Lorcy  était  revenue 
à  la  charge  auprès  de  la  princesse  Gulof,  et  la  princesse  avait  fini 
par  consentir  à  retarder  son  départ,  à  dîner  avec  l'aventurier  aux 
yeux  verts  et  à  lui  faire  subir  un  interrogatoire.  Elle  était  là;  oui, 
c'était  bien  elle.  Le  premier  mouvement  de  Samuel  Brohl  fut  de 
gagner  la  porte  et  les  champs;  il  n'en  fit  rien.  Il  regarda  M'"^  de 
Lorcy;  elle  le  regardait  elle-même  avec  étonnement,  elle  se  de- 
mandait ce  qui  se  passait  en  lui ,  elle  ne  s'expliquait  pas  le  dé- 
sordre qui  se  peignait  sur  sa  figure.  —  C'est  un  hasard,  se  dit-il; 
elle  ne  m'a  pas  attiré  dans  un  piège,  il  n'y  a  pas  complot.  —  Cette 
pensée  lui  procura  un  demi-soulagement. 

—  Eh  bien!  qu'est-ce  donc?  lui  demanda-t-elle.  Mon  pauvre  sa- 
lon vous  porte-t-il  encore  malheur? 

II  lui  montra  du  doigt  une  jardinière,  et  lui  dit  :  —  Vous  aimez 
les  jacinthes,  les  tubéreuses;  il  y  a  ici  un  parfum  capiteux  qui  m'a 
saisi.  Vous  allez  me  prendre  pour  une  femmelette. 

Elle  lui  répondit  d'une  voix  caressante  :  —  Je  vous  prends  pour 
un  grand  homme  qui  a  de  terribles  nerfs  ;  mais  vous  savez  par  ex- 
périence que,  si  vous  avez  des  faiblesses,  j'ai  des  sels.  Voulez- vous 
mon  flacon? 

—  Vous  êtes  mille  fois  trop  bonne,  répliqua-t-il.  —  Et  brave- 
ment il  marcha  au-devant  du  danger.  Les  dangers  en  robe  de  faille 
sont  les  plus  redoutables  de  tous.  Tout  en  marchant,  Samuel  Brohl 
se  parlait  à  lui-même,  et,  comme  Henri  IV,  il  se  disait  :  — Tremble, 
carcasse!  je  t'en  ferai  voir  bien  d'autres. 

M'"^  de  Lorcy  le  présenta  à  la  princesse,  qui  leva  le  menton  pour 
l'examiner  de  ses  petits  yeux  clignotans.  Il  lui  parut  que  ces  deux 
prunelles  grises  braquées  sur  lui  étaient  deux  balles  qui  venaient 
le  frapper  en  plein  cœur  ;  il  frissonna  de  la  tête  aux  pieds  et  se  de- 
manda s'il  était  mort  ou  vivant.  Il  s'aperçut  bien  vite  qu'il  vivait 


SAMUEL   BROHL    ET    COMPAGNIE.  503 

encore;  la  princesse  était  demeurée  impassible,  pas  un  muscle  n'a- 
vait remué  sur  son  visage.  Elle  finit  par  faire  à  Samuel  un  sourire 
presque  gracieux  et  lui  adressa  quelques  mots  insignifians,  qu'il 
n'entendit  qu'à  moitié  et  qui  lui  semblèrent  exquis,  délicieux.  11 
s'imagina  qu'elle  lui  disait  :  —  Tu  as  de  la  chance,  tu  es  né  coiffé; 
ma  vue  a  baissé  depuis  quelques  années,  et  je  ne  t'ai  pas  reconnu; 
bénis  ton  étoile,  te  voilà  sauvé.  —  Elle  ne  disait  plus  rien  qu'il  l'é- 
coutait  encore,  buvant  ses  paroles  et  le  son  de  sa  voix.  Il  éprouva 
un  tel  transport  de  joie  qu'il  faillit  sauter  au  cou  de  l'abbé  Miol- 
lens,  qui  venait  de  lui  prendre  la  main  en  s'écriant  : 

—  Qu'en  pensez-vous,  mon  cher  comte?  Depuis  que  nous  ne  nous 
sommes  vus,  il  s'est  accompli  un  bien  grand  événement.  Ce  que 
femme  veut.  Dieu  le  veut;  mais  après  tout,  j'y  suis  pour  quelque 
chose,  et  je  m'en  vante. 

M"*  de  Lorcy  pria  le  comte  Larinski  d'offrir  son  bras  à  la  prin- 
cesse Gulof  pour  passer  dans  la  salle  à  manger.  Il  n'eut  pas  la 
force  d'articuler  une  syllabe  en  la  conduisant  à  table,  il  était  en- 
core trop  ému.  Elle-même  ne  disait  rien;  de  sa  main  droite,  elle 
s'occupait  à  arranger  une  boucle  de  ses  cheveux  grisonnans  qui 
avançait  trop  sur  son  front.  Il  regardait  cette  main  courte  et  po- 
telée, laquelle  un  jour,  dans  un  accès  de  jalouse  fureur,  lui  avait 
administré  deux  grands  soufllets  :  ses  deux  joues  la  reconnais- 
saient. 

Pendant  le  dîner,  la  princesse  fut  gaie;  elle  faisait  plus  d'atten- 
tion à  l'abbé  Miollens  qu'au  comte  Larinski,  elle  prenait  plaisir  à 
taquiner  le  bon  prêtre,  à  le  scandaliser  par  ses  propos  délurés  et  ses 
thèses  qui  sentaient  quelque  peu  le  fagot.  Il  n'avait  garde  de  se 
scandaliser;  il  unissait  à  sa  belle  humeur  naturelle  un  respect  inné 
pour  les  grandeurs  et  pour  les  princesses.  Elle  ne  négligea  pas  une 
si  bonne  occasion  de  mettre  sur  le  tapis  la  théorie  de  l'homme- 
singe.  Il  renvoya  gaîment  la  balle  :  il  déclara  qu'il  aimait  mieux 
être  un  ange  déchu  qu'un  singe  perfectionné,  qu'à  son  avis  un  par- 
venu faisait  dans  le  monde  une  plus  mince  figure  que  le  descen- 
dant d'une  vieille  noblesse  ruinée.  Elle  lui  répliqua  qu'elle  était 
plus  démocrate  que  lui,  qu'elle  estimait  par-dessus  tout  les  hommes 
et  les  singes  qui  sont  les  fils  de  leurs  œuvres.  —  Il  m'est  doux  de 
penser,  dit-elle,  que  je  suis  un  macaque  progressif,  qui  a  de  l'ave- 
nir, et  qui,  en  se  donnant  de  la  peine,  peut  se  flatter  d'obtenir  un 
nouvel  avancement. 

Tandis  qu'ils  causaient  ainsi,  Samuel  Brohl  travaillait  à  se  re- 
mettre du  terrible  coup  qu'il  avait  reçu.  Il  constatait  avec  joie  que 
la  vue  de  la  princesse  s'était  considérablement  affaiblie,  que  les 
études  microscopiques  dont  elle  avait  toujours  eu  le  goût  avaient 
fini  par  la  rendre  un  peu  myope,  qu'elle  était  obligée  d'y  regarder 


504  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  près  pour  retrouver  parmi  ses  verres  à  pied  celui  dont  elle  avait 
affaire.  —  H  y  a  six  ans  qu'elle  ne  m'a  vu,  pensait-il,  et  je  suis  de- 
venu un  autre  homme,  je  me  suis  métamorphosé;  j'ai  peine  quel- 
quefois à  me  reconnaître  moi-même.  Jadis  j'avais  la  barbe  rase,  au- 
jourd'hui je  la  porte  entière.  Ma  voix,  mon  accent,  mon  port  de  tête, 
mes  manières,  mon  regard,  tout  a  changé  ;  la  Pologne  est  entrée 
dans  mon  sang,  je  ne  suis  plus  Samuel,  je  suis  Larinski.  —  Il  bénit 
le  microscope,  qui  affaiblit  la  vue  des  vieilles  femmes,  il  bénit  le 
comte  Abel  Larinski,  qui  avait  fait  de  lui  son  sosie.  Avant  la  fin  du 
repas,  il  avait  recouvré  toute  son  assurance,  tout  son  aplomb.  11 
prenait  part  à  la  conversation;  il  raconta  tristement  une  histoire 
triste,  il  débita  quelques  saillies  avec  un  enjoûment  et  une  grâce 
mélancoliques,  il  exprima  des  sentimens  de  haute  chevalerie  en  se- 
couant sa  crinière  de  lion,  il  parla  du  prisonnier  du  Vatican  avec 
des  larmes  dans  la  voix.  On  ne  pouvait  être  plus  Larinski. 

La  princesse  manifestait  en  l'écoutant  une  curiosité  étonnée;  elle 
finit  par  lui  dire  :  —  Comte,  je  vous  admire;  mais  je  ne  crois  qu'à 
la  physiologie,  et  vous  êtes  un  peu  trop  Polonais  pour  moi. 

A  peine  fut-on  sorti  de  table  et  retourné  au  salon,  plusieurs  vi- 
sites survinrent.  Ce  fut  pour  Samuel  une  délivrance.  Si  la  société 
n'était  pas  assez  nombreuse  pour  qu'il  pût  s'y  perdre,  du  moins  elle 
lui  servait  d'écran.  Il  tenait  pour  certain  que  la  princesse  ne  l'avait 
pas  reconnu  ;  il  ne  laissait  pas  d'éprouver  à  sa  vue  un  indicible  ma- 
laise. Ce  visage  kalmouk  lui  rappelait  les  misères,  les  hontes,  les 
durs  esclavages  de  sa  jeunesse;  il  ne  pouvait  le  regarder  sans  sentir 
une  brûlure  à  son  front,  comme  si  un  fer  rouge  venait  d'y  passer. 

Il  lia  conversation  avec  un  conseiller  à  la  cour  rogue  et  pédant, 
dont  les  interminables  monologues  distillaient  l'ennui.  Ce  beau  par- 
leur sembla  charmant  à  Samuel,  qui  lui  trouva  de  l'esprit,  du  savoir 
et  du  goût;  il  avait,  à  ses  yeux,  ce  grand  mérite  qu'il  ne  connais- 
sait pas  Samuel  Brohl.  Dans  ce  moment,  Samuel  divisait  le  genre 
humain  en  deux  catégories  :  la  première  comprenait  les  hommes  de 
bien  et  de  bon  commerce  qui  ne  connaissaient  pas  un  certain  Brohl, 
il  mettait  dans  la  seconde  les  vieilles  femmes  qui  le  connaissaient. 
Il  interrogeait  le  conseiller  avec  déférence,  il  était  suspendu  à  ses 
lèvres,  il  souriait  d'un  air  d'approbation  à  toutes  les  sottises  qui 
lui  échappaient,  il  aurait  voulu  que  son  discours  durât  trois  heures 
d'horloge;  si  ce  charmant  ennuyeux  avait  fait  mine  de  le  lâcher,  il 
l'aurait  retenu  par  le  bouton. 

Tout  à  coup  il  entendit  une  voix  pointue  qui  disait  à  M'"«  de 
Lorcy  :  —  Où  donc  est  le  comte  Larinski?  Amenez-le-moi,  je  vou- 
drais me  disputer  avec  lui. 

Il  s'exécuta,  il  quitta  à  regret  son  conseiller,  alla  s'asseoir  dans 
un  fauteuil  que  lui  avança  gracieusement  M'""  de  Lorcy  et  qui  lui  fit 


SAMUEL   BROHL    ET   COMPAGNIE.  505 

l'effet  d'une  sellette;  il  aperçut  distinctement  les  brodequins,  le  che- 
valet et  même  la  roue.  M'"*  de  Lorcy  s'éloigna;  il  demeura  tête  à  tête 
avec  la  princesse  Gulof,  qui  lui  dit  :  —  On  m'assure  que  j'ai  des  fé- 
licitations à  vous  faire,  et  je  tiens  à  m'en  acquitter.,,  bien  que  nous 
soyons  ennemis. 

—  A  quel  titre  sommes-nous  ennemis,  princesse?  lui  demanda-t-il 
avec  une  légère  inquiétude  qui  se  dissipa  quand  elle  lui  répondit  : 

—  Je  suis  Russe  et  vous  êtes  Polonais;  mais  nous  n'aurons  pas 
le  temps  de  nous  battre;  je  pars  pour  Londres  demain  matin  à  sept 
heures. 

Il  fut  sur  le  point  de  se  jeter  à  ses  pieds  et  de  lui  baiser  tendre- 
ment les  deux  mains  pour  lui  témoigner  sa  gratitude.  Les  Espagnols 
appellent  alhricias  la  récompense  qu'on  donne  à  quelqu'un  qui  vous 
apporte  une  excellente  nouvelle.  —  Demain,  à  sept  heures!  s'é- 
cria-t-il  mentalement.  Je  la  calomniais,  elle  a  du  bon. 

—  Quand  je  dis  que  je  suis  Russe,  reprit-elle,  c'est  une  manière 
de  parler.  La  patrie  est  un  préjugé,  une  idée  qui  a  fait  son  temps, 
qui  avait  un  sens  du  vivant  d'Épaminondas  ou  de  Thésée,  mais  qui 
n'en  a  plus.  Nous  vivons,  nous  autres,  dans  le  siècle  du  télégraphe 
et  des  locomotives,  et  je  ne  connais  rien  aujourd'hui  de  plus  bête 
qu'une  frontière,  ni  de  plus  fou  qu'un  patriote.  Le  bruit  court  que 
vous  vous  êtes  battu  comme  un  héros  dans  l'insurrection  de  1863, 
que  vous  avez  accompli  des  prouesses  incomparables,  que  vous 
avez  tué  de  votre  main  dix  Cosaques.  Que  vous  avaient-ils  fait,  ces 
pauvres  Cosaques?  Ne  vous  hantent-ils  pas  quelquefois  dans  vos 
rêves?  Pouvez-vous  penser  à  vos  victimes  sans  inquiétude  et  sans 
remords  ? 

Il  lui  répondit  d'un  ton  sec,  hautain  :  —  Je  ne  sais  pas,  prin- 
cesse, si  j'ai  tué  de  ma  main  dix  Cosaques;  mais  je  sais  qu'il  est  des 
sujets  sur  lesquels  je  n'aime  pas  à  m'expliquer. 

—  Vous  avez  raison,  je  ne  vous  comprendrais  pas.  Don  Quichotte 
ne  faisait  pas  tous  les  jours  à  Sancho  l'honneur  de  s'expliquer 
avec  lui. 

—  Je  vous  en  prie,  parlons  un  peu  de  l'homme-singe,  reprit-il 
d'un  ton  plus  souple.  C'est  une  question  qui  a  l'avantage  de  n'être 
ni  russe  ni  polonaise. 

—  Vous  ne  réussirez  pas  à  me  détourner  de  mon  chemin.  J'en- 
tends vous  dire  tout  le  mal  que  je  pense  de  vous,  dussiez-vous  vous 
en  fâcher.  Vous  avez  émis  à  table  des  thèses  qui  m'ont  exaspérée. 
Vous  n'êtes  pas  seulement  un  patriote  polonais,  vous  êtes  un  idéa- 
liste, un  vrai  disciple  de  Platon,  et  vous  ne  sauriez  croire  combien 
j'ai  toujours  détesté  cet  homme.  Voilà  soixante-cinq  ans  que  je  suis 
au  monde,  et  je  n'y  ai  vu  que  des  appétits  et  des  intérêts.  Deux  fois 
pendant  le  dîner  vous  nous  avez  parlé  du  monde  idéal.  Qu'est-ce 


506  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  le  monde  idéal?  où  perche-t-il?  Vous  en  parliez  comme  d'une 
maison  dont  vous  connaissiez  les  êtres,  dont  vous  aviez  la  clé  dans 
votre  poche.  Pouvez-vous  me  la  montrer?  je  vous  jure  de  ne  pas 
vous  la  voler...  0  poète!  vous  l'êtes  autant  que  Polonais,  ce  qui 
n'est  pas  peu  dire. 

—  Après  cela,  il  ne  reste  plus  qu'à  me  pendre,  interrompit-il  en 
souriant. 

—  Non,  je  ne  vous  pendrai  point.  Les  opinions  sont  libres,  et  il 
faut  laisser  vivre  tout  le  monde,  même  les  idéalistes.  D'ailleurs,  si 
l'on  vous  pendait,  on  réduirait  au  désespoir  une  charmante  fille  qui 
vous  adore,  qui  a  été  créée  tout  exprès  pour  vous,  et  que  vous 
épouserez  prochainement.  A  quand  la  cérémonie? 

--  Si  j'osais  espérer  que  vous  me  fissiez  l'honneur  d'y  assister, 
princesse,  j'attendrais  que  vous  fussiez  revenue  d'Angleterre. 

—  Vous  êtes  trop  aimable,  je  ne  voudrais  à  aucun  prix  retarder 
le  bonheur  de  M"*^  Moriaz.  Là,  mon  cher  comte,  je  vous  félicite  sin- 
cèrement. J'ai  eu  le  plaisir  de  rencontrer  ici  même  la  future  com- 
tesse Larinska.  Elle  est  délicieuse;  c'est  une  nature  exquise,  la  vraie 
femme  d'un  poète.  Elle  doit  avoir  de  l'esprit,  du  discernement;  elle 
vous  a  choisi,  c'est  tout  dire.  Quant  à  sa  fortune,  je  n'ose  pas  vous 
demander  si  elle  en  a;  vous  me  renverriez  bien  loin.  Les  idéalistes 
s'occupent -ils  de  ces  viles  questions? 

Elle  se  rapprocha  de  lui,  et  agitant  son  éventail  :  —  Ces  pauvres 
idéalistes  !  ils  ont  du  malheur. 

—  Lequel,  princesse? 

—  Ils  rêvent  les  yeux  ouverts,  et  le  réveil  est  quelquefois  fort 
désagréable.  Ah!  mon  cher  comte  Larinski,  et  ceci,  et  cela,  et  cœ- 
tera...  Ainsi  finit  l'aventure. 

Puis  avançant  la  tête  vers  Samuel,  dardant  sur  lui  un  long  regard 
de  vipère,  elle  murmura  d'une  voix  qui  lui  déchira  le  tympan  comme 
une  scie  aux  dents  aiguës  :  —  Samuel  Brohl,  homme  aux  yeux  verts, 
tôt  ou  tard  les  montagnes  se  rencontrent. 

Samuel  avait  en  face  de  lui  un  grand  portrait  en  pied  de  feu 
M.  de  Lorcy  en  costume  d'apparat,  in  fiocchi.  Il  lui  sembla  que  cet 
ex-syndic  des  agens  de  change  venait  de  remuer  dans  son  cadre, 
en  roulant  des  yeux  formidables.  Il  lui  parut  aussi  que  les  candé- 
labres qui  surmontaient  la  cheminée  lançaient  des  jets  de  flammes 
dont  les  langues  roses,  vertes,  bleues,  montaient  jusqu'au  plafond. 
Il  lui  parut  enfin  que  son  cœur  battait  bruyamment  dans  sa  poi- 
trine comme  le  balancier  d'une  horloge,  que  tout  le  monde  allait 
se  retourner  pour  savoir  d'où  venait  ce  bruit.  On  était  occupé  ail- 
leurs, personne  ne  se  retourna,  personne  ne  se  douta  qu'il  y  avait 
là  un  homme  sur  qui  la  foudre  venait  de  tomber. 

Cet  homme  passa  la  main  sur  son  front  couvert  d'une  sueur 


SAMUEL   BROHL   ET   COMPAGNIE.  507 

froide;  puis,  chassant  par  un  effort  de  sa  volonté  le  nuage  qui  voi- 
lait ses  paupières,  il  se  pencha  à  son  tour  vers  la  princesse,  et  le 
sourcil  frémissant,  l'air  méchant  et  sardonique,  il  lui  dit  tout  bas  : 
—  Princesse,  je  connais  un  peu  ce  Samuel  Brohl  dont  vous  parlez; 
il  n'est  pas  homme  à  se  laisser  étrangler  sans  crier  beaucoup.  Vous 
n'avez  pas  l'habitude  d'écrire;  il  a  cependant  reçu  de  vous  deux  let- 
tres, dont  il  a  tiré  copie  et  mis  les  originaux  en  sûreté.  Si  jamais  il 
se  voyait  dans  la  nécessité  de  paraître  devant  un  tribunal,  ces  deux 
lettres  répandraient  beaucoup  d'agrément  sur  la  plaidoirie  de  son 
avocat,  et  pour  sûr  elles  feraient  la  joie  de  tous  les  petits  journaux 
de  Paris. 

Là-dessus,  il  lui  fit  un  salut  profond,  respectueux,  prit  congé  de 
M™*"  de  Lorcy  et  se  retira  suivi  de  l'abbé  Miollens,  qui  lui  infligea  un 
véritable  supplice  en  s' obstinant  à  le  reconduire  jusqu'à  la  station. 
N'étant  plus  gêné  par  la  présence  de  M""^  de  Lorcy,  l'abbé  lui  parla 
à  cœur  ouvert  de  l'heureux  événement  auquel  il  se  piquait  d'avoir 
collaboré,  il  l'accabla  de  ses  félicitations,  de  tous  les  vœux  qu'il  fai- 
sait pour  sa  félicité;  pendant  un  quart  d'heure,  il  lui  prodigua  son 
miel  et  sa  myrrhe.  Samuel  lui  aurait  volontiers  serré  le  cou.  Il  ne 
respira  que  lorsque  l'abbé  l'eut  délivré  de  son  obsédante  compa- 
gnie. 

Un  orage  grondait  au  ciel  presque  entièrement  découvert;  c'était 
un  orage  sec,  la  pluie  tombait  ailleurs.  Des  éclairs  incessans,  par- 
tant de  tous  les  coins  de  l'horizon,  promenaient  dans  toute  l'éten- 
due de  la  plaine  leurs  palpitations  lumineuses,  accompagnées  de 
lointains  tonnerres.  Par  instans,  les  collines  semblaient  s'allumer. 
A  plusieurs  reprises,  Samuel,  le  nez  collé  à  la  portière  de  son  wa- 
gon, crut  apercevoir  du  côté  de  Cormeilles  la  lueur  étincelante 
d'un  incendie,  dans  lequel  flambaient  son  rêve  et  deux  millions, 
sans  parler  des  espérances. 

Il  se  reprochait  amèrement  sa  fugue  de  la  veille.  —  Si  j'avais 
passé  la  soirée  d'hier  avec  elle,  pensait-il,  sûrement  elle  m'aurait 
parlé  de  la  princesse  Gulof;  j'aurais  pris  mes  mesures  en  consé- 
quence, et  rien  ne  serait  arrivé.  —  C'était  la  faute  de  M.  Langis, 
c'est  à  lui  qu'il  imputait  son  désastre,  et  il  l'en  détestait  davantage. 
Cependant,  à  mesure  qu'il  approchait  de  Paris,  il  sentait  son 
courage  se  raffermir. 

—  Les  deux  lettres  ont  fait  peur  à  cette  vieille  fée,  se  disait-il  ; 
elle  y  pensera  à  deux  fois  avant  de  me  déclarer  la  guerre.  iNon,  elle 
n'osera  pas.  —  Il  ajoutait  :  —  Et  quand  elle  oserait,  Antoinette 
m'aime  tant  que  je  lui  ferai  croire  tout  ce  qui  me  plaira. 

Et  il  préparait  dans  sa  tête  le  discours  qu'il  lui  tiendrait,  le  cas 
échéant. 
Au  même  instant,  M""^  de  Lorcy,  demeurée  seule  avec  le  prin- 


508  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

cesse  Gulof,  lui  disait  :  —  Eh  bien  !  ma  chère,  vous  avez  fait  causer 
mon  homme.  Qu'en  pensez- vous? 

La  princesse  la  désola  par  sa  réponse.  —  Je  pense,  ma  chère,  lui 
répliqua-t-elle,  que  le  comte  Larinski  est  le  dernier  des  roman- 
tiques, ou,  si  vous  l'aimez  mieux,  la  dernière  des  guitares;  mais  je 
n'ai  pas  de  raisons  de  croire  que  ce  soit  un  aventurier. 

M™«  de  Lorcy  ne  put  tirer  rien  de  plus  de  la  princesse  Gulof;  elle 
l'avait  retenue  à  coucher,  elle  ne  fut  pas  payée  de  son  hospitalité. 
La  princesse  employa  une  partie  de  la  nuit  à  réfléchir  et  à  délibérer. 
La  menace  insolente  de  Samuel  Brohl  avait  produit  sur  elle  quel- 
que effet.  Elle  cherchait  à  se  rappeler  la  teneur  exacte  des  deux 
lettres  que  jadis  elle  avait  eu  l'imprudence  de  lui  écrire  de  Lon- 
dres, dans  le  cours  d'une  mission  d'affaires  qu'il  remplissait  pour 
elle  à  Paris.  Elle  avait  composé  l'une  dans  un  moment  de  folle  ex- 
pansion, l'autre  dans  un  accès  de  colère  amoureuse.  La  première 
contenait  des  indiscrétions  égrillardes  touchant  d'augustes  person- 
nages; il  y  avait  dans  la  seconde  un  peu  trop  de  physiologie.  Elle 
avait  exigé  de  Samuel,  à  son  retour,  qu'il  brûlât  en  sa  présence  ces 
deux  épîtres  compromettantes;  il  l'avait  trompée,  il  n'avait  brûlé 
que  les  enveloppes  et  du  papier  blanc.  A  la  pensée  qu'un  jour  peut- 
être  on  réciterait  sa  prose  au  Palais  ou  qu'on  l'imprimerait  toute 
crue  dans  un  petit  journal,  elle  éprouvait  des  alarmes,  son  sang 
bouillonnait  dans  ses  veines;  elle  se  souciait  peu  de  mettre  Paris  et 
Saint-Pétersbourg  dans  la  confidence  d'une  passion  dont  le  souve- 
nir lui  répugnait,  d'apprendre  à  l'univers  que  la  femme  du  gou- 
verneur-général de  Moscou  avait  eu  pour  amant  un  chevalier  d'in- 
dustrie;... mais  laisser  échapper  une  si  belle  vengeance!  renoncer 
à  ce  plaisir  des  dieux  et  des  princesses  !  souffrir  que  l'homme  qui 
lui  avait  faussé  compagnie  et  qui  venait  de  la  braver  menât  à  bonne 
fin  sa  ténébreuse  intrigue!..  Elle  ne  pouvait  s'y  résigner,  et  il  en 
résulta  que  pendant  la  nuit  qu'elle  passa  à  Maisons  elle  ne  dormit 
que  d'un  œil. 

XL 

Le  lendemain,  après  son  déjeuner,  M"*^  Moriaz  se  promenait  seule 
sur  sa  terrasse.  Le  temps  était  d'une  douceur  admirable.  La  tête 
nue,  elle  avait  ouvert  son  ombrelle  en  soie  blanche  pour  se  proté- 
ger contre  le  soleil,  car  Samuel  Brohl  avait  été  prophète,  il  faisait 
du  soleil.  Elle  regardait  le  ciel,  où  l'orage  sec  du  soir  précédent 
n'avait  laissé  aucune  trace,  et  il  lui  semblait  qu'elle  n'avait  jamais 
vu  de  ciel  aussi  bleu.  Elle  regardait  ses  plates-bandes,  et  elle  y 
voyait  des  fleurs,  qui  peut-être  n'y  étaient  pas.  Elle  regardait  le 
verger  en  pente  inégale  qui  bordait  la  terrasse  et  elle  admirait  le 


SAMUEL  BRCHL  ET  COMPAGNIE.  509 

feuillage  des  pommiers,  où  l'automne  semait  à  pleines  mains  l'or 
et  la  pourpre;  ils  avaient  de  l'herbe  jusqu'aux  genoux,  cette  herbe 
était  luisante  et  sentait  bon.  Au-dessus  des  pommiers,  elle  regar- 
dait la  flèche  de  l'église  de  Cormeilles,  qui  s'amusait  elle-même  à 
regarder  courir  les  nuages.  C'était  un  jour  de  fête  carillonnée.  Les 
cloches,  sonnant  à  pleine  volée,  parlaient  à  cette  heureuse  fille  de 
ce  pays  lointain,  mystérieux,  dont  nous  nous  souvenons  sans  l'avoir 
jamais  vu.  A  leurs  voix  argentines  répondaient  de  folâtres  glous- 
semens  de  poules.  Elle  reconnut  tout  de  suite  qu'il  se  passait  un 
joyeux  événement  dans  les  basses-cours  comme  dans  les  clochers, 
qu'en  bas  comme  en  haut  on  célébrait  l'arrivée  de  quelqu'un.  Ce 
qui  lui  semblait  plus  charmant  que  tout  le  reste,  c'était  tout  au 
bout  du  verger  une  petite  porte  en  niche,  dont  l'arcade  était  tapis- 
sée de  lierre.  C'est  par  cette  porte  qu'il  devait  arriver. 

Elle  fit  plusieurs  fois  le  tour  de  la  terrasse.  Le  gravier  était  élas- 
tique et  rebondissait  sous  ses  pas.  Jamais  M"^  Moriaz  ne  s'était  sen- 
tie si  légère;  la  vie,  le  présent,  l'avenir,  ne  pesaient  pas  plus  à 
son  front  que  ne  pèse  un  oiseau  dans  la  main  qui  le  tient  et  le  sent 
frémir.  Son  cœur  frémissait  comme  un  oiseau,  comme  lui  il  avait 
des  ailes  et  ne  demandait  qu'à  s'envoler.  Elle  croyait  découvrir 
partout  du  bonheur;  il  y  avait  comme  une  joie  répandue  dans  l'air, 
dans  le  vent,  dans  tous  les  bruits,  dans  tous  les  silences.  Elle  con- 
templait en  souriant  le  vaste  paysage  qui  se  déployait  sous  ses 
yeux,  et  la  Seine  scintillante  lui  renvoyait  son  sourire. 

On  vint  l'avertir  qu'une  étrangère  était  là,  qui  demandait  à  lui 
parler.  L'instant  d'après,  l'étrangère  parut,  et  M"^  Moriaz  eut  la 
surprise  plus  déplaisante  qu'agréable  de  se  trouver  en  présence  de 
la  princesse  Gulof  ;  elle  aurait  très  bien  pris  son  parti  de  ne  jamais 
la  revoir.  —  Voilà  une  fâcheuse  visite,  pensa- 1- elle  en  la  faisant 
asseoir  sur  un  banc.  Que  peut  bien  me  vouloir  cette  femme? 

—  C'est  à  M.  Moriaz  que  je  désirais  parler,  lui  dit  la  princesse. 
On  m'apprend  qu'il  est  sorti.  Je  partirai  dans  quelques  heures  pour 
Calais,  je  ne  puis  attendre  son  retour,  et  je  me  décide  à  m' adresser 
à  vous,  mademoiselle.  Je  viens  ici  pour  vous  rendre  un  de  ces  pe- 
tits services  qu'on  ne  se  refuse  pas  entre  femmes,  mais  avant  toute 
chose  je  voudrais  pouvoir  compter  sur  votre  absolue  discrétion  ; 
j'entends  ne  point  paraître  dans  cette  affaire. 

—  Dans  quelle  affaire,  madame? 

—  Elle  n'est  pas  sans  conséquence  ;  il  s'agit  de  votre  mariage. 

—  Vous  êtes  mille  fois  bonne  de  vouloir  bien  vous  occuper  de 
mon  mariage;  mais  je  ne  comprends  pas... 

—  Vous  comprendrez  tout  à  l'heure.  Ainsi  vous  me  promettez... 

—  Je  ne  promets  rien,  madame,  avant  d'avoir  compris. 

La  princesse  regarda  de  travers  M"*  Moriaz.  Elle  croyait  parler  à 


510  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

une  colombe;  elle  découvrait  que  la  colombe  avait  l'humeur  moins 
commode  et  le  cou  plus  raide  qu'elle  ne  pensait.  Elle  balança  un 
moment  si  elle  ne  lèverait  pas  la  séance;  elle  se  décida  pourtant  à 
passer  outre. 

—  J'ai  une  histoire  à  vous  raconter,  poursuivit-elle  d'un  ton  fa- 
milier; écoutez -la,  je  vous  prie,  avec  attention  :  je  me  trompe 
bien  ou  vous  finirez  par  la  trouver  intéressante.  Il  y  a  treize  ou 
quatorze  ans  de  cela,  un  de  ces  hasards  malencontreux  qui  sont 
communs  en  voyage  m'obligea  de  passer  quelques  heures  dans  une 
méchante  bourgade  de  la  Gallicie.  L'auberge  ou  pour  mieux  dire  le 
cabaret  où  je  m'arrêtai  était  fort  sale;  le  cabaretier,  petit  Juif  al- 
lemand de  mauvaise  mine,  était  plus  sale  encore  que  son  cabaret, 
et  il  avait  un  fils  qui  ne  l'était  pas  moins.  Je  suis  sujette  à  me  faire 
des  illusions  sur  les  hommes.  Malgré  sa  crasse,  ce  jouvenceau  me 
parut  intéressant.  Son  triste  père  lui  refusait  toute  instruction  et  le 
rouait  de  coups;  il  avait  l'air  intelligent,  il  me  fit  l'effet  d'un 
poisson  d'eau  vive  condamné  à  nager  dans  un  bourbier.  Il  s'appelait 
Samuel  Brohl,  retenez  bien  ce  nom.  J'eus  piiié  de  lui  et  je  ne  trou- 
vai pas  d'autre  moyen  de  le  délivrer  que  de  l'acheter  à  son  père. 
Cet  affreux  petit  homme  m'en  demanda  un  prix  exorbitant;  je  vous 
assure  que  ses  prétentions  étaient  folles.  Je  n'étais  pas  en  fonds,  ma 
belle,  j'avais  sur  moi  tout  juste  l'argent  nécessaire  pour  continuer 
mon  voyage  ;  mais  je  portais  à  mon  bras  un  bracelet  qui  eut  l'avan- 
tage de  lui  plaire.  C'était  un  bijou  persan,  plus  singulier  que  beau; 
je  le  vois  d'ici  :  trois  grandes  plaques  d'or,  ornées  d'animaux  fan- 
tastiques et  reliées  par  une  sorte  de  tricot  en  filigrane.  Je  tenais  à 
ce  bracelet,  on  me  l'avait  rapporté  de  Téhéran.  Il  y  avait  un  secret 
à  l'une  des  plaques,  qui  s'ouvrait;  j'y  avais  fait  graver  les  dates  les 
plus  intéressantes  de  ma  vie,  et  au-dessous  ma  profession  de  foi, 
dont  vous  n'avez  que  faire.  Ah!  ma  chère,  quand  on  est  une  fois 
mordu  par  cette  passion  dangereuse  qui  se  nomme  la  philanthropie, 
on  devient  capable  de  troquer  un  bracelet  persan  contre  Samuel 
Brohl,  et  je  vous  jure  que  c'est  un  vrai  marché  de  dupe  que  j'ai 
fait  là.  Ce  vilain  garçon  m'a  mal  payée  de  mes  bontés  pour  lui.  Je 
l'envoyai  à  l'université  et  plus  tard  je  l'attachai  à  ma  personne  à 
titre  de  secrétaire.  C'est  une  âme  noire.  Un  beau  matin,  il  leva  le 
pied  et  disparut. 

—  Voilà  une  ingratitude  révoltante,  interrompit  Antoinette,  et 
votre  bonne  œuvre,  madame,  a  été  mal  récompensée;  mais  je  ne 
vois  pas  bien  quel  rapport  Samuel  Brohl  peut  avoir  avec  mon  ma- 
riage. 

—  Vous  êtes  trop  impatiente,  ma  mignonne.  Si  vous  m'en  don- 
niez le  temps,  je  vous  apprendrais  que  j'ai  eu  le  plaisir  fort  inat- 
tendu de  dîner  hier  avec  lui  chez  M'"*'  de  Lorcy.  Cet  Allemand  a  fait 


SAMUEL    BBOnL    ET    COMPAGNIE.  511 

beaucoup  de  chemin,  depuis  que  je  l'ai  perdu  de  vue;  il  ne  s'est 
pas  contenté  de  devenir  un  Polonais,  il  est  aujourd'hui  un  person- 
nage. Il  s'appelle  le  comte  Abel  Larinski  et  il  doit  épouser  très 
prochainement  M"'^  Antoinette.  Moriaz. 

Une  boulTée  de  sang  monta  aux  joues  d'Antoinette,  et  son  regard 
jeta  du  feu.  La  princesse  Gulof  se  méprit  tout  à  fait  sur  le  senti- 
ment qui  l'animait  et  elle  lui  dit  : 

—  Ma  belle,  ne  vous  fâchez  pas,  ne  vous  indignez  pas;  votre  in- 
dignation ne  vous  servirait  de  rien.  Sans  contredit,  un  scélérat  ca- 
pable de  tromper  une  si  charmante  fille  mériterait  dix  fois  la  mort; 
mais  gardez-vous  de  faire  un  esclandre.  Ma  chère,  les  esclandres 
produisent  toujours  des  éclaboussures  qui  rejaillissent  sur  tout  le 
monde,  et  il  y  a  un  proverbe  turc  un  peu  vulgaire,  mais  très  sensé, 
qui  dit  que  plus  on  pile  l'ail,  plus  il  sent.  Croyez-moi,  vous  ne 
sortiriez  pas  de  là  sans  une  teinte  de  ridicule;  certaines  méprises 
paraissent  toujours  un  peu  grotesques,  et  il  est  inutile  d'en  entre- 
tenir l'univers.  Grâce  à  Dieu,  vous  n'êtes  pas  encore  la  comtesse  La- 
rinska,  et  je  suis  arrivée  juste  à  point  pour  vous  sauver.  Taisez-vous 
sur  la  découverte  que  vous  venez  de  faire,  n'en  touchez  pas  un  mot 
à  Samuel  Brohl ,  et  cherchez  un  prétexte  honnête  pour  rompre. 
Vous  ne  seriez  pas  femme  si  vous  n'en  trouviez  pas  dix  pour  un. 

M'^^  Moriaz  ne  put  plus  contenir  sa  colère.  —  Madame ,  s'écria- 
t-elle  avec  violence,  consentirez- vous  à  déclarer  à  M.  Larinski,  moi 
présente,  qu'il  s'appelle  Samuel  Brohl? 

—  Je  lui  ai  fait  hier  cette  déclaration,  mademoiselle;  il  est  inu- 
tile que  je  la  lui  répète.  Il  était  plus  mort  que  vif,  et  vraiment  j'ai 
eu  regret  à  l'état  où  je  le  mettais.  Je  ne  puis  me  dissimuler  que  je 
suis  cause  de  tout;  pourquoi  ai-je  tiré  ce  garçon  du  cabaret  de  son 
père  et  de  sa  bourbe  natale?  Peut-être  y  serait-il  resté  honnête. 
C'est  moi  qui  l'ai  lancé  dans  le  monde,  qui  lui  ai  donné  l'envie 
d'arriver.  Je  lui  ai  mis  des  atouts  en  main,  il  a  trouvé  qu'il  ne  ga- 
gnait pas  assez  vite,  il  a  fini  par  tricher.  Il  ne  m'appartient  pas 
d'accabler  ce  pauvre  diable,  on  doit  des  égards  à  ses  obligés,  et 
encore  un  coup,  je  désire  ne  pas  paraître  davantage  dans  cette 
affaire.  Promettez-moi  que  Samuel  Brohl  ne  sera  jamais  informé 
de  la  démarche  que  je  fais  auprès  de  vous. 

Elle  lui  répondit  sur  un  ton  de  hauteur  :  —  Je  vous  promets, 
madame,  que  je  ne  ferai  jamais  au  comte  Larinski  l'injure  de  lui 
répéter  un  seul  mot  des  histoires  fort  vraisemblables  que  vous  venez 
de  me  raconter. 

La  princesse  se  leva  brusquement,  demeura  plantée  devant 
M"*  Moriaz  et  la  regarda  en  silence  ;  puis  elle  lui  dit  de  son  ton  le 
plus  ironique  :  —  Ah!  vous  ne  me  croyez  pas,  ma  belle.  Décidé- 
ment vous  ne  me  croyez  pas.  Yous  avez  raison;  il  ne  faut  pas  ajou- 


512  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ter  foi  aux  radotages  des  vieilles  femmes.  Non,  ma  mignonne,  il  n'y 
a  point  de  Samuel  Brohl  ;  j'ai  diné  hier  à  Maisons  avec  le  plus  au- 
thentique de  tous  les  comtes  Larinski,  et  il  ne  me  reste  plus  qu'à 
vous  prier  de  recevoir  tous  mes  vœux  pour  le  bonheur  à  jamais  as- 
suré de  la  comtesse  Larinska  et  cœtera,  de  la  comtesse  Larinska  et 
compagnie. 

A  ces  mots,  elle  lui  tira  sa  révérence,  tourna  les  talons  et  disparut. 

M"®  Moriaz  resta  un  instant  comme  étourdie  du  coup;  elle  avait 
de  la  peine  à  reprendre  ses  esprits.  Elle  se  demandait  si  elle  n'avait 
pas  eu  une  vision  ou  un  cauchemar,  si  c'était  bien  une  princesse 
russe  en  chair  et  en  os  qui  était  venue  tout  à  l'heure,  qui  s'était 
assise  auprès  d'elle  et  lui  avait  tenu  des  propos  si  étranges  que  le 
clocher  de  Gormeilles  n'avait  pu  les  entendre  sans  tomber  dans  une 
profonde  stupeur.  En  effet ,  le  clocher  de  Gormeilles  se  taisait,  ses 
cloches  ne  sonnaient  plus  ;  un  silence  effrayant  régnait  à  deux  lieues 
à  la  ronde. 

Antoinette  eut  bientôt  le  dessus  sur  son  émotion.  —  Avant-hier, 
pensait-elle,  cette  femme  m'avait  paru  avoir  le  cerveau  dérangé  ; 
c'est  une  méchante  folle,  il  me  tarde  qu'Abel  soit  ici,  il  me  racon- 
tera ce  qui  s'est  passé  à  ce  dîner  entre  lui  et  cette  radoteuse ,  et 
nous  rirons.  Peut-être  ne  s'est-il  rien  passé  du  tout.  Ne  fera-t-on 
pas  enfermer  la  princesse  Gulof  ?  On  a  bien  tort  de  laisser  des  ma- 
niaques de  cette  espèce  courir  le  monde  en  liberté.  Cela  peut  cau- 
ser des  accidens;  les  cloches  de  Gormeilles  ne  sonnent  plus...  Eh! 
bon  Dieu,  que  sait-on?  M'"*  de  Lorcy  a  sûrement  la  main  dans 
cette  affaire.  C'est  la  suite  du  grand  complot.  Combien  la  pièce  a- 
t-elle  d'actes?  Nous  voici  au  second  ou  au  troisième;  mais  il  est 
des  plaisanteries  dont  on  se  fâche.  Je  finirai  par  me  fâcher. 

La  princesse  Gulof  avait  entièrement  manqué  son  effet.  Il  sem- 
blait à  M"''  Moriaz  que,  depuis  vingt  minutes,  elle  aimait  le  comte 
Larinski  encore  plus  qu'auparavant. 

L'heure  approchait,  il  était  en  route;  elle  n'avait  jamais  été  si 
impatiente  de  le  voir.  Elle  aperçut  quelqu'un  à  l'autre  bout  de  la 
terrasse.  C'était  M.  Camille  Langis,  qui  se  dirigeait  vers  le  labora- 
toire. Il  tourna  la  tête,  rebroussa  chemin  et  vint  à  elle.  M.  Moriaz 
l'avait  prié  de  lui  traduire  par  écrit  deux  pages  d'un  mémoire  alle- 
mand, qu'il  entendait  mal.  Camille  apportait  sa  traduction;  c'était 
peut-être  sa  raison  de  revenir  au  bout  de  deux  jours  à  Gormeilles, 
peut-être  aussi  n'était-ce  qu'un  prétexte. 

M"''  Moriaz  ne  put  s'empêcher  de  faire  la  réflexion  que  sa  visite 
était  inopportune,  qu'il  choisissait  mal  son  moment.  —  Si  le  comte 
le  trouve  encore  ici ,  pensa-t-elle ,  je  ne  crains  pas  qu'il  me  fasse 
une  scène,  mais  tout  son  plaisir  sera  gâté.  —  Elle  accueillit  M.  Lan- 
gis avec  une  nuance  de  froideur  qui  lui  fut  sensible. 


SAMUEL   BROHL    ET   COMPAGNIE.  513 

—  Je  suis  de  trop ,  dit-il ,  en  faisant  un  mouvement  pour  se  re- 
tirer. 

Elle  le  retint,  et  changeant  de  ton  :  —  Vous  n'êtes  jamais  de  trop, 
Camille.  Asseyez-vous  là. 

Il  s'assit  et  lui  parla  des  courses  de  Chantilly,  auxquelles  il  avait 
assisté  la  veille.  Elle  l'écoutait,  secouait  la  tête  en  signe  d'approba- 
tion; mais  elle  n'entendait  sa  voix  qu'au  travers  d'un  brouillard 
qui  voilait  les  sons.  Elle  leva  la  main  pour  chasser  une  guêpe  dont 
le  bourdonnement  l'agaçait;  la  dentelle  de  sa  manchette,  en  se  ra- 
battant, laissa  son  poignet  à  découvert. 

—  Vous  avez  là  un  bracelet  qui  me  paraît  curieux,  lui  dit 
M.  Langis. 

—  Vous  ne  l'aviez  pas  encore  vu?  répondit-elle.  Il  y  a  pourtant 
déjà  quelque  temps... 

Elle  s'interrompit,  frappée  d'une  idée  subite.  Elle  regarda  son 
poignet.  Ce  bracelet  qui  ne  la  quittait  jamais,  ce  bracelet  que  lui 
avait  donné  le  comte  Larinski,  ce  bracelet  qu'il  aimait  parce  qu'il 
lui  venait  de  sa  mère,  et  que  feu  la  comtesse  Larinska  l'avait  porté 
jusqu'à  ses  derniers  momens,  ne  ressemblait  à  aucun  autre;  mais 
M''*  Moriaz  s'avisa  de  remarquer  qu'il  ressemblait  beaucoup  au  bra- 
celet persan  dont  la  princesse  Gulof  lui  avait  fait  la  description  et 
qu'elle  avait  troqué  contre  Samuel  Brohl.  Les  trois  plaques  d'or, 
les  animaux  chimériques,  les  chaînettes  en  filigrane  maillée,  rien 
n'y  manquait.  Elle  l'ôta  de  son  bras  et  le  présenta  à  M.  Langis,  en 
lui  disant  : 

—  Il  y  a,  paraît-il,  quelque  chose  d'écrit  à  l'intérieur  d'une  de 
ces  plaques  ;  mais  pour  l'ouvrir  il  faudrait  savoir  le  secret.  Savez- 
vous  deviner  les  secrets? 

Il  examina  avec  soin  le  bracelet,  —  Deux  de  ces  plaques,  dit-il, 
sont  pleines  et  en  or  massif;  la  troisième  est  creuse  et  pourrait 
servir  de  boîte.  J'aperçois  ici  une  petite  charnière  presque  invi- 
sible; mais  j'ai  beau  chercher  le  secret,  je  ne  le  trouve  pas. 

—  La  charnière  est-elle  solide? 

—  Pas  trop,  et  on  forcerait  facilement  ce  couvercle. 

—  C'est  ce  que  vous  allez  faire,  lui  répondit-elle. 

—  A  quoi  pensez- vous?  Dieu  me  préserve  de  gâter  un  bijou  que 
vous  aimez! 

Elle  lui  repartit  :  —  J'ai  fait  la  connaissance  d'une  princesse 
russe  qui  a  la  fureur  de  la  physiologie  et  des  dissections.  Son  mal 
m'a  gagné,  et  je  veux  me  mettre  à  disséquer.  J'aime  ce  bijou,  mais 
je  veux  savoir  ce  qu'il  y  a  dedans...  Faites  ce  que  je  vous  dis, 
poursuivit-elle.  Vous  trouverez  dans  le  laboratoire  les  instrumens 
nécessaires.  Allez,  la  clé  est  à  la  porte. 

lOMB  XX.  —  1877.  33 


51Zj  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Il  la  consulta  du  regard;  elle  avait  l'œil  ardent,  la  voix  brève,  et 
lui  répétait  :  —  Mais  allez  donc.  Vous  ne  m'avez  pas  comprise? 

Il  obéit,  se  rendit  au  laboratoire,  en  emportant  le  bracelet.  Après 
cinq  minutes,  il  revint  et  dit  :  —  Je  suis  un  maladroit;  j'ai  estro- 
pié le  couvercle  en  l'enlevant;  mais  vous  l'avez  voulu,  et  votre  cu- 
riosité sera  satisfaite. 

Elle  put  en  effet  satisfaire  sa  curiosité.  Elle  saisit  avidement  le 
bracelet,  et  sur  la  plaque  du  fond,  mise  à  nu,  elle  aperçut,  gravés 
dans  l'or,  de  petits  caractères  presque  microscopiques.  A  force 
d'attention,  elle  parvint  à  les  déchiffrer.  Elle  distingua  plusieurs 
dates,  marquant  les  années,  les  mois  et  les  jours  où  il  était  arrivé 
quelque  chose  d'important  à  la  princesse  Gulof.  Ces  dates,  qui 
n'étaient  accompagnées  d'aucune  indication,  suffisaient  jadis  pour 
lui  rappeler  les  principales  expériences  qu'elle  avait  pratiquées  sur 
les  hommes  avant  de  découvrir  Samuel  Brohl.  Le  résultat  n'en  avait 
pas  été  réjouissant,  car  on  lisait  au-dessous  de  cette  façon  de  ca- 
lendrier une  profession  de  foi  ainsi  conçue  :  «  Rien,  rien,  rien,  et 
c'est  tout.  »  Cette  déclaration  mélancolique  était  signée,  et  la  si- 
gnature était  fort  lisible.  M'^*^  Moriaz  l'épela  tout  couramment, 
quoique  dans  cet  instant  elle  eût  la  vue  trouble,  et  elle  demeura 
convaincue  que  le  bijou  dont  le  comte  Larinski  lui  avait  fait  pré- 
sent comme  d'une  relique  de  famille  avait  appartenu  à  Anna  Pe- 
trovna,  princesse  Gulof. 

Elle  devint  mortellement  pâle  et  sa  tête  se  perdit;  elle  eut  presque 
un  accès  de  folie.  Dans  le  désordre  de  son  esprit,  elle  croyait  s'a- 
percevoir elle-même  bien  loin ,  au  bout  du  monde  et  toute  petite, 
gravissant  un  col  de  montagne  de  l'autre  côté  duquel  il  y  avait 
un  homme  qui  l'attendait.  Elle  se  demandait  :  Est-ce  moi  ou  cette 
voyageuse  qui  est  M"^  Moriaz?  Elle  ferma  les  yeux  et  vit  s'ouvrir 
devant  elle  un  trou  noir  où  sa  vie  s'engloutissait  en  tournoyant 
comme  une  feuille  d'arbre  tombée  dans  un  gouffre. 

M.  Langis  s'approcha  d'elle,  la  frappa  légèrement  dans  la  paume 
des  mains  et  lui  dit  :  —  Qu'avez-vous  donc? 

Elle  se  réveilla,  fit  un  effort  pour  redresser  sa  tête  et  la  laissa 
retomber.  Ce  qu'elle  avait  au  fond  du  cœur  l'étouffait;  elle  éprouva 
l'irrésistible  besoin  de  s'ouvrir  a  quelqu'un,  et  elle  jugea  que 
l'homme  qui  lui  parlait  était  un  de  ces  hommes  à  qui  une  femme 
peut  dire  son  secret,  une  de  ces  âmes  où  elle  peut  verser  sa  honte 
sans  rougir.  Elle  entama  d'une  voix  entrecoupée  un  récit  confus  et 
haché,  que  Camille  avait  peine  à  suivre.  11  finit  pourtant  par  la 
comprendre;  il  se  sentit  partagé  entre  une  immense  pitié  pour 
cette  douleur  désespérée  et  une  joie  féroce  d'amoureux  qui  le  ser- 
rait à  la  gorge  et  l'étranglait. 

Le  clocher  de  Gormeilies  avait  recouvré  la  voix;  il  sonna  deux 


SAMDEL  BROHL  ET  COMPAGNIE.  515 

heures.  Antoinette  se  leva  tout  d'une  pièce  et  s'écria  :  —  Il  m'a 
donné  rendez-vous  près  de  cette  jolie  petite  porte  que  vous  voyez 
d'ici.  Il  aura  le  droit  de  m'en  vouloir  si  je  le  fais  attendre. 

Aussitôt  elle  se  dirigea  vers  la  rampe  à  balustrade  qui  conduisait 
de  la  terrasse  dans  le  verger.  M.  Langis  la  suivit,  cherchant  à  la 
retenir.  —  Il  ne  faut  pas  que  vous  le  revoyiez,  lui  disait-il.  J'irai  le 
trouver.  De  grâce,  chargez-moi  de  vos  explications. 

Elle  le  repoussa  et  lui  répondit  sur  un  ton  d'autorité  :  —  Je  veux 
le  voir,  lui  parler;  il  n'y  a  que  moi  qui  puisse  lui  dire  ce  que  j'ai 
dans  le  cœur.  Je  vous  ordonne  de  rester  ici;  j'entends  qu'il  ne  s'en 
prenne  qu'à  moi.  —  Elle  ajouta  avec  un  plissement  de  lèvres  qui 
ressemblait  à  un  sourire  :  —  Figurez-vous  que  je  ne  crois  pas  en- 
core qu'il  m'ait  trompée;  je  ne  le  croirai  qu'après  avoir  lu  son  men- 
songe dans  ses  yeux. 

Elle  descendit  rapidement  le  verger,  et  pendant  cinq  minutes, 
l'œil  fixé  sur  la  porte,  elle  attendit  Samuel  Brohl.  Son  impatience 
comptait  les  secondes,  et  pourtant  M"^  Moriaz  aurait  voulu  que 
cette  porte  ne  s'ouvrît  jamais.  Il  y  avait  près  de  là  un  vieux  pom- 
mier qu'elle  aimait;  jadis  elle  avait  suspendu  plus  d'une  fois  son 
hamac  à  l'une  de  ses  branches  qui  se  recourbait  en  arceau.  Elle 
alla  s'adosser  au  tronc  rugueux  du  vieil  arbre.  Il  lui  sembla  qu'elle 
n'était  plus  seule;  quelqu'un  la  protégeait. 

Enfin  la  parte  s'ouvrit  et  donna  passage  à  Samuel  Brohl,  qui 
avait  le  sourire  aux  lèvres.  Son  premier  mot  fut  :  —  Et  votre  om- 
brelle! Vous  l'avez  oubliée? 

Elle  lui  répondit  :  —  Ne  voyez-vous  pas  qu'il  ne  fait  pas  de  so- 
leil? —  Et  elle  demeura  adossée  contre  son  pommier. 

Il  levait  la  main  pour  lui  montrer  le  ciel  bleu;  il  la  laissa  retom- 
ber. Il  regardait  Antoinette  et  il  avait  peur.  Il  devina  sur-le-champ 
qu'elle  savait  tout.  Il  paya  d'audace. 

—  J'ai  passé  hier  une  triste  journée;  M""^  de  Lorcy  m'a  fait  dîner 
avec  une  folle  ;  mais  la  nuit  m'a  bien  dédommagé  :  j'ai  revu  en 
songe  l'Engadine,  des  sapins,  des  arolles,  des  lacs  couleur  d'éme- 
raude  et  un  capuchon  rouge. 

—  Moi  aussi,  j'ai  fait  un  rêve  cette  nuit.  J'ai  rêvé  que  le  brace- 
let que  vous  m'avez  donné  avait  appartenu  à  la  folle  dont  vous  par- 
lez et  qu'elle  y  avait  fait  graver  son  nom. 

Elle  lui  jeta  le  bracelet  :  il  le  ramassa,  l'examina;  il  le  tournait 
et  le  retournait  dans  ses  doigts  tremblans.  Elle  s'impatienta.  — Re- 
gardez la  plaque  qui  a  été  forcée.  Vous  ne  savez  donc  pas  lire? 

Il  lut  et  demeura  stupéfait.  Qlû  aurait  pu  soupçonner  que  ce  bi- 
jou qu'il  avait  trouvé  dans  la  défroque  de  son  père  lui  était  venu 
de  la  princesse  Gulof,  que  c'était  le  prix  dont  elle  avait  payé  la  dé- 
^feance  et  l'mfamie  de  Samuel  Brohl?  Samuel  était  fataliste;  il 


516  RETDE   DES   DEUX   MONDES. 

sentit  que  son  étoile  l'avait  abandonné,  que  les  hasards  avaient  con- 
spiré la  ruine  de  ses  espérances,  qu'il  était  condamné  et  perdu.  Un 
profond  découragement  s'empara  de  lui. 

—  Pourriez-vous  me  dire  ce  que  je  dois  penser  d'un  certain  Sa- 
muel Brohl?  lui  demanda-t-elle. 

Ce  nom  prononcé  par  elle  tomba  sur  lui  comme  une  masse  de 
plomb;  il  n'aurait  Jamais  cru  qu'il  pût  y  avoir  tant  de  pesanteur 
dans  une  parole  humaine.  Il  chancela  sous  le  coup;  puis  il  frappa 
son  front  de  ses  deux  poings  fermés  et  répondit  : 

—  Samuel  Brohl  est  un  homme  digne  de  votre  pitié  comme  de  la 
mienne.  Si  vous  saviez  tout  ce  qu'il  a  souffert,  tout  ce  qu'il  a  osé, 
vous  ne  pourriez  vous  empêcher  de  le  plaindre  et  de  l'admirer  beau- 
coup. Écoutez-moi,  Samuel  Brohl  est  un  malheureux... 

—  Ou  un  misérable!  interrompit-elle  d'une  voix  terrible.  —  Elle 
fut  prise  d'un  rire  nerveux;  elle  s'écria  :  —  M™^  Brohl  !  Je  ne  peux 
pourtant  pas  m' appeler  M'"'  Brohl,  Ah  !  cette  pauvre  comtesse  La- 
rinska. 

Il  eut  un  frissonnement  de  colère  qui  l'aurait  épouvantée,  si  elle 
avait  deviné  ce  qui  remuait  en  lui.  Il  releva  la  tête,  croisa  ses  bras 
sur  sa  poitrine,  et  avec  un  sourire  amer  : 

—  Ce  n'était  pas  l'homme  que  vous  aimiez,  dit-il,  c'était  le 
comte. 

Elle  répliqua  :  —  L'homme  que  j'aimais  n'avait  jamais  menti. 

—  Oui,  j'ai  menti,  s'écria-t-il  d'une  voix  haletante,  et  j'en  bois 
la  honte  sans  remords  et  sans  dégoût.  J'ai  menti,  parce  que  je  vous 
aimais  à  la  folie,  j'ai  menti  parce  que  vous  m'êtes  plus  chère  que 
mon  honneur,  j'ai  menti  parce  que  je  désespérais  de  toucher  votre 
cœur  et  que  tous  les  chemins  m'ont  paru  bons  pour  arriver  jusqu'à 
vous.  Pourquoi  vous  ai-je  rencontrée?  pourquoi  n'ai-je  pu  vous  voir 
sans  reconnaître  en  vous  le  rêve  de  toute  ma  vie  ?  Le  bonheur  pas- 
sait, il  allait  s'enfuir,  je  l'ai  pris  dans  un  traquenard.  J'ai  menti.  Qui 
ne  mentirait  pour  être  aimé  de  vous? 

Jamais  Samuel  Brohl  n'avait  été  si  beau.  Le  désespoir  et  la  pas- 
sion allumaient  une  flamme  sombre  dans  ses  yeux;  il  avait  le  charme 
sinistre  d'un  Satan  foudroyé.  Il  fixait  sur  Antoinette  un  regard  fas- 
cinateur,  et  ce  regard  lui  disait  :  —  Que  t'importent  mon  nom,  mes 
mensonges  et  le  reste?  Mon  visage  n'est  pas  un  masque,  et  l'homme 
qui  t'a  plu,  c'est  moi.  —  Il  ne  se  doutait  pas  de  l'étonnante  facilité 
avec  laquelle  Antoinette  lui  avait  repris  son  cœur  si  facilement 
donné;  il  ne  soupçonnait  pas  les  miracles  que  peut  faire  le  mépris. 
Le  moyen  âge  croyait  aux  golems;  c'étaient  des  figures  d'argile 
d'une  séduisante  beauté,  qui  avaient  toutes  les  apparences  de  la 
vie.  Elles  cachaient  sous  une  touffe  de  cheveux  le  mot  vérité  écrit 
sur  leur  front  en  caractères  hébraïques.  S'il  leur  arrivait  de  mentir, 


SAMUEL   BROHL    ET    COMPAGNIE.  517 

le  mot  s'efiaçait;  elles  perdaient  tout  leur  charme,  l'argile  n'était 
plus  que  de  l'argile. 

M"*  Moriaz  devina  la  pensée  de  Samuel  Brohl;  elle  lui  cria: 

—  L'homme  que  j'aimais  est  celui  dont  vous  m'avez  raconté  l'his- 
toire. 

Il  aurait  voulu  la  tuer,  pour  qu'elle  ne  fût  à  personne.  Derrière 
Antoinette,  à  vingt  pas  de  distance,  il  apercevait  la  margelle  d'un 
puits  à  poulie;  cette  margelle  lui  donnait  des  vertiges.  Il  découvrit 
avec  désespoir  qu'il  n'y  avait  pas  en  lui  l'étoffe  d'un  crime. 

Il  se  laissa  tomber  à  genoux  dans  l'herbe  et  s'écria  ;  —  Si  vous 
ne  me  pardonnez  pas,  il  ne  me  reste  plus  qu'à  mourir.  —  Elle  de- 
meura immobile  et  impassible.  Elle  répétait  entre  ses  dents  la 
phrase  de  Camille  Langis  :  J'attends  que  ce  grand  comédien  ait  fini 
de  jouer  sa  pièce. 

Il  se  releva  et  se  mit  à  courir  vers  le  puits.  Elle  y  fut  avant  lui  et 
lui  barra  le  passage;  mais  au  même  instant  elle  sentit  deux  mains 
s'enlacer  autour  de  sa  taille,  et  le  souffle  de  deux  lèvres  qui  cher- 
chaient ses  lèvres  et  qui  murmuraient  :  —  Vous  m'aimez  encore, 
puisque  vous  ne  voulez  pas  que  je  meure. 

Elle  se  débattit  avec  violence,  avec  horreur;  elle  réussit  par  un 
effort  frénétique  à  se  dégager.  Elle  s'enfuit,  remontant  vers  la  mai- 
son. Samuel  Brohl  s'élança  à  sa  poursuite,  il  allait  l'atteindre,  il 
s'arrêta  soudain.  Il  venait  d'apercevoir  M.  Langis  se  précipitant 
hors  d'un  bosquet,  où  il  s'était  caché.  L'inquiétude  l'avait  pris,  il 
était  descendu  sans  être  vu  par  un  sentier  qui  se  dérobait  sous  des 
massifs  de  verdure.  Antoinette,  hors  d'haleine,  courut  à  lui  en 
criant  :  —  Camille,  sauvez -moi  de  cet  homme!  —  et  elle  se  jeta 
dans  ses  bras,  qui  se  refermèrent  sur  elle  avec  délices.  Il  la  sentit 
bientôt  s'taffaisser;  elle  serait  tombée,  s'il  ne  l'avait  retenue. 

Au  même  instant  une  voix  menaçante  l'apostropha  et  lui  dit  : 

—  Nous  nous  reverrons,  monsieur. 

—  Aujourd'hui  même,  répliqua-t-il. 

Antoinette  avait  l'air  égaré;  elle  ne  voyait  pas,  elle  n'entendait 
pas,  ses  jambes  ne  la  soutenaient  plus.  Camille  eut  beaucoup  de 
peine  à  la  ramener  jusqu'à  la  maison  ;  elle  ne  put  gravir  la  rampe 
de  la  terrasse  ;  il  dut  la  porter.  Il  fut  aperçu  de  M"«  Moiseney,  qui 
remplit  l'air  de  ses  cris.  Elle  accourut,  elle  prodigua  les  meilleurs 
soins  à  sa  reine.  Tout  en  s'occupant  de  lui  faire  reprendre  ses  sens, 
elle  demandait  à  Camille  des  explications ,  qu'elle  n'écoutait  qu'à 
moitié  ;  elle  l'interrompait  à  chaque  mot  pour  s'écrier  :  —  C'est  un 
coup  monté,  et  vous  êtes  l'âme  du  complot.  Je  vous  ai  deviné,  vous 
en  voulez  à  Antoinette.  Votre  vanité  blessée  n'a  jamais  pu  se  conso- 
ler de  son  refus,  et  vous  avez  résolu  de  vous  venger.  Peut-être  vous 
flattez-vous  qu'elle  finira  par  vous  aimer.  Elle  ne  vous  aime  pas, 


518  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

elle  ne  vous  aimera  jamais.  Qui  êtes-vous  pour  oser  vous  comparer 
au  comte  Larinski?..  Taisez-vous  donc.  Est-ce  que  je  crois  à  Samuel 
Brohl?  Je  ne  connais  pas  Samuel  Brohl.  Je  donnerais  ma  tête  à  cou- 
per qu'il  n'y  a  point  de  Samuel  Brohl. 

—  Vous  ne  donneriez  pas  grand'chose,  mademoiselle,  lui  repartit 
M.  Moriaz,  qui  était  survenu  sur  ces  entrefaites. 

Antoinette  resta  pendant  une  heure  dans  un  accablement  muet; 
puis  une  fièvre  violente  se  déclara.  Quand  arriva  le  médecin  qu'on 
avait  envoyé  chercher,  M.  Langis  rentra  à  sa  suite  dans  la  chambre 
de  la  malade.  Elle  avait  le  délire;  elle  était  sur  son  séant  et  passait 
continuellement  sa  main  sur  le  haut  de  son  front  ;  elle  cherchait  à 
effacer  la  trace  impure  d'un  baiser  qu'elle  avait  reçu,  un  soir  que 
la  lune  éclairait,  et  la  marque  qu'avait  laissée  sur  ses  cheveux  le 
frôlement  d'une  chauve-souris  qui  s'était  accrochée  à  son  capuchon. 
Ces  deux  choses  se  confondaient  dans  son  souvenir.  De  temps  à 
autre  elle  disait  :  —  Où  est  mon  portrait?  rendez-moi  mon  portrait. 

Il  pouvait  être  dix  heures  du  soir  quand  M.  Langis  se  présenta 
chez  M.  Samuel  Brohl,  qui  ne  fut  pas  étonné  de  le  voir  paraître;  il 
espérait  sa  visite.  Samuel  avait  repris  possession  de  lui-même.  Il 
était  digne  et  calme.  Cependant  la  tempête  qu'il  avait  essuyée  avait 
laissé  sur  sa  figure  quelques  vestiges  de  son  passage.  Il  avait  la 
lèvre  frémissante,  ses  beaux  cheveux  châtains  s'enroulaient  comme 
des  serpens  autour  de  ses  tempes  et  lui  faisaient  une  tête  de  Méduse. 

Il  dit  à  Camille  :  —  Où  et  quand?  Nos  témoins  se  chargeront 
d'arranger  le  reste. 

—  Yous  vous  abusez,  monsieur,  sur  le  motif  de  ma  visite,,  lui  ré- 
pondit M.  Langis.  Je  suis  désolé  d'attenter  à  vos  illusions,  mais  je 
ne  viens  point  concerter  avec  vous  une  rencontre. 

—  Yous  refusez  de  me  donner  satisfaction  ? 
•     — Quelle  satisfaction  puis-je  vous  devoir? 

—  Yous  m'avez  insulté. 

—  Quand  donc? 

—  Et  vous  m'avez  dit  :  Le  jour,  le  lieu,  les  armes,  je  laisse  tout 
à  votre  choix. 

M.  Langis  ne  put  s'empêcher  de  sourire.  —  Ah!  vous  convenez 
enfin  que  vos  évanouissemens  sont  des  comédies?  répondit-il. 

—  Convenez  de  votre  côté,  repartit  Samuel,  que  vous  insultez  les 
gens  lorsque  vous  les  croyez  hors  d'état  de  vous  entendre.  Yotre 
courage  aime  à  prendre  ses  sûretés. 

—  Soyez  raisonnable,  reprit  Camille.  Je  m'étais  mis  à  la  dispo- 
sition du  comte  Larinski,  vous  ne  pouvez  pas  exiger  que  je  me  batte 
avec  un  Samuel  Brohl. 

Samuel  bondit,  il  s'avança  le  front  haut  et  farouche  sur  le  jeune 
homme,  qui  l'attendait  de  pied  ferme  et  dont  l'air  résolu  lui  im- 


SAMUEL  BROHL  ET  COMPAGNIE.  519 

posa.  Il  lui  jeta  un  regard  sinistre,  retourna  s'asseoir,  se  mordit 
les  lèvres  jusqu'au  sang;  puis,  d'un  ton  placide  :  —  Me  ferez-vous 
la  grâce  de  m'apprendre,  monsieur,  ce  qui  me  vaut  l'honneur  de 
vous  recevoir  chez  moi? 

—  Je  suis  venu  vous  réclamer  un  portrait  que  M"^  Moriaz  est  dé- 
sireuse de  ravoir. 

—  Si  je  refusais  de  le  rendre,  vous  feriez  sans  doute  appel  à  ma 
délicatesse  ? 

—  En  doutez-vous?  répondit  ironiquement  Camille. 

—  Cela  prouve,  monsieur,  que  vous  croyez  encore  au  comte  La- 
rinski,  que  c'est  bien  à  lui  que  vous  parlez  en  ce  moment. 

—  Détrompez-vous.  Je  suis  venu  trouver  M.  Samuel  Brohl,  qui 
est  un  homme  d'affaires,  et  c'est  une  affaire  commerciale  que  j'en- 
tends régler  avec  lui.  —  Et  tirant  de  sa  poche  un  portefeuille  :  — 
Vous  le  voyez,  j'ai  les  mains  garnies. 

Samuel  s'enfonça  dans  son  fauteuil.  Les  yeux  à  demi  clos,  il 
regardait  M.  Langis  au  travers  de  ses  cils.  Sa  figure  changea,  son 
nez  devint  plus  crochu  et  son  menton  plus  pointu;  ce  n'était  plus 
le  lion,  c'était  le  renard.  Il  avait  aux  lèvres  le  sourire  doucereux 
d'un  usurier  qui  dresse  des  embûches  aux  fils  de  famille  et  flaire 
un  cas  favorable.  Si  dans  ce  moment  Jeremias  Brohl  l'avait  aperçu 
de  l'autre  monde,  il  aurait  reconnu  son  sang. 

Il  dit  enfin  à  Camille  :  —  Vous  êtes  un  homme  d'esprit,  mon- 
sieur. Je  suis  prêt  à  vous  écouter. 

—  J'en  suis  bien  aise  et,  à  vrai  dire,  je  n'en  doutais  pas.  Je  vous 
sais  très  intelligent,  très  disposé  à  tirer  le  meilleur  parti  possible 
des  conjonctures  fâcheuses. 

—  Ah  !  ménagez  ma  modestie.  Je  vous  remercie  de  l'excellente 
opinion  que  vous  avez  de  moi;  je  dois  pourtant  vous  prévenir  qu'on 
me  reproche  d'être  un  peu  âpre  au  gain,  vous  laisserez  entre  mes 
doigts  quelques  plumes  de  vos  ailes. 

Pour  toute  réponse,  M.  de  Langis  frappa  de  la  main  sur  son  por- 
tefeuille, qui  était  bourré  de  billets  de  banque.  Aussitôt  Samuel  prit 
dans  un  tiroir  fermé  à  clé  un  écrin,  qu'il  ouvrit. 

—  Voilà  un  bien  précieux  bibelot,  dit-il.  Le  médaillon  est  en  or, 
.  et  le  travail  de  la  miniature  est  exquis.  C'est  l'œuvre  d'un  maître, 

la  couleur  vaut  le  dessin.  La  bouche  est  d'un  rendu  merveilleux; 
Mengs  ou  Liotard  n'auraient  pas  mieux  fait...  Combien  estimez- 
vous  ce  chef-d'œuvre? 

—  Vous  êtes  plus  connaisseur  que  moi;  je  m'en  rapporte  à  vos 
appréciations. 

—  Je  vous  laisse  ce  bijou  pour  cinq  mille  francs;  c'est  pour  rien, 
Camille  se  disposait  à  tirer  les  cinq  mille  francs  de  son  porte- 
feuille. —  Gomme  vous  êtes  prompt!  reprit  Samuel,  Ce  portrait  n'a 


520  REVDE    DES    DEDX    MONDES. 

pas  seulement  du  prix  comme  œuvre  d'art;  je  suis  sûr  que  vous  y 
attachez  une  valeur  de  sentiment,  car  je  soupçonne  que  vous  êtes 
amoureux  du  modèle  à  en  perdre  les  yeux. 

—  Je  crois  vraiment  que  vous  m'interrogez,  repartit  Camille  en 
lui  jetant  un  regard  écrasant. 

—  Ne  vous  fâchez  pas.  Je  porte  dans  les  affaires  des  habitudes 
de  précision  méthodique.  Mon  père  vendait  toujours  à  prix  fixe; 
comme  lui,  je  ne  fais  jamais  de  rabais.  Vous  comprendrez  sans 
peine  que  ce  qui  vaut  cinq  mille  francs  pour  un  ami  vaut  le  double 
pour  un  amoureux.  Ce  bibelot  vaut  dix  mille  francs.  C'est  à  prendre 
ou  à  laisser. 

—  Je  prends,  répondit  M.  Langis. 

—  Puisque  nous  y  sommes,  poursuivit  Samuel,  je  possède  encore 
d'autres  articles  qui  pourraient  vous  convenir. 

—  Auriez-vous  par  hasard  la  prétention  de  me  vendre  vos  nippes? 

—  Entendons-nous;  j'ai  d'autres  articles  dans  la  même  partie. 
Et  il  al!a  chercher  dans  une  armoire  le  capuchon  rouge,  qu'il 

étala  sur  la  table. 

—  Voilà  une  nippe,  pour  me  servir  de  votre  mot,  qui  a  peut- 
être  quelque  intérêt  pour  vous.  La  couleur  en  est  belle;  si  vous  la 
voyiez  au  soleil,  elle  vous  éblouirait.  Je  conviens  que  l'étoffe  est 
commune,  c'est  du  cachemire  très  ordinaire;  mais  si  vous  daigniez 
l'examiner  de  plus  près,  vous  seriez  frappé  du  parfum  tout  particu- 
lier qui  s'en  exhale.  Les  Italiens  appellent  cela  Vodor  fcmmiiiUio. 

—  Et  quel  prix  votre  tarif  assigne-t-il  à  Vodor  femminino? 

—  Je  veux  être  accommodant.  Je  vous  laisserai  cette  nippe  et 
son  parfum  pour  cinq  mille  francs.  C'est  du  bien  donné. 

—  Assurément.  INous  disons  dix  et  cinq,  cela  fait  quinze  mille. 

—  Un  instant.  Vous  paierez  en  bloc;  j'ai  encore  autre  chose  à 
vous  proposer...  On  dirait  que  le  plancher  vous  brûle  les  pieds, 
que  vous  ne  pouvez  vous  souffrir  dans  cette  chambre. 

—  Je  vous  avoue  qu'il  me  tarde  d'avoir  quitté...  comment  dirai- 
je?..  cette  boutique,  ou  ce  repaire,  ou  cette  caverne. 

—  Vous  êtes  jeune,  monsieur;  il  ne  faut  jamais  se  presser;  la 
précipitation  fait  commettre  des  oublis  que  l'on  regrette.  Vous  se- 
riez bien  fâché  d'être  parti  sans  emporter  les  deux  chiffons  que  voici. 

A  ces  mots,  il  tira  de  son  carnet  deux  lettres  qu'il  déplia. 
;-  —  V  en  a-t-il  encore  beaucoup?  demanda  Camille.  Je  crains  de 
me"^ trouver  court  et  d'être  obligé  de  retourner  à  la  provision. 

—  Ah!  ces  deux  lettres,  je  ne  puis  les  céder  pour  un  morceau  de 
pain,  la  seconde  surtout.  Elle  n'a  que  douze  lignes;  mais  la  jolie 
écriture  anglaise!  Voyez  plutôt,  et  le  style  en  est  amoureux  et  ten- 
dre. J'ajoute  qu'elle  est  signée.  Ah  !  monsieur,  que  M"^  Moriaz  sera 
charmée  de  ravoir  ses  pattes  de  mouche!  Quelle  obligation  elle  vous 


SAMUEL    BROUL    ET    COMPAGNIE.  521 

en  aura!  Vous  vous  ferez  valoir,  vous  lui  direz  que  vous  m'avez  mis 
le  couteau  sur  la  gorge,  que  vous  m'avez  fait  peur.  De  quel  gra- 
cieux sourire  elle  paiera  votre  héroïsme!..  M'est  avis,  monsieur, 
que  ce  sourire  vaut  dix  mille  francs,  comme  le  médaillon;  les  deux 
bibelots  se  valent  l'un  l'autre. 

—  Si  vous  voulez  davantage,  qu'à  cela  ne  tienne. 

—  Non,  monsieur.  Je  vous  l'ai  dit,  je  n'ai  qu'un  prix, 

—  A  ce  compte,  c'est  vingt-cinq  mille  francs  que  je  vous  dois. 
Vous  n'avez  plus  rien  à  me  vendre? 

—  Hélas!  c'est  tout. 

—  Vous  me  le  jurez? 

—  Eh  quoi  !  monsieur,  vous  admettez  donc  que  Samuel  Brohl  a 
une  parole  d'honneur,  que  lorsqu'il  a  juré,  il  faut  l'en  croire? 

—  Vous  avez  raison,  je  suis  encore  bien  jeune. 

—  C'est  tout,  vous  dis-je,  reprit  Samuel  en  soupirant.  Ma  bou- 
tique est  mal  fournie;  elle  commençait  à  se  garnir,  mais  un  fâcheux 
accident  est  venu  déranger  mon  petit  commerce. 

—  Bah  !  consolez-vous,  lui  répliqua  M.  Langis,  vous  trouverez  une 
autre  occasion  ;  un  génie  de  haut  vol,  tel  que  le  vôtre,  en  trouve  tou- 
jours. Vous  avez  été  malheureux,  quelque  jour  la  fortune  réparera 
ses  torts  envers  vous,  et  le  monde  rendra  justice  à  votre  beau  talent. 

En  parlant  ainsi,  il  déposait  sur  la  table  vingt-cinq  billets  de 
mille  francs.  Il  les  compta,  Samuel  les  recompta  après  lui,  et  aussi- 
tôt il  lui  remit  le  médaillon,  la  capeline  et  les  deux  lettres. 

Camille  se  leva  pour  partir.  —  Monsieur  Crohl,  dit-il,  dès  le  pre- 
mier jour  que  je  vous  ai  vu,  je  m'étais  fait  la  plus  haute  idée  de 
votre  caractère;  la  réalité  a  dépassé  mon  attente.  Je  suis  enchanté 
d'avoir, fait  votre  connaissance,  et  j'ose  espérer  que  vous  n'êtes 
pas  fâché  d'avoir  fait  la  mienne.  Cependant,  je  ne  vous  dirai  pas 
au  revoir. 

—  Que  sait-on?  répondit  Samuel,  qui  changea  subitement  de  vi- 
sage et  d'attitude.  Et  il  ajouta  :  —  Si  vous  aimez  les  étonnemens, 
monsieur,  veuillez  rester  encore  une  minute  dans  cette  caverne. 

Il  roula  et  tordit  en  papillote  les  vingt-cinq  billets  de  mille  francs; 
puis,  avec  un  grand  geste  à  la  Ponlatovvski,  les  approchant  d'une 
bougie,  il  y  mit  le  feu  et,  quand  ils  llambèrent,  il  les  jeta  dans  la 
cheminée  où  ils  achevèrent  de  se  consumer. 

Se  retournant  vers  M.  Langis  :  —  Me  ferez-vous  l'honneur  de 
vous  battre  avec  moi?  s'écria-t-il. 

—  Après  un  si  beau  trait,  je  ne  puis  rien  vous  refuser,  répondit 
Camille.  Je  vous  ferai  cet  honneur  insigne. 

—  C'est  ce  que  je  voulais,  repartit  Samuel.  Je  suis  l'offensé,  j'ai 
le  choix  des  aimes.  —  Et  en  reconduisant  M.  Langis,  il  dit  encore  : 


522  REVCE  DES  DEUX.  MONDES, 

—  Je  ne  vous  cacherai  pas  que  j'ai  beaucoup  fréquenté  les  tirs, 
que  je  suis  de  première  force  au  pistolet, 

Camille  s'inclina  et  sortit. 

Le  lendemain,  dans  un  intervalle  lucide,  M"^  Moriaz  aperçut  au 
pied  de  son  lit  un  médaillon  posé  sur  un  capuchon  rouge.  De  ce 
moment,  les  médecins  appelés  en  consultation  augurèrent  mieux 
de  son  état. 

XII. 

A  six  jours  de  là,  Samuel  Brohl,  ayant  traversé  INamur  et  Liège 
sans  s'y  arrêter,  arrivait  par  le  chemin  de  fer  à  Aix-la-Chapelle.  Il 
descendit  à  V Hôtel-Royal,  situé  près  de  la  gare;  il  s'y  fit  servir  un 
copieux  dîner  qu'il  arrosa  d'un  vin  de  Champagne  crémant.  Il  avait 
bon  appétit,  l'âme  en  fête,  le  cœur  épanoui,  gonflé  de  joie,  et  la  tête 
fumante.  Il  s'était  vengé,  il  avait  fait  justice  d'un  insolent  qui  était 
son  rival  :  M"^  Moriaz  n'était  pas  à  Samuel  Brohl,  mais  elle  ne  se- 
rait jamais  à  Camille  Langis.  Près  de  la  frontière  franco-belge,  à  la 
lisière  d'un  bois,  un  homme  avait  été  frappé  en  pleine  poitrine; 
Samuel  Brohl  l'avait  vu  tomber,  et  quelqu'un  s'était  écrié  :  —  Il  est 
mort.  —  On  prétend  qu'Aix-la-Chapelle  est  une  ville  peu  récréante, 
que  les  chiens  eux-mêmes  s'y  ennuient  et  qu'ils  prient  piteusement 
les  passans  de  leur  donner  des  coups  de  pied  dans  la  vue  de  se  pro- 
curer une  distraction.  Samuel  ne  s'ennuya  pas  un  instant  pendant 
la  soirée  qu'il  passa  dans  la  cité  de  Charlemagne.  11  voyait  sans  cesse 
le  coin  d'un  bois,  un  homme  qui  tombait,  et  il  éprouvait  un  frisson 
déUcieux. 

Après  le  Champagne,  il  but  du  punch,  et  là -dessus  il^dormit 
comme  un  loir;  malheureusement  le  sommeil  dissipa  ses  fumées, 
et  son  réveil  ne  fut  pas  gai.  Il  avait  l'habitude  fatale  de  réfléchir; 
il  réfléchit;  ses  réflexions  l'attristèrent;  il  s'était  vengé,  mais  après? 
Il  pensa  longuement  à  M"^  Moriaz;  il  regardait  d'un  œil  mélanco- 
lique ses  deux  mains  ou  ses  serres  qui  avaient  lâché  prise.  Il  récita 
à  demi-voix  des  vers  allemands,  qui  veulent  dire  : 

«  J'ai  résolu  d'enterrer  mes  chansons  et  mes  rêves;  allez  me  cher- 
cher un  grand  cercueil.  Pourquoi  ce  cercueil  est-il  si  lourd?  c'est 
qu'avec  mes  rêves  j'y  ai  déposé  mon  amour  et  mes  souflrances,  » 

Quand  il  eut  récité  ces  vers,  Samuel  se  sentit  encore  plus  triste 
qu'avant,  et  il  maudit  les  poètes.  —  Ils  m'ont  fait  bien  du  mal,  se 
disait-il  avec  amertume.  Sans  eux,  il  ne  tenait  qu'à  moi  de  couler 
auprès  d'une  vieille  femme  des  jours  filés  d'or  et  de  soie.  Mon  ave- 
nir était  assuré,  ils  m'ont  fait  prendre  en  dégoût  mon  gagne-pain. 
Je  les  ai  crus  sur  parole,  j'ai  été  la  dupe  de  leurs  creuses  déclama- 


SAMUEL  BROHL  ET  CO.MPAGME.  523 

lions;  ils  m'ont  enseigné  les  mépris  inconsidérés  et  l'ambition  mal- 
saine de  jouer  le  sot  personnage  d'un  homme  à  grands  sentiraens. 
J'ai  méprisé  la  boue.  Où  en  suis-je  à  cette  heure? 

Samuel  Brohl  avait  raison,  il  faut  plaindre  les  demi-drôles.  Leur 
conscience  a  des  clartés  intermittentes,  ils  s'aperçoivent,  ils  s'en- 
trevoient, ils  ont  des  dégoûts  dangereux,  des  velléités  de  devenir 
d'honnêtes  gens,  et  cela  met  dans  leur  vie  un  décousu  qui  nuit  à 
leurs  entreprises  et  que  ne  connaissent  pas  les  vrais  drôles,  les- 
quels sont  tout  entiers  à  leur  affaire  et  ne  se  dégoûtent  jamais  d'eux- 
mêmes.  Samuel  était  un  drôle  romantique,  et  il  constatait  que  son 
romantisme,  après  lui  avoir  coûté  cher,  ne  lui  avait  rien  rapporté. 
Peu  s'en  fallait  qu'il  ne  s'écriât  avec  Brutus  :  —  0  vertu,  tu  n'es 
qu'un  vain  nom. 

Il  avait  formé  le  projet  de  se  rendre  en  Hollande  et  de  s'y  embar- 
quer pour  l'Amérique.  Que  ferait-il  aux  États-Unis?  Il  ne  le  savait 
pas  encore.  Il  passa  en  revue  tous  les  métiers  à  sa  convenance;  ils 
demandaient  tous  des'  frais  d'établissement.  Grâce  à  Dieu  et  à 
M.  Guldenthal,  dont  la  créance  courait  de  grands  dangers,  il  n'était 
pas  dénué  de  toutes  ressources;  mais,  une  semaine  auparavant,  il 
avait  mis  en  bouchon  et  brûlé  vingt-cinq  billets  de  la^Banque  de 
France.  Il  avait  quelques  remords  de  son  action;  il  ne  pouvait  s'em- 
pêcher de  se  dù-e  qu'une  vengeance  de  vingt-cinq  mille  francs  était 
un  article  de  luxe  dont  les  pauvres  diables  feraient  bien  de  se  pri- 
ver. En  méditant  sur  cette  aventure,  il  lui  sembla  que  c'était  un 
autre  que  lui  qui  avait  brûlé  les  billets,  ou  que  du  moins  il  avait 
exécuté  machinalement  cet  auto-da-fé,  par  une  sorte  d'impulsion 
irréfléchie,  comme  une  marionnette  que  meut  et  gouverne  un  fil 
invisible.  Tout  à  coup  le  fantôme  avec  lequel  il  avait  des  entretiens 
réglés  lui  apparut,  un  ricanement  aux  lèvres.  Samuel  l'interpella 
une  fois  encore,  ce  devait  être  la  dernière,  et  il  lui  dit  : 

—  Tu  es  mon  mauvais  génie.  Imbécile!  c'est  toi  qui  m'as  fait 
faire  cette  extravagance.  Tu  as  allumé  toi-même  cette  bougie,  tu 
as  mis  les  billets  dans  ma  main ,  tu  m'as  pris  le  bras,  tu  l'as  al- 
longé, tu  l'as  tenu  au-dessus  de  la  flamme  fatale.  Cet  acte  de  su- 
blime héroïsme  est  ton  œuvre;  ce  n'est  pas  moi,  c'est  toi  qui  as 
payé  si  cher  le  plaisir  d'étonner  un  insulteur  et  de  le  tuer.  Maudit 
soit  à  jamais  le  jour  où  je  me  suis  affublé  de  ton  nom,  où  j'ai  conçu 
la  sotte  pensée  de  devenir  ton  sosie.  Je  me  suis  fait  Polonais;  Ja 
Pologne  a-t-elle  jamais  eu  le  moindre  esprit  de  conduite?  De  tous 
les  hommes,  tu  étais  le  plus  incapable  de  faire  ton  chemin ,  je  sin- 
geais un  méchant  modèle  et  j'ai  fait  école  sur  école.  Abel  Larinski, 
je  rqjnps  tout  commerce  avec  toi,  je  liquide  notre  maison,  je  mets 
la  clé  sous  la  porte  ou  sur  la  fosse.  0  mon  grand  Polonais,  je  vous 


524  REVUE   DES   DEDX    MONDES. 

restitue  votre  titre,  votre  nom,  et  avec  votre  nom  tout  ce  que  vous 
m'aviez  donné  :  vos  fiertés ,  vos  prétentions ,  vos  dangereuses  déli- 
catesses, vos  attitudes,  vos  grimaces  sentimentales  et  votre  panache 
ondoyant. 

Ce  fut  ainsi  que  Samuel  Brohl  prit  un  congé  définitif  du  noble 
comte  Abel  Larinski ,  lequel  put  désormais  reposer  tranquillement 
dans  son  tombeau;  il  n'avait  plus  peur  d'être  un  mort  compromis 
par  un  vivant.  Quel  nom  allait  prendre  Samuel  ?  Par  dépit  contre  sa 
destinée,  il  choisit  pour  l'heure  le  plus  humble  de  tous;  il  résolut  de 
s'appeler  Kicks,  comme  sa  mère,  ce  qui  signifie  un  coup  manqué. 

Sa  mélancolie  n'eût  point  connu  de  bornes  s'il  avait  pu  se  douter 
que  Camille  Langis  était  encore  de  ce  monde.  Camille  Langis  fut 
pendant  quinze  jours  entre  la  vie  et  la  mort,  mais  on  put  extraire 
la  balle.  M""®  de  Lorcy  était  accourue  à  Mons  pour  le  soigner  comme 
une  mère;  elle  eut  la  joie  de  le  ramener  vivant  à  Paris. 

On  s'était  bien  gardé  de  raconter  le  duel  à  M'^**  Moriaz,  et  même 
de  lui  en  toucher  un  mot;  son  état  inspira  longtemps  des  inquié- 
tudes, on  lui  épargnait  toute  émotion.  Après  qu'elle  fut  entrée  en 
convalescence,  elle  resta  plongée  dans  une  tristesse  sombre  et  ta- 
citurne. Elle  ne  faisait  jamais  la  moindre  allusion  à  ce  qui  s'était 
passé  et  ne  souffrait  pas  qu'on  lui  en  parlât.  Elle  s'était  trompée, 
son  erreur  lui  avait  laissé  un  déboire  mêlé  d'épouvante;  il  lui 
semblait  que  rien  n'était  plus  possible  pour  elle  que  de  se  souvenir 
et  de  se  taire. 

Vers  la  fin  de  novembre,  M.  Moriaz  lui  proposa  de  retourner  à 
Paris.  Elle  lui  témoigna  son  désir  de  ne  pas  quitter  Cormeilles,  de 
passer  l'hiver  dans  la  solitude;  les  visages  humains  lui  faisaient 
peur.  M.  Moriaz  se  permit  de  lui  représenter  qu'elle  n'était  pas  rai- 
sonnable. —  Yeux-tu  donc  porter  éternellement  le  deuil  d'un  in- 
connu? lui  demanda-t-il ,  car  enfin  l'homme  que  tu  aimais,  tu  ne 
l'as  jamais  vu.  Eh!  mon  Dieu,  tu  t'es  méprise,  tu  t'es  abusée.  Est-il, 
je  ne  dirai  pas  une  seule  femme,  mais  un  seul  membre  de  l'Institut 
qui,  une  fois  au  moins,  n'ait  pris  grossièrement  le  change?  C'est  à 
force  d'expériences  manquées  qu'on  fait  avancer  la  science. 

Et  s' élevant  aux  plus  hautes  considérations,  il  s'efforça  de  lui  dé- 
montrer que  s'il  est  fâcheux  de  se  tromper,  une  crainte  excessive 
de  se  tromper  est  un  mal  plus  fâcheux  encore,  attendu  qu'il  vaut 
mieux  perdre  son  chemin  que  de  ne  pas  marcher  du  tout. 

Quand  il  eut  achevé  sa  harangue,  elle  lui  dit  en  hochant  la  tète  : 
—  Je  ne  crois  plus  à  personne. 

—  Quoi  !  pas  même  au  brave  garçon  à  qui  tu  dois  d'avoir  recou- 
vré ton  portrait  et  tes  lettres? 

—  De  qui  voulez-vous  parler?  s' écria-t-elle. 


SAMUEL  BROHL  ET  COMPAGNIE,  525 

Il  lui  raconta  alors  la  descente  opérée  dans  la  caverne  par 
M.  Langis,  sans  lui  dire  ce  qui  en  était  résulté. 

—  Ah!  c'est  bien,  c'est  très  bien,  fit-elle.  Je  ne  doutais  pas  que 
Camille  ne  fût  un  véritable  ami. 

—  Un  ami  ?  Es-tu  bien  sûre  qu'il  n'ait  pour  toi  que  de  l'amitié? 
Et  là-dessus,  M.  Moriaz  lui  conta  le  reste.  Elle  devint  pensive, 

s'enfonça  dans  une  rêverie.  Tout  à  coup  la  porte  du  salon  s'ouvrit 
et  Camille  entra.  Après  s'être  informé  de  sa  santé,  il  annonça  à 
M"*  Moriaz  qu'à  la  suite  d'un  refroidissement  il  avait  été  malade, 
lui  aussi,  et  que  bien  qu'il  fût  hors  d'affaire,  son  médecin  l'envoyait 
passer  l'hiver  à  Sorrente. 

Elle  lui  répondit  :  —  C'est  un  voyage  que  je  voudrais  faire.  Con- 
sentez-vous à  m'emmener? 

Elle  le  regardait  fixement,  ce  regard  disait  tout.  Il  fléchit  le  ge- 
nou devant  elle,  et  ils  restèrent  quelques  instans  les  mains  dans  les 
mains,  les  yeux  dans  les  yeux.  Sur  ces  entrefaites  parut  M"''  Jeanne 
Moiseney,  qui  à  la  vue  de  ce  groupe  demeura  confondue. 

—  Vous  voilà  bien  étonnée,  mademoiselle,  lui  dit  M.  Moriaz. 

—  Pas  autant  que  vous  vous  le  figurez,  monsieur,  répliqua-t-elle 
en  se  remettant.  Je  n'osais  pas  le  dire,  mais  au  fond  j'ai  toujours 
cru,  toujours  pensé...  Oui,  j'ai  toujours  été  sûre  que  cela  finirait 
ainsi. 

—  Dieu  bénisse  la  papesse  Jeanne!  s'écria-t-il ;  je  renonce  à  la 
corriger. 

Nous  n'avons  pu  découvrir  ce  que  fait  en  Amérique  Samuel  Brohl. 
En  attendant  mieux,  court-il  humblement  le  cachet?  a-t-il  tenté 
quelque  nouvelle  entreprise  matrimoniale?  est-il  devenu  reporter  du 
New-York  Herald,  ou  politicien  dans  un  état  du  nord,  ou  carpet- 
bagger  dans  la  Caroline  du  Sud?  rêve-t-il  d'être  un  jour  président 
de  la  glorieuse  république  étoilée?  Jusqu'à  cette  heure,  aucun  jour- 
nal américain  ne  lui  a  consacré  le  moindre  entrefilet.  Les  aventu- 
riers sont  des  êtres  disparaissans  et  reparaissans  :  ils  appartiennent 
à  la  famille  des  plongeurs;  mais,  de  plongeons  en  plongeons,  ils 
finissent  toujours  par  quelque  catastrophe.  La  vague  rapporte  un 
instant  le  noyé,  puis  le  remporte  un  instant  après  et  l'entraîne  au 
fond  du  gouffre  amer;  on  entend  le  bruit  d'un  remous,  un  léger 
clapotis  auquel  se  mêle  un  cri  rauque,  suivi  d'un  soupir  étouffé, 
et  Samuel  Brohl  n'est  plus.  Pendant  quelques  jours  on  discute  la 
question  de  savoir  s'il  s'appelait  Brohl,  Kicks  ou  Larinski,  bientôt 
on  parle  d'autre  chose,  et  son  souvenir  devient  la  proie  du  silence 
éternel. 

Victor  Cherbuliez. 


LA  GRÈCE,  L'HELLÉNISME 


ET 


LA  QUESTION  D'ORIENT 


Une  des  choses  les  plus  singulières  de  l'imbroglio  oriental,  c'est 
l'attitude  de  la  Grèce  et  des  Grecs.  Dans  des  pétitions  adressées  au 
sultan  et  aux  ambassadeurs  européens,  les  raïas  grecs  de  la  Thrace 
ou  de  la  Macédoine  demandent  que  l'on  n'accorde  point  de  privi- 
lèges aux  provinces  slaves,  paraissant  préférer  les  projets  consti- 
tutionnels de  la  Porte  aux  propositions  d'autonomie  des  puissances. 
Pendant  ce  temps,  les  Hellènes  du  royaume  tiennent  au  Pnyx  des 
meetings  où,  du  haut  de  la  tribune  antique  taillée  dans  le  roc,  les 
Démosthènes  modernes  provoquent  les  héritiers  de  Thémistocle  à 
la  délivrance  de  leurs  frères  encore  asservis.  Les  chambres  d'A- 
thènes votent  un  emprunt  de  guerre,  et  les  ministres  du  roi  George 
envoient  à  la  Porte  un  pacifique  mémorandum  où,  sous  condition, 
ils  lui  offrent  leur  amitié.  D'un  côté  les  Grecs  semblent  ainsi  appuyer 
la  politique  turque  et  combattre  la  diplomatie  moscovite;  de  l'autre 
ils  se  disposent  a  mettre  en  mouvement  leurs  derniers  palikares  et 
leur  petite  armée  pour  le  cas  où  les  troupes  du  sultan  seraient  oc- 
cupées sur  le  Danube  par  les  Russes.  Quel  est  le  mot  de  cette  sin- 
gulière énigme?  Est-ce  duplicité,  est-ce  indécision?  L'explication 
est  dans  l'état  intérieur  du  royaume  de  Grèce,  et  surtout  dans  la  ré- 
partition géographique  des  Grecs,  dans  les  intérêts  séculaires  de 
leur  race,  qui  font  d'eux  les  rivaux  des  Slaves  du  Balkan  plus  en- 
core que  les  adversaires  des  Ottomans. 

L 

Le  royaume  de  Grèce,  tel  que  l'a  créé,  il  y  a  près  d'un  demi-siècle, 
la  triple  alliance  de  la  France,  de  l'Angleterre  et  de  la  Russie,  est 
une  tête  sans  corps.  Jamais  peut-être  la  diplomatie,  qui  par  métier 


LA   GRÈCE   ET   LA   QUESTION   d' ORIENT,  527 

OU  par  nécessité  est  toujours  portée  aux  demi-mesures,  n'a  rien  fait 
de  plus  incomplet,  de  plus  manifestement  provisoire.  La  Grèce  était, 
vouée  aux  agitations  stériles  et  aux  révolutions  impuissantes  par  sa 
constitution  territoriale  même.  Les  hommes  les  plus  perspicaces 
l'ont  senti  dès  le  début.  La  taille  étriquée  et  comme  comprimée  de 
la  Grèce  officielle  lui  rendit  difficile  le  choix  d'un  souverain  et  fit 
repousser  ses  avances  des  prétendans  les  plus  désirables.  L'on  sait 
les  refus  opposés  par  le  prince  Léopold,  le  futur  roi  des  Belges,  à 
toutes  les  offres  des  Hellènes  et  de  la  diplomatie  ;  pour  accepter  la 
couronne  de  Grèce,  Léopold  demandait  que  le  cadre  du  nouveau 
royaume  fût  élargi,  afin  que  la  monarchie  hellénique  pût  commen- 
cer à  vivre  dans  des  conditions  plus  normales  (1).  Le  prince  de 
Saxe-Cobourg  était  mieux  inspiré  que  le  Bavarois  Othon,  qui  osa 
tenter  l'aventure  et  essaya  d'implanter  une  monarchie  sur  un  sol 
trop  étroit  pour  lui  laisser  prendre  racine.  La  petite  Grèce  de  1830, 
ne  possédant  plus  une  ville  sur  un  territoire  ruiné  par  une  longue 
guerre,  ayant  à  peine  700,000  habitans,  et  dans  sa  pauvreté  acca- 
blée du  poids  de  son  grand  nom ,  pouvait  malaisément  suffire  aux 
charges  d'un  état  moderne  et  aux  besoins  d'une  monarchie.  A  côté 
de  nos  grands  états  militaires,  un  roi  et  une  cour  paraissaient  une 
vaine  et  ridicule  parodie  dans  ce  petit  pays  de  bergers  où  les  seuls 
princes  à  leur  place  eussent  semblé  les  rois  du  bon  Homère. 

La  diplomatie  avait  fait  au  royaume  et  à  la  monarchie  helléniques 
une  tâche  ingrate.  La  Grèce,  à  la  fois  resserrée  dans  d'étroites  fron- 
tières et  dévastée  à  l'intérieur,  devait  se  consumer  dans  un  double 
effort.  Au  lieu  de  s'appliquer  uniquement  à  son  développement  pa- 
cifique, elle  devait  chercher  à  continuer,  à  compléter  l'œuvre  ina- 
chevée de  l'indépendance  nationale,  et  pendant  longtemps  encore 
moins  songer  à  mettre  son  territoire  en  valeur  qu'à  l'étendre.  La 
première  chose,  aux  yeux  de  tous  les  patriotes  comme  aux  yeux  du 
prince  Léopold,  devait  être  de  placer  le  nouvel  état  dans  des  condi- 
tions plus  viables.  Ainsi  s'explique  en  partie,  dans  cette  Grèce  tron- 
quée, la  prédominance  des  préoccupations  politiques,  auxquelles 
l'inclinaient  déjà  le  génie  de  la  race  et  les  traditions  antiques. 
Comme  il  n'existait  en  Grèce  aucune  sorte  d'aristocratie  ou  de 
classes  dirigeantes,  chaque  Grec  pouvait  se  croire  appelé  à  me- 
ner les" affaires  du  pays,  et  tous,  étant  animés  d'une  même  ambi- 
tion, s'en  estimer  également  capables.  De  là  dans  cette  petite  dé- 
mocratie, sur  cette  surface  exiguë,  à  peine  plus  peuplée  qu'un  de 
nos  grands  départemens,  cette  sorte  de  manie  ou  de  maladie  poli- 
tique qui  a  été  le  fléau  du  royaume.  Tout  le  monde  étant  d'accord 
pour  tout  subordonner  au  but  national,  et  les  occasions  d'y  attein- 

(1)  Voyez  l'étuda  de  M.  Saiat-René  Taillaadier  dans  la  Hevue  du  1"  mars  1876. 


528  REYUE   DBS   DEUX  MONDES, 

dre  se  présentant  rarement,  les  luttes  des  partis  et  des  personnes 
devaient  naturellement  porter  sur  des  objets  de  plus  en  plus 
minces,  sur  des  intérêts  de  plus  en  plus  mesquins,  à  tel  point  qu'à 
force  de  ténuité  les  fils  qui  composent  l'écheveau  de  la  politique 
hellénique  sont  devenus  insaisissables  à  l'étranger. 

A  l'étroitesse  de  la  scène  répondaient  la  subtilité  héréditaire  des 
acteurs  et  la  passion  des  longs  discours,  le  goût  du  bavardage  spi- 
rituel et  des  fines  discussions,  si  sensible  chez  le  Grec  de  tous  les 
âges.  Ces  défauts  du  caractère  étaient  aggravés  par  un  inconvénient 
provenant  plus  directement  de  la  conformation  du  royaume  et  des 
limites  imposées  à  la  Grèce,  grâce  à  la  défiante  diplomatie  de 
M.  de  Metternich  et  peut-être  aussi  aux  secrètes  visées  de  la  Russie, 
peu  soucieuse  de  fortifier  l'hellénisme  aux  confins  des  Slaves.  Ce 
n'est  pas  seulement  au  point  de  vue  matériel,  territorial,  que  la 
Grèce  officielle  est  incomplète,  mutilée,  difforme,  c'est  aussi  au 
point  de  vue  moral.  La  Grèce  de  1830  est  par  sa  configuration 
même  privée  d'équilibre  intérieur.  Composée  uniquement  des  pro- 
vinces helléniques  du  midi,  elle  est  toute  méridionale  par  le  carac- 
tère de  ses  habitans  comme  par  la  latitude,  et  manque  du  contre- 
poids que  lui  eussent  donné  les  provinces  du  nord,  l'Épire  et  la 
Thessalie.  La  Grèce  actuelle  est  comme  une  France  abandonnée  aux 
Provençaux  et  aux  Gascons,  les  plus  vifs  peut-être,  les  plus  beaux 
parleurs,  les  plus  intelligens  même  de  tous  les  Français,  mais  assu- 
rément ni  les  plus  sages  ni  les  plus  calmes.  La  Grèce  de  1830  res- 
semble encore  à  une  Italie  réduite  au  Napolitain  et  à  la  Sicile,  toute 
méridionale,  toute  maritime.  Les  lourds  Béotiens  et  les  sauvages 
Étoliens  ne  suffisent  pas  à  donner  au  royaume  l'assiette  intérieure 
qui  lui  manque  :  il  lui  eût  fallu  les  solides  populations  de  la  Thes- 
salie et  de  l'Épire.  Gomme  l'alliage  d'un  métal  plus  grossier  donne 
à  l'or  ou  à  l'argent  plus  de  résistance,  le  sang  plus  pesant  de  l'Al- 
banais eût  heureusement,  dans  les  provinces  du  nord,  corrigé  la 
ductilité  hellénique.  Dans  les  limites  actuelles  de  la  Grèce,  sur  un 
sol  restreint  et  appauvri,  avec  une  telle  prédominance  de  l'élé- 
ment naturellement  le  plus  turbulent,  s'il  est  une  chose  dont  il 
faille  s'étonner,  ce  n'est  pas  des  fautes  des  Grecs,  de  leurs  révolu- 
tions, de  leurs  banqueroutes  ;  c'est  de  leur  sagesse,  de  leur  pros- 
périté relative,  de  leurs  progrès.  Les  Grecs  du  royaume  ont  beau 
être  souvent  inférieurs  à  leurs  frères  du  dehors,  ils  ont  fait  le  mi- 
racle de  vivre  dans  des  conditions  où  l'existence  semblait  impos- 
sible et  de  conserver  la  liberté  dans  des  conditions  où  l'absolutisme 
semblait  leur  seule  chance  de  salut. 

Quand,  après  la  longue  guerre  de  l'indépendance,  une  partie  des 
pays  grecs  insurgés  fut  constituée  en  état  autonome,  tout  était  à  créer 
sur  un  sol  dénudé  par  des  siècles  d'abandon  et  ravagé  par  les  ar- 


LA    GRÈCE    ET    LA    QUESTION    d'ORIENT.  529 

mées  turques  et  égyptiennes.  D'une  population  décimée  et  ignorante, 
habituée  par  les  luttes  même  de  l'indépendance  à  une  vie  libre,  sans 
lois  et  sans  frein,  il  fallait  faire  un  peuple  moderne,  et  au  milieu 
des  aventuriers  et  des  klephtes  établir  un  gouvernement  régulier. 
11  fallait  tout  improviser,  dans  le  monde  moral  comme  dans  le 
monde  matériel.  La  nouvelle  capitale,  bâtie  de  toutes  pièces  dans 
une  petite  plaine  aride,  au  pied  des  ruines  solitaires  de  l'Acropole, 
l'Athènes  moderne,  aujourd'hui  la  ville  la  plus  occidentale  de  tout 
l'Orient,  est  un  juste  emblème  de  cette  Grèce  contemporaine,  recon- 
truite  elle-même  à  l'imitation  de  l'Europe  sur  un  sol  étroit  et  dé- 
sert. A  ces  affranchis,  élevés  dans  l'ignorance  de  quinze  siècles  de 
<lespotisme  religieux  et  de  quatre  ou  cinq  siècles  de  servitude  poli- 
tique, manquait  le  premier  instrument  de  toute  vie  intellectuelle, 
de  toute  féconde  civilisation,  une  langue  à  la  fois  populaire  et  lit- 
téraire. Ce  que  tous  les  peuples  de  l'Europe  tiennent  du  passé,  un 
idiome  lentement  élaboré,  élevé  au-dessus  de  tous  les  dialectes 
locaux,  capable  d'exprimer  toutes  les  idées  et  de  les  porter  à  tous, 
les  Grecs,  au  lendemain  de  leur  émancipation,  s'aperçurent  qu'ils 
en  étaient  privés.  La  langue  antique  était  morte,  et  le  grec  vul- 
gaire fait  de  ses  débris ,  le  romaïque ,  à  la  structure  analytique 
toute  moderne,  n'était  pas  encore  formé,  pas  encore  adulte,  en 
sorte  qu'entre  la  belle  langue  classique  des  ancêtres  et  le  patois  in- 
culte du  peuple,  les  Grecs  n'ont  pu  encore  se  faire  une  langue  na- 
tionale vraiment  vivante,  à  la  fois  parlée  et  écrite  et  assez  fixée 
pour  être  au-dessus  de  toute  discussion.  Leur  littérature  renais- 
sante hésite  et  se  partage  entre  deux  directions  opposées,  les  uns 
voulant  remonter  au  langage  de  Démosthène  et  de  Plutarque,  les 
autres  inclinant  vers  le  langage  du  klephte  et  du  berger.  Cette  in- 
décision de  l'idiome  hellénique  moderne  est  un  autre  symbole  des 
difficiles  destinées  de  la  Grèce,  disputée,  elle  aussi,  entre  les  tra- 
ditions ou  les  souvenirs  de  l'antiquité,  et  les  idées  ou  les  besoins  du 
monde  moderne. 

L'embarras  de  cette  situation,  cette  sorte  d'incertitude  dans  les 
conditions  d'une  existence  nouvelle,  est  sensible  dans  la  politique 
intérieure  de  la  Grèce.  Que  devait  être  ce  nouvel  état,  une  monarchie 
ou  une  république,  un  état  fédératif  ou  un  état  unitaire?  La  question 
n'eût  pas  laissé  d'être  difficile  et  de  jeter  dans  la  nation  de  trop  vi- 
vaces  semences  de  discorde,  si  l'Europe  monarchique,  qui  servait  à 
la  Grèce  renaissante  de  tutrice  et  de  marraine,  n'eût  naturellement 
uni  sans  trop  la  consulter  sa  filleule  à  la  royauté.  En  pupille  docile, 
la  Grèce,  au  milieu  de  toutes  ses  aventures  et  de  ses  caprices,  est 
demeurée  assez  sage  pour  ne  point  se  brouiller  sur  ce  point  avec 
les  puissances  protectrices  dont,  à  un  moment  donné,  elle  pouvait 

TOME  .\x.  —  1877.  34 


530  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

toujours  avoir  besoin.  Si  elle  s'est  séparée  de  sa  première  dynastie 
bavaroise,  avec  laquelle  elle  faisait  fort  mauvais  ménage,  ce  n'a  été 
qu'un  simple  divorce,  et,  dans  sa  révolution  même,  la  Grèce  a  eu 
le  tact  de  renverser  un  roi  et  non  la  royauté.  Quelques  esprits  n'ont 
pas  vu  sans  déplaisir  la  Grèce  oublier  ses  anciennes  traditions  ré- 
publicaines et  fédératives;  ils  en  eussent  voulu  faire  une  sorte  de 
Suisse  maritime.  De  pareils  regrets  proviennent  d'un  archaïsme 
plus  préoccupé  des  souvenirs  du  passé  que  des  besoins  de  la  vie 
moderne.  Dans  un  temps  où  une  civilisation  unitaire  rassemble  en 
grands  corps  de  nation  des  peuples  comme  l'Allemagne  et  l'Italie, 
divisés  depuis  des  siècles,  la  petite  Grèce,  unifiée  par  le  despo- 
tisme et  la  servitude,  ne  pouvait,  au  premier  jour  de  son  affran- 
chissement, se  fractionner  et  se  morceler  elle-même  pour  s'affaiblir 
vis-à-vis  de  l'étranger  et  du  musulman.  Quoique  les  intérêts  de 
clocher  jouent  un  trop  grand  rôle  dans  la  politique  hellénique, 
l'esprit  de  clan  ou  de  tribu,  vivant  encore  dans  quelques  districts 
de  i'Hellade,  chez  les  Maïnotes  de  la  Morée  par  exemple,  était  bien 
moins  vivace  chez  les  Grecs  qu'il  ne  l'est  demeuré  chez  leurs  voisins 
et  parens,  les  Skipetars  d'Albanie.  Le  fédéralisme  républicain  n'eût 
été  pour  les  Grecs  qu'une  cause  de  plus  d'anarchie  et  d'impuis- 
sance; en  dépit  du  morcellement  physique  de  leur  petit  territoire, 
découpé  par  tant  de  golfes  et  cloisonné  de  tant  de  chaînons  monta- 
gneux, l'unité  politique  de  I'Hellade  est  aujourd'hui  aussi  conforme 
à  la  natm^e  et  à  la  civilisation  qu'elle  l'était  peu  dans  l'antiquité. 

Le  maintien  de  la  royauté  à  travers  toutes  leurs  révolutions  fait 
honneur  au  sens  pratique  des  Hellènes.  En  cédant  aux  conseils 
d'une  saine  politique,  ils  n'ont  pas  répudié  toutes  les  traditions  de 
leur  glorieux  passé  et  tous  les  rêves  de  liberté  que  leur  devait  in- 
spirer une  longue  lutte  nationale,  soutenue  sans  chefs  reconnus  et 
sans  unité  de  commandement.  La  constitution  de  la  Grèce  est  plus 
qu'aucune  autre  peut-être  une  sorte  de  compromis,  de  terme  moyen. 
Un  écrivain  moderne,  Dmitrios  Paparrigopoulos,  a,  dans  une  co- 
médie librement  imitée  d'Aristophane  (1), -représenté  le  peuple 
grec,  le  vieux  Démos,  entre  trois  femmes  qui  se  disputent  son  al- 
liance, Monarchie,  Démocratie  et  M"''  Constitution;  cette  dernière, 
accompagnée  de  son  arrogante  servante,  la  Chambre,  qui  la  mal- 
mène et  la  maltraite.  Devant  les  trois  rivales,  Démos,  ignorant  et 
volage,  hésite;  séduit  par  leurs  propos,  il  voudrait  les  épouser 
toutes  trois  à  la  fois,  et  par  cette  raison  il  se  décide  pour  Consti- 
tution, qui  réunit  les  traits  des  deux  autres.  En  Grèce,  Constitution 
ressemble  en  fait  beaucoup  à  Démocratie,  pour  laquelle  le  vieux 
Démos  a  depuis  son  enfance  conservé  un  secret  penchant. 

(1)  Dmitrios  Paparrigopoulos,  le  Choix  d'une  femme,  comédie  traduite  du  grec  par 
M.  Emile  Legrand.  Jouaust  1872. 


LA    GRÈCE   ET  LA   QUESTION   d'ôRIENT.  531 

Ce  petit  royaume  est,  non  moins  que  la  Suisse,  une  démocratie 
sans  aucune  ombre  d'aristocratie  ancienne  ou  récente.  Au-dessus 
de  cette  société  égalitaire  est  un  monarque,  non  un  souverain  ab- 
solu, un  tyran  au  sens  grec  du  mot,  ce  qui  s'est  vu  souvent  ail- 
leurs, mais  un  roi  constitutionnel  aux  pouvoirs  limités,  et  placé  en 
face  d'une  chambre  unique,  issue  d'un  suffrage  presque  universel. 
La  Grèce  est  ainsi  une  république  démocratique  avec  un  président 
héréditaire.  Cette  constitution,  qui  dans  sa  forme  actuelle  date, 
croyons-nous,  de  iSQh,  n'a  point  toujours  donné  des  fruits  aussi 
mauvais  qu'on  eût  pu  le  craindre.  Peut-être  ces  institutions,  en  ap- 
parence si  défectueuses,  sont-elles  encore  les  plus  en  harmonie  avec 
les  mœurs,  si  ce  n'est  avec  les  besoins  du  peuple.  En  tout  cas,  lors- 
qu'on ne  peut  construire  sur  les  solides  fondemens  de  la  tradition, 
il  est  si  difficile  d'improviser  un  gouvernement  quelque  peu  viable, 
que  l'on  ne  doit  point  être  trop  sévère  avec  les  peuples  mis,  comme 
les  Grecs  et  comme  nous-mêmes,  à  cette  dure  épreuve. 

Les  Grecs  n'en  sont  pas  plus  que  nous  à  leur  première  expé- 
rience constitutionnelle.  Avant  d'en  arriver  ou  d'en  revenir  à  une 
seule  assemblée,  ils  ont  essayé  du  régime  plus  normal  des  deux 
chambres.  Dans  tout  pays  où  il  n'existe  ni  aristocratie  politique  ni 
institutions  fédérales,  la  chambre  haute  est  la  grande  difficulté,  la 
pièce  introuvable,  le  ressort  imparfait  non  moins  qu'indispensable 
du  mécanisme  constitutionnel.  Les  Grecs  ont  eu  un  moment  un 
sénat  viager  et  inamovible.  L'essai,  paraît-il,  n'a  pas  été  heureux; 
la  machine  a  été  simplifiée,  le  sénat  abandonné  comme  un  rouage 
inutile,  et  la  chambre  des  députés  est  restée  affranchie  d'un  frein 
qui  semble  cependant  d'autant  plus  nécessaire  au  jeu  régulier  des 
institutions  que  plus  limitée  est  la  prérogative  royale.  Bien  qu'en 
tout  pays  les  formes  constitutionnelles  aient  peine  à  remédier  au 
défaut  des  mœurs  publiques,  la  mutilation  du  système  parlemen- 
taire, ainsi  privé  d'un  de  ses  organes  essentiels,  n'est  probablement 
pas  étrangère  aux  vices  politiques  de  la  Grèce.  Je  ne  sais  en  Europe 
que  deux  états,  tous  deux  orientaux ,  tous  deux  des  plus  récens  et 
des  plus  petits,  tous  deux  aussi  foncièrement  démocratiques,  h 
Grèce  et  la  Serbie,  qui  aient  adopté  le  régime  d'une  chambre  unique. 
La  Roumanie,  qui  possédait  au  contraire  des  élémens  aristocrati- 
ques, s'est  donné  un  sénat  avec  une  chambre  des  députés.  La  Serbie, 
plus  isolée  de  l'Europe  par  sa  situation  continentale,  ses  traditions 
et  ses  mœurs  toutes  patriarcales ,  peut  chercher  la  liberté  dans  des 
voies  nouvelles  appropriées  à  son  état  social  si  différent  encore  du 
nôtre  (1).  La  Grèce,  plus  rapprochée  de  l'Occident  par  les  souve- 

(1)  Sur  l'histoire  delà  Serbie,  voyez  l'ouvrage  de  M.  Saint-René  Taillandier,  la  Serbie 
au  dix-neuvième  siècle.  —  Sur  les  révolutions  helléniques,  voyez  la  Grèce  depuis  la  chute 
du  roi  Othon,  par  M.  F.  Lenorniaut,  Revue  du  1"  janvier,  15  mars  et  15  juillet  1864. 


532  REVDE   DES   DEUX  MONDES. 

nirs  classiques  comme  par  les  flots  de  la  Méditerranée,  et  dépour- 
vue dans  la  servitude  de  toute  tradition  politique,  avait  moins  de 
raisons  de  s'isoler,  de  se  distinguer  par  sa  constitution.  En  tout  cas, 
l'expérience  d'une  assemblée  unique,  et  par  là  même  omnipotente, 
ne  semble  point  y  avoir  encore  réussi,  et,  sans  préjuger  l'avenir,  il 
est  douteux  que  ce  parlementarisme  tronqué  puisse  survivre  à  un 
agrandissement  territorial  du  royaume.  Au  milieu  de  ses  embarras 
constitutionnels,  la  Grèce  a  aujourd'hui  la  bonne  fortune  de  possé- 
der, au  lieu  d'une  famille  demeurée  étrangère  sur  le  trône,  une 
jeune  dynastie  qui,  par  ses  nombreux  rejetons,  assure  à  la  royauté 
des  héritiers  nationaux,  et  par  ses  alliances  de  famille  avec  plusieurs 
des  principales  maisons  régnantes  de  l'Europe  peut  contribuer  à 
conserver  au  nouvel  état  la  bienveillance  des  grandes  puissances. 
Tous  les  maux  politiques  dont  souffre  la  Grèce  n'ont  pas  leur 
principe  dans  la  constitution  ;  la  plupart  proviennent  des  mœurs 
plus  encore  que  des  lois.  Les  principaux  vices  signalés  dans  la  so- 
ciété grecque  se  rencontrent  tantôt  à  l'état  aigu,  tantôt  à  l'état 
chronique,  chez  d'autres  peuples,  dans  d'autres  démocraties  par- 
fois florissantes,  aux  États-Unis  d'Amérique  par  exemple.  Il  en  est 
ainsi  d'abord  du  grand  nombre  et  du  peu  d'honnêteté  de  la  plu- 
part des  jwUticians,  de  la  concussion  et  de  la  corruption  adminis- 
tratives aussi  pratiquées  aux  rives  romantiques  de  l'Hudson  que 
sur  les  bords  desséchés  du  classique  Ilissus.  En  Grèce ,  cette  plaie 
s'est  étendue  jusqu'à  la  hiérarchie  ecclésiastique,  et  l'on  se  rap- 
pelle le  récent  et  scandaleux  procès  des  trois  évêques  accusés  de 
péculat  et  de  simonie.  Ce  mal  rongeur  découle  d'une  autre  plaie 
encore  commune  à  la  Grèce  et  à  d'autres  états  des  deux  mondes, 
le  fonctionnarisme.  La  Grèce  possède  une  nombreuse  et  indigente 
bureaucratie,  et,  en  dépit  du  nombre  des  emplois  relativement  à  la 
petitesse  du  pays,  les  places  à  donner  restent  toujours  hors  de  pro- 
portion avec  la  multitude  des  aspirans.  De  là  une  des  causes  de 
l'âpreté  des  luttes  politiques  et  des  continuelles  crises  ministé- 
rielles. Chaque  citoyen  veut  avoir  sa  part  du  pouvoir  ou  du  budget, 
chaque  homme  politique  a  ses  créatures  à  faire  vivre,  et,  chaque 
Grec  se  croyant  apte  à  tous  les  emplois,  les  changemens  de  mi- 
nistère sont  si  fréquens  et  les  mutations  du  personnel  administratif 
si  répétées,  qu'il  semble  que  chacun  doive  passer  à  son  tour  aux 
affaires.  De  là  ces  luttes  et  ces  coalitions  de  quatre  ou  cinq  partis 
dont  la  ligne  de  démarcation  est  le  plus  souvent  impossible  à  tra- 
cer. A  ces  causes  de  division  et  de  luttes  stériles  s'en  ajoutait,  jus- 
qu'à ces  dernières  années,  une  autre  non  moins  fâcheuse,  la  riva- 
lité des  puissances  protectrices,  la  Russie,  l'Angleterre  et  la  France 
ayant  chacune  leurs  protégés  ou  leurs  partisans,  prétendant  plus 
ou  moins  s'immiscer  dans  les  affaires  du  royaume,  et  compliquant 


LA   GRÈCE   ET  LA   QUESTION   D'orIENT.  533 

ainsi  la  politique  extérieure  par  la  politique  étrangère.  Au  milieu 
de  toutes  ces  difficultés,  à  travers  tous  ces  périls,  les  Grecs,  sages 
ou  sensés  jusqu'en  leurs  erreurs,  n'emploient  plus  depuis  long- 
temps dans  leurs  conflits  de  partis  d'autres  armes  que  les  armes 
modernes,  la  presse  et  la  parole;  s'ils  ont  souvent  recours  à  l'in- 
trigue et  à  la  corruption,  jamais  ils  n'en  appellent  à  la  force.  Ce 
petit  état,  fondé  chez  un  peuple  de  pirates  et  de  brigands,  est  de- 
puis longtemps  étranger  aux  pronunciamientos  militaires  et  aux 
guerres  civiles.  Quelle  nation  cependant  semblait  plus  que  la  Grèce 
vouée  aux  luttes  intestines  et  au  brigandage  politique,  par  ses 
mœurs  populaires  et  ses  traditions  comme  par  sa  conformation 
géographique?  Chez  un  tel  peuple,  après  de  tels  antécédens  si  ré- 
cens encore,  n'est-ce  point  là  une  marque  singulière  d'esprit  pra- 
tique, et  ne  vaut-il  pas  mieux,  pour  l'avenir  de  la  Grèce,  que  les 
ministres  y  soient  renversés  par  des  coalitions  parlementaires  et 
des  manœuvres  de  couloir  que  par  le  fusil  des  klephtes? 

II. 

L'esprit,  ou  mieux  le  caractère  grec,  n'a  pas  fort  bonne  renom- 
mée en  Occident.  Cette  mauvaise  réputation  remonte  très  loin,  jus- 
qu'à l'antiquité,  jusqu'à  ces  Grœculi^  si  fort  raillés  et  dédaignés  de 
Cicéron,  lui-même  cependant,  tout  comme  son  ami  Atticus,  un  ad- 
mirateur et  un  disciple  de  l'Hellade.  Les  défauts  déjà  reprochés  aux 
Grecs  par  les  Romains,  le  manque  de  franchise  et  de  dignité,  l'es- 
prit d'intrigue,  les  jalousies  locales,  la  flatterie,  la  servilité,  n'ont  pu 
être  corrigés  par  la  servitude  musulmane  et  le  despotisme  byzan- 
tin. Si  le  Grec  a  gardé  beaucoup  des  défauts  prêtés  à  ses  aïeux,  il 
en  a  aussi  hérité  les  qualités  :  la  vivacité,  l'intelligence,  la  malléa- 
bilité. C'est  une  chose  singulière,  que  le  Grec  moderne,  si  croisé 
d'Albanais,  de  Slave  et  de  Yalaque,  que  le  Rouméliote,  d'un  sang 
si  mêlé  qu'on  lui  a  souvent  disputé  toute  filiation  hellénique,  rap- 
pelle d'une  manière  si  frappante  les  aïeux  dont  il  revendique  le 
nom.  Les  Slaves  ont  eu  beau  laisser  à  travers  toute  la  Morée  des 
traces  visibles  de  leur  passage,  le  berger  valaque  a  beau  prome- 
ner ses  troupeaux  sur  les  plateaux  dénudés  de  la  péninsule ,  les 
Albanais  ont  eu  beau  occuper  sous  nos  yeux  l'Attique  et  l'Argolide 
et  donner  aux  modernes  Grecs  leur  costume  national,  la  blanche 
fustanelle,  les  Hellènes,  qu'on  eût  dits  presque  disparus  de  l'Hel- 
lade, l'ont  reconquise  et  recolonisée,  et  après  ce  singulier  travail 
encore  inachevé,  les  Grecs  nouveaux,  les  Grecs  de  langue  ou  de 
sang,  se  sont  trouvés  étonnamment  semblables  à  leurs  ancêtres  (1). 

(1)  Dans  la  Grèce  propre  même,  un  grand  nombre  de  noms,  à  commencer  par  celui 
de  Morée  {More,  mer),  paraissent  û'origiae  slave,  et  les  noms  grecs  modernes,  sou- 


534  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Chose  plus  frappante  encore,  le  Grec  de  l'Hellade  ne  garde  presque 
rien  de  l'empreinte  byzantine.  Ses  ancêtres  ne  sont  pas  seule- 
ment les  Grœculi  des  Romains ,  ce  sont  aussi  les  Grecs  de  la 
grande  époque  classique.  On  a  plus  d'une  fois  remarqué,  avant  et 
après  la  guerre  de  l'indépendance,  combien  les  habitans  de  la 
Grèce  insurgée,  Hellènes  ou  Albanais,  rappelaient,  dans  leurs  mœurs 
ou  leur  caractère,  les  premiers  Grecs  que  nous  montre  l'histoire, 
eux  aussi  brigands  ou  pirates.  Ceux  qui  se  plaisent  à  écraser  les 
Hellènes  modernes  des  hauts  faits  et  des  hautes  vertus  de  leurs 
aïeux  oublient  souvent  les  exemples  que  dans  les  plus  beaux  jours 
leur  ont  laissés  les  héros  de  l'antiquité,  les  Athéniens  surtout,  de 
Thémistocle  à  xilcibiade.  La  moralité  privée,  et  plus  encore  la  mo- 
ralité politique,  ne  semblent  jamais  avoir  été  le  fort  de  cette  race 
ingénieuse  et  subtile,  dont  les  philosophes  ont  cependant  conçu  les 
plus  hauts  types  de  vertu.  A  cet  égard,  les  Grecs  n'ont  peut-être  pas 
autant  dégénéré  de  leurs  grands  ancêtres  que  se  l'imagine  le  vul- 
gaire. II  y  a  au  moins  un  point  sur  lequel  ces  Grecs,  par  tant  d'au- 
tres [côtés  si  inférieurs  aux  anciens,  les  égalent  ou  les  dépassent  : 
c'est  le  patriotisme,  ou  mieux  l'amour  de  leur  race  et  de  leur  na- 
tion, vivant  à  travers  toutes  les  défaillances  et  tous  les  compromis 
chez  les  Grecs  de  tout  rang  et  de  toute  contrée. 

S'il  ressemble  encore  à  ses  pères,  rien  ne  diffère  plus  du  Turc  que 
le  Grec  moderne.  Entre  les  deux  hommes,  entre  les  deux  peuples, 
tout  est  contraste;  leurs  qualités  sont  opposées,  et  l'opposition  est 
d'autant  plus  saillante  que  chez  l'un  et  l'autre  ces  qualités  sont 
souvent  outrées.  Ce  qui  distingue  le  Grec,  ce  qui  est  le  principe  de 
l'humeur  changeante  qu'on  lui  reproche  d'ordinaire,  c'est  le  goût 
des  nouveautés,  l'amour  du  progrès,  la  curiosité,  l'esprit  d'initia- 
tive. Ce  qui  distingue  le  Turc  au  contraire,  le  principe  de  la  dignité 
et  de  la  patience  que  l'on  vante  souvent  chez  lui,  c'est  le  goût  du 
repos,  le  respect  des  usages,  l'indifférence  à  ce  qui  se  passe  au 
dehors,  et  par  suite  l'apathie  et  la  somnolence  morale.  Par  sa  vi- 
vacité, son  agilité  intellectuelle,  son  besoin  de  mouvement,  sa  cu- 
riosité impatiente,  le  premier  est  un  Européen  et  un  moderne,  qui 
pousse  jusqu'à  l'excès  l'esprit  mobile  de  notre  civiUsaiion  et  de  notre 
siècle  :  par  son  indolence  intellectuelle,  son  fatalisme,  son  manque 
de  ressort  et  d'initiative,  le  Turc  est,  en  dépit  de  son  séjour  en  Eu- 
rope, un  Asiatique,  et  il  est  douteux  qu'il  puisse  jamais  être  autre 
chose.  Cette  différence  se  manifeste  partout,  dans  la  vie  privée 
comme  dans  la  vie  publique,  et  jusque  dans  la  démarche  de  l'Ot- 
toman et  de  l'Hellène.  Nulle  part  le  contraste  n'éclate  autant  que 
dans  le  goût  de  l'un  et  dans  l'indifférence  de  l'autre  pour  l'instruc- 

vent  sans  rapport  avec  les  noms  antiques,  témoignent  d'une  nouvelle  colonisation  de 
la  race  ou  de  la  langue  hellénique. 


LA   GRECE   ET   LA   QUESTION   D  ORIENT.  535 

tien.  Aucune  nation  ne  montre  un  plus  grand  souci  de  l'enseigne- 
ment populaire,  un  plus  grand  respect  des  choses  de  l'esprit,  que 
ne  le  font  les  Grecs,  en  cela  encore  les  vrais  fils  de  leurs  pères. 
Certes,  sur  ce  sol  appauvri  et  couvert  de  ruines,  la  culture  intellec- 
tuelle ne  peut  encore  donner  de  ces  fruits  rares  ou  exquis  qui  sont 
l'honneur  d'une  civilisation;  si  les  fruits  en  sont  modestes,  ils  sont 
au  moins  à  la  portée  de  tous.  L'instruction  primaire  est  plus  répan- 
due chez  les  Grecs  que  chez  beaucoup  de  nations  de  l'Occident, 
qu'en  Angleterre  et  en  Belgique,  par  exemple.  Par  malheur,  l'ab- 
sence ou  la  rareté  de  la  haute  culture  laisse  à  cette  instruction  po- 
pulaire une  certaine  présomption,  qui  partout  est  l'écueil  d'un  en- 
seignement tout  démocratique  et  égalitaire.  De  cette  diffusion  et 
de  ce  peu  de  profondeur  de  l'instruction  viennent  en  Grèce  le  grand 
nombre  de  journaux  et  la  trop  grande  puissance  de  la  presse  pé- 
riodique, qui  contribue  à  exagérer  et  pour  ainsi  dire  à  hypertro- 
phier  chez  les  Hellènes  les  facultés  et  les  passions  politiques. 

Les  qualités  et  les  défauts  des  peuples  ne  peuvent  guère  se 
peser  que  par  la  comparaison,  par  des  rapprochemens.  A  quoi 
faut-il  comparer  la  Grèce  ?  Est-ce  aux  vieux  pays  de  l'Europe  dont 
la  civilisation  s'est  lentement  et  régulièrement  dévelo^^pée;  est-ce 
aux  jeunes  pays  d'Amérique  où  la  culture  européenne  a  été  trans- 
plantée en  pleine  sève  et  en  pleine  maturité?  Non  évidemment; 
c'est  à  la  Turquie,  c'est  aux  provinces  voisines  demeurées  sous  le 
joug  ottoman,  c'est  à  la  Thessalie,  à  l'Albanie  par  exemple,  ou 
mieux  encore  c'est  à  la  Grèce  elle-même,  à  la  Grèce  asservie  du 
commencement  du  siècle  qu'il  faut  comparer  la  Grèce  indépen- 
dante. Le  parallèle  est  facile,  il  n'y  a  qu'à  se  reporter  aux  récits 
des  voyageurs  à  la  veille  ou  au  lendemain  de  la  guerre  de  l'indé- 
pendance, et  pour  ne  citer  que  les  plus  illustres  à  Chateaubriand,  à 
Byron,  et  à  l'ami  de  ce  dernier,  l'Anglais  Hobhouse.  Quels  tableaux 
de  désolation,  quelle  solitude  dans  ces  régions  encore  toutes  peu- 
plées de  noms  et  de  souvenirs  !  La  vie  comme  la  civilisation  sem- 
blaient avoir  à  jamais  abandonné  la  plus  grande  partie  de  l'Hel- 
lade.  Cette  terre  qu'il  parcourait  Pausanias  à  la  main,  étonné  de 
voir  le  touriste  antique  y  rencontrer  tant  de  cités,  tant  de  monu- 
mens  entassés,  le  voyageur  moderne  la  trouvait  nue  et  vide,  sans 
villes,  presque  sans  habitans,  sans  ruines  même,  car  en  dehors 
d'Athènes  et  de  quelques  localités  de  l'Attique,  les  ruines  ont  d'or- 
dinaire péri,  et  l'on  dispute  parfois  en  vain  sur  l'emplacement  des 
cités  les  plus  illustres.  Sur  cette  Grèce  retombée  dans  la  barbarie 
régnaient  deux  hommes  qui  en  semblaient  les  souverains  naturels, 
le  brigand  ou  klephte,  et  le  pirate,  l'un  et  l'autre  célébrés  par  les 
poètes  de  l'Europe  et  mieux  encore  par  les  chants  nationaux  qu'ont 
recueillis  Fauriel  et  ses  émules.  Cette  époque,  si  voisine  de  nous  par 


536  REVUE    DES   DECX   MONDES. 

la  date,  semble  déjà  un  âge  lointain,  et  le  vieux  palikare  a  par- 
fois peine  à  se  reconnaître  et  à  ne  pas  se  prendre  pour  un  étran- 
ger dans  la  patrie  qu'il  a  délivrée.  Le  pirate  a  disparu  sans  re- 
tour ;  si  le  brigand  a  persisté  longtemps,  il  est  aujourd'hui  refoulé 
aux  frontières  turques,  qui  lui  ont  toujours  servi  de  base  d'opéra- 
tion ou  de  refuge.  Des  villes  toutes  modernes,  comme  Athènes  et 
Fatras,  ont  surgi  de  la  solitude.  La  vie  et  le  travail  pacifique  re- 
paraissent peu  à  peu  sur  les  côtes  au  moins  de  la  presqu'île,  sur 
la  grande  route  maritime  en  particulier  qui,  malgré  la  barrière  en- 
core intacte  de  l'isthme,  réunit  par  le  golfe  Saronique  et  le  golfe  de 
Gorinthe  l'Attique  aux  îles  Ioniennes  et  doit  un  jour  servir  de  voie 
centrale  au  royaume  qu'elle  coupe  en  deux  (1). 

J'ai  été  deux  fois  en  Grèce,  à  quelques  années  de  distance,  la 
première  fois  en  1867,  la  seconde  en  1873,  et  dans  ce  court  inter- 
valle j'y  ai  rencontré  un  remarquable  changement.  En  1867,  c'était 
l'époque  de  l'insurrection  de  Crète,  je  voyageais  de  Gorfou  à  Lou- 
traki,  au  fond  du  golfe  de  Gorinthe,  en  compagnie  de  patriotes 
hellènes  sur  un  petit  vapeur  grec  au  nom  fatidique,  le  Panhelle- 
nium,  alors  célèbre  par  ses  récentes  courses  à  Gandie  à  travers  les 
croisières  turques.  La  Grète  et  la  politique  étrangère  absorbaient 
tous  les  esprits;  on  n'avait  d'intérêt  et  d'attention  que  pour  les 
hauts  faits  d'armes  des  Sphakiotes.  A  l'intérieur  du  royaume  les 
brigands  régnaient  partout  en  maîtres.  La  traversée  de  l'isthme  de 
Gorinthe  ne  se  faisait  pas  sans  inquiétude,  en  dépit  des  nombreuses 
patrouilles  de  gendarmerie  établies  sur  la  route  pour  protéger  le 
passage  des  voitures  qui  conduisaient  les  voyageurs  d'un  golfe  à 
l'autre.  L'on  ne  pouvait  guère  alors  voir  de  la  Grèce  que  les  côtes 
et  la  silhouette  des  belles  montagnes  qui  du  Parnasse  et  du  Gythé- 
ron  au  Pentélique  dominent  ses  golfes  et  ses  îles.  Le  danger  com- 
mençait dès  que  l'on  descendait  à  terre  ou  mettait  le  pied  en 
dehors  des  villes.  On  ne  nous  permit  de  faire  une  excursion  dans 
le  Péloponèse,  de  Nauplie  à  l'Acro-Gorinthe  par  Argos  et  Mycènes, 
qu'en  nous  donnant,  à  mes  trois  compagnons  et  à  moi,  une  escorte 
d'une  vingtaine  de  soldats,  et  en  limitant  strictement  notre  itiné- 
raire. Dans  notre  route  à  travers  les  campagnes  désertes  le  long 
des  ruisseaux  bordés  de  lauriers-roses,  quatre  de  nos  hommes  mar- 
chaient en  avant  pour  explorer  le  chemin  et  autant  en  arrière  pour 
nous  assurer  contre  toute  surprise;  entre  cette  avant-garde  et 
cette  arrière-garde,  nous  allions  à  cheval,  défendus  sur  nos  flancs 
par  une  douzaine  de  soldats  le  fusil  sur  l'épaule,  et  pour  plus  de 
prudence  cheminant  à  mi-côte  pendant  que  nous  suivions  le  fond 
de  l'étroit  vallon.  Ges  soldats  grecs,  pauvres  et  braves  gens,  se 

(1)  Sur  les  progrès  de  la  Grèce,  voyez  l'étude  de  M.  Emile  Buraouf  dans  la  Revue 
du  1"  septembre  1875. 


LA   GRÈCE    ET   LA.    QUESTION  d'oRIENT.  537 

nourrissant  de  peu  etne  demandant  rien,  étaient,  nous  aflirmait-on, 
dignes  de  confiance;  ils  en  avaient  l'air,  et  leurs  pareils  le  mon- 
trèrent bien  trois  ans  plus  tard,  lorsque  plusieurs  d'entre  eux  se 
firent  tuer  avant  de  laisser  leurs  voyageurs  tomber  aux  mains  des 
brigands  de  Marathon.  En  1867,  toute  l'Attique  plus  encore  que  le 
Péloponèse,  était  au  pouvoir  des  klephtes.  L'on  n'osait  franchir  les 
portes  de  la  capitale.  Il  n'était  pas  sûr  de  se  promener  dans  les 
bois  d'olivier  du  Géphise;  c'était  une  imprudence  d'aller  à  Eleusis 
ou  à  Mégare,  une  folie  de  vouloir  monter  au  Pentélique  ou  à  l'Hy- 
mette,  dont  à  Athènes  les  croupes  dénudées  attirent  de  tous  côtés 
les  yeux.  Pour  visiter  le  beau  temple  dorique  du  promontoire  de 
Sunium,  nous  fûmes  obligés  de  prendre  la  mer,  et  à  notre  retour 
on  nous  trouva  téméraires  d'avoir  couché  sur  le  sable  du  rivage, 
au  lieu  d'être  restés  toute  la  nuit  à  ballotter  dans  notre  barque. 
C'était,  en  un  mot,  la  Grèce  du  Roi  des  montagnes. 

J'avais  voyagé  l'année  précédente  en  Sicile  dans  des  circonstances 
presque  analogues,  et  m'étais  trouvé  à  Palerme,  alors  que  les  bri- 
gands tenaient  la  capitale  de  l'île  dans  une  sorte  de  blocus  avant 
d'oser  s'en  emparer  de  vive  force  (1)  ;  aussi  étais-je  moins  étonné 
du  nombre  et  de  l'audace  des  klephtes  que  de  l'inertie  du  gouver- 
nement et  de  l'indifférence  du  public,  l'un  et  l'autre  uniquement  oc- 
cupés de  la  Crète  et  du  dehors.  Athènes  était,  à  cette  époque  même, 
toute  remplie  jde  joyeuses  espérances  malheureusement  trop  vite 
déçues.  Les  fonds  ou  les  hommes  que  l'on  eût  pu  employer  à  main- 
tenir la  sécurité  publique  étaient  perdus  à  soutenir  les  Candiotes 
et  à  prolonger  l'insurrection  dont  on  attendait  la  réunion  de  l'île  au 
royaume.  C'est  là  une  juste  image  de  toutp  l'histoire  de  la  Grèce 
contemporaine  qui,  n'ayant  d'yeux  que  pour  le  dehors,  a  plus  d'une 
fois  lâché  la  proie  pour  l'ombre.  La  faute  en  est  moins  au  caractère 
grec  qu'aux  traités  qui,  en  enfermant  le  nouvel  état  dans  des 
limites  trop  rétrécies,  l'ont  condamné  à  de  perpétuels  et  stériles 
efforts  pour  en  sortir. 

A  mon  passage  en  Grèce,  dans  l'été  de  1873,  je  trouvai  tout 
changé.  Les  désillusions  de  la  Crète  avaient  ramené  l'attention 
sur  l'intérieur  du  royaume.  Le  massacre  des  diplomates  anglais 
et  italiens  par  les  brigands  de  Marathon,  en  1870,  avait  décidé 
le  pays  à  en  finir  avec  le  brigandage.  Les  campagnes  de  l'Attique 
et  du  Péloponèse  étaient  libres,  rien  ne  mettait  plus  obstacle  aux 
courses  des  voyageurs  que  le  poids  de  la  chaleur.  Le  douanier 
en  fustanelle  qui  m'accueillit  au  Pirée  me  tendit  encore  la  main, 
comme  ses  confrères  de  Turquie  ou  d'Egypte,  mais  l'ancienne  bour- 
gade avait  tout  l'air  d'une  ville,  et  une  voie  ferrée  d'une  douzaine  de 

(1)  L'on  sait  que  Palerme  en  effet  fut  à  cette  époque  occupé  par  les  brigands  et  ne 
put  être  repris  que  par  des  troupes  italiennes  envoyées  du  continent. 


538  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

kilomètres  reliait  le  port  à  la  capitale.  Si  c'était  encore  là  le  seul 
chemin  de  fer  du  royaume,  une  autre  ligne  beaucoup  plus  impor- 
tante était  concédée  dans  la  direction  de  Livadia  et  de  la  frontière 
turque;  une  troisième  enfm,  devant  relier  Athènes  au  golfe  de  Co- 
rinthe,  à  Patras  et  au  centre  du  Péloponèse,  était  décidée  en  prin- 
cipe. Tous  ces  projets  ont  malheureusement  été  abandonnés  pour 
longtemps  encore.  Le  manque  de  capitaux  semble  avoir  empêché 
les  travaux  ou  les  avoir  arrêtés.  La  Grèce,  qui,  pour  développer  ses 
ressources  et  sa  population,  aurait  tant  besoin  de  moyens  de  com- 
munication, se  trouve,  au  point  de  vue  des  chemins  de  fer,  dans 
une  situation  particulièrement  déplorable.  Aux  obstacles  que  dans 
tous  les  pays  maritimes  et  péninsulaires  met  à  la  création  ou  au 
rendement  des  voies  ferrées  la  concurrence  de  la  voie  de  mer,  s'a- 
joutent, dans  l'étroite  presqu'île,  les  obstacles  du  sol,  partout  hé- 
rissé de  montagnes  ou  coupé  de  marais.  Ce  n'est  point  tout  :  la 
Grèce,  trop  pauvre  et  trop  petite  pour  avoir  sur  son  propre  sol  un 
réseau  rémunérateur,  est  trop  isolée  de  l'Europe  pour  pouvoir 
compter  ^ur  les  avantages  qu'apportent  partout  la  joncîion  des  ré- 
seaux et  le  transit  international.  La  Grèce,  allongée  comme  à  des- 
sein vers  l'Afrique,  a  beau  sembler  une  jetée  destinée  à  servir  à 
l'Europe  centrale  de  point  d'embarquement  pour  l'Egypte,  les  Indes 
et  l'extrême  Asie,  cette  admirable  position  restera  longtemps  mutile 
pour  elle-même  et  pour  l'Europe.  Le  Pirée,  qui  mieux  encore  que 
Salonique  pourrait  rivaliser  un  jour  avec  le  Brindisi  de  l'Italie,  ne 
recevra  pas  de  longtemps  les  voyageurs  ou  la  malle  des  Indes,  La 
Grèce  aurait  beau,  comme  elle  en  avait  l'intention,  prolonger  ses 
chemins  de  fer  jusqu'au  golfe  de  Volo  et  à  la  frontière  turque,  elle 
ne  veiTa  point  la  Turquie  prolonger  les  siens  jusqu'à  elle  pour  la 
relier  au  grand  réseau  européen.  Sous  la  domination  ottomane,  la 
Thessalie  n'a  aucun  espoir  d'être  pourvue  d'une  voie  ferrée,  et  ainsi 
l'Hellade  est  condamnée  à  ne  pouvoir  se  rattacher  à  l'Europe.  Privée 
de  sa  base  territoriale,  elle  est  pour  ainsi  dire  coupée  du  continent, 
elle  perd  les  avantages  de  sa  situation  péninsulaire  et  demeure 
pour  l'Europe  une  sorte  d'annexé  excentrique  et  comme  une  île 
abordable  seulement  par  mer. 

Le  premier  progrès  à  signaler  en  Grèce  depuis  son  émancipation, 
c'est  la  multiplication  de  ses  habitans.  Tombée  vers  710,000  âmes 
en  1832,  au  lendemain  de  la  guerre  de  l'indépendance,  la  popu- 
lation du  royaume  doit  être  aujourd'hui  de  1,500,000  à  1,600,000 
âmes  (1).  En  dehors  même  des  îles  Ioniennes,  tardivement  an- 
nexées, le  nombre  des  habitans  de  la  Grèce  propre  aura  doublé 

(1)  Le  recensement  de  1870  donnait  le  chiffre  de  1,226,000  âmes  pour  la  Grèce  sans» 
les  îles  Ioniennes,  de  1,458,000  àraes  avec  ces  îles.  La  population  atteint  sa  plus  grande 
ensité  dans  les  îles  Ioniennes,  puis  dans  les  Cyclades,  ensuite  dans  le  Péloponèse 


LA  GRÈCE  ET  LA  QDESTION  D  ORIENT.  539 

en  moins  d'un  demi-siècle.  La  superficie  du  royaume  étant  de 
50,000  kilomètres  carrés,  la  densité  de  la  population,  malgré  ses 
rapides  progrès,  est  à  peine  de  trente  habitans  par  kilomètre.  C'est 
le  chiffre  de  notre  île  de  Corse  et  la  moyenne  des  pays  les  plus 
faiblement  peuplés  du  nord  et  de  l'est  de  l'Europe.  Le  beau  pays 
méditerranéen,  où.  dans  l'antiquité  s'entassaient  5  ou  6  millions 
d'hommes,  a  encore  aujourd'hui  une  population  plus  clair- semée 
que  les  provinces  centrales  de  la  froide  Russie.  Les  montagnes  et 
les  marais  à  l'intérieur,  le  manque  d'industrie  et  surtout  la  déca- 
dence de  l'agriculture,  qui  laisse  en  friche  plus  de  la  moitié  des 
terres  cultivables  et  laisse  en  souffrance  la  partie  cultivée,  ex- 
pliquent seuls  cette  dépopulation  d'une  contrée  à  laquelle  la  clé- 
mence du  climat  et  la  sobriété  des  habitans  permettraient  une  po- 
pulation kilométrique  égale  à  celle  de  l'Italie  méridionale. 

Dans  un  pays  dont  l'intérieur  est  encore  presque  désert,  la  pro- 
duction ne  saurait  être  considérable.  Aussi  ne  peut-on  s'étonner  de 
la  faiblesse  du  commerce  extérieur  de  la  Grèce.  Malgré  les  récens 
progi'ès,  la  totalité  des  importations  et  des  exportations  du  royaume 
reste  encore  au-dessous  de  200  millions  de  drachmes  (1).  Les  en- 
trées dépassent  de  beaucoup  les  sorties;  celles-ci  atteignaient  à 
peine  dans  les  dernières  années  75  millions  de  drachmes,  et  encore 
avaient-elles  doublé  dans  une  période  assez  courte.  Le  principal 
objet  du  commerce  de  la  Grèce  avec  l'étranger  est  toujours  le  rai- 
sin de  Corinthe;  à  lui  seul,  cet  article  forme  une  bonne  moitié  des 
exportations  helléniques  :  37  millions  de  drachmes  sur  75  mil- 
lions en  187Zt.  La  production  du  royaume  est  ainsi  à  la  merci  du 
phim-pitddmg  et  de  la  cuisine  anglaise;  ce  seul  fait  est  carac- 
téristique. Les  autres  articles  d'exportation  sont  des  figues  et  des 
oranges,  de  la  soie,  un  peu  de  vin,  un  peu  de  coton  et  surtout  de 
l'huile,  une  des  productions  les  plus  susceptibles  de  développement 
dans  un  pays  où  l'olivier  croît  spontanément.  En  dehors  des  fruits 
de  la  terre,  la  Grèce,  où  les  anciens  ont  laissé  tant  de  carrières  de 
marbre  égales  ou  supérieures  à  celles  de  l'Italie,  n'exporte  qu'un 
seul  produit  minéral  :  du  plomb  provenant  des  riches  amas  de  dé- 
blais amoncelés  par  l'exploitation  des  anciens  autour  des  mines  du 
Laurium  et  dont  des  Français  et  des  Italiens  ont  appris  aux  Grecs 
à  tirer  parti  (2).  Tous  les  produits  manufacturés  sont  reçus  de  l'é- 
tranger, et,  ce  qui  est  plus  singulier,  la  Grèce  en  fait  venir  annuel- 

la  Grèce  canlinentale  vient  en  dernier  lieu.  Là  comme  partout ,  c'est  au  bord  de  la 
mer  qu'habitent  les  Grecs. 

(1)  La  drachme,  naguère  légèrement  inférieure  au  franc,  lui  est  égale  aujourd'hui, 
la  Grèce  étant,  on  le  sait,  entrée  dans  l'union  monétaire  latine. 

(2)  Sur  l'affaire  des  mines  du  Laurium,  voyez  la  Revue  du  l'^''  février  1872.  L'expor- 
tation du  plomb  s'élevait  en  1874  à  3,300,000  francs. 


5iO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lement  pour  25  millions  de  francs  de  céréales.  Telle  est  la  déca- 
dence de  l'agriculture  qu'avec  sa  faible  population  le  royaume  ne 
peut  se  nourrir  lui-même. 

Le  côté  brillant  de  la  Grèce,  c'est  sa  marine  marchande;  c'est  là 
que  se  concentre  presque  toute  l'activité  du  pays,  de  là  que  pro- 
vient presque  toute  sa  richesse.  La  Grèce  a  une  flotte  de  5,000  à 
6,000  bateaux  à  voile  jaugeant  de  300,000  à  ZiOO,000  tonnes.  C'est 
une  marine  égale  à  celle  de  la  Russie,  dont  le  territoire  européen 
est  cent  fois  plus  vaste  que  celui  de  la  Grèce,  et  bien  supérieure 
à  celle  de  tout  l'empire  ottoman,  dont  la  plupart  des  navires  sont 
du  reste  montés  par  des  Grecs.  Les  Hellènes  ont  le  droit  d'être  fiers 
de  leur  marine,  qui  porte  près  de  30,000  matelots;  ils  ne  doi- 
vent pourtant  pas  se  faire  illusion  sur  son  importance  et  la  sécu- 
rité de  son  avenir.  Personne  ne  construit  des  bateaux,  personne  ne 
navigue  à  meilleur  marché  que  les  Grecs;  dans  leur  succès  même, 
ils  ont  cependant  un  grand  désavantage  sur  leurs  concurrens.  La 
plupart  des  produits  que  transportent  leurs  marins  sont  des  pro- 
duits étrangers;  ils  sont  seulement  les  intermédiaires,  les  facteurs 
des  autres  nations,  et  à  ce  titre  ils  sont  moins  que  leurs  rivaux  dé- 
fendus contre  les  coups  du  protectionisme  et  les  surtaxes  de  pavil- 
lon. Un  autre  danger,  c'est  le  progrès  de  la  navigation  à  vapeur, 
dont  la  supériorité  empêche  leurs  petits  bateaux  de  beaucoup  dé- 
passer l'enceinte  de  la  Méditerranée  et  de  profiter  de  l'ouverture  du 
détroit  artificiel  de  Suez.  La  prospérité  même  de  leur  cabotage  n'est 
pas  sans  inconvénient  pour  l'avenir  des  Hellènes.  La  marine  est  à 
la  fois  le  fort  et  le  faible  de  l'hellénisme  :.elle  est  l'honneur  et  la 
richesse  des  Grecs,  elle  répand  ou  maintient  leur  nationalité  et  leur 
langue  dans  tout  le  bassin  oriental  de  la  Méditerranée;  mais  en 
même  temps  elle  les  attire  ou  les  retient  sur  les  côtes,  leur  faisant 
déserter  la  terre  pour  la  mer,  qui  semble  leur  vraie  patrie.  Le  goût 
de  la  marine  et  du  commerce,  dans  les  temps  modernes  comme  dans 
l'antiquité,  contribue  à  disperser  la  race  grecque  sur  les  plages 
de  l'Europe,  de  l'Asie  et  de  l'Afrique.  L'hellénisme  y  perd  en  pro- 
fondeur et  en  solidité  ce  qu'il  y  gagne  en  étendue;  des  races  plus 
agricoles  prennent  à  l'intérieur  des  terres  la  place  laissée  vide  par 
les  Grecs,  qui,  à  force  de  se  répandre  sur  toutes  les  côtes,  ne  pos- 
sèdent plus  en  propre  qu'un  étroit  domaine  territorial.  Nous  ver- 
rons tout  à  l'heure  que  là  est  pour  l'avenir  le  grand  obstacle  à  la 
réunion  de  tous  les  Hellènes  en  un  corps  de  nation. 

Un  peuple  ne  vit  pas  uniquement  de  la  mer,  et,  bien  que  l'étroi- 
tesse  et  l'aridité  de  leur  territoire  montagneux  aient  entraîné  les 
Grecs  vers  la  navigation  et  le  commerce,  c'est  vers  le  sol  national, 
vers  cette  terre  souvent  âpre  et  rude,  mais  néanmoins  susceptible 
de  cultures  variées,  que  devrait  se  tourner  de  préférence  l'attention 


LA.    GRÈCE    ET    LA    QUESTION    d'oRIENT,  541 

du  public  et  du  gouvernement.  Le  premier  intérêt  de  la  Grèce  est 
de  récupérer,  de  reconquérir  par  l'agriculture  le  sol  dépouillé  d'ar- 
bres et  de  forêts,  tantôt  abandonné  par  l'eau  fécondante  des  ruis- 
seaux, tantôt  envahi  par  les  eaux  malsaines  des  marécages.  Pour 
rendre  au  territoire  hellénique  son  ancienne  fécondité,  il  faudrait 
reprendre  à  l'aide  de  l'industrie  moderne  les  travaux  d'amélioration 
ou  d'assainissement  poétiquement  attribués  par  la  fable  à  Hercule 
et  aux  héros.  Avant  tout,  pour  reporter  la  population  vers  la  terre 
et  l'agriculture,  il  faudrait  leur  donner  des  débouchés,  tracer  des 
chemins,  ouvrir  des  voies  ferrées,  et  ne  plus  se  contenter  de  la 
grande  route  circulaire  de  la  mer.  Cette  mise  en  valeur  du  sol  ne 
saurait  naturellement  se  passer  de  capitaux,  et  c'est  ce  qui  fait  le 
plus  défaut  au  petit  royaume.  L'on  s'en  pourrait  étonner,  car,  si  la 
Grèce  est  pauvre,  beaucoup  de  Grecs  sont  riches.  Par  malheur,  ces 
opulens  marchands  ou  banquiers  grecs  de  Trieste,  de  Vienne, 
d'Odessa  ou  de  Marseille  sont  pour  la  plupart  sujets  du  sultan,  et, 
s'ils  contribuent  généreusement  à  l'entretien  des  écoles  d'Athènes, 
ils  se  soucient  peu  de  venir  faire  des  affaires  sous  la  mauvaise  ad- 
ministration hellénique.  La  Grèce  peut  encore  moins  compter  sur 
les  capitaux  étrangers  :  les  anciennes  banqueroutes  du  gouverne- 
ment et  la  récente  conduite  des  chambres  vis-à-vis  de  la  compagnie 
franco-italienne  du  Laurium  sont  un  avertissement  pour  ceux  qui 
voudraient  confier  leurs  fonds  au  trésor  hellénique,  ou  seraient  ten- 
tés de  les  faire  fructifier  eux-mêmes  sur  ce  sol  peu  hospitalier.  La 
jalousie  locale  à  l'égard  des  industriels  étrangers,  l'espèce  de  pro- 
tectionisme  moral  manifesté  à  l'occasion  des  mines  du  Laurium,  a 
été  l'une  des  plus  mauvaises  inspirations  de  l'esprit  hellénique, 
l'une  des  plus  nuisibles  au  développement  futur  de  la  Grèce. 

L'état  reste  seul  en  face  de  tous  les  travaux  à  accomplir,  seul 
avec  de  modiques  ressources  encore  atténuées  par  de  récens 
armemens.  Son  budget  demeure  au-dessous  de  !iO  millions  de 
drachmes  et  ne  peut  être  mis  en  équilibre.  Les  deux  principales 
sources  du  revenu  sont  l'impôt  foncier  et  les  douanes,  et  le  rende- 
ment de  l'une  et  de  l'autre  est  diminué  par  la  fraude.  On  ne  saurait 
beaucoup  attendre  d'un  gouvernement  pourvu  d'aussi  minces  reve- 
nus et  dépourvu  de  crédit.  L'initiative  privée  des  Grecs  du  dedans 
et  plus  encore  des  Grecs  du  dehors,  qui  a  tant  fait  pour  la  culture 
intellectuelle  du  pays,  serait  seule  en  état  de  hâter  le  développe- 
ment matériel  du  royaume.  Le  principal  souci  de  l'opinion  comme 
du  gouvernement,  c'est  toujours  la  politique  extérieure.  Or  c'est 
dans  l'intérêt  même  de  l'avenir,  c'est  pour  préparer  les  destinées 
de  l'hellénisme,  que  les  Hellènes  doivent  reporter  leurs  regards  et 
leurs  efforts  sur  le  territoire  restreint  aujourd'hui  en  leur  posses- 
sion. Voilà  près  d'un  demi-siècle  que  les  Grecs  travaillent  à  atteindre 


542  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

le  but  national  sans  paraître  beaucoup  s'en  rapprocher;  c'est  évi- 
demment qu'ils  ont  fait  fausse  route.  Le  modèle  qui  tente  juste- 
ment l'ambition  de  tous  les  peuples  tronqués  et  de  tous  les  em- 
bryons d'état  de  l'Europe  orientale,  le  Piémont,  a  préparé  sa  haute 
fortune  par  la  paix  plutôt  que  par  les  armes;  il  a  gagné  sa  cause 
par  une  sorte  de  séduction  pacifique  autant  que  par  les  artifices  de 
la  diplomatie.  Vaincu  à  Novare,  le  Piémont  voulut  devenir  l'état 
modèle  de  la  péninsule  qu'il  aspirait  à  diriger,  et,  par  sa  sagesse 
politique  et  ses  progrès  de  tout  genre,  il  se  concilia  les  sympathies 
de  l'Europe  avec  l'admiration  des  Italiens.  Dans  un  petit  état  comme 
la  Grèce,  la  force  matérielle  sera  toujours  inférieure  à  la  force  mo- 
rale. C'est  cette  dernière  qui,  en  valant  à  l'hellénisme  l'appui  de 
l'Europe,  l'eût  mis  le  mieux  à  même  de  profiter  des  chances  favo- 
rables que  lui  devaient  offrir  les  complications  de  l'Orient. 

III. 

La  politique  grecque  vis-à-vis  de  la  Turquie  est  beaucoup 
plus  complexe  qu'elle  ne  le  semble  au  premier  abord.  Les  Serbes, 
les  Roumains,  les  Bulgares  même,  ont  dans  les  affaires  orientales 
une  politique  simple,  nettement  indiquée  par  leur  position  géogra- 
phique et  leur  histoire.  Il  n'en  est  pas  de  même  des  Grecs  :  pour 
eux,  il  y  a  incertitude  non-seulement  sur  les  moyens,  mais  sur  le 
but  où  doit  tendre  leur  patriotisme  national.  Le  terme  de  leurs  as- 
pirations peut  varier  selon  que  l'on  envisage  les  intérêts  particuliers 
du  royaume  de  Grèce  ou  les  intérêts  généraux  de  l'hellénisme.  De 
là  viennent  les  hésitations  ou  les  contradictions  apparentes  de  la 
politique  grecque.  Son  rêve  est  l'affranchissement  et  la  réunion  de 
tous  les  Hellènes  :  à  ce  point  de  vue,  les  aspirations  des  patriotes 
grecs  ressemblent  beaucoup  à  celles  des  libéraux  italiens  vers  1860; 
mais  il  y  a  une  différence  capitale.  L'Italie  avait  dans  la  mer  et  les 
Alpes  une  enceinte  naturelle  et  comme  un  moule  géographique  ;  la 
Grèce  n'en  a  point,  ou,  si  elle  semble  en  avoù-  un  dans  la  petite 
presqu'île  du  Pinde  ou  dans  la  grande  péninsule  du  Balkan,  les 
Grecs  sont  loin  de  remplir  ce  cadre  naturel  et  en  même  temps  loin 
d'y  être  contenus.  Là  est  la  difficulté  qui,  en  théorie  même,  sans 
tenir  compte  de  la  domination  turque  et  des  réalités  politiques, 
rend  toute  solution  nationale  malaisée.  Le  peuple  grec  déborde  en 
dehors  de  son  cadre  géographique  et  ne  le  remplit  point. 

Les  1,500,000  habitans  du  royaume  de  Grèce  ne  forment  pas  la 
moitié  et  peut-être  point  les  deux  cinquièmes  des  hommes  qui  re- 
vendiquent le  nom  de  Grecs.  Deux  ou  trois  millions  d'Hellènes  sont 
demeurés  sous  la  domination  ottomane;  mais,  au  lieu  d'être  agglo- 
mérés sur  un  espace  circonscrit,   ils  sont  dispersés  sur  de  vastes 


LA   GRÈCE    ET   LA    QUESTION   d'oRIENT.  543 

surfaces,  des  deux  côtés  de  la  mer  de  Marmara  et  des  deux  côtés  de 
la  mer  Egée.  La  Porte  a  presque  autant  de  sujets  grecs  en  Asie 
qu'en  Europe,  et  dans  les  deux  continens  la  population  hellénique 
n'occupe,  en  dehors  des  îles,  que  les  côtes  de  la  mer  avec  quelques 
enclaves,  ou  quelques  colonies  sporadiques  dispersées  dans  l'inté- 
rieur des  terres.  Cette  répartition  géographique  de  la  nationalité 
grecque  est  le  résultat  de  toute  son  histoire.  Aujourd'hui  comme  à 
l'origine  du  monde  hellénique ,  c'est  la  mer  qui  est  le  vrai  centre 
national  des  Hellènes;  l'élément  liquide,  cpi  ailleurs  limite  et  sé- 
pare les  nationalités,  en  est  ici  le  lien,  et  c'est  au  contraire  la  terre 
qui  sert  de  limite.  Platon,  dans  un  de  ses  dialogues,  représente  les 
hommes  habitant  au  bord  de  la  mer  ainsi  que  des  grenouilles  au  bord 
d'un  marais;  cette  image  convient  encore  très  bien  aux  Grecs,  vrais 
fils  de  l'onde  marine,  peuple  en  quelque  sorte  amphibie,  entourant 
les  terres  d'une  espèce  de  bordure  ou  de  frange,  et,  comme  il  y  a 
vingt-cinq  siècles,  laissant  l'intérieur  des  continens  aux  barbares. 

Les  contrées  touchant  immédiatement  au  royaume  de  Grèce,  la 
Thessalie  et  l'Épire,  sont  les  seules  habitées  d'une  mer  à  l'autre  par 
une  population  en  majorité  hellénique  ou  hellénisée.  La  presqu'île 
comprise  entre  le  golfe  de  Salonique  et  le  détroit  d'Otrante  est  toute 
grecque  par  la  langue  et  les  traditions,  comme  par  les  aspirations. 
C'est  là  pour  les  Hellènes,  en  dépit  de  nombreuses  enclaves  tur- 
ques, zinzares  ou  albanaises,  un  dom.aine  incontesté,  que  la  diplo- 
matie a  eu  le  tort  de  ne  pas  leur  attribuer  tout  entier  dès  le  pre- 
mier jour,  et  qui  tôt  ou  tard  leur  reviendra.  La  Thessalie  et  l'Épire, 
voilà  avec  la  Crète  l'objectif  naturel  de  la  politique  grecque;  ce 
n'est  point  celui  de  la  plupart  des  Hellènes.  Leurs  aspirations,  en- 
couragées par  leurs  souvenirs,  dépassent  largement  l'étroite  en- 
ceinte de  la  petite  presqu'île  dont  le  Pinde  est  l'arête  centrale. 
Appuyés  sur  la  double  tradition  de  l'antiquité  classique  et  de  l'em- 
pire byzantin,  les  Grecs  considèrent  comme  hellénique,  et  réclament 
comme  l'héritage  naturel  de  leurs  ancêtres,  toute  la  grande  pénin- 
sule sise  au  sud  du  Balkan.  A  leurs  yeux,  la  Macédoine  et  la  Thrace, 
toutes  deux  encore  aujourd'hui  entourées  sur  leurs  côtes  d'une 
ceinture  de  population  grecque,  sont  des  terres  foncièrement  grec- 
ques; à  leurs  yeux,  la  frontière  naturelle,  comme  la  frontière  histo- 
rique du  monde  hellénique,  c'est  l'ancien  Hœmus,  le  Balkan. 

L'on  voit  immédiatement  où  tendent  de  telles  vues;  elles  ne 
vont  à  rien  moins  qu'à  la  reconstitution  d'un  empire  grec  sur  les 
ruines  et  presque  sur  les  fondations  de  l'empire  ottoman.  Pour  re- 
lever l'empire  byzantin,  il  ne  serait  même  peut-être  pas  nécessaire 
de  renverser  violemment  la  domination  turque  ;  il  pourrait  suffire 
d'adjoindre  et  de  substituer  peu  à  peu  dans  le  gouvernement  l'élé- 
ment grec  et  chrétien  à  l'élément  turc  et  mahométan.  C'est  ce  rêve 


554  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

national  que  les  Grecs  appellent  hi  grande  idée,  et  que  l'Europe 
partageait  naguère  avant  de  mieux  connaître  la  répartition  des  na- 
tionalités en  Orient.  Après  s'être  associé  à  ces  songes,  l'Occident 
aurait  tort  d'en  railler  la  présomption;  avec  leurs  souvenirs  histo- 
riques et  leur  supériorité  de  culture  sur  les  populations  environ- 
nantes, les  Grecs  ne  pouvaient  point  échapper  aux  séductions  d'une 
telle  chimère.  Tout  autre  peuple  à  leur  place  eût  fait  comme  eux, 
car,  en  fait  de  grandeur  nationale ,  rien  n'est  difficile  aux  nations 
comme  de  savoir  se  défaire  des  visions  du  passé  et  restreindre  leurs 
désirs  aux  limites  du  possible. 

La  «  grande  idée  »  des  Grecs  a  beau  sembler  chimérique,  elle  a 
pratiquement  une  sérieuse  influence  sur  toute  la  politique  orientale 
et  donne  l'explication  de  beaucoup  de  points  obscurs  des  récentes 
affaires  d'Orient.  Les  rêves  byzantins  ont  une  double  conséquence  :  la 
première,  c'est  de  mettre  les  Grecs  en  opposition,  en  hostilité  même 
avec  les  Slaves,  qu'ils  prétendent  confiner  au  nord  des  Balkans  ;  la 
seconde,  plus  inattendue,  c'est  de  faire  parfois  d'eux  les  auxiliaires 
et  les  défenseurs  des  Turcs.  Vis-à-vis  des  Slaves  en  effet,  Hellènes  et 
Ottomans  ont  plus  d'une  fois  agi  de  concert,  et  tout  récemment  les 
premiers  ont  vivement  appuyé  leurs  maîtres  dans  la  résistance  de  la 
Porte  à  concéder  l'autonomie  aux  Slaves  du  Balkan  et  à  élargir  les 
limites  de  la  Bulgarie.  La  chose  se  comprend  sans  peine  :  le  Slave  est 
l'adversaire  commun,  la  politique  russe  excite  au  Phanar  et  au  Sé- 
rail les  mêmes  défiances.  A  l'égard  de  l'ordre  de  choses  actuel,  les 
Grecs  de  Turquie  sont  peut-être  moins  révolutionnaires  que  conser- 
vateurs. A  l'inverse  des  Serbes,  des  Bulgares,  des  Roumains  même, 
qui  tous  voient  dans  la  dissolution  de  l'empire  ottoman  une  pro- 
messe d'agrandissement  ou  d'indépendance,  les  Grecs  peuvent  se 
demander  s'ils  n'auraient  pas  moins  à  gagner  qu'à  perdre  à  un  dé- 
membrement. Se  considérant  comme  les  héritiers  légitimes  de  la 
Porte,  ils  regardent  les  Slaves,  qui  en  convoitent  les  dépouilles,  de 
l'œil  d'un  héritier  qui,  tout  en  se  félicitant  de  la  mauvaise  santé  de 
son  parent,  désire  lui  voir  gagner  ses  procès  contre  des  étrangers, 
et  craint  de  lui  voir  aliéner  sa  fortune  au  profit  d'autrui.  Ainsi 
s'explique  l'ardeur  d'une  grande  partie  de  la  presse  hellénique  à 
combattre  tout  projet  d'autonomie  slave  au  sud  du  Balkan;  ainsi 
s'explique  comment,  durant  la  dernière  conférence  de  Gonstanti- 
nople,  la  Porte  a  pu  trouver  des  Grecs  pour  pétitionner,  protester 
et  manifester  contre  les  réformes  réclamées  par  les  puissances  en 
faveur  des  Bulgares. 

L'attitude  de  l'Europe  dans  les  récentes  négociations  orientales, 
et  toutes  les  résolutions  sans  cesse  atténuées  de  la  conférence,  ont 
été  de  la  part  des  Grecs  l'objet  des  doléances  les  plus  vives.  Pour- 
quoi, disaient-ils,  l'Europe  ne  s'occupe -t-elle  que  des  Bosniaques 


LA    GRÈCE    ET   LA   QUESTION   d'orIENT.  5Î5 

et  des  Bulgares,  pourquoi  ne  demande-t-elle  d'autonomie  ou  de 
garanties  que  pour  les  Slaves?  Les  Grecs  sont-ils  moins  malheureux 
ou  moins  dignes  d'intérêt  parce  qu'ils  ont  eu  plus  de  patience  ou 
de  sagesse?  A  quel  titre  abandonner  les  Hellènes  à  l'arbitraire  mu- 
sulman quand  on  y  veut  soustraire  les  Bulgares?  Ces  plaintes,  il 
faut  l'avouer,  avaient  fjuelquc  chose  de  fondé.  L'excuse  de  la  con- 
férence est  qu'elle  ne  pouvait  tout  faire  à  la  fois,  qu'elle  devait 
courir  au  plus  pressé,  et  qu'en  étendant  davantage  ses  demandes 
elle  était  plus  certaine  de  se  heurter  aux  refus  de  la  Porte,  déjà  si 
peu  disposée  à  faire  droit  aux  réclamations  de  l'Europe.  Le  vrai 
grief  des  Grecs,  dans  toute  cette  affaire,  ce  n'est  point  du  reste  que 
la  diplomatie  ait  trop  restreint  ses  demandes  d'autonomie,  c'est 
plutôt  qu'elle  les  ait  étendues  à  trop  de  provinces.  Si  la  conférence 
n'avait  parlé  que  de  la  Bosnie  et  même  de  la  Bulgarie  transhêmienne, 
de  la  Bulgarie  comprise  entre  le  Danube  et  le  Balkan,  les  Grecs  se 
fussent  aisément  réconciliés  avec  les  projets  d'autonomie  de  la  Bos- 
nie et  de  la  Bulgarie.  Peut-être  même  verraient-ils  volontiers  la 
Porte  perdre  entièrement  ses  provinces  septentrionales,  afm  d'avoir 
dans  l'empire  moins  de  Slaves  à  leur  disputer  l'influence.  Le  vrai 
grief  des  Grecs,  c'est  que  la  conférence  ait  vu  des  Bulgares  au  sud 
du  Balkan,  c'est  qu'à  la  suite  de  la  Russie  la  diplomatie  euro- 
péenne ait  officiellement  reconnu  comme  slaves  des  pays  qui,  d'a- 
près les  feuilles  d'Athènes  et  du  Phanar,  ont  toujours  été  grecs  et 
ne  peuvent  être  autre  chose.  Les  représentans  des  puissances  ont 
oublié  que  le  Balkan  est  la  limite  naturelle  et  comme  la  borne  his- 
torique du  monde  slave  et  du  monde  hellénique.  Selon  les  Grecs, 
l'Occident,  en  se  laissant  associer  aux  propositions  de  la  Russie,  a 
imprudemment  sacrifié  l'hellénisme,  qui  a  droit  à  toutes  ses  sym- 
pathies, au  slavisme,  qui  n'a  de  titre  qu'à  ses  défiances. 

Il  y  a  là ,  on  ne  saurait  le  nier,  un  fait  considérable  et  gros  de 
conséquences  pour  l'avenir,  un  fait  qui  à  lui  seul  est  un  succès  pour 
la  diplomatie  russe.  La  conférence  de  Constantinople  a  sinon  sanc- 
tionné, du  moins  admis  au  nom  de  l'Europe  les  revendications 
slaves  sur  la  Roumélie,  sur  des  portions  considérables  de  la  Macé- 
doine et  de  la  Thrace.  Quel  que  soit  le  sort  des  propositions  des  six 
puissances  éconduites  par  la  Porte,  c'est  là  un  précédent  dont  il  faut 
tenir  compte  et  dont  les  Grecs,  les  premiers  intéressés,  ont  fort  bien 
saisi  l'importance.  La  diplomatie  a  pour  ainsi  dire  admis  théorique- 
ment l'effacement  des  Balkans;  viennent  des  troupes  qui  en  fran- 
chissent les  passages,  et  l'Europe  ne  pourra  plus  sans  contradiction 
en  disputer  aux  Slaves  la  possession.  Comment,  disent  les  Grecs, 
les  puissances  ont-elles  abandonné  et  livré  d'avance  aux  Slaves  la 
grande  muraille  dont  la  nature  a  ceint  Constantinople  et  les  détroits  ? 

TOME  XX.  —  1877,  35 


546  REVDE    DES    DEDX   MONDES, 

La  diplomatie  pourrait  répondre  que  toutes  ses  demandes,  tous 
ses  projets  sur  le  papier  n'empêchent  point  les  Turcs  d'occuper  les 
défilés  de  l'Hémus,  et  que,  si  un  jour  les  Slaves  réussissent  à  rayer 
les  Balkans  de  la  carte,  ce  sera  avec  l'épée  et  non  avec  la  plume.  Il 
y  a  mieux  à  dire  pour  la  défense  de  cette  pauvre  conférence,  si  inu- 
tilement unanime  vis-à-vis  des  Turcs.  Sa  conduite  n'a  pas  été  uni- 
quement guidée  par  l'intérêt  des  Slaves  et  le  besoin  de  faire  des 
concessions  aux  Russes;  elle  Fa  été  par  le  désir  d'établir  un  ré- 
gime rationnel,  viable  et  conforme  à  la  nature  des  choses.  En  re- 
connaissant des  Bulgares  au  sud  du  Balkan,  les  diplomates  assem- 
blés à  Péra  n'ont  fait  qu'accepter  un  fait,  une  vérité  incontestée 
par  tous  les  voyageurs  et  toutes  les  études  ethnographiques.  Il  leur 
était  d'autant  plus  difficile  de  s'y  refuser  que  les  massacres  dont  les 
Bulgares  ont  été  victimes,  dont  il  s'agissait  d'empêcher  le  retour, 
ont  eu  lieu  surtout  dans  ces  régions  cishémiennes  revendiquées 
par  les  Grecs.  Il  n'y  avait  qu'un  moyen  pour  la  diplomatie  de  ne 
point  demander  la  délimitation  et  l'agrandissement  de  la  Bulgarie, 
c'était,  dans  ses  propositions,  de  se  fonder  sur  la  géographie  phy- 
sique plutôt  que  sur  les  limites  ethnologiques;  c'était  de  séparer 
entièrement  la  Bulgarie  d'entre  le  Balkan  et  le  Danube,  de  la  Ma- 
cédoine et  de  la  Thrace,  revendiquées  à  la  fois  par  les  Slaves  et  les 
Grecs.  L'Europe  eût  pu  réclamer  pour  ces  provinces  mixtes,  isolées 
de  la  Bulgarie  proprement  dite,  un  sclf-government  particulier,  et 
mettre  ainsi  les  deux  nationalités  rivales  à  même  de  faire  la  preuve 
de  leur  force  et  de  leurs  droits  à  l'hégémonie  locale.  Une  telle  ligne 
de  conduite  eût  moins  préjugé  l'avenir,  elle  eût  donné  plus  égale- 
ment satisfaction  aux  Grecs  et  aux  Slaves  en  réservant  les  préten- 
tions de  chacun.  Cette  manière  de  procéder  n'avait  qu'un  défaut 
qui  la  rendait  inopportune,  c'était  de  retomber  dans  l'inconvénient 
déjà  signalé,  d'élargir  le  champ  des  demandes  de  l'Europe,  et  par 
là  de  diminuer  les  chances  de  les  voir  accepter  de  la  Porte. 


IV. 

Rien  dans  la  question  d'Orient  n'a  l'importance  de  cette  rivalité 
des  Grecs  et  des  Bulgares,  à  peine  soupçonnée  de  l'Europe  au  temps 
de  la  guerre  de  Grimée.  De  cette  lutte  de  l'hellénisme  et  du  sla- 
visme  dépend  l'avenir  de  la  grande  péninsule  en  même  temps  que 
les  destinées  des  Slaves  du  sud  et  des  Grecs.  En  se  disputant  la 
possession  de  la  Thrace  et  de  la  Macédoine  en  présence  de  leur 
maître  commun,  Grecs  et  Slaves  semblent,  selon  l'expression  popu- 
laire, se  disputer  la  peau  de  l'ours  avant  de  l'avoir  tué.  Ce  n'est 
point  là  le  moyen  de  s'en  mettre  en  possession  et  de  préparer  dans 


i 


LA    GRÈCE    ET   LA   QUESTION   d'oRIENT.  547 

la  péninsule  la  fin  de  la  domination  musulmane.  Cette  compétition 
des  deux  nationalités  rivales  est  en  effet  une  bonne  fortune  pour  les 
Turcs,  c'est  là  pour  le  maintien  de  leur  empire  la  meilleure  chance 
de  durée.  La  Porte,  au  lieu  de  se  formaliser  de  la  querelle  de  ses 
futurs  héritiers ,  est  intéressée  à  les  maintenir  divisés  :  pour  cela, 
elle  n'a  du  reste  qu'à  les  laisser  à  eux-mêmes,  tant  les  prétentions 
nationales  des  Grecs  et  des  Slaves,  appuyées  des  deux  côtés  sur 
l'antique  possession  du  sol  et  sur  des  traditions  séculaires,  sont 
difficiles  à  concilier. 

La  répartition  géographique  des  deux  races  est  aujourd'hui  assez 
bien  connue;  tous  les  voyageurs,  toutes  les  cartes  sont  d'accord  à  ce 
sujet  (1).  Les  Grecs  occupent  en  Macédoine  et  en  Thrace  le  littoral 
et  parfois  les  villes,  les  Bulgares  l'intérieur  des  terres  et  les  cam- 
pagnes. Ce  peuple  tout  continental  et  agricole  ne  touche  la  mer 
Egée  qu'aux  environs  de  Salonique,  et  n'atteint  la  Mer-Noire  que 
sur  un  ou  deux  points  vers  le  golfe  de  Bourgas  au  sud  du  Balkan. 
Partout  ailleurs  les  Bulgares  sont  séparés  de  la  mer  par  une  bar- 
rière plus  ou  moins  épaisse  de  population  hellénique,  çà  et  là 
mêlée  d'élémens  turcs.  Cette  singulière  répartition  augmente  le 
contraste  des  deux  populations  ainsi  juxtaposées.  En  dehors  du 
littoral  qui  leur  appartient  presque  partout,  les  Grecs  habitent 
seuls,  au  sud  de  la  Macédoine,  la  presqu'île  palmée  de  la  Ghal- 
cidique,  qui,  avec  ses  trois  longs  promontoires,  dont  l'un  est  do- 
miné par  le  mont  Athos,  semble  une  sorte  de  Grèce  ou  de  Pélopo- 
nèse  en  raccourci.  En  Thrace,  entre  la  xMaritza,  l'Hèbre  des  anciens 
et  la  Mer-Noire,  d'Andrinople  à  Constantinople,  tout  autour  de  la  mer 
de  Marmara  et  des  détroits,  les  Grecs  forment  encore  aujourd'hui 
le  gros  de  la  population  rurale  et  agricole,  comme  s'ils  avaient  été 
repoussés  jadis  dans  cet  angle  extrême  de  la  péninsule,  longtemps 
tout  le  domaine  de  l'empire  d'Orient.  Ces  Grecs  de  la  Thrace,  agglo- 
mérés en  masses  compactes  dans  la  banlieue  de  Constantinople,  ne 
sont  malheureusement  reliés  au  grand  massif  hellénique  de  la  Thes- 
salie  et  du  royaume  de  Grèce  que  par  un  long  et  mince  cordon  lit- 
toral renflé  à  l'embouchure  du  Strouma  vers  la  ville  de  Seres,  le 

(1)  Voyez  principalemuat  l'ethnologie  de  la  Turquie  d'Europe  par  notre  regretté 
compatriote  Lejean,  publiée  dans  les  Mittheihmgen  de  Vetermann,  Erganzmgsheft, 
1861,  et  dans  le  même  recueil,  le  XXIP  volume  (1876),  7"  livraison.  C'est  la  carte 
ethnographique  de  Kiepert  qui  a,  dit-on,  servi  de  base  aux  études  de  la  conférence. 
Les  Bulgares  acceptent  d'ordinaire  les  résultats  de  ces  travaux,  les  Grecs  les  récu- 
sent. Je  dois  dire  qu'un  professeur  au  lycée  de  Galata-Serai,  M.  A.  Synvet,  vient, 
à  l'aide  de  renseignemens  fournis  par  le  patriarcat  de  Constantinople,  de  présenter 
les  faits  sous  un  jour  plus  favorable  aux  revendications  grecques.  Cette  curieuse  pu- 
blication a  pour  titre  :  Carte  ethnographique  de  la  Turquie  d'Europe  et  dénombrement 
de  la  population  grecque  dans  l'empire  ottoman,  par  A.  Synvet,  Paris,  Lassailly,  1877. 


548  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

principal  rempart  de  l'hellénisme  en  Macédoine.  Entre  ses  deux 
grands  centres  historiques  de  Byzance  et  de  l'flellade,  la  race 
grecque  s'est  pour  ainsi  dire  éiirée  et  effilée  sous  la  pression  des 
barbares  du  nord  comme  sous  un  laminoir.  La  Grèce  propre  et 
Constantinople,  l'antique  berceau  et  l'ancienne  capitale  de  l'hellé- 
nisme, sont  presque  coupés  l'un  de  l'autre,  et  même  en  l'absence 
des  Turcs  on  ne  voit  guère  comment  on  pourrait  les  réunir  en  un 
seul  état. 

Les  Hellènes,  dédaigneux  des  Slaves  qu'ils  entourent,  se  sont 
longtemps  flattés  de  les  dominer,  de  les  helléniser.  C'est  là,  croyons- 
nous,  un  espoir  chimérique,  démenti  par  l'histoire  de  dix  siècles. 
En  dépit  de  la  supériorité  de  leurs  armes  dans  cette  pacifique 
guerre  de  nationalité,  en  dépit  de  leur  culture  et  de  leur  richesse, 
de  leurs  nombreuses  écoles  et  de  leurs  syllogos,  tous  les  efforts  des 
Grecs  n'aboutissent  des  deux  côtés  du  Rhodope,  en  Macédoine 
comme  en  Thrace,  qu'à  maintenir  les  positions  de  l'hellénisme  sans 
en  conquérir  de  nouvelles.  En  de  pareilles  luttes,  l'intelligence  et 
l'instruction  ne  suffisent  point  toujours  à  assurer  la  victoire.  Au 
milieu  de  tous  leurs  avantages',  les  Grecs  semblent  avoir  vis-à-vis 
de  leurs  rivaux  bulgares  une  double  et  grave  infériorité  :  une  moins 
grande  fécondité,  un  moins  grand  amour  de  l'agriculture.  De  ces 
deux  causes  de  faiblesse,  la  première  pourrait  encore  être  contestée, 
la  seconde  ne  saurait  l'être.  Au  travail  régulier  de  la  terre,  le  Grec 
préfère  partout  des  occupations  intermittentes  ou  moins  séden- 
taires, comme  la  vie  maritime  et  le  négoce.  Quelques-uns  lui  re- 
fusent même  le  goût  de  tout  travail  régulier  et  constant;  un  des 
hommes  qui  connaissent  le  mieux  la  Grèce  moderne  et  la  Grèce  an- 
tique a  été  jusqu'à  dire  que  le  travail  forcé  de  l'esclavage  pouvait 
seul  expliquer  la  richesse  des  républiques  grecques  de  l'antiquité  (1). 
C'est  là  une  opinion  qu'il  ne  faut  sans  doute  pas  prendre  à  la 
lettre.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  par  ses  goûts  et  son  caractère 
le  Grec  se  prête  de  lui-même  à  se  laisser  refouler  sur  les  côtes  ou 
enfermer  dans  les  villes. 

La  lutte  de  l'hellénisme  et  du  slavisme  au  pied  du  Balkan  et 
autour  du  Rhodope  est  loin  d'être  nouvelle.  Les  écrivains  d'Athènes 
ou  du  Phanar  représentent  souvent  l'invasion  de  la  Macédoine  et 
de  la  Thrace  par  les  Bulgares  comme  une  récente  immigration  di- 
rigée par  des  agens  russes.  La  colonisation  de  ces  provinces  encore 
mal  peuplées  par  une  race  féconde  et  laborieuse  peut  se  poursuivre 
tous  les  jours,  elle  ne  saurait  pour  cela  dater  d'hier.  Les  anciennes 
invasions  slaves  qui  remontent  à  douze  ou  quatorze  siècles  ne  se 

(1)  M.  Albert  Dumont,  le  Balkan  et  l'Adriatique.  —  Revue  du  .1"  décembre  18Î2. 
Cet  ouvrage  abonde  en  renscignemens  sur  la  situation  de  l'hellénisme  en  Turquie. 


LA    GRÈCE    ET   LA    QUESTION    D  ORIENT.  5^9 

sont  point  écoulées  comme  de  l'eau,  sans  laisser  de  traces  sur  la  pé- 
ninsule. La  Macédoine  n'a  pas  été  comprise  deux  ou  trois  fois  dans 
les  anciens  royaumes  bulgares  sans  que  le  peuple  de  ce  nom  y  ait 
pris  pied.  Dans  l'intérieur  de  la  province,  les  noms  mêmes  de 
lieux,  des  rivières  ou  des  montagnes,  témoignent  de  l'antiquité  du 
séjour  des  Slaves.  L'on  sait  qu'appuyés  sur  ces  dénominations  géo- 
graphiques et  plus  encore  sur  des  chants  populaires  plus  ou  moins 
authentiques  (1),  les  Bulgares  se  regardent  comme  les  plus  anciens 
habitans  de  la  Macédoine  et  de  la  Thrace,  et  à  ce  titre  revendiquent 
pour  eux-mêmes  une  bonne  part  de  la  civilisation  hellénique  d'Or- 
phée à  Alexandre  le  Grand  et  à  Aristote.  Si  de  telles  prétentions 
sont  peu  soutenables,  celles  des  Grecs  sur  la  récente  intrusion  des 
Bulgares  ne  le  semblent  pas  davantage. 

Entre  les  deux  moitiés  de  l'empire  romain  envahies  presqu'en 
même  temps  par  les  barbares,  il  y  a  cette  différence  capitale  que  la 
Grèce  n'a  pu  helléniser  l'orient  de  l'Europe  comme  Rome  a  latinisé 
l'occident,  ou  encore  que  les  invasions  slaves  ont  plus  entamé  le 
territoire  classique  du  monde  grec  que  les  invasions  teutoniques 
n'ont  entamé  l'héritage  classique  de  Rome.  Les  Slaves  établis  dans 
la  presqu'île  des  Balkans  n'ont,  pour  la  plupart,  pu  être  grécisés; 
au  lieu  de  se  confondre  avec  les  Grecs  de  la  péninsule,  ils  les  ont 
peu  à  peu  refoulés  vers  le  sud  ou  cantonnés  en  quelques  enclaves 
isolées  (2).  Les  rois  bulgares  ont  étendu  leur  domination  sur  tout 
le  centre  de  la  presqu'île,  sur  la  Macédoine  en  particulier;  les  em- 
pereurs grecs  la  leur  ont  longtemps  disputée  et  l'ont  plusieurs  fois 
reconquise,  en  sorte  que  la  lutte  pacifique  des  deux  nationalités 
pour  la  possession  de  cette  province  n'est  réellement  que  la  con- 
tinuation d'une  longue  guerre  à  main  armée.  A  prendre  de  haut 
l'histoire  du  bas-empire,  on  voit  qu'elle  se  résume  presque  tout 
entière  en  deux  séries  de  faits  simultanés  :  la  lutte  contre  l'islam, 
contre  les  Sarrasins,  les  Turcs  seldjoukides  ou  ottomans  en  Asie,  la 
lutte  contre  les  barbares  devenus  chrétiens,  contre  les  Slaves  spé- 
cialement, contre  les  Bulgares  en  Europe.  Entre  le  slavisme  et  l'hel- 
lénisme, la  question  de  la  Macédoine  est  dix  fois  séculaire.  Depuis 
que  les  deux  adversaires  ont  été  courbés  sous  le  même  joug,  la 
guerre  entre  eux,  un  moment  suspendue  par  la  commune  servitude, 
a  recommencé  de  nouveau.  Les  passions  et  les  intérêts  sont  les 
mêmes,  les  armes  seules  ont  changé.  Chacun  des  deux  antago- 

(1)  Les  chants  du  Rhodope,  publiés  dernièrement  à  Paris  par  M.  A.  Dozon. 

(2)  Les  Bulgares  sont  d'ordinaire  regardes  comme  un  peuple  d'origine  finnoise,  ra- 
pidement slavisé  après  son  établissement  au  sud  du  Danube.  Un  écrivain  russe, 
M.  Ilovaîsky,  a  récemment  voulu  démontrer  que  les  Bulgares,  aussi  bien  que  les 
Serbes,  avaient  toujours  été  Slaves. 


550  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

nisies  met  en  avant  sur  le  pays  contesté  des  droits  historiques,  et, 
comme  il  arrive  en  pareil  cas,  chacun,  s'arrêtant  à  la  période  de 
l'histoire  qui  lui  est  le  plus  favorable,  étend  ses  revendications 
presqu'aussi  loin  que  se  sont  jadis  étendues  ses  conquêtes. 

Le  conflit  gréco -bulgare,  terminé  en  apparence  par  l'invasion  ot- 
mane,  qu'il  a  singulièrement  facilitée,  a  repris  à  l'abri  même  de  la 
domination  turque.  Dans  cette  nouvelle  phase  du  duel,  l'hellénisme 
a  eu  depuis  le  xv*  siècle  tous  les  avantages.  Grâce  au  patriarche  de 
Constantinople,  chef  suprême  de  tous  les  chrétiens  orthodoxes  de 
l'empire,  grâce  aux  Grecs  du  Phanar,  les  habiles  instrumens  de  la 
Porte,  l'hellénisme  a  eu  à  sou  service  la  puissance  religieuse  et  par- 
fois aussi  la  puissance  politique.  Le  triomphe  qu'il  n'a  pu  s'assurer 
avec  de  pareils  moyens,  alors  que  les  Bulgares,  frappés  d'un  double 
despotisme  civil  et  ecclésiastique,  avaient  presque  perdu  conscience 
de  leur  nationalité,  comment  les  Grecs  peuvent-ils  l'espérer  alors 
que  sous  l'impulsion  des  Russes  et  des  Serbes,  les  Bulgares,  ayant 
repris  conscience  de  leur  nombre,  se  sont  partout  soulevés  contre 
l'hégémonie  grecque  et  lui  ont  déjà  enlevé  son  arme  principale, 
l'autorité  religieuse?  La  querelle  nationale  de  l'hellénisme  et  du 
slavisme  a  été  en  effet  portée  dans  l'enceinte  de  l'église,  qui,  en 
Orient,  sert  encore  de  forme  ou  de  cadre  à  la  nationalité.  L'hellé- 
nisme a  sur  ce  terrain  rencontré  une  défaite  qui,  pour  n'avoir  pas 
été  complète,  ne  laisse  pas  d'être  le  plus  grand  échec  qu'ait  subi 
la  cause  grecque  depuis  l'entrée  de  Mahomet  II  à  Constantinople. 
Je  veux  parler  de  la  création  de  l'exarchat  bulgare  en  1869. 

Les  Bulgares,  jusqu'alors  confondus  avec  les  Grecs  dans  la  grande 
église  byzantine,  héritière  de  l'empire  d'Orient,  se  plaignaient  de- 
puis longtemps  du  haut  clergé  phanariote.  Ils  reprochaient  à  l'é- 
piscopat,  presque  uniquement  composé  de  Grecs,  de  dédaigner  la 
langue  et  l'intelligence  de  ses  ouailles,  de  leur  refuser  toute  in- 
struction et  d'en  tirer  des  droits  exorbitans  au  profit  Je  l'église  du 
Phanar.  La  haine  des  Bulgares  contre  l'oppression  s'était  tournée 
plutôt  contre  les  Grecs  que  contre  les  Turcs  :  ceux-ci,  disaient- 
ils,  ont  assujetti  nos  corps,  les  autres  nos  âmes.  Ces  plaintes  ou 
ces  colères,  souvent  outrées,  étaient  encouragées  par  tous  les  en- 
nemis politiques  ou  religieux  des  Grecs,  par  les  agens  russes  d'un 
côté,  par  les  missionnaires  catholiques  ou  protestans  de  l'autre.  Le 
Vatican,  en  cela  secondé  par  la  diplomatie  française  du  second  em- 
pire, voulut  profiter  des  antipathies  nationales  des  Bulgares  pour 
les  détacher  du  siège  patriarcal  de  Constantinople  et  leur  faire  re- 
connaître l'autorité  papale.  Une  active  propagande  romaine  remua 
les  villages  et  les  couvens  du  Balkan.  Un  hégoumène  slave  fut  sacré 
patriarche  des  Bulgares-unis,  mis  en  possession  d'une  liturgie  sla- 


LA    GRÈCE    ET    LA    QUESTION    d'oRIENT.  551 

vomie;  des  milliers  de  Slaves  entrèrent  dans  la  communion  du 
pape,  et  un  moment,  vers  1865,  on  put  croire  qu'un  peuple  entier 
allait,  par  rancune  contre  les  Grecs,  se  ranger  en  masse  au  nombre 
des  sujets  spirituels  du  souverain  pontife.  Une  telle  conversion,  qui 
eût  iranché  d'un  coup  le  lien  religieux  qui  rattache  les  Bulgares  aux 
Russes,  eût  eu  des  résultats  encore  plus  importans  peut-être  pour 
la  politique  que  pour  la  religion;  mais  l'espoir  de  la  cour  romaine 
et  de  notre  ambassade  de  Thérapia  fut  déçu.  Le  mouvement  caiho- 
lique  avorta,  beaucoup  des  prosélytes  de  Rome  sont  revenus  à  l'or- 
thodoxie orientale,  et  les  Bulgares  qui  ont  persisté  dans  l'union  sont 
demeurés  en  nombre  insignifiant. 

Sous  l'influence  de  la  Russie  ou  sous  l'exemple  de  la  Serbie  et 
de  la  Roumanie,  les  Bulgares  s'aperçurent  qu'ils  pourraient  se 
soustraire  à  la  domination  du  clergé  phanariote  sans  sortir  de  l'or- 
thodoxie grecque.  Us  réclamèrent  une  église  indépendante,  auto- 
nome ou  autocéphale,  comme  disent  les  théologiens  orientaux. 
Après  beaucoup  de  luttes  et  de  négociations,  sous  l'action  habile- 
ment dissimulée  de  la  diplomatie  russe,  la  Porte  décréta  par  un 
firman  la  séparation  ecclésiastique  des  Bulgares  et  des  Grecs.  C'é- 
tait le  temps  de  la  grande  insurrection  de  Crète,  et  le  divan,  mé- 
content des  Grecs  et  voyant  dans  les  Bulgares  les  plus  tranquilles 
et  les  plus  dévoués  des  raïas,  ne  regrettait  point  de  donner  satis- 
faction aux  uns  aux  dépens  des  autres.  Le  patriarche  œcuménique 
Grégoire  VI,  obéissant  à  la  Porte  et  au  désir  d'éviter  un  schisme, 
accorda  aux  Bulgares  l'institution  d'un  exarchat  virtuellement  in- 
dépendant du  siège  patriarcal,  auquel  il  allait  enlever  une  moitié 
de  ses  ouailles.  Les  Bulgares,  naguère  dépourvus  de  tout  lien  na- 
tional, ont  par  ce  fait  été  officiellement  reconnus  de  la  Porte  et  ont 
reçu  d'elle  un  rudiment  d'autonomie  sous  la  forme  jusqu'ici  en  usage 
dans  l'empire  ottoman,  la  forme  religieuse;  aff'ranchis  du  joug  ecclé- 
siastique des  Grecs,  en  possession  d'un  chef  spirituel  national  et  d'un 
clergé  tout  indigène,  ils  ont  été  légalement  érigés  en  communauté, 
en  nation  jmrticulière  de  l'empire,  au  même  titre  que  les  Grecs  ou 
les  Arméniens.  Ainsi  que  je  l'écrivais  il  y  a  quelques  semaines  ici 
même  (1),  la  grande  difficulté,  le  grand  débat  a  porté  sur  les  limites 
de  la  nouvelle  église  et  de  l'église  mère,  de  l'exarchat  bulgare  et 
du  patriarcat  byzantin.  Ce  qui  était  en  question  dans  cette  affaire  de 
juridiction  ecclésiastique,  c'était  en  effet  moins  les  droits  du  siège 
patriarcal  œcuménique  et  la  liturgie  slavonne,  que  les  prétentions 
rivales  des  Slaves  et  des  Hellènes  sur  la  Macédoine,  sur  la  Thrace, 

(1)  Voyez,  dans  la  Bévue  du  !•'■  décembre  1876,  notre  étude  sur  les  Réformes  de 
la  Turquie,  la  politique  russe  et  le  panslavisme. 


552  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sur  le  vaste  territoire  où  les  deux  races  se  touchent  et  se  mêlent. 
Aux  yeux  des  Slaves  comme  à  ceux  des  Grecs,  la  frontière  du  nou- 
vel exarchat  devait  dessiner  le  cadre  futur  d'un  état  bulgare  et 
marquer  d'avance  la  part  de  l'héritage  ottoman  léguée  à  chacune 
des  deux  nationalités.  Sur  ce  terrain,  les  prétentions  des  deux  par- 
ties devaient  être  inconciliables.  Le  firman  impérial  portait  que  la 
juridiction  de  l'exarque  s'étendrait  sur  toutes  les  contrées  habitées 
par  les  Bulgares  et  sur  toutes  les  localités  à  population  mixte  où  les 
Bulgares  étaient  en  majorité.  Par  cette  dernière  clause,  qui  concer- 
nait le  nord  de  la  Thrace  et  de  la  Macédoine,  la  Porte,  non  contente 
de  reconnaître  la  nationalité  bulgare ,  l'admettait  officiellement  à 
faire  valoir  ses  prétentions  sur  les  pays  situés  au  sud  du  Balkan  : 
c'était  ce  que  redoutaient  par-dessus  tout  les  Grecs. 

Les  deux  parties ,  mises  en  demeure  de  présenter  un  projet  de 
partage,  se  préoccupèrent  moins  de  délimiter  nettement  les  deux 
églises  et  les  deux  nationalités  que  de  maintenir  leurs  prétentions 
sur  les  contrées  concédées  à  leurs  adversaires.  Les  Bulgares  aban- 
donnaient au  patriarcat  des  diocèses  entièrement  slaves  et  en  ré- 
clamaient d'autres  plus  au  sud,  s'efforçant  de  pousser  une  double 
pointe  vers  la  mer,  d'un  côté  jusqu'au  golfe  de  Salonique,  de  l'autre 
jusqu'au  golfe  d'Orphano,  afin  de  couper  en  deux  les  pays  grecs  et 
d'isoler  les  Hellènes  de  la  Thrace  de  ceux  de  la  Thessalie.  Le  pa- 
triarcat, de  son  côté,  était  surtout  soucieux  de  maintenir  les  Grecs 
au  pied  des  Balkans,  et  pour  cela  réclamait  de  nombreuses  enclaves 
dans  les  pays  qu'il  était  obligé  de  céder  aux  Bulgares.  L'évêque 
étant  en  Turquie  le  chef  civil  ou  le  représentant  légal  des  chrétiens 
auprès  des  autorités  provinciales,  on  comprend  l'importance  de 
cette  répartition  des  sièges  épiscopaux.  En  de  telles  luttes  natio- 
nales, il  faut  peu  compter  sur  la  justice  et  la  modération  dès  deux 
adversaires.  Dans  les  éparchies  (diocèses)  dont  ils  étaient  mis  en 
possession,  les  Bulgares,  la  veille  encore  sous  le  joug  des  Phana- 
riotes ,  ont  parfois  usé  de  leur  pouvoir  pour  opprimer  à  leur  tour 
leurs  maîtres  de  la  veille,  fermant  les  églises  et  les  écoles  grecques, 
et  voulant  imposer  l'usage  du  slavon  à  ceux  auxquels  ils  reprochaient 
d'avoir  voulu  les  contraindre  à  prier  en  grec.  Pour  enlever  à  l'hégé- 
monie bulgare  les  communautés  grecques  des  districts  à  population 
mixte,  les  Grecs  du  Phanar  trouvèrent  que  le  plus  sûr  moyen  était 
d'élever  entre  eux  et  leurs  anciens  sujets  une  barrière  spirituelle 
que  la  Porte  ne  pût  renverser  sans  toucher  à  la  liberté  de  conscience. 
Le  synode  de  l'église  d'Orient  excommunia  le  nouvel  exarque  et  ses 
évêques,  les  retrancha  de  la  communion  orthodoxe,  et  par  le  seul 
fait  du  schisme  Grecs  et  Bulgares  ne  pouvant  plus  être  confondus 
sous  le  même  pasteur,  les  deux  églises  durent  partout  demeurer 


LA   GRÈCE   ET   LA   QUESTION    d'oRIENT.  553 

distinctes  et  indépendantes  l'une  de  l'autre.  La  grande  lutte,  jadis 
poursuivie  par  les  armes  au  temps  des  rois  bulgares  et  des  empe- 
reurs de  la  dynastie  macédonienne,  est  ainsi  aujourd'hui  continuée 
à  l'aide  des  foudres  ecclésiastiques.  Dans  cet  Orient ,  où  l'on  re- 
garde trop  souvent  toutes  les  querelles  comme  religieuses,  c'est 
l'antipathie  nationale  qui  a  rompu  l'unité  de  la  plus  grande  église 
de  Turquie.  La  communauté  de  la  foi  a  disparu  devant  les  jalousies 
de  race.  Grâce  à  ce  schisme,  l'hellénisme  et  le  slavisme  restent  en 
face  l'un  de  l'autre,  avec  leurs  prétentions  réciproques  ;  la  création 
de  l'exarchat  n'en  demeure  pas  moins  pour  les  Slaves  un  premier 
et  considérable  succès. 

Cette  grave  question  des  limites  des  Bulgares  et  des  Grecs,  la 
conférence  de  Constantinople  l'a  dans  ses  propositions  relevée  sous 
la  forme  administrative.  Cette  fois  les  Turcs,  revenus  de  leurs  sym- 
pathies pour  les  Bulgares,  ont  vis-à-vis  de  l'Europe  étayé  leurs  ré- 
sistances sur  les  répugnances  des  Grecs.  Par  un  juste  retour,  l'appui 
que  les  organes  bulgares  ont  prêté  au  gouvernement  ottoman 
contre  les  Grecs  pendant  l'insurrection  de  Crète,  les  feuilles  grec- 
ques de  Constantinople  et  de  l'étranger  l'ont  plus  ou  moins  prêté 
à  la  Porte  contre  les  Slaves  pendant  la  conférence.  Les  deux  natio- 
nalités rivales,  entraînées  par  leurs  ambitieuses  visées  d'avenir, 
semblent  ainsi  s'être  donné  pour  mission  de  se  maintenir  réci- 
proquement dans  la  servitude.  Diviser  pour  régner  est  une  maxime 
dont  la  pratique  est  d'autant  plus  aisée  au  maître  musulman, 
que  les  sujets  chrétiens  se  chargent  de  l'appliquer  pour  lui.  Les 
Grecs  et  les  Slaves,  qui  se  sont  si  souvent  révoltés  contre  les  Turcs, 
ont  soin  d'ordinaire  de  ne  pas  le  faire  en  même  temps;  ils  attendent 
pour  se  soulever  que  la  Porte  en  ait  fini  avec  leurs  rivaux.  C'est  là 
une  des  principales  causes  de  l'échec  de  toutes  les  insurrections 
chrétiennes  et  aussi  des  fréquens  insuccès  de  la  diplomatie  euro- 
péenne, placée,  chaque  fois  qu'elle  a  voulu  intervenir  dans  les 
affaires  de  la  Turquie,  en  face  des  prétentions  rivales  des  diverses 
nationalités. 

Quand  on  voit  l'importance  que  gardent  chez  tous  les  peuples  les 
souvenirs  nationaux ,  et  qu'en  même  temps  l'on  se  rend  compte 
de  la  bizarre  répartition  géographique  des  Grecs,  on  comprend 
combien  il  est  malaisé,  pour  le  cabinet  d'Athènes,  d'avoir  une  poli- 
tique toujours  nette  et  une  conduite  toujours  conséquente.  Il  peut 
y  avoir  deux  manières  fort  différentes  d'envisager  les  intérêts  grecs 
et  les  destinées  de  l'hellénisme,  selon  le  point  d'oii  on  les  regarde, 
selon  qu'on  les  contemple  du  haut  de  l'Acropole  d'Athènes,  ou  du 
faîte  de  la  coupole  de  Sainte-Sophie.  L'horizon  du  Grec  byzantin  est 
singulièrement  plus  vaste,  il  embrasse  à  la  fois  l'Europe  et  l'Asie, 


554  REVDE   DES    DEUX    MONDES. 

mais  aussi  est-il  singulièrement  plus  vague,  plus  nébuleux;  l'ho- 
rizon politique  du  Grec  du  royaume  est  plus  borné,  il  peut  sem- 
bler étroit,  mais  aussi  est-il  clair  et  limpide,  l'œil  y  distingue  net- 
tement tout  ce  qu'il  perçoit.  La  grande  idée,  la  chimère  byzantine 
d'un  nouvel  empire  d'Orient,  est  naturellement  plus  chère  aux 
Grecs  du  Bosphore;  les  Hellènes  du  royaume  la  leur  devraient  en- 
tièrement abandonner.  L'objectif  naturel  de  leur  politique  est  près 
d'eux,  dans  les  îles  qui  sont  comme  un  prolongement  de  la  petite 
péninsule  hellénique,  et  surtout  dans  les  provinces  grecques  du 
Pinde  et  de  l'Olympe,  qui  en  sont  la  base  et  le  point  d'appui.  Pour 
les  peuples  comme  pour  les  individus,  le  meilleur  moyen  de  ne  pas 
manquer  sa  fortune  est  de  savoir  la  borner. 

L'hellénisme  plane  sur  un  tel  espace,  le  nombre  des  Hellènes  est 
si  réduit,  leur  territoire  si  mal  délimité,  qu'il  semble  impossible  de 
rien  trouver  ailleurs  d'analogue  ou  de  comparable.  H  y  a  cependant 
un  pays,  bien  différent  à  tous  égards  de  la  Grèce,  qui  sous  certains 
rapports  peut  en  être  rapproché  et  lui  donner  une  leçon  :  c'est  l'Al- 
lemagne. La  ressemblance  entre  l'énorme  et  massive  nation  alle- 
mande et  la  petite  et  diffuse  nation  grecque,  c'est  la  difficulté  de 
rassembler  entièrement  l'une  ou  l'autre  dans  un  même  état.  Pendant 
longtemps,  on  le  sait,  nos  voisins  d'outre-Rhin  ont  vainement  rêvé 
d'unité;  les  plus  pratiques  étaient  seuls  à  consentir  à  une  Allemagne 
restreinte  en  dehors  de  l'Autriche,  les  autres  regardaient  cette  sé- 
paration comme  une  sorte  de  démembrement  de  la  patrie  commune, 
et  ne  voulaient  admettre  qu'une  grande  Allemagne  embrassant  si- 
multanément toutes  les  terres  de  l'ancienne  confédération  germa- 
nique. Or,  entre  la  grande  idée  des  Grecs  et  la  grande  Allemagne 
de  certains  publicisles  du  Mein  et  du  Danube,  il  y  a  une  véritable 
ressemblance,  une  manifeste  parenté.  De  ces  deux  ambitieuses  con- 
ceptions, la  grande  idée  byzantine  est  encore  la  moins  pratique, 
parce  que  les  Hellènes  sont,  relativement  à  leur  nombre,  répandus 
sur  une  bien  plus  grande  surface,  et  qu'ils  n'auront  jamais  la  force 
d'imposer  leur  domination  aux  peuples  parmi  lesquels  ils  sont  dis- 
persés. Les  Grecs,  plus  encore  que  les  Allemands,  constituent  non- 
seulement  une  nationalité,  mais  une  race  dont  les  divers  mem- 
bres, reliés  par  la  communauté  d'origine  et  de  langue,  sauraient 
difficilement  être  ramassés  en  un  seul  état  politique.  A  cet  égard,  la 
position  des  Grecs  n'est  pas  sans  analogie  avec  celle  des  Arméniens, 
leurs  rivaux;  mais  les  Hellènes  ont  sur  les  Arméniens  l'immense 
avantage  de  posséder  dans  l'Hellade  un  territoire  isolé  par  les  mers, 
et  nettement  circonscrit,  une  sorte  de  citadelle  naturelle  qui,  dans 
leur  dispersion  même,  leur  assure  un  centre  national  et  une  exis- 
tence politique  indépendante. 


LA    GRECE    ET   LA.   QUESTION   D  ORIENT.  555 

Aux  yeux  d'un  philhellène,  plus  ami  du  possible  que  des  vagues 
chimères,  l'avenir  le  plus  favorable  que  l'on  ose  espérer  pour 
l'hellénisme,  c'est  une  Grèce  restreinte  à  la  presqu'île  du  Pinde  et 
aux  îles,  et  en  dehors,  sur  les  deux  rives  de  la  mer  de  Marmara  et 
de  l'autre  côté  de  l'archipel ,  un  état  plus  vaste  où ,  parmi  des  races 
et  des  religions  diverses,  les  Grecs  tiendraient,  grâce  à  leur  génie 
et  à  leurs  traditions,  une  place  prépondérante.  Il  n'y  aurait  là  rien 
d'incompatible  avec  le  maintien  de  l'empire  ottoman.  Pour  être 
bornées,  de  telles  perspectives  ne  laissent  pas  d'être  glorieuses  en- 
core. Si  le  territoire  que  les  Grecs  peuvent  aspirer  à  posséder  en 
propre  est  limité,  l'esprit  grec  gardera  toujours  un  champ  beau- 
coup plus  vaste.  Leur  dispersion  sur  deux  ou  trois  continens  ne 
nuit  à  la  grandeur  et  à  la  force  politique  des  Hellènes  qu'en  ser- 
vant à  leur  influence  morale.  Grâce  à  elle,  la  langue  d'Athènes 
s'étendra  bien  au  loin  des  limites  du  royaume ,  et  l'hellénisme  de- 
meurera plus  grand  et  plus  puissant  que  la  Grèce. 

Gomme  il  y  a  pour  eux  denx  manières  d'envisager  leur  avenir 
national  et  deux  politiques  possibles,  il  y  a  pour  les  Grecs  deux 
moyens  différens  d'atteindre  au  but,  deux  routes  opposées.  L'une 
est  la  guerre,  et  l'autre  une  alliance  avec  les  Turcs.  Les  Grecs  peu- 
vent se  joindre  aux  ennemis  actuels  ou  futurs  de  la  Porte  pour  ar- 
racher, eux  aussi,  un  lambeau  du  territoire  ottoman ,  et  avoir  leur 
part  des  dépouilles  du  croissant.  Ils  peuvent  au  contraire  faire  cause 
commune  avec  les  Turcs  contre  les  Bulgares  ou  les  Russes,  et  se 
faire  payer  leur  appui  d'une  rectification  de  frontière  et  de  quelques 
concessions  en  faveur  des  sujets  grecs  du  sultan.  L'une  et  l'autre  voie 
peuvent  les  mener  au  même  terme  ;  mais  l'une  les  expose  à  plus  de 
périls,  l'autre  peut  les  conduire  à  un  leurre.  La  plupart  des  Grecs 
préféreraient  naturellement  la  route  la  moins  dangereuse;  c'est  au 
moins  celle  qu'ils  auraient  voulu  tenter  la  première,  sauf,  en  cas  d'é- 
chec, à  se  rejeter  du  côté  opposé.  Le  cabinet  d'Athènes  a  déjà  envoyé 
à  la  Porte  un  mémorandum  auquel  les  difficultés  du  gouvernement 
turc  pourraient  seules  donner  quelques  chances  de  succès.  Le  jour 
où  une  rupture  de  la  Turquie  et  de  la  Russie  poserait  sérieusement 
pour  eux  la  redoutable  alternative,  les  Grecs  seraient  en  tout  cas  fort 
embarrassés.  Sans  flotte,  sans  argent,  presque  sans  armée,  ils  n'ont 
point  ce  qui  peut  rendre  leur  inimitié  redoutable  ou  faire  acheter 
leur  appui.  Ils  seraient  même  peut-être  plus  impuissans  encore 
comme  alliés  que  comme  ennemis.  Il  leur  serait  difficile  d'off"rir  à 
la  Porte  un  secours  eff"ectif  assez  considérable  pour  en  obtenir  une 
concession  quelque  peu  importante;  si  faibles  qu'ils  soient,  ils 
pourraient  toujours  au  contraire,  sans  même  entrer  directement  en 
lutte  avec  la  Turquie,  fomenter  des  mouvemens  insurrectionnels  en 


556  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Thessalie  ou  en  Crète,  et  armer  des  bandes  de  klephtes.  De  toute 
façon,  le  jour  où  la  Turquie  serait  engagée  dans  une  grande  guerre, 
les  Grecs,  au  lieu  de  demeurer  simples  spectateurs,  comme  ils  l'ont 
fait  durant  la  dernière  campagne  serbo-turque,  ne  sauraient  pro- 
bablement résister  au  besoin  de  descendre  dans  l'arène.  La  neu- 
tralité ne  leur  a  pas  assez  réussi  pour  être  toujours  de  leur  goût. 

Le  gouvernement  d'Athènes  semble  avoir  espéré  que  l'Europe 
lui  tiendrait  compte  de  son  attitude  pacifique,  et  qu'à  la  fin  des  hos- 
tilités auxquelles  le  royaume  était  resté  étranger  il  serait  récom- 
pensé de  n'avoir  pas  aggravé  les  complications  orientales.  Cette 
manière  de  voir  n'était  malheureusement  pas  exempte  d'une  cer- 
taine naïveté  cruellement  raillée  par  les  orateurs  populaires  du 
Pnyx.  Les  Grecs  seraient  disposés  à  accuser  l'Europe  d'ingratitude 
envers  eux;  ils  lui  reprochent  volontiers  sa  partialité  pour  les 
Slaves,  son  oubli  des  intérêts  grecs  et  son  dédain  de  l'hellénisme, 
que  tant  de  souvenirs  lui  devaient  rendre  cher.  La  diplomatie  n'a 
été  ni  si  aveugle  ni  si  coupable;  elle  avait  seulement  trop  de  be- 
sogne avec  les  Serbes  et  les  Bulgares,  avec  les  Monténégrins  et  les 
Bosniaques,  avec  ceux  qui  ont  combattu  et  ceux  qui  ont  souffert, 
pour  s'occuper  des  Grecs,  qui  ont  eu  la  sagesse  de  se  croiser  les 
bras.  «  Notre  affaire,  disait  dans  son  vif  langage  le  général  Igna- 
tief,  est  d'éteindre  le  feu  là  où  le  feu  a  éclaté  :  aucun  incendie 
n'a  été  jusqu'ici  signalé  dans  les  provinces  grecques...  »  Il  est  à 
craindre  que  les  Hellènes  ne  se  le  tiennent  pour  dit,  et  qu'à  la 
première  occasion  ils  ne  s'arrangent  pour  avoir,  eux  aussi,  leurs 
incendies  ou  leurs  massacres.  Ils  ont  pour  cela  la  Thessalie,  où  le 
gouvernement  turc  a,  comme  en  Bulgarie,  tenté  de  coloniser  des 
Gircassiens;  ils  ont  surtout  l'île  de  Crète,  où  la  Porte  a  fort  mal  tenu 
les  engagemens  pris  à  la  suite  de  la  grande  insurrection.  En  atten- 
dant, la  chambre  d'Athènes  a  voté  pour  l'armée  un  emprunt  de 
10  millions  de  drachmes,  les  ministères  se  succèdent  au  pied  de 
l'Acropole,  et  les  partis  bataillent  sur  la  question  militaire.  La 
Grèce,  elle  aussi,  veut  se  tenir  prête  pour  les  événemens,  bien  qu'en 
dépit  des  100,000  hommes  dont  ils  prétendent  disposer,  les  com- 
patriotes de  Canaris  et  de  Botzaris  soient  en  un  demi-siècle  de  paix 
devenus  un  des  peuples  les  plus  pacifiques  de  l'Europe.  Au  milieu 
de  ses  hésitations  ou  de  ses  regrets,  la  Grèce  a  la  bonne  fortune  de 
pouvoir  se  mêler  encore  à  temps  aux  événemens  si  les  événemens 
se  compliquent,  et  de  n'en  avoir  rien  souffert  si  les  affaires  s'ar- 
rangent, en  sorte  que,  si  sa  grandeur  politique  n'a  rien  gagné  aux 
récentes  complications,  sa  prospérité  naissante  n'y  aura  rien  perdu. 

Anatole  Leroy-Beaulieu. 


LE   FASTE  FUNÉRAIRE 


SON  DÉVELOPPEMENT  HISTORIQUE 


II  \ 

LES    TEMPS    MODERNES. 


On  sait  de  quelle  façon  le  christianisme  traite  la  tombe  :  il  y 
plante  une  croix  de  bois.  Comment  donc  le  faste  funéraire  subsiste- 
rait-il sous  l'empire  d'une  telle  religion?  Il  subsista  pourtant,  avec 
éclat  presque  toujours,  trop  souvent  même  avec  excès,  maintenu 
d'un  côté  par  les  résistances  de  l'orgueil  humain,  et  de  l'autre  re- 
nouvelé par  les  ornemens  et  les  emblèmes  du  nouveau  culte.  Outre 
l'influence  religieuse,  diverse  selon  les  pays  et  les  temps,  l'état  so- 
cial et  politique  se  reflétera  dans  la  nature  et  le  degré  de  déve- 
loppement de  ce  faste,  modifié  tour  à  tour  par  la  prédominance  de 
l'aristocratie,  de  la  monarchie  pure,  de  la  richesse.  Les  arts  qui 
concourent  à  le  former  auront  aussi  leur  vie  propre,  leurs  conditions 
successives.  Ce  sont  autant  de  circonstances  à  noter  dans  les  trans- 
formations du  faste  funéraire  pendant  la  période  historique  qui 
commence  avec  le  christianisme  et  se  continue,  à  travers  des  phases 
bien  diverses,  jusqu'à  nos  jours. 

Le  christianisme  n'a  pas  produit  un  brusque  changement  dans 
les  habitudes  qu'il  trouvait  établies,  soit  qu'il  ait  rencontré  des  ré- 
sistances trop  fortes,  soit  qu'il  ait  accepté  certains  compromis.  Le 
faste  dans  les  obsèques  est  un  des  reproches  fréquemment  adressés 

(I)  Voyez  la  Revue  du  1 5  mars. 


558  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

aux  chrétiens  par  les  Pères  de  l'église  latine  et  de  l'église  grecque, 
au  iv**  et  au  v®  siècle.  Saint  Chrysostome  y  revient  dans  plus  d'un 
passage  éloquent  de  ses  homélies.  Il  oppose  à  ce  faste  la  nudité  du 
Christ  dans  le  tombeau.  De  nombreux  textes  d'Origène,  d'Eusèbe, 
de  Prudence,  font  allusion  à  l'usage  persistant  de  parer  les  morts 
avec  une  somptuosité  peu  conforme  à  l'esprit  du  christianisme.  La 
coutume  d'oindre  et  d'embaumer  les  corps  dans  la  myrrhe  et 
d'autres  préparations  odoriférantes  se  prolonge,  peut-être  même 
à  l'ombre  du  dogme  de  la  résurrection.  La  découverte  du  cimetière 
de  Calliste  à  Rome  par  M.  de  Rossi  est  venue  confirmer  récemment 
cette  persistance  du  luxe  funéraire  chez  les  chrétiens  du  ii'^  siècle. 
Il  suffirait,  pour  en  trouver  les  preuves  décisives,  de  se  reporter  à 
l'ample  et  précise  description  qui  en  a  été  faite  ici  même  (1).  La 
magnificence  des  décorations  qui  couvraient  fréquemment  les  murs 
de  la  chambre  sépulcrale,  la  richesse  des  peintures  et  des  revête- 
mens  de  marbre,  les  débris  de  sculpture,  de  chapiteaux,  de  fûts 
de  colonnes,  de  pilastres  brisés,  attestent  la  part  faite  au  luxe  dans 
ces  sépultures,  dont  plusieurs  furent  celles  de  pontifes,  et  un  plus 
grand  nombre  celles  d'évêques  et  de  martyrs  célèbres.  Dans  cette 
ornementation,  la  peinture  est  chrétienne  le  plus  souvent,  tandis 
que  la  sculpture  reste  fidèle  aux  symboles  mythologiques.  La  rai- 
son en  est  que,  pour  la  peinture,  l'artiste  chrétien  travaillait  à  des 
fresques  souterraines  loin  des  regards  profanes  :  les  ornemens  ex- 
térieurs de  la  sculpture  ne  laissaient  pas  la  même  liberté.  Une 
exhibition  trop  claire  des  croyances  chrétiennes  en  eût  exposé  les 
emblèmes  aux  violences  des  païens.  On  achetait  tout  faits  les  orne- 
mens de  marbre  qui  reproduisaient  des  types  de  convention,  qu'on 
se  bornait  à  choisir  aussi  peu  païens  que  possible.  Comme  élément 
de  richesse,  il  faut  aussi  compter  dans  les  tombes  chrétiennes  les 
dons  des  fidèles,  les  ornemens  qu'y  déposait  la  piété.  C'est  ainsi 
que  les  catacombes  elles-mêmes  se  trouvèrent  avoir  une  part  no- 
table de  luxe  funéraire. 

Les  peuples  barbares  n'opposèrent  pas  moins  de  résistance  que 
la  société  élégante  et  riche  au  rapide  changement  des  habitudes  fu- 
néraires. Ils  étaient  pour  la  plupart  loin  de  justifier  ce  que  Tacite 
dit  des  Germains  :  «  Ces  pompeux  monumens  que  l'orgueil  élève  à 
grands  frais  leur  sembleraient  peser  sur  la  cendre  des  morts.  »  Lors- 
que Théodoric  vint  à  mourir,  à  200  lieues  de  son  royaume,  ses 
funérailles  furent  célébrées  par  l'armée  des  Visigoths  avec  une 
pompe  imposante,  quoique  sauvage.  Celles  d'Attila,  qui  succombait 
à  une  mort  mystérieuse  le  lendemain  de  la  cérémonie  de  ses  noces, 
revêtirent  surtout  un  magnifique  appareil.  On  y  vit,  selon  l'antique 

(1)  Voyez  la  Reme  du  1"  mars  iS69. 


LE    FASTE   FUNERAIRE.  559 

usage,  les  débauches  de  la  strava  ou  repas  funèbre  se  mêler  aux 
pompes  guerrières,  aux  splendeurs  des  tentures,  aux  jeux  funèbres 
et  aux  chants  des  poètes  qui  célébraient  le  puissant  roi  des  Huns. 
Toutes  les  fastueuses  prodigalités,  comme  toute  la  férocité  des 
vieux  cultes,  se  rencontrent  dans  les  détails  qui  accompagnent  la 
sépulture  de  ce  chef  barbare.  Le  corps  superbement  vêtu,  ren- 
fermé dans  un  triple  cercueil,  le  premier  d'or,  le  second  d'argent, 
le  troisième  de  fer,  accompagné  de  carquois  couverts  de  pierreries, 
d'armes  prises  sur  l'ennemi  et  des  meubles  les  plus  précieux,  fut 
descendu  la  nuit  dans  la  terre,  pour  dérober  la  trace  de  sa  présence 
et  de  tant  de  richesses  enfouies.  On  ajouta  la  précaution  cruelle 
de  faire  mourir  tous  les  ouvriers  qui  étaient  dans  le  secret.  Com- 
bien d'autres  holocaustes,  inspirés  par  des  motifs  tout  religieux! 
Que  de  défenses  réitérées,  à  Carthage  par  exemple,  avant  que  l'é- 
glise parvînt  à  mettre  un  terme  à  ces  sacrifices  sanglans! 

Le  luxe  funéraire  intérieur,  qui  cache  ses  richesses  pour  les  con- 
sacrer aux  défunts,  ne  cessa  pas  d'enfouir  des  trésors  dans  les 
tombeaux.  Cet  usage,  en  provoquant  la  cupidité,  devait  causer  la 
destruction  d'une  masse  de  richesses  d'art  et  de  monumens  inté- 
ressans  pour  l'archéologie.  On  peut  à  peine  s'en  faire  quelque  idée 
par  les  vols  et  les  dévastations  qui  eurent  lieu  dans  un  endroit 
fréquenté  et  surveillé  comme  pas  un,  l'église  Saint-Germain-des- 
Prés,  qui  servit  de  sépulture  royale  depuis  Childebert,  fils  de  Clo- 
vis,  jusqu'à  Dagobert,  fondateur  de  l'abbaye  de  Saint-Denis.  L'ou- 
vrage de  Montfaucon  est  là-dessus  curieux  à  consulter.  Le  célèbre 
bénédictin  assistait  aux  fouilles  dans  cette  église  de  Saint-Germain- 
des-Prés,  vers  1729,  et  il  signale  en  témoin  oculaire  les  spoliations 
qui  furent  alors  constatées,  les  vols  les  plus  audacieux  de  la  part 
de  gens  de  qui  on  pouvait  le  moins  les  attendre.  Qui  le  croirait? 
un  des  principaux  spoliateurs  fut  un  des  moines  de  la  congrégation 
de  Saini-Maur,  un  des  gardiens  de  ces  trésors.  Ce  malheureux 
avouait  son  méfait  au  moment  de  mourir.  Une  autre  fois,  en  [6A5, 
ce  sont  les  ouvriers  qui,  dans  les  travaux  de  reconstruction  du  chœur, 
pillent  particulièrement  les  sépultures  deChildéric  II,  de  son  épouse 
et  du  jeune  Dagobert.  Le  vol  était  resté  ignoré,  lorsqu'en  1656 
de  nouveaux  travaux  furent  exécutés  sous  le  chœur;  alors  on  se 
rendit  compte  de  la  gravité  des  pertes  et  des  dégâts.  Les  ouvriers 
accusés,  tout  en  se  défendant  d'être  eux-mêmes  les  auteurs  du 
vol,  reconnurent  qu'en  ouvrant  le  cercueil  de  Childéric,  ils  avaient 
vu  sur  le  visage  du  prince  une  toile  d'or,  et  sur  sa  tête  un  grand 
passement  d'or  en  forme  de  diadème;  il  avait  des  éperons  et  une 
ceinture  enrichie  d'orneraens  en  argent.  La  reine  sa  femme,  parée 
de  ses  habits  royaux,  avait  sous  la  tête,  en  forme  de  coussin,  un 
faisceau  d'herbes  aromatiques.  En  effet,  le  cercueil  contenait  en- 


560  RETCE  DES  DEUX  MONDES. 

core  quelques  parcelles  éparses  de  ces  herbes,  avec  un  bâton  de 
coudrier  rompu  en  deux. 

On  rencontrait  une  preuve  plus  éclatante  encore  de  ce  luxe  funé- 
raire intérieur  dans  le  tombeau  attribué  à  Childéric,  père  de  Clo- 
vis,  découvert  en  1653,  près  de  Tournai.  On  fut  émerveillé  de 
trouver,  près  du  squelette  du  prince,  sa  lance,  sa  hache,  son 
baudrier,  son  épée  et  deux  bagues,  dont  l'une  portait  son  nom  et 
présentait  son  effigie.  Il  y  avait  aussi  des  restes  d'hommes  et  de 
chevaux  qui  attestaient  des  immolations  faites  sur  le  tombeau.  Les 
objets  précieux  abondaient  tellement  que  les  ouvriers  et  le  peuple 
commencèrent  par  le  piller.  On  put  recueillir  encore  un  petit  globe 
de  cristal,  un  vase  d'agate,  plus  de  trois  cents  médailles  d'or  ou 
d'argent,  toutes  antérieures  à  l'année  580,  époque  de  la  mort  de 
Childéric;  plus  de  trois  cents  petites  figures  en  or,  qui  représen- 
taient grossièrement  une  fleur  de  lis  ou  des  abeilles,  des  agrafes, 
des  boucles,  des  filamens  ou  restes  d'habillemens,  la  plupart  garnis 
en  pierres  précieuses,  enfin  beaucoup  d'autres  objets  également  en 
or.  Une  partie  de  ces  antiquités  devait  passer  à  la  cour  de  Yienne, 
puis  être  donnée  à  Louis  XIV,  pour  être  ensuite  déposée  au  Louvre 
dans  le  cabinet  des  médailles,  et  de  là  au  cabinet  des  antiques  de 
la  bibliothèque  royale. 

En  vain  tous  les  pouvoirs  s'armèrent-ils  pour  protéger  ce  luxe 
funéraire  contre  des  vols  sacrilèges.  La  loi  visigothe  condamnait  le 
coupable  à  la  restitution,  à  une  amende,  et  lorsque  ni  lui  ni  sa  fa- 
mille n'étaient  en  état  de  restituer,  à  recevoir  cent  coups  de  fouet. 
Plus  sévère  encore,  la  loi  franque  prononçait  contre  cette  sorte  de 
vol  le  bannissement,  sans  qu'il  fût  permis  au  coupable,  ni  à  aucun 
de  ses  proches  ni  à  sa  femme  même,  de  lui  donner  du  pain  ou  de  lui 
fournir  un  asile.  Cette  peine  durait  jusqu'à  ce  que  sa  famille  eût 
conclu  un  accommodement  avec  celle  du  mort.  Plus  tard  un  des  ser- 
viteurs de  confiance  du  défunt  fut  commis  à  la  garde  du  sépulcre. 

Dans  les  bas  siècles  du  moyen  âge,  le  luxe  funéraire  diminue  sen- 
siblement. Faut-il,  comme  on  le  fait  souvent,  en  accuser  la  misère 
des  temps?  Cette  misère  n'a  pas  empêché  les  églises  de  s'enrichir 
de  très  précieux  ouvrages.  C'est  sous  le  coup  des  continuelles  inva- 
sions des  barbares  que  l'orfèvrerie  religieuse  a  pu  accumuler  des 
trésors,  tantôt  appréciables  par  le  poids  considérable  du  métal, 
tantôt  déjà  travaillés  avec  art.  Dès  le  v^  siècle,  ce  bel  art  de  l'orfè- 
vrerie a  commencé  à  fleurir  avec  l'école  de  Limoges  ainsi  que  dans 
d'autres  villes ,  Cologne ,  Nuremberg ,  Florence ,  Paris ,  pour  pro- 
duire, à  la  fin  du  vi*  siècle,  les  œuvres  les  plus  remarquables  avec 
saint  Éloi.  En  outre,  si  le  faste  funéraire  est  rare,  hâtons-nous  de 
dire  qu'il  ne  m^anque  pas.  Ces  magnifiques  châsses  enrichies  de 
pierreries  en  forment  une  partie  fort  importante.  On  se  plaît  à  ré- 


LE    FASTE    FUNÉRAIRE.  561 

pandre  comme  une  splendide  auréole  autour  de  la  grande  nouveauté 
chrétienne,  la  sainteté.  Les  saints  les  plus  humbles  et  les  plus  pau- 
vres se  trouvent  entourés,  après  leur  mort,  par  une  sorte  de  transfi- 
guration glorieuse,  emblème  de  leur  transfiguration  céleste,  de  ce 
luxe  qu'ils  dédaignèrent  pendant  leur  vie.  Ce  même  Éloi  fit  servir  son 
talent  à  la  décoration  des  tombeaux.  Il  orna,  dit  la  chronique,  «  d'un 
admirable  travail  d'or  et  de  pierres  précieuses  »  les  sépulcres  de  saint 
Martin  à  Tours  et  de  saint  Denis  dans  l'abbaye  où  ce  saint  martyr 
avait  été  inhumé.  —  «  Il  composa  aussi  des  vases  et  des  sculptures 
magnifiques  pour  ce  monument;  il  couvrit  d'or  le  devant  de  l'autel, 
et  posa  aux  quatre  coins  des  pommes  d'or  enrichies  de  pierreries.  » 
Il  ornait  avec  non  moins  de  somptuosité  les  sépultures  de  saint 
Quentin,  de  saint  Piat  et  d'autres  saints  dont  il  avait  découvert  les 
corps  dans  son  diocèse,  quand  lui-même  eut  abjuré,  pour  embras- 
ser l'austérité  chrétienne,  le  luxe  qui  ne  devait  plus  avoir  que 
ses  os.  Son  tombeau,  dans  l'église  du  monastère  de  Saint -Loup, 
presque  tout  en  or  et  en  argent,  allait  être  en  effet  couvert,  par  la 
piété  des  princes  contemporains,  de  croix,  de  vases,  de  lampes, 
de  candélabres  en  métal  précieux ,  comme  si  on  voulait  honorer, 
outre  sa  sainteté,  la  profession  à  laquelle  il  avait  dû  sa  célé- 
brité :  faste  pieux  que  Dieu  lui-même  prit  sous  sa  garde;  un  larron, 
ayant  réussi  à  enlever  une  chaîne  d'or  et  divers  objets  extérieurs, 
fut  miraculeusement  frappé  de  paralysie  à  la  porte  de  l'église. 
Luxe  et  misère,  luxe  au  dedans  des  églises,  misère  au  dehors,  ce 
contraste  remplit  sous  toutes  les  formes  les  périodes  mérovingienne 
et  carolingienne.  On  voit  plus  que  jamais  se  multiplier  les  orne- 
mens  servant  au  culte,  vases,  crosses,  vêtemens  sacerdotaux,  bas- 
reliefs  placés  sur  les  autels  et  sur  les  murs  des  édifices  religieux. 
On  met  partout  en  œuvre  les  métaux  précieux  et  les  pierreries. 
Aux  temps  de  Gontran  et  de  Dagobert,  le  marbre  ne  suffisait  plus 
pour  les  portraits  des  hauts  personnages,  moins  encore  pour  les 
images  des  saints.  Que  sera-ce  sous  le  règne  de  Charlemagne,  qui 
devait  donner  un  si  vif  essor  à  tous  les  arts  religieux!  On  trouve 
alors  des  églises  pavées  de  marbre  et  de  porphyre,  quantité  de 
portraits  représentant  des  épisodes  entiers  de  l'histoire  religieuse, 
force  dorures  et  mosaïques,  calices  d'or  et  statues  de  métal  consa- 
crées aux  saints.  Même  dans  ce  triste  x'  siècle  cette  veine  n'était 
pas  épuisée.  Un  évêque  d'Auxerre,  Guy,  reconstruit  le  portail  de  sa 
cathédrale  et  le  couvre  de  sculptures  qui  représentent  d'un  côté 
le  paradis  et  de  l'autre  l'enfer.  Le  même  prélat  donne  un  devant 
d'autel  en  argent  enrichi  de  figures.  Un  Amalbert,  abbé  de  Saumur, 
fait  à  la  même  époque  exécuter  une  châsse  d'argent  ornée  de  bas- 
reliefs  oii  l'on  renferme  le  vase  qui  contenait  le  corps  de  saint 

TOME  XX.  —  1877.  3G 


562  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Florent.  Comment  donc  admettre,  après  tant  de  témoignages,  que 
la  misère  des  temps  puisse  rendre  suffisamment  compte  du  peu 
de  développement  du  faste  funéraire? 

Il  faut,  je  crois,  en  chercher  d'autres  raisons.  Le  caractère  émi- 
nemment religieux  du  luxe  dans  cette  période,  c'est-à-dire  jus- 
qu'au XI''  siècle,  explique  lui-même  que  les  scrupules  d'humilité 
et  le  sentiment  public  aient  pu  se  montrer  peu  favorables  à  ce 
déploiement  du  faste,  d'autant  plus  ménager  à  l'égard  des  hommes 
qu'il  était  plus  prodigue  envers  Dieu.  On  donnait  sans  mesure  le 
marbre  et  l'or  aux  sépulcres  des  saints,  on  gardait  pour  soi  la 
simple  pierre  et  la  nudité,  plus  convenables  à  des  pécheurs.  L'or- 
gueil paraissait  d'ailleurs  peu  séant  à  l'idée  solennelle  qu'on  se 
faisait  de  la  mort.  Pouvait-on,  lorsqu'on  croyait  la  trompette  du  ju- 
gement dernier  prête  à  résonner,  songer  à  s'établir  dans  une  somp- 
tueuse demeure  funéraire?  Chez  ceux  que  ces  raisons  touchaient 
moins,  d'autres  circonstances  faisaient  obstacle.  C'est  un  fait  que, 
jusqu'au  xii^  siècle,  l'inhumation  dans  les  églises  fut  sans  cesse  com- 
battue par  l'autorité  ecclésiastique,  comme  on  le  voit  par  une  inter- 
diction du  concile  de  Nantes,  en  660.  Bien  que  l'abus  n'ait  jamais 
cessé  complètement,  cette  poursuite  incessante  laissait  peu  de  sécu- 
rité à  ces  sépultures.  On  obtenait  à  grand'peine  d'être  inhumé  sous 
les  porches  des  églises.  L'enceinte  bénie  qui  les  entourait  était  elle- 
même  assez  limitée.  Le  désir  d'être  enterré  dans  le  sanctuaire,  pour 
participer  de  plus  près,  croyait-on,  aux  mystères  sacrés,  parvenait 
pourtant  assez  souvent  à  franchir  l'enceinte.  On  devait  alors  ména- 
ger l'espace  à  ces  morts  privilégiés,  sinon  l'architecture  funéraire 
eût  bientôt  tout  envahi.  Il  fallut  donc  que  la  pierre  restât  humble 
et  modeste,  même  quand  les  morts  ne  l'étaient  pas  :  les  tombeaux 
des  grands  durent  se  faire  petits;  ils  se  réduisirent  à  une  simple 
dalle,  tout  au  plus  à  une  tombe  plate  dépassant  à  peine  le  sol. 
Enfin  l'église  elle-même  renfermait  dans  son  propre  sein  un  cou- 
rant d'idées  et  de  sentimens  contraires  au  luxe  décoratif  dans  les 
lieux  consacrés  au  culte.  Quelques-uns,  dans  leur  haine  contre 
toute  peinture,  toute  sculpture,  toute  argenterie,  prêchaient  la  nu- 
dité avec  un  zèle  qui  semble  faire  d'eux  les  précurseurs  des  pro- 
testans  iconoclastes  du  xvi^  siècle.  Cette  thèse  excessive  fut  con- 
damnée par  un  concile  de  Francfort  dans  la  personne  d'Agobart  au 
temps  de  Charlemagne;  mais  cette  sévérité,  sans  sortir  des  limites 
de  l'orthodoxie,  ne  cessa  de  trouver  des  adhérons  illustres.  Tel  fut 
le  rigide  abbé  de  Clairvaux,  saint  Bernard,  au  xii*  siècle.  H  ne  fit 
que  se  rendre  l'écho  d'une  plainte  déjà  vieille  au  sein  du  catholi- 
cisme, lorsqu'il  condamnait,  avec  une  grande  dureté  de  termes,  ces 
décorations  qu'il  jugeait  excessives.  Il  jetait  un  ironique  anathème 
sur  une  célèbre  abbaye  trop  richement  ornée  par  les  arts  :  «  Tu  es 


LE    FASTE    FUNÉRAIRE.  563 

trop  belle,  Hautecombe,  ma  mignonne!  tu  ne  pourras  pas  subsister!» 
Dans  les  siècles  qui  précédèrent,  le  système  généralement  établi 
des  tombes  plates  ne  devait  pas  pourtant  exclure  tout  luxe  funé- 
raire, il  s'en  faut,  et  l'art  décoratif  dépassait  bientôt  le  simple  des- 
sin linéaire  représentant  l'effigie  du  défunt.  Sans  doute ,  la  figure 
eu  pierres  de  couleurs  du  tombeau  dit  de  Frédégonde  n'est  qu'une 
exception,  mais  destinée  à  devenir  de  moins  en  moins  rare.  Lors- 
que les  tombes  plates,  exhaussées  elles-mêmes,  permirent  de  me- 
surer d'une  façon  moins  avare  la  place  réservée  à  la  sépulture,  le 
moment  vint  où  les  effigies  furent  plus  fréquemment  exécutées  en 
bronze  coulé  ou  repoussé.  Elles  posèrent  sur  de  petites  colonnes, 
parfois  sur  des  lions.  La  tombe  plate  finit  ainsi  par  cojmporter 
une  sorte  de  luxe  quelquefois  imposant.  On  le  peut  voir  dans  le 
chœur  de  l'abbaye  de  Saint- Denis  par  le  tombeau  de  Charles  le 
Chauve  représenté  en  demi-relief,  la  tête  sur  un  coussin,  les  pieds 
sur  un  lion,  la  main  droite  tenant  le  sceptre  fleurdelisé,  la  gauche 
une  sphère,  vêtu  de  trois  robes  et  portant  la  couronne  fleuronnée. 
Les  deux  petits  anges  tenant  la  tête,  les  encensoirs,  les  quatre 
statuettes  d'évêques,  les  lions  de  bronze,  le  fond  de  la  plaque 
émaillé  en  bleu,  avec  fleur  de  lis  et  réseau  d'or,  achèvent  de  pré- 
senter l'image  d'un  faste  funéraire  assez  avancé.  On  verra  se  mul- 
tiplier les  monumens  de  cuivre  doré  et  émaillé  dont  l'effet  était 
encore  accru  plus  d'une  fois  par  un  superbe  éclairage  placé  sur 
les  côtés.  Plus  d'un  spécimen  de  ce  genre  a  provoqué  pendant 
les  siècles  l'admiration  dans  l'église  de  Villeneuve,  à  Nantes,  dans 
les  abbayes  de  Braisne  et  de  Royaumont,  dans  les  cathédrales  de 
Beauvais,  de  Paris,  dans  d'autres  encore.  Combien  déjà  de  sta- 
tues peintes,  couchées  sur  un  lit  peu  élevé,  avec  mailles  dorées  et 
cottes  armoriées!  Que  sera-ce  quand,  au  sein  des  églises  agran- 
dies, de  ces  magnifiques  cathédrales  sorties  de  terre  en  même 
temps  que  le  soupir  de  délivrance,  à  partir  du  xi^  siècle,  les  tombes 
plates ,  sans  disparaître,  feront  place  à  des  constructions  funé- 
raires plus  étendues,  où  l'architecture  et  la  sculpture  trouvent 
à  se  déployer  également  !  Les  niches  et  chapelles,  les  édicules  en 
forme  de  dais,  ne  suffisent  plus  bientôt.  Dès  le  xii*  siècle,  avec 
Nicolas  de  Pise,  commence  à  paraître  la  forme  superbe  du  mau- 
solée. On  a  une  image  déjà  du  grand  faste  funéraire  monarchique 
de  la  royauté  française  dans  la  sépulture  de  Philippe  P%  inhumé 
à  Saint-Benoît-sur- Loire ,  couché  sur  son  tombeau ,  revêtu  des  in- 
signes royaux,  tenant  en  main  un  gant  de  fauconnerie.  Les  cé- 
notaphes ou  tombeaux  vides  appelleront  aussi  le  développement 
des  arts  décoratifs,  qui  se  déploient  avec  grandeur  dans  le  mo- 
nument surmonté  de  la  statue  de  Dagobert,  que  Suger  fit  élever  à 
Saint-Denis. 


564  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Est-ce  toutefois  le  caractère  monarchique  qui  prévaut  durant 
ces  siècles  dans  le  faste  funéraire?  Non,  la  France  entière  présente 
dans  toutes  ses  parties  des  monumens  funéraires  d'un  aspect  im- 
posant. Cette  dispersion  même  suffirait  pour  convaincre  que  la 
puissance  qui  s'y  manifeste  est  très  morcelée.  Tout  dans  ces  mo- 
numens montre  une  aristocratie  indépendante,  dominatrice  dans 
l'intérieur  de  ses  domaines,  portant  haut  la  tête  et  ne  la  baissant 
que  devant  Dieu,  —  aristocratie  orgueilleuse  et  dévote,  oppres- 
sive et  chevaleresque,  guerrière  jusqu'à  vouloir  retrouver  dans  ses 
plaisirs  l'image  des  combats,  fidèle  à  elle-même  enfin  lorsqu'elle 
plaçait  sur  ses  tombeaux  les  insignes  de  tout  ce  qu'elle  avait  aimé, 
ses  écussons  et  ses  armoiries,  ses  armes  et  ses  chasses,  comme  ses 
symboles  religieux.  Cet  aspect  féodal  des  tombeaux  subsiste  jusqu'à 
la  fin  du  xiV  siècle  et  souvent  même  plus  tard.  Lorsque  les  vivans 
ont  subi  déjà  le  joug  de  la  royauté,  les  morts  conservent  encore 
parfois  leur  attitude  souveraine,  comme  ils  gardent  les  hautaines 
devises  du  passé.  Au  reste  la  féodalité  orgueilleuse  et  l'humble  re- 
ligion se  partagent  ces  sépultures.  D'un  côté  l'homme  y  apparaît 
fort  et  puissant.  Nulle  aristocratie  guerrière  n'avait  eu  un  air  com- 
parable à  celui-là  dans  la  mort.  Rien  dans  le  faste  funéraire  des 
anciens  n'annonce,  ne  peut  seulement  faire  pressentir  ces  preux 
chevaliers,  couchés  tout  armés,  ou  qui  se  dressent  sur  leur  tom- 
beau. Ce  titre  qu'ils  se  donnent  de  hauts  et  puissans  seigneurs, 
qui  songerait  à  le  leur  disputer?  Morts,  ils  semblent  encore  com- 
mander. Non  contons  de  commander  aux  hommes,  parfois  ils  com- 
mandent aux  anges  eux-mêmes.  Dans  ces  représentations  plus 
d'une  fois  fastueuses  par  l'inspiration,  alors  même  que  l'exécution 
reste  simple,  ce  sont  en  effet  des  anges  qui  portent  le  casque  ou 
l'écusson  du  noble  défunt,  qui  tiennent  à  la  main  la  queue  de  son 
manteau,  qui  ouvrent  devant  lui  son  livre  de  prières.  Tous,  dans  le 
lieu  saint,  s'agenouillent  devant  ces  êtres  surhumains.  Le  fier  sei- 
gneur croirait  naïvement  déroger  en  ne  mettant  pas  à  ses  ordres 
même  ces  serviteurs  de  Dieu,  le  seul  maître  qu'il  reconnaisse  au 
ciel  comme  sur  la  terre.  Et  pourtant  dans  ces  sépultures  féodales 
l'orgueil  nobiliaire  n'étouffe  pas  le  sentiment  chrétien.  En  dépit  de 
ces  pompeux  insignes,  tout  montre  le  plus  souvent  que  l'homme  lui- 
même  appartient  à  d'autres  pensées  :  une  piété  muette  et  recueillie 
est  comme  posée  sur  les  traits  d'un  calme  infini;  les  yeux  sont  clos 
par  un  demi-sommeil  qui  semble  hanté  par  une  vision  céleste, 
les  mains  jointes  ne  se  lèveront  plus  pour  faire  le  geste  du  com- 
mandement. Abaissez  vos  regards  de  ces  scènes  qui  décorent  les 
tombeaux  de  ces  seigneurs  sur  les  inscriptions  qui  semblent  donner 
une  voix  au  mort  lui-même  :  elles  s'humilient,  elles  s'accusent, 
elles  invoquent  une  prière  du  dernier  passant.  Ces  souvenirs  bril- 


LE    FASTE    FUNERAIRE.  565 

îans  de  ce  qui  n'est  plus  semblent  eux-mêmes  rendre  témoignage 
du  néant.  Tout  s'efface  à  l'idée  de  cette  croix  qui  les  surmonte  et 
de  cette  poussière  qui  est  sous  vos  pieds. 

C'est  à  tort  qu'on  croit  que  le  moyen  âge  s'est  plu  à  donner  à  la 
mort  sur  les  tombeaux  un  aspect  lugubre.  Les  hideuses  images  qu'il 
en  a  créées  en  effet  et  si  souvent  placées  ailleurs,  le  goût  qu'il  ma- 
nifeste en  plus  d'un  cas  pour  le  laid ,  ont  pu  faire  supposer  qu'il 
avait  fait  aussi  des  sépulcres  une  sorte  de  théâtre  pour  ces  funèbres 
exhibitions.  Rien  n'est  moins  fondé.  Le  moyen  âge  en  général 
épargne  à  la  tombe  ces  scènes  affreuses  et  grotesques  de  la  mort  et 
de  l'enfer.  II  aime  à  l'entourer  des  images  gracieuses  de  la  vie;  il 
répand  dans  l'ornementation  des  feuillages  et  des  fleurs  en  quan- 
tité, il  fait  plus  :  il  ensevelit  les  trépassés  au  milieu  de  vraies  feuilles 
et  de  vraies  fleurs,  au  milieu  des  roses,  dont  on  retrouve  encore  les 
épines;  ce  feuillage  éternellement  vert  était,  dit-on,  un  symbole  de 
renaissance  et  d'immortalité.  C'est  aussi  la  vie  qui  domine  dans  ces 
chasses,  dans  ces  représentations  du  défunt  qui  le  montrent  en 
pleine  possession  de  l'existence,  dans  l'aspect  de  ces  abbés  et  de  ces 
abbesses  avec  leurs  crosses,  de  ces  évoques  avec  leurs  chasubles 
d'un  bleu  verdâtre,  leurs  mitres  blanches  traversées  d'un  bandeau 
rouge,  de  ces  religieux  vêtus  de  diverses  couleurs  qui  se  détachent 
parfois  sur  un  fond  noir,  enfin  dans  les  ornemens  plus  extérieurs  des 
sépulcres.  Ici  la  poésie  pourrait  servir  à  commenter  la  sculpture; 
elle  a  su  parfois  donner  à  la  description  de  la  tombe  une  sorte  de 
charme  pénétrant.  C'est  ainsi  qu'elle  semble  se  complaire  à  nous 
peindre  le  sépulcre  où  l'on  a  déposé  le  corps  charmant  de  Blan- 
cheflor  et  où  elle  retrouve  l'image  de  son  fiancé.  «  Sépulcre  bien 
moulé  d'or  et  d'argent,  nous  dit  l'aimable  trouvère.  Il  n'y  a  sous 
le  ciel  bête  ni  oiseau,  serpent  ou  poisson  né  de  la  mer  qui  n'y  soit 
placé.  La  tombe  est  établie  devant  un  moutier,  sous  un  arbre,  et 
recouverte  d'une  pierre  que  firent  les  orfèvres  de  Frise  de  moult 
fin  marbre  inde,  jaune,  noir,  vermeil,  reluisant  au  soleil.  Deux 
enfans  y  sont  figurés,  l'un  ressemblant  à  Floire,  l'autre  à  Blan- 
cheflor.  La  belle  tient  devant  son  ami  une  rose  d'or  fin,  et  Floire 
porte  une  fleur  de  lis.  Sur  la  tête  de  Floire  brille  une  escarboucle 
ardente  qu'on  aurait>ue  d'une  lieue  dans  une  nuit  obscure.  Quatre 
tuyaux  pratiqués  dans  la  tombe  amènent  l'air  des  quatre  vents,  de 
manière  que,  s'il  vient  à  toucher  ces  jeunes  gens,  l'un  baise  l'autre 
et  l'accole.  Ils  se  disent  par  nécromancie  leurs  bons  souvenirs  d'en- 
fance. Floire  dit  à  Blancheflor  :  «  Baisez-moi,  belle,  par  amour,  » 
et  Blancheflor,  en  le  baisant,  lui  répond  :  «  Je  vous  aime  plus  que 
rien  Vivant.  »  Oncqiies  ne  fut  tombe  sî  belle,  bordée  qu'elle  était 
de  riches  listes  et  environnée  de  bons  émaux,  de  pierres  douées  de 
beaucoup  de  vertus,  opérant  de  grandes  merveilles  :  saphir,  cal- 


566  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cédoine,  corail,  crysolithe,  diamant,  améthyste,  et  toute  la  tombe 
était  niellée  d'or  arabe,  avec  lettres  disant  : 

Cî  gist  la  belle  •Blancheflor, 
Que  Floire  aima  par  amoar  (1).  » 

Certes  il  y  a  peu  de  tombes  comme  cette  sépulture  parée,  luxueuse 
avec  coquetterie,  qui  semble  presque  sourire,  avec  ses  jolies  pierres 
précieuses  et  ses  images  d'une  volupté  ingénue;  mais  la  fiction 
même,  dans  son  exagération  naïve,  donne  tort  à  ceux  qui  croient 
que  le  moyen  âge  n'a  su  prêter  à  la  mort  que  des  traits  tristes  et 
affreux;  la  vérité  est  qu'il  l'a  fait  rarement  sur  les  tombeaux,  et  que 
c'est  l'aspect  doux  et  consolant  qui  de  beaucoup  y  domine. 

Ah  !  le  christianisme  a  mêlé  sous  d'autres  formes  assez  de  ter- 
reurs à  la  mort.  Lui  aussi  il  a  paru,  comme  la  religion  de  l'an- 
tique Egypte,  croire  le  mort  vivant  sous  son  linceul,  et  il  y  porte  les 
épouvantes  d'une  autre  vie.  Dans  ces  offices  d'un  pathétique  ef- 
frayant, le  mort  parle  dans  sa  bière  :  il  parle  de  ses  péchés,  delicta 
juvenlutis.  Il  ne  crie  pas,  comme  dans  le  Rituel  funéraire  égyptien  : 
Je  suis  pur,  je  suis  pur!  Non,  non,  il  s'afïlige,  il  s'humilie,  il  gémit 
sur  ses  jours  passés,  sur  ses  espérances  évanouies,  il  fait  appel  au 
sépulcre  qu'il  nomme  «  mon  père.  »  De  même  c'est  à  lui  que  s'a- 
dressent personnellement  et  le  prêtre  et  le  chœur  qui  répond,  pour 
lui  parler  d'immortalité  et  de  résurrection.  Au  lever  du  corps,  ce 
mort  sensible  jette  à  Dieu  une  supplication  suprême  :  Je  crie  vers 
vous  du  fond  de  Vahîmel  Quel  drame  que  celui-là  qui  se  joue 
comme  sur  la  frontière  de  deux  mondes,  au  milieu  de  l'appareil 
funèbre  des  obsèques!  L'espérance  et  l'effroi  ont  chacun  leur  tour, 
de  même  que  semblent  lutter  la  noire  horreur  des  tentures  funé- 
raires et  l'éclat  brillant  des  flambeaux;  mais  l'impression  qui  do- 
mine consterne  l'âme.  Quelle  pensée  plus  douce  ne  serait  comme 
écrasée  par  le  terrifiant  Bies  irœ? 

Les  cimetières  publics  restent  relégués  presque  tous,  sous  le 
rapport  des  ornemens,  à  un  rang  tout  à  fait  secondaire  dans  cette 
période  qui  s'étend  du  iv*  au  xii^  siècle.  Les  traces  de  luxe  funé- 
raire qu'on  pourrait  relever  çà  et  là  dans  les  cimetières  mérovin- 
giens n'ont  pas  assez  d'importance  pour  qu'on  s'y  arrête.  On  trou- 
verait à  peine  dans  le  midi  quelques  exceptions.  Tels  sont,  à  Arles, 
ces  Champs-Elysées,  asile  du  luxe  funéraire  jusqu'en  plein  xvi^  siè- 
cle et  même  au-delà.  On  peut  à  peine  juger  par  quelques  débris  de 
ce  qu'était  la  noble  structure  des  monumens  que  présentait  en  abon- 
dance ce  champ  funèbre  dont  l'aristocratie  méridionale  avait  fait  au 
loin  sa  sépulture  de  prédilection  :  vrai  musée  de  tombeaux  chrétiens 
qui  succédait  à  un  autre  musée  de  tombes  païennes,  et  que  les  gé- 

(1)  p.  Pajris;  Romanr.tro  français. 


LE   FASTE    FUiNERAFRE.  567 

nérations  entretenaient  avec  une  émulation  de  richesse  et  de  goût. 
Je  cherche  d'autres  monumens  originaux  de  ce  faste  funéraire  de  la 
première  moitié  du  moyen  âge.  Il  en  est  un  que  l'on  ne  peut  lais- 
ser passer  à  la  limite  extrême  de  cette  période.  Arrêtons-nous  un 
instant  devant  le  célèbre  Campo-Saiito  de  Pise,  type  plus  d'une  fois 
imité,  véritablement  à  part,  qui  n'est  ni  une  vaste  église  servant 
comme  accidentellement  de  sépulture,  ni  un  cimetière  en  pleine 
campagne  ;  sorte  de  cloître  sépulcral,  fermé  à  l'intérieur,  et  qui 
présente  au  dedans  une  série  de  galeries  ouvertes.  L'austère  et 
pieux  géjiie  du  xiii^  siècle  est  empreint  dans  cette  nécropole  élevée 
de  1218  à  1283.  Une  simplicité  grave  et  majestueuse,  une  orne- 
mentation sévère  qui  élève  le  luxe  jusqu'à  l'art,  ont  fait  du  Campo- 
Santo  un  des  lieux  funéraires  qui,  depuis  l'antique  Egypte,  ont 
produit  sur  l'imagination  des  hommes  l'impression  la  plus  forte  et 
la  plus  conforme  à  l'idée  mystérieuse  et  solennelle  de  la  mort.  La 
foule  des  morts  n'a  pas  à  se  plaindre  d'être  écrasée  par  l'orgueil  so- 
litaire de  quelques  tombes.  La  légitime  fierté  des  grandes  races,  le 
souvenir  des  grands  noms  et  des  grands  services  respirent  dans  une 
quantité  de  monumens,  de  bustes,  d'inscriptions,  de  statues.  Voilà 
bien  le  tombeau  qu'une  ville  Hbre  devait  offrir  à  ses  citoyens  illus- 
tres. L'âme  de  la  vieille  cité  républicaine  de  Pise  semble  encore 
remplir  ce  lieu  funèbre.  Quelques  cyprès  qu'agite  la  brise,  l'herbe 
qui  croît  dans  la  cour,  çà  et  là  des  fleurs  grimpantes  qui  enlacent 
les  colonnes,  mêlent  comme  un  parfum  de  nature  à  ce  monde  de  la 
pierre,  grave  et  noble,  mais  qui  ne  saurait  éviter  un  peu  de  séche- 
resse. Les  siècles  qui  ont  suivi  le  xiii^  ont  enrichi  le  Campo-Santo 
d'éclatantes  peintures  décoratives.  Sont-elles  en  complète  harmonie 
avec  le  goût  élevé  et  pur  de  cette  nécropole?  Parmi  ces  peintures 
figure  au  premier  rang  l'œuvre  d'Orcagna.  C'est  d'abord  le  fameux 
Triomphe  de  la  mort.  On  a  souvent  salué  cet  ouvrage  du  nom  de 
chef-d'œuvre.  Cette  composition  n'en  présente  pas  moins  une  ex- 
ception regrettable  à  la  manière  calme  et  reposée  dont  le  moyen 
âge  avait  presque  toujours  jusque-là  représenté  la  mort  dans  les 
lieux  funèbres.  Ah!  l'on  sent  que  le  xiii®  siècle  s'éloigne,  et  avec  lui 
la  noble  et  pure  inspiration  d'un  pieux  mysticisme.  En  vain  l'artiste 
a-t-il  fait  jaillir  une  grande  leçon  morale  d'une  antithèse  pleine 
d'énergie.  En  vain  est-ce  à  de  brillans  cavaliers,  à  de  belles  châte- 
laines richement  parées,  à  tout  un  monde  joyeux  qui  déploie  un  ap- 
pareil de  fête,  qu'apparaissent  au  fond  d'une  tombe  ouverte  trois 
hideux  cadavres,  l'un  gonflé,  l'autre  rempli  de  vers,  le  dernier 
presqu'à  l'état  de  squelette.  Le  degré  d'horreur  physique  que  l'art 
comporte,  du  moins  l'art  religieux,  est  évidemment  dépassé.  Si 
digne  d'éloges  que  puisse  être  cette  page  de  la  peinture  italienne 
à  ses  débuts,  ni  le  véritable  esprit  religieux  ni  le  beau,  pour  peu 


568  REVÏÏIE   DES    DEUX   MONDES. 

qu'il  ait  souci  d'un  certain  idéal,  ne  sauraient  avouer  cette  œuvre 
d'une  inspiration  fortement,  mais  grossièrement  matérielle.  Ne  faut- 
il  pas  apprécier  de  même  l'autre  grande  composition  qui  semble 
faire  pendant  à  celle-là,  le  Jiigeynent  dernier  du  même  peintre?  Ce 
sont,  rendues  avec  une  égale  énergie ,  les  mêmes  figures  atroces, 
les  mêmes  contorsions  hideuses  de  diables  et  de  damnés.  Que  dire 
enfin  d'œuvres,  remarquables  aussi ,  quoique  à  un  degré  inférieur, 
d'autres  artistes  qui  trouvent  moyen  d'enlaidir  encore  ces  démons 
et  de  rendre  ces  réprouvés  plus  affreux?  Non,  ce  n'est  pas  cette 
peinture  qui  convenait  au  CaJnpo-Santo!  Un  génie  tout  différent, 
eût-il  été  moins  coloriste,  un  artiste  moins  théâtral  et  plus  pénétré 
du  sentiment  chrétien,  aurait  été  ici  mieux  à  sa  place,  et  ce  qu'il 
aurait  fallu  pour  ce  lieu  grand  et  sévère,  c'eût  été  un  Eustache  Le- 
sueur  bien  plutôt  qu'un  André  Orcagna. 

II. 

Le  xiv"  siècle  mit  au  service  du  faste  funéraire  tous  ses  élémens 
de  richesse  et  d'industrie,  et  ses  arts  de  plus  en  plus  sécularisés.  Il 
agrandit  les  proportions  des  tombeaux,  il  en  accrut  les  décorations 
et  les  splendeurs.  C'est  un  mélange  frappant,  curieux,  d'inspiration 
encore  chrétienne  et  de  pensées  plus  profanes ,  qui  recevront  des 
siècles  suivans  leurs  derniers  développemens.  La  magnificence  ne 
fait  pas  tort  ici  à  la  vraie  grandeur.  L'usage  du  marbre  est  de  plus 
en  plus  fréquent.  On  obtient  des  combinaisons  de  couleur  d'un  effet 
puissant  par  le  mélange  du  marbre  noir  et  du  marbre  blanc.  Le 
tombeau  se  peuple  et  s'anime  à  ce  qu'il  semble.  Les  figures,  les 
groupes  s'y  multiplient;  des  scènes  entières  y  sont  représentées.  La 
famille  du  défunt,  ses  pompeuses  obsèques,  les  processions  des 
confréries  et  des  pleureuses  prennent  place  sur  ces  vastes  monu- 
mens.  Souvent  un  dais  est  dressé  sur  le  lit  funéraire,  surélevé  et 
superbe  :  deux  anges,  ailes  déployées,  tiennent  un  voile  étendu 
sur  lequel  une  petite  figure  représente  l'âme  du  défunt,  qu'ils  sont 
censés  por  ter  au  ciel  ;  d'autres  fois  ce  sont  des  anges  thuriféraire 
qui  soutiennent  le  coussin  sur  lequel  repose  la  tête  du  mort.  Rien 
ne  manque,  ni  les  apparitions  des  saints  patrons,  ni  les  légendes 
pieuses,  ni  les  scènes  empruntées  à  l'ancien  et  au  Nouveau-Testa- 
ment; mais,  nous  y  insistons,  si  la  part  du  ciel  dans  ces  représen- 
tations reste  grande,  et  paraît,  par  la  multiplicité  des  figures,  s'être 
même  agrandie,  celle  qui  est  faite  à  l'homme  s'est  accrue  plus  en- 
core; il  prend,  avec  les  tombeaux  du  xiv«  siècle,  un  relief  saisissant. 

L'embarras  serait  ici  dans  le  choix  entre  beaucoup  d'exemples. 
On  est  frappé  de  la  composition  savante,  de  l'imposante  étendue, 
du  nombre  des  statues  qui  figurent  sur  presque  tous  les  tombeaux 


LE    FASTE    FUNERAIRE.  569 

des  papes  d'Avignon.  Celui  d'Innocent  YI  présentait  seize  belles 
statues  de  marbre,  sans  compter  celle  du  pontife;  celui  d'Urbain  V, 
construit  aussi  en  forme  de  chapelle,  montrait  plus  de  trente 
figures,  les  unes  en  ronde  bosse,  les  autres  en  bas-relief  :  le  visage 
du  pontife  était  en  argent.  Paris  n'était  pas  au-dessous  de  ces  splen- 
deurs. La  seule  église  des  Chartreux  voyait  s'élever  dans  son  en- 
ceinte, en  moins  d'un  siècle,  dix-sept  tombeaux  qui  semblaient 
presque  tous  rivaliser  entre  eux  de  magnificence.  Parmi  les  plus 
superbes  sépultures  de  ce  temps-là  se  placent  celles  des  deux  fous 
du  roi  Charles  V,  peu  fidèle  peut-être  à  son  surnom  le  jour  où  il 
se  permit  cette  fantaisie.  Les  mausolées  de  ces  deux  bouffons, 
morts  à  peu  de  distance  l'un  de  l'autre,  devinrent  des  types  par 
leur  beauté.  On  est  allé  jusqu'à  soutenir  que  les  plus  magnifiques 
sépultures  royales  du  xv^  siècle  n'en  furent  que  des  imitations.  Le 
premier  de  ces  tombeaux,  celui  de  Thévenin  de  Saint- Légier, 
fut  érigé  dans  l'église  de  Saint- Germain -l'Auxerrois;  le  second 
à  Senlis,  dans  l'église  de  Saint- Maurice.  Sauvai,  qui  a  vu  celui-ci 
au  milieu  du  xvii^  siècle,  en  a  laissé  une  description.  Les  belles 
tombes  royales  se  multiplient.  On  cite  celle  de  Charles  V  lui- 
même,  le  monument  de  la  reine  Blanche,  veuve  de  Philippe  de 
Valois,  et  de  la  princesse  Jeanne,  leur  fille,  autour  duquel  étaient 
placées  vingt-quatre  statues  en  albâtre.  Partout  se  dressent  les  sé- 
pultures imposantes  de  princes,  de  grands,  de  hauts  fonctionnaires 
du  tiers- état.  On  trouve  déjà  même  des  monumens  funéraires  élevés 
à  des  hommes  de  la  classe  moyenne.  Tels  sont  ceux  de  Nicolas  Fla- 
mel,  libraire,  et  de  sa  femme,  de  Simon  de  Dammartin,  valet  de 
chambre  du  roi,  et  de  sa  femme,  de  Nicolas  Boulard ,  écuyer  de  la 
cuisine  du  roi ,  et  de  sa  femme  Jeanne  Dupuis  :  toutes  ces  tombes 
sont  avec  statues.  La  haute  magistrature  prend  surtout  alors  dans 
le  luxe  funéraire  une  place  proportionnée  à  son  importance  crois- 
sante. L'expression  de  luxe  funéraire  se  justifie  à  la  lettre  par  une 
masse  d'ornemens  surajoutés  aux  tombeaux.  Les  meubles,  les  bi- 
joux de  tout  genre  en  or  ou  en  argent,  enrichis  d'images  ciselées, 
images  niellées,  les  aiguières,  les  coupes,  etc.,  y  figurent  à  côté 
des  anges,  qui  tiennent  des  flambeaux  ou  des  encensoirs. 

Avec  le  xv''  et  le  xvi®  siècle,  malgré  les  rapports  qu'ils  gardent 
avec  le  moyen  âge,  s'ouvre  l'ère  moderne  du  faste  funéraire.  N'est-il 
pas  caractéristique  qu'au  xv«  siècle  la  série  des  grands  tombeaux 
de  la  royauté  soit  marquée  par  les  sépultures  des  ducs  de  Bour- 
gogne, comme  par  un  trait  d'union  entre  les  tombes  féodales  et  les 
imposans  monumens  du  faste  monarchique?  Le  tombeau  de  Phi- 
lippe le  Hardi,  duc  de  Bourgogne,  ouvre  cette  galerie  funéraire,  qui 
aboutit  aux  magnificences  des  sépultures  royales  et  pontificales  du 
xvf  siècle.  0  passion  du  faste  dans  la  noble  maison  de  Bourgogne  ! 


570  REVDE    DES   DEDX   MONDES. 

Le  voilà  bien,  ce  prince  aimable  et  brave,  spirituel,  prodigue,  cou- 
vert de  dettes  ;  c'est  lui  qui  s'est  commandé  ce  tombeau.  On  se  le 
figure  avec  sa  bonhomie  imprévoyante,  tout  au  sortir  d'une  fête  et 
à  la  veille  d'une  autre  réjouissance  qu'il  prépare ,  s'assurant  de  la 
beauté  des  marbres  qu'il  fait  tout  exprès  acheter  à  Paris.  C'est  lui 
qui  fait  les  comptes  de  la  main  d'œuvre,  et  qui  conclut  un  traité 
pour  l'exécution  du  monument  avec  Claux  de  Verne,  son  valet  de 
chambre  et  son  tailleur  d'images.  11  laissait  au  fameux  Jean  sans 
Peur,  son  fils,  le  soin  de  ratifier  le  traité  et  bien  entendu  de  payer 
les  dettes.  Cette  sépulture  se  place,  par  les  représentations  mêmes 
qu'elle  reproduit,  sur  la  limite  de  deux  époques.  Jetez  un  coup 
d'œil  sur  l'ensemble  et  sur  les  détails  d'une  délicatesse  achevée  (1). 
Le  moyen  âge  apparaît  dans  les  sculptures  qui,  sur  les  quatre  côtés 
du  monument,  représentent  un  cloître,  avec  ses  galeries  découpées 
à  jour  dans  l'albâtre,  avec  ses  arcades  et  ses  colonnes.  Le  long  dé- 
filé de  ces  figurines  de  moines  encapuchonnés  complète  l'évocation. 
C'est  bien  là  l'expression  diversifiée  et  uniforme  de  ce  monde  cloî- 
tré. On  lit  sur  ces  physionomies  tour  à  tour  la  sainteté. recueillie,  la 
bonhomie  placide  et  sereine,  l'ascétisme  sec  et  dur;  sur  d'autres  vi- 
sages, moins  prédestinés  à  refléter  les  vertus  du  cloître,  percent  des 
penchans  plus  sensuels,  des  pensées  plus  positives.  On  se  demande 
si  ce  sont  là  autant  de  portraits  d'individus  réels  ou  des  types  de  la 
vie  monacale  au  moyen  âge.  Voici  maintenant  la  puissance  civile. 
La  statue  du  prince,  en  marbre  blanc  et  drapée,  couchée  sur  un 
sarcophage  noir,  est  revêtue  de  tous  les  insignes  de  son  rang.  Ses 
pieds  s'appuient  sur  le  dos  d'un  lion.  Remarquez  le  nombre,  con- 
sidérable aussi,  de  statuettes  représentant  les  divers  personnages 
de  la  maison  des  ducs  de  Bourgogne.  Enfin  l'élévation  même  du 
tombeau  sur  un  socle  et  une  base  en  marbre  noir  fixe  la  pensée 
sur  une  image  de  grandeur  qui  se  détache  avec  relief  au  milieu  de 
cet  entourage  ecclésiastique.  L'effet  est  le  même  devant  le  tombeau 
de  Jean  sans  Peur,  exécuté  sur  le  même  modèle,  mais  plus  impo- 
sant et  plus  orné  encore.  On  a  sous  les  yeux,  dans  cette  trop  fidèle 
image  qui  montre  le  caractère  brutal  de  l'homme,  l'énergie  d'un 
pouvoir  qui  sent  sa  force  (2). 

La  présence  fréquente  des  statues  de  femmes,  même  encore  vi- 
vantes, sur  les  tombeaux  de  leurs  époux,  atteste  alors  l'importance 
croissante  de  la  femme  dans  la  société.  Marguerite  de  Bourgogne 

(1)  Les  tombeaux  des  ducs  de  Bourgogne  à  Dijon  ont  été  saccagés  pendant  la  révo- 
lution ,  mais  les  débris  conservés  avec  soin  ont  permis  une  intelligente  restauration 
qui  figure  aujourd'hui  au  musée  de  cette  ville. 

(2j  On  trouve  la  description  la  plus  détaillée  et  la  plus  sentie  des  tombeaux  des 
ducs  de  Bourgogne  dans  les  Impressions  de  voyage  et  d'art  qu'a  publiées  ici  même 
M.  É.  Moatégut,  —  Revue  du  1"  mai  1872. 


LE   FASTE   FDNERAIRE.  57t 

défunte  porte  la  couronne  ducale  à  côté  de  son  époux  Jean  sans 
Peur^  et  quatre  anges  soutiennent  ses  armoiries.  Sur  la  tombe  de 
Pierre  de  iNavarre,  comte  d'Alençon,  inhumé  en  1418  dans  l'église 
des  Chartreux,  on  peut  voir  la  statue  de  Catherine  d'Alençon,  sa 
veuve,  qui  prenait  elle-même  place  dans  le  sépulcre  en  1462.  Isa- 
beau  de  Bavière  attendit  avec  une  patience  qu'on  s'imagine  sans 
peine  de  sa  part  plus  de  onze  ans  avant  d'aller  rejoindre  Charles  VI. 
Quelle  épigramme  en  plus  d'un  cas  que  ces  statues  destinées  à 
servir  de  symbole  à  l'inviolable  fidélité,  à  l'union  indissoluble  !  idée 
touchante  en  elle-même  quand  l'histoire  ne  s'est  pas  chargée  d'y 
apporter  de  trop  cruels  démentis.  On  n'a  nulle  raison  de  ne  pas  se 
laisser  aller  à  cette  impression  plus  confiante  devant  le  monument 
de  Juvénal  des  Ursins,  surmonté  aussi  par  la  statue  de  sa  veuve, 
la  dame  Michèle  de  Vitry,  bien  qu'on  sache  par  les  dates  de  la  mort 
des  deux  conjoints  que  la  dame  ait  fait  attendre  son  mari  encore 
vingt-cinq  ans. 

Ce  siècle  de  mœurs  légères  et  de  royauté  qui,  de  toute  façon  s'é- 
mancipant,  en  prend  à  son  aise  avec  la  morale  et  les  convenances 
trouve  encore  son  expression  dans  certains  tombeaux  qui  eussent 
paru  scandaleux  à  d'antres  époques.  Tel  est  le  monument  élevé  à 
Agnès  Sorel.  On  le  voit  aujourd'hui,  à  Loches,  dans  la  tour  du 
château,  dite  la  Tour  d'Agnès.  Là  du  moins  la  belle  maîtresse  de 
Charles  Yil  semble  dans  son  cadre  naturel.  Ces  lieux  furent  té- 
moins de  ses  éblouissantes  splendeurs  et  de  ses  dispendieuses  fo- 
lies. Autrefois  ce  monument  figurait  avec  pompe  dans  le  chœur  de 
l'église  de  Notre-Dame  de  Loches.  En  lisant  l'inscription  qui  célèbre 
ses  vertus  charitables,  on  eût  pu  se  tromper  aisément  sur  la  qualité 
de  la  défunte.  Même  en  ce  lieu  plus  profane  où  elle  est  aujourd'hui 
placée,  en  présence  de  cette  tombe  élégante,  on  a  quelque  peine  à 
s'habituer  à  la  vue  de  ces  deux  anges  qui  tiennent  l'oreiller  où 
s'appuie  la  tête  de  la  belle  des  belles,  et  de  ces  deux  agneaux  qui 
supportent  ses  pieds.  Il  n'y  a  pas  lieu  d'invoquer  l'indulgence  due 
aux  Madeleines  repentantes,  et  il  faut  avouer  que  la  poésie  qui 
longtemps  prit  sous  sa  protection  la  brillante  favorite  semble  au- 
jourd'hui un  peu  passée  de  mode.  On  ne  répète  qu'avec  une  demi- 
confiance  la  légende  d'une  Agnès  ayant  un  réveil  de  patriotisme  et 
de  courage  et  secouant  la  torpeur  de  son  royal  amant,  ainsi  que  les 
héroïques  appels  que  lui  prête  le  poète  Baïf  : 

Doncques,  sire,  armez-vous,  armez  vos  gens  de  guerre, 
Délivrez  vos  sujets,  chassez  de  votre  terre 

Votre  vieil  ennemi 

Si  l'honneur  ne  vous  peut  de  l'amour  divertir, 
Vous  puisse  au  moins  l'amour  de  l'honneur  avertir. 

Y  eut-il  un  tel  éclair  de  générosité  dans  l'âme  de  la  séduisante 


572  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

maîtresse  du  roi  Charles  VU?  Son  vif  esprit,  sa  naissance  que  ses 
biographes  rattachent  à  une  noble  famille,  son  éducation  distinguée, 
ne  rendent  peut-être  pas  ce  mouvement  invraisemblable;  mais, 
quoi  qu'on  fasse,  ce  qui  domine,  lorsqu'on  évoque  cette  ombre  lé- 
gère, c'est  l'image  de  l'amour  du  plaisir  le  plus  effréné,  de  la  co- 
quetterie et  du  luxe  poussés  aux  dernières  limites  chez  celle  qui  se 
donnait  à  elle-même  le  nom  de  dame  de  beauté,  c'est  le  souvenir 
des  grands  biens  qu'elle  reçut,  c'est  enfin  le  nombre  de  ses  enfans, 
et  peut-être,  —  car  on  n'ose  rien  affirmer,  —  celui  de  ses  galan- 
teries. Alain  Chartier  n'en  doute  pas,  croyant,  il  est  vrai,  par  là 
mettre  à  l'abri  de  toute  attaque  l'amour  tout  platonique  du  roi  : 
car  le  vieil  écrivain  a  beau  savoir  que  Charles  VII  ne  la  quittait 
pas,  et  qu'il  la  combla  publiquement  de  ses  bienfaits,  il  explique  le 
plus  sérieusement  du  monde  comment  les  personnes  qui  fréquen- 
taient la  cour  pendant  le  règne  d'Agnès  lui  ont  affirmé  par  serment 
«  que  oncques  ne  la  virent  toucher  par  le  roy  au-dessous  du  men- 
ton! »  — Étrange  et  licencieux  xv*  siècle!  N'est-ce  pas  un  trait  qui 
suffit  à  le  peindre  que  ce  soit  la  vue  d'un  tombeau  qui  puisse  en- 
traîner l'imagination  vers  des  pensées  si  profanes  ! 

La  puissance  financière,  qui  s'inaugure  avec  éclat,  reçoit,  elle 
aussi,  un  hommage  dans  un  des  plus  imposans  mausolées  de  ce 
temps,  consacré  à  la  femme  de  Jacques  Cœur,  alors  disgracié.  La 
puissance  ministérielle  recevait  le  même  honneur  dans  la  personne 
d'Enguerrandde  Marigny  par  une  sorte  de  réhabilitation  posthume. 
Rien  n'est  plus  curieux  que  la  manière  dont  le  sculpteur  élude  la 
défense  de  faire  allusion  au  procès  dans  l'inscription.  Ce  mausolée, 
construit  en  forme  de  chapelle,  était  un  véritable  édifice.  La  statue 
d'Enguerrand  reposait  sur  le  sarcophage.  Au-dessus  de  l'attique 
étaient  élevées  cinq  figures  en  ronde  iDOSse,  grandes  comme  nature  : 
celle  du  milieu  représentait  l'Éternel  assis,  vêtu  d'une  toge;  à  sa 
droite,  on  voyait  Enguerrard  à  genoux,  implorant  son  jugement,  et 
derrière  lui  un  ange  qui  tenait  d'une  main  une  couronne  de  cordes 
et  de  l'autre  une  trompette.  A  la  gauche  de  l'Éternel  était  Charles  de 
Valois  à  genoux  attendant  aussi  son  jugement  :  derrière  ce  prince, 
un  ange  qui  tenait  une  toise  pour  mesurer  ses  torts.  Millin,  qui  dé- 
crit ce  tombeau  dans  ses  Antiquités  nationales,  explique  le  sens  de 
cette  transparente  allégorie.  Pouvait -on  plus  clairement  faire  en- 
tendre que  l'accusé  supplicié  était  absous  par  le  jugement  de  Dieu, 
et  que  l'accusateur  était  au  contraire  condamné?  Ainsi  le  marbre 
osait  donner  des  leçons.  Le  faste  funéraire  faisait  acte  d'opposition 
ou  du  moins  d'indépendance  historique.  N'est-ce  donc  pas  là  aussi 
un  signe  des  temps  nouveaux  ? 

Tandis  qu'à  Aix,  à  Marseille,  à  Nancy,  à  Tours,  s'élèvent  des  mo- 
numens  princiers ,  —  parmi  lesquels  les  tombes  de  la  famille  de 


LE   FASTE   FUNÉRAIRE.  573 

René  d'Anjou  se  distinguent  par  leurs  sculptures ,  leurs  images  en 
relief,  leurs  moulures  en  feuillage,  leurs  colonnes  de  marbre  et  de 
porphyre,  —  la  somptuosité  toute  monarchique  des  tombes  des  rois 
de  France  dépassait  avec  la  tombe  de  Charles  "VIII  tout  ce  que  le 
faste  royal  avait  jusqu'alors  offert  de  considérable.  La  majesté  su- 
prême respire  dans  la  statue  du  prince  en  bronze  doré,  grande 
comme  nature,  vêtue  du  manteau  royal,  entourée  de  quatre  anges 
qui  portent  divers  écussons.  Sur  les  quatre  faces  du  sarcophage  en 
marbre  noir  sont  placées  douze  figures  de  femmes,  aussi  en  bronze 
doré.  La  monarchie  française  a  désormais  des  tombeaux  en  rapport 
avec  le  grand  rôle  que  la  marche  historique  des  faits  lui  assigne  et 
qu'elle  doit  garder  encore  pendant  trois  cents  ans. 

III. 

Le  souffle  de  la  renaissance  devait  passer  sur  l'art  funéraire 
comme  sur  tous  les  autres  arts.  Nul  éloge  ne  semble  excessif  devant 
les  monumens  pleins  de  majesté  et  de  grandeur  qui  vont  naître; 
mais  on  y  sentira  l'influence  de  cette  mythologie  qui  semble  faire 
concurrence  au  christianisme.  Une  dévotion  trop  matérielle  altère 
le  goût  par  la  recherche  des  représentations  physiques,  si  chères 
aux  penchans  idolâtriques  des  races  méridionales.  Le  genre  théâtral 
n'était  qu'un  germe,  il  va  se  développer  sans  qu'on  puisse  désor- 
mais assigner  une  limite  à  laquelle  il  s'arrête.  Les  têtes  de  mort,  les 
squelettes,  plus  tard  l'imitation  des  cadavres  en  dissolution,  satis- 
feront ce  goût  nouveau  et  malsain.  Le  diable  et  l'enfer,  qui  figu- 
rent la  peur,  tiendront  plus  de  place  souvent  que  les  emblèmes 
qui  expriment  l'amour  de  Dieu.  Voilà  bien  ce  temps  qui  offre  un 
type  à  la  fois  de  dévotion  et  de  débauche  dans  cet  Henri  III  qui 
lui-même  aimait  ces  représentations  de  la  mort  hideuse  et  avait 
l'idée  d'en  orner  jusqu'à  ses  reliures!  Aussi  bien  ce  goût  maladif 
est  partout.  On  recherche  les  momies  avec  une  sorte  de  passion. 
Le  célèbre  médecin  Ambroise  Paré  rapporte  qu'il  s'en  établit  en 
Egypte  même  une  fabrication  frauduleuse.  Les  cadavres  des  pau- 
vres et  des  criminels  en  offraient  la  matière  à  d'habiles  prépara- 
teurs. A  cette  manie  luxueuse  se  joignit  l'idée  de  se  servir  de  ces 
momies  comme  de  drogues.  François  I"""  en  portait  toujours  sur  lui 
un  petit  paquet  pulvérisé  avec  de  la  rhubarbe.  Il  se  forma  même 
en  France  une  fabrication  clandestine  dont  Ambroise  Paré  divulgue 
la  recette.  Par  une  de  ces  mystifications  dont  les  érudits  n'ont  été 
à  l'abri  à  aucune  époque,  de  très  savans  hommes  allèrent  jusqu'à 
tirer  argument  de  ces  momies  indigènes  contre  l'exactitude  des 
historiens  grecs  qui  n'indiquaient  pas  la  même  composition,  et  le 
grand  Scaliger,  se  posant  en  conciliateur,  fit  de  ces  momies  une 


57â  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

classe  à  part  sous  le  nom  de  «  momies  à  la  poix.  »  On  montrait  à 
Anvers,  moyennant  argent,  la  momie  d'un  ancien  roi  d'Egypte  avec 
sceptre  et  couronne.  Le  surintendant  Fouquet,  soit  qu'il  y  ait  été 
attrapé  lui-même,  soit  qu'il  cédât  à  la  mode,  devait  aussi  placer 
dans  sa  maison  de  Saint-Mandé  deux  momies  avec  leurs  boîtes, 
qu'on  lui  avait  vendues  comme  étant  celles  de  Chéops  et  de  Ché- 
phrem.  On  montrait  jusque  dans  une  sacristie  une  reine  égyptienne 
portant  des  bracelets  ainsi  que  d'autres  ornemens,  à  laquelle  on 
avait  pris  soin  de  façonner  un  nez  avec  du  bitume. 

Le  xvi«  siècle  a  laissé  d'incomparables  monumens  funéraires  qui 
ne  sont  pas  pourtant  à  l'abri  de  ce  genre  de  critique.  On  loue  avec 
raison  le  mausolée  de  Louis  XII  et  de  la  reine  Anne,  construction 
vraiment  monumentale.  L'auteur  pourtant,  —  Paul  Ponce  ou  bien 
plus  probablement  Jean  Juste,  —  n'a  pas  évité  cette  sorte  de  réa- 
lisme que  marquent  la  gorge  affaissée  de  la  reine,  la  bouche  ouverte 
du  roi,  ses  traits  décomposés,  le  ventre  recousu  de  l'un  et  de  l'autre 
après  l'opération  de  l'embaumement.  Une  beauté  plus  pure  reluit 
dans  le  mausolée  de  François  P"",  qui  répondait  bien  au  faste  de  la 
monarchie  des  Valois.  Si,  dans  l'intérieur  du  monument,  les  corps 
du  roi  et  de  la  reine  sont  représentés  nus,  la  nudité  et  la  mort  ont 
ici  un  auguste  caractère,  et  on  admire  la  belle  expression  du  visage. 
Que  dire  aussi  du  mausolée  d'Henri  II,  dont  les  dessins  ont  pu  être 
attribués  à  Philibert  de  Lorme  et  l'exécution  à  Germain  Pilon,  qui 
frappe  par  l'heureux  mélange  du  marbre  et  du  bronze,  la  précision 
dans  les  contours,  la  naïveté  dans  les  mouvemens,  le  facile  et  large 
développement  dans  les  draperies,  enfin  par  la  noble  expression  de 
ces  figures,  conservant  encore  comme  un  reste  de  vie  ;  et  du  mau- 
solée de  François  II,  belle  imitation  de  l'antique,  avec  ses  colonnes, 
dont  l'une,  chargée  de  flammes,  est  surmontée  d'un  vase  de  bronze 
dans  lequel  était  le  cœur  du  roi?  N'est-ce  pas  un  monument  presque 
royal  que  celui  du  connétable  Anne  de  Montmorency  ?  C'est  l'amour 
conjugal  le  plus  exalté  qui  inspirait  à  Madeleine  de  Savoie  de  le 
commander  à  l'architecte-sculpteur  Jean  Bullant.  En  admirant  ce 
monument  d'architecture,  couvert  d'un  demi -cintre  et  orné  de 
colonnes  torses  décorées  de  feuilles  de  vigne  et  de  lauriers,  il 
faut  reconnaître  que  l'esprit  de  gloire  mondaine  y  a  plus  de  part  que 
la  religion.  La  statue  du  connétable  reproduit  ses  distinctions  mili- 
taires :  il  porte  une  armure  complète  avec  les  cordons  de  ses  ordres; 
la  connétable  est,  elle  aussi,  vêtue  du  costume  qui  annonce  son 
rang.  En  fait  de  somptuosité,  que  ne  doit -on  pas  attendre  des 
contemporains  du  Rosso,  du  Primatice,  de  Benvenuto  Gellini?  Nous 
indiquons  seulement  les  grandes  œuvres  italiennes.  Il  est  éternelle- 
ment regrettable  que  Michel-Ange  n'ait  pas  terminé  le  monument 
de  Jules  II ,  qui  eût  été ,  par  sa  vaste  étendue  et  ses  innombrables 


LE    FASTE    FUNÉRAIRE.  575 

accessoires ,  le  monument  funéraire  par  excellence  de  la  papauté 
temporelle.  Du  moins  ce  génie  sublime,  ami  du  colossal,  a-t-ii  élevé 
la  coupole  de  la  sacristie  de  Saint-Laurent,  qui  devint  la  chapelle 
sépulcrale  de  Laurent  et  de  Julien  de  Médicis. 

Moins  original ,  d'une  allure  moins  libre  et  moins  vive,  l'art  du 
XVII*  siècle  devait  porter  dans  la  construction  des  tombeaux  ses  qua- 
lités de  correction  et  de  pompe,  souvent  d'énergie  et  de  grandeur. 
Il  aime  aussi  les  vastes  compositions  funéraires  et  présente  quel- 
ques-uns des  défauts  du  xvi«  siècle  en  les  exagérant,  comme  on  le 
voit  par  le  Bernin,  à  qui  revient  Tassez  triste  honneur  d'avoir  le 
premier,  dans  le  tombeau  d'Alexandre  VII,  fait  figurer  la  mort  sous 
la  forme  d'un  hideux  squelette  ailé  qui  tient  un  sablier  et  s'élance 
des  profondeurs  du  tombeau,  pour  menacer  celai  qui  la  contemple 
vivant  et  sera  bientôt  sa  victime.  C'est  par  la  recherche  outrée  des 
mêmes  effets  dans  les  tombeaux  d'Urbain  VIII  et  d'autres  person- 
nages considérables  que  Bernin  a  fait  école,  à  moins  qu'on  ne  sou- 
tienne que  l'influence  à  laquelle  il  obéissait  était  elle-même,  pour 
ainsi  dire,  dans  l'air.  On  n'avait  jamais  vu  tant  d'artistes  empressés 
à  prodiguer  les  Temps  armés  de  faux,  les  personnages  allégoriques 
et  les  scènes  trop  compliquées  qui  semblaient  vouloir  faire,  selon 
l'expression  de  M.  Quatremère  de  Quincy,  «  de  tout  mausolée  un 
poème  ou  un  tableau.  » 

La  grandeur  de  cet  admirable  siècle  se  retrouve  au  reste  là 
comme  ailleurs.  Il  suffirait  de  nommer  les  Jacques  Sarazin,  les  Fran- 
çois et  les  Michel  Auguier,  les  Coysevox,  les  Girardon.  Malgré  quel- 
ques traces  des  défauts  auxquels  bien  peu  de  grands  artistes  ont 
échappé  depuis  le  xvi'^  siècle,  plusieurs  de  ces  monumens  sont  des 
chefs-d'œuvre  d'un  puissant  effet.  Quelques-uns  ont  été  recueillis 
au  musée  de  sculpture  du  Louvre  ou  à  Versailles.  On  ne  saurait  ré- 
sister à  l'impression  de  beauté  majestueuse,  quoique  très  ornée,  et 
de  force  pleine  de  noblesse,  qui  saisit  à  première  vue,  et  qu'ils  ne 
cessent  de  produire  à  mesure  que  l'on  s'arrête  à  les  contempler. 
Et  pourtant  comment  ne  pas  remarquer  qu'ils  ne  sont  plus  là  dans 
leur  cadre?  Sans  doute  on  est  ici  dans  d'éclatans  foyers  consacrés 
par  les  arts  et  par  l'histoire.  On  ne  se  sent  pas  dépaysé,  comme 
nous  l'éprouvions  avec  un  sentiment  un  peu  pénible  en  présence 
des  tombeaux  des  ducs  de  Bourgogne,  dans  un  musée  mêlé  d'œu- 
vres  d'art  et  d'objets  de  curiosité,  qui,  quelle  qu'en  soit  la  valeur, 
n'offre  rien  qui  approche  de  cette  grandeur;  mais  on  ne  saurait 
trop  le  redire  :  la  place  de  tels  monumens  est  dans  les  églises.  On 
l'a  compris  en  restituant  quelques-uns  de  ces  tombeaux  aux  lieux 
qui  les  avaient  renfermés  d'abord  ou  même  à  d'autres  sanctuaires, 
Nommons  du  moins,  parmi  ces  œuvres  mémorables  de  l'architecture 
et  de  la  sculpture  funéraires  au  xvii*  siècle,  les  superbes  mauso- 


0/b  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

lées  de  Goibert,  du  cardinal  de  Mazarin,  de  Bignon,  de  Charles  Le- 
brun, le  grand  peintre  officiel,  tombeau  tel  qu'il  convenait  à  ses 
pompeuses  et  brillantes  qualités,  c'est-à-dire  empreint  d'une  ma- 
gnificence un  peu  théâtrale.  On  admire,  dans  l'église  de  la  Sor- 
bonne,  le  mausolée  de  Richelieu  du  même  Girardon,  auquel  on  doit 
les  mausolées  de  Louvois,  des  Gondi,  des  Castellan.  La  noblesse,  la 
sévérité,  la  finesse  et  la  distinction  dans  la  figure  du  redoutable  mi- 
nistre qui  expire,  soutenu  par  la  Religion  et  pleuré  par  la  Patrie, 
restent  gravées  dans  le  souvenir,  Jacques  Sarazin,  contemporain  de 
Lesueur  et  de  Corneille,  avait  élevé  des  tombeaux  dans  le  grand 
style  de  Louis  XIII  et  du  commencement  de  Louis  XIV.  La  révolu- 
tion les  a  brisés,  dispersés.  On  n'a  guère  recueilli  que  quelques 
belles  parties  du  mausolée  en  bronze  élevé  à  la  mémoire  de  Henri 
de  Bourbon,  prince  de  Condé.  Où  sont  les  quatorze  bas-reliefs  qui 
faisaient  l'honneur  de  cet  admirable  monument?  Regardez  à  Ver- 
sailles le  tombeau  de  Jacques-Auguste  de  Thou,  par  François  Au- 
guier.  La  réflexion  et  la  mélancolie  donnent  une  grave  et  belle  ex- 
pression à  la  physionomie  de  l'illustre  historien.  C'est  Michel  Auguier 
qui  a  élevé  le  monument  resté  célèbre  de  Henri  de  Chabot.  «  L'en- 
semble de  l'œuvre,  a  pu  dire  un  juge  enthousiaste  du  xvii^  siècle, 
M.  Victor  Cousin,  dans  sa  belle  étude  sur  l'art  français,  l'ensemble 
en  est  imposant,  et  les  détails  sont  exquis.  La  figure  de  Chabot  est 
de  toute  beauté,  comme  pour  répondre  à  sa  réputation,  mais  c'est 
la  beauté  d'un  mourant.  Le  corps  a  déjà  la  langueur  du  trépas,  lan- 
guescil  moricns,  avec  je  ne  sais  quelle  grâce  antique.  Ce  morceau, 
s'il  était  d'un  dessin  plus  sévère,  rivaliserait  avec  le  Gladiateur  mou- 
rant, qu'il  rappelle,  peut-être  môme  qu'il  imite.  » 

Le  xvii^  siècle  se  reflète  donc,  lui  aussi,  dans  ses  monumens  funé- 
raires. C'est  bien  là  sa  religion  pleine  de  convenance  et  de  gravité 
plus  que  d'élan  et  de  foi  naïve.  C'est  bien  cette  alliance  qui,  dans 
ses  artistes  comme  dans  ses  poètes,  a  su  mêler  le  christianisme  et 
la  fable.  C'est  de  même  la  belle  ordonnance  que  ce  grand  siècle 
impose  à  toutes  ses  œuvres,  toujours  réfléchies  et  pourtant  vivantes. 
Enfin  on  sent  là  aussi  cette  sorte  d'égalité  naissante  à  travers  mille 
privilèges,  cette  égalité  dont  se  plaint  Saint-Simon  dans  la  société 
des  vivans  :  elle  élève  dans  la  cité  des  morts,  à  côté  des  mausolées 
des  grands,  les  tombes  imposantes  non-seulement  des  magistrats  et 
des  parlementaires,  mais  des  artistes  et  des  gens  de  lettres.  Symp- 
tômes nouveaux  à  ce  point  de  développement  du  moins,  à  peine 
aperçus  du  grand  siècle  lui-même,  —  indices  d'une  révolution  que 
l'âge  suivant  va  se  charger  d'accomplir. 


LE  FASTE   FUNERAIRE.  577 


IV. 


Comment  définir  le  xviii*  siècle?  quelle  formule  ne  paraît  trop 
simple  pour  contenir  ce  mélange  d'élémens  qui  se  complètent  les 
uns  par  les  autres  tout  en  semblant  se  contrarier?  Il  n'est  pas  diffi- 
cile d'en  retrouver  la  marque  jusque  dans  le  faste  funéraire.  Mal- 
heureusement, quelque  dignes  encore  d'admiration  que  soient  en  ce 
genre  certaines  de  ses  œuvres,  les  qualités  mêmes  de  cette  grande 
époque  de  l'esprit  humain  risquent  ici  de  tourner  en  défauts  en 
faussant  les  conditions  de  l'art.  Sans  doute  il  faut  approuver  l'ap- 
plication particulière  qu'a  faite  le  xviii^  siècle  de  ses  sentimens 
d'humanité  et  de  philanthropie  lorsqu'il  a  eu  l'idée  de  créer  de 
vastes  cimetières  hors  de  l'enceinte  des  villes.  On  ne  peut  lui  refu- 
ser la  même  approbation  lorsqu'on  le  voit  honorer  les  tombeaux 
des  hommes  qui  ont  eu  pour  seul  titre  à  ces  magnificences  pos- 
thumes le  mérite  personnel;  mais  ces  idées  d'humanité  ne  décla- 
ment-elles jamais,  même  sur  les  tombes?  Le  sensualisme  philoso- 
phique n'y  entre-t-il  pas  en  un  fâcheux  partage  avec  les  symboles 
religieux?  La  pompe  qui  s'y  étale  ne  rappelle-t-elle  pas  trop  par- 
fois certaines  tragédies  du  temps?  N'y  a-t-il  pas  là  même  une  cer- 
taine mondanité,  un  luxe  coquet  et  presqu'un  goût  régence?  Tout 
cela  ne  constitue  pas  en  somme  un  art  funéraire  qu'il  faille  recom- 
mander et  surtout  prendre  pour  modèle. 

Qui  plus  que  Pigalle  fait  honneur  à  la  sculpture  de  ce  temps? 
Ses  bustes  superbement  posés  ont  conquis  et  gardent  toute  sorte 
de  droits  à  l'admiration.  La  même  énergie  et  la  même  puissance  re- 
commandent, surtout  dans  certaines  parties  supérieurement  traitées, 
ses  œuvres  funéraires;  qui  songerait  pourtant  à  les  absoudre  du 
reproche  de  violence  et  d'effet  outré?  Si  remarquable  que  soit  son 
Tombeau  du  duc  d'Har court,  placé  dans  une  chapelle  de  Notre- 
Dame  ,  la  figure'  principale  repousse  par  les  symptômes  les  plus 
effrayans  de  la  mort.  Le  mausolée  du  maréchal  de  Saxe  à  Stras- 
bourg passe  presque  pour  un  chef-d'œuvre  :  c'est  du  moins  peut- 
être  celui  de  cet  éminent  artiste.  Ce  monument,  justement  appré- 
cié, en  a-t-il  moins  un  caractère  par  trop  théâtral?  si  l'effet  est 
atteint,  n'est-ce  pas  à  l'aide  de  moyens  bien  compliqués?  Nulle 
trace,  il  est  à  peine  besoin  de  le  remarquer,  d'inspiration  spiritua- 
liste  et  chrétienne.  Une  fermeté  toute  humaine,  d'ailleurs  très  frap- 
pante, soutient  le  maréchal  qui,  debout,  descend  d'un  pas  assuré  les 
marches  qui  conduisent  au  tombeau.  Le  Génie  de  la  guerre  en  pleurs 
porte  un  flambeau  renversé,  et,  à  côté  de  lui,  la  France  éplorée  s'ef- 
force d'une  main  de  retenir  le  héros  et  de  l'autre  main  repousse  la 

TOME  XX, —  1877.  33 


578  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Mort  qui  montre  au  maréchal  le  cercueil  ouvert.  De  l'autre  côté  se 
tient  Hercule,  symbolisant  la  force.  En  somme,  l'impression  que 
l'on  reçoit  nous  paraît  assez  analogue  à  celle  que  l'on  éprouve  en 
lisant  les  parties  les  plus  fortes  du  Brutus  ou  ele  telle  autre  tragédie 
romaine  de  Voltaire.  Dans  d'autres  monumens  funéraires,  je  serais 
tenté  de  reconnaître  le  même  esprit  brillant  qui  a  créé  Alzire  et 
Tancrède.  Quelquefois  c'est  à  un  ordre  de  poésies  moins  élevé  qu'il 
faudrait  demander  des  analogies.  Nous  en  étions  frappé  naguère 
dans  cette  admirable  cathédrale  de  Sens ,  où  l'on  voyait ,  avant  la 
révolution,  le  majestueux  mausolée  du  cardinal  Duprat,  dont  on  n'a 
pu  conserver  que  les  bas-reliefs  et  deux  belles  statues  en  marbre 
blanc  agenouillées.  Aujourd'hui  on  ne  trouve  comme  monument  à 
contempler  qu'une  de  ces  œuvres  où  le  faste  funéraire  du  xviii^  siècle 
a  mis  sa  marque  si  reconnaissable.  Le  tombeau  du  dauphin ,  fils  de 
Louis  XV,  père  de  Louis  XVÎ,  et  de  sa  femme  Marie-Josephe  de  Saxe, 
est  une  œuvre  où  les  hommes  de  l'art  apprécient  les  qualités  distin- 
guées qui  composent  le  talent  de  Guillaume  Coustou ,  et  c'est  assu- 
rément ce  qu'on  pourrait  nommer  un  fort  joli  tombeau;  mais  nous 
doutons  qu'on  rencontre  plus  d'allégories  sentimentales  et  de  froids 
emblèmes  mythologiques  dans  les  vers  de  Dorât  et  des  autres  poètes 
du  temps.  Les  statues  de  la  Religion  et  de  l'Immortalité  s'y  mon- 
trent, mais  combien  avec  plus  d'art  que  de  conviction!  L'artiste  y 
a  joint  un  petit  Génie  des  sciences  s' appuyant  sur  une  sphère  et 
plusieurs  instrumens  scientifiques.  Du  côté  opposé ,  deux  autres 
statues  représentent  le  Temjjs  et  VArnow  conjugal,  auxquels  un 
Génie  montre  une  chaîne  de  fleurs  brisée.  Les  inscriptions,  le?  em- 
blèmes, les  écussonsV-hèvent  d'écarter  l'idée  sérieuse  de  la  mort  : 
c'est  tout  au  plus  si  on  y  est  vaguement  ramené  en  voyant  les  deux 
urnes  en  marbre  blanc  qui  surmontent  ces  magnifiques  blocs  de 
marbre  si  bien  sculptés.  Sans  doute  un  talent  voisin  du  génie  a 
rendu,  vers  la  fin  de  ce  siècle,  éclat  et  énergie  à  ce  faste  funéraire 
un  peu  trop  affadi.  Pourtant  Canova,  malgré  son  noble  effort  de  re- 
tour à  l'antique,  confirme  autant  que  quiconque  ce  que  nous  avons 
dit  de  l'art  funéraire  au  xviii*  siècle  en  général.  Ni  le  pompeux  mau- 
solée de  Clément  XIV  ni  son  propre  tombeau,  œuvre  de  ses  mains, 
qu'il  destinait  au  Titien,  que  l'on  visite  à  Venise,  dans  l'église  de 
Santa-?.Iaria  dei  Frari,  ne  démentiraient  ce  jugement. 

Comment,  occupé  surtout  à  rechercher  dans  le  faste  funéraire 
une  expression  des  temps,  omettrais-je  de  remarquer  une  forme 
assez  nouvelle  que  le  xviii*  siècle  lui  a  imprimée  en  consacrant  de 
vrais  panthéons  à  l'illustration  personnelle?  Ici,  qu'on  nous  permette 
de  donner  le  pas  à  l'Angleterre  sur  la  France  et  de  ne  pas  insister 
sur  le  monument  assez  pauvre  qui,  sous  ce  nom  même  de  Panthéon, 


LE   FASTE    FUNÉRAIRE.  579 

sent  trop  l'imitation  pcaïenne,  et  n'a  jamais  rempli  d'ailleurs  sérieu- 
sement cet  office  de  servir  de  sépulture  aux  grands  hommes.  Ar- 
rêtons-nous devant  l'abbaye  de  Westminster  et  devant  cet  autre 
temple,  l'église  de  Saint-Paul.  Sans  doute  ces  églises,  la  première  sur- 
tout, n'ont  pas  attendu  le  xyiii**  siècle  pour  recevoir  cette  destination, 
mais  c'est  ce  siècle  qui  leur  a  surtout  donné  ce  caractère.  Les  illus- 
trations parlementaires  y  occupent  une  place  d'honneur  qui  suffi- 
rait à  indiquer  la  nature  des  institutions  et  l'importance  que  le  pays 
y  attache.  Ces  grands  représentans  et  ces  dévoués  serviteurs  de  la 
vieille  Angleterre,  ces  marins  illustres,  ces  savans  et  ces  écrivains, 
ces  orateurs  puissans  dans  leur  attitude  de  combat,  ces  hommes 
d'état  patriotes,  montrent  l'homme  dans  sa  liberté  et  dans  sa  force, 
représenté  par  le  citoyen  anglais.  La  liberté,  la  patrie,  la  naviga- 
tion, l'éloquence,  la  science,  l'histoire,  voilà,  sous  forme  de  trop 
fréquentes  allégories,  les  divinités  de  ces  lieux;  mais  comme  on 
sent  qu'il  n'y  en  a  qu'une  qui  soit  véritablement  vivante,  l'âme 
elle-même,  l'âme  libre  et  fière  de  la  Grande-Bretagne! 

A  Dieu  ne  plaise  que  j'accuse  ces  panthéons!  Ils  ont  une  sorte  de 
grandeur  qui  impose  et  ils  relèvent  le  génie  de  l'humanité.  Les  na- 
tions ont  le  droit  d'ailleurs  d'être  fières  de  leurs  grands  hommes. 
Elles  font  un  louable  calcul  en  étalant,  avec  le  témoignage  éclatant 
de  leur  reconnaissance,  de  glorieux  exemples  mêlés  à  de  nobles 
souvenirs.  Combien  plus  touchante  pourtant  est  la  tombe  isolée 
dans  l'angle  de  quelque  sanctuaire  où  on  ne  s'attendait  pas  tou- 
jours à  la  rencontrer,  d'un  guerrier,  d'un  poète,  d'un  artiste  cé- 
lèbre !  Le  faste  qui  décore  le  monument ,  fût-il  moindre ,  ressort 
avec  plus  d'effet,  et  l'impression  qu'on  reçoit  remplit  l'âme  tout 
entière  d'une  seule  pensée.  Entrez  à  l'église  de  Saint-Sébastien,  à 
Venise.  Un  seul  homme  y  semble  régner  :  c'est  celui  qui  dort  sous 
une  pierre  tumulaire  surmontée  de  son  buste,  écussonnée  de  ses 
armes;  c'est  Paul  Véronèse.  Cette  église,  qui  l'a  vu  travailler  pen- 
dant des  années,  est  son  panthéon  à  lui,  il  s'y  repose  aujourd'hui 
dans  la  majesté  solitaire  de  la  mort  et  dans  l'auréole  immortelle  de 
ses  chefs-d'œuvre. 

Revenons  à  la  France.  La  révolution  est  une  époque  aussi  dans 
l'histoire  des  tombeaux  :  ce  n'est  pas  là  son  plus  beau  côté.  Nous 
n'avons  pas  à  rappeler  ce  que  la  terreur  révolutionnaire  a  fait  de 
ce  faste  funéraire,  héritage  accumulé  des  siècles,  où  revivaient,  en 
quelque  sorte  les  époques  successives  de  l'art  et  de  notre  histoire 
nationale.  Les  fureurs  huguenotes  du  xvi^  siècle,  qui  avaient  com- 
mencé cette  œuvre  de  vandalisme,  furent  étendues  à  toute  la  France 
avec  un  effrayant  ensemble  dont  les  annales  de  l'anarchie  n'offrent 
pas  d'exemple.  On  en  voulait  à  la  monarchie,  à  la  noblesse,  à  la  re- 
ligion, à  l'orgueil  qui  attente  à  l'égalité,  c'est-à-dire  à  tout  ce  qui 


580  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

produit  le  faste  funéraire,  et  on  se  vengea  sur  les  monumens  de 
la  piété  nationale  comme  sur  ceux  de  la  vanité  humaine.  Cette 
haine  systématique  portée  au  faste  funéraire  du  passé,  quel  qu'en 
fût  le  caractère,  a  reçu  son  expression  la  plus  complète,  c'est- 
à-dire  la  plus  idiote,  dans  une  adresse  à  la  Convention  des  habitans 
de  Saint-Denis,  qui  avait  alors  échangé  son  nom  contre  celui  de 
Franciade.  h  L'or  et  l'argent  qui  enveloppent  les  guenilles  sacrées 
de  Saint-Denis,  disait  l'orateur  chargé  de  porter  la  parole,  vont 
contribuer  à  affermir  l'empire  de  la  raison  et  de  la  liberté...  0  vous, 
jadis  les  instrumens  du  fanatisme,  saints,  saintes,  bienheureux  de 
toute  espèce,  montrez-vous  enfin  patriotes,  levez-vous  en  masse, 
marchez  au  secours  de  la  patrie,  partez  pour  la  Monnaie!..  Il  ne 
reste  à  Franciade  qu'un  autel  d'or.  Nous  vous  prions  de  donner  ordre 
à  la  commission  des  monumens  de  nous  en  débarrasser  sans  délai, 
pour  que  le  faste  catholique  n'offense  plus  nos  yeux  républicains.  » 
On  fit  en  effet  porter  à  la  Monnaie,  avec  beaucoup  d'autres  objets 
précieux,  les  trois  cercueils  d'argent  où  étaient  renfermées  les  reli- 
ques de  saint  Denis  et  de  ses  deux  compagnons  de  martyre.  Tandis 
que  les  morts  qui  dormaient  là  depuis  des  siècles  étaient  traités  avec 
cette  brutalité  qui  se  hâtaii  d'en  faire  disparaître  les  restes  en  même 
temps  qu'elle  dépouillait  les  tombeaux  des  valeurs  qu'on  y  avait  en- 
fouies, les  morts  de  la  veille  étaient  traités,  sous  le  règne  de  la  com- 
mune, avec  un  cynisme  plus  choquant  encore.  On  enterrait  en 
chantant  le  Ça  ira-,  à  la  place  du  prêtre,  un  commissaire  avec  un 
bonnet  phrygien,  l'assistance,  coiffée  de  la  même  façon,  le  cercueil 
enveloppé  d'un  drap  tricolore  :  à  peine  un  tombeau  et  point  d'em- 
blèmes. 

Une  réaction  énergique  éclatait  sous  le  directoire  et  se  prolon- 
geait, en  s'accusant  encore  davantage,  sous  le  consulat.  La  police 
des  cimetières  fut  rétablie,  et  avant  même  que  l'administration  du 
célèbre  préfet  Frochot  inaugurât  l'ère  nouvelle  des  cimetières  de 
Paris,  on  mit  plus  de  décence  dans  les  obsèques  et  dans  les  en- 
terremens;  on  s'enquit  quel  pourrait  être  le  faste  funéraire  compa- 
tible avec  les  principes  de  la  révolution.  Ici  on  se  divisait  :  les  uns 
n'en  voulaient  aucun  ;  simplicité  austère,  égalité  ou  peu  s'en  faut, 
voilà  la  réforme  radicale  qu'ils  méditaient.  D'autres  se  montraient 
plus  accommodans  sur  l'inégalité  ;  seulement  ils  auraient  voulu  se 
passer  des  anciens  emblèmes  religieux.  Cette  singulière  préoccu- 
pation se  montre  dans  le  programme  de  l'institut  national,  qui  mit 
la  question  au  concours.  Le  programme  demandait  un  code  de 
cérémonies  funèbres  dans  lesquelles  il  ne  serait  introduit  aucune 
forme  qui  appartint  à  un  culte  quelconque.  Un  luxe  tout  civil  de 
funérailles  et  de  sépultures,  tel  était  l'idéal,  peu  facile  à  réaliser, 
qu'on  imposait  aux  concurrens.  Nous  avons  lu  les  mémoires  que  ce 


LE  FASTE   FUNÉRAIRE.  581 

concours  fit  naître,  et  d'autres  ouvrages  plus  volumineux,  qui  com- 
posent alors  toute  une  littérature  funéraire ,  n'ayant  d'intérêt  que 
comme  document  historique  et  moral.  Des  plans  de  toute  espèce 
se  font  jour  :  il  en  est  un  qui  coupait  court  à  toutes  les  cérémonies. 
On  y  propose  de  pulvériser  les  morts.  On  fera  des  ossemens  une 
sorte  de  pâte  qui,  moyennant  un  alliage  qu'indique  l'auteur,  per- 
mettra à  tout  citoyen  d'en  former  des  bustes  qu'il  gardera  à  domi- 
cile. Ainsi  nous  pourrons  tous  avoir  notre  galerie  des  ancêtres.  Les 
procédés  divers  de  l'inhumation  et  de  l'incinération  eurent  alors 
leurs  avocats.  On  ne  rencontre  dans  les  mémoires  des  concurrens, 
sans  en  excepter  celui  du  citoyen  Millot,  qui  obtint  le  prix,  que  des 
vues  morales  assez  honnêtes,  sans  beaucoup  de  portée,  un  reste 
d'idées  chimériques,  l'indication  judicieuse  de  quelques  moyens  de 
police,  rien  qui  se  rapporte  directement  aux  formes  nouvelles  que 
pourra  recevoir  le  luxe  funéraire  dans  une  société  démocratique,  il 
est  vrai,  mais  libre,  et  maîtresse  sans  doute  d'honorer  ses  morts 
comme  elle  l'entend. 

La  réaction  religieuse  allait  d'ailleurs  trancher  la  question  en  ré- 
tablissant dans  les  églises  et  dans  les  lieux  consacrés  à  la  mort  les 
emblèmes  du  catholicisme.  Le  faste  funéraire  renaissait  avec  le  culte 
des  morts  remis  en  honneur  et  presque  à  la  mode.  Les  vers  de 
Fontanes,  de  Legouvé,  de  l'abbé  Delille,  les  chapitres  tout  poé- 
tiques du  Génie  du  christianisme,  servirent  d'écho  à  cette  réaction, 
qui  y  puisa  une  nouvelle  force.  Le  luxe  funéraire  n'avait  pas  at- 
tendu ce  signal  pour  reparaître;  l'ouverture  des  nouveaux  cime- 
tières en  avait  favorisé  le  développement.  C'est  alors  le  tour  des 
classes  moyennes  à  prendre  possession  de  la  cité  des  morts.  Elles  y 
marquent  leur  importance  en  revendiquant  leur  part  de  faste  funé- 
raire. Tour  à  tour  féodal,  monarchique,  puis  partagé  entre  les 
hautes  classes,  le  luxe  funéraire  devient  bourgeois.  Les  contem- 
porains en  ont  conscience  eux-mêmes.  «  On  revient,  écrivait  Le- 
montey,  à  la  sainteté  des  devoirs  funèbres...  Mais,  comme  si  rien 
de  bon  et  de  sage  ne  pouvait  se  faire  avec  mesure,  la  vanité  et 
l'afféterie  corrompent  la  piété  renaissante.  Déjà  on  dispute  par  le 
luxe  des  convois  à  qui  enrichira  davantage  l'entreprise  nouvelle  des 
fermiers  d'Atropos;  déjà  la  sculpture  et  la  poésie  ne  peuvent  suf- 
fire à  orner  les  catacombes  de  la  bourqeoisie.  » 

Ce  n'était  ni  au  directoire,  ni  mênië  aux  périodes  qui  ont  suivi 
jusqu'à  la  restauration,  qu'il  fallait  demander  la  réforme  du  luxe 
funéraire  sous  le  rapport  de  l'art.  Le  goût  public  reste  engagé  et 
comme  figé  dans  la  mythologie  :  elle  préside  aux  vers,  elle  fournit 
des  sujets  à  tous  les  objets  d'art;  elle  règne  trop  souvent  encore 
sur  les  sépultures.  Sur  les  somptueux  tombeaux  d'acteurs  célèbres 
qui  semblaient  prendre  avec  éclat  leur  revanche  des  anciens  refus 


582  REVCE   DES    DEUX   MONDES. 

de  sépulture,  on  put  voir  Melpomène,  Thalie  et  Terpsichore.  Les 
Muses  figurèrent  sur  les  tombes  des  poètes.  Tous  les  styles  furent 
mêlés,  confondus.  Le  mérite  individuel  étant  proclamé,  tout  le 
monde  voulut  avoir  du  mérite  :  à.  défaut  de  statue,  les  morts  un  peu 
notables  eurent  leur  buste  ou  leur  médaillon.  La  vanité  bourgeoise 
fit  étalage  de  sa  richesse  et  d'une  supériorité  récemment  conquise, 
dans  des  sépultures  visant  trop  à  l'effet.  Le  faste  des  inscriptions 
compléta  et  au  besoin  suppléa  celui  des  mausolées.  Il  y  en  eut  pour 
les  rangs  les  plus  modestes  de  l'industrie  et  du  négoce.  Sentimen- 
tales comme  la  littérature  à  la  mode  ou  positives  comme  le  siècle, 
les  épitaphes  exaltèrent  les  vertus  de  famille  et  les  qualités  de  la 
profession.  Si  elle  en  était  réduite  à  ce  genre  de  documens  pour 
juger  notre  époque,  la  postérité  pourrait  croire  qu'aucune  n'a  rendu 
la  vertu  si  commune.  Le  naturel  fut  ce  qui  manqua  le  plus  dans 
des  lieux  où  il  semble  qu'il  soit  si  bien  à  sa  place. 

Le  faste  funéraire  se  ressent  encore  trop  de  ces  influences.  On  se 
demande  quelle  forme  d'art  nouvelle  l'a  régénéré,  quel  sentiment 
religieux  et  moral  inspire  nos  sépultures.  La  vanité  y  figure  tou- 
jours pour  une  trop  grande  part.  Certes  une  quantité  de  monu- 
mens  honorent  nos  architectes  et  nos  sculpteurs;  mais  parcourez  ces 
champs  funèbres,  devenus  l'image  de  la  société  par  le  nombre  et  la 
diversité  des  genres  d'importance  qui  se  les  partagent,  et  où  l'aris- 
tocratie, l'industrie,  la  banque,  le  commerce,  la  célébrité  littéraire, 
l'illustration  militaire  et  politique,  ont  des  monumens  à  l'envi;  ce 
qui  man(p.ie  à  l'ensemble,  c'est  l'originalité,  c'est  la  grandeur.  Le 
petit  luxe,  trop  souvent  de  mauvais  goût,  y  tue  le  grand  faste,  j'en- 
tends celui  que  l'art  consent  à  servir  et  h  illustrer.  Le  genre  de  dé- 
votion qui  règne  semble  favoriser  ces  défaillances  de  l'art  en  multi- 
pliant ces  petites  images  qui  ont  un  singulier  air  d'idolâtrie.  Pour 
ceux  aussi  qui  ne  donnent  pas  un  sens  religieux  à  la  mort,  c'est  en- 
core une  industrie  bien  inférieure  qui  fabrique  à  bas  prix,  beaucoup 
trop  cher  pourtant  pour  ce  qu'ils  valent,  les  objets  destines  à  la  dé- 
coration des  sépultures.  Bai)ioles  funéraires  qu'il  faudrait  appeler 
ridicules  si  ces  choses  fausses  et  de  mauvais  goût  ne  servaient  sou- 
vent d'expression  aux  douleurs  les  plus  sincères.  Au  reste,  le  sen- 
timent primitif  n'a  pas  changé  :  si  on  pare  ces  tombes,  c'est  tou- 
jours en  vue  de  plaire  au  mort;  c'est  à  cette  intention  qu'on  y 
dépose  des  fleurs,  qu'on  y  entretient  des  jardins.  La  religion  des 
morts  subsiste,  elle  n'a  même  pas  perdu  son  fétichisme,  surtout 
dans  les  tombes  d'enfans.  Ils  ont  là  leurs  jouets,  comme  le  guer- 
rier barbare  avait  ses  armes,  comme  la  jeune  femme  égyptienne 
avait  ses  bijoux  et  son  miroir. 

Certes,  à  la  vue  de  ce  qui  se  passe,  on  peut  dire  que  la  démo- 
cratie a  contribué  à  niveler  le  faste  funéraire.  Elle  ne  l'a  pas  sup- 


LE    FASTE    FUNÉRAIRE.  583 

primé  :  elle  l'a  rendu  plus  commun.  Si  l'art  peut  en  souffrir,  tout 
n'est  pas  à  reprendre  tant  s'en  faut  sous  le  rapport  moral.  Il  est 
bon  que  le  culte  des  morts  se  maintienne,  s'étende  au  plus  grand 
nombre  de  familles  possible.  Nous  n'examinons  pas  les  sources  de 
cette  sorte  de  piété  qui  subsiste  dans  le  peuple  de  Paris.  Chez  beau- 
coup, faut-il  dire  chez  la  plupart?  elle  peut  bien  se  rapporter  plutôt 
aux  souvenirs  du  passé  qu'aux  espérances  de  la  vie  future,  bien 
que  rien  n'indique  non  plus  une  négation  systématique  de  per- 
spectives ultérieures.  Tel  qu'il  est,  un  tel  sentiment  veut  être  res- 
pecté et  satisfait.  Il  est  désirable  qu'on  en  tienne  compte  au  moment 
d'ouvrir  de  vastes  champs  funèbres.  Ce  sera  comme  un  dernier  pro- 
grès dans  cet  ordre  d'idées  et  de  faits.  Une  tombe  à  part,  d'abord 
monopole  de  l'aristocratie,  ensuite  privilège  plus  étendu,  sera  alors 
le  droit  commun.  Le  communisme  n'est  bon  nulle  part,  même  dans 
la  mort.  Ce  qui  fut  une  personne  mérite  de  rester  au  moins  un  nom. 
S'il  doit  y  avoir  toujours  des  pauvres  dans  la  société  des  morts,  il 
n'est  peut-être  pas  nécessaire  qu'il  y  ait  toujours  des  misérables. 
En  laissant  dire  ceux  qui  jalousent  les  somptueux  tombeaux,  on  peut 
ôter  du  moins  prétexte  à  ceux  qui  se  demandent  avec  amertume 
combien  on  pourrait  tailler  de  tombes  modestes  dans  ces  sépultures 
inutilement  fastueuses  que  les  services  rendus  ne  justifient  pas  tou- 
jours et  que  l'art  n'absout  pas.  Ce  vœu  que  forment  les  familles 
pauvres  doit  recevoir  un  accueil  d'autant  meilleur  qu'elles  le  pré- 
sentent moins  comme  un  droit  que  comme  le  pieux  accomplisse- 
ment d'un  devoir  qui  leur  est  cher. 

Nous  avons  terminé  cette  sorte  de  pèlerinage  historique  à  travers 
les  tombeaux,  qui  nous  a  permis  de  chercher  dans  le  faste  funéraire 
une  des  manifestations  les  plus  claires  et  les  plus  frappantes  de  l'é- 
tat religieux ,  moral  et  politique  des  sociétés.  Sans  revenir  sur  les 
idées  qui  nous  ont  guidé  et  sur  les  conséquences  que  l'histoire 
elle-même  s'est  chargée  d'en  tirer,  il  en  est  une  qui  résulte  trop 
évidemment  de  cette  étude  :  il  n'est  pas  douteux  que  le  luxe  funé- 
raire, pour  rester  à  la  fois  dans  ses  justes  bornes  et  pour  briller  de 
son  légitime  éclat,  exige  les  inspirations  les  plus  élevées  qui  ont 
présidé  à  son  origine  :  il  s'abaisse  et  se  corrompt  quand  il  obéit 
seulement  aux  motifs  frivoles  d'une  vanité  qui  ne  s'allie  à  aucune 
pensée  supérieure.  Les  arts  qui  contribuent  au  faste  funéraire  se 
sont  toujours  repentis  de  cet  abaissement  des  influences  qui  en 
modifient  les  formes  :  ils  ne  se  sont  épurés  et  relevés  qu'avec  les 
hautes  inspirations  qui  rappellent  ce  qu'il  y  a  dans  la  vie  humaine 
de  plus  grand,  et  surtout  en  se  pénétrant  des  idées  mystérieuses  et 
profondes  qui  conviennent  à  la  mort. 

Henri  Bacdrillart. 


L'AFRIQUE  CENTRALE 


LA  CONFÉRENCE  GÉOGRAPHIQUE  DE  BRUXELLES 


AcyofS  Africa,  by  Verney  Love     Cameron,  C.B.  London  1877. 


Au  mois  de  septembre  de  l'an  dernier,  le  roi  des  Belges  avait 
offert  dans  son  palais  de  Bruxelles  une  gracieuse  et  royale  hospita- 
lité aux  présidens  des  principales  sociétés  de  géographie  de  l'Eu- 
rope et  aux  personnages  qui  par  leurs  voyages,  leurs  études  ou 
leur  philanthropie  sont  devenus  les  représentans  de  l'idée  de  la  ci- 
vilisation du  continent  africain.  Dans  la  lettre  d'invitation,  le  roi 
Léopold  avait  parfaitement  défini  la  tâche  de  cette  conférence.  D'im- 
portantes et  héroïques  expéditions  se  sont  faites  dans  l'intérieur  de 
l'Afrique,  soutenues  par  des  souscriptions  particulières.  Ces  expédi- 
tions, disait  le  roi,  répondent  à  une  idée  éminemment  civilisatrice 
et  chrétienne  :  abolir  l'esclavage  en  Afrique,  percer  les  ténèbres 
qui  enveloppent  encore  cette  partie  du  monde,  en  étudier  les  res- 
sources, qui  paraissent  immenses,  en  un  mot  y  verser  les  trésors  de 
la  civilisation,  tel  est  le  but  de  cette  croisade  moderne,  bien  digne 
de  notre  époque.  Jusqu'ici  les  efforts  que  l'on  a  tentés  ont  été  faits 
sans  accord;  aussi  le  vœu  se  produit-il  aujourd'hui  de  différens 
côtés  que  ceux  qui  poursuivent  un  but  commun  en  confèrent  pour 
régler  leur  marche,  pour  poser  quelques  jalons  et  délimiter  les  ré- 
gions à  explorer,  afin  qu'aucune  entreprise  ne  fasse  double  emploi. 

Souverain  d'un  petit  pays,  le  roi  Léopold  II  se  trouve  naturelle- 
ment amené  à  porter  ses  regards  sur  les  intérêts  généraux  du  monde. 
Trop  jeune  encore  pour  être,  comme  son  père,  le  conseiller  de  la 


L'AFRIQUE    CENTRALE.  585 

plupart  des  souverains  de  l'Europe  et  l'intermédiaire  de  leurs  né- 
gociations secrètes,  Léopold  II  s'est  beaucoup  occupé  de  l'avenir  de 
l'extrême  Orient.  Avant  de  monter  au  trône,  il  a  visité,  en  observa- 
teur instruit  et  attentif,  l'Egypte,  l'Inde  et  la  Chine,  et  il  a  rap- 
porié  de  ses  voyages  la  conviction  que,  pour  permettre  à  l'indus- 
trie européenne  de  poursuivre  ses  étonnans  progrès,  il  était  urgent 
de  lui  ouvrir  de  nouveaux  débouchés  dans  ces  immenses  continens 
qui  contiennent  les  trois  quarts  de  la  population  du  globe.  La  crise 
économique,  si  intense  et  si  longue,  que  traverse  l'Europe  en  ce 
moment  prouve  la  justesse  de  ses  vues.  L'Amérique  du  Nord,  dupe 
d'une  politique  commerciale  étroite  et  imprévoyante,  refuse  de  re- 
cevoir nos  produits.  Il  faut  donc  pénétrer  plus  avant  et  ouvrir  des 
marchés  nouveaux  en  Asie  et  en  Afrique.  C'est  vers  l'Afrique  surtout 
qu'il  faut  porter  nos  efforts,  parce  que  là  il  y  a  en  outre  une  œuvre 
d'humanité  à  accomplir  :  supprimer  la  traite,  et  par  suite  les 
guerres  abominables  qui  dépeuplent  ces  riches  contrées.  Pour  favo- 
riser l'œuvre  de  l'exploration  de  l'Afrique  centrale,  le  roi  Léopold 
voulait  soumettre  à  l'examen  de  la  conférence  géographique  réunie 
dans  son  palais  trois  points  principaux  :  désigner  des  bases  d'opéra- 
tion à  établir  sur  la  côte  de  Zanzibar  et  près  de  l'embouchure  du 
Congo;  déterminer  les  routes  à  frayer  successivement  vers  l'inté- 
rieur en  y  créant  des  stations  hospitalières,  scientifiques  et  pacifica- 
trices, comme  moyen  d'abolir  l'esclavage  et  d'établir  la  concorde 
entre  les  chefs  en  leur  procurant  des  arbitres  justes  et  désintéres- 
sés, enfm  constituer  un  comité  international  et  central  pour  pour- 
suivre l'exécution  de  ce  projet,  en  exposer  le  but  au  public  de  tous 
les  pays,  solliciter  son  appui  et  recueillir  des  souscriptions. 

L'idée  généreuse  du  roi  des  Belges  fut  comprise  par  les  hommes 
à  qui  on  la  soumit,  et  des  voyageurs,  des  géographes,  des  philan- 
thropes des  différens  états  de  l'Europe  se  rendirent  à  son  appel. 
La  France  était  représentée  par  l'amiral  de  La  Roncière  Le  Noury, 
président  de  la  Société  de  géographie  de  Paris,  par  M.  Maunoir, 
secrétaire  de  cette  Société,  par  II.  Henri  Duveyrier,  l'explora- 
teur du  Sahara,  et  par  M.  le  marquis  de  Compiègne,  revenu  ré- 
cemment d'un  périlleux  voyage  dans  les  régions  inexplorées  de 
l'Ogowai.  M.  de  Lesseps  se  rendit  plus  tard  à  Bruxelles  et  approuva 
complètement  le  projet.  L'Allemagne  avait  envoyé  ses  trois  plus 
illustres  voyageurs,  MM.  G.  Bohlfs,  Schweinfurth  et  le  docteur  Nach- 
tigal,  qui  venait  d'obtenir  la  grande  médaille  de  la  Société  de 
géographie  de  Paris.  On  remai-quait  en  outre  pour  l'Italie,  M.  le 
commandeur  Negri;  pour  la  Prusse,  le  baron  de  Richthofen,  prési- 
dent de  la  Société  de  géographie  de  Berlin;  pour  l'Autriche-Hungrie, 
M.  de  Hochstetter,  président  de  la  Société  de  géographie  de  Vienne, 
le  comte  Edmond  Zichy,  le  baron  Holïmanii,  ministre  des  finances, 


586  REVDE  DES   DEUX  MONDES. 

et  le  lieutenant  A.  Lux,  qui  venait  d'accomplir  une  brillante  excur- 
sion dans  une  partie  inconnue  du  bassin  du  Kvango  ;  pour  l'Angle- 
terre, sir  Rutlierford  Alcock,  président  de  la  Société  de  géographie 
de  Londres,  sir  Bartle  Frère,  vice-président  du  conseil  des  Indes, 
actuellement  gouverneur  de  la  colonie  du  Cap,  sir  Henry  Rawlinson, 
si  connu  par  ses  découvertes  à  Ninive,  le  colonel  Grant,  qui  avec 
son  ami  Speke  a  révélé  l'existence  des  grands  lacs  de  l'Afrique  cen- 
trale, le  commandant  Gameron,  dont  le  voyage  de  la  côte  orientale 
à  la  côte  occidentale  de  l'Afrique  par  le  lac  Tanganyka  et  le  Lualaba 
a  eu  un  si  grand  retentissement,  enfin  quelques  philanthropes  émi- 
nens  comme  sir  Harry  Verney,  sir  John  Kennaway,  sir  T.  Fowell 
Buxton,  M.  W.  Mackinnon  et  l'amiral  sir  Léopold  Heath.  La  Belgique, 
n'ayant  pas  de  voyageurs  illustres,  n'était  représentée  que  par  des 
personnes  dont  le  concours  pouvait  contribuer  au  succès  de  l'œuvre 
dans  le  pays  même,  et  l'un  de  ces  membres  belges,  M.  Emile  Ban- 
ning,  vient  de  résumer  dans  un  excellent  ouvrage  l'état  de  nos 
connaissances  relativement  à  l'Afrique  centrale,  ainsi  que  les  tra- 
vaux de  la  conférence  (i).  Après  quatre  jours  de  débats,  dirigés  par 
le  roi  Léopold  lui-même  avec  infiniment  de  tact  et  de  suite,  on  dé- 
cida qu'il  y  avait  lieu  d'établir  une  ligne  de  stations  permanentes 
depuis  Bogamoyo,  sur  la  côte  de  Zanzibar,  jusqu'à  Saint -Paul  de 
Loanda,  du  côté  de  l'Atlantique,  dans  les  possessions  portugaises, 
en  fixant  les  premières  à  Ujiji,  sur  la  rive  orientale  du  lac  Tanga- 
nyka, à  Nyangwé,  sur  le  Lualaba,  point  extrême  atteint  au  nord 
par  Livingstone,  et  dans  un  endroit  à  déterminer  dans  les  états  de 
Muata-Yamvo,  l'un  des  chefs  les  plus  puissans  de  l'Afrique  centrale. 
On  suivrait  ainsi  l'itinéraire  si  glorieusement  parcouru  par  le  com- 
mandant Gameron. 

Mais  quels  seront  le  caractère  et  la  mission  de  ces  stations?  D'a- 
près l'avis  unanime  des  vogageurs  anglais  et  allemands,  elles  ne 
doivent  rien  avoir  de  militaire.  Gomme  l'a  très  bien  dit  sir  Bartle 
Frère,  elles  doivent  agir  par  la  douceur,  par  la  persuasion,  par  l'as- 
cendant naturel  qu'exerce  l'homme  civilisé  sur  les  races  barbares. 
Toute  force  armée  provoque  l'hostilité  des  chefs  ;  si  alors  on  veut  se 
défendre,  c'est  la  guerre  et  la  conquête.  Le  personnel  doit  être  peu 
nombreux,  mais  actif,  dévoué  et  vigoureux.  A  la  tête,  il  faut  un 
homme  habitué  au  commandement,  un  officier  de  marine  par 
exemple,  de  plus  un  médecin  naturaliste,  et  quelques  artisans  ha- 
biles, en  état  d'exercer  diverses  professions,  un  charpentier  et  un 
forgeron -mécanicien  principalement.  D'après  une  communication 
que  je  dois  à  l'obligeance  de  sir  Fowler  Buxton ,  la  Frce  church 

(1)  L'Afrique  et  la  Conférence  géographique  de  Bruxelles,  par  M.  Emile  Banning, 
Bruxelles  1877. 


l'afrique  centrale.  587 

d'Ecosse  a  réuni  260,000  francs  et  a  fondé  une  station  du  nom 
de  Lkingstonîa,  sur  les  bords  du  lacNyassa,  d'où  sort  l'un  des 
affluens  du  Zambèse  ;  le  personnel  comprend  mi  lieutenant  de  ma- 
rine comme  commandant,  un  charpentier,  un  mécanicien,  un  tisse- 
rand et  trois  ouvriers  agricoles,  outre  les  deux  missionnaires.  La 
station  de  Mombasa,  sur  la  côte  de  Zanzibar,  est  établie  sur  le 
même  modèle,  et  l'expédition  que  la  Société  anglaise  des  missions 
a  dirigée  sur  l'Uganda,  pour  y  installer  un  poste  entre  les  lacs  Vic- 
toria et  Albert,  n'est  pas  composée  autrement. 

Bien  entendu,  les  stations  créées  par  la  conférence  internationale 
ne  pourraient  s'occuper  de  propagande  religieuse,  puisqu'elles  se- 
raient entretenues  par  les  souscriptions  de  personnes  appartenant  à 
dilïérens  cultes.  Tout  en  se  montrant  très  sympathiques  aux  efforts 
faits  à  côté  d'elles  pour  répandre  l'Évangile,  elles  devraient  conser- 
ver un  caractère  exclusivement  laïque.  Leur  but  principal  est  de 
servir  de  bases  d'opération  aux  voyageurs  qui  s'avanceront  dans 
l'intérieur  pour  pénétrer  dans  des  régions  encore  inexplorées.  Au- 
jourd'hui l'explorateur,  en  partant  de  la  côte,  doit  emporter  avec 
lui  des  provisions,  des  instrumens  et  sm'tout  des  moyens  d'échange 
pour  des  mois  ou  des  années.  Il  doit  ainsi  emmener  et  entretenir 
une  interminable  file  de  porteurs  qui  absorbe  le  plus  clair  des  res- 
sources et  dont  les  fréquentes  désertions  entravent  sans  cesse  la 
marche  en  avant.  Ce  serait  un  avantage  incalculable,  si  à  l'intérieur 
même  du  pays  le  voyageur  trouvait  ce  qui  lui  est  nécessaire,  et  si 
son  point  de  départ,  au  lieu  d'être  situé  sur  la  côte,  à  Bagamoyo 
ou  à  Saint-Paul-de-Loanda,  l'était  à  la  lisière  même  des  régions  in- 
connues où  il  faut  s'avancer,  à  Nyangwé  ou  à  Ujiji  par  exemple. 
Ces  stations  seraient  comme  des  entrepôts  où  il  pourrait  s'appro- 
visionner de  tout  ce  dont  il  a  besoin,  et  un  lieu  de  refuge  pour 
s'y  rabattre  en  cas  de  maladie  ou  d'échec.  Les  privations,  les  souf- 
frances de  toute  nature  qui  ont  assailli  les  Livingstone,  les  Nach- 
tigal,  les  Grant,  les  Cameron,  et  qui  les  ont  empêchés  de  pour- 
suivre leurs  découvertes,  seraient  en  grande  partie  épargnées  à  ceux 
qui  désormais  marcheraient  sur  leurs  traces.  Les  chefs  de  ces  postes, 
grâce  à  leur  instruction  scientifique,  apprendraient  vite  à  connaître 
les  ressources  du  pays.  Ils  pourraient  servir  de  guides  aux  explora- 
teurs, faire  connaître  à  l'Europe  les  denrées  à  exporter  et  ouvrir 
ainsi  au  commerce  des  routes  nouvelles.  Les  travaux  exécutés  par 
les  ouvriers  européens,  sous  les  yeux  des  indigènes,  initieraient 
ceux-ci  aux  arts  et  aux  besoins  de  la  civilisation,  qui  se  répan- 
draient rapidement  de  proche  en  proche.  La  mission  catholique  de 
Gondokoro  s'est  maintenue  au  cœur  même  de  l'Afrique  équatoriale 
et  ne  s'est  déplacée  que  pour  échapper  à  la  mortalité  elTiayante 
causée  par  les  fièvres.  C'est  la  preuve  que  des  stations  de  ce  genre, 


588  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même  dépourvues  de  tout  appareil  militaire,  peuvent  s'établir  et 
prospérer  dans  ces  régions. 

Les  stations  étant  fondées  à  l'intérieur,  la  facilité  du  ravitail- 
lement dépendra  de  leurs  moyens  de  communication  avec  la  côte. 
Jusqu'à  présent  tout  est  porté  sur  la  tête  des  nègres,  ce  qui  oc- 
casionne des  difficultés  et  des  retards  dont  on  ne  peut  se  faire 
une  idée  qu'en  lisant  les  voyages  de  Livingstone,  de  Stanley  et  de 
Cameron.  En  ce  moment  même,  un  agent  de  la  Société  des  missions 
de  Londres  cherche  à  découvrir  le  tracé  d'une  route  pour  des  chars 
à  bœufs,  de  la  côte  de  Zanzibar  au  lac  Tanganyka,  et  une  expédi- 
tion de  cinq  ou  six  personnes  doit  tenter  l'aventure  ce  printemps-ci. 
Il  me  semble  qu'il  y  aurait  un  moyen  de  transport  beaucoup  plus 
sûr,  ce  serait  l'emploi  des  éléphans.  Les  Anglais  en  avaient  fait 
venir  de  l'Inde  pour  leur  guerre  en  Abyssinie,  où  ces  puissans 
animaux  leur  ont  rendu  de  grands  services,  malgré  les  profonds 
ravins  qu'il  fallait  sans  cesse  traverser.  Dans  l'Afrique  équatoriale, 
l'éléphant  serait  comme  dans  sa  patrie,  puisque  l'espèce  africaine 
y  abonde.  Il  y  trouverait  une  nourriture  convenable  et  n'aurait 
rien  à  craindre  de  la  terrible  mouche  tsétsè.  Les  transports  s'effec- 
tueraient ainsi  bien  plus  facilement  qu'à  dos  d'homme  ou  même 
par  charrette.  Ce  serait  le  précurseur  du  chemin  de  fer  qui  sera 
certainement  construit  avant  la  fin  du  siècle.  Le  colonel  Grant  a 
même  déjà  soumis  à  la  conférence  géographique  de  Bruxelles  le 
tracé  d'une  ligne  télégraphique  partant  de  Khartoum,  où  finit  le  fil 
du  Caire,   pour  aboutir  à  Delagoa-Bay,  où  arrive  déjà  le  fil  du 
Cap  (1).  La  ligne  remonterait  le  JNil,  suivrait  les  bords  du  lac  Victo- 
ria et  du  Nyassa,  et  le  colonel  Grant,  qui  connaît  bien  le  pays,  est 
convaincu  qu'on  ne  rencontrerait  point  d'obstacle  insurmontable. 
Mais,  se  demandera-t-on,  à  quoi  bon  tant  d'efforts?  L'Afrique 
centrale  peut-elle  être  définitivement  conquise  par  la  civilisation? 
L'Européen  peut-il  vivre  et  les  habitans  se  plieront-ils  au  travail 
régulier  qu'exige  tout  progrès  économique?  Tout  d'abord  il  reste 
encore  à  explorer  au  centre  de  l'Afrique  une  vaste  région  complè- 
tement inconnue  qui  figure  en  blanc  sur  nos  cartes,  des  deux  côtés 
de  l'équateur,  et  qui  mesure  environ  h  millions  de  kilomètres  carrés, 
c'est-à-dire  plus  de  sept  fois  l'étendue  de  la  France.  Les  limites  en 
sont  tracées  par  les  expéditions  de  Barth,  Rohlfs  et  Nachtigal  au 
nord,  de  Schweinfurth,  de  Baker,  de  Gordon,  de  Gessi  et  de  Stanley 
à  l'est ,  de  Cameron  et  de  Livingstone  au  sud ,  et  de  Tuckey,  Du 
Chaillu,  Gussfeld,  Marche  et  Compiègne  à  l'ouest;  c'est  même  l'un 
des  principaux  buts  de  la  conférence  de  Bruxelles  que  de  chercher 
le  moyen  de  pénétrer  enfin  dans  cette  terra  incognîta.  Mais  toute 

(1)  Remarks  on  a  proposed  Une  of  teîegraph  overland  from  Egypt  to  the  Cape  of 
od  Hope,  by  Kcrry  NichoUa  osq.  E.  Arnold,  esq.,  and  colonel  Grant.  C.  B. 


l' AFRIQUE   CENTRALE.  589 

la  région  des  grands  lacs  a  déjà  été  explorée  avec  assez  de  soin 
pour  qu'on  puisse  se  faire  une  idée  de  l'avenir  réservé  dans  ce 
pays  aux  tentatives  de  civilisation. 

Pour  arriver  jusqu'aux  lacs,  suivons  la  route  protégée  désormais 
par  le  colonel  Gordon ,  que  le  khédive  vient  de  nommer  gouver- 
neur de  la  province  du  Haut-Nil,  avec  Khartoum  comme  résidence. 
Après  cette  ville,  en  remontant  le  fleuve,  on  sort  de  la  région  de 
l'éternelle  sécheresse  pour  pénétrer  dans  celle  où  les  pluies  équa- 
toriales  couvrent  le  sol  de  la  plus  luxuriante  végétation.  Les  croco- 
diles et  les  hippopotames  abondent  dans  les  eaux;  les  ignames,  les 
serpens,  les  singes  et  les  buffles,  dans  les  forêts.  Les  rives  du  fleuve 
disparaissent  cachées  par  les  papyrus  gigantesques  et  par  l'am- 
batch,  dont  le  bois  est  aussi  léger  qu'une  plume,  dit  Schweinfurth. 
Entre  les  massifs  des  forêts  s'étendent  de  vastes  savanes  où  s'élè  - 
vent  les  monticules  formés  par  les  termites  et  les  cases  des  nègres 
Shillouk.  Entre  la  rivière  des  Girafes  et  le  Nil  Blanc,  du  7«  au  9«  de- 
gré, ce  n'est  plus  qu'un  immense  marais  dont  on  n'aperçoit  nulle 
part  les  limites.  L'eau  stagnante  et  chaude  est  entièrement  rem- 
plie de  papyrus  et  d'ambatch  et  couverte  d'îles  de  plantes  flottantes 
aquatiques.  Les  moustiques  pullulent.  L'air  pesant,  tout  chargé  de 
miasmes  paludéens,  engendre  la  fièvre  et  la  dyssenterie.  Aux  ap- 
proches de  Gondokoro  le  terrain  se  relève,  les  montagnes  apparais- 
sent; le  fleuve  s'encaisse  entre  des  rives  où  domine  le  gneiss.  L'as- 
pect du  pays  change  complètement  :  on  arrive  dans  la  partie 
habitable  de  l'Afrique  centrale.  Le  pays  des  Niams-Niams,  de  Mora- 
buttu,  de  Madi,  l'Ounioro  et  l'Uganda,  où  règne  le  fameux  roi  M'tesa, 
c'est-à-dire  toute  la  région  au  nord  des  lacs  Victoria  et  Albert,  est, 
d'après  les  descriptions  des  voyageurs,  un  vrai  paradis  terrestre. 
Des  arbres  immenses,  des  palmiers,  des  figuiers,  des  acacias,  for- 
ment des  voûtes  élevées,  à  l'ombre  desquelles  coulent  d'innom- 
brables ruisseaux.  La  végétation  est  si  active  qu'au  bout  de  deux 
ans  elle  recouvre  de  fourrés  épais  les  clairières  où  les  indigènes 
mettent  le  feu  pour  obtenir  quelques  récoltes.  Le  bananier,  le  co- 
cotier, qui  donne  de  l'huile ,  atteignent  des  proportions  inouïes. 
Cameron  décrit  des  sycomores  à  l'ombre  desquels  cinq  cents  per- 
sonnes campaient,  et  le  baobab,  le  mammouth  du  règne  végétal,  a 
des  proportions  aussi  gigantesques.  La  nature  ne  se  repose  jamais. 
Le  soleil  au  zénith  et  l'eau  toujours  abondante  permettent  aux 
plantes  de  croître  sans  cesse  et  de  donner  des  fleurs  et  des  fruits  en 
toute  saison.  Dans  la  région  équatoriale,  il  pleut  régulièrement  pen- 
dant tous  les  mois  de  l'année,  et  dans  la  zone  méridionale  jusqu'au 
17«  degré  il  pleut  en  été  comme  en  hiver. 

L'altitude  du  plateau  central,  qui  varie  de  600  mètres  à  1,300  mè- 
tres (le  lac  Victoria  est  à  1,120  mètres),  tempère  la  chaleur,  ra- 


590  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

fraîchit  l'air,  chasse  les  miasmes  et  permet  les  cultures  des  pays 
chauds  en  même  temps  que  celles  des  pays  tempérés.  On  y  ob- 
tient les  céréales  de  l'Europe  aussi  bien  que  la  canne  à  sucre,  le 
dourah,  les  mils  et  le  riz;  les  épices  de  toute  sorte,  les  huiles,  les 
résines,  le  café,  le  coton,  les  plantes  tinctoriales  comme  la  garance 
et  l'indigo,  les  plantes  médicinales  les  plus  variées,  les  bois  de  con- 
struction les  meilleurs,  les  fruits  les  plus  divers  :  les  ananas,  les 
figues ,  les  dattes ,  les  oranges  et  même  la  vigne.  Parmi  les  miné- 
raux, on  trouve  l'or,  le  fer,  et,  ce  qui  est  plus  important,  le  char- 
bon, qui  affleure  en  couches  puissantes  en  divers  endroits.  Le 
climat  est  semblable  à  celui  des  sanitariums  de  l'Himalaya.  Il 
paraît  moins  énervant  que  celui  de  l'intérieur  de  Java  :  la  lati- 
tude est  la  même;  mais  le  plateau  africain  est  plus  élevé  et  par  con- 
séquent moins  chaud;  or  dans  la  région  des  plantations  de  café  de 
Java,  situées  sur  les  collines,  les  Hollandais  vivent  et  se  multiplient, 
sans  que  la  mortalité  soit  sensiblement  supérieure  à  celle  de  l'Eu- 
rope. Les  explorateurs  de  l'Afrique  qui  y  ont  succombé  à  la  ma- 
ladie ont  été  emportés  par  les  fièvres  des  régions  basses  de  la 
côte  et  des  marais  de  l'intérieur.  Ceux  qui  ont  parcouru  le  plateau 
des  lacs  comme  Livingstone,  Speke  et  Grant,  Baker,  Stanley,  Ca- 
meron,  Gessi,  n'y  ont  pas  contracté  de  maladies  mortelles,  quoi- 
qu'ils aient  été  soumis  à  des  privations  et  à  des  intempéries  qui, 
sous  notre  climat,  auraient  ruiné  les  constitutions  les  plus  robustes; 
couchant  en  plein  air  sur  le  sol  détrempé,  passant  des  semaines 
entières  sans  pouvoir  se  sécher,  ni  se  reposer  tranquillement, 
nourris  irrégulièrement  et  souvent  d'une  façon  insuffisante  ou  mal- 
saine. Supposez  des  blancs  établis  à  l'altitude  de  800  mètres  ou 
de  1,000  mètres  dans  de  bonnes  habitations  et  pourvus  de  tout  ce 
qui  est  nécessaire,  et  certainement  ils  vivront  beaucoup  mieux 
qu'à  Calcutta,  à  Bombay,  à  Singapore  ou  à  Batavia,  et  même  qu'à 
l'île  Bourbon  ou  aux  Antilles. 

Un  instant  de  réflexion  suffît  pour  faire  comprendre  le  magnifique 
avenir  des  colonies  qui  ne  tarderont  pas  à  s'établir  dans  l'Afrique 
centrale.  D'où  est  venue  la  richesse  des  états  du  sud  de  l'Union  amé- 
ricaine, de  Cuba,  de  Saint-Domingue  et  du  Brésil?  On  l'a  créée  en 
mettant  en  valeur  la  merveilleuse  fertilité  d'une  terre  fécondée  par 
les  rayons  du  soleil  équinoxial,  au  moyen  des  bras  d'une  race  adap- 
tée à  ce  climat  brûlant.  Il  y  avait  là  cependant  deux  côtés  très  fâ- 
cheux :  les  bras  étaient  ceux  d'esclaves  qui  ne  travaillaient  que  par 
contrainte  et  par  conséquent  mal,  et  ces  esclaves,  il  fallait  les  ache- 
ter très  cher;  c'était  donc  un  capital  sur  lequel  on  devait  compter 
l'intérêt  et  l'amortissement.  Transportons  les  mêmes  entreprises, 
cultures  du  sucre,  du  coton,  du  café  ou  du  tabac,  dans  l'intérieur 
de  l'Afrique,  combien  les  conditions  sont  plus  favorables  !  La  terre 


l'afrique  centrale.  591 

est  plus  fertile  et  la  végétation  incomparablement  plus  puissante. 
Le  travailleur  est  sur  place,  il  ne  faut  ni  l'amener  à  grands  frais 
au-delà  des  mers,  ni  le  réduire  en  esclavage ,  ni  l'acheter  et  l'en- 
tretenir. Les  indigènes  sont  laborieux,  soumis,  intelligens.  Déjà 
maintenant  ils  se  livrent  avec  succès  à  tous  les  travaux  de  l'agri- 
culture. Leur  richesse  en  céréales  et  en  bétail  est  très  grande  mal- 
gré l'insécurité  permanente.  Ils  savent  fondre  le  cuivre  et  môme 
le  fer,  et  ils  en  font  des  armes  et  des  ustensiles  de  très  bonne  qua- 
lité. Le  tannage  des  peaux,  le  tissage  des  nattes,  l'art  de  filer,  de 
tisser,  de  teindre  le  coton,  sont  très  répandus,  et  beaucoup  de  leurs 
produits  sont  remarquables  par  la  finesse  et  la  solidité.  Le  nègre 
est  peu  inventif,  mais  il  apprend  vite,  et,  dirigé  par  des  Euro- 
péens, il  ne  serait  pas  inférieur  à  nos  ouvriers  ou  à  nos  artisans. 
Les  épreuves  vraiment  effroyables  qu'ont  supportées  les  porteurs 
de  Grant,  de  Stanley  et  de  Cameron  prouvent  qu'ils  sont  prêts  à  se 
soumettre  aux  plus  durs  travaux  pour  une  rétribution  souvent  dé- 
risoire. L'énergie  déployée  par  les  serviteurs  de  Livingstone,  quand 
ils  ont  rapporté  à  la  côte  le  corps  de  leur  maître  embaumé  dans  du 
sel,  montre  qu'ils  sont  capables  d'un  dévoûment  qui  va  jusqu'à 
l'héroïsme.  L'industrie  agricole  et  manufacturière  trouverait  ainsi 
sur  place  toutes  les  matières  premières,  le  travail  à  bon  marché  et 
le  charbon  pour  les  moteurs  mécaniques.  La  production  se  ferait 
donc  dans  des  conditions  infiniment  plus  avantageuses  que  dans  le 
pays  où  l'on  maintient  encore  transitoirement  l'esclavage,  comme  à 
Cuba  et  au  Brésil,  et  même  que  là  où  l'on  importe  des  coulies  chi- 
nois, souvent  au  mépris  des  droits  de  l'humanité. 

L'Afrique  centrale,  que  l'on  croyait  naguère  encore  vouée  à  une 
stérilité  complète,  offre  au  contraire,  dans  ses  phénomènes  atmo- 
sphériques, dans  sa  faune  et  sa  flore,  une  exubérance  de  vie  et  de 
puissance  qui  n'est  égalée  ni  dans  l'Inde  ni  même  au  Brésil.  La 
quantité  d'eau  qui  y  tombe  est  plus  grande  que  partout  ailleurs. 
Le  soleil,  en  passant  alternativement  de  l'un  à  l'autre  tropique, 
promène  sur  cette  région  une  zone  de  nuages  et  les  ondées  fertili- 
santes qu'elle  produit.  Il  en  résulte  une  végétation  d'une  vigueur 
qui  rappelle  celle  de  l'époque  carbonifère ,  et  comme  aux  âges  géo- 
logiques, les  grands  herbivores,  éléphans,  rhinocéros,  hippopotames, 
buffles,  derniers  survivans  de  l'ancien  monde,  y  abondent.  La  quan- 
tité d'ivoire  que  l'Afrique  exporte  représente  la  destruction  annuelle 
de  30,000  éléphans.  lUen  non  plus  n'égale  la  richesse  hydrographi- 
que de  ce  pays.  Pour  nous  en  faire  une  idée,  jetons  d'abord  un  coup 
d'œil  sur  ses  lacs. 

Quand  on  quitte  Lado,  qui  remplace  maintenant  Gondokoro,  par 
5  degrés  de  latitude  nord,  et  qu'on  remonte  le  Nil,  on  le  voit  péné- 
trer dans  une  région  montagneuse  d'où  lui  vient  le  nom  arabe  de 


592  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Bahr-el-Djebel,  fleuve  des  montagnes.  Il  y  forme  des  rapides  qui 
interrompent  la  navigation  près  de  la  station  égyptienne  de  Duffli. 
Bientôt  après,  dans  une  vaste  fissure  qui  se  poursuit  vers  le  sud 
jusqu'aux  lacs  Tanganyka  et  Nyassa,  s'étale  le  lac  Mwoutan,  queles 
Anglais  nomment  Albert  en  l'honneur  du  prince  consort.  D'après 
les  explorations  toutes  récentes  de  l'ingénieur  italien  Gessi,  lieute- 
nant du  colonel  Gordon,  il  est  situé  à  l'altitude  de  670  mètres.  Il 
mesure  environ  220  kilomètres  de  longueur  sur  une  largeur  de 
35  à  90  kilomètres.  Il  est  borné  à  l'est  par  les  hauteurs  de  l'Unioro, 
qui  se  dressent  en  falaises  verticales  de  granit,  de  gneiss  et  de  por- 
phyre de  plus  de  300  mètres  de  hauteur,  et  à  l'ouest  par  les  Mon- 
tagnes-Bleues, qui  élèvent  leurs  cimes  jusqu'à  1,800  mètres  au- 
dessus  de  ses  eaux.  Le  lac  Albert  est  si  encaissé  que  la  plupart  des 
rivières  qui  s'y  déversent  forment  des  chutes  magnifiques.  Vers  le 
sud,  il  se  termine  en  un  vaste  marécage  où  Gessi  n'a  pu  pénétrer. 
Mais  vers  le  nord  ce  voyageur  a  fait  une  découverte  qui  serait  d'une 
immense  importance,  si  ses  prévisions  venaient  à  se  réaliser.  Immé- 
diatement à  sa  sortie  du  lac,  le  Nil  se  bifurque,  et  un  bras  se  dirige 
vers  le  sud-ouest.  On  croit  qu'il  n'est  autre  que  l'Iei,  qui,  en  passant 
par  le  pays  des  INiams-Niams,  rejoint  le  fleuve  principal  là  où  il 
forme  le  marais  des  îles  flottantes.  S'il  en  était  ainsi,  on  pourrait 
peut-être  éviter  les  rapides  de  Duflli  et  établir  une  navigation  inin- 
terrompue entre  la  Méditerranée  et  le  lac  Albert.  Ce  serait  un  avan- 
tage incalculable  pour  le  commerce  et  pour  la  civilisation.  Grâce 
aux  annexions  presqu'entièrement  pacifiques  faites  par  sir  Samuel 
Baker  et  par  le  colonel  Gordon,  l'Egypte  s'étend  désormais  jusqu'au 
lac  Albert  et  devient  ainsi  un  des  grands  empires  du  monde,  car  du 
fond  de  ce  lac,  qui  se  trouve  précisément  sous  l'équateur,  jusqu'à 
Alexandrie  il  y  a  31  degrés  ou  plus  de  3,000  kilomètres,  ce  qui  fait 
quatre  fois  la  longueur  de  la  France,  de  Dunkerque  aux  Pyrénées. 
A  une  quarantaine  de  lieues  à  vol  d'oiseau  du  lac  Albert,  on  ren- 
contre le  lac  Yictoria-Nyanza  ou  Oukérewé,  la  mer  intérieure  de 
l'Afrique.  Sa  superficie  est  de  8/i,000  kilomètres  carrés,  c'est-à-dire 
que,  pour  s'en  faire  une  idée,  il  faut  se  figurer  une  nappe  d'eau  qui 
couvrirait  toute  la  Suisse,  plus  la  Lombardie  et  la  Yénétie.  Le  lac 
Yictoria  est  parsemé  de  grandes  îles.  A  l'ouest,  il  est  borné  par  la 
région  alpestre  d'Ouganda  et  de  Karagwé,  qui  le  sépare  de  l'Albert, 
et  à  l'est  par  le  pays  d'Ougejeia  et  d'Ourouri.  Au  nord  se  trouve  le 
pays  du  roi  M'tesa,  dont  la  capitale,  Dubaga,  occupe  une  situation 
admirable  dominant  les  eaux  bleues  de  la  baie  Murchison.  M'tesa  a 
toujours  bien  accueilli  les  voyageurs  européens  qui  l'ont  visité,  et 
il  a  même  demandé  qu'on  lui  envoie  des  missionnaires  et  des  arti- 
sans pour  initier  son  peuple  à  la  civilisation  européenne.  Cependant 
j'ai  entendu  soutenir  par  le  marquis  de  Gompiègne,  qui  vient  d'être 


l'afrique  centrale.  593 

tué  si  malheureusement  en  duel  au  Caire,  que  M'tesa  avait  fait  as- 
sassiner traîtreusement  Linant  de  Bellefonds  par  l'escorte  même 
qu'il  lui  avait  donnée.  Les  deux  grands  lacs  sont  réunis  par  une 
rivière  que  l'on  peut  considérer  comme  la  continuation  du  Nil,  aussi 
l'a-t-on  appelée  le  Nil-Victoria;  mais,  comme  la  différence  d'altitude 
entre  le  lac  Albert,  à  (370  mètres,  et  le  lac  Victoria,  à  1,120  mètres, 
est  de  A 50  mètres,  cette  rivière  n'est  pas  navigable.  A  peine  sortie 
de  la  baie  Napoléon,  elle  forme  les  chutes  Ripon  et  les  rapides 
d'Isamba.  Après  avoir  reçu  un  afTlaent  qui  sort  de  vastes  marais, 
le  Luadcherri,  elle  traverse  le  lac  Ibrahim,  découvert  par  Long 
en  187 fi.  Grossie  des  eaux  du  Kafour,  qui  vient  des  montagnes  de 
l'Ouganda,  elle  se  resserre  bientôt  entre  des  rives  escarpées.  Après 
les  chutes  de  Karuma,  elle  forme  encore,  sur  une  étendue  de  30  ki- 
lomètres, huit  rapides  ou  cascades.  Enfin,  avant  d'arriver  au  lac 
Albert,  elle  se  précipite  d'une  hauteur  de  "20  mètres.  Cette  chute, 
nommée  Murchison,  entourée  d'une  végétation  admirable,  en  vue 
du  beau  lac  qui  s'étend  au-dessous  et  des  Montagnes-Bleues,  qui 
couronnent  l'horizon,  constitue,  d'après  Baker,  le  plus  merveilleux 
paysage  qu'on  puisse  contempler. 

il  n'y  a  plus  de  doute  maintenant,  c'est  le  Victoria-Nyanza,  et  non 
le  Tanganyka,  qui  est  le  réservoir  supérieur  du  Nil  ;  mais  quel  est 
celui  de  ses  nombreux  afïluens  qui  peut  revendiquer  l'honneur 
d'être  vraiment  la  source  du  fleuve?  On  a  cru  d'abord  que  c'était 
le  Kadjera,  qui  forme  deux  lacs  alpestres,  le  Windermere  et  l'Ake- 
nyara,  et  qui  descend  du  haut  plateau  de  l'Ouzinza.  Aujourd'hui  on 
pense  que  la  vraie  source  du  Nil  est  le  Schimyu,  qui  vient  du  sud  et 
qui  apporte  dans  le  golfe  Speke,  au  sud-est  du  lac  Victoria,  une 
masse  d'eau  plus  considérable  que  le  Kadjera.  A  1  degré  sud  de  la 
ligne  s'étend  entre  les  deux  grands  lacs  la  région  montagneuse 
d'Arikori  et  de  Rouanda,  récemment  visitée  par  Stanley.  C'est  un 
pays  admirable.  Au  fond  de  vallées  toujours  verdoyantes  se  précipi- 
tent d'innombrables  torrens,  et  dans  les  nues  surgissent  des  pics 
élevés  de  Zi,000  à  Zi,50i)  mètres,  comme  le  Gombiro  et  le  Gamba- 
ragara.  Ce  sont  les  escarpemens  des  Alpes  et  les  frais  paysages  du 
Tyrol  sous  les  feux  du  soleil  équatorial.  On  y  jouit  en  môme  temps 
de  l'air  vivifiant  des  hautes  stations  de  l'Europe  et  de  l'égalité  du 
climat  de  la  zone  équinoxiale.  On  ne  peut  rien  souhaiter  de  mieux 
pour  entretenir  la  santé  et  pour  favoriser  le  travail.  Des  populations 
d'origine  européenne  pourraient  donc  y  vivre  et  s'y  développer. 

Immédiatement  au-dessous  du  lac  Albert,  à  3  degrés  sud  de  l'é- 
quateur,  s'étend  le  lac  Tanganyka,  découvert  par  Button  et  Speke 
en  février  1858.  Comme  le  lac  de  Côme,  il  a  presque  l'aspect  d'un 
énorme  fleuve,  car,  sur  une  longueur  de  670  kilomètres,  sa  largeur 

TOME  XX,  —  1877,  38 


594  REVDE    DES    DEUX   MONDES. 

est  souvent  réduite  à  20  ou  30  kilomètres,  et  elle  ne  va  guère  au- 
delà  de  100.  Sa  superficie,  qui  est  de  37,000  kilomètres  carrés,  est 
ainsi  moitié  moindre  que  celle  du  Victoria;  elle  est  cependant  en- 
core aussi  étendue  que  tout  le  Portugal.  Le  Tanganyka  est  situé  dans 
le  prolongement  de  la  fissure  où  se  trouve  le  lac  Albert,  et  comme 
son  élévation  au-dessus  du  niveau  de  la  mer  dépasse  d'environ 
150  mètres  celle  de  l'Albert,  Livingstone  et  Grant  avaient  cru  d'a- 
bord qu'il  y  déversait  ses  eaux  et  qu'ainsi  il  était  la  vraie  source  du 
Nil.  Le  lac  reçoit  plus  de  cent  cours  d'eau  qui  s'y  précipitent,  la 
plupart  sous  forme  de  torrens,  tant  ses  bords  se  relèvent  rapide- 
ment. En  1871,  Livingtone  et  Stanley  visitèrent  avec  soin  l'extré- 
mité nord  du  lac  où  devait  se  trouver  la  sortie  supposée  du  îs'il.  Au 
lieu  d'un  émissaire,  ils  y  virent  déboucher  une  petite  rivière,  le 
Ruzizi,  qui  y  apportait  les  eaux  du  lac  de  Kiro.  La  question  se  trou- 
vait ainsi  tranchée  :  le  Tanganyka  n'appartenait  pas  au  bassin  du 
Nil;  mais  par  où  donc  s'écoulait  le  surplus  de  ses  eaux?  En  1873, 
Gameron  résolut  la  question.  Visitant  avec  soin  toutes  les  anses  et 
les  allluens  du  lac,  il  découvrit  enfin  vers  le  milieu  de  la  rive  occi- 
dentale une  rivière,  le  Lukuga,  qui,  au  lieu  d'y  entrer,  en  sortait. 
La  végétation  aquatique  y  était  si  abondante  qu'il  lui  fut  impossible 
de  suivre  en  barque  le  cours  du  Lukuga;  mais  il  constata,  dans  son 
voyage  vers  Nyangwé,  que  cet  émissaire  du  lac  se  jette  dans  une 
grande  rivière,  le  Lualaba,  qui  n'est  lui-même,  d'après  toutes  les 
probabilités,  que  le  Gongo  ou  Zaïre.  Une  série  d'autres  lacs  situés 
dans  la  même  région  alimentent  encore  ce  fleuve  puissant  :  ce  sont 
le  BangAveolo,  aux  bords  duquel  Livingstone  a  succombé,  le  Moero, 
le  Kamalondo,  étages  les  uns  au-dessus  des  autres  et  reliés  par  la 
rivière  Luapula,  le  lac  Kassali,  aperçu  par  Gameron,  le  Langi  et  le 
Sankorra,  dont  l'intrépide  voyageur  n'a  pu  approcher,  malgré  tous 
ses  efforts. 

A  peu  de  distance  de  l'extrémité  méridionale  du  Tanganyka,  mais 
à  200  mètres  plus  bas,  s'ouvre  le  Nyassa,  qui  remplit  la  même  fis- 
ture  du  terrain,  car  il  a  la  même  largeur  environ  et  la  même  direc- 
tion du  nord  au  sud,  inclinant  un  peu  vers  l'est.  Gomme  le  Nyassa 
est  moitié  moins  long,  il  n'a  que  1,500  kilomètres  carrés  de  su- 
perficie. Il  se  déverse  dans  le  Zambèse  par  le  Ghiré,  dont  le  cours, 
traversant  une  région  montagneuse,  est  des  plus  accidenté.  Le 
Nyassa  n'étant  pas  très  éloigné  de  la  côte  de  Mozambique,  on  y  ar- 
rive plus  facilement  qu'aux  autres  lacs.  G'est  sur  sa  rive  méridio- 
nale que  les  missions  écossaises  ont  établi  la  station  de  Livingsto- 
nia,  qui  est  en  pleine  prospérité  et  qui  possède  même  un  petit 
vapeur  pour  parcourir  le  lac  et  entraver  ainsi  la  traite  dans  toute 
cette  région.  Ajoutez  encore  les  lacs  Baringo  et  Manyara,  l'un  au 
nord,  l'autre  au  sud  du  Kilimandjero  et  du  Kenia,  qui  élèvent  à 


L  AFRIQUE    CENTRALE.  595 

plus  de  6,000  mètres,  sous  l'équateur  même,  leurs  cimes  couvertes 
de  neiges  éternelles.  Nulle  part  au  monde  on  ne  rencontre  autant 
de  mers  intérieures,  qui  toutes  se  prêtent  admirablement  à  deve- 
nir des  centres  de  civilisation.  C'est  le  tableau  de  la  Suisse,  mais 
dans  des  proportions  gigantesques.  Déjà  l'antiquité  savait  que  le 
Nil  prend  sa  source  dans  des  lacs  situés  au  centre  du  continent.  Ma- 
rinus  de  Tyr  et  Glaudius  Ptolémée,  au  ii*  siècle'  après  Jésus-Christ, 
avaient  entendu  parler  par  les  trafiquans  arabes  de  deux  lacs  dont 
ils  fixent  la  situation  vers  le  parallèle  de  l'île  Menuthias,  aujour- 
d'hui Zanzibar,  c'est-à-dire  d'une  façon  très  exacte.  La  Tabula  ali- 
naynwiiana  de  l'an  833  et  la  carte  d'Abul-Hassan  de  l'an  1008  in- 
diquent deux  lacs,  tandis  que  la  Tabula  rotunda  Rogeriana  de  1154 
et  la  carte  de  P.  Assianus  en  portent  trois  qui  correspondent  assez 
bien  aux  lacs  Albert,  Victoria  et  Tanganyka  (1);  mais  c'est  depuis 
vingt  ans  seulement,  et  grâce  aux  découvertes  de  Grant,  Burton, 
Speke  et  Livingstone,  que  l'on  a  pu  s'assurer  de  l'exactitude  de  ces 
indications  anciennes  dont  on  commençait  même  à  douter,  car  depuis 
le  siècle  dernier  les  cartographes,  qui  se  piquaient  de  s'en  tenir  aux 
données  positives,  laissaient  tout  le  centre  de  l'Afrique  en  blanc. 

De  ce  plateau  central,  si  admirablement  pourvu  sous  le  rapport 
hydrographique,  descendent  trois  des  plus  puissans  fleuves  du 
monde.  Depuis  sa  source  jusqu'à  la  Méditerranée,  le  Nil  mesure  en 
ligne  droite  3,900  kilomètres,  ce  qui  suppose  une  longueur  réelle 
supérieure  à  celle  du  Mississipi  et  de  l'Amazone.  Piien  de  plus 
étrange  que  ce  fleuve,  qui  dans  sa  partie  supérieure  se  ramifie 
dans  tous  les  sens  et  est  alimenté  par  une  série  de  lacs  et  par  d'in- 
nombrables aflluens,  et  qui,  depuis  qu'il  reçoit  en  Nubie  l'Atbara 
venant  des  hauteurs  de  l'Abyssinie,  coule  en  plein  désert,  sans  que 
même  le  moindre  ruisseau  vienne  y  apporter  le  tribut  de  ses  eaux. 
D'après  les  calculs  de  Schweinfurth,  le  bassin  fluvial  du  Nil  com- 
prend 8,260,000  kilomètres  carrés,  tandis  que  celui  de  l'Amazone 
n'en  mesure  que  7  millions,  et  celui  du  Mississipi  à  peine  3  millions, 
et  bientôt  les  lieutenans  de  Gordon  feront  flotter  le  drapeau  égyptien 
sur  cet  immense  territoire.  Le  Congo  surpasse  les  autres  fleuves 
par  la  masse  prodigieuse  d'eau  qu'il  précipite  dans  l'Océan- Atlan- 
tique. A  son  embouchure,  il  a  2,950  mètres  de  largeur,  et  la  pro- 
fondeur vraiment  incroyable  de  380  à  400  mètres.  Son  courant  va 
jusqu'à  7  kilomètres  à  l'heure,  et  son  débit,  de  51,000  mètres  cubes 
par  seconde,  est  si  énorme  que  le  fleuve  ne  se  confond  défmitive- 
mçnt  avec  la  mer  qu'à  100  kilomètres  du  rivage,  et  qu'à  12  kilo- 
mètres l'eau  est  encore  complètement  douce.  Ce  débit,  deux  cents 

(1)  Voyez  l'excellent  résumé  de  nos  connaissances  concernant  l'Afrique  fait  par  le 
D""  Josef  ('havanne  dans  les  Miltheilungen  de  la  Société  géographique  de  Vienne.  Ceri' 
tral-Afrika  nach  deiti  gegenwdrtlge  Stande  der  geographischen  Kentnisse,  1876. 


596  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

fois  plus  considérable  que  celui  de  la  Seine  à  Paris  (1),  reste  à  peu 
près  constant,  ce  qui  semble  indiquer  que  le  fleuve  reçoit  des  af- 
fluens  des  deux  côtés  de  la  ligne,  de  sorte  que  ce  sont  tantôt  les 
aflluens  du  nord,  tantôt  ceux  du  sud  qui  grossissent,  suivant  que  le 
soleil  provoque  les  pluies  alternativement  dans  l'une  ou  l'autre 
zone.  Le  voyage  du  brave  et  infortuné  Tuckey  en  1816  n'avait  fait 
connaître  le  Congo  que  jusqu'aux  chutes  de  Jelala,  et  depuis  lors 
on  n'avait  pas  pénétré  plus  avant.  Les  découvertes  de  Gameron 
semblent  désormais  avoir  mis  hors  de  doute  l'identité  du  Congo 
avec  le  Lualaba,  et  dès  lors  sa  source  se  trouverait  dans  la  rivière 
Tchambezi,  dans  le  pays  de  Bemba,  visité  par  Livingstone,  entre 
les  lacs  Nyassa  et  Tanganyka,  non  loin  des  sources  du  Nil. 

Le  Zambèse  est  la  troisième  des  grandes  artères  qui  descendent 
de  l'Afrique  centrale.  C'est  Livingstone  qui  en  a  déterminé  le  cours. 
Il  est  moins  long  que  le  Nil  et  il  roule  moins  d'eau  que  le  Congo, 
mais  il  offre  des  aspects  plus  pittoresques.  Sortant  du  lac  Dilolo 
sous  le  nom  de  Liba,  il  se  dirige  vers  le  sud,  arrose  le  pays  des  Ma- 
kololos  sous  le  nom  de  Liambey,  et,  après  avoir  reçu  le  Tchobé  ve- 
nant de  l'ouest,  arrive  au  plateau  granitique  des  Batokas.  Là,  pré- 
cipitant d'une  hauteur  de  ^50  mètres  dans  une  étroite  crevasse  la 
nappe  immense  et  jusque-là  épanchée  de  ses  eaux,  il  forme  la  fa- 
meuse cascade  si  bien  nommée  par  les  indigènes  Mosiwatanja, 
c'est-à-dire  fumh  tonnante^  à  laquelle  Livingstone  a  donné  le  nom 
plus  banal  de  chute  Victoria.  Avant  de  se  jeter  dans  l'Océan  indien, 
entre  Quilimane  et  Sofala,  le  fleuve  s'encaisse,  traverse  la  passe  de 
Lupata  et  reçoit  par  le  Chiré  le  surplus  des  eaux  du  lac  Nyassa.  En- 
fin à  l'ouest  du  lac  Albert,  dans  le  pays  de  Mombuttu,  Schweinfurth 
a  découvert  un  fleuve  mystérieux,  l'Uelle,  qui ,  sortant  du  revers 
occidental  des  Montagnes-Bleues,  a  déjà,  non  loin  de  sa  source,  une 
largeur  de  250  mètres  et  un  débit  considérable.  Où  l'Uelle  dé- 
verse-t-il  ses  eaux?  Schweinfurth  croit  qu'il  forme  le  cours  supé- 
rieur du  Schari,  le  principal  aflluent  du  lac  Tsad,  et  en  ce  cas  il  ne 
pourrait  être  d'une  grande  utilité  pour  le  commerce;  mais  il  peut 
être  aussi  un  aflluent  du  Congo  ou  la  source  de  l'Ogowai,  dont  la 
partie  inférieure  a  été  récemment  explorée  par  Compiègne  et  Mar- 
che (2),  mais  dont  le  cours  supérieur  est  encore  complètement  in- 

(1)  Au  niveau  des  basses  eaux,  le  débit  de  la  Seine  n'est  que  de  90  mètres  cubes  par 
seconde.  Le  débit  moyen  est  de  2o0  mètres  cubes.  Le  17  mars  1876,  au  plus  fort  de 
la  crue,  il  ne  passait  encore  que  1,650  mètres  cubes  sous  le  Pont-Royal.  Pour  égaler  le 
Congo,  il  faudrait  donc  réunir  les  eaux  de  deux  cents  fleuves  comme  la  Seine,  c'est- 
à-dire  que  tous  les  fleuves  de  l'Europe  pris  ensemble  y  arrivent  à  peine. 

(2)  yoyage  dans  le  Haut-Ogoué,  par  le  marquis  de  Compiègne  et  A.  Marche.  Bulle- 
tin de  la  Société  de  géographie  de  Paris,  1874.  —  Du  Chaillu,  VValker,  et  plus  récem- 
ment le  D""  Lenz,  avaient  été,  comme  M.  de  Compiègne,  arrêtés  par  les  tribus  canni- 
bales de  l'intérieur,  à  peu  de  distance  de  la  côte. 


l'afriqde  centrale.  597 

connu.  Dans  ce  dernier  cas,  il  ne  pourrait  manquer  d'offrir  plus  tard 
des  facilites  pour  les  relations  à  établir  avec  celte  vaste  région 
qui,  située  entre  le  golfe  de  Guinée  et  les  grands  lacs,  est  encore 
complètement  inexplorée. 

D'après  le  commandant  Gameron,  c'est  en  remontant  les  grands 
fleuves  qui  viennent  du  plateau  central  que  le  commerce  et  la  civi- 
lisation y  pénétreront  le  plus  facilement;  malheureusement  le  con- 
tinent africain  présente  une  particularité  qui  ne  se  rencontre  guère 
ailleurs  et  qui  met  obstacle  à  une  navigation  régulière.  A  très  peu 
de  distance  des  côtes,  le  terrain  se  relève  brusquement  en  un  mas- 
sif montagneux,  et  les  rivières,  au  lieu  d'y  avoir  creusé,  comme 
dans  les  autres  contrées,  un  lit  en  pente  douce,  en  descendent  sous 
forme  de  rapides  et  de  chutes.  Il  faudrait  franchir  ces  obstacles  par 
des  portages  qu'un  tramway  remplacerait  avantageusement.  Au- 
delà,  de  petits  steamers  en  acier,  très  légers  et  d'un  faible  tirant 
d'eau,  porteraient  les  voyageurs  et  les  marchandises  jusqu'au  cœur 
du  continent.  On  pourrait  même,  prétend  Gameron,  passer  ainsi 
d'un  océan  à  l'autre,  car  le  Zambèse  et  le  Gongo  sortent  également 
des  plaines  marécageuses  du  lac  Dilolo,  et  à  l'époque  des  pluies 
leurs  sources  sont  réunies.  Tout  le  pays  ressemble  alors  à  une  gi- 
gantesque éponge,  et  les  cours  d'eau  sont  si  nombreux  que  Living- 
stone  en  a  compté  trente-deux  sur  une  distance  de  112  kilomètres. 
Gameron  en  a  relevé  quatre-vingt-dix-sept  se  jetant  dans  le  Tan- 
ganyka,  dont  plusieurs  sont  très  importans  et  formés  eux-mêmes 
par  de  nombreux  afïluens.  On  a  comparé  très  justement  les  mailles 
serrées  de  ce  réseau  hydrographique  aux  innombrables  veinules  qui 
se  ramifient  sous  l'épiderme  du  corps  humain.  L'abondance  des 
eaux  est  telle  que  les  rivières  sont  navigables  presque  dès  leur 
source  et  qu'un  canal  de  quelques  lieues  suffirait  pour  réunir  le 
bassin  du  Congo  à  celui  du  Zambèse.  Récemment  le  gouvernement 
portugais  a  accordé  l'autorisation  de  faire  naviguer  des  bateaux  à 
vapeur  sur  ce  dernier  fleuve,  et  la  station  de  Livingstonia  possède 
un  petit  steamer^  le  Ilala,  sur  le  Nyassa.  Si  la  branche  encore  inex- 
plorée du  INil,  riei,  n'est  pas  interrompue  par  des  rapides,  de  petits 
bàtimens  à  marche  rapide  remonteront  facilement  de  la  Méditerra- 
née jusqu'au  fond  du  lac  Albert.  Déjà,  en  janvier  1876,  le  colonel 
Gordon  a  fait  transporter  et  rassembler  au-delà  des  rapides  de 
Duflli  toutes  les  parties  d'un  steatner  de  15  mètres  de  longueur  et 
de  deux  barques  en  fer,  au  moyen  desquels  Gessi  a  exploré  tout  le 
lac  Albert.  A  la  fin  de  juillet  de  la  même  année,  un  second  vapeur 
a  accompli  le  premier  voyage,  de  Duflli  jusqu'à  Magongo,  sur  le  Nil- 
Yictoria,  jusqu'aux  limites  des  états  du  roi  M'tesa  sur  le  lac  Victoria. 
Comme  Gordon  s'était  rendu,  au  printemps  de  187Zi,  en  moins  de  six 
semaines,  du  Caire  à  Gondokoro,  on  peut  affirmer  qu'aujourd'hui 


598  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

déjà  il  est  possible  d'arriver,  par  l'Egypte,  en  deux  mois ,  jusque 
dans  la  région  des  grands  lacs,  sans  aucun  danger. 

Parmi  les  routes  de  terre,  la  plus  fréquentée  est  celle  qui  va  de 
Bagamoyo  à  Ujiji,  sur  le  Tanganyka.  Elle  est  régulièrement  par- 
courue par  les  caravanes  que  les  trafiquans  arabes  de  l'intérieur 
expédient  vers  la  côte,  et  c'est  celle  que  tous  les  explorateurs  partis 
de  Zanzibar  ont  suivie.  Cameron  pense  qu'un  chemin  de  fer  à  pe- 
tite section,  avec  un  matériel  très  léger,  pourrait  être  établi  au  prix 
de  15,000  à  20,000  francs  par  kilomètre,  et  qu'au  bout  de  peu 
de  temps  il  paierait  l'intérêt.  En  attendant,  une  route  très  facile 
paraît  devoir  s'ouvrir  par  le  lac  Nyassa.  Le  steamer  de  la  mission 
Li\ingstonia  transporterait  les  explorateurs  au  nord  du  lac.  De  là, 
en  remontant  la  petite  rivière  Rooma,  on  arriverait  bientôt  aux 
sources  de  la  Kirumbwe,  qui  se  déverse  dans  le  Tanganyka.  La 
distance  entre  les  deux  lacs  ne  semble  pas  dépasser  une  trentaine 
de  lieues.  Par  le  nord  du  Tanganyka,  la  rivière  Ruzizi  et  le  lac 
Kivo,  on  atteindrait  le  lac  Albert,  qui  n'est  qu'à  80  lieues  du  fond 
du  Tanganyka.  Ce  serait  évidemment  le  tracé  que  devrait  suivre  le 
fil  télégraphique,  car  il  serait  presque  constamment  immergé  et 
ainsi  mis  à  l'abri  des  indigènes  et  des  fauves  ;  un  petit  nombre  de 
stations  suffirait  pour  le  protéger.  Mais  la  vraie  ligne  d'approche, 
pour  rattacher  d'une  manière  ininterrompue  l'Afrique  centrale  aux 
régions  déjà  colonisées  de  l'Afrique  australe,  c'est  évidemment  par 
le  Transvaal,  le  plateau  du  Monomatapa,  Teté  sur  le  Zambèse,  et  le 
Nyassa.  La  distance  à  franchir  est  d'environ  6  degrés,  ou  150  lieues, 
par  un  pays  élevé  et  à  l'abri  des  fièvres  si  dangereuses  de  la  côte, 
qui  ont  enlevé  dès  le  début  deux  des  compagnons  de  Cameron, 
Mossat,  le  neveu  de  Livingstone,  et  le  docteur  Dillon,  quoiqu'ils 
se  crussent  parfaitement  aguerris.  Un  Français,  le  docteur  Ém'' lien 
Allou,  vient  précisément  d'accomplir  un  voyage  entre  la  république 
sud-africaine  et  le  Zambèse,  pendant  lequel  il  a  réuni  des  collec- 
tions très  intéressantes  par  les  espèces  nouvelles  qui  s'y  trouvent. 
Supposez  la  république  des  Boers  du  Transvaal  rentrée  dans  la  fé- 
dération du  Gap,  il  suffirait  que  l'Angleterre  établît  quelques  stations 
entre  le  Limpopo  et  le  Zambèse  pour  que  le  flot  de  l'émigration  qui 
féconde  le  Natal  se  déversât  de  ce  côté.  En  peu  d'années,  l'influence 
anglo-saxonne  traverserait  l'Afrique  de  part  en  part  et  rattacherait 
définitivement  à  la  civilisation  la  magnifique  région  des  grands 
lacs.  Cette  conquête  pacifique  n'aurait  rien  d'exclusif,  car  il  y  a 
place  pour  les  hommes  entreprenans  de  toutes  les  nations  (1). 

(1)  Une  expédition  italienne,  dirigée  par  le  marquis  Antiuori,  cherche  en  ce  moment 
une  nouvelle  route  entre  le  golfe  d'Aden  et  le  lac  Victoria  par  le  pays  des  Gallas. 
Partie  de  Berbera,  elle  a  passe  par  Ankobar.  De  là  elle  comptait  se  diriger  vers  le  lac 
Baringo  par  la  région  où  se  trouvent  les  sources  du  Sobat.  Elle  a  eu  beaucoup  à  se 


L  AFRIQUE    CENTRALE.  599 

Qu'on  ne  s'imagine  pas  que  ceci  soit  un  rêve.  L'avenir  qui  attend 
les  stations  européennes  dans  cette  région  est  assuré  par  le  succès 
des  postes  arabes  de  l'intérieur.  A  Kazeh  dans  l'Unyanyembe,  à 
Kawélé  au  bord  du  Tanganyka,  à  Kwakasonga  sur  le  Lualaba,  les 
Irafiquans  arabes  ont  des  résidences  permanentes.  Ils  y  vivent  dans 
une  grande  aisance;  ils  ont  de  vastes  maisons,  des  troupeaux,  de  la 
volaille,  des  esclaves.  Par  les  caravanes  qu'ils  envoient  régulière- 
ment à  la  côte,  ils  font  venir  du  café,  du  thé,  du  sucre,  des  armes, 
des  étoffes.  Même  dans  une  région  beaucoup  moins  accessible,  à 
KyangAvé,  bien  au-delà  du  Tanganyka,  Cameron  a  trouvé  un  Arabe, 
Jumat  Mericani,  faisant  des  échanges  à  la  fois  avec  Zanzibar  et  avec 
Benguela,  c'est-à-dire  avec  les  côtes  des  deux  océans. 

Les  indigènes  sont  d'uu  naturel  exceptionnellement  doux  et  pa- 
cifique, car,  quoique  les  étrangers  venus  dans  le  pays  n'y  appa- 
raissent guère  que  pour  faire  la  chasse  aux  esclaves,  ruiner  les 
villages  et  les  dépeupler,  presque  partout  les  voyageurs  anglais 
ont  pu  se  procurer  des  vivres  au  prix  ordinaire,  et  s'ils  ont  été  vo- 
lés, c'est  presque  toujours  par  leurs  propres  porteurs.  Les  cultures 
sont  très  bien  entendues  et  faites  avec  soin,  et  les  hommes  y  tra- 
vaillent presque  tout  le  jour.  Quand  le  pays  n'est  pas  dévasté  par 
la  guerre,  la  population  augmente  et  la  jungle  se  défriche  rapide- 
ment. Cameron  en  cite  un  exemple  remarquable.  Quand  Burton  et 
Speke  se  dirigèrent  vers  l'intérieur,  dans  le  voyage  où  ils  découvri- 
rent le  Tanganyka,  en  1857,  ils  eurent  beaucoup  de  peine  à  tra- 
verser le  pays  de  Mgunda-Mkali.  L'eau  manquait,  la  jungle  était 
presque  infranchissable,  et  beaucoup  de  porteurs  y  périrent.  Lors- 
que Cameron  y  arriva  en  1873,  tout  était  changé.  Une  tribu  des 
Wanyamwési,  refoulée  par  des  guerres  locales,  s'était  fixée  dans  la 
contrée;  au  milieu  de  la  forêt,  elle  avait  construit  des  villages, 
creusé  des  puits  et  converti  la  jungle  en  champs  parfaitement  cul- 
tivés. L'aspect  du  pays  était  ravissant  ;  il  ressemblait  aux  beaux 
sites  des  parcs  anglais.  Des  stations  européennes  trouveraient  donc 
autour  d'elles  les  moyens  de  vivre  dans  l'abondance,  et  si,  en  se 
multipliant,  elles  parvenaient  à  rendre  moins  fréquentes  les  guerres 
de  tribu  à  tribu  qui  désoient  le  pays,  le  progrès  serait  assuré,  et  le 
bien-être  augmenterait  rapidement. 

Un  autre  exemple  du  succès  qui  attend  le  colon  dans  ces  contrées 
longtemps  considérées  comme  inabordables  nous  est  fourni  par  les 
aventures  dont  M.  Bonnat  a  récemment  fait  le  récit  à  la  Société  de 

plaindre  des  autorités  égyptiennes  sur  le  golfe  d'Adea.  La  Société  de  géographie  ita- 
lienne a  dû  lui  envoj'er  dos  secours,  et  depuis  lors  on  n'en  a  pas  de  nouvelles.  Ce 
voyage  pourrait  amener  des  découvertes  dans  une  contrée  inconnue,  mais  il  n'ouvrira 
probablement  pas  une  voie  nouvelle  pour  le  commerce.  La  route  la  plus  directe  vers 
le  Tanganyka  serait  par  la  rivière  encore  peu  connue,  le  Lufidche. 


600  REYUE   DES    DEDX   MONDES. 

géographie  de  Paris.  En  1866,  M.  Bonnat  faisait  partie  d'une  expé- 
dition placée  sous  le  commandement  du  capitaine  Charles  Girard, 
qui  avait  résolu  de  remonter  le  Niger.  M.  Girard  ayant  renoncé  à 
l'entreprise,  M.  Bonnat  pénétra  seul  dans  l'intérieur  de  la  Guinée, 
et  fit  des  affaires  très  lucratives.  Le  village  où  il  habitait  fut  atta- 
qué et  pris  par  les  Achantis.  Conduit  à  Coumassie,  dans  la  capitale, 
il  fut  d'abord  traité  très  durement  ainsi  que  deux  compagnons  de 
captivité,  un  Allemand  et  sa  femme.  Bientôt  le  roi  le  prit  en  affec- 
tion et  lui  accorda  sa  faveur.  M.  Bonnat  resta  là  cinq  ans,  comblé  de 
bienfaits.  Sa  demeure  fut  reconnue  comme  un  lieu  de  refuge  invio- 
lable. Il  apprit  la  langue  des  indigènes  et  constata  qu'ils  faisaient  un 
commerce  important  avec  une  grande  ville  de  l'intérieur,  Salaga, 
qui  reçoit  des  objets  du  Sahara  et  même  de  la  Tunisie.  Quand  les 
Anglais  firent  la  guerre  aux  Achantis,  le  roi  résolut  de  le  mettre  à 
mort.  Il  fat  attaché  à  un  arbre  et  allait  être  décapité  lorsque  heu- 
reusement les  marins  entrèrent  dans  Coumassie.  En  187Zi,  il  repar- 
tit pour  l'Afrique  afin  de  s'établir  dans  cette  ville  de  Salaga,  dont 
il  avait  entendu  dire  des  merveilles.  Il  parvint  à  remonter  la  ri- 
vière le  Volta,  malgré  ses  rapides,  et  à  vaincre  les  résistances  des 
chefs  indigènes;  il  a  ouvert  ainsi  une  voie  nouvelle  au  commerce. 
Il  est  le  premier  Européen  qui  soit  arrivé  à  Salaga,  ville  de  plus  de 
ZiO,000  habitans,  située  dans  la  haute  Guinée,  en  arrière  du  Daho- 
mey et  des  Achantis.  Il  y  a  fondé  un  comptoir  et  réalisé  des  béné- 
fices considérables.  Il  y  achète  l'ivoire  à  1  fr.  20  le  kilogramme,  et 
vend  730  fr.  la  tonne  le  sel,  qui  s'obtient  en  Europe  à  50  fr.  La 
poudre  d'or,  qui  a  donné  son  nom  à  la  Côte-d'Or,  y  abonde  dans  le 
sable  des  rivières.  M.  Bonnat  est  revenu  en  Europe  pour  en  rap- 
porter des  moyens  d'exploitation  perfectionnés;  il  repart  dans  peu 
de  jours  avec  M.  George  Bazin,  le  fils  de  l'inventeur  de  la  drague 
si  ingénieuse  dont  on  s'est  servi  pour  retirer  l'argent  du  fameux 
galion  espagnol  coulé  dans  la  baie  de  Vigo.  M.  Bonnat  n'a  jamais 
été  malade  là-bas,  parce  qu'il  s'est  nourri  comme  les  indigènes,  et 
pourtant  le  climat  de  la  Guinée  est  plus  malsain  que  celui  de  la  ré- 
gion des  grands  lacs. 

Le  fléau  de  l'Afrique,  c'est  le  commerce  des  esclaves.  Pour  s'en 
procurer,  on  organise  de  véritables  chasses  à  l'homme.  Les  trafi- 
quans  arabes  vers  la  côte  de  l'Océan  indien,  les  métis  portugais  du 
côté  de  rOcéan-x\dantique,  exécutent  ces  chasses  avec  le  concours 
des  chefs  indigènes.  Ceux-ci,  pour  se  procurer  des  colonnades,  des 
verroteries  ou  des  armes,  livrent  leurs  propres  sujets  ou  assaillent 
les  tribus  voisines.  Il  en  résulte  des  guerres  d'extermination.  Les 
chasseurs  d'hommes  attaquent  subitement  un  village,  tuent  ceux 
qui  résistent  et  s'emparent  de  tous  ceux  qui  n'ont  pas  fui,  hommes, 
femmes  et  enfans.  Une  partie  de  ces  captifs  sont  dirigés  vers  la 


l'afrique  centrale.  601 

côte  et  transportés  en  Egypte  et  en  Arabie,  d'autres  sont  vendus  sur 
les  marchés  intérieurs  pour  exécuter  les  travaux  agricoles  et  do- 
mestiques; d'autres  enfin  servent  d'intermédiaire  aux  échanges,  de 
véritable  monnaie.  Dans  toute  la  région  entre  la  côte  du  Congo  et 
le  Tanganyka,  le  prix  des  objets  est  évalué  en  têtes  d'esclaves  comme 
autrefois  il  l'était  en  Europe  en  têtes  de  bétail.  A  différentes  re- 
prises, Gameron  ne  put  rien  se  procurer  parce  qu'il  n'avait  pas  la 
seule  monnaie  que  l'on  voulait  recevoir  en  paiement.  Les  trafiquans 
se  rendent  dans  les  régions  où  l'ivoire  est  abondant  et  ils  achètent 
en  payant  avec  des  esclaves.  Pour  revenir  de  Nyangwé  à  Benguela, 
Gameron  a  été  obligé  de  faire  la  route  avec  des  métis  portugais  qui 
emmenaient  vers  Bihé  des  troupeaux  de  ces  malheureux  (1). 

A  mesure  que  le  commerce  pénètre  à  l'intérieur  et  que  les  chefs 
contractent  de  nouveaux  besoins,  le  fléau  s'étend  et  fait  plus  de  vic- 
times. Pour  dix  esclaves  qui  arrivent  à  destination,  cent  individus 
périssent  dans  l'assaut  des  villages  et  le  long  de  la  route.  Pour  fuir 
les  chasseurs  d'esclaves,  les  indigènes  abandonnent  leurs  habita- 
tions, se  cachent  dans  la  jungle,  et  retournent  à  l'état  sauvage.  Ga- 
meron a  trouvé  partout  de  ces  infortunés  dans  les  forêts  qui  bordent 
le  Tanganyka.  Livingstone  a  tracé  un  tableau  navrant  des  ravages 
produits  par  la  traite.  En  1851,  quand  il  visita  la  région  du  Nyassa, 
il  y  trouva  une  population  nombreuse,  cultivant  avec  soin  un  sol 
fertile  et  vivant  dans  un  grand  bien-être.  Le  climat  était  si  beau, 
et  les  indigènes  si  doux,  si  laborieux,  qu'il  songea  dès  lors  h  y  éta- 
blir la  colonie  qui  s'y  est  fondée  récemment  sous  son  nom.  Dix  ans 
après,  quand  il  repassa  dans  le  même  pays,  il  ne  le  reconnut  plus. 
Les  villages  avaient  été  brûlés,  les  cultures  étaient  abandonnées;  les 
habitans  avaient  disparu,  tués,  emmenés  ou  cachés  dans  les  jungles. 
Les  ruisseaux,  les  buissons  étaient  encore  remplis  de  cadavres  et 
aux  arbres  pendaient  des  corps  de  femmes  horriblement  mutilés. 
Dans  les  derniers  temps  de  sa  vie,  Livingstone  était  sans  cesse  pour- 
suivi par  ces  horribles  images.  «  Quand  j'ai  essayé,  écrit-il  peu  de 
temps  avant  sa  mort,  de  rendre  compte  de  la  traite  dans  l'est  de 

(1)  Ce  fait,  rapporté  par  Cameron,  a  donné  lieu  à  une  protestation  énergique  de 
M.  Texeira  de  Vasconcellos  et  de  M.  d'Andrade,  au  sein  des  chambres  portugaises. 
En  effet  il  serait  injuste  de  rendre  le  gouvernement  portugais  responsable  des  hor- 
reurs commises  par  des  métis  et  môme  par  des  nègres  qui  se  disent  Portugais  parce 
qu'ils  ont  appris  quelques  mots  de  la  langue  portugaise  pendant  leur  séjour  dans  les 
villes  de  la  côte.  Dans  l'excellent  livre,  0  Trabalho  rural  africano,  du  regretté  mar- 
quis de  Sa  da  Bandeira,  on  peut  voir  les  mesures  prises  successivement  pour  assurer 
l'égalité  de  droits  à  tous  les  indigènes  des  colonies  portugaises.  Comme  l'a  démontré 
avec  une  véritable  éloquence  M.  Texeira,  le  Portugal  a  adopté  des  lois  aussi  humaines 
que  les  pays  qui  prétendent  lui  donner  des  leçons.  Toutefois  les  gouverneurs  de  ses 
colonies  africaines  pourraient  veiller  avec  plus  de  soin  à  ce  que  l'on  n'abuse  pas  du 
pavillon  portugais  pour  couvrir  un  trafic  odieux,  sévèrement  interdit  par  les  lois. 


602  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

l'Afrique,  j'ai  dû  rester  très  loin  de  la  vérité  de  peur  d'être  taxé 
d'exagération;  mais  en  surfaire  la  cruauté  et  les  calamités  qui  en 
résultent  est  impossible.  Le  spectacle  que  j'ai  eu  sous  les  yeux,  — 
incidens  communs  de  ce  trafic,  —  est  tellement  révoltant,  que  je 
m'efforce  sans  cesse  de  l'effacer  de  ma  mémoire.  Je  parviens  à  ou- 
blier parfois  les  souvenirs  les  plus  pénibles,  mais  souvent  les  scènes 
épouvantables  auxquelles  j'ai  assisté  se  représentent  à  mes  yeux 
malgré  moi,  et  me  réveillent  en  sursaut,  frappé  d'horreur,  au  mi- 
lieu de  la  nuit.  » 

«  L'Afrique,  dit  Cameron,  perd  son  sang  par  tous  les  pores.  Un 
pays  d'une  fécondité  inouie,  qui  ne  demande  que  du  travail  pour 
devenir  le  premier  centre  de  production  du  monde,  est  dépeuplé 
par  la  traite  et  par  les  massacres  qui  l'accompagnent.  Si  rien  ne 
vient  mettre  un  terme  à  ces  guerres  d'extermination,  le  pays  de- 
viendra un  désert  absolument  impénétrable  pour  les  commerçans 
et  les  voyageurs.  C'est  une  honte  pour  le  xix^  siècle  que  de  pareilles 
horreurs  puissent  continuer.  Il  est  incompréhensible  que  l'Angle- 
terre, dont  les  manufactures  manquent  de  travail,  laisse  échapper 
une  occasion  si  favorable  d'ouvrir  à  ses  produits  un  débouché 
aussi  important.  »  Dans  le  consciencieux  ouvrage  de  M.  Berlioux,  la 
Traite  orientale,  nous  voyons  que  cet  odieux  trafic  a  encore,  outre 
la  région  au  sud  de  l'équateur,  deux  autres  centres.  C'est  d'abord 
le  Soudan,  dont  les  esclaves  sont  amenés  sur  le  grand  marché  de 
Kouka,  dans  le  Bournou,  et  ensuite  acheminés  vers  Mourzouk,  capi- 
tale du  Fezzan,  et  ainsi  vers  la  Tunisie  et  Tripoli;  en  second  lieu, 
c'est  le  Haut-Nil.  Les  cruautés  commises  dans  cette  contrée  ont  été 
souvent  décrites  par  les  nombreux  voyageurs  européens  qui  ont  vi- 
sité le  pays,  et  récemment  encore  on  pouvait  accuser  justement  les 
autorités  égyptiennes  de  Khartoum  de  tolérer  et  souvent  même  de 
favoriser  la  traite  (1).  Des  marchands  arabes  et  des  aventuriers  eu- 
ropéens s'avançaient  dans  le  pays  des  Shillouks,  des  Dinkas  et  des 
Djours  jusque  vers  Gondokoro,  sous  prétexte  de  chasser  l'éléphant 
et  d'acheter  de  l'ivoire.  Ils  commandaient  une  troupe  de  200  à 
300  mécréans  bien  armés,  construisaient  un  séribah  ou  camp  retran- 
ché ;  de  là  ils  opéraient  des  razzias  parmi  les  tribus  environnantes, 
incapables  d'opposer  une  résistance  sérieuse.  Baker  estimait  le  bé- 
néfice moyen  annuel  de  chaque  séribah  à  /i50  esclaves  par  an.  Les 
chasseurs  d'hommes  reçoivent  du  patron  une  solde  en  têtes  d'es- 
claves. On  estime  que  la  traite  enlevait  naguère  encore  de  cette  ré- 
gion seule  30,000  nègres  par  an,  qui  s'écoulaient  dans  tons  les  pays 
musulmans.  Gela  supposait  une  destruction  d'environ  200,000  vies 
humaines.  Le  total  des  malheureux  réduits  en  captivité  et  surtout 

(l)  Voyez,  dans  la  Revue  du  l"  mars  1875,  Un  Voijage  au  centre  de  l'Afrique,  par 
M.  R.  Radau. 


l'afrique  centrale,  603 

égorgés  dans  les  razzias  doit  être  bien  supérieur  à  un  demi-million. 
Heureusement  deux  faits  tout  récens  font  espérer  que  la  traite 
cessera  dans  toute  la  moitié  occidentale  de  l'Afrique.  Il  y  a  quel- 
ques jours,  le  colonel  Gordon,  partant  pour  aller  prendre  à  Khartoum 
le  commandement  de  toutes  les  forces  égyptiennes  sur  le  Ilaut-i\il, 
a  annoncé  sa  détermination  de  mettre  à  tout  prix  un  terme  à  la  traite, 
et,  s'il  ne  succombe  pas,  il  n'y  a  pas  à  douter  qu'il  n'y  parvienne. 
On  se  rappelle  qu'en  1873  sir  Bartle  Frère,  à  la  tête  d'une  flottille 
anglaise,  a  arraché  au  souverain  de  Zanzibar  la  promesse  de  ne 
plus  tolérer  la  vente  et  l'exportation  des  esclaves  par  ses  états.  De- 
puis ce  temps,  la  traite  se  faisait  par  Kilwa;  mais  récemment  le 
consul-général  d'Angleterre,  le  docteur  Kirk,  a  obtenu  du  sultan 
une  proclamation  qui  déclare  illégal  l'équipement  de  toute  caravane 
destinée  au  commerce  des  esclaves  et  qui  menace  de  confiscation 
tous  ceux  qui  arriveraient  à  la  côte.  L'édit  ayant  été  rigoureuse- 
ment mis  à  exécution,  les  bandes  de  captifs  déjà  en  route  vers  la 
côte  ont  dû  être  ramenées  vers  l'intérieur.  Les  prêteurs  d'argent  re- 
fusent d'aventurer  leurs  capitaux  dans  des  entreprises  dont  le  ré- 
sultat est  si  chanceux.  Une  expédition  où  1  million  de  francs  avait 
été  engagé  a  abouti  à  une  perle  totale.  La  traite  est  donc  pour  le 
moment  suspendue  tout  le  long  de  la  côte  de  Zanzibar  (1).  D'après 
une  note  manuscrite  du  brave  capitaine  Young,  qui  commande  la 
station  Livingstonia,  sur  le  Nyassa,  des  résultats  inespérés  ont  été 
obtenus.  Ordinairement  10,000  esclaves  passaient  par  l'extrémité 
sud  du  lac,  en  route  vers  la  côte.  En  1876,  seulement  88  de  ces 
malheureux  sont  parvenus  à  destination  par  cette  voie.  Si  par  ces 
mesures  énergiques  on  parvient  à  rendre  les  opérations  de  la  traite 
trop  chanceuses  pour  être  profitables,  il  est  probable  que  les  mar- 
chands arabes  y  renonceront;  mais,  comme  le  fait  très  justement 
remarquer  M.  Horace  Waller,  il  en  résultera  un  grand  danger  pour 
les  relations  ultérieures  avec  le  centre  de  l'Afrique.  Les  chefs  indi- 
gènes et  les  trafiquans  arabes  qui  résidaient  dans  cette  région  vont 
se  trouver  subitement  privés  des  moyens  de  se  procurer  les  coton- 
nades, les  verroteries,  les  armes  et  les  autres  objets  qu'ils  payaient 
par  l'exportation  des  esclaves.  Ce  n'est  pas  avec  l'ivoire  et  le  tabac 
seulement  qu'ils  peuvent  donner  la  contre-valeur  de  leurs  achats. 
Ils  seront  exaspérés  de  voir  leur  commerce  anéanti,  et  très  proba- 
blement ils  chercheront  à  s'en  venger  sur  les  voyageurs  et  les  mis- 
sionnmres,  qu'ils  rendront  responsables  de  la  suppression  de  la 
traite.  Le  seul  moyen  d'échapper  à  ce  péril,  c'est  de  mettre  à  exé- 
cution l'idée  du  roi  des  Belges  et  de  demander  au  centre  de  l'Afrique 

(1)  J'emprunte  ces  détails  précis  à  une  intéressante  lettre  publiée  récemment  dans 
les  journaux  anglais  par  M.  Horace  Waller,  qui  a  résidé  plusieurs  années  à  Zanzibar 
et  dans  l'intérieur  du  continent  africain. 


604  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

des  produits  du  sol  en  échange  des  marchandises  européennes.  La 
plupart  des  chefs,  affirme  M.  Waller,  qui  a  été  longtemps  en  rela- 
tion avec  eux,  comprennent  très  bien  que  la  chasse  à  l'homme  et 
les  massacres  qui  en  résultent  ruinent  leur  pays,  et  ils  seraient 
heureux  de  voir  un  commerce  régulier  remplacer  l'odieux  trafic  de 
chair  humaine. 

Même  dans  l'état  actuel,  les  denrées  d'exportation  ne  manque- 
raient pas,  si  les  moyens  de  transport  n'étaient  pas  si  coûteux.  Quand 
il  faut  tout  porter  à  dos  d'hommes,  il  n'y  a  que  l'ivoire,  l'or,  les 
gommes  ou  les  esclaves  qui  se  transportent  eux-mêmes,  qu'on  peut 
expédier  avec  profit  jusqu'à  la  côte.  Avec  des  bateaux  à  vapeur,  un 
tramway  ou  un  service  d'éléphans,  le  commerce  prendrait  un  déve- 
loppement extraordinaire.  Dans  le  dernier  chapitre  de  son  livre,  le 
commandant  Gameron  énumère  les  principaux  produits  que  l'on 
pourrait  exporter.  C'est  le  sucre,  car  la  canne  prospère  là  où  l'eau 
ne  manque  pas,  — le  coton  qu'on  cultive  partout,  et  qui  croît  à 
l'état  sauvage  dans  diverses  provinces,  notamment  dans  l'Ufipa,  — 
l'huile  de  palme,  qui  abonde  dans  tout  le  bassin  du  Lualaba  jusqu'à 
la  hauteur  de  700  mètres,  —  le  café,  qui  croît  spontanément  dans  le 
Karagwé  et  ailleurs  et  dont  la  fève  aux  environs  de  Nyangwé  a  la 
grosseur  et  la  saveur  du  moka,  —  le  tabac,  cultivé  un  peu  partout 
et  qui  dans  l'Ujiji  est  de  toute  première  qualité,  —  le  sésame  et 
l'huile  de  ricin,  toutes  les  épices,  le  riz,  le  sorgho,  le  copal,  le  caout- 
chouc, le  maïs,  la  banane,  le  chanvre,  la  cire,  les  peaux,  le  cuivre, 
l'or,  le  cinabre  et  l'argent,  telles  sont  les  principales  richesses  que 
recueillent  déjà  les  indigènes,  sans  compter  celles  que  l'œil  de  l'Eu- 
ropéen découvrirait  et  que  sa  main  mettrait  en  œuvre.  L'exemple  de 
M.  Bonnat  montre  les  chances  de  succès  qui  attendent  les  hommes 
entreprenans  qui,  appuyés  par  la  Société  internationale  d'explo- 
ration, iraient  se  fixer  dans  cette  magnifique  contrée. 

La  centième  partie  des  efforts  qu'a  coûtés  la  conquête  de  l'Inde 
suffirait  pour  fonder  ici  un  empire  plus  grand,  plus  productif,  moins 
coûteux  à  administrer  et  moins  exposé  aux  compétitions  de  l'étran- 
ger. La  terre  vierge  de  l'Afrique  centrale  est  autrement  féconde  que 
celle  de  l'Hindoustan,  déjà  appauvrie  par  des  milliers  d'années  de 
culture  épuisante.  Régulièrement  et  bien  plus  abondamment  ferti- 
lisée par  les  pluies  équinoxiales,  elle  n'est  jamais  exposée  à  ces  sé- 
cheresses qui  produisent  périodiquement  de  si  cruelles  famines  dans 
les  provinces  de  la  grande  colonie  anglaise.  Le  nègre  est  un  travail- 
leur agricole  bien  plus  vigoureux  que  l'Hindou,  et,  partout  où  règne 
un  peu  de  sécurité,  la  population  se  multiplie  rapidement  et  les 
bras  abondent.  Dans  toute  la  région  des  grands  lacs,  les  villages  se 
touchent;  leurs  terres  sont  cultivées  avec  grand  soin,  et  ceux  qui 
les  font  valoir  sont  mieux  nourris  que  les  ouvriers  ruraux  de  l'Eu- 


l'afbique  centrale.  605 

rope.  Il  s'ouvrirait  donc  ici  pour  les  produits  de  nos  manufactures 
un  débouché  plus  vaste  que  celui  de  l'Inde  et  de  l'Australie  réunies. 
Ce  qu'il  y  a  de  beau  dans  le  dessein  poursuivi  par  la  conférence  de 
Bruxelles,  c'est  qu'il  s'agit  non  pas  de  conquérir  l'Afrique  centrale 
par  la  force,  au  profit  d'un  seul  état,  mais  de  faire  entrer  cette  im- 
mense région  dans  le  grand  courant  de  la  civilisation,  par  la  paix  et 
le  commerce,  au  profit  de  l'humanité  tout  entière.  L'organisation  de 
l'œuvre  fondée  à  Bruxelles,  les  nobles  paroles  prononcées  par  le  roi 
Léopold  en  inaugurant  ses  travaux,  font  parfaitement  ressortir  le 
caractère  international  de  l'entreprise.  A  la  tête  se  trouve  un  comité 
exécutif  composé  d'un  président,  qui  n'est  autre  que  le  roi  des 
Belges  lui-même,  et  de  trois  membres,  qui  sont  M.  de  Quatrefages 
pour  la  France,  le  docteur  Nachtigal  pour  l'Allemagne  et  sir  Bartle 
Frère  pour  l'Angleterre;  il  s'adjoindra  deux  délégués  de  chaque 
comité  national  qui  s'établira  dans  les  différens  pays.  La  mission 
de  ces  comités  nationaux  est  de  populariser  autour  d'eux  le  pro- 
gramme adopté,  de  recueillir  des  souscriptions  et  de  faire  parvenir 
au  conseil  international  les  propositions  pour  le  meilleur  emploi 
des  fonds.  En  Belgique,  le  comité  national  s'est  fondé  immédiate- 
ment sous  la  présidence  du  frère  du  roi,  le  comte  de  Flandre.  L'ex- 
trême attachement  du  pays  pour  son  souverain  a  fait  affluer  les 
souscriptions.  La  plupart  des  corps  constitués,  les  régimens  de  l'ar- 
mée, la  garde  civique,  les  conseils  communaux  et  provinciaux,  les 
fonctionnaires,  les  établissemens  industriels  et  les  particuliers  ont 
envoyé  leur  obole.  La  somme  déjà  réunie  suffît  pour  donner  un  re- 
venu annuel  de  124,000  francs,  et  par  conséquent  pour  faire  chaque 
année  les  frais  d'une  expédition.  Si  la  crise  industrielle  n'avait  pas 
considérablement  réduit  le  revenu  de  chacun,  les  souscriptions  au- 
raient été  plus  fortes,  et  l'œuvre  d'ailleurs  n'en  est  qu'à  son  début. 
En  Allemagne,  le  comité  national  s'est  constitué  sous  les  auspices 
du  prince  impérial  et  a  pour  président  le  prince  de  Reuss.  En  An- 
gleterre, YAfrican  exploration  fund  est  placé  sous  le  patronage 
du  prince  de  Galles.  Le  Portugal,  ce  pays  des  grands  navigateurs, 
ne  restera  pas  indifférent  à  l'œuvre,  car  ses  intrépides  voyageurs, 
les  frères  Pombeiros,  de  1806  à  1815,  et  Silva  Porto,  de  1853  à 
1 857,  avaient  déjà  traversé  l'Afrique  de  la  côte  du  Congo  à  celle  de 
Mozambique,  et  les  ports  qui  serviront  de  principale  issue  au  com- 
merce avec  l'Afrique  centrale  lui  appartiennent.  Un  comité  est  en 
voie  de  formation  sous  le  patronage  de  la  Société  de  géographie  de 
Lisbonne  et  du  ministère  des  colonies.  Un  rôle  important  semble 
aussi  réservé  aux  Pays-Bas,  dont  les  enfans  ont  colonisé  le  Gap  et 
fondé  les  deux  états  libres  de  l'Oranje-Staat  et  du  Transvaal,  qui 
sont  destinés  à  former  l'anneau  de  jonction  de  la  chaîne  de  postes 
civilisés  à  établir  depuis  le  Caire  et  Khartoum  jusqu'à  l'extrémité 


606  RETU£   DES   DEUX   MONDES. 

de  l'Afrique  australe.  Le  comité  néerlandais  s'est  constitué  sous  la 
présidence  du  prince  Henri  des  Pays-Bas.  Le  comité  autrichien  a 
pour  président  le  baron  de  Hofmann,  ministre  des  finances,  sous  le 
patronage  de  l'archiduc  Rodolphe,  prince  impérial.  Le  comité  ita- 
lien est  en  voie  de  formation  sous  la  présidence  du  prince  héritier. 
Le  comité  français  se  constitue  sur  l'initiative  de  l'amiral  La  Roncière 
Le  Noury  et  par  le  concours  de  la  Société  de  géographie  de  Paris. 
Une  Société  d'exploration  de  l'Afrique  s'est  établie  à  Madrid  sous 
la  présidence  du  roi  d'Espagne,  conformément  au  programme  de  la 
conférence  internationale  de  Bruxelles.  Le  juge  Daly  travaille  à  la 
constitution  d'un  comité  national  aux  États-Unis,  et  le  président  de 
la  Société  de  géographie  de  Genève,  M.  Bouthillier  de  Beaumont, 
a  fait  savoir  qu'un  comité  suisse  s'y  forme.  Enfin  le  roi  de  Suède, 
le  roi  de  Saxe,  le  grand-duc  de  Bade,  le  duc  de  Saxe-Weimar,  le 
grand-duc  Constantin  de  Russie,  le  prince  héritier  de  Danemark, 
l'archiduc  Charles-Louis  d'Autriche,  ont  accepté  le  titre  de  membres 
d'honneur  du  comité  international.  Toutes  les  maisons  souveraines 
de  l'Europe  ont  donc  apporté  au  moins  l'appui  de  leur  nom  à  l'œuvre 
africaine  fondée  à  Bruxelles,  et  même  le  sultan  de  Zanzibar  a  écrit 
au  roi  des  Belges  qu'on  pouvait  compter  sur  son  concours. 

Il  est  à  souhaiter  que  tous  les  peuples  de  l'Europe  s'associent 
de  tout  cœur  dans  cette  sainte  croisade  de  la  civilisation  contre  la 
barbarie  et  le  trafic  des  êtres  humains,  précisément  au  moment 
oij.  les  rivalités  des  gouvernemens  menacent  à  chaque  instant  de  les 
mettre  aux  prises,  malgré  eux  et  quand  ils  n'aspirent  qu'à  travailler 
en  paix.  Au  sein  de  la  conférence  de  Bruxelles,  les  représentans  des 
différentes  nations  se  donnaient  la  main,  oubliant  tonte  animosité  et 
tout  grief  ancien,  pour  ne  songer  qu'à  la  noble  mission  à  poursuivre 
en  commun.  Ne  serait-ce  pas  une  admirable  affirmation  du  grand 
principe  de  la  fraternité  humaine  que  de  voir,  au  milieu  du  bruit  des 
armes  et  des  préparatifs  de  guerre,  naître  et  se  développer  une  as- 
sociation internationale  qui,  créée  par  l'initiative  d'un  souverain  et 
soutenue  par  la  sympathie  et  le  concours  de  tous  les  autres,  ferait 
appel  aux  sentimens  de  charité  des  différons  peuples  de  notre  con- 
tinent, pour  apporter  aux  infortunés  habitans  d'un  continent  voi- 
sin l'ordre,  la  sécurité,  la  liberté,  la  suppression  de  la  traite  et 
tous  les  bienfaits  de  la  civilisation  moderne?  Ne  serait-ce  pas  aussi 
la  plus  éloquente  et  en  même  temps  la  plus  irréprochable  des  pro- 
testations contre  cette  politique  de  jalousies  et  de  méfiances  réci- 
proques, qui  finira  par  précipiter  dans  une  mêlée  générale  les  na- 
tions qui  ne  devraient  avoir  qu'un  but,  répandre  sur  le  globe  entier 
les  principes  de  justice  révélés  par  le  christianisme,  pour  l'affran- 
chissement et  le  bonheur  de  tous  les  hommes? 

Emile  de  Laveleye. 


LES 


COLONIES  FRANÇAISES 

ET    LE    BUDGET 


Dans  un  rapport  à  la  chambre  sur  le  budget  de  1876 ,  l'amiral 
Pothuau  exposait  que,  déduction  faite  de  la  dotation  du  service 
colonial,  montant  à  h'2  millions  de  francs,  le  budget  de  la  marine 
se  trouvait  réduit  à  la  somme  de  123  millions,  —  «  chiffre  insuffi- 
sant surtout  à  cause  du  taux  élevé  des  dépenses  relatives  au  ma- 
tériel naval.  »  La  discussion  qui  suivit  fit  ressortir  les  sacrifices 
qui  avaient  été  imposés  à  la  marine  depuis  la  guerre  de  1870. 
Un  membre  de  l'assemblée  en  porta  le  calcul  à  la  tribune.  Les 
magasins  de  la  marine  ont  été  vidés  au  profit  de  la  guerre,  di- 
sait-il :  elle  a  perdu  de  ce  chef  30  millions  qui  ne  lui  ont  pas  été 
remboursés;  les  constructions  navales  ont  été  arrêtées,  et  de  ce  fait 
elle  a  été  obligée  de  subir  une  annulation  de  crédits  de  80  mil- 
lions. Enfin,  la  paix  faite,  l'assemblée  a  cru  nécessaire  de  réduire 
le  budget  de  la  marine,  et  les  diminutions,  pendant  les  années  i  872 
et  1873,  se  sont  élevées  à  33  raillions.  Somme  toute,  le  service  de 
la  marine  a  vu,  depuis  1869,  l'ensemble  de  sa  dotation  réduit  d'au 
moins  180  millions.  Il  en  est  résulté  une  diminution  du  nombre  des 
officiers,  dont  les  cadres  ont  été  restreints  d'office  par  des  retraites 
forcées,  l'interruption  des  constructions  navales  à  une  époque  de 
transformation  de  toutes  les  marines  et  de  création  de  flottes  nou- 
velles, l'inactivité  à  terre  d'un  grand  nombre  de  jeunes  officiers. 
L'amiral,  dans  son  rapport,  disait  à  ce  sujet  :  «  Si  les  officiers  navi- 
guent peu,  surtout  lorsqu'ils  sont  jeunes,  ils  perdent  le  goût  de  leur 
métier.  »  En  outre,  l'artillerie  a  été  fort  délaissée.  Or  sa  mission 
consiste  non-seulement  dans  l'armement  de  notre  flotte,  mais  des 


608  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

forts  de  mer  dans  les  arsenaux.  Elle  est  chargée  aussi  de  centraliser 
les  dépenses  relatives  aux  torpilles,  «  et  la  plus  grande  partie  de 
ce  matériel  est  à  créer,  »  ajoutait  l'amiral.  Enfin  les  travaux  hy- 
drauliques ont  été  négligés,  et  notamment  certains  ouvrages  indis- 
pensables à  Toulon,  où  il  n'est  plus  possible  de  les  ajourner. 

Cette  situation  ne  pouvait  durer  plus  longtemps,  car,  en  se  pro- 
longeant, elle  eût  créé  dans  les  services  les  plus  importans  de  la 
marine  des  déficits  qui  chaque  année  se  seraient  augmentés,  et 
qu'il  aurait  fallu  combler  tôt  ou  tard  par  l'allocation  de  crédits 
énormes  nécessairement  tardifs.  Aussi  le  ministre  de  la  marine  an- 
nonçait-il dans  la  discussion  l'intention  de  s'entendre  avec  son  col- 
lègue au  ministère  des  finances  pour  demander  à  l'assemblée  une 
allocation  extraordinaire  après  le  vote  du  budget  normal. 

A  cette  occasion,  l'un  des  orateurs  rappela  quels  éminens  ser- 
vices la  marine  a  rendus  en  France  pendant  la  guerre.  Il  n'était  pas 
besoin  d'invoquer  ce  souvenir;  l'assemblée  en  a  paru  pénétrée.  De 
tels  services  ne  sont  pas  de  ceux  qu'on  oublie;  mais  il  est  superflu, 
en  pareille  matière,  de  faire  appel  aux  bons  sentimens.  L'intérêt 
du  pays  est  si  profondément  engagé  dans  la  question,  le  soin  de 
conserver  une  marine  prospère  nous  est  si  impérieusement  com- 
mandé, —  alors  qu'on  voit  les  puissances  les  moins  maritimes  faire 
des  efforts  considérables  et  des  dépenses  énormes  pour  construire 
ou  acquérir  des  flottes ,  —  que  tout  le  monde  admet  sans  diffi- 
culté la  nécessité  de  ne  pas  laisser  déchoir  notre  établissement  na- 
val; mais  beaucoup  de  dépenses  moins  urgentes  et  moins  utiles 
accroissent  chaque  année  les  charges  de  l'état  et  détournent  mal- 
heureusement des  intérêts  essentiels  de  notre  pays  les  esprits  trop 
préoccupés  des  luttes  d'influence  et  de  partis  à  l'intérieur.  Le  fonc- 
tionnarisme en  France  est  comme  une  tache  d'huile  qui  s'étend 
indéfiniment  :  il  absorbe  nos  ressources  les  plus  précieuses  ;  le  reste 
ne  vient  qu'après.  Il  paraît  plus  facile  de  rayer  du  budget  un  vais- 
seau cuirassé  que  de  toucher  aux  appointemens  d'un  sous-préfet. 
Cherchons  donc,  en  dehors  de  cette  arche  sainte,  un  moyen  de 
rendre  à  la  marine  une  dotation  suffisante  sans  supprimer  un  seul 
emploi  dans  les  rangs  pressés  de  l'administration  publique. 

Alors  qu'on  alloue  123  millions  pour  l'armée  de  mer,  elle  sem- 
ble, avons-nous  dit,  en  dépenser  165.  Le  public,  qui  n'y  regarde 
pas  de  si  près,  est  assez  disposé  à  croire  que  cette  dernière  somme 
est  très  suffisante  et  doit  permettre  d'entretenir  une  flotte  considé- 
rable. Pourquoi  donc  encourager  cette  confusion?  Quel  rapport  si 
intime  y  a-t-il  entre  les  établissemens  pénitentiaires,  par  exemple, 
et  la  marine,  entre  la  conduite  d'un  vaisseau  et  l'administration 
civile  de  nos  établissemens  d'outre -mer?  Il  existe  entre  la  marine 
et  les  colonies  un  lien  d'ailleurs  assez  indirect  :  c'est  qu'on  y  va 


LES    COLONIES    FRANÇAISES.  609 

par  mer,  et  que  sur  mer  la  flotte  défend  les  colonies  en  temps  de 
guerre.  Est-ce  une  raison  pour  charger  la  marine  des  dépenses  de 
sécurité  coloniale?  Les  Anglais  trouvent  juste  que  les  colonies  fas- 
sent les  frais  de  la  défense  de  leur  nationalité.  Nous  n'avons  pas, 
comme  les  Anglais,  des  colonies  riches,  et  d'ailleurs  l'état  est  inté- 
ressé, ne  serait-ce  que  par  dignité  nationale,  à  la  conservation  de 
la  partie  du  territoire  français  située  au-delà  des  mers;  mais  dans 
quelle  mesure  est-il  vraiment  nécessaire  d'imposer  à  la  métropole 
des  dépenses  considérables  pour  la  sauvegarde  de  cet  intérêt  ? 
S'agit-il  d'un  intérêt  purement  moral,  ou  les  colonies  sont-elles  d'une 
utilité  positive  pour  la  métropole?  Quels  sont  leurs  titres  à  obtenir 
une  protection  onéreuse  pour  la  marine?  Pourquoi  cette  protection 
est-elle  mise  à  sa  charge?  De  ce  qu'elle  est  appelée  au  besoin  à  se 
battre  pour  la  défense  des  colonies,  s'ensuit-il  qu'il  soit  juste  de 
lui  faire  payer  les  frais  de  son  dévoûment? 

Ces  questions  sont  opportunes  à  une  époque  où  la  marine  est  ap- 
pauvrie, où  son  matériel  a  diminué  de  valeur.  On  ne  les  aborde 
guère.  Pourquoi?  Parce  qu'elles  soulèvent  des  susceptibilités  d'ail- 
leurs respectables,  parce  que  des  intérêts  de  partis  font  la  garde 
autour  d'elles ,  parce  que  d'honorables  souvenirs  du  passé  sont  évo- 
qués pour  renouveler  la  vivacité  des  sympathies  en  faveur  des  co- 
lonies. Mais  la  puissance  et  la  force  qu'il  convient  de  donner  à  notre 
flotte  sont  des  sujets  qui  ne  nous  touchent  pas  moins,  auxquels 
nous  serions  portés,  s'il  fallait  choisir,  à  donner  la  préférence.  Étu- 
dions donc  la  question  de  plus  près  et  voyons  quelle  est  en  ce  mo- 
ment la  situation  de  nos  colonies,  et  ce  que  sont  devenus  leurs 
rapport  avec  la  métropole. 


De  notre  ancien  empire  colonial,  il  nous  reste  trois  îles  d'une  as- 
sez grande  étendue  et  d'une  importance  considérable  :  deux  en 
Amérique,  qui  sont  la  Martinique  et  la  Guadeloupe ,  une  en  Afrique, 
la  Réunion.  Les  autres  territoires  français  en  Amérique  sont  :  une 
station  de  pêche  aux  îles  Saint-Pierre  et  Miquelon,  —  une  colonie 
noyée  en  partie,  dont  les  limites  sont  indécises,  la  Guyane,  où  la 
terre  et  les  eaux  se  confondent  encore,  où  l'œuvre  de  la  création 
ne  paraît  pas  complètement  terminée.  En  Afrique ,  nous  avons  le 
Sénégal,  route  commerciale  que  gardent  des  postes  échelonnés  le 
long  du  fleuve;  en  Asie,  les  établissemens  de  l'Inde,  des  terrains 
plutôt  que  des  territoires,  en  comparaison  de  l'empire  anglo-indien, 
dont  le  voisinage  fait  ressortir  notre  faiblesse,  la  Cochinchine,  où 
résident  quelques  fonctionnaires  et  quelques  soldats  préposés  à 

TOME  XX.  —  1877.  39 


610  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'administration  d'un  territoire  assez  peuplé,  assez  étendu,  mais 
malsain.  Faut-il  parler  en  Océanie  des  îles  Marquises,  de  Taïti, 
de  la  Nouvelle-Calédonie?  Celle-ci  seule  mérite  qu'on  la  mentionne, 
pour  ce  qu'elle  coûte,  non  pour  ce  qu'elle  rapporte,  car  jusqu'à  pré- 
sent elle  ne  nous  vaut  que  l'agitation  périodique  des  demandes 
d'amnistie. 

La  Martinique,  la  Guadeloupe  et  la  Réunion  ont  une  industrie  sé- 
rieuse, une  culture  de  grande  valeur,  dont  les  produits  comptent 
dans  l'ensemble  de  nos  importations;  notre  commerce  y  trouve  à 
placer  une  grande  quantité  de  marchandises,  nos  navires  et  nos 
matelots  y  sont  assurés  d'un  emploi  constant.  Ces  trois  colonies 
méritent  donc  un  intérêt  tout  spécial  ;  elles  se  trouvent  dans  des 
conditions  exceptionnelles.  Ce  sont  des  départemens  français  habi- 
tés par  une  société  polie,  hospitalière,  élégante,  et  par  une  multi- 
tude d'électeurs  de  race  africaine  parfaitement  illettrés.  On  y  jouit  de 
tous  nos  privilèges,  entre  autres  d'administrateurs  plus  payés  qu'oc- 
cupés; il  y  existe  des  journaux  de  toute  couleur,  plutôt  rouges  que 
de  toute  autre  nuance,  et,  pour  couronner  l'édifice,  des  partis  qui 
se  combattent  et  des  opinions  très  avancées  qui  l'emportent.  Ainsi 
dotées,  ces  fractions  du  territoire  français,  favorisées  par  le  soleil, 
n'ont  vraiment  rien  à  désirer,  car,  jouissant  de  tous  les  bienfaits  de 
la  liberté  et  de  l'égalité,  non  moins  que  les  nègres  eux-mêmes,  les 
colons  possèdent  encore  des  avantages  particuliers  qui  sont  refusés 
à  la  mère-patrie.  C'est  ce  que  nous  aurons  à  démontrer.  Au  demeu- 
rant, ces  trois  colonies  sont  florissantes  et  prospéreront  encore  da- 
vantage quand  elles  auront  achevé  de  payer  leurs  dettes.  La  France 
s'est  montrée  prodigue  à  leur  égard.  Leur  situation  industrielle  est 
bonne,  leur  situation  politique  prépondérante.  Il  est  utile  de  bien 
établir  ces  faits,  car  les  colonies  sont  promptes  à  la  plainte.  Sous  ce 
rapport,  l'abolition  de  l'esclavage  et  la  fabrication  du  sucre  indi- 
gène les  ont  servies,  loin  de  leur  nuire,  car  elles  ont  tant  fait  valoir 
le  préjudice  qu'elles  avaient  éprouvé  qu'il  n'y  a  aucune  sorte  de 
réparation  qu'on  ait  cru  pouvoir  leur  refuser. 

U  faut  remonter  à  l'origine  des  choses  et  rappeler  l'ensemble  de 
mesures  qui  constituaient  ce  qu'on  a  appelé  le  pacte  colonial.  A  pro- 
prement parler,  il  n'y  a  jamais  eu  de  j^acte  entre  la  France  et  ses 
colonies.  Celles-ci  ont  été  constituées  dans  le  seul  intérêt  et  au  seul 
profit  de  la  France,  de  son  industrie,  de  son  commerce  et  de  sa  na- 
vigation ;  les  anciens  mémoires  et  les  dépêches  des  gouverneurs  du 
temps  en  font  foi.  En  fait,  la  métropole  se  réservait  le  droit  d'appro- 
visionner les  colonies  de  tout  ce  qui  pouvait  leur  être  nécessaire;  en 
échange  elle  leur  accordait  le  droit  d'approvisionner  la  métropole  de 
toutes  les  denrées  produites  par  leur  agriculture  et  leur  industrie. 


LES    COLONIES    FRANÇAISES.  611 

Elle  réservait  encore  à  la  navigation  française  le  transport  des  mar- 
chandises entre  les  colonies  et  la  métropole.  Cette  législation  fit  la 
prospérité  des  établissemens  d'outre-mer  et  la  fortune  des  colons. 
Notre  industrie  et  notre  commerce  en  profitèrent  largement;  notre 
marine  commerciale  se  développa  et  acquit  une  grande  force  sous 
ce  régime  de  restriction,  qui  d'ailleurs  était  commun  alors  à  tous  les 
peuples  colonisateurs  :  les  Anglais,  les  Hollandais,  les  Espagnols. 
Sous  cette  tutelle,  les  colonies  étaient  prospères  quand  les  idées 
économiques  professées  par  Adam  Smith  firent  une  révolution  dans 
le  monde.  Comme  les  innovations  ont  toujours  de  la  peine  à  détrôner 
les  traditions,  il  devait  se  passer  du  temps  avant  l'application  de 
ces  nouveautés.  Des  années  et  des  événemens  se  succédèrent.  La 
guerre  remplit  les  premières  années  du  xix^  siècle.  Les  îles  fran- 
çaises tombèrent  au  pouvoir  de  l'Angleterre.  Le  sucre  indigène  na- 
quit en  France  et  obtint  de  très  grands  encouragemens.  Il  était  de- 
venu nécessaire  :  faible  d'abord,  cette  industrie  acquit  en  moins  de 
trente  ans  des  développemens  considérables,  dus  à  la  cherté  des 
sucres  coloniaux.  Cette  concurrence  altérait  évidemment  les  an- 
ciennes conditions  du  «  pacte  colonial.  »  Il  y  fut  porté  une  atteinte 
plus  profonde  encore  par  l'abolition  de  l'esclavage. 

C'est  vers  ce  temps  que  l'Angleterre  commença  l'application  des 
idées  du  célèbre  économiste  d'Ecosse  et  les  ût  passer  dans  ses  lois. 
Nous  n'avons  pas  à  rappeler  les  progrès  du  libre  échange  :  le  nou- 
veau principe  s'étendit  bientôt  aux  produits  de  la  culture  et  de 
l'industrie  coloniales.  L'Angleterre  prit  également  l'initiative  de 
cette  réforme;  la  France  l'imita  à  son  heure.  A  vrai  dire,  il  n'était 
plus  possible  de  maintenir  l'ancien  régime  colonial.  Les  bases  en 
avaient  été  renversées,  et  l'édifice  tombait  en  ruine.  Le  sucre  in- 
digène devenait  plus  exigeant  de  jour  en  jour;  les  colonies  pou- 
vaient prévoir  le  moment  où,  privées  de  toute  protection  contre 
cet  adversaire  puissant,  elles  se  verraient  expulsées  du  marché  de 
France.  En  de  telles  conditions  comment  maintenir  l'obligation  qui 
leur  était  imposée  de  se  restreindre  à  ce  marché?  L'injustice  eût 
été  trop  criante.  S'il  se  fût  agi  seulement  d'une  question  de  philo- 
sophie humanitaire,  comme  l'abolition  de  l'esclavage,  la  France 
aurait  pu  se  considérer  comme  dégagée  par  le  paiement  de  l'in- 
demnité, quoique  peut-être  insuffisante,  qu'avaient  reçue  les  an- 
ciens propriétaires.  On  est  assez  porté,  dans  l'adoption  des  mesures 
révolutionnaires,  à  faire  bon  marché  des  moyens  en  considération 
du  but.  Mais  la  question  du  sucre  indigène  ne  s'élevait  pas  au-des- 
sus d'un  intérêt  terre  à  terre,  d'une  utilité  pratique,  d'un  avan- 
tage positif;  elle  ne  pouvait  servir  de  texte  à  ces  dissertations  phi- 
losophiques qui  souvent  auraient  plus  de  crédit,  si  elles  ne  servaient 


612  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  piédestal  au  charlatanisme.  Il  y  avait  à  faire  un  compte  de  doit 
et  avoir  entre  la  métropole  et  les  colonies.  Celles-ci  d'ailleurs,  pous- 
sées à  bout,  étaient  les  premières  à  réclamer  les  compensations  du 
libre  échange  pour  balancer  la  perte  de  la  protection. 

C'est  en  1861  surtout  que  leurs  voix  furent  écoutées.  L'occasion 
était  favorable,  car  les  principes  de  la  liberté  commerciale  étaient 
alors  au  pouvoir  et  de  plus  à  la  mode.  Entre  le  sucre  des  colonies 
et  celui  de  la  betterave,  il  n'y  avait  plus  qu'un  faible  droit  de  pro- 
tection, et  cette  protection  devait  bientôt  cesser.  Une  réforme  était 
urgente  :  on  la  devait  aux  planteurs,  qui  avaient  le  droit  de  se 
plaindre;  on  la  devait  à  la  morale  et  à  l'équité.  Voici  donc  quels 
changemens  furent  adoptés.  Jusque-là,  les  colonies  étaient  tenues  de 
réserver  tous  leurs  produits  pour  la  métropole;  elles  furent  autorisées 
à  les  porter  à  l'étranger.  Elles  étaient  obligées  de  se  servir  exclusi- 
vement du  pavillon  national;  on  leur  conféra  le  droit  de  recourir  aux 
navigations  rivales.  Il  leur  était  interdit  de  recevoir  des  marchan- 
dises étrangères;  à  certaines  exceptions  près,  on  permit  cette  impor- 
tation. Ainsi  les  colonies  pouvaient  désormais  choisir  le  marché  le 
plus  avantageux  et  développer  leur  production  en  raison  des  moyens 
plus  nombreux  d'en  placer  les  fruits.  L'importation  des  marchandises 
étrangères  devait  contribuer  d'ailleurs  à  l'augmentation  de  cette  pro- 
duction en  procurant  au  meilleur  prix  possible  les  engins  nécessaires 
à  l'agriculture  et  à  la  fabrication  du  sucre.  Les  droits  étaient  com- 
binés de  manière  à  permettre  les  progrès  de  cette  dernière  indus- 
trie, surtout  par  la  construction  d'usines  destinées  à  remplacer  les 
moyens  imparfaits  qu'on  employait  jusqu'alors  pour  cuire  le  sucre. 
Ces  nouvelles  usines,  montées  d'après  les  meilleurs  procédés  scien- 
tifiques, devaient  tirer  de  la  canne  une  quantité  de  jus  bien  plus 
grande  que  les  anciennes  batteries  de  chaudières  installées  sur  les 
habitations,  et  par  la  centralisation  des  appareils  diminuer  les  dé- 
penses de  main-d'œuvre.  Cette  législation  ne  fut  pas  adoptée  sans 
peine  et  sans  objections. 

On  disait  que  les  colonies  allaient  déserter  le  marché  métropoli- 
tain. Étant  désormais  autorisées  à  recevoir  les  produits  de  l'Angle- 
terre et  des  États-Unis ,  elles  donneraient  sans  doute  la  préférence 
à  ces  produits  et  les  paieraient  avec  leurs  propres  denrées,  c'est- 
à-dire  avec  leurs  sucres,  ce  qui  est  la  loi  du  commerce.  On  ajoutait 
que  les  marchandises  étrangères  pourraient  très  probablement  être 
vendues  à  meilleur  marché  que  celles  de  la  métropole,  surtout  à 
cause  de  la  différence  du  fret,  le  transport  par  navire  étranger  étant 
plus  économique.  A  cette  époque  de  réforme,  on  n'avait  pas  une 
complète  expérience  des  effets  de  la  liberté  du  commerce.  Il  fallut 
s'appuyer  principalement  sur  des  hypothèses  pour  réfuter  cette  ob- 


LES    COLONIES    FRANÇAISES.  613 

jection.  On  répondit  surtout  que  les  colonies,  ayant  contracté  de- 
puis longues  années  l'habitude  des  marchandises  françaises,  conti- 
nueraient très  probablement  à  rechercher  ces  marchandises,  en 
admettant  même  qu'elles  fussent  plus  chères.  Les  articles  de  goût 
seraient  toujours  demandés  à  la  métropole,  attendu  qu'ils  ne  pour- 
raient être  remplacés  par  des  marchandises  d'aucune  autre  prove- 
nance dans  un  pays  où  l'élégance  des  modes,  des  meubles,  de  la 
bijouterie,  des  objets  d'art  provenant  de  France  était  depuis  si 
longtemps  appréciée  par  une  population  toute  française.  Enfin  cer- 
taines places  de  commerce  en  France,  inquiètes  d'un  changement 
si  radical,  avaient  demandé  qu'on  en  ajournât  l'application;  mais  la 
situation  des  colonies  était  devenue  intolérable.  L'abolition  de  l'es- 
clavage, accomplie  avec  quelque  précipitation,  avait  laissé  les  colo- 
nies privées  ix  la  fois  de  bras  pour  la  culture  et  d'argent  pour  l'in- 
troduction d'ouvriers  étrangers  empruntés  à  l'Inde  ou  à  la  Chine; 
au  moment  où  elle  avait  été  prononcée,  les  colonies  étaient  fort 
endettées.  Il  serait  trop  long  de  rechercher  quelles  causes  avaient 
amené  cette  situation  regrettable;  ce  qui  est  certain,  c'est  que  la 
plus  grande  partie  de  l'indemnité  accordée  aux  anciens  propriétaires 
d'esclaves  avait  été  employée  à  désintéresser  en  tout  ou  en  partie 
leurs  créanciers,  et  l'argent  de  celte  indemnité  était  resté  en  grande 
partie  dans  les  ports  de  France. 

La  loi  de  1861  reçut  donc  son  application  immédiate,  et  peu  de 
temps  après  fut  promulguée  une  autre  loi  qui  donna  aux  conseils- 
généraux  des  trois  colonies  des  attributions  très  étendues,  telles 
par  exemple  que  le  droit  de  voter  les  tarifs  de  douane  sur  les  pro- 
duits étrangers  importés  dans  chacune  de  ces  colonies.  Par  cette 
disposition  législative,  elles  recevaient  une  autorité  bien  plus  grande 
que  celle  des  conseils-généraux  des  départemens  français;  elles  se 
trouvaient  en  mesure  d'exercer  une  partie  des  droits  souverains  de 
notre  parlement,  et  elles  se  hâtèrent  d'en  profiter.  Aussitôt  en  effet 
la  Martinique,  et  bientôt  après  la  Guadeloupe,  votèrent  la  suppres- 
sion de  ces  mêmes  tarifs  de  douane.  Était-ce  mal  interpréter  la  loi? 
La  permission  même  ,de  modifier  les  droits  n'entraiiiait-elle  pas 
l'obligation  d'en  maintenir  le  principe?  la  modification  n'excluait- 
elle  pas  la  suppression?  Or  les  conseils-généraux  coloniaux  ne  s'é- 
taient pas  bornés  à  la  suppression  du  droit,  ils  l'avaient  remplacé 
par  un  autre  impôt,  espèce  de  taxe  municipale  appelée  octroi  de 
mer.  Cet  octroi,  véritable  taxe  d'importation,  étant  applicable  aux 
marchandises  françaises,  celles-ci,  par  l'effet  de  la  suppression  du 
droit  de  douane,  cessaient  d'avoir  aucune  protection  coloniale  contre 
les  marchandises  de  l'étranger.  C'était  l'époque  de  l'établissement 
d'un  régime  nouveau  en  France.  Dans  le  trouble  du  moment,  l'inex- 


Mh  RETUE    DES    DEUX    MONDES. 

périeiîce  du  gouvernement  laissa  passer  cet  empiétement;  le  conseil 
d'état,  également  nouveau,  ne  s'y  opposa  pas  non  plus.  Le  change- 
ment voté  par  la  Martinique  et  la  Guadeloupe  acquit  force  de  loi. 
Vainement,  lorsque  la  Réunion,  encouragée  par  ce  succès,  émit  un 
vote  semblable,  M.  Thiers,  dont  l'attention  avait  été  éveillée  par  les 
réclamations  du  commerce  métropolitain,  refusa  en  1872  de  sanc- 
tionner la  décision  de  cette  colonie;  les  îles  françaises,  plus  fortes 
que  la  métropole,  grâce  à  l'ardeur  de  leurs  eon\ictions  politiques, 
eurent  raison  du  président  de  la  république,  et  en  187/i  le  vote  du 
conseil -général  de  la  Réunion  fut  définitivement  approuvé. 

Les  argumens  favorables  aux  prétentions  des  trois  colonies 
n'avaient  pas  manqué.  Ainsi  l'on  avait  dit  qu'entre  le  droit  de  déter- 
miner le  tarif  de  douane  et  celui  de  le  supprimer  il  n'y  avait  que  la 
différence  des  infiniment  petits,  laquelle  peut  être  tellement  réduite 
qu'elle  se  confonde  à  peu  près  avec  zéro,  — ce  à  quoi  l'on  pouvait 
répondre  que  le  droit  n'autorise  pas  l'abus.  Subtile  ou  non,  cette 
argumentation  ne  pouvait  détruire  un  fait  brutal,  irrécusable,  sa- 
voir la  diminution  très  considérable  de  l'importation  de  nos  tissus 
dans  les  colonies,  diminution  fort  sensible  pour  le  commerce  de 
Rouen  :  elle  était  de  moitié,  et  il  fallait  bien  le  reconnaître;  mais  on 
se  rejetait  sur  l'ensemble  des  impor-tations  de  France,  qui  n'avaient 
pas  subi  une  forte  diminution.  On  sait  que  le  courant  commercial 
acquiert  une  grande  force  avec  le  temps  :  une  fois  établi,  il  se  main- 
tient en  vertu  de  sa  première  impulsion;  même  dans  des  conditions 
défavorables,  il  subsiste  par  l'habitude  des  consommatt^urs.  Ceci 
suffirait  à  expliquer  la  durée  plus  ou  moins  longue  d'un  mouvement 
d'échange  entre  une  colonie  et  la  métropole,  même  quan'^l  celle-ci 
se  trouve  avoir  à  lutter  contre  une  concurrence  étrangère.  Mais  il  ne 
faut  pas  trop  compter  sur  ces  causes  purement  morales  de  rapports 
commerciaux  :  le  commerce  est  essentiellement  positif  et  n'obéit 
qu'à  la  loi  de  son  intérêt,  quand  il  est  laissé  libre  de  la  suivre.  Peu 
à  peu  les  goûts  changent,  les  habitudes  se  perdent,  le  patriotisme 
même  cesse  de  se  croire  intéressé  h  favoriser  l'industrie  de  la  mère- 
patrie,  et  finalement  dans  le  choix  des  marchandises,  c'est  l'utilité 
et  le  bon  marché  qui  l'emportent,  et  il  n'y  a  rien  là  que  de  naturel. 
11  faut,  noiis  le  croyons,  peu  compter  sur  ces  préférences  pour  les 
marchandises  françaises,  qui  ont,  dit-on,  snrvécu  dans  certains  éta- 
blissemens  d'outre-mer  à  une  longue  domination  étrangère.  On  cite 
l'île  Maurice,  où  l'importation  de  nos  produits  a  pris  une  notable 
extension  depuis  que  l'Angleterre,  en  adoptant  les  principes  de  la 
liberté  commerci^.le,  a  rouvert  les  ports  de  cette  île  à  nos  marchîin- 
dises.  Ce  fait  serait  plus  surprenant,  si  en  même  temps  l'importa- 
tion des  produits  nationaux  anglais  n'avait  tenu  le  premier  rang 


LES    COLONIES    FRANÇAISES.  615 

dans  la  consommation  de  l'île.  Nos  étofles,  nos  meubles,  nos  bi- 
joux seront  longtemps  recherchés  dans  les.  pays  qui  les  connaissent 
et  dont  les  habifans  dès  l'enfance  en  ont  contracté  l'usage;  mais 
cette  consommation  de  luxe,  durable  peut-être  dans  les  maisons 
riches,  sera  tôt  ou  tard  écartée  dans  la  masse  de  la  population,  où 
l'on  recherchera  d'abord  le  bon  marché.  Point  d'dlusions  à  cet 
égard  :  une  fois  émancipées,  les  colonies  n'étant  plus  attachées  à  la 
métropole  que  par  des  liens  d'alfection  platonique,  n'ont  en  fait 
de  marchandises  à  lui  demander  que  ce  qu'elle  fait  de  mieux. 
Les  produits  les  meilleurs,  les  plus  utiles  et  les  plus  économiques 
sont  les  seuls  qui,  un  jour  ou  l'autre,  seront  acceptés  et  trouveront 
place  sur  le  marché  colonial.  Le  lien  est  rompu.  Le  débouché,  ré- 
servé autrefois,  est  sinon  fermé,  du  moins  très  restreint,  et  le  mo- 
ment viendra  où  les  manufactures  françaises,  comme  celles  de 
Rouen,  n'y  trouveront  pas  un  placement  pins  assuré  de  leurs  pro- 
duits que  sur  toute  autre  place  commerciale  d'outre-mer. 

Qu'on  ait  eu  tort  ou  raison  dans  l'interprétation  donnée  à  la  con- 
stitution des  colonies  et  aux  pouvoirs  des  conseils-généraux  dans 
les  îles  d'Amérique  et  à  la  Réunion,  un  fait  reste  incontestable  :  c'est 
que  ceux-ci  jouissent  d'attributions  qui  dépassent  de  beaucoup  celles 
des  assemblées  départementales  dans  la  France  continentale.  Les 
conseils-généraux  de  la  Martinique,  de  la  Guadeloupe  et  de  la  Réu- 
nion votent,  ainsi  que  nous  venons  de  le  voir,  les  tarifs  de  douane 
sur  les  produits  étrangers,  les  tarifs  d'octroi  de  mer  sur  les  objets 
de  toute  provenance,  l'assiette  et  les  règles  de  perception  des  con- 
tributions. 

Ainsi  ces  îles  ont  le  pouvoh*  de  se  créer  des  ressources  finan- 
cières et  d'en  faire  l'emploi.  C'est  un  privilège  considérable  qui 
donne  à  leurs  conseils  une  sorte  de  souveraineté  clans  l'étendue  de 
leur  juridiction  et  les  transforme  en  assemblées  législatives  colo- 
niales. Ce  n'est  déjà  plus  l'assin  ilation  à  la  métropole,  c'est  beau- 
coup plus;  ce  n'e;-t  pas  l'égalité  avec  les  départemens  fi-ançais, 
c'est  le  privilège.  Naturellement ,  toutes  les  fois  que  l'assimilation 
est  au  profit  des  colonies,  elles  la  réclament;  mais  eiles  n'enten- 
dent pas  s'y  astreindre,  quand  cette  assimilation  n'est  pas  à  leur 
avantage.  Sans  limiter  l'autonomie  qu'elles  ont  obtenue,  elles  veu- 
lent conserver  et  exercer  tous  les  droits  de  la  fusion  complète  avec 
la  France  métropolitaine,  en  un  mot,  garder  les  droits  exception- 
nels sans  accepter  toutes  les  charges.  Les  droits  exceptionnels  sont 
un  régime  fiscal  particulier,  un  régime  commercial  tout  spécial, 
l'exemption  de  cert'^ins  impôts,  et  surtout  celle  du  recrutement  mi- 
litaire, qui,  comprenant  maintenant  la  population  française  tout  en- 
tière, ne  s'étend  pas  à  nos  établissemens  coloniaux.  Les  trois  colo- 


616  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

nies  l'ont,  dit-on,  demandé;  mais  une  population  hétérogène  comme 
celle  qui  les  habite  peut-elle  être  armée  sans  danger  ?  Le  patriotisme 
des  habitans  n'est  pas  douteux.  Les  créoles  français  sont  braves,  et 
un  nombre  relativement  considérable  de  leurs  enfans  servent  digne- 
ment dans  notre  armée;  mais  ces  exceptions  confirment  la  règle  qui 
place  les  colonies  en  dehors  de  la  loi  commune  du  tirage  au  sort. 
Or  cet  impôt  est  celui  qui  pèse  le  plus  lourdement  sur  la  popula- 
tion de  nos  campagnes.  Celle-ci  a  supporté  les  maux  de  la  dernière 
invasion  et  elle  en  a  payé,  le  prix  soit  de  son  sang,  soit  de  ses  biens. 
Il  n'est  pas  douteux  pour  nous  que  nos  compatriotes  des  colonies 
n'aient  gémi  de  ne  pouvoir  supporter  leur  part  de  ces  sacrifices.  C'est 
le  cas  de  rappeler  que  parmi  les  créoles  résidant  en  France  plusieurs 
ont  pris  spontanément  les  armes  pour  la  défense  du  pays;  mais  ces 
dévoûmens  personnels  ne  changent  rien  à  la  condition  générale  des 
colonies  et  les  laissent  dans  une  situation  séparée.  La  nature  leur 
donne  une  physionomie  distincte  :  leur  culture,  leur  industrie,  leurs 
besoins,  les  mœurs  de  leurs  ouvriers  cultivateurs,  tout  est  spécial 
dans  les  îles  d'Amérique  et  à  la  Réunion;  tout  diffère,  tout  les 
distingue,  tout  concourt  à  les  constituer  en  états  particuliers.  Déjà 
elles  ont  fait  de  grands  progrès  dans  la  voie  de  l'autonomie.  C'est 
une  carrière  à  parcourir  jusqu'au  bout.  Dès  1822,  le  général  Foy 
s'écriait  :  «  Les  Antilles  ne  sont  ni  les  jardins  ni  les  fiefs  de  l'Eu- 
rope. C'est  une  illusion  de  notre  jeunesse,  à  laquelle  il  faut  renon- 
cer. La  nature  les  a  placées  sur  le  rivage  d'Amérique  :  avec  l'Amé- 
rique est  leur  avenir.  C'est  comme  entrepôts  de  commerce,  comme 
grands  marchés  placés  entre  les  deux  hémisphères,  qu'elles  figure- 
ront désormais  sur  la  sphère  du  monde  (1).  »  Cette  opinion  était 
juste,  mais  à  la  condition  de  ne  pas  être  prise  dans  le  sens  d'une  sé- 
paration matérielle.  Comprise  comme  recommandation  de  laisser  aux 
colonies  une  existence  à  part,  avec  une  administration  complète- 
ment autonome,  en  réservant  seulement  à  la  métropole  un  droit  de 
souveraineté  abstrait,  un  lien  moral  qui  comporte  la  défense  par  la 
marine,  en  temps  de  guerre,  du  territoire  colonial  et  l'occupation 
des  principaux  forts  coloniaux  par  les  soins  du  ministère  de  la 
guerre,  la  pensée  du  général  Foy  était  sage,  et  dans  un  temps  plus 
ou  moins  proche  la  force  des  choses  pourrait  bien  en  amener  la 
réalisation. 


(1)  De  la  Colonisation  chez  les  peuples  modernes,  par  M.  Paul  Leroy-Beaulieu. 
Paris  1875;  Guillaumin. 


LES    COLONIES    FRANÇAISES.  6l7 


II. 


Avant  l'abolition  de  l'esclavage,  le  sucre  constituait  comme  au- 
jourd'hui le  principal  produit  des  cultures  coloniales.  Il  y  a  cin- 
quante ans,  la  Martinique,  que  nous  prenons  pour  exemple  à  cause 
de  son  importance,  consacrait  à  la  culture  de  la  canne  plus  de 
21,000  hectares,  d'où  elle  tirait  30  millions  de  kilogrammes  de 
sucre,  valant  environ  15  millions  de  francs.  Ce  produit  brut  laissait 
à  la  colonie  une  valeur  nette  de  7  millions  à  S  millions.  L'éman- 
cipation des  noirs  fut  proclamée  en  18Zi8.  Dix  ans  après,  la  xAIarti- 
nique  avait  en  culture  18,000  hectares  consacrés  à  la  fabrication 
du  sucre,  produisant  25  millions  J/2  de  kilogrammes,  représentant 
une  valeur  brute  de  13,250,000  francs,  et  nette  de  6,620,000  fr. 
Enfin  en  1870,  la  Martinique  cultivait  18,800  hectares  de  terres 
plantés  en  cannes,  et  produisait  37,800,000  kilogrammes  de  sucre, 
valant  15,100,000  fr.  brut,  et  net  9,300,000  fr.  On  voit  que  ces 
chiffres,  empruntés  à  trois  périodes  régulièrement  échelonnées  pen- 
dant l'intervalle  d'un  demi-siècle,  ont  une  grande  analogie.  Mal- 
gré les  événemens ,  les  évolutions  politiques ,  les  guerres  et  une 
révolution  sociale,  l'industrie  coloniale  est  restée  dans  le  même 
état. 

Parlons  maintenant  de  la  population  aux  mêmes  époques.  Dans  la 
première  période,  on  comptait  à  la  Martinique  38,000  hommes  libres 
et  78,000  esclaves,  en  tout  116,000  individus.  Dans  la  seconde  pé- 
riode, comprenant  dix  années,  la  population  sédentaire,  sans  comp- 
ter les  fonctionnaires,  les  troupes  et  les  immigrans,  s'était  accrue 
considérablement  et  ne  comprenait  pas  moins  de  lZi0,000  habitans. 
Enfin,  en  i870,  on  en  comptait  153,000.  Que  faut-il  conclure  de  ce 
rapprochement ,  sinon  que,  l'industrie  coloniale  restant  stationnaire 
pendant  que  la  population  augmente,  les  colonies  d'Amérique  sont 
destinées  à  une  transformation?  L'avenir  y  appartient  à  une  nou- 
velle industrie,  à  de  nouvelles  cultures,  à  une  population  dont  les 
aptitudes,  les  goûts,  les  mœurs,  auront  changé.  On  voit  donc  que 
nous  nous  sommes  épuisés  en  efforts  pour  y  maintenir  un  état  de 
choses  usé,  une  richesse  qui  s'écroule,  un  capital  qui  ne  s'accroît 
pas  et  qui  à  peine  se  renouvelle.  C'est  un  avertissement,  c'est  une 
leçon,  et  nous  serions  aveugles  d'encourager  nos  compatriotes  des 
colonies  à  persister  dans  une  voie  qui  conduit  probablement  à  des 
déceptions.  Consultons  les  économistes  :  tous  disent  que  la  protec- 
tion accordée  aux  sucres  de  nos  colonies  y  a  développé  cette  pro- 
duction outre  mesure  et  déterminé  à  tort  l'abandon  des  autres  cul- 
tures. Ce  privilège  a  transformé  ces  îles  en  usines  où  l'on  fabriquait 


618  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

une  certaine  denrée,  mais  où  l'on  manquait  de  toute  autre,  où  l'on 
aurait  péri  par  la  famine  sans  les  approvisionnemens  de  l'extérieur. 
A  tous,  cette  situation  paraît  fausse  et  mauvaise.  C'était  le  résultat 
inévitable  de  l'ancien  régime  colonial;  la  société  y  était  constituée 
pour  l'enrichissement  de  quelques-uns  par  le  maintien  forcé  des 
autres  dans  une  situation  misérable.  Dans  la  société  actuelle,  un 
tel  régime  ne  pouvait  durer.  L'abolition  de  l'esclavage  y  a  mis  un 
terme.  La  population,  rendue  à  la  liberté,  a  révélé  de  nouvelles 
tendances,  de  nouveaux  besoins.  On  a  dit  qu'elle  avait  abandonné 
le  travail;  ce  qu'elle  a  surtout  abandonné  en  partie,  c'est  une 
industrie  qui  lui  était  devenue  odieuse  et  qui  avait  eu  particu- 
lièrement cette  funeste  conséquence  de  discréditer  le  travail  de  la 
terre.  Les  bons  avis  n'avaient  pourtant  pas  manqué  aux  babitans. 
En  ISZiA,  M.  Benoît-d'Azy  s'exprimait  ainsi  :  «  On  a  souvent  dit  aux 
colonies  qu'il  serait  pour  elles  plus  prudent  de  revenir  aux  cul- 
tures de  café,  de  coton,  d'indigo,  qui  ne  trouvent  pas  de  concur- 
rence sur  le  sol  même  de  la  France,  et  qui  peut-être  se  prêteraient 
mieux  à  l'état  à  venir  de  la  population.  Ces  conseils  n'ont  pas  été 
suivis  (1).  »  Ces  paroles  étaient  prophétiques,  et  le  conseil  éiait  très 
sage.  Pourtant  M.  Benoit-d'Azy  se  bornait  à  recommander  certaines 
cultures  industrielles;  mais  on  ne  se  nourrit  pas  de  coton  et  d'in- 
digo, et  les  Indiens,  par  exemple,  que  l'immigration  a  introduits  à  la 
Réunion,  au  nombre  de  70,000,  sont  obligés  d'attendre  de  l'Inde 
et  de  la  Co:hinchine  le  riz  qui  fait  leur  principale  nourriture.  Un 
blocus  les  affamerait.  Donc  le  coton  et  l'indigo  sont  bons,  mais  le  pain 
est  meilleur  et  surtout  plus  nécessaire  encore.  M.  Benoît-d'Azy  aurait 
heureusement  complété  sa  pensée  en  ajoutant  aux  cultures  qu'il  in- 
diquait celles  qu'on  appelle  aux  colonies  «  les  cultures  vivrières,  » 
et  qu'on  ne  mentionne  guère  qu'avec  dédain.  Le  sol  colonial  n'est 
pas  très  propre  aux  céréales.  Des  essais  de  plantation  de  riz  y  ont 
été  faits  sans  grand  succès.  Peut-être  cette  culture,  peu  recher- 
chée par  les  planteurs,  n'a-t-elle  pas  reçu  une  attention  et  des 
soins  suffisans?  Ce  que  nous  en  disons,  c'est  moins  pour  recomman- 
der la  production  de  telle  ou  telle  sorte  de  farineux  aux  colonies  que 
pour  insister  sur  l'utilité  d'y  favoriser  les  plantations  de  denrées  ali- 
mentaires, non  pas  seulement  alin  qu'on  puisse  y  suffire  à  l'alimen- 
tation intérieure  et  que  la  disette  absolue  n'y  soit  plus  possible, 
mais  principalement  pour  donner  une  occupation  régulière  à  la  po- 
pulation créole,  pour  la  réconcilier  avec  le  travail  de  la  terre  par 
l'appât  de  la  propriété.  Ainsi  l'on  pourrait  arriver  un  jour  dans  les 
anciens  pays  d'esclavage  à  former  une  population  rurale  attachée 

Voyez  r  tuviagedeM.  Paul  Lcroy-Bcaulieu  déjà  cité. 


LliS    COLOiMES    FKAi\ÇAL<ES.  (319 

à  la  terre  qu'elle  posséderait  et  cultiverait,  disposée  à  l'améliorer, 
à  la  défendre,  dévouée  à  la  patrie  commune  en  reconnaissance  de 
la  liberté  qu'elle  en  a  reçue.  Ce  serait  le  plus  puissant  moyen  de 
moraliser  cette  population,  de  régulariser  ses  mœurs,  de  lui  donner 
le  goût  de  la  famille  et  d'en  faire  un  jour  une  race  bien  ordonnée, 
vivant  dans  une  atmosphère  de  principes  honnêtes,  forte  au  moral, 
comme  elle  est  robuste  au  physique.  Si  des  efforts  sérieux  étaient 
faits  avec  suite  dans  ce  dessein  par  l'administration  coloniale,  si  les 
habitans  du  pays  la  secondaient  sans  arrière-pensée,  sans  dédain 
et  sans  rancune  dans  cette  intention  éminemment  conservatrice  et 
patriotique,  peut-être,  avec  une  populatiun  qui  s'accroît  vite,  ob- 
tiendrait-on des  résultats  prompts  et  heureux;  mais  c'est  une  œuvre 
à  laquelle  il  faudrait  travailler  avec  sincéiité,  et  qui  exigerait  le 
concours  de  toutes  les  forces. 

Les  statistiques  ne  signalent  pas  une  augmentation  considérable 
du  nombre  d'hectares  de  terre  consacrée  à  la  culture  des  denrées 
alimentaires,  depuis  l'abolition  de  l'esclavage.  Probablement  on  n'y 
lient  compte  que  des  terres  réservées  par  les  planteurs  pour  cette 
culture,  et  lesjardùis  que  les  anciens  esclaves  ont  pu  planter  en  de- 
hors n'y  sont  peut-être  point  compris.  En  1835,  avant  l'émancipation, 
il  y  avait  13,000  hectares  de  terre  produisant  des  vivres  à  la  Marti- 
nique; 7,000  ou  8,000  esclaves  étaient  employés  à  ce  genre  de  tra- 
vail dont  les  résultats  ne  suffisaient  pas  à  la  consommation  locale, 
car  dans  le  cours  de  cette  même  année  l'île  avait  reçu  de  l'exté- 
rieur (5  millions  de  kilogrammes  de  farineux  alimentaires.  Dix  ans 
après  l'abolition  de  l'esclavage,  un  recensement  plus  exact  réduisait 
à  11,000  hectares  la  quantité  de  terres  utilisées  pour  celte  culture, 
mais,  en  revanche,  il  y  constatait  l'emploi  de  12,700  noirs.  En  1870, 
la  quantité  d'hectares  livrés  à  la  même  espèce  de  production  était 
de  12,700,  et  le  nombre  de  cultivateurs  attachés  à  ce  genre  de 
culture  s'élevait  à  15,800  individus.  Ce  progrès  n'est  pas  en  rap- 
port avec  l'augmentation  de  la  population  pendant  la  même  pé- 
riode, et  cela  prouve  que  la  colonie  n'est  point  entrée  dans  la  voie 
que  nous  venons  d'indiquer,  et  qui  mènerait  à  la  constitution  d'une 
forte  population  rurale  composée  de  paysans  propriétaires.  Cette 
œuvre  n'a  été  jusqu'à  présent  commencée  par  personne.  Les  habi- 
tans sont  moins  des  agriculteurs  que  des  manufacturiers.  En  dehors 
de  la  production  du  sucre,  ils  n'aperçoivent  aucun  avenir.  La  con- 
stitution aristocratique  de  l'ancienne  propriété  leur  semble  toujours 
le  dernier  mot  de  la  prospérité  coloniale;  hors  de  là  ils  ne  voient 
que  ruine,  décadence  et  misère.  Certes  la  culture  de  la  canne  est 
une  industrie  fructueuse.  Les  habitans  en  veulent  faire  durer  et,  s'il 
est  possible,  en  augmenter  la  production  :  rien  de  mieux;  mais  s'ils 


620  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sont  intéressés  à  maintenir  la  grande  propriété,  ils  ne  le  sont  pas 
moins  à  la  formation  de  la  petite,  et  c'est  à  eux,  qui  composent  les 
conseils-généraux  et  qui  concentrent  l'autorité  coloniale  entre  leurs 
mains,  qu'il  appartient  de  prendre  en  vue  de  ce  résultat  les  meil- 
leures mesures.  Le  désirent-ils,  croient-ils  possible  de  l'atteindre? 
Cela  est  douteux,  car  ils  se  jugent  intéressés  à  obliger  par  tous  les 
moyens  les  anciens  cultivateurs  africains  à  donner  leur  temps  et 
leurs  bras  aux  travaux  des  grandes  habitations.  La  constitution  de 
la  petite  propriété  pourrait  contribuer  à  les  en  éloigner;  aussi  ne 
fait-on  rien  pour  en  donner  le  goût.  En  général  on  suppose  qu'il  est 
inutile  de  chercher  à  faire  de  la  population  africaine  une  race  intel- 
ligente et  industrieuse.  Ce  serait  peine  perdue,  dit-on  ;  mais  alors 
il  ne  resterait  qu'une  perspective  :  celle  de  voir  cette  population 
retomber  graduellement  dans  un  état  voisin  de  la  barbarie  afri- 
caine, et  dans  ce  cas  ce  n'est  pas  seulement  la  riche  industrie  de  la 
fabrication  du  sucre  qui  serait  compromise,  mais  la  société  colo- 
niale elle-même.  Les  îles  d'Amérique  seraient  menacées  du  sort  de 
Saint-Domingue.  Il  faut  savoir  se  prémunir  d'avance  contre  ce  dan- 
ger, et  l'on  ne  peut  y  parvenir  qu'en  élevant  le  niveau  moral  de  la 
population  affranchie ,  non  pas  tant  en  lui  apprenant  à  lire  qu'en 
lui  donnant  le  goût  du  travail  agricole,  l'amour  du  sol,  qui  nourrit, 
assure  l'indépendance  personnelle,  et  que  nos  paysans  ont,  à  juste 
titre,  la  passion  d'acquérir.  C'est  cet  amour  du  sol  qui  fait  la  force  des 
états,  qui  a  donné  tant  de  grandeur  à  certaines  colonies,  à  celle  qui 
fut  la  plus  grande  de  toutes  et  qui  marche  aujourd'hui  de  pair  avec 
les  premières  puissances  de  l'Europe  :  l'Union  américaine.  Il  en  est 
d'autres  encore  qui  prospèrent  dans  les  mêmes  conditions,  telles  que 
le  Canada  et  l'Australie.  Ces  pays  d'outre-mer  sont,  il  est  vrai, 
cultivés  par  des  émigrans  de  race  iDlanche.  Naturellement  laborieux, 
ils  ont  peuplé  ces  terres  nouvelles  d'une  multitude  de  petits  pro- 
priétaires, et  maintenant  ils  forment  des  agglomérations  inattaqua- 
bles, résolues  à  défendre  pied  à  pied,  et  même  sans  aucun  secours 
extérieur,  la  terre  qu'elles  se  sont  légitimement  appropriée  et  en 
quelque  sorte  assimilée.  Il  faut  voir  si  l'on  peut,  par  des  conces- 
sions et  des  facilités,  obtenir  de  la  population  africaine  des  colonies 
quelque  chose  d'analogue.  Les  colonies  qui  ont  maintenu  pendant 
de  longues  années  la  race  noire  dans  l'ignorance  et  l'asservissement 
lui  doivent  en  compensation  l'aide  et  le  patronage  de  la  race  civi- 
lisée pour  lui  ménager  dans  l'avenir  une  condition  supérieure. 

Jusqu'à  présent,  qu'ont-elles  fait?  Uniquement  préoccupées  du 
salut  de  l'industrie  sucrière,  elles  se  sont  imposé  dans  ce  dessein  de 
très  grands  sacrifices.  Elles  ont  cherché  à  remplacer  le  travail  forcé 
par  une  autre  espèce  de  travail  obligatoire  :  celui  de  nombreux  im- 


LES    COLONIES    FRANÇAISES.  621 

migrans  engagés  dans  l'Inde  pour  la  Réunion  et  les  Antilles,  où, 
par  contrats,  ils  sont  assujettis  au  travail   des  sucreries  pendant 
cinq  années.  C'est  une  sorte  d'esclavage  à  temps,  avec  cette  atté- 
nuation qu'il  est  volontairement  consenti.  Cet  expédient  fournit  des 
bras  sans  doute  aux  sucreries  et  aux  champs  de  cannes  ;  mais  à 
quel  prix!  Les  Indiens  émigrans  doivent  être  amenés  de  l'Inde,  et 
les  précautions  à  prendre  pour  leur  santé  et  leur  installation  à  bord, 
pendant  le  voyage  très  long  de  Pondichéry  aux  Antilles,  sont  fort 
dispendieuses.  Après  leur  arrivée,  les  maîtres  sont  tenus  de  leur 
fournir,  outre  les  salaires,  des  vêtemens  dont  la  quantité  et  la  qua- 
lité sont  fixées  par  les  règlemens.  On  leur  doit  encore  des  rations 
journalières  également  déterminées.  Enfin,  après  une  résidence  de 
cinq  années  passées  en  cette  condition ,  ces  cultivateurs  de  passage 
ont  droit  soit  au  rapatriement  aux  frais  de  la  colonie,  soit  à  une 
prime  de  rengagement.  A  ce  prix,  les  planteurs  obtiennent  la  main- 
d'œuvre  nécessaire,  mais  elle  est  fort  précaire.  Combien  de  temps 
sera-t-il  possible  de  continuer  ces  dépenses?  Autrefois  on  payait,  il 
est  vrai,  le  prix  des  esclaves  introduits  par  les  négriers  ;  mais  ces 
âmes  représentaient  un  placement  de  capital  qui  s'accroissait  avec 
le  temps  par  les  naissances.  Les  immigrans  indiens,  pendant  un 
intervalle  de  cinq  années,  remboursent-ils,  et  avec  bénéfice,  par  ce 
travail  de  courte  durée,  les  frais  de  transport,  aller  et  retour,  les 
vêtemens,  le  logement,  la  nourriture  et  le  salaire?  Il  le  faut,  ou 
sinon  l'opération  est  mauvaise  et  finirait  par  devenir  ruineuse.  C'est 
un  calcul  à  faire  ;  mais ,  en  admettant  même  que  cette  dépense  soit 
rémunératrice,  l'immigration  est,  de  l'avis  unanime  des  économistes, 
mauvaise  à  d'autres  points  de  vue.  Ils  disent  que  cette  population, 
recrutée  dans  les  rangs  les  plus  vils,  se  distingue  par  une  profonde 
immoralité.  Elle  apporte  aux  colonies  ses  vices,  que  la  disproportion 
des  femmes  rend  abjects.  C'est  un  funeste  voisinage  pour  les  affran- 
chis, auxquels  il  est  si  important  de  donner  de  bons  exemples  et  de 
bons  principes.  «  Au  point  de  vue  moral,  dit  M.  Paul  Leroy-Beau- 
lieu,  l'immigration  est  jugée,  c'est  un  procédé  déplorable  qui  mine 
les  bases  de  la  société  coloniale,  qui  juxtapose  des  populations  es- 
sentiellement différentes  et  sans  intérêt  commun ,  qui  inocule  les 
vices  asiatiques  à  des  sociétés  européennes.  » 

Le  même  auteur  juge  aussi  l'immigration  sous  un  autre  aspect. 
Elle  détourne,  dit-il,  les  habitans  de  la  nécessité  d'améliorer  les 
procédés  de  culture  et  de  mieux  utiliser  la  main-d'œuvre,  qui  existe 
réellement  dans  les  colonies,  en  la  perfectionnant.  Quant  à  nous, 
ayant  à  formuler  notre  pensée,  nous  ajouterions  que  le  principal 
vice  de  l'immigration  c'est  de  ne  rien  assurer,  de  ne  rien  fonder, 
de   n'être  qu'un  expédient   momentané  qui  ne  remédie   à  rien, 


622  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

n'écarte  que  l'embarras  passager,  et  laisse  subsister  la  racine  du  mal 
en  donnant  un  encouragement  à  la  culture  exclusive  de  la  canne, 
en  prolongeant  des  illusions  dangereuses  pour  l'avenir  de  cette  in- 
dustrie dans  les  îles,  ou  plutôt  encore  en  justifiant,  par  cet  empres- 
sement à  profiter  d'un  remède  empirique,  ce  jugement  porté  sur  les 
colons  dans  un  rapport  officiel  :  «  Le  blanc  exploite  le  sol  à  la  hâte, 
comme  une  mine  qu'on  fouille  avidement  avec  la  pensée  d'un  pro- 
chain abandon.  »  Bien  imprévoyans  à  notre  avis  sont  les  intérêts  qui 
tuent  ainsi  la  poule  aux  œufs  d'or.  Ces  intérêts,  quoique  mal  com- 
pris, sont  néanmoins  respectables,  mais  on  ne  doit  pas  les  reD;arder 
comme  exclusifs,  et  ceux  de  la  masse  méritent  qu'on  les  prenne  en 
considération,  moins  encore  pour  eux-mêmes  que  pour  préparer 
aux  colonies  un  sort  meilleur  dans  l'avenir,  les  conserver  à  la  France 
et  à  la  civilisation. 

Par  exemple,  le  pire  ennemi  des  colonies  ne  pourrait  rien  faire 
de  mieux  que  d'y  répandre  le  germe  de  nos  dissensions  politiques. 
Ce  serait  prendre  le  vrai  chemin  de  l'anarchie.  La  population  afri- 
caine de  nos  îles  a  besoin  d'être  maintenue  dans  les  principes  de  la 
morale  chrétienne,  dans  le  respect  de  l'autorité,  dans  l'obéissance 
aux  lois.  Le  libre  examen,  la  libre  discussion,  ne  sont  pas  son  fait. 
Le  jour  où  elle  ne  croirait  plus  à  Dieu,  elle  ne  croirait  plus  à  rien  et 
n'obéirait  qu'à  ses  passions.  Les  habitans  sont  les  plus  intéressés  à 
prévenir  cette  conséquence  inévitable.  Ils  sont  aujourd'hui  maîtres 
chez  eux  et  n'ont  point  à  demander  de  direction  à  la  métropole;  la 
représentation  coloniale  au  parlement  qu'ils  ont  désirée  n'est  pour 
eux  qu'un  danger.  Ils  ont  tout  avantage  à  prendre  en  mains  l'admi- 
nistration complète  de  leurs  affaires,  et,  s'ils  ont  besoin  de  plus  de 
latitude  encore  pour  atteindre  ce  but,  nous  souhaitons  bien  sincè- 
rement qu'on  la  leur  accorde.  En  un  mot,  qu'on  limite  le  plus  pos- 
sible les  droits  et  les  devoirs  du  gouvernement  dans  les  îles,  et 
qu'on  les  borne  à  la  défense  du  territoire  et  à  la  garde  du  dra- 
peau. Nous  avons  dit  qu'à  notre  avis  l'ingestion  d'une  représenta- 
tion coloniale  dans  les  affaires  générales  de  la  France  était  plus 
dangereuse  qu'utile;  il  nous  suffit  d'énoncer  cette  opinion,  et  nous 
éviterons  ici  de  la  développer,  trouvant  que  la  question  sociale  sus- 
cite d^jh  bien  assez  de  froissemens  dans  les  colonies  sans  qu'il  soit 
besoin  d'y  mêler  encore  une  controverse  politique. 

IIÏ. 

En  fait  de  colonies,  comme  en  fait  de  marine,  l'Angleterre  est  un 
modèle.  Il  faut  toujours  l'étudier,  souvent  l'imiter.  Nous  n'avons  fait 
que  suivre  son  exemple  dans  le  gouvernement  des  Indes  occiden- 


LES    COLONIES    FRANÇAISES.  623 

taies  et  de  la  Réunion  :  suppression  de  la  traite  des  nègres,  aboli- 
tion de  l'esclavage,  immigration  d'Africains,  puis  d'Indiens  et  de 
Chinois,  émancipation  commerciale,  toutes  ces  mesures  ont  été  inau- 
gurées par  les  Anglais  avant  d'être  adoptées  par  nous.  On  peut  dire 
qu'elles  ont  eu  les  mêmes  conséquences  dans  les  colonies  des  deux 
nations.  Mêmes  inquiétudes,  suivies  d'une  crise  industrielle,  d'une 
diminution  de  la  production,  de  ruines  individuelles,  d'un  abaisse- 
ment général  de  la  valeur  de  la  propriété  :  une  sorte  de  liquidation 
des  situations  trop  grevées,  trop  compromises;  ensuite  une  reprise 
de  la  culture  et  de  la  fabrication,  une  exportation  plus  considérable 
qu'au  temps  de  l'esclavage,  une  sorte  de  renaissance  industrielle 
provenant  en  partie  de  l'amélioration  des  procédés  de  culture,  mais 
coïncidant  surtout  avec  l'introduction  d'un  grand  nombre  de  cul- 
tivateurs étrangers  engagés  pour  quelques  anpiées  et  rapatriés  au 
terme  de  leur  contrat.  L'émancipation  des  esclaves  dans  les  colo- 
nies anglaises  avait  été  opérée  en  183/i;  dès  '18/i0,  elles  ne  pou- 
vaient plus  suffire  aux  besoins  de  la  consommation  sur  le  marché 
réservé  de  la  Grande-Bretagne.  A  la  suite  d'une  longue  enquête, 
on  avait  déclaré,  dans  la  chambre  des  communes,  que,  les  intérêts 
coloniaux  étant  favorisés  aux  dépens  de  la  métropole,  il  fallait  pro- 
céder à  une  révision  des  tarifs.  Sir  Robert  Peel  était  en  ce  moment 
fort  absorbé  par  la  réform.e  de  la  loi  sur  les  céréales;  la  recomman- 
dation de  la  chambre  des  communes  n'eut  pas  de  suite  immédiate. 
C'est  seulement  sous  l'administration  de  lord  John  Russell  en  iSliQ 
que  la  révision  du  tarif  des  sucres  fut  proposée  au  parlement.  Non- 
seulement  la  production  dans  les  îles  anglaises,  quoique  entièrement 
consommée  en  Angleterre,  était  insuffisante,  mais  le  prix  de  cette 
denrée,  qui  ne  rencontrait  aucune  concurrence  sur  le  marché  an- 
glais, restait  naturellement  très  élevé.  L'opinion  réclamait  vivement 
une  baisse  de  ce  prix,  et  pour  obtenir  ce  résultat,  il  fallait  ouvrir  le 
marché  d'Angleterre  au  sucre  étranger.  Lord  John  Russell  n'hésita 
pas  :  il  présenta  à  la  chambre  un  projet  de  loi  dont  le  but  était  de 
faire  admettre,  dans  un  temps  donné,  sans  aucune  protection  pour 
les  produits  nationaux,  les  sucres  de  toute  provenance  aux  mêmes 
droits.  Les  plaintes  furent  véhémentes  et  la  discussion  passionnée. 
Les  noirs  avaient  en  grand  nombre  abandonné  les  plantations;  on 
n'obtenait  leur  concours  qu'avec  des  dépenses  ruineuses;  les  salaires 
étaient  devenus  exorbitans.  Subir  en  de  telles  circonstances  la  con- 
currence des  sucres  étrangers,  c'était  se  voir  exposé  à  une  ruine 
presque  inévitable,  car  les  colonies  étrangères,  particulièrement  Cuba 
et  Porto-Rico,  oij  non-seulement  l'esclavage  était  en  vigueur,  mais 
où  les  ateliers  restaient  encore  alimentés  et  renouvelés  par  la  traite, 
pouvaient  vendre  leur  denrée  à  bien  meilleur  marché  que  les  îles 


62/i  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

récemment  émancipées.  On  peut  deviner  ce  que  répondit  le  ministre 
libre-échangiste.  Il  dit  que  la  protection  dont  avaient  toujours  joui 
les  colonies  était  la  seule  cause  de  leur  détresse  :  la  sécurité  que 
cette  protection  donnait  aux  colons  les  avait  engourdis  dans  la  rou- 
tine, avait  éteint  en  eux  tout  esprit  d'initiative,  avait  encouragé  sur 
leurs  plantations  l'emploi  des  procédés  les  plus  arriérés.  L'existence 
de  l'esclavage  y  avait  maintenu  l'habitude  de  dépenser  beaucoup 
de  forces  et  de  main-d'œuvre  pour  un  résultat  très  disproportionné. 
Loin  de  se  laisser  détourner  de  son  but  par  les  plaintes,  même  fon- 
dées, des  colons,  il  insista  donc  avec  la  plus  grande  énergie  pour 
obtenir  l'adoption  de  son  projet.  Comme  il  s'appuyait  sur  l'intérêt 
des  consommateurs,  il  se  sentait  ferme  sur  son  terrain,  et  il  eût  pro- 
bablement sacrifié  à  sa  cause,  si  cela  eût  été  nécessaire,  la  fortune 
même  de  ceux  dont  les  intérêts  allaient  se  trouver  lésés.  Du  reste  il 
ne  se  refusait  à  l'adoption  d'aucun  palliatif  compatible  avec  la  pour- 
suite de  son  but  :  émancipation  commerciale,  —  émancipation  poli- 
tique et  administrative,  —  liberté  de  la  navigation,  —  prêts  aux 
planteurs,  —  mesures  contre  le  vagabondage  pour  ramener  les  culti- 
vateurs affranchis  sur  les  habitations,  —  redoublement  de  sévérité 
pour  la  répression  de  la  traite  afin  d'empêcher  l'augmentation  et 
le  renouvellement  des  ateliers  à  Cuba  et  au  Brésil,  —  immigra- 
tions d'Africains,  d'Indiens,  de  Chinois  et  même  d'engagés  de  race 
européenne,  tels  qu'habitans  de  Madère  et  autres  cultivateurs  accli- 
matés dans  les  régions  tropicales  :  lord  John  Russell  accordait  tout, 
à  la  seule  condition  d'obtenir  l'égalisation  des  droits  qui  devait  dé- 
terminer le  bon  marché  des  sucres.  Sa  proposition  fut  adoptée  :  fixé 
d'abord  à  l'année  1851,  le  terme  de  la  protection  fut  reculé  jus- 
qu'en ISbh;  à  cette  époque,  elle  cessa  complètement. 

Ce  fut  un  temps  de  cruelle  épreuve  pour  les  colons.  Il  s'y  ajouta, 
dès  les  premières  années,  une  crise  commerciale  dont  les  effets  se 
firent  sentir  dans  le  monde  entier.  En  vain  les  planteurs,  avec  toute 
l'énergie  et  la  ténacité  de  la  race  anglo-saxonne,  firent-ils  les  plus 
grands  efforts  pour  réagir  contre  ces  funestes  influences;  les  cir- 
constances étaient  plus  fortes  que  les  volontés.  Les  noirs  ne  don- 
naient plus  qu'un  travail  capricieux  et  irrégulier;  leurs  prétentions 
semblaient  grandir  en  raison  de  leur  nonchalance  même.  La  ques- 
tion des  salaires ,  ils  la  tranchaient  souvent  par  des  vengeances  et 
des  incendies.  Quant  à  l'introduction  dans  les  colonies  de  travail- 
leurs étrangers,  bien  que  le  gouvernement,  par  de  sages  mesures, 
en  eût  diminué  les  frais,  elle  était  encore  trop  lente  et  trop  res- 
treinte pour  alléger  les  souffrances  de  l'industrie  coloniale.  Aussi 
pendant  les  premières  années  les  sucres  anglais  subirent  une  dépré- 
ciation telle  que  les  planteurs  furent  réduits  à  les  vendre  à  perte. 


LES    COLONIES    FRANÇAISES.  625 

Heureusement  ils  firent  tête  à  l'orage;  ils  continuèrent  à  lutter 
contre  tout  espoir,  et  leur  constance  fut  récompensée  avant  môme 
le  terme  du  tarif  protecteur.  D'énergiques  résolutions  prises  sous 
l'empire  de  la  nécessité  portèrent  leur  fruit.  La  diminution  des  sa- 
laires, résolument  opérée  par  les  planteurs,  augmenta  le  travail  des 
anciens  esclaves  obligés  de  faire  plus  d'efforts  pour  s'assurer  les 
mêmes  moyens  d'existence;  le  développement  graduel  de  l'immi- 
gration stimula  leur  apathie.  Les  colons  avaient  d'ailleurs  fait  de 
grands  sacrifices  pour  diminuer  les  frais  de  production;  ils  avaient 
profité  du  droit  de  s'approvisionner  à  l'étranger  de  tous  les  objets 
de  consommation  et  de  tous  les  instrumens  d'agriculture,  sans  ac- 
ception de  pavillon,  pour  perfectionner  leurs  modes  d'exploitation, 
tirer  meilleur  parti  de  la  terre  et  meilleur  rendement  de  la  canne. 
En  même  temps,  les  frais  de  l'administration  des  colonies  avaient 
été  notablement  réduits,  et  ceci  prouve  toute  la  vigueur  et  toute  la 
fermeté  du  gouvernement  central ,  qui  bien  difficilement  réussit 
d'ordinaire  à  diminuer  le  traitement  d'un  fonctionnaire;  mais  le  mi- 
nistère anglais  était  à  la  hauteur  de  sa  tâche.  Les  difficultés 
n'ébranlèrent  pas  sa  résolution;  il  ne  les  évita  point,  il  les  aborda 
de  front.  Les  impôts  locaux  furent  généralement  abaissés,  quel- 
ques-uns supprimés.  L'administration  judiciaire  fut  simplifiée  et 
constituée  avec  économie.  Les  émolumens  de  certains  fonction- 
naires et  des  gouverneurs  mêmes  furent  atteints,  et  de  cet  ensemble 
de  sages  mesures,  voici  quel  fut  le  résultat  :  le  sucre  étranger  étant 
admis  librement  dans  le  royaume-uni,  la  production  coloniale  y 
trouva  le  même  accès  et  s'y  plaça  avec  un  honnête  bénéfice. 

La  consommation  profita  largement  de  ce  double  courant.  Elle 
augmenta  rapidement  de  /i  à  8  millions  de  quintaux  sous  l'influence 
du  bon  marché.  Tout  le  monde  y  trouva  son  compte,  et  les  prin- 
cipes du  libre  échange  reçurent  la  consécration  d'un  nouveau  suc- 
cès. Les  îles  anglaises  étaient  parvenues,  tout  en  augmentant  leur 
production,  à  en  abaisser  le  prix  au  niveau  des  sucres  de  Cuba,  et 
dès  lors  les  étrangers  n'avaient  plus  qu'à  fournir  le  surplus  de  la 
consommation  à  laquelle  les  colonies  nationales  ne  pouvaient  pas 
suffire.  C'est  ce  qui  est  arrivé  et  ce  qui  a  inspiré  la  marche  de  notre 
administration  coloniale.  Les  mêmes  causes  ont  produit  chez  nous 
les  mêmes  résultats.  Il  reste  à  tenter  l'émancipation  morale  des 
noirs  comme  on  a  réalisé  leur  émancipation  physique;  mais,  sous  ce 
rapport,  les  îles  anglaises  ne  sont  pas  plus  avancées  que  les  nôtres. 
Il  y  aurait  pour  nous  honneur  et  profit  à  les  précéder  dans  cette 
voie. 


1877.  40 


626  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 


IV. 

Les  libertés  et  les  privilèges  dont  jouissent  nos  colonies  nous 
donnent  le  droit  d'examiner,  toute  réserve  faite  de  la  question  de 
patriotisme,  non-seulement  ce  qu'elles  coûtent,  mais  quel  secours 
elles  pourraient  prêter  au  besoin  à  la  France  métropolitaine.  C'est 
l'histoire  à  la  main  qu'il  faut  étudier  ce  côté  de  la  question.  Parlons 
d'abord  de  la  Martinique,  puis  nous  passerons  à  la  Guadeloupe,  e: 
nous  n'aurons  que  peu  de  mots  à  dire  de  la  Réunion.  Les  deux  pre- 
mières îles  ont  de  beaux  états  de  services  sous  le  drapeau  de  la 
France.  C'est  à  l'époque  de  la  guerre  dirigée  contre  les  Anglais,  les 
Hollandais  et  les  sujets  hanovriens  que  la  Martinique  subit  le  contre- 
coup de  la  lutte  où  la  mère-patrie  se  trouvait  engagée.  Cette  île  jouis- 
sait alors  d'une  grande  prospérité  agricole  et  commerciale;  elle  était 
chef-lieu  et  marché  général  des  Antilles  françaises.  Elle  centralisait 
les  productions  des  autres  îles  et  les  marchandises  de  la  métropole. 
C'est  chez  elle  que  nos  colonies  s'approvisionnaient;  c'est  sur  son  ter- 
ritoire qu'elles  venaient  déposer  leurs  denrées  destinées  à  la  métro- 
pole. La  France  expédiait  alors  deux  cents  navires  à  la  Martinique.  La 
guerre  interrompit  cette  prospérité.  Les  colons  s'y  engagèrent  avec 
ardeur;  ils  armèrent  des  corsaires  :  spéculation  qui  suspendit  toutes 
les  entreprises  pacifiques.  L'agriculture  fut  négligée,  les  plantations 
délaissées,  le  commerce  et  la  navigation  abandonnés.  Les  profits  de 
la  guerre  de  course  furent  très  grands.  Neuf  cent  cinquante  bâtimens 
enlevés  à  l'ennemi  furent  vendus  et  rapportèrent  30  millions  à  dis- 
tribuer en  parts  de  prises.  Mais  cette  somme  était  bien  loin  de  com- 
penser les  pertes  de  la  culture,  et  la  colonie  ne  les  avait  pas  encore 
réparées  qaand  la  guerre  éclata  de  nouveau  en  1755.  Ce  fut  la  guerre 
de  sept  ans,  et  quand  la  paix  se  fit  en  1763,  on  la  conclut  en  partie 
aux  dépens  de  notre  territoire  colonial.  C'est  qu'aussi  en  France  les 
choses  étaient  bien  changées.  Durant  la  première  lutte,  la  flotte 
française  léguée  à  Louis  XV  par  le  règne  précédent  était  respectable, 
quoique  bien  inférieure  à  celle  de  l'Angleterre.  Elle  était  d'ailleurs 
commandée  par  d'excellens  officiers,  et  deux  hommes  d'un  grand  mé- 
rite dirigeaient  nos  forces  dans  les  mers  de  l'Inde  :  c'étaient  Dupleix 
et  La  Bourdonnais.  Leurs  exploits,  leur  talent  diplomatique  et  ad- 
ministratif jetèrent  sur  nos  entreprises  maritimes  un  dernier  reflet 
de  grandeur.  Mais  pendant  l'intervalle  qui  s'écoula  entre  les  deux 
guerres,  la  dissolution  de  la  vieille  monarchie  avait  commencé,  les 
finances  du  pays  étaient  dissipées  sans  profit  et  sans  gloire.  Les  fa- 
voris ei  les  maîtresses  en  détournaient  le  cours.  Les  ministres  en 
étaient  souvent  réduits  aux  expédions  pour  suffire  aux  prodigalités 


LES    COLONIES    FRANÇAISES.  627 

d'une  cour  sceptique ,  avide ,  et  d'un  maître  qui  disait  :  «  Après 
nous  le  déluge.  »  En  de  telles  circonstances,  la  marine  est  toujours 
sacrifiée  la  première. 

Les  vaisseaux  ne  se  plaignent  pas.  Ils  sont  loin  des  regards  du 
public.  Absens,  on  les  oublie,  et  d'ailleurs  leur  action  se  perd 
dans  l'immensité  des  mers.  Vienne  la  guerre,  la  nécessité  fait  loi  : 
on  trouve  par  tous  les  moyens  de  l'argent  pour  lever  des  soldats 
qui  agissent  à  la  frontière  et  dont  on  peut  compter  tous  les  pas; 
mais  la  marine  n'a  pas  le  même  avantage,  et  le  dommage  qu'elle 
éprouve  pendant  les  années  de  paix  ne  peut  se  réparer  tout  à  coup 
quand  la  guerre  éclate.  Enfin  la  politique  anglaise  étant  alors  con- 
centrée dans  la  pensée  d'une  expansion  considérable  au-delà  des 
mers,  toutes  les  forces  de  la  Grande-Bretagne  étant  dirigées  vers 
ce  but,  tandis  que  toutes  les  ressources  de  la  France  étaient  au 
contraire  absorbées  dans  son  action  à  terre,  celle-ci  devait  succom- 
ber sur  mer,  où  elle  s'affaiblissait  chaque  jour  davantage  en  présence 
des  progrès  constans  de  sa  rivale.  L'heure  de  la  décadence  de  notre 
empire  colonial  était  venue.  Dans  cette  funeste  guerre,  nous  per- 
dîmes le  Canada,  défendu  jusqu'à  la  mort  par  Montcalm,  qu'aban- 
donna la  métropole.  L'Inde  nous  fut  arrachée  malgré  les  efforts  de 
Lally.  Trahi  et  délaissé  par  le  gouvernement,  il  fut  obligé  de  livrer 
Pondichéry,  qu'il  avait  défendu  contre  une  armée  considérable  avec 
700  soldats  exténués.  Dans  le  cours  de  la  même  lutte,  les  Anglais 
prirent  dans  les  Antilles  la  Dominique,  la  Grenade,  Saint- Vincent, 
Sainte-Lucie,  Tabago,  qui  furent  définitivement  perdues  pour  nous. 
Ils  s'étaient  emparés  également  de  la  Martinique  et  de  la  Gua- 
deloupe. La  première  avait  été  occupée  au  mois  de  février  de  l'an- 
née 176'2.  La  paix  de  Versailles  fut  conclue  en  juillet  1763.  A  cette 
époque,  la  Martinique  fut  restituée  à  la  France.  Les  vainqueurs  ne 
l'avaient  donc  détenue  que  seize  mois. 

La  Guadeloupe  avait  été  plus  longtemps  prisonnière.  L'ennemi 
l'avait  envahie  dès  l'année  1759.  Elle  avait  fait  une  très  belle  défense 
dont  les  envahisseurs  avaient  cherché  à  se  venger  par  le  ravage  des 
plantations,  l'incendie  des  bâtimens  et  l'enlèvement  des  esclaves. 
Mais  l'ennemi  avait  essayé  plus  tard  de  réparer  le  mal.  L'occupation 
de  la  Guadeloupe  ayant  duré  quatre  ans,  les  Anglais  croyaient  y  avoir 
établi  leur  domination  définitive  et  ils  avaient  cherché,  da«6  cette 
pensée,  à  rendre  à  cette  nouvelle  possession  la  prospérité  qu'ils  lui 
avaient  d'abord  enlevée.  Gomme  ils  étaient  maîtres  de  la  mer,  toute 
facilité  leur  était  donnée  pour  atteindre  leur  but.  La  Guadeloupe  en 
profita,  et  quand,  à  la  paix  de  1763,  elle  nous  fut  restituée,  la  domi- 
nation anglaise  lui  avait  été  légère  et  la  laissait  dans  une  situation 
florissante.  La  guerre  de  l'indépendance  américaine  ne  causa  pas  de 


628  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

préjudice  à  la  Martinique,  et  la  Guadeloupe'  échappa  également  au 
péril  de  cette  lutte  où  la  marine  française,  reconstituée  penant  les 
premières  années  d'un  règne  honnête,  résista  d'abord  victorieuse- 
ment aux  Anglais.  Cette  lutte  légua  à  la  postérité  les  noms  de  ma- 
rins distingués,  tels  que  ceux  du  comte  d'Estaing  et  de  l'amiral 
Grasse,  et  la  renommée  d'un  digne  successeur  de  Dupleix  et  de  La 
Bourdonnais,  qui,  comme  eux,  s'illustra  dans  l'Inde,  le  bailli  de 
Suffren.  Depuis  qu'elle  avait  été  prise  par  les  Anglais  pendant  la 
guerre  de  sept  ans,  la  Martinique  avait  été  fortifiée.  Une  citadelle, 
appelée  Fort-Bourbon,  avait  été  construite  au-dessus  de  la  ville  de 
Fort-Royal.  Et  certes  la  métropole  estimait  bien  haut  l'importance 
de  la  défendre,  puisque  10  millions  avaient  été  dépensés  pour  les 
travaux  de  cette  forteresse.  Pendant  la  guerre  de  l'indépendance,  la 
baie  de  Fort-Royal,  ainsi  mise  à  l'abri  des  attaques,  devint  le  centre 
des  opérations  maritimes  de  notre  flotte,  et  dans  cette  forte  situa- 
tion, elle  couvrait  la  colonie,  qui  échappa  aux  insultes  de  l'ennemi. 
Le  voisinage  de  nos  forces  navales  garantit  également  la  Guade- 
loupe. Mais  à  la  suite  du  combat  naval  des  Pointes,  où  l'amiral 
Grasse  perdit  6  vaisseaux,  3,000  hommes  et  fut  fait  prisonnier,  la 
Martinique  et  la  Guadeloupe  auraient  été  tôt  au  tard  exposées  à  des 
expéditions  anglaises,  si  la  paix  qui  fut  conclue  l'année  suivante 
n'avait  interrompu  les  arméniens. 

Malheureusement  nos  deux  colonies  des  Antilles  avaient  épuisé 
les  heureuses  chances  de  la  fortune  dans  cette  guerre  am.éricaine; 
elles  étaient  destinées  à  souffrir  les  maux  de  l'invasion  et  d'une 
longue  occupation  étrangère.  Une  épreuve  préliminaire  leur  était 
réservée  :  celle  d'une  abolition  de  l'esclavage  prononcée  sans  pré- 
paration, sans  ménagement,  sans  aucune  compensation.  Accomplie 
brusquement,  en  vertu  de  la  théorie  des  droits  de  l'homme,  au 
mépris  des  droits  de  la  justice,  l'émancipation  fut  suivie  d'une 
guerre  civile  qui  détermina  l'émigration  d'un  grand  nombre  de 
planteurs.  La  marine  française,  privée  de  la  plupart  de  ses  offi- 
ciers, réduits  à  fuir  la  France  pour  échapper  à  l'échafaud,  était 
devenue  incapable  de  lutter  avec  les  flottes  puissantes  et  les  ma- 
rins bien  conduits  de  la  Grande-Bretagne.  Plus  d'état-major,  plus 
de  matériel;  il  ne  lui  restait  que  le  courage  :  stérile  courage  qui 
aboutit  à  la  catastrophe  du  Vengeur  et  au  désastre  d'Aboukir.  Les 
colonies,  sans  la  marine,  sont  à  la  merci  de  l'ennemi.  Au  mois 
de  février  de  l'année  179/i,  les  Anglais  débarquèrent  à  la  Marti- 
nique un  corps  d'armée  de  15,000  hommes  avec  une  puissante  artil- 
lerie. Le  commandant-général  Rochambeau  avait  à  sa  disposition 
600  hommes.  A  la  tête  de  cette  garnison  si  faible,  il  soutint  pen- 
dant trente-deux  jours  un  siège  et  un   bombardement;    mais  il 


LES    COLONIES    FRANÇAISES.  629 

n'avait  aucun  espoir  de  secours.  Il  fallut  capituler.  La  garnison 
était  réduite  à  300  hommes.  La  domination  anglaise  à  la  Martinique 
dura  huit  années.  La  paix  d'Amiens  nous  rendit  la  colonie  en  1802; 
mais,  sept  ans  après,  elle  retomba  au  pouvoir  de  l'Angleterre,  qui 
la  garda  jusqu'au  traité  de  1815. 

La  Guadeloupe  n'avait  pas  été  oubliée  par  l'Angleterre,  et,  deux 
mois  après  l'occupaiion  de  la  Martinique  en  179/i ,  les  troupes  bri- 
tanniques avaient  envahi  la  Guadeloupe;  mais  leur  conquête  fut  éphé- 
mère. L'énergie  d'un  délégué  de  la  convention  ne  leur  permit  pas 
d'en  jouir  paisiblement.  Secondé  par  un  collègue,  ce  commissaire  de 
la  convention,  nommé  Victor  Hugues,  rendit  l'indépendance  à  la  co- 
lonie, tout  en  y  portant  l'échafaud.  Débarqué  à  la  Guadeloupe  avec 
un  très  petit  nombre  de  soldats  et  de  marins,  il  y  fut  accueilli  à 
coups  de  canon,  non  pas  seulement  par  l'ennemi,  mais  encore  par 
des  royalistes  français  :  événement  qui  explique,  sans  les  excuser,  les 
représailles  sanglantes  auxquelles  l'agent  de  la  convention  se  livra 
lorsqu'il  eut  assuré  sa  victoire.  Mais  son  triomphe  ne  fut  pas  facile. 
Victor  Hugues  avait  amené  1,250  hommes  pour  faire  la  conquête  de 
l'île  occupée  par  8,000  Anglais,  possesseurs  des  forts.  Son  premier 
soin  fut  d'enlever  ces  positions ,  qui  couvraient  la  Pointe-à-Pître. 
Les  assauts  furent  donnés  avec  enthousiasme,  et  le  colonel  anglais, 
qui  avait  le  commandement  de  ces  positions  fortifiées,  fut  obligé  de 
les  évacuer,  non  sans  subir  de  grosses  pertes.  Il  fit  retraite  jusqu'à 
la  Basse-Terre,  où  il  reçut  des  renforts  provenant  d'une  escadre  di- 
rigée par  sir  John  Jervis.  Celui-ci  comptait  bien  reprendre  posses- 
sion de  la  Pointe-à-Pitre;  il  avait  sous  ses  ordres  6  vaisseaux, 
12  frégates  et  16  bâtimens  de  transport.  H  débarqua  ses  hommes, 
établit  ses  batteries  et  se  retrancha  sur  un  morne,  d'où  Victor 
Hugues  essaya  vainement  de  les  déloger.  Celui-ci  avait  armé 
500  nègres,  qui  se  battirent  passablement.  Quant  aux  troupes, 
militaires  et  marins  furent  héroïques.  Ils  laissèrent  800  hommes 
sous  les  palissades  des  fortifications,  d'où  ils  avaient  cherché  vai- 
nement à  débusquer  les  Anglais.  Du  haut  de  leur  position,  ceux-ci 
dominaient  la  Pointe-à-Pître,  ils  la  bombardèrent  pendant  un  mois 
entier,  puis  ils  attaquèrent  les  avant-postes,  et,  pendant  la  nuit,  ils 
pénétrèrent  dans  la  ville.  Victor  Hugues  avait  prévu  ce  dénoûment, 
et  il  s'était  préparé  à  opérer  sa  retraite  sur  une  hauteur  où  il  avait 
établi  des  batteries.  Les  assaillans  l'y  suivirent,  et  avec  eux  mar- 
chait, dit-on,  une  colonne  conduite  par  un  émigré.  Certes  ceux-ci 
avaient  de  bonnes  raisons  pour  combattre  l'établissement  d'un  gou- 
vernement qui  devait  bientôt  procéder  par  la  guilloiine  à  l'exercice 
de  son  administration;  mais,  si  l'on  a  le  droit  de  se  soustraire  h  un 
tel  régime,  on  n'est  jamais  excusable  de  combattre,  pour  le  renver- 


6S0  Rt^DE   DES    DEUX    MONDES. 

ser,  sous  le  drapeau  d'un  envahisseur  étranger.  Cette  attaque  de 
l'ennemi  fut  d'ailleurs,  pour  les  troupes  du  commissaire  de  la  con- 
vention, l'occasion  d'un  véritable  triomphe.  Ces  troupes  étaient  au 
nombre  de  quelques  centaines  d'hommes,  qui  furent  assaillis  par 
3,500  soldats  et  marins  anglais,  et,  malgré  l'infériorité  du  nombre, 
ils  ne  purent  être  chassés  de  leur  position.  L'ennemi,  qui  essayait 
de  gravir  le  morne  où  la  troupe  française  s'était  retirée,  fut  repoussé 
avec  une  perte  de  2,000  hommes,  et  cette  affaire,  brillante  pour 
nos  armes,  le  démoralisa  tellement  qu'il  évacua  précipitamment  la 
Pointe-à-Pître  en  y  laissant  ses  vivres,  ses  munitions  et  ses  effets 
d'équipement.  Le  récit  circonstancié  auquel  nous  empruntons  ces 
détails  s'exprime  en  ces  termes  :  «  C'était  une  magnifique  victoire  : 
un  commissaire  de  la  convention,  à  la  tête  de  800  Français,  battit 
complètement  3,500  Anglais.  A  l'aide  de  ces  faibles  moyens,  grâce 
à  ses  talens  de  commandant  en  chef,  à  son  énergie,  à  la  valeur  de 
ceux  qu'il  avait  l'honneur  de  commander,  il  infligea  un  sanglant 
échec  à  l'un  des  meilleurs  amiraux  de  l'Angleterre  (1).  Victor  Hu- 
gues avait  été  matelot;  ce  fut  une  grande  gloire  pour  lui  de  vaincre 
un  amiral.  A  la  fin  de  l'année  179/i,  il  n'y  avait  plus  dans  l'île  un 
seul  soldat  étranger.  La  Guadeloupe  fut  reprise  en  1810  par  les  An- 
glais, qui  l'occupèrent  jusqu'à  la  paix  de  181/i. 

A  l'époque  de  la  révolution,  l'île  de  la  Réunion,  qu'on  appelait 
alors  Ile-Bourbon,  avait  une  population  de  60,000  âmes  dont 
10,000  blancs  et  50,000  esclaves.  Cette  colonie  était  en  grande 
prospérité,  et  cependant  on  y  cultivait  surtout  les  grains  nourriciers 
et  le  café  :  elle  en  exportait  alors  !i  millions  de  livres,  plus  100,000  li- 
vres de  coton.  Quant  aux  cultures  dites  vivrières,  non -seulement 
elles  suffisaient  aux  besoins  de  la  consommation,  mais  faisaient  l'ob- 
jet d'un  commerce  considérable,  puisqu'elles  fournissaient  «  tous  les 
blés  nécessaires  à  l'approvisionnement  de  l'Ile-de-France  et  aux 
besoins  de  la  navigation.  »  L'assemblée  constituante  l'avait  dotée 
en  1790  d'une  représentation  locale  investie  de  droits  très  étendus. 
La  métropole  se  trouvait  dans  l'impossibilité  de  contrôler  l'exercice 
de  ces  droits,  à  cause  de  l'éloignement  et  de  la  difficulté  des  com- 
munications; les  colons- en  profilèrent  pour  s'attribuer  une  véri- 
table souveraineté,  puisqu'ils  allèrent  jusqu'à  faire  des  lois  crimi- 
nelles, instituer  le  jury  et  les  municipalités.  Ils  finirent  par  se  mettre 
en  révolte  ouverte  et,  pour  éviter  la  proclamation  de  l'abolition  de 
l'esclavage,  ils  refusèrent  de  recevoir  les  agens  qui  l'apportaient 
et  qui  ne  purent  même  pas  mettre  le  pied  dans  l'île.    A  la  même 

(1)  Histoire  des  Marins  frarçais  sous  la  république,  par  M.  Rouvior,  lieutenant 
de  vaisseau. 


LES    COLONIES    FRANÇAISES.  631 

époque,  ils  déposèrent  le  gouverneur  et  constituèrent  une  espèce 
de  comité  de  salut  public.  Le  gouvernement  impérial  rétablit  l'ordre 
à  la  Réunion  en  y  envoyant  le  général  Decaen  (1803).  Circonstance 
singulière,  la  colonie  ne  fut  pas  éprouvée  par  la  guerre,  qui  res- 
pecta ses  rivages  jusqu'en  1810,  malgré  l'agression  de  ses  cor- 
saires. Elle  avait  d'ailleurs  profité  de  son  autonomie  pour  admettre 
les  navires  étrangers.  Jamais  sa  prospérité  ne  fut  plus  grande;  mais 
cetie  prospérité  cessa  en  1806,  époque  où  les  croisières  ennemies 
interceptèrent  ses  communications,  et  la  laissèrent  exposée  aux  plus 
dures  privations.  Enfin  les  Anglais,  au  nombre  de  /i, 000  hommes,  y 
débarquèrent  le  8  juillet  1810.  Il  y  avait  alors  dans  l'île  160  hommes 
de  garnison  dont  100  hommes  de  troupes  régulières,  160  créoles 
des  compagnies  mobiles,  en  tout  260  hommes.  La  garde  nationale  de 
l'île,  au  nombre  de  1,200  hommes,  s'était  jointe  à  ceite  poignée  de 
soldats  :  moins  de  4,500  hommes  contre  A, 000  soldats  réguliers.  La 
résistance  néanoins  fut  honorable. 

Dans  quel  dessein  avons-nous  rappelé  ces  faits?  C'est  surtout  pour 
constater  que,  constituée  comme  elle  est,  la  société  coloniale  n'est 
pas  en  état  de  se  défendre  par  ses  propres  moyens.  La  Guadeloupe, 
dont  l'indépendance  a  été  sauvegardée  avec  une  héroïque  et  sau- 
vage énergie  par  Victor  Hugues,  n'a  pu  fournir,  comme  on  l'a  vu, 
qu'un  bien  faible  secours  à  ses  intrépides  défenseurs,  et  elle  est 
retombée  sous  le  joug  de  l'étranger  dès  qu'elle  a  été  réduite  à  ses 
propres  forces.  La  Martinique  a  succombé  plus  vite  encore  et  sans 
avoir  même  un  reflet  du  lustre  qu'avaient  jeté  sur  l'île  voisine  les 
exploits  du  commissaire  de  la  convention.  Quant  à  la  Réunion,  nous 
venons  de  voir  le  peu  qu'elle  avait  pu  faire.  Qu'on  ne  se  méprenne 
pas  sur  notre  intention  ,  qui  est ,  non  pas  de  mettre  en  doute  la 
bravoure  de  la  race  essentiellement  courageuse  des  créoles,  mais 
simplement  de  faire  ressortir  les  défauts  et  les  impuissances  de  leur 
organisation  sociale  et  de  leur  situation  politique,  et  aussi  de  ré- 
duire à  leur  valeur  des  amplifications  et  des  exagérations.  Les 
questions  de  sentimens  devraient  être  écartées  des  discussions  de 
politique,  de  finance  et  de  commerce. 

La  race  européenne  aux  Antilles  est  peu  nombreuse,  et  les  Afri- 
cains n'ont  pas  été  élevés  à  connaître  les  dévoûmens  qu'inspire  le 
sentiment  patriotique.  La  défense  des  colonies  ne  peut  donc  être 
confiée  avec  quelque  sécurité  qu'à  l'armée  et  à  la  marine  de  l'état. 
En  Anglet^iTe,  il  est  des  colonies  où  l'on  a  cru  pouvoir  sans  danger 
supprimer  les  troupes  régulières  et  confier  aux  habitans  le  soin  de 
leur  propre  sécurité  ;  mais  ces  territoires  comptent  par  centaines 
de  mille  et  même  par  millions  des  habitans  de  race  blanche,  habi- 
tués dès  l'enfance  aux  aveiitures,  à  l'usage  des  armes  et  à  tous  les 


632  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

hasards  de  luttes  continuelles  avec  la  nature  sauvage.  On  peut 
s'en  rapporter  à  eux  du  soin  de  combattre  pour  la  conservation  de 
leur  indépendance.  D'autres  colonies,  comme  la  Nouvelle-Zélande, 
ont  reçu  pendant  une  guerre  dilTicile  contre  des  tribus  belliqueuses 
et  féroces  le  secours  de  régimens  de  la  Grande-Bretagne,  mais  à  la 
condition  de  les  solder  et  de  les  entretenir.  Le  gouvernement  bri- 
tannique ne  leur  a  pas  fait  cette  concession  sans  hésiter,  et  plu- 
sieurs fois  il  a  été  question  de  la  retirer  au  moment  même  où  la 
situation  des  colons  était  tout  à  fait  compromise  et  où  l'on  pouvait 
craindre  un  renouvellement,  à  l'autre  extrémité  du  monde,  des 
massacres  de  Delhi  et  de  Cawnpore.  Quel  était  le  motif  allégué 
par  les  ministres  de  la  reine  pour  justifier  cette  rigueur?  Ils  disaient 
que  la  guerre  avec  les  indigènes  avait  été  entreprise  sans  leur  as- 
sentiment préalable,  et  qu'il  n'était  pas  juste  que  la  responsabilité 
et  les  conséquences  de  cette  lutte  s'étendissent  à  tout  l'empire.  Les 
contribuables  en  Angleterre  ne  devaient  pas  être  tenus  de  faire  les 
frais  de  la  mauvaise  politique  qui  avait  entraîné  les  colons  dans  cet 
embarras  et  dans  ce  danger. 

Les  colonies  de  la  Martinique,  de  la  Guadeloupe  et  de  la  Réu- 
nion ne  sont  point  exposées  à  un  péril  semblable,  et  notre  avis  est 
qu'elles  ne  doivent  pas  manquer,  en  cas  de  danger  venant  soit 
de  l'intérieur,  soit  de  l'extérieur,  de  l'aide  de  la  métropole;  mais 
leur  avis  à  elles  est-il  de  supporter  comme  certaines  colonies  d'An- 
gleterre les  dépenses  de  leurs  garnisons?  Tant  qu'elles  ont  été 
exploitées  dans  l'intérêt  exclusif  de  la  mère-patrie,  celle-ci  avait 
l'obligation  de  les  exonérer  de  toute  charge  de  ce  genre.  Aujour- 
d'hui ces  îles  sont  émancipées  sous  tous  les  rapports  :  politiques, 
commerciaux  et  sociaux.  La  métropole  n'exige  plus  rien  d'elles;  elle 
ne  leur  doit  plus  rien.  Elles  ont  demandé  à  s'affranchir,  elles  sont 
affranchies  ;  elles  ne  sont  point  soumises  à  la  dure  loi  de  la  con- 
scription, elles  n'ont  rien  à  faire  avec  notre  service  militaire  actif, 
avec  notre  réserve,  même  avec  notre  armée  territoriale.  Leur  mi- 
lice, peu  nombreuse,  est  insuffisante  et  hors  d'état  de  repousser 
une  agression  sérieuse  :  les  faits  précédens  l'ont  démontré.  Quant 
à  leur  participation  aux  charges  de  la  métropole,  elle  est  nulle.  On 
dit,  il  est  vrai,  que  leurs  denrées  figurent  dans  la  recette  des 
douanes  pour  une  somme  considérable;  mais  ces  droits  sont-ils  à  la 
charge  des  producteurs  ou  plutôt  à  celle  des  consommateurs?  Là- 
dessus,  grande  discussion!  Les  producteurs,  dit-on,  supportent  tou- 
jours au  moins  une  partie  des  droits  qu'ils  essaient  incomplètement 
de  recouvrer  sur  les  consommateurs.  Peu  importe,  car  le  jour  où 
nos  colonies  cesseraient  de  nous  fournir  du  sucre,  le  déficit  serait 
comblé  par  la  production  étrangère,  et  le  trésor  n'y  perdrait  rien; 


LES    COLONIES    FRAKÇAISliS.  633 

comme  économie,  il  y  gagnerait  celle  des  dépenses  inscrites  au 
budget  pour  le  service  colonial  ;  mais  il  ne  s'agit  pas  de  cela.  Ce 
qu'il  faudrait,  c'est  que  les  colonies,  si  elles  ne  rapportent  pas 
beaucoup,  ne  coûtassent  pas  cher,  et  principalement  que  leurs  dé- 
penses ne  fussent  pas  annexées  à  celles  du  service  de  la  marine, 
qu'elles  surchargent.  Or,  s'il  est  un  service  qu'il  serait  au  contraire 
de  leur  intérêt  d'alléger,  c'est  celui-là,  car  c'est  celui  qui  a  mission 
de  les  protéger  et  qu'il  est  important  pour  elles  de  ne  pas  affaiblir. 
On  dit  :  Les  dépenses  coloniales  inscrites  au  budget  de  la  marine 
sont  des  dépenses  de  souveraineté.  Qu'est-ce  qu'une  souveraineté 
qui  n'imposerait  que  des  charges  sans  compensation?  Simple  affaire 
d'amour-propre.  Nous  reconnaissons  que  cette  question  doit  être 
envisagée  à  un  point  de  vue  plus  élevé,  c'est-à-dire  au  point  de  vue 
de  la  fraternité  et  du  patriotisme.  La  France  doit  défendre  son  ter- 
ritoire colonial  comme  ses  limites  continentales,  indépendamment 
de  toute  question  d'utilité,  et  par  le  fait  seul  que  ce  territoire  est 
français.  En  cas  de  guerre  étrangère,  il  est  évident  qu'elle  doit 
pourvoir  dans  la  limite  de  ses  moyens  au  salut  de  tous  les  citoyens, 
créoles  ou  habitans  de  la  métropole;  elle  doit  aussi  prendre  à  ses 
frais  les  mesures  de  prévoyance  qui  consistent  dans  l'armement  et 
l'occupation  des  postes  fortifiés.  Mais  faut-il  que  le  budget  de  la 
marine  supporte  ces  dépenses?  faut-il  que  la  métropole  fasse  celles 
des  institutions  judiciaires?  Le  service  central  des  colonies  en  France 
doit-il  rester  également  à  l'état  de  parasite  de  la  marine?  Les  ser- 
vices judiciaires,  s'ils  continuent  à  figurer  comme  dépense  de  sou- 
veraineté sur  le  budget  général  de  France,  ne  seraient-ils  pas  mieux 
placés  dans  les  crédits  ouverts  au  garde  des  sceaux?  L'entretien  et  la 
solde  des  troupes  de  terre  ne  seraient-ils  pas  mieux  placés  au  bud- 
get de  la  guerre?  Les  crédits  alloués  pour  l'entretien  des  établisse- 
mens  pénitentiaires  ne  seraient-ils  pas  plus  naturellement  inscrits 
au  budget  du  ministère  de  la  justice  ou  de  l'intérieur?  Enfin,  si,  ce 
qui  est  probable,  chaque  ministre  repousse  des  charges  dont  son 
budget  spécial  a  été  exonéré  jusqu'à  présent,  n'est-il  pas  possible  de 
réorganiser  un  ministère  des  colonies,  tel  qu'il  fut  un  instant  con- 
stitué par  boutade,  pour  être  immédiatement  détruit  par  caprice?  Il 
ne  nous  appartient  pas  de  faire  œuvre  de  gouvernement,  tout  au  plus 
peut-on  se  permettre  d'indiquer  des  combinaisons  administratives 
dont  la  réalisation  peut  présenter  des  difficultés  qui  nous  échappent. 
Il  convient,  dans  un  travail  tel  que  le  nôtre,  de  se  borner  à  renon- 
ciation d'une  idée  générale,  qui  d'ailleurs  a  déjà  été  émise  en  plein 
parlement.  On  l'a  tout  d'abord  repoussée  avec  une  fougue  intertro- 
picale. En  général,  nous  le  répétons,  il  serait  bon  qu'on  n'abusât 
pas  de  ce  système  de  discussion ,  qui  consiste  à  objecter  toujours 


63/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  opinions  politiques  ou  les  droits  du  patriotisme  à  l'exposé  d'idées 
purement  économiques  et  financières.  Tout  le  monde  est  l'ami  des 
colonies,  et  tout  le  monde  s'accorde  à  reconnaître  qu'on  y  est  cou- 
rageux et  patriote;  mais  il  n'est  pas  de  bon  goût  de  jeter  sans  cesse 
cette  vérité  à  la  tête  de  tous  ceux  qui  se  permettent  d'examiner  la 
situation  commerciale,  industrielle  ou  même  politique  de  ces  îles  et 
d'en  faire  ressortir  les  inconvéniens,  les  faiblesses,  les  avantages 
ou  les  privilèges.  C'est  une  tyrannie  comme  une  autre  qui  tendrait 
à  interdire  toute  contradiction,  en  déclarant  ennemi  des  colonies 
quiconque  s'expose  à  contrarier  leurs  intérêts  bien  ou  mal  entendus. 
Pour  terminer,  disons  bien  nettement  que  les  dépenses  colo- 
niales sont,  dans  notre  humble  opinion,  mal  classées  au  budget  de 
la  marine,  qu'il  faut  les  diminuer  et  les  déplacer  pour  rendre  aux 
administrateurs  de  notre  établissement  maritime  et  aux  officiers- 
généraux  qui  le  dirigent  la  pleine  possession  de  leurs  ressources  et 
la  pleine  liberté  de  leurs  mouvemens.  Ne  nous  berçons  pas,  dans 
un  calme  plus  ou  moins  précaire,  d'idées  de  grandeur  et  d'expan- 
sion qui,  hélas!  ne  sont  pas  de  saison.  Disons-nous  que,  dans  la 
situation  cù  les  circonstances  ont  placé  notre  flotte,  il  serait  très 
possible  que,  si  nous  étions  attaqués,  il  n'y  eût  rien  de  mieux  à 
faire  que  de  la  concentrer  autour  de  nous  pour  couvrir  nos  fron- 
tières maritimes  et  empêcher  les  débarquemens.  Que  deviendraient 
alors  les  petites  compétitions,  les  petits  calculs  d'intérêts  individuels 
et  les  préférences  politiques?  Ils  seraient  noyés  dans  les  nécessités 
de  la  défense  générale,  et  Dieu  sait  si  les  colonies  ne  seraient  pas 
fatalement  laissées,  au  njoins  par  intervalles,  à  leurs  propres  forces, 
comme  cela  est  arrivé  au  commencement  de  ce  siècle.  Voilà  la  si- 
tuation qu'il  ne  faut  pas  perdre  de  vue,  et  voilà  pourquoi  rien  ne 
doit  subsister  qui  puisse  entraver  le  renouvellement  et,  au  jour  du 
danger,  la  liberté  des  mouvemens  de  notre  marine. 

Paul  Merruau. 


LA  NOUVELLE   SÉRIE 

DE     LA 

LÉGENDE  DES  SIÈCLES 

DE  M.   VICTOR   HUGO  (') 


((  Avec  le  monde  a  commencé  une  guerre  qui  doit  finir  avec  le 
monde  et  pas  avant  :  celle  de  l'homme  contre  la  nature,  de  l'esprit 
contre  la  matière,  de  la  liberté  contre  la  fatalité...  Dure  à  jamais 
le  combat!  il  constitue  la  dignité  de  l'homme  et  l'harmonie  même 
du  monde.  »  C'est  ainsi  que  Michelet,  il  y  a  près  d'un  demi-siècle, 
ouvrait  son  Introduction  à  V Histoire  universelle.  Edgar  Quinet, 
vers  le  même  temps,  résumait  avec  la  même  foi  la  même  philoso- 
phie de  l'histoire  quand  il  disait  si  poétiquement  :  «  Captif  dans  les 
bornes  du  fini,  l'infini  s'agite  pour  en  sortir,  et  l'humanité  qui  l'a 
recueilli,  saisie  comme  d'un  vertige,  s'en  va,  en  présence  de  l'uni- 
vers muet,  cheminant  de  ruines  en  ruines  sans  trouver  où  s'arrêter. 
C'est  un  voyageur  pressé,  plein  d'ennui  loin  de  ses  foyers.  Parti  de 
l'Iode  avant  le  jour,  à  peine  s'est-il  reposé  dans  l'enceinte  de  Ba- 
bylone  qu'il  brise  Babylone,  et,  restant  sans  abri,  il  s'enfuit  chez 
les  Perses,  chez  les  Mèdes,  dans  la  terre  d'Egypte.  Un  siècle,  une 
heure,  et  il  brise  Palmyre,  Ecbatane  et  Memphis,  et,  toujours  ren- 
versant l'enceinte  qui  l'a  recueilli,  il  quitte  les  Lydiens  pour  les 
Hellènes,  les  Hellènes  pour  les  Étrusques,  les  Étrusques  pour  les 
Romains,  les  Romains  pour  les  Gètes,  les  Gètes...  Mais  que  sais-je 
ce  qui  va  suivre?  Quelle  aveugle  précipitation  !  Qui  le  presse?  Com- 

(1;  2  volumes;  Calmann  Lôvy,  1877. 


636  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  ne  craint-il  pas  de  défaillir  avant  l'arrivée?  Ah!  si  dans  l'an- 
tique épopée  nous  suivons  de  mers  en  mers  les  destinées  errantes 
d'Ulysse  jusqu'à  son  île  chérie,  qui  nous  dira  quand  finiront  les 
aventures  de  cet  étrange  voyageur  et  quand  il  verra  de  loin  fumer 
les  toits  de  son  Ithaque?  »  Ainsi,  une  guerre  prodigieuse,  un  prodi- 
gieux voyage,  et  toujours,  à  voir  les  choses  de  haut,  malgré  les 
alternatives  de  succès  ou  de  revers,  de  changemens  heureux  ou 
funestes,  toujours  l'ombre  qui  s'épaissit  derrière  nous,  toujours  la 
lumière  qui  se  dégage  plus  pure  et  nous  conduit  au  but  divin,  telle 
est  la  philosophie  de  l'histoire  qui  fut  enseignée  à  notre  siècle  par 
une  génération  enthousiaste.  Remontez  un  peu  plus  haut,  vous  trou- 
verez sous  le  même  rayon  de  foi  et  d'espérance  les  éloquentes  pa- 
roles de  Victor  Cousin ,  les  conceptions  pénétrantes  de  Théodore 
JoufTroy,  les  poétiques  rêveries  de  Ballanche.  Chateaubriand,  frappé 
de  ces  révélations,  ne  s'en  est-il  pas  inspiré  dans  la  préface  de  ses 
Études  histoinques^  et  Lamartine  n'a-t-il  pas  résumé  tout  cela  en 
d'admirables  vers  dans  cette  harmonie  qu'il  a  intitulée  les  Révolu- 
lions  : 

Enfans  de  six  mille  ans  qu'un  peu  de  bruit  étonne, 
Ne  vous  troublez  donc  pas  d'un  mot  nouveau  qui  tonne, 
D'un  empire  éboulé,  d'un  siècle  qui  s'en  va. 
Que  vous  font  les  débris  qui  jonchent  la  carrière? 
Regardez  en  avant  et  non  pas  en  arrière; 
Le  courant  roule  à  Jéhova  ! 

On  a  besoin  de  se  rappeler  ces  généreuses  doctrines  quand  on 
lit  les  deux  volumes  que  M.  Victor  Hugo  vient  d'ajouter  à  sa  Lé- 
gende  des  siècles.  A  travers  bien  des  incohérences,  la  première 
partie  de  cette  symphonie  colossale  renfermait  quelques-unes  des 
plus  fortes  inspirations  de  l'auteur.  On  pouvait  admirer  telle  pièce 
et  condamner  telle  autre,  on  pouvait  être  tour  à  tour  ému,  étonné, 
étourdi,  emporté  dans  le  tourbillon  du  poète,  ou  sentir  dans  tout 
son  être  la  fatigue  et  l'ennui,  l'ennui  de  ces  procédés  toujours  les 
mêmes,  la  fatigue  de  ces  coups  violens  assénés  à  tort  et  à  travers. 
Il  se  trouvait  pourtant  que  dans  ces  jeux  de  la  force  et  du  hasard, 
le  hasard  n'avait  pas  trop  mal  servi  la  force.  La  plupart  des  pièces 
de  ce  recueil  étincelaient  de  beautés  hardies;  quelques-unes  étaient 
des  chefs-d'œuvre.  Quant  à  la  pensée  même  de  l'ouvrage,  elle 
n'avait  rien  qui  piit  inquiéter  un  esprit  droit,  A  côté  de  l'histoire 
des  âges,  il  y  a  la  légende,  qui  peut  la  dénaturer  quelquefois,  mais 
qui  souvent  aussi,  à  la  condition  d'être  bien  comprise,  la  complète 
et  l'éclairé.  Tout  ce  domaine  du  symbole  est  le  domaine  du  poète. 
L'auteur  de  la  Légende  des  siècles  s'y  mouvait  à  l'aise,  il  créait  des 
figures,  inventait  des  royaumes,  improvisait  des  annales,  et,  pour 


LA   LÉGENDE    DES    SIÈCLES.  637 

cette  histoire  tout  imaginaire,  combinait  une  géographie  toute  fan- 
tasque. C'est  le  droit  de  la  légende,  et  l'on  ne  pouvait  qu'applaudir 
aux  fantaisies  de  M.  Hugo  chaque  fois  que  cette  légende,  dans  une 
sorte  de  transposition  symbolique,  rendait  exactement  la  physiono- 
mie des  époques  diverses.  Il  arrivait  même  de  temps  à  autre  que  le 
poète  légendaire  était  plus  vrai  que  l'historien,  ou  du  moins  que 
l'historien  d'un  âge  barbare,  inspirant  de  sombres  tableaux  à  ce  lé- 
gendaire du  xix*  siècle,  se  trouvait  tout  naturellement  complété  à 
distance  par  une  pensée  supérieure  à  la  sienne.  Lisez  dans  Grégoire 
de  Tours  la  dernière  page  du  livre  V,  celle  où  le  vieil  historien  ra- 
conte que  l'un  de  ses  confrères,  un  saint  évêque,  se  promenant  un 
jour  avec  lui  près  de  la  demeure  du  roi  Ghilpéric,  dont  ils  venaient 
de  se  retracer  les  crimes,  eut  tout  à  coup  une  vision  effrayante  : 
«  Pendant  que  nous  nous  promenions  près  de  la  demeure  du  roi,  il 
me.dit  :  Ne  vois-tu  pas  au-dessus  de  ce  toit  ce  que  j'y  aperçois? 
—  J'y  vois,  lui  dis-je,  un  second  petit  bâtiment  que  le  roi  a  der- 
nièrement fait  élever  au-dessus.  — Et  lui  dit  :  N'y  vois-tu  pas  autre 
chose?  —  Je  n'y  vois,  lui  dis-je,  rien  autre  chose.  —  Supposant 
qu'il  parlait  ainsi  par  manière  de  jeu,  j'ajoutai  :  Si  tu  vois  quelque 
chose  de  plus,  dis-le-moi.  —  Et  lui,  poussant  un  profond  soupir, 
me  dit  :  Je  vois  le  glaive  de  la  colère  divine  tiré  et  suspendu  sur 
cette  maison.  »  L'influence  exercée  parles  sanglans  récits  du  chro- 
niqueur sur  l'imagination  de  M.  Victor  Hugo  est  manifeste  dans 
plusieurs  poèmes  de  la  première  Légende  des  siècles.  Qu'est-ce  que 
Ratbert,  par  exemple?  Le  poète  a  beau  le  placer  en  Italie  et  en 
faire  un  empereur,  je  le  reconnais  bien,  c'est  un  des  Mérovingiens 
dont  Grégoire  de  Tours  a  raconté  les  forfaits.  Ceux-là  faisaient  tuer 
les  femmes  et  les  enfans  de  leurs  frères  assassinés;  celui-ci,  Rat- 
bert, d'un  signe  donné  au  bourreau,  fait  tomber  la  tête  du  marquis 
Fabrice,  pendant  que  le  vieillard  sanglote  sur  le  corps  de  sa  petite- 
fille  étranglée  : 

Et  voici  ce  qu'on  vit  dans  ce  môme  instant-là  : 
La  tête  de  Ratbert  sur  le  pavé  roula, 
Hideuse,  comme  si  le  môme  coup  d'épce. 
Frappant  deux  fois,  l'avait  avec  l'autre  coupée. 
L'horreur  fut  inouie,  et  tous,  se  retournant, 
Sur  le  grand  fauteuil  d'or  du  trône  rayonnant 
Aperçurent  le  corps  de  l'empereur  sans  tête... 

Le  glaive  qui  frappa  ne  fut  point  aperçu  ; 
D'où  vint  ce  sombre  coup,  personne  ne  l'a  su. 
Seulement,  ce  soir-là,  bêchant  pour  se  distraire, 
Héraclius  le  Chauve,  abbé  de  Joug-Dieu,  frère 
D'Acceptus,  archevêque  et  primat  do  Lyon, 
Étant  aux  champs  avec  le  diacre  Pollion, 


638  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Vit  dans  les  profondeurs  par  les  vents  remuées 
Un  archange  essuyer  sou  épée  aux  nuées. 

Cet  archange  vengeur  qui  essuie  aux  nuées  son  épée  rouge  de  sang, 
c'est  l'archange  de  Grégoire  de  Tours  évoqué  par  le  poète  du 
XIX*  siècle.  Chez  Grégoire,  il  menace  ;  chez  le  poète,  la  menace  est 
accomplie.  On  voit  la  marche  des  temps.  L'évêque  du  yi*  siècle  ne 
pouvait  que  prédire  le  châtiment  des  vieilles  tyrannies  barbares; 
c'est  à  nous  de  montrer  que  le  glaive  suspendu  s'est  abaissé,  exé- 
cutant la  sentence  de  Dieu. 

Voilà  par  quels  traits  se  justifiait  ce  beau  titre  :  la  Légende  des 
siècles.  Le  poète  a-t-il  oublié  son  inspiration  première  ?  se  borne-t-il 
à  rassembler  des  scènes  bizarres,  monstrueuses,  où  il  n'y  a  plus  ni 
siècles  ni  légende?  se  contente-t-il  d'entasser  des  images  sans  nul 
souci  de  la  pensée?  Et  s'il  y  a  une  pensée,  quelle  est-elle?  M.  Emile 
Montégut,  parlant  ici  même,  il  y  a  dix-huit  ans,  de  la  première 
partie  de  la  Légende  des  siècles,  avertissait  respectueusement  l'il- 
lustre poète  de  l'erreur  où  il  s'était  engagé  (1).  Quoi  !  tant  de  for- 
faits, tant  d'abominations!  Le  tableau  des  âges  n'a-t-il  donc  à  nous 
offrir  que  des  tyrans  et  des  scélérats?  n'y  a-t-il  pas  une  bien  autre 
légende  de  l'humanité,  celle  qui  déroule  à  nos  yeux  de  consolantes 
images,  celle  qui  fait  apparaître  des  figures  si  hautes,  si  pures,  au 
milieu  des  époques  les  plus  sombres?  Ce  n'était  là  pourtant,  de  la 
part  de  notre  confrère,  qu'un  prenez-y  garde!  inspiré  par  une  ad 
miration  profonde;  il  avait  pressenti  un  danger  pour  le  poète,  et  il 
le  signalait  loyalement.  Sous  la  réserve  de  cette  idée,  on  pouvait  se 
laisser  aller  à  son  plaisir  d'artiste  et  parcourir  cette  galerie  de  pein- 
tures épiques  en  ne  faisant  plus  attention  qu'au  génie  du  maître,  à 
la  fougue  de  la  forme  et  aux  furies  de  la  couleur.  A  côté  des  Rat- 
bert,  des  Sigismond,  des  Ladislas,  des  barons  Madruce,  il  y  avait 
Gharlemagne,  et  Roland,  et  Olivier,  et  le  jeune  Aymeri,  celui  qui 
prit  Narbonne,  et  le  vieil  Eviradnus,  celui  qui  sauva  la  belle  Ma- 
haut,  marquise  de  Lusace,  de  l'infâme  gaet-apens  de  l'empereur 
d'Allemagne  et  du  roi  de  Pologne.  Les  ténèbres  n'empêchaient  pas 
d'apercevoir  la  lumière.  En  traversant  les  gouffres  de  l'enfer, 
comme  chez  Dante,  on  pouvait  compter  sur  les  visions  du  purga- 
toire et  les  éblouissemens  du  paradis. 

Rien  de  pareil  dans  cette  seconde  partie  de  la  Légende  des  siècles. 
L'espérance  que  faisait  concevoir  la  première  ne  sait  plus  où  se 
prendre.  Je  ne  parle  pas  de  la  puissance  et  de  l'art,  je  parle  du 
fond  des  idées.  C'est  le  chaos.  Nul  chemin  tracé,  nulle  indication 
lumineuse,  pas  la  moindre  image  d'une  marche  en  avant;  efforts, 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  octobre  1859. 


LA    LEGENDE    DES    SIÈCLES.  639 

progrès,  espérance,  sentiment  de  la  vérité  et  de  la  vie,  idée  d'une 
destinée  à  comprendre  et  d'un  but  divin  à  poursuivre,  on  dirait 
que  ce  sont  là  désormais  des  mots  vides  de  sens  pour  le  poète.  Un 
lecteur  sérieux  ne  saurait  aller  jusqu'au  bout  de  ces  deux  vo- 
lumes sans  ressentir  une  impression  de  découragement  ou  plutôt  un 
mouvement  de  révolte.  Où  sommes-nous?  dans  quel  monde?  dans 
quelles  ténèbres?  Oh!  si  ce  n'était  là  qu'une  inspiration  de  déses- 
poir, on  en  serait  trop  heureux.  Le  désespoir  est  chose  poétique, 
c'est  le  cri  de  l'âme  troublée  jusqu'en  son  principe  même,  et  des 
profondeurs  d'où  sort  ce  cri  on  sent  à  quelles  sublimités  elle  aspi- 
rait. Celui  qui  est  capable  de  chanter  le  désespoir  est  capable  aussi, 
et  plus  qu'un  autre,  de  chanter  un  jour  l'espérance  et  la  foi;  l'im- 
pression désolante  ici,  c'est  que  l'auteur  parait  à  l'aise  dans  ces  ré- 
gions sans  lumière.  11  ne  sait  d'où  vient  l'humanité,  il  ne  sait  où 
elle  va,  peu  lui  importe.  De  nobles  âmes,  au  commencement  de  ce 
siècle,  ont  allumé  un  flambeau  qui  bien  des  fois,  éclairant  leur 
marche,  les  a  protégées  contre  elles-mêmes;  lui,  sans  façon,  en  pas- 
sant, il  éteint  la  lueur  protectrice  et  s'installe  tranquillement  en 
pleine  obscurité.  Ne  dites  plus,  comme  Michelet  :  «  Avec  le  monde 
a  commencé  une  guerre  qui  ne  doit  finir  qu'avec  le  monde  ;  »  ne 
dites  plus,  comme  Edgar  Quinet  :  «  Captif  dans  les  bornes  du  fini, 
l'infini  s'agite  pour  en  sortir;  >)  ne  redites  plus  les  doctrines  que  nous 
ont  enseignées  Cousin  et  Jouffroy,  Chateaubriand  et  Lamartine,  ce 
que  tant  d'autres  ont  répété,  ce  qui  a  soutenu  tant  de  vaillans  cœurs 
dans  les  épreuves  de  nos  jours.  Il  n'y  a  plus  de  guerre  à  continuer, 
plus  de  voyage  à  terminer;  il  n'y  a  plus  ni  voie  à  suivre,  ni  vérité 
à  poursuivre.  La  légende  des  siècles,  c'est  la  nuit  des  siècles. 

M.  Victor  Hugo  semble  avoir  senti  lui-même  cette  impression  dé- 
sastreuse de  son  œuvre.  Il  a  essayé  d'expliquer  à  sa  manière  l'é- 
trange chaos  qu'il  propose  à  la  contemplation  de  ses  lecteurs.  La 
première  pièce  du  premier  volume  est  évidemment  une  préface  jus- 
tificative. Il  a  eu,  dit-il,  une  vision,  et  de  cette  vision  est  sorti  ce 
livre.  11  n'est  pas  défendu  à  la  critique  de  supposer  que  le  poète, 
comme  c'est  son  droit,  arrange  ici  très  poétiquement  les  choses,  et 
que  cette  vision  d'où  le  livre  est  sorti  est  siuiplement  un  remords 
littéraire,  l'aveu  d'un  embarras  dont  on  ne  peut  que  le  louer,  le 
sentiment  d'une  inquiétude  philosophique  et  morale  qui  lui  fait 
grand  honneur.  Que  cette  pièce  ait  été  composée  à  Guernesey  il  y 
a  quelques  années  ou  à  Paris  il  y  a  quelques  mois,  cela  ne  fait  rien 
à  l'affaire;  l'enchaînement  des  idées  est  manifeste.  Lancé  à  toute 
bride  au  milieu  de  ses  imaginations  chaotiques,  le  poète  a  jugé  né- 
cessaire d'expliquer  pourquoi  cette  espèce  d'épopée  du  genre  hu- 
main présentait  l'aspect  d'un  bouleversement  eiiroyable.  Il  a  com- 


6JiO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pris  qu'il  avait  besoin  d'une  excuse.  C'est  justice  de  noter  ce  scru- 
pule du  poète  et  de  lui  en  tenir  grand  compte. 

L'auteur  de  la  Légende  des  siècles  a  donc  eu  une  vision.  Rêve 
étrange!  apparition  monstrueuse!  figurez-vous,  si  vous  le  pouvez,  un 
mur  gigantesque  fait  de  chair  vive  et  de  granit  brut.  C'est  un  édifice 
et  en  même  temps  une  multitude,  c'est  une  muraille  et  une  foule. 
Parfois  le  mur  se  déchire,  et  l'on  aperçoit  des  salles  immenses  où 
siègent  des  vainqueurs  soûls  de  crimes  et  d'encens;  mais  cette  dé- 
chirure n'est  pas  nécessaire  pour  laisser  voir  quelle  place  occupe 
dans  la  hideuse  Babel  la  race  d'Adam  et  d'Eve.  A  vrai  dire,  toute 
cette  construction  se  compose  d'êtres  humains.  Le  jaspe  et  le  por- 
phyre y  frissonnent,  le  marbre  y  a  le  glaive  au  poing,  la  poussière 
pleure,  l'argile  saigne.  Si  une  pierre  s'en  détache,  on  reconnaît  un 
homme  ou  une  femme.  De  temps  à  autre,  un  éclair  frappant  une  des 
parois  fait  luire  subitement  des  millions  de  faces.  D'abord  le  poète 
ne  devinait  tout  cela  que  d'une  manière  vague,  comme  à  travers  le 
voile  d'une  vapeur  flottante,  puis,  à  force  d'y  attacher  ses  regards 
fixes,  il  a  fini  par  tout  voir,  l'ensemble  et  le  détail,  la  masse  cyclo- 
péenne  et  l'halDitant  de  chaque  cellule  : 

Chaos  d'êtres  montant  du  gouffre  au  firmament! 
Tous  les  monstres,  chacun  dans  son  compartiment  ; 
Le  siècle  ingrat,  le  siècle  affreux,  le  siècle  immonde; 
Brume  et  réalité  !  nuée  et  mappemonde  ! 
Ce  rêve  était  l'histoire  ouverte  à  deux  battans, 
Tous  les  peuples  ayant  pour  gradins  tous  les  temps; 
Tous  les  temples  ayant  tous  les  songes  pour  marches; 
Ici  les  paladins  et  là  les  patriarches... 

Mais  non,  voiLà  ce  qu'on  ne  peut  laisser  passer  sans  une  protesta- 
tion énergique,  non,  cent  fois  non,  ce  n'est  pas  l'histoire  ouverte  à 
deux  battans,  c'est  le  pêle-mêle  des  âges,  c'est  la  promiscuité  des 
idées  et  des  œuvres,  un  vrai  pandémonium  qui  fait  injure  à  toute 
la  race  humaine.  L'auteur  nous  dit  bien  que  cette  muraille  livide, 
ce  bloc  d'ombre,  montait  dans  l'infini  vers  une  clarté  lointaine,  et 
que  la  vision  noire  s'évanouissait  dans  l'aube  d'un  ciel  blanchissant, 
mais  cette  espérance  ne  fait  qu'apparaître,  légère  et  inconsistante 
comme  le  feu  follet  des  marécages.  C'est  une  rime  sans  doute  qui 
l'avait  amenée,  une  autre  rime  l'emporte,  et  on  ne  la  revoit  plus. 

Tandis  que  le  poète  considère  toujours  cette  Babel  de  corps  hu- 
mains, deux  grands  bruits  se  font  entendre  aux  deux  bouts  de 
l'horizon.  D'un  côté  c'est  l'esprit  de  VOrestie  qui  souffle,  de  l'autre 
l'esprit  de  V Apocalypse.  L'un  crie  :  Fatalité  !  l'autre  crie  :  Dieu  !  et 
tous  deux  passent  comme  des  chars  formidables.  Dieu  ou  fatalité, 
ce  mot  suffit  pour  renverser  à  jamais  la  cité  des  humains.  Tout 


LA.  LÉGENDE   DES   SIÈCLES.  641 

s'écroule.  Le  mur  des  siècles,  c'est  ainsi  que  le  poète  appelle  le 
titanique  échafaudage  qu'il  vient  de  décrire,  le  mur  des  siècles  chan- 
celle et  tombe.  Il  ne  reste  plus  que  des  ruines,  des  blocs,  de  lon- 
gues déchirures,  des  entassemens  percés  de  trous  énormes  au  fond 
desquels  on  aperçoit  l'abîme.  Voilà  de  quelle  vision  est  sorti  ce  li- 
vre, la  nouvelle  série  de  la  Légende  des  siècles  : 

De  l'empreinte  profonde  et  grave  qu'a  laissée 
Ce  chaos  de  la  vie  à  ma  sombre  pensée. 
De  cette  vision  du  mouvant  genre  humain, 
Ce  livre,  où  près  d'hier  on  entrevoit  demain, 
Est  sorti,  reflétant  de  poème  en  poème 
Toute  cette  clarté  vertigineuse  et  blême  ; 
Pendant  que  mon  cerveau  douloureux  le  couvait, 
La  légende  est  parfois  venue  à  mon  chevet, 
Mystérieuse  voix  de  l'histoire  sinistre; 
Et  toutes  deux  ont  mis  leur  doigt  sur  ce  registre. 

Et  qu'est-ce  maintenant  que  ce  livre,  traduit 

Du  tombeau,  du  passé,  du  gouffre  et  de  la  nuit? 

C'est  la  tradition  tombée  à  la  secousse 

Des  révolutions  que  Dieu  déchaîne  et  pousse; 

Ce  qui  demeure,  après  que  la  terre  a  tremblé; 

Décombre  où  l'avenir,  vague  aurore,  est  mêlé; 

C'est  la  construction  des  hommes,  la  masure 

Des  siècles,  qu'emplit  l'ombre  et  que  l'idée  azuré. 

L'afifreux  charnier-palais  en  ruine,  habité 

Par  la  mort,  et  bâti  par  la  fatalité. 

Où  se  posent  pourtant  parfois,  quand  elles  l'osent, 

De  la  façon  dont  l'aile  et  le  rayon  se  posent, 

La  liberté,  lumière,  et  l'espérance,  oiseau  ; 

C'est  l'incommensurable  et  tragique  monceau 

Où  glissent,  dans  la  brèche  horrible,  les  vipères 

Et  les  dragons,  avant  de  rentrer  aux  repaires, 

Et  la  nuée  avant  de  remonter  au  ciel  ; 

Ce  livre,  c'est  le  reste  effrayant  de  Babel  ; 

C'est  la  lugubre  tour  des  choses,  l'édifice 

Du  bien,  du  mal,  des  pleurs,  du  deuil,  du  sacrifice, 

Fier  jadis,  dominant  les  lointains  horizons, 

Aujourd'hui  n'ayant  plus  que  de  hideux  tronçons, 

Épars,  couchés,  perdus  dans  l'obscure  vallée  ; 

C'est  l'épopée  humaine,  âpre,  immense,  —  écroulée. 

Comprenne  qui  pourra.  Nous  disions  que  M.  Victor  Hugo,  éprou- 
vant le  besoin  d'expliquer  le  désordre  de  son  œuvre,  faisait  preuve 
d'un  scrupule  très  honorable.  Malheureusement  c'est  là  que  doit 
s'arrêter  notre  éloge;  cette  explication  n'explique  rien.  Des  mots! 
des  mots!  comme  dit  Hamlet.  Comment  le  poète  ose-t-il  prétendre 
que  ce  mur  vivant  était  d'abord  un  édifice  aussi  harmonieux  que 
prodigieux,  un  édifice  complet,  régulier,  logique, 

lOMB  XX.  —  1877.  41 


642  RETUE   DES   DEDX   MONDES. 

Où  tous  les  temps  groupés  se  rattachaient  au  nôtre, 
Où  les  siècles  pouvaient  s'interroger  l'un  l'autre, 
Sans  que  pas  an  fit  faute  et  manquât  à  l'appel? 

Sa  description  même  lui  donne  un  démenti,  puisqu'on  y  voit  entas- 
sées au  hasard  les  choses  les  plus  disparates  et  l'histoire  devenue 
un  magasin  de  bric-à-brac  :  voici  les  paladins  et  les  patriarches, 
voici  Nemrod  et  Booz,  Jason  et  Fulton,  Eschyle  et  la  Marseillaise^ 
Bonaparte  au  pont  de  Lodi,  non  loin  du  Christ  et  de  iNéron;  voici,  dé- 
tail important,  les  ciseaux  d'or  avec  lesquels  on  mouchait  la  lampe 
dans  l'antre  d'une  prophétesse  biblique;  voici  les  colliers  que  por- 
tait Tibère  et  que  Tacite  arrangeait  en  carcans;  voici  la  chaîne  d'or 
du  trône  qui  s'en  va  naturellement  aboutir  au  bagne;  voici  enfin, 
c'est  le  dernier  trait,  voici  le  braconnier  terrible,  Satan,  qui,  noir, 
riant,  l'œil  allumé,  braconne  dans  la  forêt  de  Dieu.  Assurément  tout 
cela  n'est  pas  vulgaire,  mais  où  est  le  sens?  où  est  la  suite  des 
âges?  où  est  l'harmonie  des  choses,  cette  harmonie  qui  résulte 
même  des  plus  violens  contrastes?  Ce  n'est  donc  pas  l'esprit  de 
rOrestie  et  l'esprit  de  VAjyocalypse  qui  ont  détruit  la  belle  ordon- 
nance dont  le  poète  nous  parlait  tout  à  l'heure,  cette  ordonnance 
n'existait  pas.  Et  à  supposer  même  qu'elle  ait  existé,  non  pas  dans 
la  peinture  déployée  sous  nos  yeux,  mais  dans  la  pensée  intime  du 
poète,  à  supposer,  dis-je,  que  le  grand  artiste,  séduit  par  l'enchan- 
tement des  rimes,  comme  les  antiques  voyageurs  par  les  chants  de 
la  sirène,  ait  suivi  l'appel  des  paroles  sonores  sans  trop  se  rappeler 
son  idée  première,  pourquoi  donc  seraient-ce  VOrestie  et  l'Apoca- 
lypse qui  auraient  détruit  cette  magnifique  architecture  ?  Quoi  I  les 
siècles  sont  là  parfaitement  disposés,  chacun  à  sa  place,  chacun 
dans  son  groupe  et  pouvant  tous  s'interroger  l'un  l'autre;  Eschyle 
parle,  saint  Jean  parle,  et  la  cité  des  âges  n'est  plus  qu'un  mon- 
ceau de  ruines!  On  aurait  cru  au  contraire  que  des  Védas  à  VOrestie 
et  de  VOrestie  à  V Apocalypse,  une  pensée  divine  se  dégage  au  fond 
du  cœur  de  l'homme  et  que  toute  l'histoire  en  est  éclairée. 

Si  le  poète  a  voulu  dire  qu'avant  les  clameurs  de  la  conscience 
humaine  la  barbarie  dominait  dans  le  monde  et  que  l'éclat  de  ces 
grandes  voix,  comme  la  trompette  du  jugement,  a  fait  crouler  une 
construction  maudite,  sa  pensée  serait  exprimée  d'une  façon  bien 
équivoque  et  elle  donnerait  lieu  à  des  objections  non  moins  fortes. 
On  serait  obligé  de  protester  encore  au  nom  de  la  philosophie  de 
l'histoire;  il  faudrait  demander  au  sombre  visionnaire  pourquoi  il 
enveloppe  dans  une  telle  malédiction  ces  milliers  d'années  pendant 
lesquelles  la  race  d'Adam  a  si  péniblement  creusé  son  sillon  et  pré- 
paré des  temps  meilleurs.  Nous  savons  trop  quelle  est  la  part  du 
mal  dans  les  choses  de  ce  monde;  est-ce  une  raison  pour  nier  la  part 


LA  LÉGENDE   DES   SIÈCLES.  6â3 

du  bien?  et  faut-il  donc  que  les  intermittences  du  jour,  les  défail- 
lances et  les  erreurs  des  générations  empêchent  le  penseur  de  re- 
connaître dans  l'histoire  générale  de  la  famille  humaine  une  marche 
continue  vers  la  lumière? 

Du  fond  de  ce  chaos  que  nous  montre  le  poète  et  dont  il  a  essayé 
bien  vainement  de  justifier  la  conception ,  peut-être  verrons-nous 
au  moins  surgir  une  idée,  une  lueur,  une  sympathie,  un  amour, 
quelque  chose  enfin  qui  nous  révèle  la  philosophie  de  ce  nouveau 
cycle  de  légendes.  Quel  est  donc  cette  fois  le  héros  cher  à  M.  Victor 
Hugo?  Dans  chacune  des  phases  de  sa  vie,  l'illustre  poète  a  tou- 
jours eu,  à  travers  les  inspirations  les  plus  variées,  une  inspiration 
particulière,  tantôt  une  grande  figure,  tantôt  une  grande  passion, 
qui  tenait  pour  ainsi  dire  le  centre  de  son  œuvre  et  autour  de  la- 
quelle venait  se  ranger  le  chœur  mélodieux  de  ses  rêves.  Sa  grande 
figure,  aux  heures  de  la  jeunesse,  c'était  celle  de  l'empereur.  Il 
semblait  dire  comme  Virgile  : 

la  medio  mihi  Cœsar  erit  templumque  teoebit. 

Cette  préoccupation  se  produisait  chez  lui  sous  maintes  formes;  il 
arrivait  même  qu'elle  se  dépaysait,  —  bien  plus,  qu'elle  se  dégui- 
sait, si  je  puis  ainsi  parler.  Au  quatrième  acte  d'Hernam,  lorsqu'il 
fait  grandir  tout  à  coup  celui  qui  va  être  Charles-Quint,  lorsqu'il 
met  sur  ses  lèvres  ces  ardentes  paroles  : 

Empereur!  empereur I  être  empereur!  —  O  rage! 
Ne  pas  l'être!  —  et  sentir  son  cœur  plein  de  courage! 

ce  qu'il  a  en  vue  manifestement,  c'est  l'idée  du  pouvoir  impérial 
telle  qu'il  l'a  conçue  d'après  Napoléon,  beaucoup  plus  que  la  per- 
sonne de  Charles -Quint.  Il  en  faut  dire  autant  de  son  Barberousse 
dans  les  Burgraves.  Le  commentaire  de  ces  figures  glorifiées  par  lui 
sur  la  scène,  ce  sont  les  belles  pièces  dont  il  a  enrichi  de  1830  à 
ISZiO  l'éclatante  série  de  ses  recueils  lyriques.  Il  suffît  de  rappeler 
dans  les  Feuilles  d'automne  les  pages  intitulées  Souvenir  d'enfance 
ou  bien  encore  la  Rêverie  d'un  passant  à  propos  d'un  roi.  Dans  les 
Chants  du  crépuseule^  souvenez -vous  de  ces  deux  odes  lancées 
d'une  voix  si  pleine,  si  vibrante,  l'une .4  la  Colonne,  l'autre^  /Vâjoo- 
léonll.  Relisez  dans  les  Voix  intérieures  l'ode /l  V Arc-de-Triomphe. 
Enfin  qui  donc  a  écrit  ces  strophes  indignées  au  sujet  de  je  ne  sais 
quelle  bévue  administrative  offensant  la  mémoire  de  la  duchesse 
d'Abrantès  : 

Puisqu'un  stupide  affront,  pauvre  femme  endormie, 
Monte  jusqu'à  ton  front  que  César  étoila, 


Qhh  RETUE  DES   DEUX  MONDES, 

C'est  à  moi,  dont  ta  main  pressa  la  main  amie, 
De  te  dire  tout  bas  :  Ne  crains  rien  !  je  suis  làî 

Car  j'ai  ma  mission  !  car,  armé  d'une  lyre. 
Plein  d'hymnes  irrités,  ardens  à  s'épancher, 
Je  garde  le  trésor  des  gloires  de  l'empire  : 
Je  n'ai  jamais  souffert  qu'on  osât  y  toucher  l 

Celui  qui  a  écrit  ces  strophes  au  mois  de  février  1840,  c'est  le 
poète  à  qui  nous  devons  les  Rayons  et  les  Ombres.  Tel  était  d'ail- 
leurs le  ton  général  sous  le  règne  de  Louis-Philippe.  C'était  le 
temps  où  M.  Thiers,  dans  son  discours  de  réception  à  l'Académie 
française,  rappelant  les  grandeurs  du  xix«  siècle,  s'écriait  :  «  Nous 
avons  vu  César,  César  lui-même!  »  C'était  le  temps  où  Michelet, 
dans  ses  cours  du  Collège  de  France ,  tenait  le  même  langage  à 
un  auditoire  passionné;  c'était  le  temps  où  Edgar  Quinet  consa- 
crait tout  un  poème  épique  à  Napoléon.  Seul,  M.  Auguste  Barbier, 
dans  son  ïambe  intitulé  V Idole ^  avait  résisté  à  l'entraînement  uni- 
versel. 

A  partir  de  18/19  (il  est  inutile  de  montrer  ici  ce  que  Balzac  ap- 
pelle l'envers  de  l'histoire,  c'est-à-dire  les  affaires  privées  derrière 
les  événemens  publics),  la  pensée  dominante  de  M.  Victor  Hugo 
fut  exactement  le  contre-pied  de  celle  qui  l'avait  inspiré  jusque-là. 
Il  admirait  l'empereur,  l'empereur  idéal,  l'empereur  de  tous  les 
temps,  celui  qui  tient  le  glaive,  la  main  de  justice,  et  devant  lequel 
s'inclinent  les  rois.  Dès  qu'il  l'apercevait  dans  le  monde,  n'importe 
à  quelle  date,  que  ce  fût  au  moyen  âge  ou  pendant  la  renaissance, 
ou  vers  la  fin  de  la  révolution,  il  allait  à  lui  et  chantait.  Ce  sera  le 
contraire  dorénavant.  Son  idée  maîtresse  depuis  18i9,  c'est  la  haine 
implacable  dont  il  poursuit  l'empereur,  je  dis  l'empereur  de  tous 
les  temps,  celui  du  moyen  âge  ou  de  la  renaissance,  comme  celui 
des  temps  modernes.  Telle  est,  par  exemple,  sa  préoccupation  con- 
tinuelle dans  la  première  partie  de  la  Légende  des  siècles.  Qu'est-ce 
que  Ratbert?  L'empereur  féroce  du  moyen  âge.  Qu'est-ce  que  Sigis- 
mond?  L'empereur  félon  du  temps  de  la  renaissance.  Qu'est-ce  que 
le  baron  Madruce?  Un  colonel  mercenaire  au  service  de  l'empereur 
du  xvii*  siècle,  du  lâche  empereur  écrasant  ses  peuples  avec  des 
étrangers  qu'il  paie.  Au  fond,  c'est  toujours  la  même  figure,  glori- 
fiée naguère,  aujourd'hui  maudite. 

Quel  est  donc  le  personnage  qui  va  surtout  occuper  le  poète  en 
ce  nouveau  recueil  de  légendes  épiques?  même  dans  ce  chaos, 
même  dans  cette  épopée  humaiyie  écroulée,  comme  dit  l'auteur,  il 
est  impossible  qu'on  ne  découvre  pas  un  héros  préféré.  Le  voici, 
c'est  le  titan.  Le  premier  volume  du  moins  est  consacré  à  sa  gloire; 
chacun  l'y  reconnaîtra  sans  peine.  Dans  maintes  pièces  de  ce  vo- 


LA   LÉGENDE   DES   SIÈCLES.  6^5 

lume ,  c'est  le  titan  qui  est  au  premier  plan  et  qui  joue  le  premier 
rôle.  Ici,  du  fond  de  son  antre,  il  défie  les  puissances  supérieures 
et  les  appelle  tas  de  dieux.  Là,  quand  il  a  été  vaincu  par  les 
olympiens,  il  laisse  en  tombant  la  terre  si  désolée,  que  cette  dé- 
faite des  géans  a  toutes  les  apparences  d'un  cataclysme  universel. 
Les  dieux  ont  ravagé  la  terre,  ils  ont  souillé  tout  ce  qui  était  le 
charme  de  l'antique  nature,  abaissé  tout  ce  qui  en  était  la  grandeur 
et  la  gloire.  Plus  de  fleurs  dans  les  champs,  plus  de  géans  sous  le 
ciel.  Les  cyclopes,  fils  puînés  de  Démèter,  sont  des  lâch':'S.  Au  lieu 
de  continuer  la  lutte  pour  venger  leurs  aînés,  les  cadets  se  sont 
soumis  aux  vainqueurs;  ils  sont  esclaves.  Vulcain,  le  dieu  cagneux, 
les  emploie  dans  sa  forge.  Tout  n'est  pas  fini  cependant.  Tournez 
la  page,  vous  pourrez  lire,  si  le  livre  ne  vous  tombe  des  mains,  les 
prodigieuses  aventures  du  grand  vaincu  enseveli  sous  la  mon- 
tagne; c'est  Phtos,  l'aîné  des  colosses  terrassés.  Il  brise  ses  chaînes, 
il  secoue  les  blocs  de  granit,  il  sonde,  il  creuse,  il  sape,  il  se  fraie 
une  route,  traverse  des  cavernes  de  soufre  et  de  lave,  des  lacs  em- 
pestés, des  marécages  fétides,  toutes  les  casemates  du  chaos.  Est-il 
libre?  Non  pas.  Au  lieu  de  la  montagne,  c'est  la  terrs  tout  entière 
qui  pèse  sur  lui.  Le  voilà  dans  le  puits  de  l'abîme;  il  va  toujours, 
couvert  de  sang  et  de  fange.  Il  descend,  il  tombe,  il  tourne,  il  s'en- 
fonce,... où  est-il?  Quel  est  ce  lieu  sans  nom?  Ce  n'est  pas  un  lieu, 
ce  n'est  pas  même  le  vide,  c'est  le  néant,  la  clôture  à  laquelle  abou- 
tissent les  choses.  Ce  néant  toutefois,  sans  se  soucier  de  la  logique, 
il  l'attaque  avec  rage;  il  est  vrai  que  c'est  en  même  temps  une 
clôture,  et  qu'une  clôture  peut  bien  être  dérangée  par  la  main  d'un 
titan.  0  puissance  de  la  métaphore!  Cette  image  le  sauve;  à  coups 
de  talon,  à  coups  de  poing,  il  ébranle  la  clôture;  puis,  les  bras 
tendus,  il  étreint  un  bloc,  l'écarté,  pratique  un  trou  dans  le  mur  et 
se  trouve,  un  peu  ahuri  sans  doute,  mais  fort  commodément,  à  la 
fenêtre. 


Phtos  est  à  la  fenêtre  immense  du  mystère. 

Il  voit  l'autre  côté  monstrueux  de  la  terre, 

L'inconnu,  ce  qu'aucun  regard  ne  vit  jamais  ; 

Des  profondeurs  qui  sont  en  même  temps  sommets, 

Un  tas  d'astres  derrière  un  gouffre  d'empyrées. 

Un  océan  roulant  au  pli  de  ses  marées 

Des  flux  et  des  reflux  de  constellations; 

Il  voit  les  vérités  qui  sont  les  visions  ; 

Des  flots  d'azur,  des  flots  de  nuits,  des  flots  d'aurore, 

Quelque  chose  qui  semble  une  croix  météore. 

Des  étoiles  après  des  étoiles,  des  feux 

Après  des  feux,  des  cieux,  des  cieux,  des  cieux,  des  cieux  I 

Le  géant  croyait  tout  fini;  tout  recommence! 


6ii6  REYDE   DES    DEUX   MONDES. 

Ce  tout  qui  recommence,  c'est  l'infini.  Phtos  le  voit  en  son  entier, 
grâce  à  la  fenêtre  merveilleuse;  il  voit  le  fond,  il  voit  la  cime!  On 
pense  bien  que  ce  spectacle  doit  le  troubler  un  peu;  si  commodé- 
ment qu'il  soit  accoudé  à  ce  balcon,  il  éprouve  des  émotions  con- 
tradictoires, il  ressent  par  exemple  la  joie  obscure  de  l'abîme,  et  en 
même  temps,  accablé  de  soleils,  de  météores,  d'étoiles,  de  voûtes 
célestes  succédant  à  des  voûtes  célestes,  il  subit  V inexprimable 
horreur  des  lieux  prodigieux.  N'importe,  horreur  ou  joie,  il  a  vu 
ce  que  nul  n'a  vu,  il  triomphe,  et  refaisant  le  même  chemin,  re- 
montant le  même  puits,  traversant  les  mêmes  cavernes,  escaladant 
les  mêmes  entassemens  de  rochers,  grave,  hautain,  foudroyé,  of- 
frant aux  regards  la  difformité  sidAime  des  décombres,  il  surgit 
tout  à  coup  au  milieu  des  olympiens,  pour  leur  crier  :  0  dieux  !  il 
est  un  Dieu. 

Tout  cela  pouvait  se  dire  plus  simplement,  sans  que  la  poésie  eût 
rien  à  y  perdre.  N'insistons  pas  toutefois;  avec  ces  imaginations 
sans  frein,  la  critique  serait  trop  aisée.  Ce  qui  attire  ici  notre  cu- 
riosité, c'est  la  philosophie  des  religions,  partie  si  considérable 
de  la  philosophie  générale  de  l'histoire.  M.  Victor  Hugo  ne  se  con- 
tente pas  d'être  le  plus  colossal  et  plus  cyclopéen  des  poètes;  on  le 
blesserait  assurément,  si  on  négligeait  d'étudier  chez  lui  le  penseur. 
Il  a  sa  philosophie  des  religions  dans  la  Légende  des  siècles  comme 
il  a  sa  philosophie  de  l'histoire.  Hélas  !  l'une  et  l'autre  se  ressem- 
blent trop.  Nous  avons  réclamé  tout  à  l'heure  contre  cette  philosophie 
de  l'histoire  qui  supprime  la  grande  loi  morale,  la  loi  du  mouvement 
et  da  progrès;  il  faut  protester  aussi  contre  une  philosophie  des  re- 
ligions qui  fausserait  à  la  fois  l'idée  de  Dieu  et  l'idée  de  l'homme. 

Le  titan,  pour  se  venger  des  dieux,  découvre  et  annonce  le  Dieu 
unique.  Fort  bien.  Ces  vieux  symboles  peuvent  être  interprétés  de 
bien  des  manières.  L'interprétation  proposée  dans  les  poèmes  de 
M.  Hugo  n'a  rien  qui  choque  ni  la  philosophie  ni  l'histoire..  Elle  se 
rattache  même  à  l'interprétation  chrétienne  du  mythe  de  Promé- 
thée.  Plusieurs  pères  de  l'église  ont  vu  dans  le  supplicié  du  Caucase 
une  image  de  l'humanité  avant  la  venue  du  Messie,  et  le  Prométhée 
délivré,  non  pas  celui  d'Eschyle,  perdu  pour  nous  aujourd'hui,  mais 
celui  que  concevait  leur  imagination  apparaissait  aux  lettrés  des 
vieux  âges  chrétiens  comme  un  symbole  de  l'affranchissement  des 
âmes  par  l'Évangile.  C'est  la  haute  conception  que  l'auteur  à'Ahas- 
vérus  a  réalisée  avec  noblesse  dans  son  drame  de  Prométhée,  lors- 
qu'il nous  montre  au  troisième  acte  les  archanges  Michel  et  Raphaël 
venant  briser  les  chaînes  du  bon  titan  et  percer  d'une  flèche  le 
cœur  du  vautour.  Mais  ce  rôle  de  titan  n'est  beau  qu'à  la  condi- 
tion de  représenter  quelque  chose  d'humain.  Ce  qui  fait  la  gran- 


LA  LÉGENDE   DES   SIÈCLES.  647 

(leur  de  Prométhée,  c'est  sa  tendresse  pour  l'homme.  Si  le  géant 
n'est  qu'un  être  immense,  un  lutteur  énorme,  un  bloc  de  muscles 
et  d'os,  le  type  de  la  révolte  contre  une  divinité  supérieure,  ses 
aventures  nous  toucheront  peu.  Le  titan  de  M.  Hugo  a-t-il  le 
moindre  rapport  avec  l'humanité?  Je  ne  vois  qu'un  seul  passage  où 
l'homme  soit  nommé  dans  ces  titaniques  légendes  : 

Jadis  la  terre  était  heureuse,  elle  était  libre, 
Et,  donnant  l'équité  pour  base  à  l'équilibre, 
Elle  avait  ses  grands  fils,  les  géans;  ses  petits, 
Les  hommes... 

Et  le  poète  refait  à  sa  manière  une  description  de  l'âge  d'or.  Malheu- 
reusement, c"est  lui  seul  qui  parle,  le  titan  ne  dit  rien.  De  ce  frère 
inférieur,  le  titan  ne  paraît  avoir  aucun  souci.  Ce  n'est  pas  pour  lui 
qu'il  se  bat  et  qu'il  souffre.  Ah  !  que  nous  voilà  loin  de  Prométhée, 
du  Prométhée  d'Eschyle  et  du  Prométhée  d'Edgar  Quinet!  Décidé- 
ment, ce  Phtos  n'est  qu'un  acrobate  colossal ,  étonnant  le  monde, 
sans  profil  pour  personne,  par  d'épouvantables  tours  de  force. 

C'est  lui  pourtant  qui,  de  la  fenêtre  ouverte  à  coups  de  poing 
sur  l'infini,  a  découvert  le  Dieu  unique.  Si  cela  est,  le  service  n'est 
pas  médiocre.  Voyons  donc  quel  est  ce  Dieu.  Il  y  a  trois  ou  quatre 
poèmes  dans  lesquels  M.  Victor  Hugo  prétend  nous  faire  entrevoir, 
au-delà  de  tous  les  mondes,  au-delà  de  toutes  les  théogonies,  au- 
delà  de  toutes  les  religions,  le  Dieu  de  l'Immensité.  La  place  même 
que  ces  poèmes  occupent  dans  l'ensemble  de  l'œuvre  est  significa- 
tive; les  uns  forment  le  début  du  premier  volume,  les  autres  termi- 
nent le  second.  C'est  le  commencement  et  la  fin,  l'alpha  et  l'oméga; 
entre  ces  deux  termes  est  comprise  toute  la*philosophie  religieuse 
de  la  Légende  des  siècles.  La  première  de  ces  pièces  est  intitulée 
Suprématie.  Trois  grands  dieux,  Vayou  le  dieu  du  vent,  Agni  le 
dieu  de  la  flamme,  Indra  le  dieu  de  l'espace,  s'assoient  sur  le  zé- 
nith et  se  disent  :  Nous  sommes  les  seuls  dieux.  Tout  à  coup  appa- 
raît une  lumière  ayant  les  yeux  d'une  figure.  Les  dieux  s'étonnent. 
Agni  et  Indra  chargent  Vayou  d'aller  voir  ce  que  c'est  que  cette  lu- 
mière.—  Qu'es-tu?  lui  demande  Vayou.  —  Toi-même,  qu'es-tu?  ré- 
pond la  figure  lumineuse.  —  Je  suis  Vayou,  le  dieu  du  vent,  et  d'un 
souffle  je  puis  emporter  la  terre  à  travers  les  étoiles.  —  Emporte 
donc  ce  brin  de  paille,  dit  l'apparition.  Le  dieu  fait  rage,  dému- 
selle les  ouragans,  déchaîne  toutes  les  meutes  de  l'air,  fait  trembler 
l'univers  de  la  base  jusqu'au  sommet.  La  tempête  a  épuisé  ses 
forces,  le  brin  de  paille  n'a  pas  bougé.  Le  dieu  de  la  flamme  sera- 
t-il  plus  heureux?  Agni  va  trouver  l'apparition  et  le  même  dialogue 
s'engage  :  —  Qu'es-tu?  —  Qu'es-tu  toi-même? —  Je  suis  le  dieu 


6ii8  REVUE    DES    DEDX   MONDES. 

de  la  flamme,  et  je  puis  brûler  les  mondes,  les  soleils,  tout  ce  qui 
existe  aux  quatre  points  cardinaux.  —  Brûle  donc  ce  brin  de  paille. 

—  Agni  frappe  du  pied  et  fait  jaillir  des  fournaises  qui  versent  des 
torrens  de  feu  sur  l'iuimble  fétu.  La  tempête  embrasée  a  lancé 
toutes  ses  laves,  le  brin  de  paille  est  toujours  là.  C'est  le  tour  du 
dieu  Indra.  —  Qu'es-iu?  dit-il  à  l'apparition.  —  Toi-même,  qu'es-tu? 

—  Je  suis  le  dieu  de  l'espace,  j'embrasse  tout,  je  vois  tout,  rien  ne 
saurait  m'échapper  ;  si  un  être  cessait  d'être  visible  à  mes  regards, 
c'est  lui  qui  serait  Dieu,  non  pas  nous. 

—  Vois-tu  ce  brin  de  paille? 
Dit  l'étrange  clarté  d'où  sortait  une  voix. 
Indra  baissa  la  tète  et  cria  :  —  Je  le  vois. 
Lumière,  je  te  dis  que  j'embrasse  tout  l'être; 
Toi-même,  entends-tu  bien,  tu  ne  peux  disparaître 
De  mon  regard,  jamais  éclipsé  ni  décru  ! 

A  peine  eut-il  parlé  qu'elle  avait  disparu. 

Le  symbole  est  si  étrange  qu'on  l'a  pris  pour  une  mystification. 
Le  dieu  Vayou  particulièrement  appelait  la  parodie.  Le  moyen  de 
croire  que  ce  dieu  burlesque  ne  fût  pas  une  invention  du  hardi 
poète!  Ce  qui  est  une  invention,  et  une  invention  des  plus  saugre- 
nues, c'est  l'idée  d'emprunter  ce  personnage  aux  théogonies  indo- 
iraniennes et  de  le  jeter  sans  façon  à  la  tête  du  lecteur  ébahi.  S'il 
se  trouve  à  Paris,  à  Londres,  à  Berlin,  un  petit  groupe  de  mytho- 
logues capables  de  s'intéresser  au  dieu  Yayou,  est-ce  donc  pour  ce 
public  tout  spécial  que  M.  Hugo  a  composé  sa  pièce?  J'ose  lui  dire 
qu'il  s'est  trompé.  Il  n'apprendra  rien  aux  maîtres  et  fera  rire  les 
profanes,  ou  plutôt,  pour  des  raisons  différentes,  il  provoquera  la 
même  gaîté  chez  les  uns  et  les  autres.  J'ouvre  le  livre  qu'un  jeune 
savant,  M.  James  Darmesteter,  va  soumettre  prochainement  à  la 
faculté  des  lettres  de  Paris,  et  j'y  trouve  de  curieux  détails.  Si  le 
mot  Yâyu,  dans  les  Védas,  signifie  le  vent  et  le  dieu  du  vent,  la 
personne  du  dieu  dans  la  trinité  indo-iranienne  est  bien  autrement 
complète.  «  Dans  l'Avesta,  dit  M.  Darmesteter,  Yâyu  est  un  dieu 
qui  agit  dans  les  hauteurs,  un  dieu  qui  frappe,  un  dieu  conquérant, 
conquérant  de  la  lumière,  anti-démoniaque;  dieu  à  la  lance  aiguë, 
à  la  large  lance,  à  la  lance  pénétrante,  tout  lumineux,  fort  entre 
les  forts,  rapide  entre  les  rapides;  un  dieu  retentissant,  aux  anneaux 
sonores,  au  casque  d'or,  au  collier  d'or,  au  chariot  d'or,  à  la  roue 
d'or,  aux  chaussures  d'or,  à  la  ceinture  d'or,  à  l'arme  d'or  (1).  » 


(l)  Voyez  Ormazd  et  Ahriman,  leurs  origines  et  leur  histoire,  par  James  Darmes- 
teter, 1  vol.;  Paris,  Viev?eg. 


LA   LEGENDE   DES    SIECLES.  649 

Est-ce  que  ce  dieu  brillant,  actif,  anti-démoniaque,  vaillant  soldat 
du  bon  principe,  ne  méritait  pas  d'être  représenté  par  le  poète 
autrement  que  sous  les  traits  d'un  monstrueux  soulTleur  aussi  en- 
ragé qu'impuissant?  Et  surtout,  sans  chicaner  plus  longtemps  l'au- 
dacieux visionnaire  sur  ses  fantaisies  mythologiques,  est-ce  qu'il 
ne  pouvait  montrer  par  de  plus  grandes  images  la  suprématie  qu'il 
essaie  de  glorifier?  Ce  colloque  du  tout-puissant  avec  les  divinités 
indo-iraniennes  a  vraiment  quelque  chose  de  puéril. 

Tel  est  en  effet  le  sens  de  cette  scène;  il  s'agit  de  montrer  le 
vrai  Dieu  à  une  distance  infinie  de  toutes  les  divinités  du  vieil 
Orient,  de  même  que  dans  le  poème  du  Titan  il  s'agit  de  montrer 
le  même  dieu,  le  dieu  unique,  le  seul  très  haut,  le  seul  tout-puis- 
sant, à  une  distance  infinie  de  l'Olympe  hellénique.  L'idée  est  ex- 
cellente ;  pourquoi  le  poète  l'exprime-t-il  sous  une  forme  si  bizarre? 
En  face  des  trois  dieux  indo-iraniens  assis  sur  le  zénith,  qu'est-ce 
que  cette  lumière  qui  a  les  yeux  d'une  figure?  Et  là-bas,  à  l'extré- 
mité des  mondes  que  le  titan  aperçoit  de  sa  fenêtre,  au-delà  des 
espaces,  au-delà  des  cieux,  qu'est-ce  que  ce  signalement  de  Poly- 
phème  auquel  il  reconnaît  le  tout-puissant  : 

O  stupeur  !  il  finit  par  distinguer,  au  fond 

De  ce  gouffre  où  le  jour  avec  la  nuit  se  fond, 

A  travers  l'épaisseur  d'une  brume  éternelle, 

Dans  on  ne  sait  quelle  ombre  énorme,  une  prunelle! 

Ainsi,  une  lumière  avec  les  yeux  d'une  figure,  une  prunelle  dans 
une  ombre  énorme,  voilà  le  dieu  souverain  devant  lequel  dispa- 
raîtront les  dieux  de  l'Orient  et  de  la  Grèce  !  Le  poète  répondra 
sans  doute  qu'il  s'agit  des  temps  primitifs  et  que  les  pressentimens 
de  l'unité  divine  dans  les  sociétés  barbares  ne  sauraient  être  expri- 
més avec  l'idéale  sublimité  des  âges  philosophiques.  Rien  de  plus 
juste;  ce  n'est  pas  dans  ces  premières  pièces,  c'est  dans  les  der- 
nières qu'il  faut  chercher  la  théodicée  de  l'auteur.  Les  trois  poèmes 
qui  terminent  le  second  volume  nous  donnent  le  résumé  de  sa  phi- 
losophie religieuse.  L'un  s'appelle  le  Temple^  l'autre  est  adressé  à 
V Homme i  le  troisième  a  pour  titre  le  mot  Abîme.  Ce  sont  trois  ex- 
pressions d'une  même  doctrine.  Dans  le  temple  que  sa  pensée  con- 
struit se  dressera  une  statue  immense,  vêtue  d'un  voile  insondable, 
qui  figurera  le  dieu  certain  et  ignoré.  Le  temple  n'aura  point  de 
Coran,  point  d'arche,  point  de  dogmes,  point  de  prêtres,  point  de 
culte,  rien  de  ce  qui  peut  être  contesté  par  la  raison,  et,  n'ayant  à 
craindre  aucune  attaque,  il  sera  bien  sûr  de  rester  toujours  debout 
après  que  tous  les  autres  temples  auront  croulé.  La  statue  voilée 
aura  l'air  de  rêver  au  cosmos;  immobile  et  muette,  elle  agira  pour- 


650  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tant  et  parlera,  Tous  les  hommes  sentiront  son  pouvoir,  toutes  les 
âmes  entendront  sa  voix.  Les  méchans  seront  mal  à  l'aise  dans  son 
voisinage,  mais  les  bons,  les  augustes,  les  penseurs,  les  sages,' 
sentiront  le  plein  jour  sur  leur  âme, 

Comme  sous  le  regard  d'une  énorme  prunelle. 

Cette  prunelle  énorme,  —  car  à  la  fin  comme  au  début  le  poète 
tient  à  ses  images,  —  est-elle  le  point  lumineux  vers  lequel  doit  se 
diriger  la  pauvre  race  des  humains?  Non,  elle  perdrait  son  temps  et 
sa  peine.  C'est  ce  que  lui  signifie  l'auteur  de  la  Légende  des  siècles: 
—  Si  tu  vas  devant  toi  pour  aller  devant  toi,  à  homme,  c'est  bien; 
il  faut  que  l'homme  se  meuve.  Va,  marche,  jette  la  sonde;  mais, 
sache-le  bien  une  fois  pour  toutes  :  jamais  tu  n'arriveras,  jamais  tu 
ne  trouveras  ce  que  tu  cherches.  Une  trop  grande  distance  te  sé- 
pare de  l'être  infini.  Ton  sentiment  religieux  aura  beau  changer 
d'idéal,  de  forme,  de  culte,  la  religion  la  plus  pure  sera  toujours 
vaine,  car  elle  sera  toujours  infiniment  loin  de  la  cause  des  causes. 

C'est  pour  mettre  en  relief  cette  théorie  désolante  que  le  poète  a 
écrit  les  pages  intitulées  Abîme.  Écoutez  :  l'homme  parle,  l'homme 
du  xix^  siècle  et  l'héritier  de  tous  les  âges;  il  vante  ses  luttes,  ses 
conquêtes,  ses  trésors,  il  s'appelle  Platon,  César,  Dante,  Shaks- 
peare,  il  a  la  science  et  l'art,  le  génie  et  la  force,  il  fonde,  il  crée, 
et  ce  que  la  nature  ne  fait  qu'ébaucher,  c'est  lui  qui  l'achève. 
«  Terre,  dit-il,  je  suis  ton  roi.  —  Tu  n'es  que  ma  vermine,  »  ré- 
pond la  Terre,  et,  comparant  sa  puissance,  sa  fécondité,  son  re- 
nouvellement perpétuel,  à  la  destinée  éphémère  des  fils  d'Adam,  elle 
triomphe  en  d'orgueilleuses  paroles.  Saturne,  qui  l'a  entendue,  lui 
impose  silence  :  Convient-il  à  la  chétive  planète  d'élever  si  haut  la 
voix?  Qu'est-ce  que  ce  grain  de  sable,  avec  un  grain  de  cendre  pour 
satellite,  auprès  de  Saturne,  et  de  son  immense  anneau,  et  des 
sept  lunes  qui  lui  font  cortège?  Paix!  dit  le  Soleil;  Terre,  Saturne, 
vous  n'êtes  que  mes  vassales,  c'est  moi  qui  suis  le  souverain.  Vous 
n'êtes  que  le  bétail,  c'est  moi  qui  suis  le  pasteur.  Sans  moi,  que  se- 
riez-vous?  Un  chaos  de  fange.  Je  suis  la  loi  qui  vous  donne  l'ordre, 
je  suis  le  feu  qui  vous  donne  la  vie.  Il  faut  entendre  alors  de  quel 
ton  Sirius  parle  au  Soleil  et  quelles  humiliations  il  lui  inflige  :  il 
l'appelle  atome,  poussière,  espèce  de  clarté,  il  le  traite  de  gardeur 
de  planètes,  il  lui  demande  s'il  y  a  de  quoi  être  si  fier,  pour  sept 
ou  huit  moutons  qu'il  mène  paître  dans  l'azur;  lui,  dans  son  orbe 
immense,  il  emporte 

Mille  sphères  de  feu  dont  la  moindre  a  cent  lunes. 
Le  sais-tu  seulement,  larve  qui  m'importunes? 


LA   LÉGENDE   DES   SIÈCLES.  65t 

Que  me  sert  de  briller  auprès  de  ce  néant? 
L'astre  nain  no  voit  pas  môme  l'astre  géant. 

Mais  Sirius,  l'astre  géant,  est  humilié  à  son  tour  par  Aldebaran, 
Aldebaran  est  humilié  par  Arcturus,  Arcturus  par  la  comète,  la  co- 
mète par  septentrion,  septentrion  par  le  zodiaque,  le  zodiaque  par 
la  voie  lactée,  la  voie  lactée  par  les  nébuleuses,  les  nébuleuses  par 
l'infmi,  lequel  enveloppe  tout  l'être,  toutes  les  variétés  de  l'être,  et 
ramène  la  multiplicité  discordante  à  sa  mystérieuse  unité.  Cet  infini 
lui-même  a-t-il  le  droit  de  parler?  Non,  Dieu  seul  a  ce  droit,  car 
Dieu  seul  peut  prononcer  le  dernier  mot.  Dieu  seul  peut  dire  : 

Je  n'aurais  qu'à  souffler,  et  tout  serait  de  l'ombre. 

Certes  voilà  un  concert  grandiose.  Est-il  bien  sûr  pourtant  que 
ce  soit  une  poétique  image  de  la  vérité?  M.  Victor  Hugo,  en  vou- 
lant glorifier  Dieu  à  sa  manière,  n'a-t-il  pas  contre  lui  la  conscience 
de  tous  les  siècles?  N'y  a-t-il  pas  dans  cet  abaissement  de  la  créa- 
ture humaine  une  diminution  du  Créateur?  Entre  cet  homme  qu'il 
traite  de  vermine  et  cette  Divinité  sans  médiateur,  placer  comme 
des  barrières  sans  fin  ces  masses  énormes,  n'est-ce  pas  se  faire 
l'idée  la  plus  fausse  du  mystère  de  la  vie?  C'est  aux  métaphysiciens 
de  rectifier  ici  les  conceptions  du  poète.  Pascal  aussi  appelle  l'homme 
un  ver  de  terre,  mais  avec  quelle  magnificence  il  le  relève!  S'il  lui 
défend  de  se  vanter,  comme  il  lui  défend  de  s'abaisser!  Le  roseau 
pensant,  chez  le  grand  chrétien  de  Port-Royal,  est  supérieur  à  l'u- 
nivers qui  l'écrase;  chez  l'auteur  de  la  Légende  des  siècles,  le  roseau 
pensant  est  écrasé  par  l'univers,  et  l'on  ne  voit  rien  qui  lui  rende  le 
sentiment  de  sa  dignité.  Au  reste,  sans  redire  ici  des  paroles  que 
tout  le  monde  sait  par  cœur,  je  signalerai  seulement  une  page  peu 
connue  qui  répond,  non  pas  certes  avec  plus  de  grandeur,  mais 
avec  plus  de  précision,  aux  doctrines  de  M.  Victor  Hugo.  Lisez  ce 
Discours  de  métaphysique  composé  par  Leibniz  dam  un  endroit  oii 
quelques  jours  durant  il  n'avait  rien  à  faire;  on  dirait  la  réfutation 
expresse  de  tout  ce  que  le  poète  vient  d'affirmer  dans  sa  philoso- 
phie de  Y  Abîme.  Dieu,  dit  Leibniz,  est  le  chef  des  esprits,  le  mo- 
narque absolu  de  la  plus  parfaite  cité  ou  république,  telle  quest 
celle  de  Vunivers  composée  de  tous  les  esprits  ensemble,  car  il  est 
aussi  bien  le  plus  accompli  de  tous  les  esprits  quil  est  le  plus  grand 
de  tous  les  êtres.  Leibniz  explique  ensuite  que  la  fonction  des  sub- 
stances étant  d'exprimer  Dieu  et  l'univers,  les  substances  qui  l'ex- 
priment avec  connaissance  de  ce  qu'elles  font  l'expriment  bien 
mieux  sans  comparaison  que  les  natures  brutes  et  incapables  de 
connaître.  Les  natures  inintelligentes,  la  Terre  et  Saturne,  le  Soleil 


652  REYUE   DES   DEUX   MONDES, 

et  Sirius,  Aldebaran  et  Arcturus,  le  zodiaque  et  la  voie  lactée,  ne 
font  que  refléter  la  grandeur  de  Dieu;  les  natures  intelligentes  la 
reflètent  et  la  connaissent.  Entre  les  unes  et  les  autres,  la  difTérence 
est  aussi  grande  qu'entre  le  miroir  et  celui  qui  voit.  Ainsi,  dit-il  en- 
core, «  Dieu  étant  le  plus  grand  et  le  plus  sage  des  esprits ,  les 
êtres  avec  lesquels  il  peut  pour  ainsi  dire  entrer  en  communication 
et  même  en  société  le  doivent  toucher  infiniment  plus  que  le  reste 
des  choses...  Les  seuls  esprits  sont  faits  à  son  image  et  quasi  de  sa 
race  ou  comme  enfans  de  la  maison...  Un  seul  esprit  vaut  tout  un 
inonde...  Cette  nature  si  noble  des  esprits  fait  que  Dieu  tire  d'eux 
infiniment  plus  de  gloire  que  du  reste  des  êtres,  ou  plutôt  les  autres 
êtres  ne  donnent  que  de  la  matière  aux  esprits  pour  le  glorifier.  » 
N'est-ce  pas  là,  je  le  demande,  une  réfutation  péremptoire?  Si 
M.  Victor  Hugo  était  an  athée,  ces  raisonnemens  ne  le  toucheraient 
pas,  mais,  puisqu'il  croit  à  l'esprit  tout-puissant,  il  lui  est  impos- 
sible d'échapper  à  l'argumentation  de  Leibniz. 

Et  dans  cette  lutte  inattendue,  de  quel  côté  se  trouve  l'avantage, 
non  plus  pour  le  fond  des  idées,  mais  pour  la  poésie  même?  Quelle 
est  la  plus  poétique  de  ces  deux  conceptions  :  ici,  un  dieu  dont  la 
gloire  ne  se  reflète  que  dans  les  splendeurs  de  la  matière,  là  un 
dieu  non-seulement  reflété  dans  des  millions  de  soleils,  mais  connu, 
servi,  aimé,  glorifié,  par  d'innombrables  légions  d'esprits?  Poser  la 
question,  c'est  la  résoudre.  M.  Victor  Hugo  a  passé  à  côté  du  plus 
grand  sujet,  et  c'est  Leibniz  qui  est  ici  le  vrai  poète.  Pourquoi? 
parce  qu'au  lieu  de  s'attacher  à  un  dieu  sans  rapport  avec  l'huma- 
nité, à  un  dieu  qui  n'est  que  force,  puissance,  énormité,  nature 
inaccessible  et  incommunicable,  il  s'attache  par-dessus  tout  à  la 
qualité  morale  du  saint  des  saints.  «  C'est  pourquoi,  dit-il  avec 
une  simplicité  magnifique,  cette  qualité  morale  de  Dieu  qui  le  rend 
seigneur  ou  monarque  des  esprits,  le  concerne  pour  ainsi  dire  per- 
sonnellement d'une  manière  toute  singulière.  C'est  en  cela  qu'il 
s'humanise,  qu'il  veut  bien  souffrir  des  anthropologies,  et  qu'il  en- 
tre en  société  avec  nous  comme  un  prince  avec  des  sujets...  Les 
anciens  philosophes  ont  fort  peu  connu  ces  importantes  vérités  : 
Jésus-Christ  seul  les  a  divinement  bien  exprimées,  et  d'une  ma- 
nière si  claire  et  si  familière  que  les  esprits  les  plus  grossiers  les 
ont  conçues  :  aussi  son  évangile  a-t-il  changé  entièrement  la  face 
des  choses  humaines  (1).  » 

La  théodicée  de  M.  Victor  Hugo,  en  cette  nouvelle  série  de  la 
Légende  des  siècles,  est  donc  aussi  erronée  que  sa  philosophie  de 

(1)  Voyez  ce  Discours  de  métaphysique  dans  le  recueil  que  M,  Foucher  de  Careil  a 
publié  sous  ce  titre  :  Nouvelles  lettres  et  opuscules  inédits  de  Leibniz;  1  vol.  Paris, 
1857. 


LA   LEGENDE   DES    SIECLES,  "  653 

l'histoire.  Dans  sa  transfiguration  légendaire  des  âges,  il  est  vaincu 
par  Michelet  et  Quinet,  par  Cousin  et  Jouffroy,  par  Chateaubriand 
et  Lamartine;  il  est  vaincu  dans  ses  peintures  de  l'infini  par  la  su- 
blimité métaphysique  de  Leibniz.  Quand  il  s'occupe  des  choses 
d'ici-bas,  il  supprime  l'idée  du  progrès;  quand  il  s'occupe  des 
choses  d'en  haut,  il  supprime  l'idée  du  dieu  moral.  Ses  deux  er- 
reurs font  également  injure  à  la  majesté  divine  et  à  la  dignité  hu- 
maine. 

Ceux  qui  s'étonneraient  de  nous  voir  discuter  à  fond  des  pages 
qui  relèvent  surtout  de  l'imagination  épique  montreraient  qu'ils 
connaissent  mal  M.  Victor  Hugo.  Il  y  a  longtemps  que  Sainte-Beuve 
caractérisait  très  finement  une  notable  part  de  son  génie  en  l'appe- 
lant un  Franc,  un  barbare,  initié  à  toutes  les  subtilités  byzantines. 
La  composition  des  deux  volumes  (nous  l'annoncions  tout  à  l'heure, 
et  l'on  peut  voir  maintenant  si  nous  avions  raison)  indique  le  des- 
sein manifeste  de  donner  une  théologie  pour  enseigne  et  pour  cadre 
à  son  épopée  humaine  écroulée.  Ce  serait  faire  tort  à  l'auteur  que 
de  considérer  cet  ouvrage  comme  un  simple  recueil  de  poèmes  et 
de  légendes.  On  y  découvre  une  pensée  plus  haute,  pensée  bonne 
ou  mauvaise,  mais  significative,  et  qui  appelle  la  discussion.  Cette 
pensée  une  fois  jugée,  notre  tâche  est  presque  finie.  II  ne  nous 
reste  plus  qu'à  marquer  d'un  trait  les  principales  pièces  de  l'ou- 
vrage, à  signaler  celles  qui  soulïrent  des  erreurs  fondamentales  du 
poète,  et  celles  qui  par  la  vertu  de  sa  baguette  magique  échappent 
à  l'influence  funeste. 

Le  désordre  que  révèle  le  conception  générale  du  livre  devait 
nécessairement  se  retrouver  dans  un  grand  nombre  des  pièces  qui 
le  composent.  De  là  les  disparates,  les  incohérences,  les  voix  qui 
grincent,  les  chants  qui  détonnent.  A  côté  de  ces  pans  de  murailles 
dont  les  brèches  superbes  excitent  l'admiration,  on  aperçoit  je  ne 
sais  quels  détritus,  des  fouillis  de  mots,  des  tronçons  d'idées,  ou 
plutôt,  pour  employer  les  termes  qui  reviennent  si  souvent  sous  la 
plume  du  poète,  des  amoncellemens,  des  échevellemens,  des  enche- 
vêtremens  monstrueux.  Les  pensées  les  plus  fausses  y  sont  mêlées 
sans  cesse  aux  sentimens  les  plus  nobles,  les  fantaisies  les  plus 
obscures  aux  plus  lumineuses  inspirations.  Quand  Xerxès  fait  frap- 
per l'Hellespont  de  trois  cents  coups  de  fouet,  c'est  une  belle  idée 
de  montrer  Neptune  irrité  créant  Léonidas,  et  de  ces  trois  cents 
coups  formant  les  trois  cents  Spartiates  des  Thermopyles;  mais 
pourquoi,  dans  la  pièce  suivante,  faire  tenir  à  Thémistocle  un  dis- 
cours si  peu  grec,  un  discours  plein  d'élans  héroïques  il  est  vrai, 
mais  plein  aussi  de  déclamations  puériles,  discours  de  capitan  qui 
crache  au  visage  du  destin?  C'est  une  idée  dramatique  de  montrer 


654  lŒTUE  DES  D£DX  MONDES. 

le  vieux  Welf,  castellan  d'Osbor,  résistant  au  duc  de  Thuringe,  au 
roi  d'Arles,  à  l'empereur  d'Allemagne,  bravant  les  sommations  de 
la  diète  de  Spire,  refusant  de  livrer  son  château-fort,  tenant  en 
échec  des  milliers  de  piques,  et  attiré  dans  un  piège  par  la  voix 
d'une  pauvre  mendiante  mourant  de  faim  et  de  froid;  mais,  sans 
parler  du  rôle  odieux  qu'il  attribue  au  pape  Sylvestre  dans  cette 
histoire  trop  naïve,  comment  le  poète  accorde- t-il  avec  les  idées 
générales  de  son  livre  cette  étrange  glorification  de  l'aristocratie 
féodale?  C'est  une  pensée  généreuse  de  protester  par  les  clameurs 
du  comte  Félibien,  par  le  dédain  de  Masferrer,  contre  les  tyrannies 
et  les  violences;  mais  qu'est-ce  que  cette  manie  de  vouloir  que  les 
empereurs  et  les  rois  aient  toujours  été  des  bandits,  qu'il  n'y  ait 
jamais  eu  parmi  les  souverains  de  vrais  chefs  de  peuple,  des  pro- 
tecteurs, des  pasteurs,  des  gardiens  de  la  loi,  chargés  de  la  défense 
de  tous  contre  les  despotismes  d'en  bas?  Et  s'il  parle  de  la  révolu- 
tion, s'il  veut  absolument  faire  rimer  Sieyès  avec  faciès,  s'il  ne  peut 
se  priver  du  plaisir  de  traiter  à  sa  façon  les  guerres  civiles  de  notre 
siècle,  pourquoi  ne  porte-t-il  pas  dans  ces  sujets  l'impartialité  qui 
convient  au  penseur?  N'a-t-il  pas  donné  dans  un  autre  recueil  un 
assez  libre  cours  à  ses  ressentimens  personnels?  Est-ce  qu'il  n'y  a 
eu  en  France,  depuis  quatre-vingts  ans,  qu'un  seul  genre  de  coups 
d'état?  est-ce  que  le  18  fructidor  n'a  pas  donné  l'exemple  au  18  bru- 
maire? Gondatnnons  également  tous  ces  actes,  la  justice  le  veut. 
Sinon,  gardons  le  silence.  Quand  M.  Victor  Hugo  s'obstine  dans  une 
inspiration  de  haine,  sans  permettre  à  l'équité  de  faire  la  part  de 
chacun,  il  nous  rappelle  ces  vers,  écrits  par  Sainte-Beuve  il  y  a 
une  vingtaine  d'années,  et  qui  coururent  alors  dans  le  monde  des 
lettres,  ces  vers  inédits  où  il  peint  un  Gyclope,  un  Polyphème, 

Qui,  du  haut  de  son  rocher  noir, 
L'œil  en  ifeu,  l'ùme  en  frénésie, 
Debout,  farouche,  horrible  à  voir, 
Lance  des  blocs  de  poésie. 

Revenons  aux  lettres  et  notons  ce  mot  de  Sainte-Beuve,  qui,  avec 
sa  pénétration  merveilleuse,  avait  si  bien  deviné  la  théorie  du  mur 
des  siècles;  ce  sont  bien  des  blocs  de  poésie,  comme  il  disait.  Il  faut 
ajouter  que  dans  ces  blocs  les  concetti  ne  manquent  pas.  C'est  ce 
qui  rend  les  procédés  de  M.  Victor  Hugo  si  faciles  à  imiter.  Il  y  a 
des  gens  d'esprit  qui  excellent  à  parodier  ces  grands  mots,  ces 
grands  vers,  sublimités  inintelligibles  mêlées  de  trivialités  préten- 
tieuses. On  les  écoute  et  on  rit,  sans  que  ce  franc  rire  porte  atteinte 
au  génie  du  poète.  Mais  que  dire  lorsque  ces  parodies  se  rencon- 
trent dans  son  texte  même?  Majorien,  prétendant  à  l'empire,  est 


LA  LEGENDE   DES    SIECLES.  655 

dans  son  canip  de  Germanie,  et,  debout  derrière  les  créneaux,  il 
parle  à  un  barbare  que  suit  une  horde  immense.  Ce  barbare  lui 
offre  son  aide,  il  est  bref,  hautain,  armé  d'une  foi  invincible;  on  re- 
connaît Attila,  le  chef  des  S  ans -nombre.'  Si  Majorien  veut  la  paix, 
Attila  le  fera  roi.  Majorien  doute  de  la  promesse  du  barbare  et  lui 
dit  que  ses  frères  ont  été  battus  par  les  soldats  de  Rome.  Savez- 
vous  ce  que  le  chef  des  Huns  lui  répond?  Il  lui  lance  un  calem- 
bour : 

Nous  n'avons  de  battu  que  le  fer  de  nos  casques. 

Un  calembour,  dis-je,  et  de  plus  un  contre-sens,  puisque  le  fer 
battu  «  ne  prend  de  l'éclat  qu'en  perdant  de  sa  solidité.  »  C'est  Buf- 
fon  qui,  dans  son  Discours  sur  le  style,  donne  cette  leçon  de  mé- 
tallurgie au  roi  des  Huns.  Rappeler  BufTon  en  chantant  Attila,  n'est- 
ce  pas  une  parodie  des  plus  drôles?  Supposez  aussi  que,  dans  une 
imitation  fantasque  de  M.  Victor  Hugo,  un  esprit  moqueur  fasse 
dire  à  l'homme  du  xix®  siècle,  tout  enivré  de  sa  force  et  de  ses  con- 
quêtes :  J'ai  supprimé  le  temps ,  j'ai  rapproché  les  distances,  j'ai 
réduit  le  géant  Espace  à  la  condition  d'un  misérable  nain; 

Je  fais  causer  le  Rhin,  le  Gange  et  TOrégon, 
Comme  trois  voyageurs  dans  le  même  wagon  ; 

Ne  sera-t-on  pas  charmé  d'une  pareille  trouvaille?  Bravo,  s'écriera- 
t-on;  quelle  fine  critique!  quelle  parodie  exquise!  Eh  bien!  ce  n'est 
pas  une  parodie.  L'écrivain  qui  a  trouvé  tout  cela,  l'écrivain  qui 
se  permet  ces  calembours  et  ces  drôleries,  c'est  le  poète  lui-même, 
le  poète  de  la  Légende  des  siècles,  celui  qui,  dans  r Année  terrible, 
s'adressant  à  l'honorable  général  Trochu,  l'apostrophe  en  ces 
termes  :  participe  passé  du  verbe  tropchoir... 

H  en  coûte  d'insister  sur  les  critiques  quand  on  aimerait  à  signa- 
ler des  pages  irréprochables.  Par  malheur,  si  la  verve ,  la  force, 
l'imagination,  une  puissance  de  style  prodigieuse,  éclatent  à  chaque 
pièce  du  recueil,  les  pages  sans  reproches  sont  bien  rares.  Parmi 
les  meilleurs  tableaux  de  cette  galerie,  le  sentiment  public  a  déjà 
indiqué  Jean  Chouan  et  le  Cimetière  d'Eylau  :  ici  un  touchant  épi- 
sode des  guerres  de  la  Vendée,  là  un  récit,  familièrement  épique, 
tiré  des  batailles  de  l'empire.  Ce  qui  a  charmé  tous  les  cœurs  dans 
ces  deux  poèmes,  c'est  l'inspiration  humaine,  la  sympathie  pro- 
fonde. Oh!  que  j\I.  Victor  Hugo  a  tort  de  ne  pas  faire  vibrer  plus 
souvent  cette  corde  qu'il  manie  en  maître!  Qu'on  est  heureux  ici 
d'oublier  l'histoire  sans  âme  et  la  métaphysique  sans  lumière!  Sunt 
lacrymœ  rerum.  Les  commisérations  du  poète  pour  les  héroïsmes 
cachés,  ses  tendresses  pour  les  dévoûmens  obscurs,  l'ont  toujours 


656  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

admirablement  inspiré.  Il  faut  dire  la  même  chose  de  son  respect 
de  l'enfance.  Qui  donc  a  mieux  parlé  des  enfans  que  l'auteur  des 
Feuilles  d'automnel  On  le  retrouve  tout  entier,  ce  poète  des  plus 
beaux  jours,  dans  Y  Idylle  du  Vieillard,  quand  il  disserte  avec  tant 
de  grâce  sur  le  bégaiement  de  la  première  année: 

Trébucher,  chanceler,  bégayer,  c'est  le  charme 
De  cet  âge  où  le  rire  éclùt  dans  une  larme. 
O  divin  clair-obscur  du  langage  enfantin  ! 
L'enfant  semble  pouvoir  désarmer  le  destin... 
L'innocence  au  milieu  de  nous,  quelle  largesse! 
Quel  don  du  ciel!  Qui  sait  les  conseils  de  sagesse. 
Les  éclairs  de  bonté,  qui  sait  la  foi,  l'amour. 
Que  versent,  à  travers  leur  tremblant  demi-jour, 
Dans  la  querelle  amère  et  sinistre  où  nous  sommes. 
Les  âmes  des  enfans  sur  les  âmes  des  hommes? 

C'est  la  même  inspiration  qui  a  dicté  le  poème  si  tendre  intitulé 
Petit  Paul,  c'est  un  sentiment  analogue  qui  a  produit  le  sinistre 
tableau  inscrit  sous  ce  nom  :  Question  sociale.  "Voilà  le  vrai  "Victor 
Hugo.  Si  je  voulais  passer  en  revue  toutes  les  pièces  du  recueil, 
j'aurais  à  signaler  comme  une  fantaisie  étincelante,  comme  une 
œuvre  pleine  de  cœur  et  de  poésie,  la  légende  de  V Aigle  du  casque; 
quel  que  soit  pourtant  l'éclat  de  la  fantaisie  dans  l'œuvre  de 
M.  Hugo,  il  faut  toujours  en  revenir,  quand  on  cherche  le  mieux, 
à  tout  ce  qui  rappelle  chez  lui  l'étude  sincère  de  la  vie,  la  sympa- 
thie cordiale,  la  préoccupation  des  misères  humaines.  Le  Petit  Paul 
et  la  Question  sociale  d'une  part,  de  l'autre  Jean  Chouan  et  le  Ci- 
metière d'Eylau,  tels  sont  les  chefs-d'œuvre  de  cette  seconde  série 
de  la  Légende  des  siècles. 


On  raconte  qu'un  éditeur  contemporain,  ayant  proposé  à  M.  Vic- 
tor Hugo  de  publier  un  choix  de  ses  poésies,  un  choix  composé 
avec  soin  et  pouvant  donner  de  son  inspiration  une  idée  lumineuse 
que  ne  voilerait  aucun  nuage,  reçut  du  poète  une  réponse  conçue 
à  peu  près  en  ces  termes  :  «  Le  voyageur  qui  revient  du  Mont- 
Blanc  a-t-il  l'idée  de  ramasser  un  caillou  et  de  dire  :  Voilà  la 
montagne?  »  Ce  n'est  là  peut-être  qu'une  invention  satirique,  une 
petite  légende  littéraire  du  xix'  siècle;  mais,  si  par  hasard  l'histoire 
se  trouvait  exacte,  il  est  certain  que  l'illustre  poète  en  aurait  le 
démenti,  car  l'avenir  lui  donnerait  tort.  Ce  qu'il  refuse  de  faire 
pour  nous,  l'avenir  le  fera  pour  nos  fils.  Dans  cette  œuvre  si  glo- 
rieuse et  si  mêlée,  la  postérité  choisira.  Elle  aura  le  droit  d'être 
vigilante  en  son  admiration,  car  il  s'agira  de  faire  honneur  au 
maître  qui,  l'un  des  premiers  parmi  les  premiers,  a  écrit  quelques- 


LA.   LÉGENDE   DES    SIÈCLES.  657 

uns  des  plus  beaux  vers  de  la  poésie  française.  Je  le  vois  d'avance, 
cet  écrin  splendide,  je  le  vois  rempli  non  pas  de  cailloux,  comme 
dit  le  poète,  mais  de  diamans.  L'introduction  du  recueil  sera  em- 
pruntée à  une  page  des  Rayons  et  des  Ombres.  On  y  lira  les  vers 
que  M.  Victor  Hugo,  il  y  a  trente-sept  ans,  adressait  à  un  grand 
statuaire  : 

Considère  combien  les  hommes  sont  petits, 

Et  maintiens-toi  superbe  au-dessus  des  partis  ! 

Garde  la  dignité  de  ton  ciseau  sublime. 

Ne  laisse  pas  toucher  ton  marbre  par  la  lime 

Des  sombres  passions  qui  rongent  tant  d'esprits. 

Michel-Ange  avait  Rome,  et  David  a  Paris. 

Donne  donc  à  ta  ville,  ami,  ce  grand  exemple. 

Que,  si  les  marchands  vils  n'entrent  pas  dans  le  temple, 

Les  fureurs  des  tribuns  et  leur  songe  abhorré 

N'entrent  pas  dans  le  cœur  de  l'artiste  sacré. 

Ce  livre  d'or,  où  devra  briller  le  cœur  de  l'artiste,  ne  renfermera 
donc  que  les  pages  sublimes  ou  charmantes,  terribles  ou  gracieuses, 
que  protégera  toujours  le  sentiment  de  l'humanité.  Les  haines,  les 
violences,  les  injustices,  les'impiétés,  tout  ce  qui  abaisse  l'homme, 
tout  ce  qui  diminue  Dieu,  en  sera  impitoyablement  retranché.  On 
n'y  verra  pas  non  plus  ce  qui  fait  tort  à  la  gravité  du  poète  et  pro- 
voque le  sourire  :  plus  de  titan  à  la  fenêtre  dans  le  puits  de  l'abîme, 
plus  d'Attila  faisant  des  concetli,  plus  de  ces  grands  fleuves  associés 
par  la  rime  dans  le  même  compartiment  de  chemin  de  fer.  La  nou- 
velle série  de  la  Légende  des  siècles  y  sera  pourtant  représentée  par 
plus  d'un  poème.  Nous  serions  bien  trompé,  et  le  jugement  définitif 
nous  paraîtrait  bien  sévère,  si  la  postérité  n'y  admettait  pas  au 
moins  V Idylle  du  Vieillard,  V Aigle  du  casque,  Question  sociale  et 
Petit  Paul,  Jean  Chouan  et  le  Cimetière  d'Eylau. 

Saint-René  Taillandier. 


1877. 


LE  ROLE 

DES  PINS  ET  DU  MÉLÈZE 

DANS  LA  PRODUCTION  DU  SOL 


Les  conifères  à  longues  aiguilles,  auxquels  on  a  donné  le  nom  de 
pins,  se  trouvent  cantonnés  chacun  dans  une  station  propre.  Dis- 
parus des  plaines  fertiles,  ils  occupent  les  plus  mauvais  sols,  et 
chaque  espèce  de  pin  semble  avoir  la  mission  de  féconder  une  terre 
ingrate;  dune  mobile,  sable  aride,  grès  inerte,  calcaire  compacte, 
schiste  brûlé,  granit  nu,  il  n'est  pour  ainsi  dire  pas  une  roche,  quelle 
qu'en  soit  la  place  entre  le  tropique  et  le  cercle  polaire,  sur  laquelle 
ne  puissent  s'établir  des  pins.  Ils  fixent  et  amendent  les  sables, 
désagrègent  les  grès,  broient  les  calcaires,  pulvérisent  les  schistes, 
décomposent  les  granits  et  transforment  la  terre  minérale  en  terre 
végétale.  —  Tout  d'abord  ils  recouvrent  le  sol  d'un  épais  tapis  d'ai- 
guilles mortes  qui  maintient  la  fraîcheur  et  emmagasine  les  eaux  plu- 
viales. Les  racines,  traçantes  et  pénétrantes,  s'emparent  ensuite  de  la 
roche  même.  Les  graines,  munies  d'une  aile,  s'envolent,  se  répandent 
à  grandes  distances  et  colonisent  sur  les  sols  nus.  Avec  le  temps,  la 
nappe  ininterrompue  de  la  pineraie  couvre  d'immenses  surfaces; 
elle  exerce  alors  une  action  puissante  sur  le  climat  dont  elle  atténue 
les  extrêmes.  Sous  le  couvert  léger  des  pins  et  sur  le  terrain  qu'ils 
ont  préparé,  des  arbres  divers  pourront  s'établir  désormais;  des 
chênes,  des  sapins  et  la  plupart  des  essences  forestières  s'étendront 
ainsi  de  proche  en  proche,  succédant  aux  pins,  reprenant  et  com- 
plétant l'œuvre  de  fécondation  du  sol. 

Le  mélèze  exerce  aussi  dans  certaines  régions  froides  une  action 
primesautière  qui  a  de  l'analogie  avec  celle  des  pins;  mais  il  re- 
cherche les  terrains  frais  qui  ont  par  là  même  une  puissance  propre; 
il  les  transforme  en  prés-bois,  les  amenant  ainsi  à  un  degré  de  fer- 
tilité plus  grand  que  le  sol  des  pineraies.  Le  mélèze  a  dans  la  pro- 
duction un  rôle  déjà  plus  élevé  que  celui  des  pins. 


LE   RÔLE   DES   PINS   ET   DU   MÉLÈZE.  659 

Ces  essences  primordiales  ont  été  plus  répandues  encore  dans  les 
âges  antérieurs.  Les  houillères  en  ont  conservé  les  traces;  les  tour- 
bières anciennes  présentent  de  nombreux  débris  des  espèces  ac- 
tuelles dans  les  plaines  de  l'Europe  centrale,  où  celles-ci  sont  rem- 
placées maintenant  par  des  bois  feuillus.  C'est  dans  le  sud  et  le  nord 
de  ce  continent  que  les  arbres  résineux  à  couvert  léger  sont  restés 
largement  représentés;  c'est  là  également,  ainsi  que  dans  les  mon- 
tagnes, qu'ils  semblent  le  plus  utiles  pour  vivifier  la  terre;  mais 
partout  il  se  trouve  encore  des  plaines  stériles  ou  des  terrains  ro- 
cheux qu'ils  sont  aptes  à  mettre  en  état  de  production.  Sans  sortir 
de  France,  il  suffît  de  rappeler  les  landes  et  les  dunes  de  Gascogne, 
les  montagnes  des  Maures  et  de  l'Esterel,  les  plaines  de  la  Sologne 
et  de  la  Champagne,  les  sables  des  environs  de  Paris,  les  friches 
arides  des  collines  de  Bourgogne,  les  plateaux  élevés  de  l'Auvergne, 
les  versans  abrupts  des  Pyrénées  et  des  Alpes,  pour  faire  pressentir 
le  rôle  important  que  les  pins  peuvent  remplir  dans  l'économie  gé- 
nérale des  régions  de  la  zone  tempérée. 


Les  pins  se  distinguent  des  sapins  non-seulement  par  les  aiguilles 
grandes  et  groupées,  par  les  fruits  qui  mettent  deux  ou  trois  années 
à  mûrir,  mais  par  une  foule  de  caractères;  ce  sont  des  arbres  tout 
différens.  Ils  ne  forment  pas  d'autres  bourgeons  que  ceux  de  l'ex- 
trémité des  rameaux  (1);  ils  n'ont  ainsi  que  des  pousses  terminales 
et  autour  d'elles  des  rameaux  verticillés  sur  les  branches  comme 
sur  la  tige.  La  forme  de  ces  arbres  peut  donc  conserver  une  grande 
régularité;  c'est  ce  qui  arrive  quand  l'axe  principal  s'allonge  droit 
et  prime  tous  les  autres  par  sa  vigueur.  Souvent  au  contraire  la 
tige  est  flexueuse  et  présente  des  formes  irrégulières  peu  gra- 
cieuses. Alors  c'est  sur  les  vieux  pins  seulement  que  se  manifeste 
le  caractère  de  force  et  de  grandeur  qui  en  fait  la  véritable  beauté. 

Représenté  par  de  nombreuses  espèces  dans  l'hémisphère  boréal 
du  globe,  le  genre  pin  fait  défaut  dans  l'hémisphère  austral;  les 
arbres  mentionnés  habituellement  comme  des  pins  dans  ce  dernier 
n'en  sont  nullement.  Ainsi  l'île  des  Pins  et  la  Nouvelle-Calédonie 
ont  de  grands  arbres  résineux,  mais  ce  sont  des  araucarias  en 

(1)  Sur  les  sapins,  ainsi  que  sur  les  chênes,  le  bourgeon  développe  immédiatement 
ses  feuilles;  sur  les  pins  il  n'en  est  de  même  que  la  première  année,  pour  le  bour- 
geon contenu  dans  la  graine  et  qui  émet  des  feuilles  solitaires.  Dès  lors,  les  gros 
bourgeons  des  pins  s'allongent  au  printemps  en  se  recouvrant  de  petits  mamelons 
blanchâtres,  qui  ne  sont  autres  que  des  bourgeons  de  seconde  génération  ou  de  prompts 
bourgeons.  Ceux-ci  ne  s'accroissent  pas;  ils  développent  seulement  deux,  trois  ou  cinq 
feuilles  terminales  engainées,  entre  lesquelles  un  point  vital  persiste,  conservant  la 
faculté  de  se  ranimer  et  d'émettre  de  nouvelles  feuilles  en  certains  cas  accidentels. 


660  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

colonne  et  des  dammaras  aux  feuilles  élargies  et  charnues.  L'aire 
générale  d'habitation  des  pins  est  même  limitée  au  sud  par  le  tro- 
pique du  cancer,  sauf  en  un  point,  sur  les  hauts  plateaux  du  Mexique, 
où  en  s'élevant  elle  prend  quelque  expansion  au  sud  du  tropique. 
Les  pins  européens  sont  à  deux  feuilles,  c'est-à-dire  qu'ils  ont  tous 
deux  aiguilles  dans  chaque  gaîne;  il  faut  cependant  excepter  le 
cembro,  qui  en  a  cinq,  comme  le  pin  du  lord  Weymouih,  indigène 
dans  le  bassin  des  grands  lacs  et  du  fleuve  Saint-Laurent,  comme 
le  grand  pin  du  Népaul,  appelé  à  juste  titre  dans  les  Himalayas  le 
roi  des  pins,  et  comme  plusieurs  autres  espèces  du  Mexique  et  de 
la  Californie.  Les  pins  à  trois  feuilles,  tous  exotiques  pour  nous, 
sont  nomoreux  en  Amérique;  parmi  les  plus  importans  se  rangent 
le  magnifique  pin  de  Sabine,  habitant  des  montagnes  rocheuses  ;  le 
pin  austral,  qui  couvre  les  landes  à  pin  des  États-Unis  du  Sud  et 
qui  fournit  la  térébenthine  de  Boston;  le  pin  des  Canaries,  espèce 
précieuse  et  sur  le  point  de  disparaître;  enfin  le  pin  à  longues  feuilles 
qui  forme  de  grandes  forêts  aux  sources  du  Gange.  Les  pins  à  deux 
feuilles  semblent  le  monopole  de  l'ancien  monde ,  à  part  quelques 
exceptions  comme  celle  du  pin  rouge  du  Canada,  espèce  voisine  de 
notre  pin  de  Corse. 

Nous  trouvons  en  France  sous  nos  divers  climats,  depuis  celui  de 
l'olivier  jusqu'à  celui  du  rhododendron,  tous  les  pins  européens  :  le 
pin  pinier,  le  pin  d'Alep  et  le  maritime,  le  laricio,  le  sylvestre,  le 
pin  de  montagne  et  enfin  le  pin  cembro  ;  ils  se  divisent  assez  natu- 
rellement en  deux  sections  d'après  la  station  qu'ils  occupent,  les 
pins  du  midi  comprenant  les  quatre  premières  espèces,  les  pins  du 
nord  représentés  par  les  trois  dernières. 

Lq^jùî pim'er  ou  pin  d'Italie  se  rencontre  disséminé  dans  la  région 
méditerranéenne.  Habitant  des  plaines  basses  et  chaudes,  il  est  rare 
en  France;  cependant  il  constitue  dans  la  petite  Camargue  une  forêt 
mélangée  de  pin  d'Alep,  la  pinède  de  Silveréal,  ancien  massif  in- 
tercalé parmi  les  étangs  et  aujourd'hui  plus  qu'à  demi  ruiné.  Les 
piniers,  qui  dominent  en  nombre,  n'ont  là  qu'un  fût  de  h  mètres. 

Dans  la  grande  pineraie  de  Ravenne,  qui  s'étend  au  sud  de  cette 
ville  sur  les  dunes  de  l'Adriatique ,  ce  sont  aussi  des  piniers  qui 
fixent  le  sol;  autrefois  on  y  trouvait  de  beaux  arbres.  En  Algérie, 
dans  quelques  forêts  de  la  province  d'Oran,  on  voit  ce  pin  s'élancer 
parmi  les  autres  essences  et  étaler  sa  large  cime  au-dessus  d'elles. 
Le  pinier  peut  en  effet  devenir  un  grand  arbre  de  30  mètres  de  hau- 
teur; il  porte  alors,  en  haut  d'un  fût  magnifique,  une  cime  en  co- 
rymbe  dont  le  feuillage,  tout  extérieur,  n'est  pas  sans  quelque  res- 
semblance avec  un  immense  parasol.  Ses  longues  aiguilles  à  reflet 
bleuâtre  sont  d'un  vert  riche,  qui  tranche  avec  la  teinte  rousse 
des  branches  et  du  fût.  Dans  les  plaines  d'Italie,  il  se  détache  vi- 


LE    RÔLE    DES    PINS    ET    DU    MÉLÈZE.  661 

vement  sur  le  ciel  pur  et  fait  au  paysage  un  remarquable  décor. 
Moins  vigoureux  en  France,  le  pinier  y  est  surtout  planté  comme 
arbre  fruitier  dans  les  jardins  en  Provence  et  en  Languedoc.  Les 
fruits,  gros  cônes  arrondis,  renferment  des  graines  longues  formées 
d'une  envoloppe  ligneuse  très  dure  et  d'une  amande  comestible. 
Cette  amande  a  un  goût  qui  rappelle  celui  de  la  noisette  ;  les  con- 
fiseurs en  font  usage  et  les  enfans  s'en  régalent.  Fait  assez  rare,  il 
faut  au  pinier  trois  années  pour  mûrir  ses  fruits,  tandis  que  nos 
autres  pins  n'en  demandent  que  deux.  Un  certain  nombre  de  pins 
d'Amérique,  les  pins  de  Sabine,  de  Frémont  et  autres,  donnent  des 
graines  comestibles,  quelques-uns  même  des  graines  très  grosses, 
qui  sont  une  véritable  ressource  pour  les  Indiens.  En  Europe,  cette 
propriété  n'appartient  qu'au  pinier  sous  les  rayons  du  soleil  d'Ita- 
lie, et  au  cembro  sur  les  hauteurs  des  Alpes.  Toutes  ces  graines  ont 
une  saveur  légèrement  résineuse. 

Le  ijin  d'Alep  est  répandu  sur  les  rivages  de  la  Méditerranée, 
et  il  s'en  éloigne  peu;  mais  il  s'en  faut  qu'il  forme  une  ceinture 
autour  de  cette  mer,  il  est  spécial  à  des  terrains  de  nature  déter- 
minée :  les  sols  calcaires  lui  conviennent  seuls.  Dès  lors  il  ne  con- 
stitue de  forêts  qu'en  certaines  parties  du  littoral,  parfois  très  dis- 
tantes. On  le  dit  originaire  de  Syrie,  et  il  est  connu  aussi  sous  le 
nom  de  pin  de  Jérusalem;  en  Provence,  on  l'appelle  pin  blanc  :  il 
se  distingue  en  effet  des  autres  pins  du  pays  par  une  écorce  argen- 
tée dans  la  jeunesse  et  par  la  teinte  claire  des  feuilles.  C'est  l'arbre 
des  terres  arides  et  des  rochers  brûlés  par  le  soleil;  en  mélange 
avec  le  chêne  vert,  aux  feuilles  coriaces  et  persistantes,  il  donne, 
pour  ainsi  dire,  la  vie  au  désert.  Au  lieu  de  former  d'épais  massifs, 
il  se  présente  ordinairement  à  l'état  d'arbres  espacés  qui  ombra- 
gent à  peine  le  sol  ;  ta  leur  abri  se  développent  divers  arbustes  spé- 
ciaux à  la  région,  kermès,  arbousiers,  myrtes,  azalées;  mais  l'herbe 
fraîche  et  tendre  des  pays  du  nord  est  absente,  comme  l'eau. 

Les  aiguilles  du  pin  d'Alep,  longues  de  8  centimètres,  fines  et 
doucement  inclinées,  donnent  à  l'arbre  un  feuillage  élégant.  Si  le 
fût  se  dressait  élancé,  si  la  cime  était  riche  en  feuillage,  ce  pin  se- 
rait un  très  bel  arbre;  mais  il  n'a  qu'une  taille  moyenne,  une  cime 
assez  pauvre,  une  tige  habituellement  flexueuse  et  de  faibles  di- 
mensions. Il  peuple  quelques  milliers  d'hectares  dans  le  départe- 
ment des  Bouches-du-Rhône,  notamment  entre  Marseille  et  Toulon. 
C'est  là  que  se  trouvent,  sur  les  rochers  du  bord  de  la  mer,  les  fo- 
rêts communales  de  Cassis  et  de  La  Ciotat,  puis  la  forêt  de  Géme- 
nos  dont  les  deux  versans  encadrent  l'entrée  de  la  charmante  vallée 
de  Saint-Pons,  et  les  grands  massifs  que  traverse  la  route  de  Mar- 
seille à  Toulon.  La  plus  jolie  de  nos  forêts  de  pin  d'Alep  est  celle 
qui  couvre  la  petite  île  de  Sainte-Marguerite,  auprès  de  Cannes, 


662  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

un  coin  de  l'Afrique  accolé  à  la  France.  Le  pin  d'Alep  est  un  des 
arbres  forestiers  importans  de  la  province  d'Oran  ,  ainsi  que  de 
l'Andalousie  et  de  l'Italie  méridionale,  de  la  Grèce  et  surtout  des 
basses  montagnes  de  la  Turquie  d'Europe  et  de  la  Turquie  d'Asie. 

C'est  le  /j'z'/i  maritime  ou  pinastre  qui  constitue  la  forêt  des 
Landes  de  Gascogne.  Cette  vaste  pignada  s'étend  aujourd'hui  sans 
interruption  de  Bordeaux  à  Bayonne;  de  là  les  noms  de  pin  de  Bor- 
deaux et  de  pin  des  Landes  donnés  à  l'arbre  qui  la  forme,  pour 
ainsi  dire,  à  lui  seul.  Il  est  déjà  moins  frileux  que  le  pin  d'Alep, 
cantonné  sous  le  climat  de  l'olivier.  Le  pin  maritime  est  d'ailleurs 
un  arbre  de  plaine  et  de  montagne  ;  il  ne  couvre  pas  seulement  les 
collines  sablonneuses  des  dunes,  il  s'élève,  en  Corse  par  exemple, 
jusqu'à  1,000  mètres  d'altitude. 

A  l'inverse  du  pin  d'Alep,  le  maritime  ne  se  trouve  jamais  spon- 
tané sur  des  sols  calcaires  (1).  Il  exige  pour  se  développer  un  ter- 
rain siliceux,  sable,  granit,  gneiss  ou  autres  formations  dépourvues 
de  chaux.  Ainsi  les  montagnes  des  Maures,  entre  Draguignan,  Fré- 
jus  et  Toulon,  forment  une  région  siliceuse,  couverte  de  pin  mari- 
time et  de  chêne-liége,  tandis  que  les  calcaires  qui  l'entourent  sont 
occupés  par  du  pin  d'Alep  et  du  chêne  yeuse.  On  voit  comment  les 
végétaux  fixés  au  sol  ont  chacun  leur  place  déterminée  par  les  lois 
naturelles. 

Sur  les  terrains  et  à  l'altitude  convenables,  le  pin  maritime  se 
rencontre  dans  toute  la  zone  littorale  de  l'Europe  méridionale,  de- 
puis l'embouchure  de  la  Loire  jusqu'à  celle  du  Danube.  Il  semble 
qu'il  ne  puisse  vivre  éloigné  de  la  mer;  les  îles  de  la  Méditerannée 
et  l'Algérie  en  possèdent  aussi  des  forêts;  mais  les  bords  de  l'Atlan- 
tique, en  Portugal  comme  en  Gascogne,  en  sont  plus  richement  do- 
tés que  toute  autre  région.  La  France  a  maintenant  700,000  hec- 
tares peuplés  par  cette  essence,  dont  600,000  environ  dans  le 
triangle  compris  entre  la  Gironde  et  l'Adour,  le  surplus  au  nord  de 
la  Gironde,  en  Provence,  en  Corse  et  en  Algérie. 

Ce  n'est  pas  un  bel  arbre  que  le  pin  maritime.  Ses  longues  ai- 
guilles, mesurant  jusqu'à  2  décimètres,  grossières,  rares,  d'un  vert 
jaune,  ne  lui  donnent  qu'un  feuillage  pauvre  et  terne;  l'écorce  est 
noirâtre  et  le  fût  peu  élevé;  les  massifs,  clairs  et  uniformes,  ne  dé- 
notent pas  au  simple  aspect  l'activité  de  leur  végétation  et  les  ri- 
chesses qu'ils  recèlent.  Les  longues  plaies  du  résinage  et  les  petits 
pots  suspendus  à  chaque  arbre  pour  en  recevoir  la  getnme  viennent 
achever  le  tableau  de  la  forêt  monotone  que  traverse  le  chemin  de 

(1)  MM.  Fliche  et  Grandeau  ont  établi  les  faits  qui  excluent  le  pin  maritime  des  sols 
calcaires.  U  y  absorbe  un  excès  de  chaux,  qui  a  pour  conséquence  une  énorme  dimi- 
nution du  fer  et  surtout  de  la  potasse  dans  les  organes  axiles;  de  là  résulte  un  déficit 
considérable  dans  la  production  d'amidon  et,  par  suite,  de  térébenthine. 


LE    RÔLE    DES    PINS    ET   DU   MÉLÈZE.  663 

fer  des  Landes.  En  terrains  accidentés,  il  n'en  est  déjà  plus  de  même. 
Les  collines  de  dunes  boisées  au  pied  desquelles  s'étend  Arcachon, 
les  lettes  ou  vallées  qu'elles  renferment,  l'antique  forêt  de  la  Teste, 
parsemée  de  vieux  chênes,  ont  déjà  quelque  attrait.  Les  escarpe- 
mens  porphyriques  de  la  Corse  et  les  grands  pins,  vierges  du  rési- 
nage,  qui  s'élèvent  à  leur  pied  au  milieu  des  chênes  présentent 
parfois  un  spectacle  vraiment  beau.  Mais  c'est  surtout  un  arbre 
utile  que  le  pin  maritime,  et  c'est  là  que  se  trouve  son  vrai  mérite. 

Le  jnn  Iciricio  ou  pin  de  Corse  habite  exclusivement  les  mon- 
tagnes. En  Corse,  laissant  au  pin  maritime  les  parties  basses  et  les 
versans  inondés  de  lumière,  il  s'élève  entre  1,000  et  1,600  mètres. 
On  le  voit  encore  :  en  Espagne,  autour  de  la  Maladetta  par  exemple, 
en^ Italie  et  notamment  dans  les  montagnes  de  la  Calabre,  sur  le 
mont  Etna  en  Sicile,  où  il  arrive  jusqu'à  2,000  mètres,  sur  le  mont 
Athos  en  Macédoine,  sur  l'Ida  en  Crète,  et  dans  les  montagnes  de 
l'Asie-Mineure.  Il  s'avance  dans  l'intérieur  de  l'Europe  par  la  Ca- 
rinthie,  la  Styrie  et  les  Alpes  autrichiennes  jusqu'aux  montagnes  de 
Moravie  et  de  Galicie.  Mais  dans  le  bassin  du  Danube  il  est  relégué 
sur  les  parties  chaudes  des  basses  montagnes  et  il  se  présente  sous 
un  aspect  tout  particulier;  il  y  forme  une  race  distincte. 

Le  laricio  constitue  peu  de  grandes  forêts,  mais  il  donne  des  ar- 
bres magnifiques.  On  trouve  encore  aujourd'hui  dans  la  forêt  de 
Casamenta,  commune  de  Ghisoni,  des  laricios  qui  mesurent  30  à 
AO  mètres  sous  branches  et  1  mètre  de  diamètre  à  la  base,  présen- 
tant en  haut  d'un  fût  cylindrique  et  nu  une  cime  aplatie.  Le  laricio 
de  Calabre  est  plus  remarquable  encore;  la  cime  élancée  ne  porte 
plus  que  des  branches  faibles  et  courtes.  La  tige,  parfaitement  ré- 
gulière, est  à  elle  seule  presque  tout  l'arbre;  on  dirait  un  mât  dressé 
sur  un  navire.  Le  laricio  d'Autriche,  ou  pin  noir,  a  une  autre  forme. 
Ce  n'est  plus  l'arbre  élevé  et  tout  en  fût  des  terrains  granitiques  ; 
c'est  un  arbre  trapu  et  tout  en  cime,  qui  vit  dans  les  pierrailles  cal- 
caires ou  dolomitiques.  Cette  espèce  se  distingue  par  sa  rusticité  :  elle 
s'accommode  des  terrains  les  plus  rocailleux  de  l'Europe  centrale, 
comme  fait  le  pin  sylvestre  des  sables  les  plus  pauvres;  elle  y  con- 
serve une  certaine  fraîcheur  par  son  couvert  épais  et  riche;  elle 
croît  avec  rapidité  et  s'installe  de  premier  jet  en  des  lieux  dépouil- 
lés de  toute  végétation  forestière.  On  reconnaît  le  pin  noir  non-seu- 
lement à  son  écorce  brune,  à  ses  aiguilles  fermes  et  d'un  vert  foncé, 
longues  de  plus  d'un  décimètre,  mais  surtout  à  ses  gros  bourgeons, 
à  ses  grosses  pousses  et  à  son  aspect  d'ensemble,  où  tout  dénote 
la  force  et  la  vigueur.  On  peut  le  citer  comme  exemple  de  ce  fait 
qu'on  a  cru  remarquer  sur  les  pins  en  général  :  c'est  que  parmi  eux 
les  espèces  rustiques  ont  un  gros  bourgeon  terminal  porté  à  l'extré- 
mité d'un  rameau  de  fort  diamètre. 


66a  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

Des  trois  espèces  de  pins  appartenant  en  Europe  aux  climats 
rudes,  l'une,  le  pin  sylvestre,  est  très  répandue,  tandis  que  les 
deux  autres,  le  pin  de  montagne  et  le  pin  cembro,  sont  très  rares. 
Le  mélèze  vient  s'adjoindre  à  ces  pins  soit  vers  le  pôle,  soit  sur  les 
hautes  montagnes. 

Le  plus  important  des  pins  d'Europe  est  certainement  le  /^m 
sylvestre,  spécialement  connu  sous  le  nom  de  pin  du  nord.  On  le 
désigne  encore  par  beaucoup  d'autres  dénominations  empruntées  à 
ses  diverses  stations,  comme  l'Auvergne,  Briançon,  Haguenau, 
Riga,  l'Ecosse  et  la  Norvège.  Ses  aiguilles,  longues  de  5  à  6  centi- 
mètres seulement  et  rayées  de  gris  cendré,  lui  donnent  un  feuillage 
terne,  qui  permet  de  le  reconnaître  à  distance.  Les  cônes  et  l'écorce 
du  pied  de  l'arbre  ont  de  même  une  teinte  grisâtre;  mais  la  partie 
haute  du  fût  et  la  naissance  des  branches  se  distinguent  par  une 
écorce  d'un  roux  vif  tout  à  fait  caractéristique.  L'aire  d'habitation 
de  ce  pin  est  très  remarquable  par  son  étendue.  Arbre  de  plaine  et 
de  montagne,  il  s'avance  depuis  l'extrême  nord  de  l'Europe  jus- 
qu'aux régions  méridionales,  depuis  la  Mer-Glaciale  jusqu'à  la  Mé- 
diterranée. Dans  le  bassin  de  la  Baltique,  le  pin  sylvestre  ne  forme 
pour  ainsi  dire  qu'une  immense  forêt  de  50  millions  d'hectares.  Le 
plateau  attenant  de  la  Russie  centrale  en  a  tout  autant,  et  la  forêt 
de  pin  sylvestre  s'étend  encore  au-delà  de  l'Oural  dans  la  Haute- 
Sibérie;  c'est  l'arbre  des  déserts  du  nord.  Dans  le  bassin  du  Da- 
nube, on  ne  le  rencontre  plus  qu'en  montagne;  sur  les  Alpes,  il 
s'élève  parfois  très  haut  aux  expositions  méridionales  en  raison  de 
l'abri  puissant  des  grandes  chaînes;  dans  les  Pyrénées,  il  forme 
encore  des  forêts  à  1,500  mètres,  monte  par  pieds  isolés  jusqu'à 
1,800  mètres  et  s'étend  à  l'ouest  jusqu'aux  pays  basques.  Il  s'élève 
ainsi  par  degrés  du  nord  au  sud  de  l'Europe  et  semble  compris  en 
chaque  région  entre  des  altitudes  extrêmes  dilTérant  de  600  mètres 
environ.  Dans  son  ensemble,  l'aire  d'habitation  de  ce  pin  présente 
comme  une  vaste  ellipse  ayant  son  centre  en  Russie,  le  grand  axe 
passant  par  Berlin  et  Moscou,  le  petit  axe  s'étendant  de  la  Laponie 
russe  à  la  Mer-Noire.  Cet  arbre  reste  confiné  d'ailleurs  dans  les 
terrains  pauvres,  et  il  affectionne  spécialement  les  sables  siliceux. 

Dans  un  tel  milieu,  les  conditions  de  la  végétation  sont  difficiles, 
et  il  est  peu  d'essences  forestières  qui  s'en  accommodent.  Aussi  la 
forêt  de  pin  sylvestre  est-elle  ordinairement  simple  et  pauvre.  Pure 
de  toute  autre  essence,  la  pineraie  du  nord,  le  bôr  des  plaines 
russes,  étonne  par  son  aspect  particulier.  En  massif  clair  et  diffus, 
elle  est  ouverte  de  toutes  parts  à  la  lumière;  le  sol,  aride  ou  tour- 
beux, n'est  couvert  que  d'aiguilles  mortes  ou  bien  envahi  par  des 
airelles,  des  bruyères  et  de  longues  herbes  aux  tiges  grêles  et 
dressées.  Plus  au  sud,  les  pins  sylvestres  sont  souvent  mélangés  de 


LE   RÔLE    DES    PINS   ET    DU    MÉLÈZE.  665 

chênes  et  de  bouleaux;  l'écorce  blanche  de  ces  derniers  tranche 
vivement  sur  les  fûts  rouges  des  pins  et  les  troncs  bruns  des 
chênes.  Dans  ces  forêts,  les  animaux  sont  rares  et  silencieux;  le 
chevreuil,  le  pic  et  la  gelinotte,  qu'on  rencontre  de  loin  en  loin, 
font  encore  ressortir  la  solitude  profonde.  En  montagne,  le  pin  syl- 
vestre s'allie  parfois  au  hêtre  ou  au  sapin.  Ceux-ci,  par  leur  couvert 
épais,  maintiennent  dans  le  sol  la  fraîcheur  et  la  vie;  le  pin  s'é- 
lance au-dessus  d'eux;  grâce  à  son  maigre  feuillage,  il  les  domine 
sans  leur  nuire  et  forme  ainsi  des  arbres  d'un  fut  magnifique. 

C'est  toujours  en  pleine  lumière  que  cet  arbre  se  développe. 
Dans  le  nord,  les  nuits  étant  très  courtes  en  été,  il  est  éclairé  pres- 
que sans  discontinuité  pendant  la  saison  de  la  végétation.  Dans  les 
plaines  du  Volga,  où  il  ne  pleut  guère,  l'air  sec  et  pur  laisse  arri- 
ver.au  sol  une  vive  lumière.  Sur  nos  montagnes,  ce  sont  les  versans 
exposés  au  sud  et  à  l'ouest  qu'habite  ce  pin,  en  face  des  hêtres, 
des  sapins,  des  mélèzes,  qui,  suivant  la  région,  couvrent  les  ver- 
sans opposés.  De  toutes  nos  essences,  c'est  d'ailleurs  celle  qui  ré- 
siste le  mieux  au  vent,  pourvu  qu'il  ne  soit  pas  constant,  et  au 
froid,  pourvu  que  l'air  ne  soit  pas  humide. 

Par  la  forme,  le  pin  sylvestre  est  une  espèce  extrêmement  va- 
riable. Néanmoins  il  s'élève  toujours  en  arbre  et  ne  dégénère  jamais 
en  buisson,  comme  il  arrive  au  hêtre,  à  l'épicéa,  au  bouleau  et  au  pin 
de  montagne.  Même  en  Laponie,  dans  le  bassin  de  la  Tana,  rivière  la 
plus  septentrionale  de  l'Europe,  au-delà  du  70«  parallèle,  il  forme 
encore  des  arbres  propres  à  la  construction  des  maisons  ;  mais,  à 
cela  près,  il  prend  les  formes  les  plus  différentes,  depuis  l'arbre 
court,  flexueux,  branchu,  à  cime  écrasée,  si  fréquent  dans  les 
Alpes,  jusqu'au  pin  de  mâture,  élancé,  droit,  soutenu,  et  terminé 
par  une  flèche  aiguë  ne  portant  que  des  rameaux  grêles  et  courts. 
Ce  dernier,  toujours  exceptionnel,  même  dans  les  forêts  aptes  à  le 
produire,  ne  se  voit  plus  guère  en  arbres  mûrs,  âgés  de  trois  siècles, 
capables  de  donner  des  mâts  de  premier  ordre.  C'est  un  type  qui 
tend  à  disparaître  de  l'Europe,  où  il  formait  un  des  beaux  tableaux 
de  la  nature  végétale  (1)  ;  mais  on  peut  voir  encore  quelques  beaux 
jeunes  pins  de  cette  forme  en  haut  de  la  vallée  de  la  Vésubie,  sur 
le  territoire  de  Saint-Martin  Lantosque,  au-dessous  du  cirque  de  la 
Madonna  di  Finestre. 

Les  meilleures  forêts  de  pin  sylvestre  que  possédait  la  France 
sont  restées  en  Alsace-Lorraine.  Le  plateau  central  n'en  a  plus  que 
des  lambeaux,  comme  on  en  voit  dans  les  gorges  de  l'Allier,  et  ce- 

(1)  Le  canton  de  Pustelnik,  du  domaine  de  Lopatyn,  entre  Zolkiew  et  Brody  (Gali- 
cie),  est,  dit-on,  la  plus  belle  pineraie  de  l'Europe.  Sur  de  grandes  surfaces,  il  porte 
à  l'hectare  une  centaine  de  pins  sylvestres  de  0",80  à  0,™50  de  diamètre  et  de  45  à 
50  mètres  de  hauteur. 


QQQ  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pendant  les  monts  d'Auvergne  pourraient  en  être  couverts.  Les 
Alpes  conservent  encore  quelques  gros  pins,  qui  deviennent  de 
jour  en  jour  plus  rares  dans  les  espinasses  et  les  pinatelles  de 
la  Provence,  du  Dauphiné  et  de  la  Savoie.  Dans  les  Pyrénées,  le 
pin  sylvestre  n'est  représenté  le  plus  souvent  qu'à  l'état  d'arbres 
disséminés.  Cependant  au  fond  du  Capsir,  dans  la  plaine  des  Angles 
élevée  de  1,5/|0  mètres,  traversée  par  l'Aude,  alors  simple  ruisseau, 
entourée  de  hauts  versans  qui  l'abritent  de  toutes  parts,  la  forêt  de 
Mattemal  constitue  un  massif  de  pin  sylvestre  à  peu  près  pur.  Éta- 
bli là  sur  une  plate-forme  de  diluvium  faisant  terrasse  au  bord  de 
l'Aude,  ce  pin  donne  vers  l'âge  de  deux  cents  ans  des  arbres  de 
0'",65  de  diamètre  à  la  base  et  17  mètres  de  hauteur  en  bois 
d'œuvre.  Dans  ce  petit  bassin ,  isolé  des  plaines  de  France  par  les 
gorges  de  l'Aude  inaccessibles  jusqu'à  nos  jours,  les  arbres  n'ont 
qu'une  faible  valeur,  mais  une  grande  utilité;  ce  pays  ne  peut  tirer 
le  bois  du  dehors,  et  sans  bois  il  serait  inhabitable. 

Le  pin  de  montagne  commence  à  se  mélanger  au  pin  sylvestre 
dans  la  forêt  de  Mattemal.  Aux  alentours,  il  couvre  les  versans  gra- 
nitiques du  Capsir,  du  Roussillon  et  de  la  Gerdagne,  tout  autour  de 
Mont-Louis.  C'est  à  l'altitude  de  2,000  mètres  que  règne  le  pin  de 
montagne  dans  les  Alpes  comme  dans  les  Pyrénées  ;  il  descend  à 
AOO  ou  500  mètres  plus  bas  et  s'élève  à  /lOO  ou  500  mètres  plus 
haut  dans  les  conditions  qui  lui  sont  les  plus  favorables.  Il  n'est 
pas  possible  de  confondre  ce  pin,  dont  l'écorce  est  uniformément 
grise,  avec  le  pin  sylvestre,  qui  se  trahit  toujours  par  quelques  par- 
ties rouges  sur  le  fût  ou  au  moins  à  la  naissance  des  branches, 
et  à  première  vue  on  le  distingue  ainsi  avec  la  plus  grande  faci- 
lité. Le  pin  de  montagne  est  d'ailleurs  un  autre  arbre  :  droit,  en 
pyramide  aiguë,  riche  en  branches  menues  et  courtes,  portant  un 
feuillage  serré,  il  forme  à  Mont-Louis  comme  à  Briançon  des  forêts 
épaisses;  mais  il  végète  lentement  et  ne  prend  que  bien  rarement 
de  fortes  dimensions.  Dans  les  Alpes,  on  l'appelle  suffin,  en  le  su- 
bordonnant par  son  nom  même  au  pin  sylvestre  qui  est  le  grand  pin 
de  la  région;  un  suffin  de  0'",/iO  à  0'",50  de  gros  diamètre  est  déjà 
un  bel  échantillon  de  l'espèce.  On  en  trouve  cependant  de  plus  gros 
et  même  quelques-uns  de  dimensions  doubles,  particulièrement 
dans  la  forêt  communale  du  Liau  en  Cerdagne. 

En  bas  comme  en  haut  de  la  station  qui  lui  convient,  ce  pin  se  dé- 
forme et  dégénère.  Sur  le  sol  ingrat  des  déjections  torrentielles,  où 
il  s'installe  souvent  au  fond  des  vallées,  il  buissonne  ou  se  presse 
en  un  massif  épais  de  tiges  grêles  et  se  soutenant  mal;  c'est  aux 
arbres  de  cette  forme  qu'on  a  donné  le  nom  de  pins  mugho.  A  la 
limite  supérieure  de  la  végétation  forestière,  et  notamment  sur  le 
vers  nt  nord  des  Alpes  suisses,  il  se  couche  et  rampe  au  loin  sur  le 


LE    RÔLE    DES    PINS    ET    DU   MÉLÈZE.  667 

sol  qu'il  couvre  assez  bien  ainsi;  de  là  les  noms  de  zwergkiefer  et 
de  Icg/ohre,  pin  rameux  ou  couché.  Les  botanistes  l'ont  aussi  dé- 
signé sous  le  nom  de  pin  à  crochets,  à  cause  de  l'apophyse  des 
écailles  du  fruit,  qui  est  fréquemment  recourbée  vers  la  base  du 
cône  en  une  sorte  de  crochet.  Ce  cône  se  distingue  encore  par  une 
teinte  luisante,  tandis  que  celui  du  pin  sylvestre  est  d'un  gris  mat. 
Le  feuillage  du  pin  de  montagne  est  aussi  d'un  vert  plus  sombre 
que  le  feuillage  grisâtre  du  pin  sylvestre,  et  cette  différence  permet 
de  reconnaître  à  une  distance  assez  grande  et  parfois  même  de  plu- 
sieurs kilomètres  la  ligne  horizontale  qui  sépare  les  deux  espèces 
sur  un  même  versant,  dans  une  même  pinée  formée  de  sylvestre  en 
bas  et  de  sufTm  en  haut,  ce  dernier  au-dessus  de  1,700  mètres  par 
exemple. 

D'une  importance  toute  locale,  le  pin  de  montagne  se  retrouve 
en  certains  points  des  Karpathes,  dans  les  monts  Sudètes  et  au 
Caucase.  Il  semble  très  indifférent  au  sol  et  se  présente  sur  les  ter- 
rains les  plus  divers,  mobiles  ou  rocheux,  sihceux  ou  calcaires, 
secs  ou  tourbeux.  On  le  rencontre  même,  accompagné  de  bouleaux 
rachitiques,  sur  les  tourbières  des  hautes  régions;  il  s'y  présente 
parfois  à  l'état  de  curiosité  botanique,  ainsi  dans  le  Jura,  les  Hautes- 
Vosges  et  les  montagnes  d'outre-Rhin,  au  loin  des  rares  centres  où 
il  est  abondamment  répandu. 

Le  pin  ccmbro,  l'arole  des  Alpes  suisses,  est  appelé  aussi  auvier 
en  français,  ayou  en  patois,  arve  en  allemand,  keder,  mais  à  tort, 
en  Russie,  où  on  lui  a  donné  par  confusion  le  nom  du  cèdre,  étran- 
ger à  l'Europe.  Il  porte  sûrement  d'autres  noms  encore  au-delà  des 
monts  Ourals.  C'est  un  arbre  sporadique,  jeté  par  bouquets  sur  les 
grandes  hauteurs  et  de  loin  en  loin  depuis  les  Alpes  de  Provence 
jusqu'au  Kamtchatka.  Il  semble  affectionner  les  recoins  obscurs  et 
froids,  les  lieux  les  plus  reculés,  soustraits  par  la  nature  à  l'action 
de  l'homme  et  des  troupeaux. 

En  France,  le  pin  cembro  ne  descend  guère  au-dessous  de 
2,000  mètres  d'altitude;  il  se  présente  surtout  dans  la  zone  tran- 
quille, également  habitée  par  les  marmottes,  qui  est  comprise 
entre  2,000  et  2,200  mètres.  11  y  est  le  plus  souvent  disséminé  par 
pieds  épars  dans  le  haut  des  forêts  de  mélèze  et  de  pin  de  mon- 
tagne. Grâce  à  l'abri  protecteur  de  ces  arbres,  il  a  grandi  avec  le 
temps;  ceux-ci  peuvent  avoir  disparu  plus  tard,  et  l'arole,  alors 
isolé  à  la  limite  de  la  végétation  arborescente,  protège  à  son  tour, 
en  arrière-garde,  la  forêt  qui  descend.  Quelquefois  encore  il  forme 
massif;  ainsi  dans  la  forêt  des  Ayes,  dont  le  nom  vient  de  l'ayou 
même,  ce  pin  est  l'essence  principale  sur  200  à  300  hectares  de 
terrain.  Cette  petite  forêt  appartient  à  la  commune  de  "Villars-Saint- 


668  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Pancrace,  près  de  Briançon.  Elle  se  cache  au  fond  d'une  haute  val- 
lée, derrière  les  grandes  cimes,  sur  le  promontoire  englobé  dans  la 
bifurcation  de  la  vallée  principale.  Clairières  par  la  hache  et  le  pâ- 
turage, les  auviers  ont  été  partiellement  envahis  par  le  mélèze;  les 
plus  gros  pins,  mesurant  1  mètre  de  diamètre  et  comptant  sept  ou 
huit  siècles,  sont  tout  voisins  des  chalets  de  la  Torre,  où  les  bes- 
tiaux ne  montent  qu'au  15  juillet  et  seulement  pour  cinq  semaines. 

En  Europe,  c'est  dans  la  haute  vallée  de  l'Inn,  dans  l'Engadine  et 
le  Tyrol  allemand,  que  le  cembro  est  le  plus  abondant.  On  le  re- 
trouve à  la  naissance  de  quelques  vallées  des  Carpathes,  puis  dans 
l'Oural,  puis  sur  l'Altaï,  enfin  autour  de  la  mer  d'Okhotsk. 

C'est  un  bel  arbre,  dont  la  hauteur  arrive  à  une  quinzaine  de 
mètres.  Les  branches,  très  souples,  ploient  sans  se  rompre  sous  le 
poids  de  la  neige  la  plus  épaisse.  Par  ses  aiguilles  molles,  quinées, 
et  d'un  vert  brillant,  il  ressemble  beaucoup  au  pin  du  lord  Wey- 
mouth,  répandu  dans  les  jardins  ;  mais  les  feuilles  sont  plus  abon- 
dantes et  agglomérées  sur  le  cembro,  la  cime  arrondie  par  en  haut 
n'est  qu'une  masse  de  feuillage,  où  aime  à  se  cacher  le  tétras  à 
queue  fourchue.  Ce  bel  oiseau,  plus  gros  qu'un  faisan,  s'y  dérobe 
aux  regards;  même  après  l'avoir  vu  pénétrer  dans  la  cime  on  ne 
peut  l'y  découvrir  ;  aussi  ne  la  quitte-t-il  qu'à  son  gré  et  ordinai- 
rement à  l'insu  du  chasseur. 

L'écorce  du  pin  cembro,  fraîche  et  verdâtre  pendant  la  jeunesse 
de  l'arbre  et  garnie  de  réservoirs  pleins  de  térébenthine,  devient  à 
la  longue  sèche  et  d'un  gris  roux.  Les  racines  nombreuses,  étalées 
autour  du  pied  des  vieux  cembros,  s'étendent  au  loin  en  éventail, 
saillantes  à  demi  et  fixant  le  sol  de  la  manière  la  plus  sûre.  Ce  sont 
les  terrains  frais  qui  conviennent  d'ailleurs  à  la  forêt  de  cette  es- 
sence. Les  clairières  en  sont  garnies  d'airelles  ou  de  rhododendrons 
servant  de  remise  aux  tétras,  aux  chamois,  aux  lièvres  blancs  et 
aux  lagopèdes.  L'écureuil  et  le  casse-noix  y  abondent,  picorant  les 
cônes  et  cassant  l'enveloppe  solide  des  graines  pour  en  grignoter 
l'amande.  Les  indigènes  font  aussi  la  récolte  de  ces  fruits  recher- 
chés faute  de  mieux  dans  ces  froides  régions.  La  graine,  à  la  coque 
plus  dure  qu'une  noisette,  ne  germe  que  deux  ans  après  sa  chute  et 
demeure  exposée  ainsi  à  toutes  les  causes  de  destruction;  le  jeune 
plant  reste  pendant  de  longues  années  faible,  grêle  et  exposé  à  être 
foulé  par  les  bestiaux;  aussi  la  reproduction  de  ces  forêts,  une  fois 
qu'elles  ont  été  réduites  à  un  petit  nombre  d'arbres,  est-elle  bien 
compromise.  C'est  de  loin  en  loin,  à  l'abri  d'une  roche  ou  entre  les 
racines  d'un  arbre  au  couvert  léger,  d'un  mélèze  par  exemple,  que 
se  développent  par  hasard  les  derniers  représentans  de  l'essence, 
î^ous  ne  la  connaîtrions  déjà  plus  en  France  sans  sa  grande  longé- 


LE   RÔLE   DES   PINS    ET   DU   MELEZE.  669 

vite.  En  outre  des  raisons  culturales,  il  y  a  donc  dès  aujourd'hui 
un  certain  intérêt  d'art  à  conserver  nos  derniers  pins  cembros. 

Le  méUze  est  aussi  un  arbre  des  régions  hyperboréennes.  Il 
forme  à  lui  seul  un  genre  isolé  parmi  les  autres  conifères,  et  il  se 
rapproche  même  des  bois  feuillus  par  la  ramification  non  verticillée 
et  par  la  faculté  qu'il  a  d'émettre  une  foule  de  rameaux  épars.  Ainsi 
dans  les  prairies  du  Tyrol  les  mélèzes  élagués  rez-tronc  et  en  queue 
de  rat,  comme  des  peupliers  pyramidaux,  se  recouvrent  comme  eux 
de  branches  nouvelles  tout  le  long  de  la  tige;  en  certaines  forêts 
même  l'élagage  réitéré  par  intervalles  donne  l'affouage  proprement 
dit,  le  bois  de  feu,  tandis  que  le  corps  des  arbres  n'est  exploité  que 
pour  les  constructions;  cet  élagage  rend  le  fût  noueux,  difforme  et 
y  produit  la  carie. 

Gomme  l'épicéa,  le  mélèze  forme  de  grandes  forêts  aux  limites 
de  la  végétation  forestière  dans  la  Russie  septentrionale  et  dans  les 
grandes  Alpes.  Il  ne  se  plaît  qu'en  climat  sec  et  sous  un  ciel  pur. 
Dans  les  Alpes,  c'est  surtout  le  versant  italien  qui  lui  appartient;  en 
Russie,  c'est  dans  le  nord-est  qu'il  est  indigène,  tandis  que  l'épicéa 
se  trouve  au  nord-ouest  dans  des  conditions  différentes  de  climat  et 
de  sol.  Le  mélèze  d'Europe  a  dans  le  monde  quelques  congénères 
dont  le  plus  important  est  le  mélèze  d'Amérique,  connu  sous  le 
nom  d'épinette  rouge  ou  de  tamarac. 

Dans  les  Alpes  françaises,  la  station  de  cet  arbre  est  comprise 
entre  1,200  et  2,A00  mètres.  C'est  sur  les  versans  frais,  exposés  au 
nord  et  à  l'est,  qu'il  est  le  plus  répandu.  Sur  quelques  points  en- 
core, on  peut  voir  un  haut  versant  couvert  de  mélèzes  depuis  le 
fond  de  la  vallée  jusqu'à  la  ligne  où  cesse  toute  végétation  arbo- 
rescente :  au  printemps  ils  développent  leur  feuillage  au  moment 
même  où  la  neige  disparaît  sur  le  sol  à  leur  pied,  la  forêt  reverdit 
graduellement  de  bas  en  haut,  et  il  faut  parfois  un  mois  entier,  de 
la  mi-mai  à  la  mi-juin,  pour  que  tout  le  massif  ait  repris  sa  ver- 
dure; mais  alors  qu'elle  est  fraîche  et  tendre!  Sous  les  mélèzes  s'é- 
tend un  tapis  verdoyant  semé  de  fleurs  variées  ;  sur  les  arbres  le 
feuillage,  du  même  vert  que  l'herbe,  est  orné  de  fleurs  rouges  qui 
formeront  les  cônes;  dans  ces  massifs  clair-plan  tés  la  lumière  ar- 
rive de  toutes  parts,  pure  et  gaie.  La  vie  semble  légère  comme  l'air 
des  Alpes  et  rien  n'est  comparable  au  calme  de  ces  hautes  régions. 

La  végétation  du  mélèze  est  lente.  Après  un  repos  de  huit  mois 
elle  se  réveille  pour  quatre  mois  à  peine;  l'été  d'ailleurs  est  sec  et 
la  chaleur  modérée.  Les  sujets  qui  gagnent  un  centimètre  de  tour 
par  an  sont  des  arbres  d'élite  :  en  général  il  leur  faut  environ 
deux  siècles  pour  arriver  à  1  mètre  1/2  de  circonférence;  mais  ils 
ne  sont  alors  qu'à  l'âge  moyen.  Plus  tard  l'écorce  s'épaissit,  la  flè- 
che meurt  quelquefois  ;  l'arbre  continue  néamoins  à  grossir.  Les 


670  REYUE   DES   DEUX  MONDES. 

mélèzes  d'un  mètre  de  diamètre  ne  sont  pas  très  rares  ;  c'est  dans 
les  parties  bien  abritées  contre  le  vent,  dans  les  cirques  par  exem- 
ple, qu'il  faut  les  chercher.  Il  y  a  cjuelques  années  à  peine,  on  trou- 
vait à  mi-hauteur,  sur  le  promontoire  qui  sépare  le  Guil  du  torrent 
de  Riou-Vert,  un  petit  plateau  caché  tout  couvert  de  grands  mé- 
lèzes; il  appartient  au  village  de  Saint-Véran,  le  plus  élevé  des  Alpes. 
Dans  ce  recoin  d'une  étendue  d'environ  trois  hectares,  qui  forment 
le  Clos  Pusset,  les  tiges  avaient  en  moyenne  près  d'un  mètre  de  dia- 
mètre :  c'était  un  admirable  tableau  ;  mais  quelques  arbres  en  ont 
disparu.  C'est  d'ailleurs  dans  le  même  canton  d'Aiguilles,  formé  par 
la  vallée  du  Queyras,  que  se  trouve  en  France  la  masse  la  plus  im- 
portante des  forêts  de  mélèze,  comprenant  de  5,000  à  6,000  hectares. 
Cette  belle  vallée  prend  naissance  au  pied  du  mont  Viso  et  s'ouvre 
vers  l'ouest  pour  se  refermer,  sauf  un  étroit  passage,  avant  de  dé- 
boucher sur  la  Durance.  Les  prairies  du  fond  de  la  vallée  s'éten- 
dent à  l'altitude  de  1,A00  mètres  :  le  versant  exposé  au  sud  offre 
de  vastes  pâturages  découverts;  sur  le  versant  opposé  se  trouvent 
les  forêts.  Elles  appartiennent  aux  huit  communes  de  la  vallée,  dont 
quelques-unes,  comme  Molines  et  Rlstolas,  ont  toutes  les  habita- 
tions construites  en  bois,  pourvues  de  larges  balcons,  uniformes, 
noircies  par  le  temps  et  d'un  aspect  sévère. 

Le  mélèze  atteint  rarement  une  hauteur  de  30  à  hO  mètres;  or- 
dinairement il  s'arrête  à  moitié.  Il  a  souvent  la  tige  un  peu  courbe, 
fortement  conique  et  portant  des  branches  basses  ;  sa  forme  est 
néanmoins  toujours  régulière,  la  forêt  en  est  le  plus  souvent 
pure  de  toute  autre  essence.  Elle  se  reproduit  avec  facilité ,  bien 
que  lentement,  toutes  les  fois  que  le  pâturage  n'y  met  point  ob- 
stacle ;  elle  envahit  raêine  au  loin  les  champs  incultes  et  les  pâ- 
tures délaissées;  mais,  sous  l'action  constante  des  troupeaux  qui 
séjournent  chaque  été  dans  les  régions  supérieures,  elle  descend 
généralement  comme  toutes  les  forêts  des  Alpes.  Dans  les  Pyrénées, 
au  contraire,  les  forêts  de  hêtre  et  sapin,  broutées  par  en  bas,  sem- 
blent remonter  vers  les  parties  inaccessibles.  11  est  fréquent  de 
trouver  dans  le  haut  des  forêts  de  mélèze  des  arbres  morts,  parfois 
depuis  plus  d'un  siècle,  autour  desquels  il  n'est  plus  de  jeunesse 
et  qui  sont  les  derniers  témoins  du  massif  disparu.  Dans  la  vallée 
de  la  Cervieyrette,  qui  se  jette  à  la  Durance  au-dessous  de  Brian- 
çon,  tout  en  haut  de  la  Côte-des-Chèvres,  forêt  du  hameau  de  Terre- 
rouge,  on  voyait  il  y  a  vingt  ans  un  mélèze  énorme  et  court,  entiè- 
rement mort  et  même  ayant  perdu  toute  écorce.  A  /»  ou  5  mètres 
du  sol  se  trouvait  une  grosse  branche  horizontale,  et  sur  cette 
branche  morte  vivait  un  mélèze  déjà  fort,  âgé  d'environ  quatre- 
vingts  ans,  droit  et  puisant  sa  nourriture  dans  le  bois  en  décompo- 
sition. Peut-être  y  est-il  encore? 


LE   RÔLE   DES    PINS   ET   DU   MELEZE.  671 


II. 


Le  bois  des  pins  est  composé  d'aubier,  d'un  blanc  pâle,  et  de 
bois  parfait,  rose  ou  jaune,  qui  en  forme  le  cœur.  C'est  là  un  pre- 
mier fait  qui  rend  très  facile  la  distinction  du  bois  des  pins  et  des 
sapins,  celui  de  ces  derniers  présentant  une  teinte  uniforme  et 
blanchâtre.  L'aubier  des  pins  est  aussi  mauvais  que  le  cœur  en  est 
bon;  chargé  de  matières  azotées,  fermentescibles,  qui  constituent 
la  réserve  alimentaire  de  l'arbre,  il  est  d'ailleurs  très  pauvre  en  ré- 
sine concrète.  Celle-ci,  accumulée  dans  le  cœur  du  bois,  lui  donne 
une  qualité  particulière  et  un  aspect  caractéristique;  sur  la  coupe 
longitudinale,  les  canaux  résinifères  forment  des  lignes  allongées, 
jaunes  ou  brunâtres;  sur  la  tranche,  ils  ressemblent  à  de  la  cire 
inégalement  répartie. 

Dans  un  même  pin,  la  densité  de  l'aubier  peut  descendre  à  0,4  et 
celle  du  bois  parfait  s'élevfi'r  à  0,8.  En  raison  d'ailleurs  de  la  résine 
en  excès  dans  ce  dernier,  la  valeur  comme  combustible  en  est  alors 
plus  que  double  de  celle  de  l'aubier.  Comme  bois  d'œuvre,  la  diffé- 
rence est  bien  autre;  il  durera  souvent  plus  d'un  siècle,  tandis  que 
l'aubier  peut  être  passé,  vermoulu  ou  pourri  au  bout  d'un  an.  C'est 
donc  le  bois  parfait  qui  fait  la  valeur  du  pin;  mais  l'aubier  reste 
toujours  fort  épais,  prenant  6,  8,  10  centimètres  sur  le  rayon.  Il 
en  résulte  qu'un  pin  de  faible  diamètre  n'est  guère  que  de  l'aubier, 
qu'une  tige  de  grosseur  moyenne  n'a  que  moitié  de  son  volume  en 
bois  parfait  et  qu'il  faut  de  très  gros  arbres  pour  faire  des  pièces 
de  charpente  purgées  d'aubier. 

Le  pin  sylvestre,  si  abondant  en  Europe,  est  aussi  variable  par 
la  qualité  que  par  la  forme  et  peut  servir  aux  emplois  les  plus  dif- 
férens.  Mesurant  1,  2,  3,  li  décimètres  de  diamètre,  il  ne  donne 
que  des  perches,  des  poteaux,  des  traverses,  des  charpentes  ou 
des  sciages  principalement  formés  d'aubier  et  bien  inférieurs  aux 
pièces  en  sapin;  mais,  dès  que  le  bois  parfait  est  devenu  prédomi- 
nant, le  pin  sylvestre  fournit  du  bois  d'œuvre  dont  on  peut  dis- 
traire l'aubier  et  dont  la  proportion  s'accroît  rapidement  avec  le 
diamètre  de  l'arbre;  enfin,  dans  les  conditions  de  sol  et  de  cli- 
mat qui  lui  conviennent,  il  élabore  un  bois  exceptionnellement 
utile  par  la  force,  l'élasticité  et  la  durée.  Le  pin  du  nord  fait 
incontestablement  les  meilleures  mâtures;  il  fournit  des  mâts  de 
première  grandeur  qui,  sous  les  plus  grands  efforts,  cèdent  en 
ployant,  puis  se  redressent  en  fouettant  au  lieu  de  se  rompre  ou 
de  se  déformer,  et  qui  pe-uvent  durer  de  soixante  à  cent  ans  tandis 
que  les  mâts  en  sapin  sont  hors  de  service  après  un  voyage  sous 
les  tropiques.  Les  grandes  poutres  en  bois  rouge  sont  excellentes 


672  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

pour  la  construction  des  ponts,  l'établissement  des  jetées  et  pour  les 
travaux  hydrauliques.  Débité  à  la  scie,  le  cœur  de  pin  fournit  des 
madriers  de  choix  pour  le  revêtement  des  navires  et  des  planches 
admirables  pour  les  parquets  ;  cependant  ces  sciages,  plus  légers 
que  ceux  de  chêne,  résistent  moins  bien  à  l'écrasement.  Ce  pin 
donne  aussi  des  bois  de  fente  qu'on  peut  obtenir  en  lames  extrême- 
ment minces,  souples  et  résistantes,  quand  il  est  à  grain  fm;  il  se 
comporte  alors  parmi  les  bois  comme  l'acier  parmi  les  fers. 

Le  pin  sylvestre  de  très  bonne  qualité  a  des  couches  annuelles 
minces,  régulières,  dont  la  zone  externe,  de  teinte  foncée,  est  for- 
tement incrustée  de  résine;  il  est  en  outre  d'un  beau  rose  et  il  a  un 
reflet  lustré.  Dans  toutes  les  espèces  de  pin  riches  en  résine,  telles 
que  le  laricio,  le  maritime  et  quelques  exotiques,  le  bon  bois  se 
distingue  par  une  couleur  franche  :  de  là  les  noms  de  bois  rouge, 
de  red  pine,  de  yellovu  pine,  qui  servent  souvent  à  les  désigner  en 
les  caractérisant  (1).  Au  contraire,  les  bois  de  pin  blanchâtres,  lé- 
gers, à  peine  résineux,  sont  de  mauvaise  qualité  ou  tout  au  moins 
dépourvus  de  force  et  de  durée;  il  en  est  souvent  ainsi  des  pins  de 
la  Suède  septentrionale  et  de  ceux  du  Canada. 

Le  pin  d'Alep  ne  s'emploie  guère  en  France  qu'à  l'état  d'aubier; 
le  cœur,  s'il  n'y  fait  pas  défaut,  se  trouve  ordinairement  repré- 
senté par  du  bois  gras,  surchargé  de  résine  brune,  sans  qualité. 
Certaines  espèces,  comme  le  pin  de  montagne,  ont  fort  peu  de  ré- 
sine concrète  et  fournissent  simplement  du  bois  de  menuiserie. 
Quelques-unes  même  ont  un  bois  homogène  et  léger,  doux  au  cou- 
teau, mais  sans  nerf;  ainsi  le  cembro,  qui  donne  aux  populations 
de  rinn  la  matière  première  des  madones  et  des  jouets  sculptés. 

Les  diverses  espèces  de  pins  ont  donc  du  bois  de  nature  extrê- 
mement différente,  et  malheureusement  les  arbres  de  mauvaise 
qualité  ou  de  dimensions  assez  faibles  pour  entraîner  l'emploi  de 
l'aubier  forment  la  masse  des  bois  de  pin,  même  dans  les  espèces 
d'élite.  On  les  utilise  néanmoins  à  certains  emplois,  après  les  avoir 
injectés  d'un  corps  antiseptique,  tel  que  la  créosote  ou  le  sulfate  de 
cuivre.  Les  chemins  de  fer  du  midi  de  la  France  et  ceux  du  nord 
de  l'Espagne  ont  ainsi  des  traverses  en  pin  maritime  :  celles-ci  s'é- 
crasent et  durent  peu;  l'aubier  injecté  est  au  bois  rouge  à  peu  près 
ce  que  le  hêtre  est  au  chêne. 

Comme  combustible,  le  bois  des  pins  est  préférable  aux  autres 
bois  résineux  ;  néanmoins  il  reste  inférieur  au  chêne,  au  hêtre,  au 
charme  et  aux  autres  feuillus  à  bois  lourd.  Dans  l'état  où  on  le 

(1)  Le  pin  austral  ou  des  Florides  forme,  comme  le  pin  sylvestre  de  Riga,  un  type 
parfait  de  bois  de  mâture.  Il  s'en  trouve  encore  de  beaux  représentaus  datant  de  trois 
fiièclesldans  la  forêt  du  colonel  Stewart,  située  à  trente  milles  environ  à  l'est  de  Mo- 
bile et  renfermant  d'ailleurs  des  matériaux  de  coûstructiOQ  de  premier  ordre. 


LE    KÔLE    DES    PINS    ET    DU   MÉLÈZE.  673 

brille,  généralement  constitué  par  de  l'aubier  pour  la  plus  grande 
part,  le  pin  sylvestre  vaut  environ  les  trois  quarts  du  hêtre. 

Le  prix  des  bois  de  pin  varie  nécessairement  sans  limites,  comme 
la  qualité.  Peut-être  trouverait-on  sur  le  même  marché,  dans  cer- 
tains ports,  du  pin  sylvestre  en  perches  à  10  ou  15  francs  le  mètre 
cube  et  en  mâts  à  ?.00  ou  300  francs.  Nous  ne  connaissons  aucun 
moyen  de  classer  les  pins  sylvestres  d'après  le  prix ,  et  il  est  pro- 
bable qu'il  n'y  en  a  pas.  Le  bois  en  est  plus  ou  moins  apprécié 
suivant  qu'il  est  plus  ou  moins  en  usage  dans  une  région  et  indé- 
pendamment de  tout  autre  fait  positif.  Ainsi  on  en  fait  grand  cas 
dans  l'Allemagne  du  nord  et  on  le  prise  peu  en  France.  Dans  l'in- 
térieur de  la  Russie,  où  l'on  a  chêne  et  pin,  le  prix  de  ce  dernier  est 
environ  les  deux  tiers  de  celui  du  chêne. 

Les  pins  livrent  encore  un  autre  produit  que  le  bois.  Tous  laissent 
exsuder  de  leurs  plaies  la  térébenthine,  dont  on  extrait  l'essence  et 
la  résine  ;  tous  abandonnent  par  la  carbonisation  du  goudron  et  du 
brai.  Dans  la  plupart  des  espèces,  ce  ne  sont  là  que  des  produits 
secondaires;  cependant  le  pin  maritime  en  Europe  et  le  pin  austral 
en  Amérique  ont  le  privilège  de  fournir  des  produits  résineux  de 
premier  ordre  par  l'abondance  et  la  qualité. 

A  partir  de  l'âge  de  trente  ans,  l'arbre  d'or  des  landes  de  Gas- 
cogne donne  chaque  année  sa  récolte,  qui  découle  pendant  tout 
l'été  d'une  entaille  faite  au  tronc.  Cette  quarre,  large  de  0"',10, 
constamment  rafraîchie  et  allongée  jusqu'à  prendre  2  pieds  de  hau- 
teur en  une  année,  peut  s'élever  à  10  pieds  en  cinq  ans;  elle  laisse 
écouler  annuellement  2,  3,  h  litres  de  térébenthine.  De  nouvelles 
quarres  succèdent  à  la  première  sur  les  diverses  faces  du  tronc,  et 
la  récolte  continue  jusqu'à  l'âge  de  soixante  ans,  où  pluiôt  jusqu'à 
la  mort  de  l'arbre.  On  rencontre  quelquefois  de  gros  et  vieux  pins 
portant  une  fouie  de  quarres;  il  arrive  même  que  les  ourles,  bourre- 
lets intermédiaires,  se  soulèvent  en  découvrant  d'anciennes  quarres 
et  forment  alors  au  tronc  un  revêtement  tailladé. 

Le  produit  moyen  de  la  pignada,  entre  la  Gironde  et  l'Adour, 
est  d'une  barrique  de  gemme  à  l'hectare,  336  litres,  d'une  valeur 
ordinaire  de  75  francs.  11  en  résulte  un  revenu  moyen  de  50  francs 
pour  le  propriétaire  et  un  salaire  de  25  francs  pour  le  résinier.  La 
forêt  de  pin  maritime  étant  en  rapport  pendant  la  moitié  de  sa  du- 
rée, ia  résine  ajoute  ainsi  un  rendement  annuel  moyen  de  25  francs 
par  hectare  à  la  valeur  du  bois,  non  compris  les  salaires.  C'est  un 
vrai  trésor  pour  ce  pays,  misérable  et  insalubre  il  y  a  cinquante 
ans,  prospère  depuis  que  la  culture  du  pin  maritime  a  été  substituée 
au  pâturage  sur  la  lande  rase. 

Les  menus  produits  des  pineraies  consistent  principalement  dans 

TOMB  xs.  —  1877.  ^ 


(57Û  REVUE    DKS    DEUX    510NDES. 

le  pâturage  et  le  soutrage.  Le  premier  permet  d'entretenir  un  peu 
de  bétail,  le  second  n'est  autre  chose  que  la  récolte  des  arbustes 
croissant  en  sous-bois  et  des  feuilles  mortes  gisant  sur  le  sol;  il 
procure  des  litières  et  de  l'engrais.  Ces  produits  ont  une  utilité  va- 
riable, mais  toujours  secondaire,  et  dans  une  administration  bien 
entendue  il  convient  de  les  subordonner  à  la  production  ligneuse. 

Le  mélèze  est  le  meilleur  bois  des  hautes  régions.  Parmi  les  rési- 
neux, il  se  distingue  par  la  force,  comme  le  chêne  parmi  les  feuil- 
lus; il  résiste  comme  lui  à  la  rupture,  à  la  pression,  aux  chocs  et 
aux  actions  mécaniques  en  général.  Le  mélèze  des  Alpes  a  une  den- 
sité de  0,65,  supérieure  à  la  densité  ordinaire  des  pins.  Imprégné 
d'une  résine  abondante,  il  est  en  quelque  sorte  inaltérable  ;  il  dure 
en  effet  des  siècles,  soit  à  l'abri  dans  les  constructions,  soit  même 
au  soleil  et  à  la  pluie.  Quand  on  a  démoli  auprès  de  Briançon  l'an- 
cien fort  des  Salettes,  qui  était  construit  depuis  cent  dix  ans,  on  en 
a  trouvé  les  bois  aussi  bien  conservés  et  aussi  beaux  que  lors  de  la 
mise  en  œuvre.  Certains  chalets  portent  sur  des  poutrelles  des 
millésimes  qui  les  font  remonter  à  huit  ou  neuf  cents  ans.  On  a 
retiré  de  la  Mer  du  Nord,  sur  les  côtes  de  la  Russie  septentrionale, 
un  navire  construit  en  mélèze ,  submergé  depuis  plus  de  mille  ans 
et  qui  avait  conservé  du  bois  sain,  résistant  aux  meilleurs  outils. 
Enfin,  en  certains  cantons  élevés  où  la  forêt  n'existe  plus  depuis 
un  temps  immémorial,  on  trouve  encore  des  souches,  des  troncs 
de  mélèze  en  bon  bois ,  voire  même  quelquefois  un  fut  desséché, 
qui  reste  isolé,  solide  sur  ses  fortes  racines  et  bravant  la  tourmente. 
Les  mélèzes  qui  durent  ainsi  se  sont  développés  lentement.  Dans  les 
cantons  les  plus  reculés  on  en  rencontre  des  sujets  âgés  de  cinq 
siècles;  mais  ils  disparaissent  d'année  en  année.  Cultivé  à  de  basses 
altitudes,  cet  arbre  croît  vite,  dépérit  à  un  âge  peu  avancé  et  ne 
donne  qu'un  bois  de  qualité  relativement  faible;  cependant,  en  rai- 
son de  la  rapidité  de  la  croissance  sous  un  climat  tempéré,  on  peut 
avoir  intérêt  à  le  planter  dans  les  sols  frais  des  régions  moyennes. 

Le  bois  du  mélèze  des  Alpes  est  d'une  belle  couleur  rouge.  Sous 
une  écorce  extrêmement  épaisse  il  n'a  qu'un  aubier  mince,  réduit 
quelquefois  à  un  seul  centimètre  d'épaisseur  :  c'est  là  une  grande 
supériorité  du  mélèze  sur  le  pin  ;  mais  le  bois  n'en  est  pas  flexible 
comme  celui  des  pins,  il  conviendrait  peu  dès  lors  à  la  mâture, 
exposé  qu'il  serait  à  se  rompre.  C'est  avant  tout  un  excellent  bois 
de  charpente;  il  fait  aussi  de  beaux  et  bons  sciages.  Il  est  des 
plus  aptes  à  la  cohstruction  des  wagons  de  chemins  de  fer  dont  il 
peut  former  toutes  les  parties  droites,  tandis  que  le  noyer  des  val- 
lées, aussi  malléable  que  le  mélèze  est  rigide,  forme  les  parties 
cintrées.  Dans  les  usines  et  les  travaux  hydrauliques,  le  mélèze  est 
un  des  meilleurs  bois  à  employer.  Il  a  souvent  beaucoup  de  petits 


LE    RÔLE    DES    PINS    ET    DU    MÉLÈZE.  675 

noeuds,  sains  et  solides;  c'est  un  inconvénient  pour  la  fente.  Cepen- 
dant on  en  fait  du  merrain  pris  dans  les  fûts  le  mieux  filés;  les 
tonneaux  donnent  bien  au  vin  un  petit  goût  de  résine  pendant  un  ou 
deux  ans,  mais  ensuite  ils  se  comportent  parfaitement  et  durent  des 
centaines  d'années.  La  plupart  des  futailles  des  Hautes-Alpes  sont 
en  mélèze;  l'usage  de  ce  merrain,  naturellement  rare,  est  restreint 
aux  vignobles  des  vallées  profondes  dominés  par  les  forêts. 

Les  bois  des  Alpes  sont  généralement  consommés  sur  place,  et  il 
ne  s'en  fait  pour  ainsi  dire  aucun  commerce.  Provenant  en  immense 
majorité  de  forêts  communales,  ils  sont  presque  tous  délivrés  aux 
habitans  à  titre  à  pou  près  gratuit.  Aussi  le  prix  des  bois  d'œuvre 
est-il  plutôt  nominal  ou  accidentel  que  bien  réel  dans  les  Alpes 
françaises.  En  1855,  un  mélèze  déraciné  dans  la  forêt  de  Saint- 
Chaffrey,  vers  la  naissance  du  torrent  de  Sainte-Elisabeth,  fut  mis 
en  vente  par  hasard,  et  par  hasard  encore  il  était  désiré  par  deux 
personnes,  l'entrepreneur  des  travaux  militaires  et  le  propriétaire 
de  la  seule  usine  du  pays.  C'était  un  gros  arbre,  mort  en  cime  de- 
puis longues  années  et  dont  la  partie  sèche  avait  été  brisée  par  la 
chute.  Ce  fût,  d'une  longueur  de  17  mètres,  mesurant  encore 
2  mètres  de  tour  à  la  cassure,  offrait  7  mètres  cubes  de  bois  d'œuvre 
sain.  Il  fut  adjugé  à  250  francs,  et  l'on  estimait  que  le  débit  et  la 
descente  du  bois  jusqu'à  la  route  de  la  vallée  coûterait  pareille 
somme  ;  le  prix  s'éleva  donc  à  36  francs  le  mètre  cube  de  bois  rond 
dans  la  forêt  et  au  double  environ  sur  voitures.  Ce  n'est  là  qu'un 
fait  accidentel  ;  mais  ce  qui  est  certain,  quant  à  la  valeur  intrin- 
sèque du  mélèze,  c'est  qu'à  l'emploi  il  vaut  le  chêne. 

Ce  bois  est  un  combustible  médiocre.  Sous  le  rapport  de  la  puis- 
sance calorifique,  il  est  intermédiaire  entre  le  pin  et  le  hêtre;  mais  il 
brûle  mal,  d'une  manière  inégale,  et  il  éclate  au  feu  en  lançant  des 
parcelles  enflammées;  aussi  lui  préfère-t-on  les  bois  feuillus  des 
vallées,  même  le  cerisier.  Les  ramilles  de  mélèze  brûlées  sur  l'âtre 
des  chalets  font  beaucoup  de  fumée  et  pétillent  vivement  en, don- 
nant une  odeur  agréable. 

L'écorce  jeune  sert  au  tannage  des  peaux;  elle  n'est  pas  riche  en 
tannin  comme  celle  du  chêne,  mais  elle  donne  une  bonne  odeur  au 
cuir.  La  térébenthine  de  Venise  provient  du  mélèze.  On  l'extrait  en 
ouvrant  à  la  base  de  l'arbre,  avec  une  grosse  tarière,  un  trou  pro- 
fond et  incliné  de  bas  en  haut  ;  la  résine,  abondante  surtout  dans  le 
cœur  de  l'arbre,  s'écoule  par  cette  ouverture.  L'opération  n'est  ré- 
munératrice que  sur  les  arbres  déjà  gros  ;  mais  elle  les  appauvrit, 
en  abrège  la  vie  et  fait  perdre  au  bois  ses  meilleures  qualités.  C'est 
un  petit  profit  pour  une  grande  perte. 

Il  n'en  est  pas  de  même  des  produits  du  pâturage  dans  les  forêts 
de  mélèze.  Le  massif  est  naturellement  clair,  le  feuillage  léger,  le 


676  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sol  frais  et  enrichi  par  la  dépouille  annuelle  des  arbres,  qui  se  dé- 
compose vite.  Aussi  l'aspect  de  ces  forêts  est-il  ordinairement  celui 
d'un  pré  naturel  couvert  d'arbres.  En  raison  de  la  lumière  vive  de 
ces  hautes  régions,  les  herbes  y  sont  parfumées;  elles  donnent  aux 
animaux  domestiques  ou  sauvages,  aux  vaches  ou  aux  chamois,  une 
nourriture  exquise.  Les  uns  et  Jes  autres  peuvent  y  vivre  l'été  sans 
trop'nuire  à  la  forêt,  si  le  nombre  n'en  est  pas  exagéré.  Malheureu- 
sement les  brebis  et  les  pâtres  repoussent  les  chamois  vers  les 
cimes  et  les  vaches  laitières  vers  les  vallées;  ils  régnent  en  maîtres 
sur  les  Alpes,  dont  ils  détruisent  les  forêts  et  dégradent  les  mon- 
tagnes. Cependant  un  hectare  de  bon  pâturage  peut  nourrir  une 
vache  aussi  bien  que  cinq  brebis,  et  il  donne  dans  le  premier  cas 
50  à  60  francs  de  revenu,  dans  le  second  15  à  20  seulement.  La 
substitution  des  vaches  aux  brebis  sur  les  pâturages  alpins  offre 
donc  les  plus  grands  avantages;  mais  les  montagnards  sont  pau- 
vres et  habitués  au  petit  bétail;  ils  manquent  souvent  et  du  capital 
nécessaire  pour  se  procurer  des  vaches  et  du  savoir-faire  qui  per- 
met de  tirer  bon  parti  du  laitage.  Ils  sont  cependant  intelligens, 
laborieux,  économes  et  bons;  mais  la  pauvreté  engendre  la  misère, 
et  celle-ci  ruine  les  Alpes. 

Le  moment  paraît  arrivé  où  il  est  possible  de  sortir  de  cette 
affreuse  situation.  Grâce  à  l'initiative  de  quelques  hommes  de  cœur 
des^ associations  pastorales  commencent  à  s'établir  dans  les  Pyré- 
nées et  dans  les  Alpes,  à  l'instar  des  fndlières  qui  enrichissent  le 
Jura  par  la  fabrication  des  fromages  de  Gruyère  (1).  Ces  produits, 
obtenus  du  lait  de  vache  et  autrement  précieux  que  les  fromages 
de  lait  de  brebis,  se  conservent,  s'exportent  et  font  l'objet  d'un 
grand  commerce;  ainsi  l'arrondissement  de  Pontarlier  en  obtient 
annuellement  à  lui  seul  plus  de  5  millions  de  francs.  Il  était  dif- 
ficile aux  habitans  des  Alpes  de  pratiquer  cette  industrie  au  fond 
de  leurs  vallées  perdues,  à  des  centaines  de  kilomètres  du  Rhône 
et  des  grandes  voies  de  transport.  Aujourd'hui  enfin  les  chemins  de 
fer  ont  pénétré  dans  l'intérieur  des  montagnes;  Digne  et  Gap  sont 
reliés  à  la  France.  Par  cela  seul  la  situation  économique  du  pays 
devient  tout  autre,  et  la  haute  vallée  de  la  Durance  peut  expédier 
ses  produits  à  Paris.  Dès  lors  il  est  permis  d'y  espérer  la  création 
de  fruitières  nombreuses,  dont  l'établissement  sauverait  le  pays. 


IIL 

En  raison  de  la  situation ,  les  forêts  de  mélèze  et  les  forêts  de 
pins  autres  que  les  pignadas  des  landes  de  Gascogne  sont  peu  ap- 

(1)  Le  lait  vaut  20  cent,  le  litre  à  la  fruitière;  dans  les  Alpes,  il  ne  vaut  pas  moitié. 


LE    ROLE    DES    PINS    ET    DU    MELEZE.  677 

parentes  et  peu  connues.  Cependant  elles  occupent  une  étendue 
notable  de  territoire;  en  forêts  spontanées  de  ces  essences,  la 
France  possède  environ  50,000  hectares  de  mélèzes  dans  les  hautes 
vallées  des  Alpes,  et  principalement  dans  les  arrondissemens  de 
Briançon,  d'Embrun  et  de  Barcelonnette;  20,000  hectares  de  pins 
de  montagne  concentrés  presque  entièrement  autour  de  Mont- 
Louis  et  de  Briançon  ;  100,000  hectares  de  pins  sylvestres  dissémi- 
nés par  petites  masses  dans  la  zone  moyenne  des  Alpes,  par  lam- 
beaux dans  la  partie  méridionale  du  plateau  central  et  par  bouquets 
dans  les  Pyrénées;  30,000  hectares  de  pins  laricio  en  Corse; 
100,000  hectares  de  pins  maritimes  dans  le  Marensin,  l'ancienne 
forêt  d'Aquitaine,  et  tout  autant  dans  les  Maures,  l'Esterel  et  la 
Corse;  100,000  hectares  de  pins  d'Alep  sur  les  calcaires  de  la  ré- 
gion méditerranéenne,  à  l'est  du  Rhône;  enfin  quelques  cembros  et 
piniers  épars,  échantillons  de  ces  deux  belles  espèces.  C'est  un  to- 
tal de  500,000  hectares  auxquels  viennent  s'ajouter  600,000  hec- 
tares de  pineraies  créées  de  main  d'honmie,  tant  en  pin  maritime 
entre  le  Mans  et  Bayonne  qu'en  pin  sylvestre  dans  la  France  cen- 
trale et  septentrionale. 

Ainsi  nos  pineraies  couvrent  une  surface  qui  dépasse  1  million 
d'hectares  et  dont  un  dixième  appartient  à  l'état,  trois  dixièmes 
aux  communes  et  six  aux  particuliers;  mais  la  plupart  d'entre  elles 
sont  jeunes  ou  appauvries  par  des  dévastations  de  toute  espèce,  et 
on  ne  peut  en  tirer  actuellement  que  des  bois  d'œuvre  de  dernier 
ordre  par  les  dimensions  et  la  qualité.  La  conservation  et  l'exploita- 
tion de  ces  forêts  réclanjent  donc  des  soins  dont  les  plus  iraportans 
se  rapportent  à  la  défense,  au  traitement  et  au  pâturage. 

La  défense  la  plus  nécessaire  aux  forêts  est  celle  qui  résulte  d'une 
clôture ,  fossé  ou  mur,  difficile  à  franchir,  première  garantie  de  la 
conservation  des  bois  partout  oii  l'homme  et  les  bestiaux  accèdent; 
mais  dans  les  Alpes  les  limites  mêmes  sont  indécises  et  le  plus 
souvent  on  ne  sait  pas  oii  finit  le  pâturage,  oîi  commence  la  forêt; 
celle-ci,  comme  une  armée  dont  les  ailes  ont  été  dispersées,  est 
compromise  de  toutes  parts.  Dans  les  montagnes  à  pente  rapide,  si 
l'établissement  d'un  mur  ou  d'un  fossé  n'est  pas  toujours  prati- 
cable, il  est  possible  de  le  remplacer  par  une  clôture  suédoise  faite 
avec  des  perches  inclinées  et  supportées  au  gros  bout  par  des  pi- 
quets disposés  en  croix  de  Saint-André.  En  tout  cas,  il  est  indis- 
pensable de  fixer  les  limites  d'une  manière  certaine,  au  moins  par 
un  cordon  de  pierres  ou  une  banquette  de  gazons.  Une  forêt  bien 
close  et  mise  en  ban  pendant  trente  années  seulement  se  retrouve 
ensuite  bien  peuplée,  souvent  même  riche;  le  sol  en  est  meuble, 
les  massifs  pleins,  la  végétation  développée;  chaque  goutte  de  pluie 
et  chaque  rayon  de  soleil  ont  travaillé  à  raméliprer  et  à  l'enrichir. 


678  RFVUE  DES  DEDX  MONDES. 

C'est  ainsi  que  se  rétablissent  les  forêts  dans  les  contrées  dépeu- 
plées par  la  guerre,  comme  il  arriva  il  y  a  trois  siècles  dans  les 
confins  militaires  de  l'Autriche,  après  les  guerres  des  Turcs.  Au  con- 
traire, un  bois  mal  gardé  et  constamment  fréquenté  s'appauvrit  avec 
les  années;  le  terrain  en  est  battu,  les  jeunes  plants  font  défaut, 
les  arbres  subissent  des  altérations  de  tout  genre,  et  bientôt,  les 
forces  naturelles  réparatrices  s'affaiblissant,  la  dégradation  devient 
progressive.  La  pire  destinée  des  forêts,  c'est  de  passer  à  l'état  de 
places  publiques  ou  pour  l'homme  ou  pour  les  animaux  qu'il  en- 
tretient, et  le  mal  est  rapide  surtout  dans  les  bois  résineux,  car  ils 
ne  se  reproduisent  point  par  rejets  de  souches. 

Le  traitement  des  forêts  de  pins  ou  de  mélèze  est  tout  autre  que 
celui  des  sapinières.  Il  doit  consister  principalement  dans  des 
éclaircies,  nécessaires  au  développement  des  arbres,  donnant  par 
elles-mêmes  des  produits  considérables,  procurant  d'autre  part  di- 
vers résultats  précieux.  Ces  essences  se  trouvent  mal  de  l'état  de 
massif  serré  ;  à  hauteur  égale,  des  pins  aux  cimes  pressées  dépé- 
rissent dès  le  jeune  âge,  dès  qu'ils  ont  une  force  acquise  assez 
grande  pour  qu'entre  eux  la  lutte  se  prolonge.  Les  pins  sont  des 
arbres  de  lumière,  et  à  ce  point  de  vue  on  peut  même  les  ranger 
dans  l'ordre  indiqué  par  la  légèreté  relative  du  couvert  qu'ils  don- 
nent au  sol,  en  commençant  par  le  pin  d'Alep,  le  plus  avide  des 
rayons  du  soleil,  puis  par  le  maritime  à  la  cime  échevelée,  en  finis- 
sant par  le  pin  de  montagne  et  le  cembro.  On  ne  voit  pas  les  su- 
jets de  ces  essences  former,  comme  les  sapins,  des  massifs  étages; 
les  pins  dominés  dépérissent  ou  s'étiolent  complètement. 

L'étude  du  pin  sylvestre,  qui  a  des  exigences  moyennes,  permet 
de  se  rendre  compte  des  faits.  Dans  les  massifs  créés  par  la  nature, 
formés  de  tiges  d'âges  difîérens  et  jetées  au  hasard  sur  le  terrain, 
les  pins  sylvestres  d'avenir  apparaissent  dès  les  premières  années; 
ils  dépassent  les  voisins,  se  garnissent  de  branches  et  prennent  un 
gros  pied.  Ce  n'est  que  quand  ces  belles  tiges,  élargissant  leurs 
cimes,  forment  massif  entre  elles,  que  l'éclaircie  devient  vraiment 
utile;  mais  alors  ce  sont  déjà  de  vraies  perches,  d'une  trentaine 
d'années.  Les  sujets  dominés  ont  joué  leur  rôle,  qui  était  d'accé- 
lérer l'élagage  naturel  et  de  couvrir  le  sol  :  on  peut  disposer  du 
bois  qu'ils  ont  produit;  il  faut  en  outre  desserrer  les  cimes  qui 
se  gênent  à  l'étage  supérieur,  et  c'est  là  l'essentiel.  De  trente  à 
quarante  ans  l'éclaircie  sera  répétée  trois  fois,  par  exemple  tous 
les  cinq  ans;  de  la  sorte  on  pourra  chaque  fois  desserrer  fortement, 
mais  partiellement,  les  sujets  d'élite  en  maintenant  toujours  l'état 
de  massif  nécessaire.  Dans  les  forêts  de  plaine  il  n'est  pas  rare  que 
ces  premières  éclaircies  donnent  en  somme  50  à  00  mètres  cubes 
de  bois  par  hectare,  produits  divers  dont  la  valeur  peut  s'élever 


LE    RÔLE    DES    PINS    ET    DU    MÉLÈZE.  679 

en  France  jusqu'à  un  millier  de  francs.  Dans  les  pineraies  créées  de 
main  d'homme,  par  semis  surtout,  l'état  serré  et  l'uniformité  du 
jeune  massif  exigent  des  éclaircies  plus  hâtives,  plus  difficiles,  des 
dépressages  réitérés,  indispensables,  mais  souvent  dangereux  pour 
les  tiges  effilées  da  gaulis. 

A  partir  de  l'âge  de  quarante  ans,  le  perchis  de  pin,  réduit  peut- 
être  à  un  millier  de  tiges  d'un  volume  de  200  mètres  cubes  à  l'hec- 
tare, entre  dans  une  phase  nouvelle.  Jusqu'alors  le  bois  produit 
n'était  que  de  l'aubier;  dorénavant  il  se  forme  chaque  année  du 
bois  parfait.  L'épaisseur  de  l'accroissement  annuel  des  arbres  et 
la  production  du  massif  diminuent  ;  le  feuillage  se  raréfie,  le  sol  se 
dessèche  ou  se  laisse  envahir  par  une  végétation  inférieure.  Le 
traitement  à  pratiquer  dès  lors  varie  suivant  les  cas.  Si  les  pine- 
raies sont  destinées  à  produire  de  gros  arbres,  comme  elles  doivent 
l'être  en  général  dans  nos  montagnes,  les  éclaircies  seront  conti- 
nuées hardiment  et  répétées  fréquemment;  elles  pourront  donner 
en  somme  autant  de  bois  que  les  produits  principaux  du  massif  ex- 
ploité à  l'âge  de  cent  vingt,  cent  cinquante  ou  cent  quatre-vingts 
ans.  Elles  devront  respecter  la  végétation  arbustive  ou  arborescente, 
très  diverse  avec  les  régions,  qui  se  produira  sous  les  pins;  celle-ci 
couvre  le  sol,  y  maintient  la  fraîcheur  et  attire  les  oiseaux  qui  font 
la  guerre  aux  insectes,  les  plus  grands  ennemis  des  pins. 

Au  cas  oii  la  pineraie  n'est  que  transitoire,  ayant  pour  objet  prin- 
cipal de  reconquérir  le  sol  à  la  forêt,  de  le  rendre  à  des  essences 
plus  précieuses,  chêne,  hêtre  ou  sapin,  les  éclaircies  favoriseront  le 
retour  de  ces  essences  en  sous-étage  à  l'abri  protecteur  des  pins. 
Les  graines  apportées  par  le  vent,  par  les  oiseaux  ou  semées  par 
l'homme,  trouveront  là  un  milieu  favorable  au  premier  développe- 
ment. Puis,  le  semis  de  chêne  ou  de  sapin  une  fois  complet,  les 
éclaircies  isoleront  entièrement  les  pins  et  enfin  les  enlèveront,  sui- 
vant le  besoin  de  la  forêt  reconstituée,  rapidement  sur  des  chênes, 
insensiblement  sur  des  sapins.  Tel  est,  en  beaucoup  de  cas,  le  plus 
sûr  moyen  de  rétablir  les  forêts  détruites,  à  peu  de  frais,  aussi  ra- 
pidement que  possible,  en  obtenant  d'abondans  produits.  Il  en  est 
ainsi  à  Fontainebleau  et  à  Ermenonville.  Dans  cette  dernière  forêt, 
où  les  exploitations  en  taillis  et  les  lapins  ont  fait  disparaître  le 
chêne  sur  de  grandes  étendues,  les  pins  sylvestres  présentent  à 
l'âge  de  cinquante  ans,  sur  chaque  hectare,  huit  cents  tiges  d'une 
valeur  de  5,000  francs. 

Quand  le  résultat  cherché  à  l'aide  des  plantations  de  pins  est 
simplement  de  mettre  le  sol  en  valeur,  on  peut  être  conduit,  en  vue 
du  placement  des  capitaux,  à  exploiter  à  un  âge  peu  avancé  pour 
livrer  ensuite  le  sol  à  la  culture  agricole  ou  môme  pour  y  produire 
à  nouveau  du  pin.  Au  premier  cas,  il  convient  d'exploiter  au  plus 


680  REVDE    DES    DEDX    MONDES. 

tard  vers  l'âge  de  quarante  ans,  quand  le  terrain  se  trouve  enrichi 
par  d'abondans  détritus.  Au  second ,  l'exploitation  hâtive  est  ra- 
rement à  conseiller,  et  le  nmintien  des  pins  jusqu'à  l'âge  de  fer- 
tilité assure  généralement  les  revenus  les  plus  avantageux  et  la 
reproduction  naturelle  des  bois.  L'un  et  l'autre  cas  se  présentent  en 
Sologne  pour  le  pin  sylvestre,  en  Champagne  où,  sur  la  craie,  il 
paraît  convenable  de  préférer  le  pin  noir  d'Autriche  au  pin  sylvestre, 
et  en  beaucoup  d'autres  mauvais  terrains. 

L'état  de  massif  permet  seul  d'obtenir  toute  la  production  pos- 
sible du  sol  et  de  former  les  fûts  par  l'élagage  naturel,  qui  a  lieu 
peu  à  peu  et  sans  dommage,  tandis  que  tout  enlèvement  de  bran- 
ches vivantes  est  nuisible.  Cependant  le  pin  niariiime  donne  lieu 
à  une  exception,  motivée  par  le  résinage.  Entièrement  uniformes 
et  très  denses,  les  jeunes  pignadas  provenant  de  semis  artificiels 
doivent  être  éclaircies  de  très  bonne  heure,  dès  l'âge  de  six  ou  huit 
ans,  fréquemment,  tous  les  cinq  ou  six  ans,  et  de  plus  en  plus  fort 
jusqu'à  vingt  ans,  de  manière  à  ne  conserver  à  cet  âge  que  six  à 
sept  cents  liges  à  l'hectare.  Ensuite  on  commence  à  résiner  sans 
aucun  ménagement,  avec  plusieurs  quarres,  à  mort^  les  pifis  desti- 
nés à  disparaître  quatre  ans  plus  tard  dans  la  prochaine  éclaircie, 
deux  cents  tiges  par  exemple;  à  vingt-cinq  ans  on  répète  cette  opé- 
ration, et  à  trente  ans  enfin,  les  arbres  ayant  la  plupart  0'",30  de 
diamètre,  on  ne  laisse  plus  que  250  à  300  pieds  par  hectare,  et  on 
entreprend  le  résinage  à  vie.  Le  nombre  des  tiges  se  réduira  encore 
et  successivement  à  deux  cents  et  même  à  cent  cinquante  vers  l'âge 
de  soixante  à  quatre-vingts  ans,  âge  auquel  on  renouvelle  la  pi- 
gnada.  Ce  n'est  pas  le  nombre  des  tiges  qui  importe,  c'est  l'état  isolé 
de  chacune  d'elles,  tel  que  le  soleil  en  éclaire  la  cime  de  toutes 
parts.  Mais  dès  que  les  tiges  sont  isolées,  les  pins  jouissent  de  tous  les 
bienfaits  delà  lumière,  et  rien  ne  sert  de  les  espacer  de  10  mè'res, 
comme  on  le  fait  souvent;  c'est  diminuer  le  nombre  des  arbres  sans 
accroître  le  rendement  de  chacun  d'eux.  En  opérant  les  premières 
éclaircies,  il  est  bon  d'élaguer  les  branches  basses  des  tiges  con- 
servées; on  prévient  ainsi  les  nœuds  qui  se  trouveraient  sur  le  fiit 
à  résiner  :  l'entaille  des  quarres  et  l'écoulement  de  la  résine  se  font 
plus  facilement  sur  les  couches  de  bois  continues,  qui  plus  tard  ont 
recouvert  la  plaie  d'élagage.  Mais  il  est  inutile  et  regrettable  d'éla- 
guer plus  que  la  hauteur  nécessaire  aux  quarres,  qui  est  de  3  à 
h  mètres.  Le  résinage  même  comporterait  plus  de  modération  qu'on 
n'en  met  d'ordinaire;  une  quarre  large  de  0"',08  seulement  au  lieu 
de  0'",10  et  un  repos  d'une  année  après  quatre  ans  de  résinage 
assureraient  aux  pins  une  vigueur,  une  richesse  en  résine  et  une 
longévité  qu'on  leur  enlève  en  les  épuisaat.  C'est  là,  quoi  qu'il 
en  soit ,  une  sylviculture  à  vrai  dire  artificielle,  et  les  forêts  des- 


LE    RÔLE    DES    PINS    ET    DU    MÉLÈZE.  681 

tinées  surtout  à  produire  du  bois  réclament  de  tout  autres  soins. 

Dans  les  montagnes  des  Maures  et  de  l'Esterel,  si  souvent  dévas- 
tées par  l'incendie  qu'on  les  a  désignées  sous  le  nom  de  région  du 
feu,  le  pin  maritime  est  le  précurseur  du  chène-liége.  Celui-ci  for- 
mant l'essence  précieuse  à  tous  égards,  le  traitement  du  pin  doit 
surtout  avoir  en  vue  le  chêne.  Éclaircir  fortement  les  pins  pour 
que  les  lièges  se  produisent  en  dessous  d'eux,  enlever  en  jardinant 
tous  ceux  (jui  dominent  des  chênes,  débroussailler  le  sol  de  ma- 
nière à  prévenir  les  ravages  du  feu  et  substituer  ainsi  graduelle- 
ment le  liège  au  pin  maritime,  tels  sont  les  soins  principaux  qu'exi- 
gent ces  forêts,  riches  d'avenir.  On  voit  combien  d'une  contrée  à 
l'autre,  dans  notre  France,  le  traitement  des  pins  diffère  par  le  but 
et  les  moyens. 

La  culture  du  mélèze  est  très  simple.  Les  semis  naturels  de 
cette  essence,  irréguliers,  souvent  ciair-semés,  se  trouvent  sur  cer- 
tains points  très  serrés.  Ce  dernier  état  est  dangereux;  la  neige, 
au  lieu  de  couler  à  terre  entre  les  tiges,  peut  alors  s'accunmler 
sur  le  jeune  niassif  et  par  son  poids  l'écraser  tout  d'une  pièce.  Il 
convient  donc  de  desserrer  de  bonne  heure  les  jeunes  mélèzes  et 
de  les  maintenir  toujours  en  massif  un  peu  clair.  Dès  l'âge  de  qua- 
rante ans,  les  perchis  recouvrent  une  prairie  productive,  les  jeunes 
arbres  sont  alors  assez  forts  pour  se  défendre  contre  les  bestiaux; 
le  moment  est  venu  de  rendre  à  ceux-ci  un  terrain  qui  donnera 
tout  à  la  fois  de  l'herbe  et  du  bois.  Le  bois  communal  de  Puy- 
Saint-Pierre,  futaie  de  mélèze  pur  faisant  partie  des  vertes  forêts 
qui  dominent  la  rive  droite  de  la  Guisanne  jusqu'aux  approches  du 
col  du  Lautaret,  nourrit  pendant  l'été  les  deux  cents  vaches  du  vil- 
lage, une  par  hectare.  C'est  pour  la  coinmune  une  ressource  des 
plus  précieuses  et  aussi  indispensable  que  le  bois.  La  forêt,  qui 
conserve  le  sol,  et  le  pâturage,  qui  permet  d'en  obtenir  des  pro- 
duits immédiats,  sont  la  en  corrélation  nécessaire;  le  traitement  en 
est  facile  quand  le  mélèze  est  seul  et  qu'il  forme  un  massif  continu. 

Il  n'en  est  pas  toujours  ainsi.  Au  milieu  des  âpres  rochers  du 
Briançonnais,  entre  la  Durauce  et  le  Pelvoux,  s'élève  un  contre- 
fort séparant  les  deux  vallées  secondaires  de  Largentière  et  de 
Vallouise.  C'est  une  des  plus  intéressantes  régions  des  Alpes;  mais, 
pour  la  découvrir,  il  faut  monter  au  plateau  d'Oréal,  qui  eu  occupe 
le  milieu  à  l'altitude  de  2,000  mètres.  Ce  plateau,  d'une  cen- 
taine d'hectares,  isolé  par  les  deux  vallées  latérales,  forme  le  centre 
d'un  cirque  elliptique  de  20  kilomètres  de  longueur,  fermé  par  des 
crêtes  à.  3,000  mètres.  En  montant  des  Vigneaux  à  Oréal  on  tra- 
verse, au  pied  d'un  escarpement  gigantesque,  des  perchis  de  pins, 
mélèze  et  sapin,  qui  forment  un  excellent  mélange.  Au  col  de  la 
Posierle  on  voit  un  perchis  de  mélèze  qui  a  souffert  de  l'état  serré 


682  BEVUE    DES    DEUX    iîONDE'^. 

et  qui  sépare  le  massif  trop  clair  des  Charbonnières  du  pré-bois 
d'Oréal.  Ici  des  mélèzes  rares,  de  toutes  dimensions,  presque  en- 
fouis l'hiver  dans  la  neige,  sont  les  débris  de  la  forêt  qui  couvrait 
le  plateau.  De  la  tête  d'Oréal  on  embrasse  un  merveilleux  spec- 
tacle :  vers  le  nord,  des  vignes  et  des  pineraies  dominées  par  les 
calcaires  jaunâtres  de  la  crête  des  Tenailles,  découpée  de  la  façon 
la  plus  bizarre;  à  l'est,  la  vallée  de  la  Durance  fermée  en  aval  par 
le  fort  de  Mont-Dauphin,  en  amont,  par  ceux  de  Briançon;  au  centre, 
par  le  grand  Puy  des  Aiguillons,  qui  porte  encore  sur  son  sommet, 
à  2,500  mètres,  le  corps  droit  d'un  mélèze  mort;  au  sud,  le  ver- 
sant nord  de  la  crête  de  Donnillouse,  sombre,  formé  de  grès  schis- 
teux en  escalier  abrupt,  et  montrant  suspendus  à  mi-hauteur  des 
sapins,  des  cembros,  des  mélèzes;  h  l'ouest  enfin,  le  massif  j^rrani- 
tique  du  Pelvoux,  surmonté  des  Écrins  à  A, 100  mètres  et  étalant 
au  soleil  le  glacier  du  Pré-de-Madame-Garl.  Pour  bien  se  rendre 
compte  de  la  région  et  des  ressources  qu'elle  possède,  il  est  néces- 
saire de  faire  au  large  le  tour  extérieur  du  plateau  d'Oréal;  on  y 
trouve  les  plus  belles  fleurs  des  Alpes,  comme  le  lis  orangé,  on  y 
rencontre  les  oiseaux  rares  du  pays,  bartavelles  et  tétras  à  queue 
fourchue,  souvent  même  quelques  chamois,  et  l'on  descend  par  le 
torrent  du  Fournel  et  les  raines  de  plomb  de  Largentière.  Trois  mille 
hectares  de  forêts  et  toutes  les  essences  de  nos  montagnes,  sauf  le 
hêtre,  enrichissent  encore  le  cirque  d'Oréal.  Là,  comme  dans  pres- 
que toutes  les  forêts  des  hautes  régions,  la  question  à  résoudre 
est  d'exploiter  le  bois  et  l'herbe  en  conservant  les  forêts  et  le  sol. 

Le  jardinage  ou  l'exploitation  des  tiges  prises  une  à  une  dans  le 
massif  ne  convient  pas  à  des  arbres  avides  de  lumière,  comme  les 
pins  ou  le  mélèze.  Cependant  il  serait  impossible,  sans  courir  à  la 
ruine  de  la  forêt,  d'exploiter  d'ensemble  les  bois  d'une  surface  un 
peu  grande  sur  des  pentes  très  rapides  ou  vers  la  limite  supérieure 
de  la  végétation.  Le  jardinage  des  pins  et  du  mélèze  doit  se  réduire 
alors  :  dans  les  forêts  de  protection,  à  l'enlèvement  des  seuls  arbres 
dépérissans;  dans  les  autres,  à  des  coupes  fractionnées  par  petites 
trouées.  En  enlevant  plusieurs  arbres  à  la  fois  sur  un  même  point, 
de  manière  à  découvrir  deux  ou  trois  ares  de  terrain,  on  peut  assu- 
rer la  reproduction  des  pins  de  la  même  manière  que  le  jardinage 
le  fait  pour  les  sapins. 

Mais  les  exploitations  disséminées  provoquent  le  semis  partout  et 
ont  par  suite  l'inconvénient  majeur  de  rendre  le  pâturage  impossible 
ou  désastreux.  C'est  une  nouvelle  et  puissante  raison  qui  recommande 
dans  ces  forêts  le  mode  des  éclaircies  partout  où  il  est  possible  d'ob- 
tenir des  massifs  continus.  Dans  les  hautes  montagnes  il  convient 
de  n'exploiter  les  bois  sur  un  même  point  que  très  rarement^ 
tous  les  cent  cinquante  ou  deux  cents  ans  par  exemple.  Dès  lors  la 


LE    ROLE    DES    PINS    ET    DU    MELEZE.  683 

mode  des  éclaircles  permet  de  couceiitrei-  les  coupes  principales  pen- 
dant une  longue  période  dans  un  canton,  sur  une  partie  de  la  forêt, 
le  quart  peut-être,  en  ouvrant  au  pâturage  les  trois  autres  quarts 
de  l'étendue.  Le  canton  mis  en  défends  sera  parcouru  d'abord  par 
des  coupes  qui  enlèveront  environ  la  moitié  des  arbres  formant  le 
massif:  le  terrain,  s'il  est  réellement  soustrait  au  pâturage,  se  gar- 
nira bientôt  de  semis;  quand  le  recrû  sera  bien  apparent,  après  une 
dizaine  d'années  par  exemple,  il  y  aura  lieu  d'enlever  encore  une 
moitié  des  vieux  arbres  conservés,  une  moitié  seulement,  de  ma- 
nière à  réduire  dans  la  mesure  nécessaire  les  dégâts  de  l'exploita- 
tion. Les  arbres  restant  ensuite,  largement  espacés,  pourront  être 
maintenus  encore  quelque  temps  sans  dommage  appréciable  et  sou- 
vent avec  profit.  Telles  sont  les  conditions  principales  de  l'exploi- 
tation des  pins  en  montagne. 

En  plaine,  c'est  là  aussi  ce  qu'il  y  a  ordinairement  de  mieux  à 
faire.  On  obtient  ainsi  la  reproduction  tout  à  la  fois  naturelle  et 
gratuite  ;  le  premier  point  est  le  plus  important.  Il  y  a  parfois  à 
prendre  quelques  soins  particuliers.  Le  sol  tassé,  acide  ou  envahi 
par  la  bruyère,  se  présente-t-il  en  état  peu  favorable  à  la  germi- 
nal ion?  L'extraction  des  souches  et  une  légère  culture  super (icielle 
et  partielle  suffiront  à  procurer  le  semis  immédiat.  Il  y  a  mieux 
encore:  la  couverture  du  sol,  aiguilles,  feuilles  mortes,  végétaux 
sous-ligneux,  recherchée  par  les  populations  riveraines,  peut  être 
enlevée  au  râteau  avant  la  première  coupe.  Cette  récolte  a  même 
une  certaine  valeur;  ainsi  dans  les  environs  de  Haguenau  elle  a  été 
payée  jusqu'à  100  francs  par  hectare;  elle  suffit  d'ailleurs  à  modi- 
fier convenablement  l'état  du  sol.  Quand  les  pins  se  trouvent  mé- 
langés d'essences  précieuses  par  elles-mêmes,  chêne,  liège,  épicéa 
ou  sapin,  c'est  aux  exigences  de  celles-ci  que  les  exploitations  doi- 
vent s'adapter.  La  reproduction  de  l'arbre  à  tempérament  robuste 
et  à  croissance  rapide,  pin  ou  autre,  a  lieu  d'une  manière  suffisante 
entre  les  jeunes  semis  de  chêne  ou  de  sapin. 

Les  coupes  blanches  portant  sur  de  grandes  surfaces  n'ont  donné 
nulle  part  de  très  bons  résultats,  bien  que  la  graine  des  pins  soit 
ailée.  A  la  suite  de  ces  coupes,  le  semis  se  montre  rarement  com- 
plet, ou  bien  il  se  fait  attendre  de  longues  années,  ou  enfin  il  donne 
une  forêt  mal  constituée,  dépourvue  des  essences  utiles  en  mé- 
lange, formée  souvent  d'arbres  isolés  ou  épars.  En  Russie,  les  dif- 
ficultés de  la  gestion  avaient  conduit  à  exploiter  à  blanc  estoc  les 
immenses  pineraies  des  plaines  centrales;  on  a  été  forcé  d'y  re- 
noncer malgré  des  combinaisons  bien  entendues  dans  l'assiette  des 
coupes  longues  et  éloignées  l'une  de  l'autre. 

Il  est  facile  de  reconstituer  les  forêts  de  pin  par  voie  artificielle, 
semis  ou  plantation;  mais  il  est  fort  difficile  de  créer  ainsi  une 


084  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

bonne  forêt,  et  présentant  toutes  les  conditions  de  prospérité  qiie 
réunit  le  semis  naturel.  En  tout  cas,  le  travail  et  la  dépense  sont 
alors  bien  supérieurs  aux  soins  et  aux  frais  que  peut  entraîner 
la  régénération  naturelle. 

Quoi  qu'il  en  soit  du  mode  de  traitement,  une  condition  est  né- 
cessaire à  la  conservation  comme  à  la  reproduction  de  ces  forêts 
précieuses  à  tant  d'égards,  par  le  bois,  par  la  résine,  par  l'herbe 
et  par  les  feuilles,  par  la  fixation  et  l'amélioration  du  sol,  par 
l'abri  et  la  protection  des  cultures  et  des  habitations;  c'est  l'inter- 
diction absolue  du  pâturage  des  moutons  et  des  chèvres.  Le  par- 
cours des  vaches  et  des  chevaux  peut  se  concilier  dans  une  large 
mesure  avec  l'existence  des  bois;  il  n'en  est  pas  de  même  de  celui 
des  bêtes  ovines.  Dans  telle  forêt  ouverte  aux  moutons,  on  coupe 
un  certain  nombre  d'arbres  chaque  année,  et  il  ne  se  reproduit  pas 
un  jeune  brin;  l'époque  à  laquelle  le  dernier  arbre  aura  disparu 
est  par  là  même  déterminée.  Ailleurs  la  ruine  est  complète  :  la  com- 
mune de  Contes  (Alpes-Maritimes),  qui  en  1S38  vendait  encore  un 
lot  de  4,402  pins,  ne  possède  plus  aujourd'hui  un  seul  hectare  de 
terrain  boisé.  Ce  n'est  pas  tout  encore;  après  le  bois  les  moutons 
usent  l'herbe,  mettent  la  terre  à  nu  et  l'alTouillent  du  pied;  les 
eaux  l'entraînent  alors,  laissant  enfin  à  découvert  le  squelette  ro- 
cheux de  la  montagne.  C'est  ainsi  qu'ont  disparu  les  magnifiques 
forêis  de  la  Phénicie  et  de  la  Palestine,  de  la  Grèce  et  de  l'Italie, 
de  l'Espagne  et  même  de  la  France  méditerranéenne  (1),  contrées 
où  la  nature  semblait  avoir  réuni  toutes  les  richesses  de  la  végéta- 
tion pour  en  faire  le  berceau  de  la  civilisation  chrétienne.  Le  fer  et 
le  feu  ne  sont  rien  en  comparaison  du  mouton;  après  eux  les  bois 
se  reproduisent,  après  lui  la  terre  est  morte.  De  Madrid  à  Jérusa- 
lem, l'histoire  et  la  géographie  répètent  :  Forêts  livrées  aux  mou- 
tons, forêts  détruites;  montagnes  sans  bois,  montagnes  sans  vie. 
Souvent,  il  est  vrai,  la  nature  met  le  remède  à  côté  du  mal  quand 
celui-ci  n'est  point  irréparable.  C'est  ainsi  que  les  pins  et  le  mé- 
lèze semblent  tout  spécialement  destinés ,  parmi  les  grands  arbres 
de  l'Europe,  à  la  restauration  de  ses  montagnes. 

Ch.  Broilliard. 


(I)  La  région  dé8ol(5e  des  Corbières  comprend  200,000  hectares  de  terrain  entre  Car- 
cassoQue,  Quillao,  Narbonne  et  Perpignan.  L'éducation  des  bêtes  à  laine  en  est  la 
principale  industrie,  et  les  bois  de  toute  espèce  y  sont  voués  à  la  destruction.  Rien 
n'atirihte  la  vue  comme  ces  montagnes  dcuudées,  ébouleuses,  où  s'épanouissent  d'in- 
nombrables ravins.  Eles  n'ont  plus  que  17  habitans  par  kilomètre  carré;  sous  le  cli- 
mat fécond  des  Pyrénées-Orientales,  eu  pleine  France,  c'est  là  un  vrai  désert. 


POÉSIE 


A    JULES    SANDEAU 


Al'BKS    LA    MORT    DE    SON    (ILS. 


Ainsi  trente  ans  de  pure  gloire, 
Qui  protégeront  ta  mémoire 
Contre  l'assaut  du  temps  vainqueur, 
N'ont  pu  de  même  te  défendre 
Contre  la  mort  qui  venait  prendre 
La  meilleure  part  de  ton  cœur? 

Que  dirai-je,  pauvre  poète? 
Tu  pleures,  tu  courbes  la  tête, 
Brisé  par  l'effroyable  deuil... 
Ta  douleur  devenait  la  mienne, 
Quand  je  t'ai  vu,  qu'il  t'en  souvienne. 
Chancelant  près  de  ce  cercueil  1 

Quoi!  forts  de  leur  grandeur  passée, 
Tes  livres,  fils  de  ta  pensée, 
Vivent  et  jamais  ne  mourront, 
Quand  ton  enfant,  —  quelle  ironie!  — 
xMoins  vivace  que  ton  génie, 
Meurt  la  jeunesse  sur  le  front! 


68ë  REVCE   DES    DEUX   iU>NDËS. 

Pourtant  ton  œuvre  est  sans  souillure, 

Et  jamais  une  page  impure 

Ne  mérita  ce  châtiment. 

Veux-tu  savoir  quel  est  ton  crime? 

Pourquoi  tu  deviens  la  victime 

Du  sort  qui  frappe  aveuglément? 

Apprends- le  donc.  J'ai  la  croyance 
Que  Dieu  choisit  pour  la  soulFrance 
Ceux  qu'il  choisit  pour  le  talent  ; 
Gomme  s'il  voulait  faire  en  sorte 
Que  l'épreuve  que  l'on  supporte 
Haussât  le  cœur  en  le  brûlant! 

De  même  que  la  foudre  injuste, 
Pardonnant  toujours  à  l'arbuste, 
N'épargne  le  chêne  jamais; 
De  même  que  l'énorme  tron>be 
Quand  il  lui  faut  une  hécatombe 
Ne  ravage  que  les  sommets; 

En  voyant  ton  front  qui  dépasse, 
L'âpre  destin,  que  rien  ne  lasse, 
Voulut  t'écraser  sous  sa  loi  ; 
Et  cherchant  ce  qu'il  pouvait  faire, 
Il  comprit  que  c'était  le  père 
Qu'il  atteindrait  le  mieux  en  toi  ! 

Tu  l'adorais  tant,  ce  jeune  homme! 
Et  comme  il  t'admirait!  et  comme 
L'un  de  l'autre  vous  étiez  fiers! 
Lui  de  ton  œuvre  glorieuse, 
Toi  de  la  course  audacieuse 
Qu'il  faisait  par  delà  les  mers! 

«  —  Mon  fils,  l'officier  de  marine  !..  ;> 
Tu  le  disais,  et  ta  poitrine 


687 


Se  gonflait  de  joie  et  d'orgueil... 
Las!  que  reste-t-il  à  cette  heure? 
Il  reste  une  mère  qui  pleure, 
Une  tombe,  —  et  le  père  en  deuil  ! 

Ah  !  n'attends  pas  que  je  te  dise, 

Devant  le  sanglot  qui  te  brise 

Un  seul  mot  pour  te  consoler  ; 

Mais  pense  à  Dieu,  le  Dieu  qui  t'aime, 

Car  il  te  bénit,  alors  même 

Que  sa  main  semble  t'accabler. 

Incline-toi  sous  la  tempête  : 
Dans  la  souffrance  le  poète 
Ne  se  console  qu'à  prier. 
Ce  sont  les  volontés  divines... 
Toujours  les  couronnes  d'épines 
Près  des  couronnes  de  laurier  ! 

Ar.BERT    DivLE-n, 
Mars  1817. 


LES   MEMOIRES 


PRINCE  DE  HARDENBERG 


II. 

APRÈS    lÉNA. 


M.  de  Moltke  disait  un  jour,  avec  cette  gravité  modeste  qui  est  chez 
lui  à  la  fois  une  vertu  et  une  attitude  :  «  Nous  ne  savons  pas  encore 
ce  que  vaut  réellement  notre  armée,  car  nous  n'avons  pas  encore  été 
battus.  »  La  défaite  est  la  pierre  de  touche  des  armées;  les  victorieux 
se  ressemblent  tous  plus  ou  moins.  Pendant  la  guerre  de  sept  ans, 
les  soldats  du  grand  Frédéric  avaient  remporté  d'éclatantes  victoires  et 
souffert  de  terribles  désastres;  Rosbach  leur  avait  fait  peut-ê're  moins 
d'honneur  que  la  solidité  qu'ils  montrèrent  au  lendemain  de  Hochkirch 
et  de  Kunnersdorf.  En  1806,  on  put  croire  que  la  Prusse  avait  dé- 
sappris non-seulement  la  stratégie  et  la  tactique,  mais  ces  vertus  pro- 
pres à  l'homme  de  guerre  qui  réparent  ou  ennoblissent  les  grands 
malheurs.  4près  avoir  décidé  de  prendre  l'offensive,  on  avait  changé 
d'idée  et  perdu  trois  semaines  l'arme  au  pied,  attendant  les  Français, 
dont  on  ignorait  les  projets  et  les  mouvemens;  l'art  de  reconnaître  l'en- 
nemi et  l'art  de  le  tromper  étaient  alors  des  arts  français.  Les  généraux 
du  roi  Frédéric-Guillaume  III  s'étaient  laissé  surprendre,  ils  avaient 

(1)  Denkwiirdigkeiten  des  Staatskansîers  Fiirsten  von  Hardenberg,  herausgegeben 
von  Leopold  Ranke;  Leipzig,  Duncker  et  Humblot,  1877,  4  vol.  in-S". 


LES    MEMOIRES    DU    PRINCE    DE    HARDENBERG.  689 

été  battus,  et,  ce  qui  est  plus  grave,  dès  leur  premier  revers  ils  avaient 
perdu  la  tête  ;  la  défaite  s'était  tournée  en  déroute,  la  déroute  en  dé- 
bandade. 

L'Europe  demeura  stupéfaite;  elle  s'était  accoutumée  à  considérer  la 
Prusse  comme  l'état  militaire  par  excellence,  et  elle  ne  se  trompait 
point,  s'il  faut  entendre  par  là  un  état  dans  lequel  l'armés  prend  une 
part  considérable  au  gouvernement.  Les  généraux  prussiens  avaient  la 
haute  main  sur  tout,  ils  exerçaient  une  foule  de  fonctions  civiles,  ils  in- 
tervenaient dans  toutes  les  affaires,  jusque  dans  la  perception  des  im- 
pôts, dans  l'administration  des  cités  et  des  bourgs.  La  paix  leur  offrait 
beaucoup  de  carrières  lucratives  et  plus  de  moyens  de  faire  fortune  que 
la  guerre;  l'officier  thésauriseur  était  la  plaie  de  la  Prusse,  et  l'officier 
qui  thésaurise  oublie  bien  vite  son  métier  et  avec  son  métier  ces  vertus 
professionnelles  du  soldat  qui  sont  les  plus  belles  de  toutes.  La  monar- 
chie du  grand  Frédéric  était  tombée  dans  les  mains  d'un  mandarinat 
militaire,  qui  lui  avait  fait  beaucoup  de  mal.  Les  mandarins  s'occupent 
surtout  de  compter  leurs  boutons,  d'en  accroître  le  nombre,  et  de  faire 
leur  chemin  ;  ils  sacrifient  les  grandes  choses  aux  petites  et  s'imaginent, 
que  c'est  la  pédanterie  qui  gagne  les  batailles;  ils  sont  à  cheval  sur  le 
règlement,  ils  multiplient  les  formalités  et  les  écritures,  et  ils  ne  s'abs- 
tiennent pas  toujours  «  de  ces  procédures  obliques,  de  ces  malignes 
subtilités  que  l'avarice  a  introduites  dans  les  affaires.  »  En  1806,  les 
mandarins  contribuèrent  plus  que  personne  aux  foudroyantes  victoires 
de  Napoléon  ;  ils  furent  les  complices  involontaires  de  son  génie  et  du 
malheur  de  leur  pays.  Le  soldat  était  brave  et  fît  son  devoir;  mais  la 
bravoure  du  soldat  ne  produit  tous  ses  effets  que  lorsqu'elle  est  accom- 
pagnée de  confiance  dans  ses  chefs.  Il  avait  démêlé  tout  de  suite  que 
ses  chefs  étaient  incapables,  que,  dans  la  crainte  de  faire  des  fautes,  ils 
avaient  pris  le  parti  de  ne  rien  faire.  Ils  lui  donnaient  des  ordres  inco- 
hérens  suivis  de  contre-ordres,  ils  le  fatiguaient  par  des  marches  et  des 
contre-marches,  et  d'avance  il  se  sentait  vaincu.  Hegel  avait  vu  tour  à 
tour  entrer  à  léna  les  Prussiens  et  les  Français.  Il  n'était  pas  payé  pour 
vouloir  du  bien  aux  Français,  qui  envahirent  son  logement.  Il  avait 
dû  céder  la  place  à  ces  hôtes  indiscrets;  emportant  dans  sa  poche  les 
derniers  feuillets  du  manuscrit  de  la  Phénoménologie,  il  avait  cherché 
un  asile  chez  des  amis.  A  son  retour,  il  trouva  beaucoup  de  désordre 
dans  son  cabinet  de  travail  ;  ce  qui  l'affligea  sensiblement,  c'est  qu'on 
lui  avait  enlevé  son  encrier  et  ses  plumes.  11  en  demanda  une  à  l'un  de 
ses  voisins,  et  ce  fut  avec  cette  plume  empruntée  que  la  veille  de  la 
bataille  il  écrivit  à  son  ami  Niethammer  :  «  Comme  moi,  tout  le  monde 
ici  fait  des  vœux  pour  le  succès  de  l'armée  française,  et  ces  vœux  se- 
ront sûrement  exaucés,  vu  l'énorme  supériorité  de  ses  chefs  et  de  ses 
soldats  sur  les  soldats  et  les  généraux  prussiens.  » 

TOME  XX.  —  1877.  44 


690  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Dans  un  endroit  de  ses  Mémoires ,  Hardenberg  se  reproche  d'avoir, 
comme  tant  d'autres,  trop  présumé  de  l'armée  prussienne;  mais  il  im- 
pute les  revers  écrasans  qu'elle  essuya  moins  à  elle-même  qu'à  l'impé- 
riiie  de  ceux  qui  la  commandaient ,  et  surtout  à  l'étourderie  criminelle 
d'un  gouvernement  qui  se  croyait  prêt  et  ne  l'était  pas.  «  Non-seulement 
on  avait  commencé  la  guerre  sans  avoir  conclu  la  paix  avec  l'Angleterre 
et  la  Suède,  sans  être  certain  que  la  Russie  entrerait  prochainement  en 
ligne,  sans  s'être  assuré  la  coopération  de  l'électeur  de  Hesse;  on  n'a- 
vait pas  même  prévu  l'éventualité  d'une  défaite.  Les  forteresses  n'a- 
vaient pas  été  mises  en  état  de  défense  ni  pourvues  des  approvisionne- 
mens  nécessaires.  Les  troupes  de  la  Prusse  orientale  et  méridionale 
n'étaient  pas  encore  sur  le  pied  de  guerre.  Les  bataillons  de  réserve» 
sorte  d'armée  territoriale  dont  on  avait  beaucoup  parlé  et  sur  laquelle 
on  avait  beaucoup  écrit,  n'étaient  pas  organisés.  »  Rien  n'est  plus 
imprévoyant  que  la  médiocrité ,  et  la  médiocrité  gouvernait  la  Prusse. 
Le  30  octobre  1806,  la  grande-maîtresse  de  la  cour,  la  comtesse  de  Voss, 
écrivait  dans  son  journal,  qui  a  été  récemment  publié  :  «  L'irrésolution, 
l'aveuglement,  l'incapacité,  qui  régnent  dans  les  plus  hauts  postes  et 
même  dans  l'entourage  du  roi,  voilà  notre  plus  grand  malheur  (1).  » 

En  énumérant  les  diverses  circonstances  qui  furent  fatales  à  la  Prusse, 
Hardenberg  remarque  combien  il  est  fâcheux  pour  une  armée  d'avoir  à 
sa  tête  un  souverain  qui  ne  sait  pas  la  guerre  et  qui,  incapable  de  com- 
mander, impose  au  commandement  la  gêne  de  sa  présence,  de  ses  dé- 
cisions et  de  ses  indécisions.  Frédéric-Guillaume  III  ne  savait  pas  la 
guerre,  mais  il  se  piquait  de  l'apprendre.  On  raconta  plus  tard  à  Saint- 
Pétersbourg  que,  pendant  les  conférences  de  Til:^itt,  Napoléon  lui  dit 
brusquement  :  —  Sire,  éludiez -vous  toujours  la  tactique?  —  Le  roi  porta 
le  doigt  à  son  chapeau  comme  un  grenadier  qui  salue  et  répondit:  — 
Oui,  sire.  —  «  Napoléon,  lisons-nous  dans  les  Mémoires,  aurait  eu  moins 
facilement  gain  de  cause  si  le  duc  de  Brunswick,  bien  qu'il  ne  fût  pas 
un  homme  de  génie ,  avait  eu  les  mains  libres,  s'il  avait  pu  conduire 
les  opérations  à  sa  guise,  ou,  mieux  encore,  si  l'on  avait  donné  le  com- 
mandement au  prince  de  Hohenlohe.  »  Mais  le  roi  était  Kà,  on  intriguait 
beaucoup  autour  de  lui,  et  le  généralissime  ne  pouvait  rien  entrepren- 
dre sans  avoir  obtenu  son  aveu  et  celui  de  ses  adjudans.  On  tenait 
conseil  de  guerre  sur  conseil  de  guerre,  on  perdait  son  temps  en  discus- 
sions, et  les  discussions  intempestives  sont  une  des  portes  par  les- 
quelles les  grandes  catastrophes  font  leur  entrée  dans  ce  monde.  Il  y  a 
quelques  années,  le  prince  impérial ,  causant  des  tristes  événemens  de 
1870  avec  un  ancien  ministre  de  son  père,  lui  disait  :  —Dès  l'ouverture 

(1)  Neunundsechzig  Jahre  am  preussischen  Hofe,  aus  don  Erinnerungea  der  Obcr- 
hofmeisterin  Sophie  Marie  Gràfîû  von  Voss,  Leipzig,  1876. 


LES    MÉMOIRES    DD    PRINCE    DE    HARDENBERG.  691 

de  la  campagûe,  j'ai  cru  deviner  que  les  affaires  iraient  mal.  On  faisait 
venir  tous  les  aides-de-camp  les  uns  après  les  autres,  on  ne  les  écoutait 
qu'à  moitié  et  on  s'embrouillait  dans  les  ordres  qu'on  leur  donnait. 
Quelquefois  on  en  rappelait  un  et  on  l'interrogeait  de  nouveau  sans  se 
souvenir  qu'on  l'avait  déjà  appelé  et  qu'il  avait  déjà  répondu. 

ilardeuberg  signale  encore  une  maladie  morale  qui  sévissait  dans 
l'armée  prussienne  et  qui  n'a  pas  été  étrangère  à  ses  désastres.  Au  lieu 
de  s'occuper  de  leur  métier,  les  généraux  avaient  la  manie,  la  fureur 
de  faire  de  la  politique,  et  c'est  une  question  de  savoir  qui  est  le  plus 
dangereux  du  général  politiqueur  ou  du  général  thésauriseur.  Le  mal 
datait  de  loin.  Dès  1794,  on  avait  remarqué  que  «  l'état-major  prussien 
offrait  l'aspect  d'une  petite  république  militaire,  »  où  chacun  réglait  à 
sa  façon  et  le  plus  souvent  au  gré  de  ses  intérêts  les  affaires  de  la 
Prusse  et  de  l'Europe.  L'armée  du  Rhin  faisait  à  la  fois  concurrence  et 
opposition  à  la  diplomatie  de  Frédéric-Guillaume  II;  elle  avait  décidé 
que  tant  que  l'Angleterre  suspendrait  le  paiement  de  ses  subsides,  la 
Prusse  s'occuperait  de  conclure  la  paix  avec  la  France  à  l'insu  et  sans  l'a- 
grément du  roi;  le  quartier-général  ouvrit  des  négociations  secrète»  avec 
la  république,  par  l'entremise  d'agens  qui  recevaient  leurs  instructions 
du  feld-maréchal  Mœllendorf  et  du  général  Kalckreuth.  Hardenberg  se 
plaignait  que  le  feld-maréchal  eût  fait  école;  lespolitiqueurs  pullulaient, 
et  leur  politique  intéressée,  aussi  bavarde  que  pusillauiine,  énervait  les 
volontés  et  les  courages. 

Le  duc  de  Brunswick,  dont  les  cheveux  blancs  étaient  réservés  à  la 
plus  cruelle  épreuve,  n'était  pas  exempt  du  travers  pernicieux  que  Har- 
denberg dénonçait  et  déplorait.  Il  avait  l'esprit  courtisan  et  il  aimait  à 
poUtiquer.  —  Dis-moi  ce  que  tu  portes  avec  toi  et  je  te  dirai  qui  tu  es, 
pourrait-on  dire  à  un  général,  et  il  est  certain  que  les  bagages  sont 
pour  quelque  chose  dans  la  perte  des  batailles.  Quand  la  garde  russe 
quitta  Saint-Pétersbourg  pour  aller  rejoindre  Benningsen,  on  réduisit 
chaque  cornette  à  trois  chevaux,  et  on  décida  que  les  officiers  u'auraien, 
qu'un  chariot  entre  trois.  Cela  n'empêcha  pas  le  comte  Potocki  d'emporter 
à  sa  suite  50  coqs  d'Inde,  50  poulardes,  80  kilogrammes  de  bouillon  en 
tablettes,  un  énorme  flacon  de  vin  de  Bordeaux.  Les  dindes  étaient  vi- 
vantes, et  on  prétendit  qu'elles  s'étaient  distinguées  en  criant  aussi  haut 
que  les  soldats  :  Vive  l'empereur!  Le  duc  de  Brunswick  n'avait  pas  de 
coqs  d'Inde  avec  lui,  mais  il  emmenait  parmi  ses  bagages  une  actrice, 
un  Genevois  et  un  émigré  français.  L'actrice  était  M'^'^  Duquesnoy,  le 
Genevois  se  nommait  Gallatin;  il  se  piquait  de  posséder  tous  les  secrets 
des  cabinets,  et  le  duc  le  considérait  comme  son  ministre  des  affaires 
étrangères.  L'émigré  français  était  M.  de  la  Maisoafort,  qu'il  avait  pris 
également  à  son  service  diplomatique,  et,  peu  de  jours  avant  la  bataille, 
ce  clairvoyant  personnage  disait  eu  parlant  du  comte  Haugwitz  :  «  C'est 


692  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

la  perfection  de  la  politique.  »  Est-ce  la  faute  de  son  actrice,  de  son 
Genevois  et  de  son  émigré,  si  le  généralissime  de  l'armée  prussienne  a 
été  battu  par  Davout  à  Auerstaedt?  On  peut  en  douter,  mais  sûrement 
ils  ne  l'ont  pas  aidé  à  vaincre.  Avant  de  se  battre,  le  duc  s'occupait  de 
savoir  ce  qu'il  faudrait  exiger  de  Napoléon  si  on  était  vainqueur,  ce 
qu'il  faudrait  lui  accorder  si  on  était  vaincu.  Il  discutait  la  question 
avec  Gallalin  et  M.  de  la  Maisonfort;  apparemment  M"*^  Duquesnoy  ne 
disait  mot,  on  ne  l'avait  pas  fait  venir  pour  causer. 

Le  duc  de  Brunswick  fut  atteint  au  visage  par  un  biscaïen  ;  sa  bles- 
sure était  mortelle,  il  ne  put  traiter  avec  Napoléon.  D'autres  s'en  char- 
gèrent à  sa  place.  «  Il  est  triste  d'avoir  à  remarquer,  écrivait  Hardenberg, 
que,  dans  tonte  cette  période  de  notre  histoire,  les  militaires  qui  exer- 
çaient de  l'influence  furent  ceux  qui  montrèrent  le  moins  d'énergie  et 
se  laissèrent  le  plus  facilement  abattre.  »  Ce  furent  les  adjudans  du  roi, 
les  généraux  de  Zastrow  et  de  Kœckritz,  qui,  le  jour  même  de  la  pre- 
mière défaite,  décidèrent  le  roi  à  négocier,  à  dépêcher  sans  retard  au 
vainqueur  le  comte  Dôhnhof  pour  lui  remettre  une  lettre  par  laquelle 
Frédéric-Guillaume  III  lui  représentait  qu'il  se  serait  perdu  d'honneur 
s'il  avait  cherché  à  éviter  ou  à  différer  la  lutte,  que  ses  troupes  avaient 
prouvé  leur  vaillance,  qu'il  ne  lui  restait  plus  qu'à  prier  l'empereur  de 
renouer  avec  lui  son  ancienne  liaison  d'amitié.  Cette  lettre  avait  été 
écrite  cinq  jours  après  la  publication  du  manifeste  qui  dénonçait  Na- 
poléon à  la  haine  de  l'Europe.  «  Il  semblait  qu'on  n'avait  point  eu  de 
raisons  sérieuses  de  déclarer  la  guerre,  qu'il  ne  s'agissait  que  d'une 
question  de  point  d'honneur,  désormais  vidée  par  un  duel  au  premier 
sang.  »  Et  c'était  à  Napoléon  P*"  qu'on  adressait  ces  propositions,  à 
l'homme  qui  tenait  dans  sa  main  de  fer  a  les  dés  de  fer  du  destin.  »  On 
lui  demandait  de  pardonner  à  ses  ennemis  d'un  jour;  il  faisait  mieux 
que  de  leur  pardonner,  il  les  aimait  tendrement  comme  le  faucon  aime 
la  proie  qu'il  dépèce,  et  il  avait  déjà  dépecé  la  Prusse  dans  sa  pensée. 
Le  18  juillet  1870,  un  clairvoyant  diplomate  français  écrivait  à  son  gou- 
vernement :  «  Personne  à  Berlin  ne  doute  du  succès,  et  la  conquête  de 
l'Alsace  y  est  envisagée  par  avance  comme  un  fait  accompli...  Je  ne 
saurais  trop  conjurer  le  gouvernement  de  l'empereur  d'aviser  dès  à  pré- 
sent aux  moyens  de  défense  les  plus  extrêmes  et  de  nous  préparer  moins 
à  une  campagne  sur  le  Rhin  qu'à  une  lutte  à  outrance,  jusqu'au  cou- 
teau. ))  Bientôt  après,  ce  diplomate  si  perspicace,  à  peine  de  retour  à 
Paris,  disait  à  un  ministre  :  «  Je  crains  que  la  partie  ne  soit  pas  égale 
entre  nous  et  la  Prusse;  il  me  semble  que  nous  nous  préparons  à  une 
passe  d'armes,  après  laquelle  nous  aurons  hâte  de  négocier;  la  Prusse  en- 
tend faire  la  guerre  à  fond,  et  c'est  de  notre  existence  qu'il  s'agit.  »  Les 
sages  ont  rarement  le  bonheur  d'être  écoutés.  En  1870,  la  France  a  com- 
mis la  même  faute  que  la  Prusse  en  1806;  elle  ne  connaissait  pas  son 


LES   MÉMOIRES    DU    PRINCE   DE    HARDENBERG.  693 

ennemi,  et  de  toutes  les  sciences  c'est  la  plus  nécessaire.  Un  curieux  s'a- 
visa un  jour  de  questionner  M.  de  Bismarck  sur  ce  qui  s'était  passé  entre 
lui  et  Napoléon  lll  au  cours  de  l'entretien  qu'ils  avaient  eu  ensemble 
après  Sedan,  «  dans  une  très  petite  chambre,  garnie  pour  tout  meuble 
d'une  table  et  d'une  chaise.  »  Après  un  instant  de  silence,  M.  de  Bis- 
marck répondit  en  riant  :  «  Figurez-vous  qu'il  croyait  à  notre  généro- 
sité! »  Napoléon  I"  avait  fait  probablement  une  réflexion  de  ce  genre 
quand  le  comte  Dohnhof  lui  remit  la  lettre  ou  le  placet  de  Frédéric- 
Guillaume  III. 

Les  batailles  d'Iéna  et  d'Auerstœdt  et  leurs  terribles  conséquences 
dessillèrent  les  yeux  de  tous  les  Prussiens  qui  n'étaient  pas  des  aveugles- 
nés.  Ils  découvrirent  que  leur  pays  était  malade,  qu'on  ne  pouvait  le 
sauver  que  par  les  grands  remèdes  ou  que,  pour  mieux  dire,  il  fallait 
refaire  la  Prusse.  Dans  cette  jeune  et  glorieuse  monarchie  encore  pleine 
de  la  gloire  du  grand  Frédéric,  moins  de  cinquante  ans  après  cette  mer- 
veilleuse bataille  de  Lissa  oii  trois  heures  avaient  suffi  à  36,000  Prus- 
siens pour  mettre  en  pleine  déroute  80,000  Autrichiens  commandés  par 
le  général  Daun,  on  vit  une  armée  passer  en  quelques  jours  d'une  con- 
fiance excessive  en  elle-même  à  un  découragement  sans  exemple,  des 
officiers  saisis  de  terreur  panique,  une  infanterie  rompant  ses  rangs, 
des  cadres  qui  se  dégarnissaient  d'heure  en  heure,  les  soldats  jetant 
leurs  armes,  les  routes  jonchées  de  fasils  et  de  canons,  un  escadron  se 
livrant  à  la  merci  de  trois  hussards  qui  l'emmènent  prisonnier  de  guerre, 
des  forteresses  du  premier  ordre  ouvrant  leurs  portes  sans  coup  férir, 
la  place  de  Stettin,  munie  d'une  nombreuse  garnison,  d'une  immense 
artillerie,  se  rendant  à  la  sommation  que  lui  adresse  un  officier  de  ca- 
valerie légère.  «  Puisque  vos  chasseurs  prennent  des  places  fortes, 
écrivait  Napoléon  à  Murât,  je  n'ai  plus  qu'à  licencier  mon  corps  du  génie 
et  à  faire  fondre  ma  grosse  artillerie.  »  Hardenberg  comparait  cette 
lamentable  déroute  à  celle  d'un  troupeau  sans  bergers,  poursuivi  par 
des  loups  ravissans.  L'armée  française  ne  rencontra  aucun  obstacle  sé- 
rieux dans  sa  marche  oblique,  dont  le  succès  fut  si  complet  que  l'armée 
prussienne,  comme  l'a  dit  l'historien  du  Consulat  et  de  VEmpire,  «  con- 
stamment débordée  pendant  une  retraite  de  200  lieues,  de  Hof  à  Stet- 
tin, n'arriva  à  l'Oder  que  le  jour  même  où  ce  fleuve  était  occupé,  fut 
détruite  ou  prise  jusqu'au  dernier  homme,  et  qu'en  un  mois  le  roi  d'une 
grande  monarchie,  le  second  successeur  du  grand  Frédéric,  se  vit  sans 
soldats  et  sans  états.  » 

Ce  monarque  sans  soldats  et  sans  états  était  un  de  ces  souverains 
que  le  malheur  grandit.  Hardenberg  le  traite  quelque  part  d'homme 
monosyllabique.  Les  rois  qui  ne  parlent  que  par  monosyllabes  font 
d'ordinaire  bonne  figure  dans  l'infortune.  Depuis  qu'il  eut  rejeté  l'ar- 
mistice du  16  novembre  1806,  Frédéric-Guillaume  III  montra  une  rer- 


695  REVtJE   DES   DEUX   MONDES. 

sévérance,  une  fermeté  de  caractère  qui  lui  concilièrent  l'estime  et  la 
sympathie  de  l'Europe.  Après  la  bataille  d'Eylau,  résolu  à  faire  jusqu'au 
bout  cause  commune  avec  la  Russie,  il  refusa  la  paix  séparée  que  lui 
offrait  le  vainqueur,  et  quand  il  eut,  après  Friedland,  la  douleur  de  voir 
le  tsar,  son  allié,  faire  bon  marché  des  intérêts  prussiens  et  se  jeter  dans 
les  bras  de  Napoléon,  il  sut  encore  se  taire;  il  se  résigna,  ii  accepta 
courageusement  son  affreuse  situation.  L'œuvre  de  Frédéric  II  était  dé- 
truite; la  Prusse  perdait  ses  provinces  allemandes  jusqu'à  l'Elbe  et  ses 
provinces  polonaises,  elle  était  réduite  à  cinq  millions  d'habiîans,  elle 
avait  à  payer  une  lourde  contribution  de  guerre,  elle  se  demandait  si 
elle  réussirait  à  se  mettre  en  règle  avec  son  créancier  et  à  reconquérir 
sur  lui  sa  capitale.  Le  destin,  si  dur  pour  Frédéric-Guillaume  III,  répara 
ses  rigueurs  en  lui  faisant  le  plus  précieux  de  tous  les  dons  :  il  lui  pro- 
cura des  hommes  de  cœur  et  d'intelligence,  capables  de  rétablir  ses 
affaires.  Ils  eurent  le  courage  de  tout  dire,  et  le  souverain  eut  le  mérite 
de  les  écouter.  Cho~e  singulière,  ces  hommes  providentiels  étaient  pres- 
que tous  des  étrange-rs.  Le  baron  de  Stein,  cet  intraitable  libéral,  dont 
l'écorce  rude  cachait  une  âme  chaude,  un  esprit  enth^yusiaste  et  un  sens 
pratique  peu  commun,  était  né  à  Nassau.  Scharnhorst,  qui  réorganisa 
Tarmée  et  qui  unissait  une  démarche  indolente,  un  langage  embarrassé 
à  une  grande  netteté  d'idées  et  à  la  vigueur  de  la  volonté,  était  Hano- 
vrian  comme  Hardenberg.  Niebuhr  était  Danois.  Altenstein,  qui  fit  tant 
pour  relever  l'enseignement,  Altenstein  qui  plus  tard  donna  Hegel  à  la 
Prusse,  était  un  Franconien,  né  à  Ansbach,  dans  lô  temps  où  Ansbach 
n'avait  pas  encore  été  cédé  par  ses  margraves  à  Fré  léric-Guillaume  II. 
Ces  étrangers  avaient  épousé  la  Prusse,  sans  épouser  les  préjugés 
prussiens.  Ils  sapèrent  par  les  fondemens  le  régime  des  mandarins,  ils 
furent  les  régénérateurs  de  leur  patrie  d'adoption,  à  qui  leur  nom  est 
demeuré  cher. 

La  comtesse  de  Voss,  cette  grande-maî.resse  de  la  cour  de  Prusse  que 
nous  avons  déjà  citée,  vit  à  Tilsitt  l'empereur  N  ipoléon;  elle  eut  l'hon- 
neur de  causer  avec  lui.  A  la  date  du  6  juillet  1807,  elle  consignait  dans 
son  journal  l'impression  que  lui  avait  faite  le  grand  homme,  et  elle 
s'exprimait  eu  ces  termes  :  —  «  Il  est  étonna ument  laid;  il  a  le  visage 
gras,  bouffi,  basané.  Avec  cela,  il  est  corpulent,  petit  et  tout  à  fait  sans 
prestance;  il  a  de  gros  yeux  rond.^,  qu'il  roule  d'une  m.anière  sinistre. 
L'expression  de  ses  traits  est  la  dureté,  on  dirait  l'incarnation  du  succès. 
Toutefois  sa  bouche  est  bien  taillée,  et  ses  dents  sont  belles.  »  Hegel,  qui 
avait  vu  Napoléon  traverser  les  rues  d'iéna  pour  aller  faire  une  recon- 
naissance, n'avait  point  songé  à  le  trouver  laid,  et,  avec  sa  naïveté  de 
grand  penseur  et  de  philosophe  de  génie,  il  écrivait  à  Niethammer  :  — 
«  C'est  une  étrange  sensition  que  d'apercevoir  devant  soi,  assis  sur  un 
cheval,  l'homme  du  destin,  qui  porte  en  lui  l'âme  du  monde,  die  Welt- 


LES    MÉMOIRES    DU    PRINCE    DE    HARDENBERG.  695 

seele.  »  Les  philosophes  ont  une  autre  façon  de  voir  les  choses  que 
les  grandes- meîiresses  de  cour.  Gomme  Hegel,  les  hommes  d'état 
prussiens  qui  approchèrent  de  Napoléon  à  Tilsitt  étaient  philosophes  à 
leur  manière,  ils  avaient  lu  Kant;  ils  crurent  reconnaître  sur  le  front  du 
vainqueur  d'Iéna  la  marqué  «  d'une  incontestable  supériorité  et  d'une 
énergie  irrésistible.  »  Le  5  juillet  1807 ,  Altenstein  écrivit  à  Schôa  : 
«  Non,  vous  ne  déîruirez  pas  cet  homme.  Ce  fut  là  ma  pensée  quand  je 
le  contemplai  au  milieu  de  son  entourage.  Il  est  envoyé  de  Dieu  pour 
écraser  ce  qui  est  faible  et  pour  réveiller  ce  qui  est  fort,  er  ist  von  Golt 
gesandt,  die  Schwàche  zu  zermalmen  und  Kraft  zu  erregen.  »  Hardenberg 
pensait  à  peu  près  comme  Altenstein.  Il  esiimait  que  les  malheurs  de  la 
Prusse  n'étaient  pas  un  accident,  qu'elle  les  avait  mérites  p'ir  ses  fautes; 
il  voyait  dans  l'incomparable  capitaine  qui  l'avait  vaincue  un  grand  jus- 
ticier, revêtu  d'une  mission  divine.  Cette  mission  consistait  à  réduire  en 
poussière  les  institutions  décrépites  et  les  états  vermoulus,  à  susciter 
partout  des  forces  vives,  qui  un  jour  se  retourneraient  contre  lui  et  le 
vaincraient.  Le  monde  pourrait  à  la  rigueur  se  passer  des  grandes-mi.î- 
tresses  de  cour;  mais  heureux  sont  les  pays  qui  à  l'hfure  des  cata- 
strophes possèdent  des  politiques  nourris  de  la  lecture  de  Kant,  des  phi- 
losophes instruits  dans  la  politique ,  et  non  moins  heureux  sont  les 
princes  qui  ont  d'habiles  médecins  et  le  courage  de  se  laisser  amputer 
un  membre  quand  la  gangrène  s'y  est  mise.  Frédéric-Guillaume  III 
n'était  pas  un  génie,  Napoléon  le  traitait  de  médiocre  caporal;  mais  ce 
caporal  savait  profiter  des  leçons  de  l'expérience  et  sacrifier  ses  pré- 
jugés au  bien  public.  II  se  prêta  à  l'essai  des  grandes  mesures,  des 
grandes  réformes,  qui  seules  pouvaient  restaurer  son  royaume  épuisé, 
saigné  à  blanc. 

Napoléon  l'avait  mis  en  demeure  de  congédier  Hardenberg,  de  se 
priver  de  ses  services.  Il  en  coûtait  au  roi  d'éloigner  de  lui  ce  sage 
conseiller;  mais  il  se  réservait  le  droit  de  le  consulter  en  secret,  et  il  le 
pria  de  lui  donner  par  écrit  son  avis  sur  la  réorganisation  de  la  monar- 
chie. Ce  fut  à  Riga,  au  mois  de  septembre  1807,  que  Hardenberg,  après 
en  avoir  conféré  avec  ses  amis  Altenstein  et  Niebuhr,  rédigea  un  mé- 
moire de  près  de  100  pages,  qui  vient  d'être  publié  pour  la  première 
fois  et  dans  lequel  il  passait  en  revue  toutes  les  réformes  à  opérer;  il 
y  ébauchait  la  Prusse  de  l'avenir,  laissant  à  d'autres  le  soin  de  dégrossir 
l'ouvrage.  Une  partie  de  ce  mémoire  pourrait  être  intitulée  :  «  Ce  que 
les  Prussiens  doivent  apprendre  de  leur  vainqueur.  »  Les  principes  de  la 
guerre,  de  l'administration,  de  la  diplomatie,  l'art  de  s'informer,  l'art 
d'étudier  les  cours  et  les  peuples  étrangers  par  l'entremise  d'agens,  de 
commis-voyageurs  en  politique  ou  d'espions  militaires,  voilà  ce  que  la 
France  savait  alors  et  ce  que  la  Prusse  ne  savait  plus.  Mais  Napoléon 
avait  autre  chose  encore  à  apprendre  à  ses  ennemis  ;  la  révolution  fran- 


696  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

çaise  l'avait  chargé  d'enseigner  au  monde  à  coups  de  canon  les  idées 
égalitaires.  —  «  Ces  idées  font  sa  puissance,  écrivait  Hardenberg.  La 
révolution  a  renouvelé  la  France,  elle  y  a  détruit  les  vieux  préjugés, 
les  vieux  abus,  et  réveillé  des  forces  endormies.  La  puissance  de  ces 
idées  est  si  grande  que  l'état  qui  refuse  de  les  accepter  sera  contraint 
de  les  subir  ou  se  verra  condamné  à  périr.  »  Aussi  demandait-il  avant 
tout  la  refonte  des  institutions  civiles,  l'abolition  des  privilèges,  des 
servitudes  féodales,  l'émancipation  du  paysan,  l'égalité  de  toutes  les 
classes  devant  la  loi  et  devant  l'impôt.  —  «  Nous  devons  accomplir, 
disait-il,  une  révolution  dans  le  sens  bienfaisant  du  mot  et  travailler  au 
perfectionnement  de  l'humanité,  non  par  des  mesures  violentes,  mais 
par  la  sagesse  de  ceux  qui  nous  gouvernent  ;  tel  est  notre  but,  notre 
principe  dirigeant.  Établir  les  principes  démocratiques  dans  un  état 
monarchique,  voilà  ce  que  l'esprit  du  siècle  exige  de  nous.  Quant  à  la 
pure  démocratie,  nous  pouvons  l'ajourner  à  l'an  2hhO,  si  tant  est  que 
la  pure  démocratie  soit  faite  pour  l'homme.  » 

Les  réformateurs  politiques  de  la  Prusse  en  1807  voulaient  emprunter 
à  Napoléon  tout  ce  qu'il  avait  de  bon  et  d'utile  à  leur  donner;  mais  ils 
n'entendaient  pas  se  faire  ses  plagiaires  ou  ses  copistes.  Un  copiste  est 
toujours  un  satellite,  et  le  plus  cher  désir  de  Hardenberg  était  de  mettre 
son  pays  en  état  de  reconquérir  son  indépendance.  Napoléon  écrivait  de 
Tilsitt  à  son  frère  Jérôme,  dont  il  allait  faire  un  roi  de  Westphalie  :  «  Mon 
intention,  en  vous  établissant  dans  votre  royaume,  est  de  vous  donner 
une  constitution  régulière  qui  efface  dans  toutes  les  classes  de  vos  peu- 
ples les  vaines  et  ridicules  distinctions.  »  Si  la  Prusse  s'était  contentée 
d'accepter  les  principes  égalitaires  de  la  révolution  et  d'abolir  les  dis- 
tinctions vaines  et  ridicules,  elle  n'eût  différé  en  rien  de  ce  royaume 
de  Westphalie,  formé  de  ses  dépouilles,  qu'on  venait  de  lui  donner  pour 
voisin.  Il  importait  à  Hardenberg,  comme  au  baron  de  Stein,  que  les 
deux  royaumes  séparés  par  l'Elbe  ne  pussent  être  confondus  l'un  avec 
l'autre  et  qu'on  distinguât  à  première  vue  un  Prussien  d'un  vassal  de 
Napoléon.  Il  avait  compris  que  le  vrai  patriotisme  suppose  un  esprit 
public,  et  qu'il  n'y  a  d'esprit  public  que  chez  les  peuples  qui  font  eux- 
mêmes  leurs  affaires.  Il  sentait  la  nécessité  d'écarter  les  mandarins, 
d'accoutumer  la  nation  au  self-government,  de  lui  donner  les  libertés 
municipales  les  plus  étendues,  de  créer  partout  des  corps  électifs, 
d'instituer  des  diètes  provinciales  et  même  des  états -généraux.  Ces 
réformes  furent  exécutées  au  jour  le  jour,  pièce  à  pièce,  et  quand  Har- 
denberg fut  devenu  chancelier,  on  put  lui  reprocher  de  n'avoir  pas 
rempli  tout  son  programme;  c'est  la  gloire  de  Stein  de  ne  s'être  jamais 
démenti. 

En  1807,  la  Prusse  ressemblait  à  un  propriétaire  qui  a  perdu  dans 
un  procès  calamiteux  la  moitié  de  son  bien,  et  qui,  sous  peine  de  mou- 


LES    MÉMOIRES    DU    PRINCE    DE    HARDENBERG.  697 

rir  de  faim ,  est  tenu  de  faire  beaucoup  produire,  beaucoup  rapporter  à 
ce  qui  lui  reste;  la  culture  intensive  est  la  suprême  ressource  des  pro- 
priétaires dont  on  a  écorné  le  patrimoine.  C'est  à  dater  de  1807  que  la 
Prusse  est  devenue  le  pays  de  l'Europe  où  le  gouvernement  s'occupe  le 
plus  des  particuliers,  soit  pour  les  élever,  pour  les  instruire,  soit  pour 
leur  imposer  des  sacrifices  souvent  fort  onéreux,  ce  qui  est  encore  une 
manière  de  travailler  à  leur  éducation.  Dans  son  mémoire,  Ilardenberg 
proposait  et  réclamait  en  principe  ces  deux  grandes  institutions,  qui  ont 
transformé  la  monarchie  du  grand  Frédéric,  à  savoir  le  service  militaire 
universel  et  l'instruction  primaire  obligatoire.  En  les  adoptant,  la  Prusse 
allait  devenir,  comme  il  le  désirait,  une  monarcliie  de  droit  divin  repo- 
sant sur  des  institutions  démocratiques ,  car  rien  n'est  plus  démocra- 
tique que  le  service  universel  et  que  l'enseignement  obligatoire.  Napo- 
léon était  loin  de  se  douter  que  la  conséquence  de  la  bataille  d'iéna 
serait  de  créer  un  peuple  où  tout  le  monde  saurait  lire  et  écrire,  et  où 
tout  le  monde  serait  soldat. 

Comme  Hardenberg,  Altenstein  comprenait  tout  ce  que  peut  le  maître 
d'école,  non-seulement  pour  guérir  un  peuple  de  l'ignorance  et  de  la 
superstition,  mais  pour  développer  en  lui  les  vertus  civiques.  Ces  ré- 
formateurs de  1807  avaient  l'esprit  libre  et  généreux;  ils  s'occupaient 
d'élever  des  Prussiens,  ils  voulaient  en  même  temps  que  ces  Prussiens 
fussent  des  hommes.  Altenstein  rédigea,  lui  aussi,  un  mémoire,  dont 
M.  Ranke  cite  quelques  fragmens.  Nous  y  lisons  que  ce  n'est  pas  l'é- 
tendue de  son  territoire  qui  fait  un  grand  peuple,  qu'une  nation  dimi- 
nuée et  mutilée  peut  encore  aspirer  à  la  première  place,  si  elle  travaille 
plus  que  les  autres  à  l'éducation  du  citoyen,  à  l'ennoblissement  de  l'in- 
dividu par  l'instruction,  au  progrès  de  l'humanité,  dont  la  raison  est  le 
bien  suprême.  Altenstein  et  Hardenberg  jugent,  l'un  et  l'autre,  que,  pour 
accomplir  cette  glorieuse  entreprise,  l'état  doit  appeler  la  religion  à  son 
aide  et  lui  faire  sa  place  dans  l'école;  mais  la  religion  telle  que  l'en- 
tendent ces  disciples  de  Kant  n'est  pas  un  dogmatisme  à  formules  ni 
une  dévotion  à  petites  pratiques.  —  «  L'essence  de  la  religion,  disait 
Hardenberg,  consiste  à  envisager  la  vie  comme  l'apprentissage  d'une 
autre  existence,  dont  le  pressentiment  est  en  nous;  elle  consiste  dans 
le  commerce  avec  l'idéal,  qui  nous  initie  à  cette  |existence  meilleure, 
dans  nos  rapports  intimes  avec  l'être  incompréhensible  que  nous  appe- 
lons Dieu,  dans  la  foi  à  l'immortalité  de  l'âme,  dans  l'assurance  que 
notre  destinée  fait  partie  d'un  plan  qui  embrasse  l'univers.  »  Il  voulait 
que  l'état  s'employât  de  tout  son  pouvoir  à  la  propagation  de  l'idée  re- 
ligieuse, mais  qu'il  eût  un  respect  infini  pour  les  franchises  de  la  con- 
science, qu'il  s'abstînt  de  prendre  parti  pour  aucun  système,  pour  au- 
cune secte,  qu'il  autorisât  toutes  les  recherches  de  la  critique,  même 
ses  indiscrétions,  et  le  libre  exercice  de  tout  culte  qui  ne  blesse  pas  la 
morale. 


698  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

En  même  temps  que  l'état  prussien  se  mettra  en  peine  d'instruire  et 
de  moraliser  le  peuple,  il  prendra  à  cœur  les  intérêts  de  la  science  et 
lui  assurera  cette  liberté  absolue  dont  elle  ne  peut  se  passer.  La  police 
napoléonienne  étendait  son  empire  sur  l'église,  sur  l'université,  sur  les 
consciences,  sur  les  dogmes,  sur  les  pensées;  elle  classait  toutes  les 
idées  en  idées  utiles,  qu'elle  protégeait  en  leur  appliquant  son  estampille 
et  le  bénéfice  du  cours  forcé,  et  en  idées  dangereuses,  qu'elle  proscrivait 
comme  la  fausse  monnaie;  la  science  et  la  religion  étaient  pour  elle 
deux  chapitres  de  l'art  de  gouverner  les  hommes.  «  La  France  d'au- 
jourd'hui, disait  Altensiein,  a  un  gouvernement  fondé  sur  la  force,  et  ce 
gouvernement  ne  protège  les  sciences  qu'en  tant  qu'elles  peuvent  lui 
servir;  il  les  emploie  à  s?s  fins,  il  les  réduit  à  l'obéissance.  La  science 
se  vengera  quelque  joar  du  maître  qui  la  tient  en  servitude.  »  On  sait 
le  mépris  que  nourrissait  Napoléon  pour  l'idéologie  et  les  iléologues.  Il 
n'avait  pas  compris  que  ce  sont  les  abstractions  qui  mènent  le  monde; 
cependant  il  leur  attribuait  le  pouvoir  de  suscit  r  des  ennuis  sérieux 
aux  autorités  cons:ituées,  aussi  son  mépris  était-il  mêlé  d'aversion  et 
d'iaquiétude.  Du  fond  de  la  Prusse  orientale,  un  mois  et  demi  après  la 
bataille  d'Eylau,  il  envoyait  à  Fouché  l'ordre  d'expulser  de  Paris  la  femme 
illustre  qui  venait  d'écrire  Corinne,  et  il  recommandait  à  l'archi-chan- 
celier  Cambacérès  de  veiller  à  l'exécution  de  cet  ukase.  Au  lendemain 
de  Friedland,  les  Hardenberg  et  les  AUenstein  souhaitaient  q'ie  leur 
pays  devînt  la  patrie  ou  le  refuge  de  l'idéologie,  ils  rêvaient  de  fonder  à 
Berlin  une  université  où  la  science  aurait  ses  coudées  franches  et  qui 
serait  une  arène  ouverte  à  tous  les  systèmes,  à  toutes  les  discussions.  Ce 
sera  l'éternel  honneur  du  règne  de  Frédéric-Guillaume  111  que  dans  la 
plus  affreuse  déiresse  financière  il  ait  su  trouver  des  ressources  suffi- 
santes pour  inaugurer  dès  1810  cette  université  qui  a  fait  de  Berlin  la 
capitale  scientifique  de  l'Allemagne  et  l'a  préparé  à  devenir  sa  capitale 
politique.  Qui  dira  de  quel  poids  elle  a  pesé  dans  les  destinées  de  la 
Prusse?  qui  dira  la  part  que  Fichte  a  pu  avoir  dans  la  guerre  d'indé- 
pendance, les  services  que  Hegel  a  rendus  à  la  grandeur  des  Hohen- 
zoliern? 

Emprunter  à  Napoléon  les  idées  égalitaires  qu'il  représentait  et  dé- 
fendre contre  lui  les  idées  libérales  de  89,  dont  il  était  l'ennemi,  conci- 
lier les  nouveaux  principes  d'organisation  militaire  avec  la  formation 
d'une  armée  vraiment  nationale,  les  traditions  du  protestantisme  avec 
la  liberté  philosophique  du  xvm«  siècle,  le  patriotisme  avec  l'iJéologie, 
la  religion  avec  la  science,  la  loyauté  royaliste  avec  un  peu  d'enthou- 
siasme jacobin,  telle  était  la  pensée  de  Hardenberg  et  des  hommes  re- 
marquables qui  l'entouraient.  Ils  avaient  entrepris  une  œuvre  de  longue 
haleine,  leur  courage  comme  leur  patience  furent  mis  à  de  rudes  épreuves. 
On  est  porté  à  croire  que  les  réformes  s'opèrent  plus  facilement  dans 
une  monarchie  que  dans  une  république  démocratique.  Toutes  les  formes 


LES    MÉMOIRES    DU    PRINCE    DE    IIARDENBERG.  699 

de  gouvernement  ont  leurs  inconvéniens;  mais  c'est  une  question  de 
savoir  si  les  entraînemens  irrélléchis,  si  les  inconstances,  si  l'éternelle 
mobilité  de  la  démocratie  trop  prompte  à  se  déjuger,  trop  sujette  à  dé- 
faire aujourd'hui  ce  qu'elle  a  fait  hier,  sont  un  danger  plus  redoutable 
que  les  intrigues  de  cour  qui  assiègent  un  trône.  Guichardin  a  dit  qu'une 
réforme  est  bien  chanceuse  quand  elle  dépend  de  la  volonté  de  plu- 
sieurs; mais  ce  même  Guichardin  a  dit  aussi  que  les  princes  sont  tou- 
jours tentés  de  ne  regarder  comme  sages  que  ceux  de  leurs  conseillers 
qui  abondent  dans  leur  sens,  quelli  che  si  conformano  più  alla  loro  incli- 
nazione.  Frédéric-Guillaume  III  avait  toutes  les  bonnes  intentions;  mal- 
heureusement il  tenait  plus  qu'un  autre  à  ses  habitudes.  On  eut  bien 
de  la  peine  à  obtenir  de  lui  qu'il  congédiât  son  cabinet  royal,  occulte  et 
irresponsable,  qui  contrecarrait  le  ministère.  Il  s'indignait  quand  on 
avait  l'air  de  croire  que  ses  conseillers  secrets  ou  ses  adjudans  exerçaient 
quelque  influence  sur  ses  résolutions  :  «  Me  prend-on  pour  un  benêt? 
s'écriait-il.  S'imagine-t-on  que,  lorsque  j'ai  pris  un  parti,  je  m'amuse  à 
me  faire  influer  pour  annuler  mon  propre  ouvrage?  Cette  idée  me  paraît 
insolente.  » 

Hardenberg  et  ses  amis  jugeaient  qu'aucune  réforme  n'était  possible 
sans  un  changement  radical  dans  le  personnel  ;  mais  le  roi  n'aimait  pas 
les  nouveaux  visages,  celui  de  Stein  surtout  lui  déplaisait;  il  goûtait 
médiocrement  cet  homme  rugueux,  un  peu  rude  de  manières,  souvent 
amer  dans  son  langage,  incapable  de  se  plier  aux  bienséances  et  aux 
mensonges  officieux  des  cours.  On  perdit  courage  plus  d'une  fois,  on  fut 
tenté  de  croire  que  c'en  était  fait,  qu'il  fallait  désespérer  du  salwt  de 
l'état,  que  toutes  les  mesures  proposées  échoueraient  «  conire  ces  pe- 
tites considérations  qui  sont  le  tombeau  des  grandes  choses,  n  Dès  le 
mois  de  juillet  1807,  un  de  ces  découragés  écrivait  à  Hardenberg:  — 
«  Qu'avons- nous  à  attendre  de  l'avenir?  On  a  pu  nous  appliquer  ces 
mots  :  Video  mcliora  proboque,  deleriora  sequor.  Ne  sera-ce  pas  toujours 
la  même  chanson?  Il  faut  aller  planter  des  choux,  et  je  bénirai  celui  qui 
voudra  de  moi  pour  garçon  jardinier.  »  Peu  de  jours  après,  le  comte 
de  Goltz,  qui  avait  pris  le  portefeuille  des  affaires  étrangères,  écrivait 
de  son  côté  :  —  «  Tout  me  prouve  que  nous  sommes  à  jamais  perdus, 
tout  concourt  pour  m'en  donner  la  certitude.  Certaines  personnes  qui 
avaient  affiché  l'intention  de  leur  retraite  reprennent  une  iulluence  pré- 
pondérante ;  rien  ne  saurait  s'opposer  à  l'ascendant  qu'elles  ont  conservé 
sur  l'esprit  du  roi...  L'intrigue  et  la  cabale  reprennent  leur  empire,  les 
anciennes  habitudes  reviennent,  les  anciens  abus  renaissent;  tout  le 
monde  veut  régner,  chacun  s'en  flatte,  chacun  y  vise,  la  faiblesse  et  l'ir- 
résolution caractérisent  notre  gouvernement.  Les  braves  gens  n'auront 
jamais  le  dessus,  les  charlatans  seuls  feront  fortune.  Le  cœur  me  saigne 
en  traçant  ces  mots...  Si  le  baron  de  Stein  nous  revient,  il  ne  restera 
pas  quinze  jours,  n 


700  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ces  prédictions  mélancoliques  ne  se  sont  point  accomplies,  les  ré- 
formes triomphèrent  de  tous  les  obstacles,  des  irrésolutions  du  roi,  du 
mauvais  vouloir  des  gens  de  cour,  des  intrigues,  de  la  cabale  et  des 
mandarins,  et  Dieu  sait  combien  les  mandarins  ont  la  vie  dure,  avec 
quelle  ténacité  ils  se  cramponnent  à  leur  place  et  à  leur  traitement. 
Par  sa  persévérance  à  poursuivre  jusqu'au  bout  le  pénible  travail  de  sa 
régénération,  la  Prusse  mérita  de  voir  des  jours  meilleurs.  Ses  hommes 
d'état  les  espéraient,  les  attendaient;  ils  doutaient  de  la  solidité  de  cet 
empire  d'Occident  fondé  par  le  nouveau  Charlemagne;  ils  avaient  trop 
étudié  la  philosophie  pour  ne  pas  savoir  que  les  ambitions  démesurées 
et  les  génies  intempérans  ne  bâtissent  jamais  des  maisons  qui  durent. 
Le  prince  Guillaume,  frère  du  roi,  envoyé  en  mission  à  Paris,  en  rap- 
porta l'impression  que  cet  empire  éclatant  serait  éphémère;  il  racon- 
tait qu'un  soir,  dans  le  parc  de  Fontainebleau,  à  quelques  pas  du  châ- 
teau éclairé  de  tous  les  feux  du  couchant,  des  familiers  du  maître 
s'étaient  pris  à  se  demander  si  le  soleil  d'Austerlitz  ne  pâlirait  pas  un 
jour  et  si  tous  les  colosses  n'ont  pas  des  pieds  d'argile.  Vers  le  même 
temps,  l'empereur  Alexandre  disait  à  quelqu'un  :  u  Ayons  un  peu  de  pa- 
tience, c'est  un  torrent  qu'il  faut  laisser  passer.  » 

Les  peuples  éprouvés  cruellement  par  le  sort  n'ont  pas  toujours  à 
leur  disposition  des  Hardenberg,  des  Stein,  des  Scharnhorst;  mais  le 
bon  sens,  armé  de  courage  et  d'obstination,  suffit  pour  venir  à  bout  des 
mandarins  (il  y  en  a  dans  tous  les  pays),  et  pour  tenir  en  échec  les 
brouillons,  aussi  dangereux  que  les  mandarins.  L'essentiel  est  de  ne 
pas  s'endormir  sur  les  périls,  de  ne  pas  se  laisser  décourager  par  les 
difficultés,  par  les  contre-temps,  par  les  déconvenues.  A  chaque  jour 
suffit  sa  peine,  et  les  torrens  finissent  par  passer. 

G.  Valbert. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  mars  1877. 

Le  rideau  est  tombé  pour  un  mois  sur  le  théâtre  de  nos  affaires  inté- 
rieures à  Versailles;  il  reste  levé  sur  cet  autre  théâtre  plus  vaste  où  s'a- 
gite toujours  rémouvant  problème  des  destinées  prochaines  de  l'Europe, 
de  la  paix  ou  de  la  guerre.  Les  vacances  politiques  de  Pâques  sont  ve- 
nues à  propos  dans  tous  les  pays  pour  laisser  à  la  diplomatie  un  peu  de 
liberté,  à  la  sagesse  des  gouvernemens  le  temps  de  prendre  un  parti  en 
dehors  de  ces  excitations  d'opinion  qui  ont  assailli  et  peut-être  embar- 
rassé lord  Derby  jusqu'à  la  dernière  séance  du  parlement.  La  vérité  est 
que,  depuis  quelques  semaines,  cette  éternelle  crise  orientale,  dont  on 
ne  cesse  de  poursuivre  le  dénoùment,  passe  par  de  singulières  péripé- 
ties, et  que  le  continent  européen  vit  dans  une  fatigante  incertitude,  trop 
facilement  exploitée  par  toutes  les  imaginations  inventives  ou  par  toutes 
les  spéculations  intéressées.  Le  matin  il  y  a  un  protocole,  c'est  en- 
tendu, tout  est  arrangé  à  la  satisfaction  commune,  au  moins  pour  le 
moment;  le  soir  il  n'y  a  plus  de  protocole,  on  n'a  pas  réussi  encore  à 
trouver  l'euphémisme  sur  lequel  toutes  les  politiques  doivent  s'entendre 
sans  trop  s'expliquer.  Un  jour  les  difficultés  sont  censées  venir  de  Lon- 
dres, un  autre  jour  elles  viennent  de  Saint-Pétersbourg.  Hier,  c'était  la 
paix,  disait  la  Bourse,  aujourd'hui  c'est  la  guerre,  en  attendant  que  la 
conciliation  triomphe  de  nouveau,  et  le  drame  suit  son  cours,  ayant 
pour  principal  personnage  le  général  Ignatief,  qui  voyage  de  Paris  à 
Londres,  part  pour  Vienne,  repasse  à  BerUn,  soignant  toujours  ses  yeux, 
cherchant  sa  solution  au  milieu  des  interrogatoires  importuns  d'une 
multitude  de  curieux  dont  il  se  moque.  Chose  essentielle,  cette  incerti- 
tude même,  dont  le  voyage  prolongé  du  général  Ignatief  est  le  signe 
visible,  cette  incertitude  prouve  que,  s'il  y  a  des  difficultés,  les  gouver- 
nemens ne  sont  pas  au  bout  des  concessions  mutuelles,  qu'ils  ne  sont 
nullement  disposés  à  jouer  sur  un  mot  le  repos  du  monde  et  que  la 
paix  garde  toutes  ses  chances,  dût-elle  être  laborieusement  conquise» 


702  REVDE   DES    DEUX    MONDES 

On  devait  bien  jusqu'à  un  certain  point  s'attendre  à  ces  difficultés,  à 
quelque  crise  plus  ou  moins  aiguë,  plus  ou  moins  décisive  dans  les  af- 
faires d'Orient.  Lorsque  la  conférence  de  Constantinople  se  séparait,  il  y 
a  deux  mois,  après  s'être  entendue  sur  un  programme  platonique  de 
réformes  et  de  pacification,  mais  sans  avoir  réussi  à  faire  accepter  ses 
résolutions  par  la  Turquie,  il  était  parfaitement  clair  qu'on  n'en  reste- 
rait pas  là,  qu'on  entrait  tout  au  plus  dans  une  phase  nouvelle.  Il  était 
évident  que  la  Russie,  après  avoir  réuni  une  nombreuse  armée  sur  la 
frontière  du  Pruth,  ne  s'en  tiendrait  pas  à  une  vaine  démonstration, 
que  la  Porte,  qui  n'avait  pas  même  encore  fait  sa  paix  avec  la  Serbie  et 
le  Monténégro,  aurait  des  comptes  à  rendre,  en  un  mot  que  cette  déli- 
bération européenne  qui  venait  de  se  produire  avec  quelque  solennité 
devrait  avoir  une  sanction  ou  un  dénoùment.  La  circulaire  par  laquelle 
le  prince  Gortchakof,  s'armant  de  l'échec  de  la  conférence,  demandait 
aux  autres  gouvernemens  ce  qu'ils  entendaient  Lire  pour  sauvegarder 
l'honneur  de  leur  politique,  les  intérêts  dont  ils  avaient  pris  la  protec- 
tion, cette  circulaire  était  le  prélude,  une  sorte  de  prise  de  position  ou 
un  appel  à  des  résolutions  nouvelles;  mais  sous  quelle  forme  donner 
aux  délibérations  de  la  conférence  une  sanction  eliicace,  à  demi  satis- 
faisante? Dans  quelles  limites  les  diverses  puissances  pouvaient-elles 
se  prêter  à  des  expédiens  nouveaux  pour  assurer  leur  action  protectrice 
en  Orient  sans  aller  jusqu'à  la  coercition?  Comment  concilier  à  la  fois 
la  dignité  de  l'Europe,  les  engagemens  personnels  de  la  Russie,  l'indé- 
pendance de  l'empire  ottoman,  le  maintien  des  traités  ?  C'était  là  tou- 
jours le  problème,  et  c'est  ce  qui  se  débat  encore  dans  le  secret  sou- 
vent assez  mal  gardé  des  conversations  diplomatiques.  Aujourd'hui, 
deux  mois  après  les  délibérations  infructueuses  de  Constantinople,  la 
situation  peut  se  résumer  ainsi  :  la  Porte  a  fait  sa  paix  avec  la  Serbie, 
elle  n'a  pas  réussi  encore  à  traiter  avec  le  Monténégro,  qui  probable- 
ment met  un  certain  calcul  à  ne  point  se  hâter,  et  pendant  ce  temps  la 
question  des  réformes  ou ,  pour  mieux  dire,  de  l'attitude  générale  de 
l'Europe  vis-à-vis  de  la  Turquie  au  sujet  des  réformes,  cette  question 
reste  entière;  elle  s'est  relevée  ou  précisée  dans  ces  négociations  que  le 
général  Ignatief  a  eu  la  mission  de  poursuivre  à  travers  l'Occident. 
L'habileté  du  diplomate,  le  rôle  qu'il  a  joué  dans  la  crise  orientale, 
tout  indique  l'importance  de  l'acte  que  la  Russie  a  voulu  accomplir  en 
chargeant  le  général  Ignatief  d'aller  demander  à  l'Europe  le  complément 
de  l'œuvre  de  la  conférence,  la  réponse  à  la  circulaire  du  prince  Gort- 
chakof. 

Deux  intérêts  sont  en  présence  dans  ces  négociations  qui  n'ont  cessé 
d'être  actives  depuis  quelques  jours,  qui  ont  provoqué  déjà  plusieurs 
conseils  de  cabinet  à  Londres  et  des  communications  de  toute  sorte  en 
Europe.  11  s'agit  de  sauvegarder  la  paix  générale,  la  paix  de  l'Occident, 
sans  se  désintéresser  des  affaires  d'Orient,  sans  abandonner  le  rôle  de 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  703 

protection  dont  la  conférence  a  résumé  le  programme,  ou  si  l'on  veut, 
il  s'agit  de  veiller  à  l'application  graduelle  des  vues  bienfaisantes  adop- 
tées par  la  conférence  sans  se  laisser  entraîner  dans  des  interventions 
militaires  qui  seraient  le  commencement  d'une  perturbation  universelle. 
Tout  dépend  de  l'importance  relative  qu'on  donne  à  chacun  de  ces  in- 
térêts, la  paix  de  l'Occident  ou  l'amélioration  de  l'Orient.  Ce  qui  fait  au- 
jourd'hui la  gravité  de  cette  situation,  c'est  que  malheureusement  on 
négocie  entre  la  Turquie  surexcitée  par  les  épreuves,  réduite  depuis  un 
an  à  se  défendre,  à  déployer  toutes  ses  forces  militaires,  et  la  Russie 
disposant  sur  la  frontière  de  200,000  hommes  qui  n'attendent  qu'un 
signal  pour  s'élancer  avec  ou  sans  le  consentement  de  l'Europe.  C'est  ce 
qui  aggrave  tout ,  la  grosse  difficulté  est  là,  de  sorte  que  l'œuvre  de 
pacification,  d'amélioration  qu'on  poursuit,  se  complique  de  la  question 
délicate  d'un  désarmement  sans  lequel  tout  ce  qu'on  fera  peut  rester  à 
la  merci  d'un  incident. 

La  bonne  foi  des  gouvernemens  n'est  nullement  en  cause.  La  sincé- 
rité de  la  Russie  est  aussi  sérieuse  que  celle  de  l'Angleterre,  que  celle 
de  toutes  les  puissances.  Tous  les  cabinets  veulent  la  paix  sans  négliger 
le  devoir  de  protéger  les  populations  de  l'Orient;  mais  les  uns  et  les 
autres  sont  souvent  sous  le  poids  de  ces  fatalités  qui  naissent  des  posi- 
tions prises,  des  vieilles  défiances  toujours  prêtes  à  se  réveiller.  Lors- 
qu'on propose  à  l'Angleterre  un  protocole  ou  un  échange  de  dépêches 
constatant  les  résultats  acquis  de  la  conférence,  le  persévérant  accord 
de  l'Europe,  et  réservant  des  délibérations  ultérieures  si  elles  devenaient 
nécessaires  pour  la  réalisation  du  programme  commun,  l'Angleterre  as- 
surément ne  peut  refuser  de  souscrire  à  ces  vœux,  et  elle  ne  refuse  pas. 
Seulement  elle  se  conduit  en  personne  prudente,  qui  pèse  les  termes  et 
tient  à  fixer  d'avance  la  mesure  de  ses  engagemens.  Elle  se  dit  de  plus 
que  cette  œuvre  de  paix  à  laquelle  on  la  convie ,  qu'elle  prend  fort  au 
sérieux ,  peut  être  vaine  tant  qu'il  y  aura  en  présence  des  armées  me- 
naçantes, onéreuses,  dont  on  pourra  être  tenté  de  se  servir,  ne  fût-ce 
que  pour  mettre  fin  à  une  situation  toujours  tendue,  et  elle  ne  veut  pas 
donner  un  blanc-seing  à  des  interventions  qu'elle  serait  plus  tard  ré- 
duite à  désavouer  inutilement.  —  Lorsqu'on  presse  la  Russie  de  rester 
avec  les  autres  gouvernemens  dans  les  affaires  d'Orient,  de  chercher 
dans  l'accord  de  l'Europe  les  satisfactions  qu'elle  croit  trouver  dans  la 
mobilisation  d'une  puissante  armée;  la  Russie,  à  sou  tour,  n'hésite  pas 
devant  les  concessions;  elle  ne  désire  que  l'action  commune,  elle  se  prête 
même  spirituellement  à  toutes  les  subtilités  de  rédaction  diplomatique, 
et  au  besoin  elle  ira  peut-êire  jusqu'à  rappeler  une  partie  de  son  armée 
du  Pruih  ou  à  la  démobiliser  dans  des  conditions  déterminées.  Seule- 
ment elle  demande  ce  qu'on  lui  donnera  en  échange  de  ce  sacrifice, 
quelle  garantie  on  peut  lui  offrir  pour  la  réalisaiiun  des  réformes  sur 
lesquelles  tout  le  monde  est  d'accord.  Elle  se  réserve  visiblement  un 


70Ù  REVCE   DES    DEUX   MONDES. 

droit  d'interprétation,  et  au  fond,  dans  le  cas  où  les  Turcs  opposeraient 
une  résistance  dont  elle  reste  juge,  elle  veut  que  les  décisions  de  la  di- 
plomatie soient  exécutées  par  l'Europe  ou  par  la  Russie  seule,  —  ce  qui 
remettrait  tout  en  question ,  ce  qui  ferait  du  protocole  un  mandat  eu- 
ropéen confié  au  cabinet  de  Saint-Pétersbourg.  On  tourne  ainsi  dans  une 
sorte  de  cercle  fatal  qui  crée  sans  doute  bien  des  difficultés ,  qui  peut 
donner  la  clé  de  toutes  les  alternatives  de  négociations,  où  ne  peuvent 
cependant  se  laisser  enfermer  des  gouvernemens  sensés  et  prévoyans, 
justement  préoccupés  de  leur  mission  et  de  leur  responsabilité. 

L'autre  jour,  dans  cette  dernière  séance  du  parlement  où  la  question 
d'Orient  a  été  de  nouveau  agitée,  lord  Derby,  un  peu  trop  pressé  sur 
l'existence  de  ce  mystérieux  protocole  dont  on  a  si  souvent  parlé,  ré- 
pondait, non  sans  une  certaine  impatience  qui  ne  lui  est  pas  habituelle, 
au  comte  Dudley  :  a  Comment  le  noble  lord  sait-il  en  quoi  consiste  l'en- 
tente établie  entre  le  gouvernement  de  sa  majesté  et  le  gouvernement 
russe?..  S'il  sait  à  quel  résultat  nous  arriverons,  je  puis  lui  dire  qu'il  en 
sait  plus  que  moi,  ou  que  n'importe  quel  autre  membre  du  cabinet.  » 
Et  le  chef  du  foreign  office  ajoutait  :  «  Le  texte  du  protocole  et  les  con- 
ditions auxquelles  il  sera  signé,  —  s'il  est  jamais  signé,  —  sont  toujours 
l'objet  de  l'examen  du  gouvernement...  » 

Cela  signifiait  tout  à  la  fois  qu'à  ce  moment,  il  y  a  une  semaine,  les 
négociations  passaient  par  une  crise  assez  sérieuse,  et  que,  malgré  tout, 
elles  n'étaient  pas  interrompues.  Elles  ont  repris  depuis,  sinon  une  di- 
rection nouvelle,  du  moins  plus  d'activité  et  un  caractère  plus  pratique. 
Elles  semblent  avoir  eu  surtout  pour  objet  de  simplifier  la  question  en 
la  divisant,  de  limiter  le  protocole  à  la  constatation  de  l'accord  moral 
et  diplomatique  de  l'Europe  vis-à-vis  de  la  Turquie,  en  réservant  le 
désarmement,  qui  devra  toujours  d'ailleurs  rester  l'acte  spontané  du 
gouvernement  russe,  qui  ne  pourra  être  considéré  que  comme  un  gage 
nouveau  des  intentions  pacifiques  du  tsar.  Que  dans  les  pourparlers  de 
la  diplomatie  russe  avec  l'Angleterre  pas  un  mot  n'ait  été  officielle- 
ment prononcé  au  sujet  du  désarmement,  ainsi  que  l'aurait  assuré, 
dit-on,  le  général  Ignatief,  ou  que  la  préoccupation  évidente  du  cabinet 
anglais  ait  été  sous-entendue,  peu  importe  ;  cette  considération  ne  pèse 
pas  moins  désormais  dans  la  balance,  elle  est  devenue  un  des  élémens 
de  la  solution,  de  l'accord  qu'on  a  aujourd'hui  à  cœur  de  maintenir  et 
de  fortifier.  Dans  les  récens  séjours  qu'il  a  faits  à  Vienne  comme  à 
Londres  et  à  Paris,  le  général  Ignatief,  qui  passe  pour  un  homme  de 
sagacité,  a  pu  constater  sans  peine  la  vérité  des  choses.  S'il  a  tout  vu, 
tout  écoulé  sans  prévention,  il  doit  nécessairement  emporter  à  Péters- 
bourg  cette  impression  qtie  nulle  part,  dans  aucun  pays,  chez  aucun 
gouvernement  il  n'y  a  de  dispositions  défavorables  à  l'égard  de  la  Russie, 
—  que  partout  au  contraire  il  y  a  le  sentiment  des  dangers  que  créent 
les  ostentations  de  force  et  les  éventualités  d'intervention  militaire. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  705 

L'erreur  cUi  cabinet  de  Saint-Pétersbourg  serait  de  se  laisser  aller  à 
des  confusions  désastreuses,  de  se  faire  par  exemple  cette  illusion  qu'il 
a  besoin  de  rester  armé  pour  exécuter  les  décisions  de  la  conférence,  les 
volontés  de  l'Europe  en  Orient.  Les  volontés  manifestes  de  l'Europe  sont 
toutes  pour  la  paix,  pour  une  action  exclusivement  morale  et  diploma- 
tique, sauf  un  de  ces  cas  exceptionnels  et  violens  oii  Ton  ne  s'inspire 
que  des  circonstances.  Le  protocole  auquel  tout  le  monde  travaille  ne 
dira  rien  de  plus  ou  il  ne  sera  qu'une  dangereuse  équivoque.  La  Russie, 
en  restant  sous  les  armes,  ne  garantit  ni  ne  simplifie  cette  situation, 
elle  la  complique.  En  diminuant  ses  arméniens  dans  la  plénitude  de  son 
initiative,  elle  ne  commet  pas  un  acte  de  faiblesse,  elle  atteste  une  fois 
de  plus  et  sous  la  forme  la  plus  significative  sa  résolution  de  ne  pas  se 
séparer  de  l'Europe;  elle  se  défend  elle-même  contre  la  tentation  de 
se  jeter  un  jour  ou  l'autre  dans  une  campagne  aventureuse  ;  elle  fait 
entrer  la  crise  orientale  dans  une  phase  d'apaisement  réel  où  toutes  les 
influences,  au  lieu  de  se  combattre  mutuellement,  peuvent  s'exercer  eu 
commun  dans  un  intérêt  de  civilisation.  La  Russie  a  maintenant  à  choi- 
sir entre  les  deux  politiques,  l'une  rassurant  l'Europe  contre  l'imprévu 
des  résolutions  soudaines,  l'autre  conduisant  à  tout  risquer,  peut-être 
pour  peu  de  profit  en  dehors  d'une  victoire  d'orgueil  militaire  comme 
dans  la  guerre  de  1828.  A  vrai  dire,  voilà  encore  une  fois  la  situation  ! 

Ces  conflits  de  politiques,  ces  velléités  impatientes,  ces  troubles,  n'ont 
en  effet  rien  de  nouveau  dans  les  affaires  d'Orient.  C'est  le  caractère  de 
cette  terrible  question  de  se  reproduire  sans  cesse,  parfois  sous  les 
mêmes  traits,  souvent  avec  les  mêmes  incidens,  si  bien  que  ce  qui  se 
passe  au  moment  présent  semble  en  partie  écrit  d'avance  dans  ces  Dt- 
pêches  inédites  du  chevalier  de  Genlz  aux  hospodars  de  Valachie  que  M.  de 
Prokesch-Osten  vient  de  publier.  Rien  de  plus  curieux,  de  plus  saisissant, 
que  cette  correspondance  d'un  homme  de  plus  d'esprit  que  de  scrupule, 
familier  de  M.  de  Metternich,  bien  placé  pour  tout  savoir  et  tenant  les 
hospodars  au  courant  de  toutes  les  négociations  relatives  à  l'Orient  dans 
ces  années  de  la  restauration  qui  vont  jusqu'en  1828,  jusqu'à  l'invasion 
russe  en  Turquie.  Les  hommes  ont  changé,  la  situation  est  à  peine  mo- 
difiée. Autrefois,  il  est  vrai,  il  s'agissait  de  la  Grèce,  aujourd'hui  il  s'agit 
de  la  Bulgarie,  de  l'Herzégovine;  mais  autrefois,  comme  aujourd'hui, 
c'est  la  même  histoire  de  démarches  plus  ou  moins  collectives  qui  trou- 
vent la  Turquie  rebelle,  de  médiations,  d'interventions,  de  tentatives 
des  gouvernemens  pour  saisir  et  fixer  l'éternelle  question.  C'est  le  même 
débat  entre  les  moyens  moi-aux  et  les  «  moyens  coercitifs,  »  la  même 
lutte  d'influences,  le  même  travail  subtil  et  inépuisable  des  puissances  de 
l'Occident  pour  lier,  pour  retenir  la  Russie,  de  la  Russie  pour  entraîner 
l'Europe.  En  1825,  après  une  démarche  infructueuse  à  Goustantinople, 
on  est  dans  l'embarras,  on  se  met  à  la  recherche  d' expédions  nouveaux. 

TOME  XX.  —  1877.  45 


706  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

L'Angleterre  croit  faire  merveille,  elle  signe  le  protocole  de  1826,  puis 
en  1827  le  traité  de  Londres, — qui  conduit  malgré  elle  à  Navarin  et  à  la 
guerre.  La  Russie  de  son  côté,  en  effet,  tire  parti  de  tout  au  milieu  d'une 
complication  que,  selon  M.  de  Metternich,  «  elle  déclare  tantôt  russe, 
tantôt  européenne,  et  qui  n'est  ni  l'un  ni  l'autre.  »  Elle  s'efforce  de  se 
représenter  comme  la  mandataire  de  l'Europe,  comme  l'exécutrice  des 
décisions  des  conférences.  «  Il  faut  que  cette  affaire  se  termine,  dit 
l'empereur  Nicolas;  si  les  autres  cours  n'ont  pas  envie  de  la  suivre, 
qu'on  me  laiïse  agir  à  moi  seul,  je  trouverai  moyen  d'en  finir.  »  M.  de 
Nesselrode  à  son  tour  répète  :  «  Laissez-nous  faire,  vous  serez  contens 
de  nous,  vous  finirez  par  nous  applaudir!  » 

La  Russie  excitée  s'engage  par  degrés,  et  le  jour  vient  où  le  chevalier 
de  Genlz  écrit  comme  si  c'était  hier  :  «  L'empereur  ne  veut  pas  la 
guerre,  c'est  une  vérité  de  fait  sur  laquelle  il  n'y  a  plus  de  doute.  Son 
cabinet  ne  la  désire  pas  plus  que  lui;  mais  il  lui  faut,  d'après  sa  ma- 
nière de  voir,  quelque  satisfaction  èdata^ile  pour  apaiser  la  voix  publi- 
que. Les  Russes  se  soucieront  très  peu  de  l'aplanissement  de  tel  ou  tel 
grief  réel  ou  imaginaire...  Le  seul  objet  qui  les  intéresse,  le  seul  dé- 
noùmenl  qu'ils  demandent  et  qui  leur  ferait  oublier  tout  le  reste,  c'est 
que  Ton  trouve  le  moyen  d'obliger  la  forte  à  une  démarche  quelconque 
de  soumission  formelle  et  ostensible,  à  une  espèce  d'amende  honorable 
qui  contenterait  l'orgueil  national  en  prouvant  que  leur  gouvernement 
n'a  point  perdu  cette  attitude  dominante  qu'il  occupait  à  Constantino- 
ple...  »  — Et  tout  finit  par  cette  guerre  de  1828  en  présence  de  laquelle 
l'Angleterre,  désabusée,  se  croyant  prise  au  piège  et  trompée,  est  réduite 
à  de  vaines  protestations.  Elle  appelle  la  guerre  «  un  événement  qui 
fera  naître  des  alarmes  et  excitera  des  passions  incompatibles  avec  la 
paix  du  monde  civilisé...  »  L'Angleterre  refuse  de  voir  une  conséquence 
du  traité  de  Londres  dans  une  «  œuvre  qui,  au  lieu  d'assurer  la  pacifi- 
cation du  Levant,  peut  amener  une  guerre  générale  en  Europe.  »  L'An- 
gleterre y  songeait  trop  tard,  et  en  fin  de  compte,  que  gagnait  la  Russie 
elle-même  à  cette  guerre  de  1828?  Elle  y  trouvait  sans  doute  des  succès 
militaires  chèrement  achetés;  mais  quelle  influence  cette  campagne 
d'entraînement  avait-elle  sur  la  question  d'Orient?  quelles  améliora- 
tions, quels  bienfaits  de  civilisation  laissait-elle  dans  ces  provinces  tur- 
ques où  elle  entrait  en  victorieuse?  Qu'y  a-t-il  donc  de  si  tentant  à 
recommencer  presque  dans  les  mêmes  conditions  une  guerre  qui  ren- 
contrerait peut-être  plus  de  difficultés  encore  qu'autrefois  et  qui  n'assu- 
rerait pas  plus  d'avantages  qu'en  1829,  parce  qu'en  définitive  la  Russie 
serait  obligée  de  s'arrêter  devant  l'Europe  attentive,  inquiète,  bientôt 
menaçante? 

Non,  en  vérité,  rien  n'est  nouveau,  ni  les  entraînemens,  ni  les  résis- 
tances possibles,  ni  même  les  allusions  irrespectueuses  aux  scènes  san- 
glantes des  pays  les  plus  civilisés  qui  faisaient  scandale  dans  la  dernière 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  707 

conférence  et  que  Gentz,  pour  excuser  à  demi  les  Turcs,  se  permettait 
dès  1827.  Entre  le  passé  et  le  présent,  il  y  a  pourtant  une  différence. 
L'empire  ottoman  n'est  plus,  il  semble  du  moins  aspirer  à  ne  plus  être 
ce  qu'il  était  autrefois.  Tandis  que  dans  toutes  les  cours  de  l'Europe  on 
poursuit  ces  négociations  dont  la  Turquie  est  l'objet  sans  être  interrogée 
ni  consultée,  Constantinople  est  le  théâtre  d'un  événement  à  coup  sûr 
singulier  et  ori^ànai  dans  tous  les  cas,  s'il  n'est  pas  le  commencement 
d'une  transformation  imprévue  et  sérieuse.  C'en  est  fait,  il  ne  faut  plus 
s'étonner  de  rien,  le  premier  parlement  ottoman  existe  !  Il  s'est  réuni 
l'autre  jour  sous  la  coupole  de  Dolma-Bagtché,  dans  une  de  ces  salles 
du  palais  d'où  le  regard  embrasse  l'entrée  du  Bosphore,  la  Corne  d'or, 
la  côte  d'Asie,  Scutari,  la  mer  de  Marmara.  Le  sultan  en  personne  a 
prononcé  ou  a  fait  lire  en  sa  présence  un  discours  de  la  couronne  qui 
n'est  pas  plus  mauvais  qu'un  autre,  qui  désavoue  sans  phrase  le  gou- 
vernement absolu  et  reconnaît  «  qu'une  bonne  administration  permet- 
trait à  la  Turquie  de  faire  en  peu  de  temps  des  progrès  considéra- 
bles. »  11  y  avait  depuis  deux  mois  une  constitution,  —  dont  le  père, 
Midhat-Pacha,  est  occupé  aujourd'hui,  il  est  vrai,  à  compléter  son  in- 
struction par  un  voyage  d'exilé  dans  l'Occident;  il  y  a  maintenant  à 
Constantinople  des  sénateurs  et  des  députés  musulmans,  chrétiens, 
grecs,  arméniens,  arabes,  israélites,  venus  de  toutes  les  parties  de 
l'empire,  d'Europe  et  d'Asie,  de  Koniah,  d'Erzeroum,  d'Angora,  de  Diar- 
bekir.  Ils  sont  entrés  dans  leur  rôle,  ils  discutent  leur  règlement.  Nous 
entendions  un  jour  un  des  plus  éminens  diplomates  de  Paris  expliquer 
d'une  manière  piquante  comment  les  Turcs  seraient  plus  propres  que 
d'autres  au  régime  parlementaire,  —  parce  qu'ils  ne  parlent  pas  ou 
parlent  peu!  Ils  sont  moins  silencieux  qu'on  ne  l'aurait  cru,  et  s'ils 
ont  leur  apprentissage  à  faire,  s'ils  appellent  encore  l'adresse  au  sul- 
tan une  lettre  de  reuiercîment,  ils  ne  sont  pas  après  tout  beaucoup 
plus  novices  que  d'autres  qui  se  croient  plus  habiles.  C'est  pour  le 
moins  un  spectacle  bizarre  que  cette  représentation  constitutionnelle 
inaugurée  par  le  porteur  du  sabre  d'Oihman. 

Qu'en  sera-t-il  réellement  de  cette  expérience  qui  s'ouvre  à  peine,  qui 
répond  ou  a  la  prétention  de  répondre  par  une  révolution  de  libéra- 
lisme, par  des  profusions  de  réformes  aux  propositions  plus  modestes, 
plus  spéciales  de  la  dernière  conférence?  Rénovation  sérieuse  ou  accé- 
lération de  la  décadence,  c'est  l'affaire  de  l'avenir.  Dès  ce  moment,  dans 
tous  les  cas,  ce  serait  de  la  part  de  la  Turquie  une  dangereuse  méprise 
de  se  faire  un  bouclier  des  institutions  qu'elle  vient  de  se  donner  pour 
résister  à  tout,  de  se  servir  de  ses  chambres  pour  redoubler  de  raideur 
dans  ses  négociations  avec  le  Monténégro,  pour  repousser  ce  que  les 
puissances  pourront  lui  demander,  désarmement  ou  garanties.  Si  la 
Russie,  dans  sa  haute  position,  a  aujourd'hui  une  occasion  de  se  faire 
honneur  en  identifiant  complètement  sa  politique  avec  la  politique  de 


708  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'Europe,  en  écartant  le  danger  d'une  action  isolée,  la  Turquie,  de  son 
côté,  est  bien  plus  intéressée  à  éviter  tout  ce  qui  pourrait  la  mettre  en 
hostilité  avec  l'Occident  et  offrir  des  prétextes.  Au  lieu  de  résister  à 
tout  et  d'attendre  les  sommations,  qu'elle  appelle  le  concours  de  l'Eu- 
rope, allant  au-devant  des  réclamations  légitimes,  prenant  elle-même 
l'initiative.  Si  elle  a  pour  elle  le  droit  de  l'indépendance,  elle  a  plus  que 
jamais  besoin  de  le  soutenir  par  une  bonne  politique.  C'est  le  corres- 
pondant des  hospodars,  le  familier  de  M.  de  Metternich,  fort  ami  des 
Turcs,  qui  écrivait  autrefois  :  «  Voici,  selon  moi,  la  seule  solution  pos- 
sible du  problème.  La  Porte  ne  doit  ni  provoquer  le  danger,  ni  se  sou- 
mettre à  la  volonté  étrangère,  mais  desarmer  l'un  et  l'autre  par  une  ré- 
solution spontanée,  courageuse...  »  Si  ce  n'est  pas  plus  aujourd'hui 
qu'autrefois  une  solution  de  la  question  d'Orient,  c'est  du  moins  une  ma- 
nière de  laisser  à  la  paix  ses  dernières  chances,  de  détourner  une  guerre 
comme  celle  qui  échappait  à  toutes  les  volontés  il  y  a  un  demi-siècle, 
où  la  Russie  ne  trouvait  pas  de  grands  avantages,  mais  où  la  Turquie 
trouvait  un  désastre. 

Lorsque  le  chevalier  de  Gentz  suivait  au  cours  de  la  plume  toutes 
ces  complications  de  1825-1828,  qui  ressemblent  à  une  première  ébauche 
des  complications  d'aujourd'hui,  il  n'oubliait  pas  la  France  dans  cette 
correspondance,  où  il  passait  en  revue  toutes  les  politiques,  tous  les  ca- 
binets, la  Russie,  l'Angleterre,  la  Turquie,  l'Autriche,  la  Prusse.  La 
France  d'alors,  sous  M.  de  Villèle,  puis  un  instant  sous  M,  de  La  Fer- 
ronnays,  était  fort  accusée  à  Vienne  de  flatter  et  de  favoriser  la  Russie, 
d'attendre  l'impulsion  venant  de  Saint-Pétersbourg.  «  Les  rapports  de 
Paris  sont  déplorables,  écrivait  de  Gentz;  —  la  politique  extérieure  est 
également  malade.  L'intimité  avec  la  Russie  va  toujours  en  croissant...» 
Et  de  Gentz  ajoutait  bientôt  :  a  Le  ministère  actuel,  —  ministère  de 
1828,  —  n'a  qu'une  ombre  de  pouvoir.  Personne  ne  peut  prévoir  ce  que 
deviendra  dans  peu  la  France  livrée  aux  factions  qui  s'en  disputent  au- 
jourd'hui la  direction.  Dans  cet  état  d'extrême  détresse,  il  n'est  plus 
question  de  calcul  politique...  »  La  France  du  moment  présent,  sans 
cesser  d'être  dans  les  meilleures  relations  avec  la  Russie,  ne  suit  point 
évidemment  le  cabinet  de  Saint-Pétersbourg  daos  sa  politique  exté- 
rieure, du  moins  dans  cette  partie  de  la  politique  russe  qui  dépasserait 
la  mesure  de  l'intérêt  européen;  la  France  d'aujourd'hui  est  neutre, 
même  lorsqu'elle  agit  en  conciliatrice,  et,  quant  au  reste,  si  la  situation 
intérieure  de  1828  avait  ses  embarras,  les  affaires  intérieures  de  1877 
ne  sont  pas  précisément  des  plus  simples.  Nous  ne  savons  pas  trop  ce 
que  pourrait  écrire  maintenant  un  de  Gentz,  un  observateur  du  dehors 
ayant  à  parler  du  ministère,  de  la  majorité,  des  partis  s'agitant  non 
plus  autour  d'un  roi  abusé  et  aveuglé,  mais  dans  une  république  plus 
menacée  par  ses  compromettans  amis  que  par  ses  adversaires. 

Cette  question  intérieure  qui  nous  touche  de  près,  elle  est  pour  le 


REVUE.    —    CHRONIQUE,  709 

moment  suspendue,  il  est  vrai,  par  ces  vacances  de  Pâques  qui  sont  une 
heureuse  trêve  pour  le  gouvernement  comme  pour  les  chambres,  qui 
permettent  à  nos  députés  d'aller  se  reposer  de  ce  qu'ils  n'ont  pas  fait, 
à  M.  le  ministre  de  l'intérieur  d'aller  se  délasser  en  Italie,  à  Florence  et 
à  Venise.  Pour  l'instant  donc  le  silence  est  à  Versailles,  le  printemps  met 
nos  ministres  en  humeur  de  voyage,  et  il  n'y  a  pas  péril  de  conflits  ou 
de  crise  tant  qu'on  n'est  pas  en  présence.  Le  conseil  municipal  de  Paris 
se  charge  tout  au  plus  d'amuser  la  scène  par  les  querelles  burlesques 
qu'il  fait  à  M.  le  préfet  de  police,  atteint  et  convaincu  de  n'avoir  pas 
voulu  aller  rendre  compte  de  la  conduite  de  quelques-uns  de  ses  agens 
devant  la  médiocre  convention  du  Luxembourg;  mais  c'est  la  petite  pièce 
jouée  pour  un  public  indifférent.  La  politique  sérieuse  a  un  mois  de 
répit.  La  situation,  au  fond,  ne  reste  pas  moins  ce  qu'elle  est,  ce  qu'on 
la  fait.  Elle  ne  garde  pas  moins  sa  faiblesse  qui  naît  d'une  majorité  sans 
direction,  d'un  gouvernement  sans  appui  efficace,  et  ce  n'est  point  certes 
par  des  élections  comme  celles  qui  se  succèdent  qu'elle  se  fortifiera, 
qu'elle  prendra  un  plus  rassurant  caractère. 

A  Avignon,  il  y  a  quelques  semaines,  à  part  le  candidat  conservateur 
représentant  les  opinions  monarchiques,  il  y  avait  deux  candidats,  l'un 
républicain  modéré,  l'autre  radical,  et  c'est  le  radical  qui  a  fini  par 
l'emporter.  A  Bordeaux,  il  y  a  huit  jours,  c'est  à  peine  si  l'opinion  con- 
servatrice se  présente,  la  république  modérée  ne  paraît  même  pas.  La 
lutte  se  concentre  particulièrement  entre  deux  candidats,  l'un  pasteur 
d'un  protestantisme  démagogique  qui  a  eu  des  faiblesses  pour  la  com- 
mune, l'autre,  avocat  périgourdin  du  radicalisme  le  plus  exalté.  L'avo- 
cat périgourdin  a  des  chances  de  sortir  victorieux  du  second  scrutin  qui 
se  prépare,  —  et  voilà  Bordeaux,  la  ville  sérieuse,  commerçante,  active, 
bien  représentée  dans  ses  opinions  et  ses  intérêts!  Il  est  vrai  que  la 
moitié  des  électeurs  semble  se  désintéresser  du  vote.  Ce  ne  sont  là  sans 
doute  que  des  incidens,  des  élections  partielles  qui  n'ont  qu'une  impor- 
tance relative,  qui  ne  changent  pas  l'esprit  de  la  chambre;  mais  ce  qu'il 
y  a  de  grave,  de  caractéristique,  c'est  que  ces  élections  sont  par  le  fait 
1  image  de  toute  une  situation  où  ce  qu'on  appelle  le  parti  modéré  de 
la  république  n'a  pas  dans  le  jeu  des  institutions,  dans  la  direction  de 
la  majorité  l'initiative,  l'ascendant  qu'il  devrait  avoir  pour  la  sûreté  de 
la  république  elle-même.  Ce  qui  triomphe  en  réalité  dans  tout  cela, 
c'est  l'incohérence,  l'inexpérience,  l'agitation.  Pour  quelques  radicaux 
qu'elle  gagne,  la  république  perd  les  conservateurs  sans  prévention, 
les  modérés  qui  feraient  sa  force,  qui  se  découragent,  et  en  définitive, 
au  lieu  de  s'étendre  et  de  s'affermir,  elle  se  rétrécit,  elle  finit  par  de- 
venir ce  qu'on  a  déjà  vu  à  Versailles,  ce  qu'on  verra  sans  doute  encore, 
un  régime  où  l'esprit  de  parti  ne  trouve  un  contre-poids  suffisant  ni 
dans  une  majorité  sensée,  ni  dans  un  gouvernement  trop  souvent  ré- 
duit à  tout  ménager  pour  vivre. 


710  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  malheur  du  parti  républicain  qui  domine  aujourd'hui  et  qui  a 
surtout  la  prétention  de  dominer,  c'est  d'avoir  longtemps  vécu  d'idées 
chimériques,  de  violences  et  de  séditions.  Il  s'est  formé  à  l'école  des 
choses  impossibles  ou  dangereuses,  si  bien  que  le  jour  où  il  est  au 
pouvoir  il  se  sent  à  la  fois  inexpérimenté  et  impatient;  il  se  débat 
entre  les  nécessités  de  gouvernement  qu'il  est  obligé  de  subir  et  les  ha- 
bitudes d'opposition  qui  l'entraînent,  qui  pèsent  sur  lui  comme  une  fa- 
talité. C'est  un  danger  auquel  personne  n'échappe  ,  pas  même  les 
hommes  les  plus  éminens  de  l'opinion  républicaine,  pas  même  M.  le 
président  du  conseil  :  témoin  ce  qui  lui  est  arrivé  l'autre  jour  à  l'occa- 
sion des  poursuites  dirigées  contre  un  jeune  député  impérialiste,  M.  Paul 
Granier  de  Cassagnac.  Que  M.  le  procureur-général  de  la  cour  de  Paris 
ait  cru  devoir  demander  à  la  chambre  l'autorisation  de  poursuivre  le 
député  du  Gers  pour  diverses  attaques  contre  la  chambre  elle-même, 
contre  les  institutions,  contre  la  république,  c'est  une  affaire  de  justice 
qui  se  dénouera  devant  les  assises  ou  devant  le  tribunal  de  police  cor- 
rectionnelle. Nous  n'avons  rien  à  voir  dans  des  poursuites  que  la 
chambre  des  députés  s'est  naturellement  empressée  d'autoriser.  La  dis- 
cussion qui  a  précédé  le  vote  d'autorisation  ne  laisse  point  vraiment 
d'être  instructive.  M.  le  président  du  conseil  est  certes  un  homme  qui, 
par  la  séduction  de  son  talent,  par  l'habileté  de  sa  parole,  comme  par 
la  modération  de  son  caractère,  est  fait  pour  échapper  à  bien  des  incon- 
véniens.  Il  nous  permettra  de  croire  que  pour  cette  fois  il  ne  les  a  pas 
tous  évités,  qu'il  a  commis  une  méprise  politique  et  a  mis  ses  embarras 
à  l'abri  d'une  étrange  théorie.  La  méprise  politique  consiste  à  être  trop 
vivement  entré  dans  le  débat  en  faisant  une  sorte  de  piédestal  au  dé- 
puté du  Gers,  en  avouant  qu'il  avait  voulu  frapper  en  lui  le  bonapar- 
tisme à  la  tête,  ce  qui  était  tout  à  la  fois  grandir  l'accusé  et  donner  à 
la  poursuite  le  caractère  d'un  duel  tout  politique  ;  mais  voici  qui  est 
bien  plus  singulier  !  M.  Jules  Simon  a  des  idées  qu'il  a  souvent  expri- 
mées dans  l'opposition,  qui  sont  suffisamment  connues,  sur  la  liberté 
complète  de  la  presse,  sur  la  difficulté  de  définir  un  délit  d'opinion,  sur 
l'inutilité  des  lois  répressives.  Ministre,  il  est  bien  obligé  d'accepter 
ces  lois,  dont  il  sent  la  nécessité  et  dont  il  défend  même  une  partie 
devant  la  commission  de  la  presse.  Gomment  concilier  les  anciennes 
idées  d'opposition  et  les  devoirs  du  gouvernement?  C'est  bien  simple. 
Des  procès  de  presse,  M.  Jules  Simon  ne  veut  en  faire  à  aucun  prix.  Ce 
qu'il  a  donné  l'ordre  de  poursuivre,  c'est  un  ensemble  de  délits  de  droit 
commun.  On  lui  fait  observer,  il  est  vrai,  que  ces  délits  sont  qualifiés 
et  punis  par  les  lois  sur  la  presse  que  M.  le  procureur  général  invoque 
naturellement  dans  son  réquisitoire.  Qu'à  cela  ne  tienne.  M.  le  procu- 
reur général  fait  ce  qu'il  veut;  M.  Jules  Simon,  quant  à  lui,  ne  s'occupe 
pas  du  réquisitoire,  il  n  invoque  pas  les  lois  sur  la  presse,  il  ne  poursuit 
que  des  délits  de  droit  commun,  —  et  moyennant  celte  distinction  tout 


REVUE.    —   CIIROMQUE.  711 

est  pour  le  mieux!  En  toute  franchise,  ne  vaudrait-il  pas  mieux  avouer 
simplement  que  les  lois  qu'on  a  combattues  ont  leur  mérite,  qu'elles 
sont  peut-être  nécessaires,  et  qu'en  cela,  comme  eu  tout,  comme  dans 
les  affaires  de  l'administration  et  de  l'armée,  la  république  n'a  qu'une 
manière  de  vivre,  c'est  de  se  conformer  aux  nécessités,  aux  conditions 
invariables  de  gouvernement? 

Par  quelle  fatalité  du  temps  ne  parle-t-on  que  de  chances  de  conflits 
et  de  réorganisations  mihtaires  et  de  mobilisations,  lorsque  l'ombre  des 
années  1870-1871  se  projette  encore  sur  l'Europe,  lorsque  les  histo- 
riens n'ont  pas  mê;ne  achevé  de  retracer  ces  évéaemens  sanglans  d'hier? 
On  racontait  tout  récemment  que  le  chef  de  la  section  historique  de 
l'état-major  prassien  venait  de  présenter  à  l'empereur  Guillaume,  qui 
célèbre  en  ce  moment  sa  quatre-vingtième  année,  la  douzième  livraison 
du  compte-rendu  officiel  de*  la  dernière  guerre.  Le  chapitre  nouveau 
expose  le  dénoùment  des  tristes  affaires  de  Metz  et  le  commencement  de 
la  résistance  française  en  province,  pendant  que  Paris,  cerné  de  toutes 
parts,  excité  pluiôt  que  fatigué  par  six  semaines  de  siège,  défiant  toute 
une  armée,  soutient  son  duel  qui  durera  trois  mois  encore.  C'est  un 
document  de  premier  ordre  par  l'exactitude  et  la  sévériié  dans  l'histoire 
de  ces  luttes  sanglantes  et  compliquées,  de  cette  invasion  meurtrière.  Ce 
que  rétat-major  allemand  poursuit  à  Berlin,  le  général  Ducrot  le  conti- 
nue de  son  côié  et  pour  sa  part  dans  le  travail  qu'il  publie  sous  le  titre 
de  la  Défense  de  Paris.  La  défense  de  Paris!  ce  seul  mot  réveillera  long- 
temps encore  assurément  des  souvenirs  douloureux  ;  il  évoque  tout  un 
passé  oij  la  politique  se  mêle  à  la  guerre.  Laissons  la  politique  pour  ce 
qu'elle  vaut,  avec  ses  faiblesses,  ses  illusions,  ses  fautes  peut-être  iné- 
vitables et  livrées  à  toutes  les  contradictions.  L'intérêt  vrai  du  livre  de 
M.  le  général  Djcrot  est  dans  les  faits  militaires,  dans  l'exposé  de  cette 
défense  où  l'ancien  chef  de  la  deuxième  armée  de  Paris  s'est  si  souvent 
prodigué,  qu'il  raconte  aujourd'hui  avec  l'exactitude  de  l'homme  de 
guerre,  avec  la  généreuse  ardeur  du  chef  qui  a  été  toujours  au  premier 
rang  dans  le  combat. 

Le  vaillant  auteur  de  la  Défense  de  Paris  en  est  à  son  troisième  vo- 
lume, et  il  n'a  pas  fini.  La  partie  qu'il  livre  maintenant  au  public  s'ouvre 
par  cette  journée  du  2  décembre  1870,  la  bataille  de  Champigny,  qui 
n'est  que  la  suite  de  cette  autre  journée  du  30  novembre,  la  bataille  de 
Villiers,  et  qui  est  comme  le  point  culminant  du  siège  éclairé  de  l'in- 
certaine lueur  d'un  succès  sans  lendemain.  Après  ce  double  effort  d'hé- 
roïsme qui  sauve  la  dignité  des  armes,  il  ne  reste  plus  eu  ^ffet  qu'à 
descendre  de  degré  en  degré,  à  travers  les  douloureuses  étapes  du  Bour- 
get,  de  Buzenval,  du  bombardement  et  de  la  faim  jusqu'à  l'heure  su- 
prême de  la  capitulation  désespérée;  mais,  quanl  cette  heure  fatale 
sonne,  la  lutte  a  duré  cinq  mois,  et  l'honneur  de  la  défense  militaire 
est  dans  le  nombre  des  victimes  pour  les  seules  journées  de  la  ?ïiarne, 


712  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

dans  quelques-uns  de  ces  chiffres  que  M.  le  général  Ducrot  peut  citer 
avec  fierté  comme  un  témoignage  de  la  conduite  de  ses  régimens.  Le 
k^  de  zouaves  près  de  600  hommes  hors  de  combat  en  quelques  instans, 
le  42*  de  ligne  37  officiers  et  plus  de  600  hommes,  le  122«  23  officiers  et 
plus  de  500  hommes,  les  mobiles  d'Ille-et-Vilaine  25  officiers  et  près  de 
500  hommes.  Un  seul  corps  d'armée  compte  pour  5,029  hommes  eu 
deux  jours.  Voilà  un  des  bulletins  de  cette  défense  de  Paris  que  M.  le 
général  Ducrot  raconte  en  homme  qui  a  le  sentiment  d'avoir  fait,  avec 
ses  compagnons  d'armes,  tout  ce  que  pouvait  le  courage  pour  l'honneur 
de  la  grande  ville  transformée  en  citadelle  de  rindépendance  française. 
Des  pertes,  des  pertes,  c'est  toujours  le  dernier  mot  dans  cette  funeste 
campagne,  et  si  aux  victimes  humaines,  aux  colossales  indemnités  ré- 
clamées par  le  vainqueur,  il  manquait  un  supplément,  qui  n'a,  il  est 
vrai,  rien  d'imprévu,  mais  qui  n'est  pas  moins  significatif,  M.  le  ministre 
de  l'intérieur  vient  de  le  fournir  en  publiant  un  état  de  ces  autres 
pertes  essuyées  par  les  départemens  pour  amendes,  contributions,  ra- 
vages de  la  guerre,  réquisitions.  C'est  un  modeste  total  de  886  millions! 
Le  gouvernement  se  propose  encore  de  mettre  à  jour  la  statistique  de 
toutes  les  dépenses  faites  pour  les  gardes  nationales  mobilisées,  pour 
les  achats  d'armes,  pour  les  corps  francs,  etc.  Quand  aura-t-on  fini  le 
terrible  compte  de  la  guerre?  Ou  devrait  l'avoir  sans  cesse  sous  les  yeux, 
et  si  tous  les  matins  on  se  donnait  la  peine  de  relire  ce  douloureux,  cet 
éloquent  bulletin  des  forces  perdues,  on  serait  peut-être  guéri  pour  long- 
temps de  troubler  la  France  dans  son  recueillement  et  dans  son  travail 
par  des  politiques  de  fantaisie  ou  d'agitation.  ch.  de  mazade. 


UNE    COMEDIE  DE  MŒORS  EN  CALIFORNIE. 
Two  .Uen  of  Samly  Bar.  A  drama  by  Bret  Harte,  1877.  Tauchuitz. 

Dans  les  charmans  croquis  où  Bret  Harte  nous  a  retracé,  d'une  plume 
sobre  et  légère,  des  épisodes  de  la  rude  existence  du  mineur  californien, 
le  romancier  a  créé  successivement  une  série  de  types  d'une  extraordi- 
naire vitalité,  qui  maintenant  reviennent  sans  cesse,  ouvertement  ou 
déguisés,  dans  la  plupart  de  ses  récits.  Ce  sont  des  marionnettes  qui 
portent  chacune  un  nom  propre  et  sont  l'incarnation  d'un  caractère, 
comme  les  masques  de  la  comédie  italienne,  Scaramouche  et  Pulcinella, 
Spavento,  Cassandrino  et  les  autres;  mais  tous  ces  types  appartieûnent 
à  un  monde  à  part,  ce  sont  des  produits  spéciaux  de  ce  milieu  étrange 
qu'on  appelle  les  camps  des  chercheurs  d'or,  —  mauvais  lieux  trans- 
formés en  bourgades,  villes-tripots,  pandémoniums  où  l'âpre  et  bru- 
tale concurrence  que  se  font  de  grossiers  aventuriers  menace  la  civi- 
lisation de  fréquens  retours  à  la  barbarie. 

C'est  d'abord  le  joueur  Oakhurst,  héros  déclassé  aux  sentiraens  che- 
valeresques, très  capable  à  l'occasion  de  racheter  ses  fautes  par  un  sa- 


TxEVUE.    CHRONIQUE.  713 

crifice  plein  de  grandeur.  Dans  the  Oalcasis  of  Poker-Flot,  il  se  tue  pour 
ne  pas  vivre  sur  les  provisions  qui  pouvaient  encore  prolonger  l'exis- 
tence des  misérables  créatures  expulsées  du  Poker-Flat  en  même  temps 
que  lui,  et  avec  lesquelles  il  s'est  égaré  dans  la  neige.  Ailleurs,  —  dans 
VÉpisodc  de  la  vie  d'un  joueur,  —  on  le  voit  au  contraire  tuer  en  duel 
son  ami  intime,  devenu  son  rival  auprès  de  la  jolie  M'"''  Decker.  Hardi 
et  fier,  insouciant  et  sans  scrupules,  il  exerce  une  sorte  de  fascination 
sur  les  compagnons  que  lai  donne  le  hasard. 

Un  autre  type  qui  reparaît  dans  presque  tous  les  récits  de  Bret  Harte, 
c'est  le  fameux  colonel  Starbottle,  —  Culpepper  Starbottle,  —  cjentkman 
de  la  vieille  école,  légiste  et  politicien,  qui  se  pique  de  galanterie  et  de 
savoir-vivre,  préside  à  tous  les  festins,  règle  les  conditions  des  combats, 
se  pose  en  arbitre  du  goût  et  des  bonnes  manières.  Vantard  avec  cela, 
susceptible  et  pointilleux,  légèrement  ivrogne,  le  colonel  Starbottle  inter- 
vient plus  souvent  pour  embrouiller  les  situations  que  pour  les  dénouer; 
sa  poitrine  bombée,  ses  poses  savantes,  ses  hum  hum,  ses  discours 
remplis  de  précautions  oratoires  et  ses  madrigaux  à  l'adresse  du  beau 
sexe  introduisent  un  élément  bouffon  dans  beaucoup  de  récits  où  le  sen- 
timent joue  le  rôle  principal.  Mais  le  type  favori  de  Bret  Harte,  —  bien 
qu'il  change  souvent,  celui-là,  de  nom,  —  c'est  le  géant  débonnaire, 
faible  d'esprit,  bon,  désintéressé,  tendre,  le  cœur  toujours  ouvert  à  la 
pitié,  capable  de  tous  les  dévoûmens  et  d'une  abnégation  parfois  hé- 
roïque, mais  d'ordinaire  aussi  plus  que  de  raison  accessible  aux  séduc- 
tions de  la  dive  bouteille.  Tel  est  le  «  partenaire  de  Tennessee,  »  brave 
garçon  qui  n'abandonne  pas  son  indigne  associé  auquel  les  mineurs 
ont  décidé  d'appliquer  la  loi  de  Lynch,  —  tel  est  Fagg,  «  l'homme  qui 
ne  compte  pas,  »  pauvre  amant  délaissé  qui  partage  sa  fortune  avec 
son  rival  pour  lui  permettre  d'épouser  sa  propre  fiancée,  —  tel  est  le 
bon  Sandy  (Alexandre),  l'amoureux  honteux  de  la  jolie  maîtresse  d'école 
du  Val-Rouge,  —  tel  est  encore  Gabriel  Gonroy,  le  héros  du  dernier 
roman  de  Bret  Harte,  qu'un  écrivain  de  talent  a  déjà  présenté  aux  lec- 
teurs de  la  Revue  (1).  Ajoutez-y  le  vieux  commandante  espagnol,  la  pé- 
cheresse sentimentale  qui  a  plusieurs  maris,  le  bon  Ghinois,  rusé,  vo- 
leur, mais  attaché  à  son  maître,  et  vous  aurez  les  principales  figures 
de  tous  ces  récits.  Bien  que  le  procédé  soit  renouvelé  de  Balzac,  il  est 
incontestable  que  Bret  Harte  en  tire  un  parti  souvent  heureux. 

Dans  Gabriel  Conroij,  son  premier  roman  de  longue  haleine,  Bret 
Harte  était  allé  encore  plus  loin  ;  il  ne  s'était  pas  contenté  de  rééditer 
ses  types  favoris,  il  avait  largement  mis  à  contribution  ses  premiers 
récits,  personnages,  incidens,  situations,  paysages.  Il  ne  lui  manquait 
plus  que  de  transporter  les  mêmes  types  sur  la  scène;  il  ne  s'en  est 
pas  fait  faute.  Le  hasard  avait  réuni  ici  même,  sous  le  titre  de  Récits 

(1)  Voyez,  dans  la  Bévue  du  1"  septembre  1876,  les  Aventures  d'un  pionnier  amé- 
ricain,  par  M.  Th.  Bentzon. 


71 Û  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

californiens,  deux  esquisses  de  Bret-Harte  intitulées  l'IclyHe  duVal-Rougs 
et  l'Enfant  prodigue  de  M.  Thompson.  Ces  deux  nouvelles,  cousues  en- 
semble, ont  fourni  la  trame  d'une  comédie  de  mœurs  qui  a  pour  titre  : 
deux  hommes  de  Sandy-Bar.  Les  deux  héros  du  drame  sont  le  bon  Saudy, 
le  vaurien  généreux,  l'humble  adorateur  de  la  jeune  maîtresse  d'école 
du  Val-Roage,  qui  devient  le  fils  prodigue  d'im  riche  négociant  de 
Saa-Francisco,  et  le  fameux  John  Oakhurst,  lequel  joue  ici  le  rôle  de 
l'aventurier  qui  prend  la  place  de  l'enfant  prodigue  au  foyer  paternel. 
Voici  maintenant  comment  cette  donnée  a  été  développée  par  l'auteur. 

La  pièce  est  divisée  en  quatre  actes.  Le  premier  se  passe  au  rancho 
dys  Bienheureux -Innocens,  chez  don  José  Castro,  vieux  gentilhomme 
mexicain  qui  a  recueilli  l'ivrogne  Sandy  à  titre  de  palefrenier,  parce 
qu'il  s't-st  trouvé  là  juste  à  point  pour  sauver  Ja  vie  à  sa  fille  ,  la  belle 
et  ardente  dcila  Jovita,  qui  ne  pouvait  plus  mbîiriser  un  cheval  fou- 
gueux. Maintenant  Jovita  sort  tous  les  jours,  accompagnée  de  son  fidèle 
écuyer  Diego  (c'est  le  nom  qu'on  a  donné  à  Sandy);  el'e  a  dans  la  forêt 
des  rendez-vous  avec  son  amant,  et  Sandy  fait  le  guet  à  une  distance  res- 
pectueuse. Or  l'homme  qui  courtise  la  riche  héritière  n'est  autre  que  le 
joueur  Oakhurst,  l'ancien  associé  de  Sandy,  ou  d'Alexandre  Morton  fils, 
pour  lui  donner  enfin  son  vrai  nom.  Un  beau  jour,  Oakhurst  a  disparu 
avec  la  femme  de  Sandy,  et  ce  dernier  a  noyé  son  chagrin  au  fond  de 
nombreux  verres  de  whiskey,  si  bien  que,  de  chute  en  chute,  il  en  est 
arrivé  à  errer  dans  les  campagnes,  misérable  vagabond  qui  a  trouvé 
un  asile  momentané  dans  la  maison  de  don  José;  mais  le  vieux  gentil- 
homme a  conçu  des  soupçons  :  il  se  doute  que  sa  fille  a  un  amant,  seu- 
lement il  croit  que  cet  amant  c'est  son  serviteur  Diego,  —  quelque  fils 
de  famille  qui  s'est  introduit  chez  lui  sous  un  déguisement.  Il  l'inter- 
roge, et  n'ayant  pas  réussi  à  le  faire  parler,  il  le  chasse.  Sandy  s'éloigne 
en  titubant,  après  avoir  essayé  de  sermonner  sa  jeune  maîtresse. 

Là-dessus  arrivent  le  vieux  Morton,  qui  cherche  partout  son  fils  pro- 
digue, et  le  colonel  Starbottle,  son  homme  d'affaires  et  intime  ami.  Ils 
sont  reçus  avec  toutes  les  formes  de  la  vieil'e  courtoisie  castillane.  Pen- 
dant la  nuit,  Oakhurst  s'introduit  par  effraction  pour  enlever  Jovita  :  il 
en  est  empêché  par  le  vieux  Morton,  qui  rôde  dans  les  corridors;  le 
bonhomme  croit  avoir  reconnu  dans  le  jeune  homme  le  fils  jadis  chassé 
par  lui  et  qu'il  demande  maintenant  à  tous  les  échos  depuis  qu'il  a  été 
touché  par  la  grâce  divine.  Oakhurst  n'ose  le  détromper,  et  le  voilà  qui 
part  avec  le  père  dont  la  Providence  lui  fait  cadeau  d'une  manière  si 
imprévue,  pour  prendre  la  place  de  son  ancien  associé,  qu'il  croit  mort. 
Le  vieillard  a,  bien  entendu,  demandé  à  don  José  la  main  de  Jovita 
pour  son  fils  retrouvé. 

Le  second  acte  nous  transporte  au  Yal-Rouge,  où  s'est  réfugié  le  vrai 
fils.  Il  est  tombé  amoureux  de  la  jeune  maîtresse  d'école,  dont  ses  soins 
timides  ont  fini  par  toucher  le  cœur.  Miss  Mary  est,  sans  le  savoir,  sa 


REVUE.    CHRONIQUE.  715 

proche  parente.  Orpheline,  ayant  vu  sa  famille  abandonnée  dans  la  mi- 
sère par  le  vieux  Morton,  elle  a  su  se  créer  elle-même  une  existence 
honorable.  Cependant  le  vieil  avare,  aujourd'hui  «  régénéré,  »  s'est  sou- 
venu d'elle,  il  a  découvert  sa  retraite,  et  il  envoie  le  colonel  Starbottle 
pour  lui  offrir  de  venir  vivre  sous  son  toit.  Miss  Mary  refuse  d'abord; 
mais  une  révélation  qu'elle  reçoit  la  fait  changer  d'avis.  Une  femme  que 
les  mineurs  du. camp  nomment  a  la  duchesse  »  vient  la  supplier  de  se 
charger  de  son  enfant,  un  petit  garçon  qui  suit  les  cours  de  l'école,  et 
elle  lui  confie  que  le  père  de  cet  enfant  est  Sandy,  qai  l'a  délaissée. 
Miss  Mary  consent  à  partir  avec  le  colonel,  et  elle  emmène  l'enfant. 

Pendant  ce  temps,  John  Oakhurst,  devenu  l'associé  de  son  père  pu- 
tatif, a  pris  sa  nouvelle  position  sociale  au  sérieux.  Grâce  à  son  intelli- 
gence, à  son  activité,  à  sa  connaissance  des  affaires,  la  maison  de  ban- 
que Morton  et  fils  jouit  sur  la  place  de  San-Francisco  d'une  confiance 
illimitée.  Mais  il  a  compté  sans  ses  ennemis.  Il  y  a  là  notamment 
Concho,  un  serviteur  de  don  José,  qui,  le  jour  de  l'enlèvement  projeté 
de  Jovita,  faisait  la  garde  autour  de  la  maison,  et  qui  a  été  estropié  en 
luttant  contre  Oakhurst-  Il  a  juré  de  se  venger.  Avec  l'aide  d'un  blan- 
chisseur chinois  auquel  Sandy  devait  de  l'argent,  il  a  retrouvé  ce 
dernier,  il  a  découvert  son  vrai  nom,  et  il  le  conduit  à  San-Francisco 
pour  démasquer  l'imposteur.  Ce  dernier  d'ailleurs  a  déj'i  dû  défendre 
sa  position  contre  une  foule  de  prétendans,  de  faux  daupîiins,  qui  sont 
venus  se  présenter  comme  les  vrais  fils  et  réclamer  l'héritage  du  vieux 
banquier,  —  ou  du  moins  une  indemnité.  Le  père  lui-même  se  dit  par- 
fois que  son  Sandy  est  bien  changé,  et  il  n'éprouve  pas  pour  ce  froid  et 
respectueux  jeune  homme  la  tendresse  qui  serait  si  naturelle  dans  leur 
situation  respective.  Enfin  des  vols  ont  été  commis  chez  Morton,  et  le 
détective  Capper,  qui  est  venu  avec  un  autre  agent  s'installer  dans  la 
maison,  soupçonne  vaguement  Oakhurst  de  n'être  pas  étranger  à  ces 
vols.  C'est  à  ce  moment  que  miss  Mary  arrive  à  San-Francisco  avec  la  da- 
chcsse,  qu'elle  croit  la  femme  de  Sandy,  et  le  petit  Tommy,  qu'elle  veut 
présenter  à  son  grand-père.  Le  colonel  Starbottle  les  met  en  présence 
de  celui  qui  porte  maintenant  le  nom  d'Alexandre  Morton  fils  :  la  du- 
chesse est  stupéfaite  en  reconnaissant  Oakhurst,  l'homme  qui  l'a  jadis 
enlevée  à  Sandy;  mais  celui-ci,  qui  la  domine  toujours,  lui  arrache  l'a- 
veu public  qu'elle  n'a  jamais  été  mariée  à  Alexandre  Morton,  et  déclare 
qu'il  se  charge  de  l'enfant.  Par  ce  coup  d'audace,  il  a  encore  échappé  au 
danger  qui  le  menaçait  de  ce  côté;  il  n'est  pas  au  bout.  Pendant  la  nuit, 
une  bande  de  voleurs,  conduite  par  un  ancien  déporté  qui  se  trouve  être 
le  vrai  mari  de  la  duchesse,  pénètre  dans  la  maison  et  se  met  en  de- 
voir de  la  dévaliser  après  avoir  garrotté  Oakhurst.  Les  bandits,  —  de 
vieilles  connaissances  de  l'aventurier,  —  lui  proposent  de  partager  avec 
eux  et  de  s'enfuir  ensemble.  Ils  lui  apprennent  que  Sandy  est  vivant, 
qu'ils  l'ont  amené  avec  eux  et  qu'il  ne  tardera  pas  à  réclamer  son  héri- 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tage.  Oakhurst,  pendant  ce  temps,  n'a  songé  qu'à  dégager  une  de  ses 
mains,  à  saisir  un  revolver  dans  sa  poche,  et  il  va  s'en  servir  quand 
l'apparition  des  agens  met  la  bande  en  fuite.  Sandy,  qui  attendait  de- 
hors et  qui  arrive  complètement  ivre,  est  emmené  par  le  détective,  qui 
n'ignore  pas  son  vrai  nom. 

Ces  incidens  remplissent  le  troisième  acte.  John  Oakhurst  est  au  pied 
du  mur;  voici  comment  se  dénoue,  dans  le  quatrième,  sa  périlleuse  si- 
tuation. Il  s'explique  avec  le  bon  Sandy,  qui,  loin  de  lui  garder  rancune, 
se  jette  dans  ses  bras,  lâcheté  qui  remplit  d'indignation  le  colonel  Star- 
bottle,  témoin  de  leur  entretien.  Sandy  n'ose  pas  encore  affronter  son 
père;  il  se  cache  lorsqu'il  l'entend  venir.  Ici  se  place  une  scène  assez 
inattendue  et,  disons-le,  répugnante.  Le  vieux  Morton,  qui  depuis  la 
mort  de  sa  jeune  femme  avait  renoncé  aux  boissons  spiritueuses,  se  laisse 
aller,  en  causant  avec  Oakhurst,  à  boire  un  verre  de  limonade,  y  reprend 
goût,  et  finit  par  se  griser  complètement.  C'est  dans  cet  état  que  le  voit 
son  fils,  et  l'horreur  que  lui  inspire  ce  spectacle  est  si  forte  qu'elle  le 
guérit  lui-même  de  sa  funeste  passion.  Glissons  sur  les  scènes  qui 
suivent.  Le  vrai  fils  a  repris  sa  place  dans  la  maison  paternelle  à  l'insu 
de  son  père,  car  Oakhurst  est  resté;  enfin  on  se  décide  à  tout  dire  au 
vieillard,  lequel,  toujours  un  peu  gris,  éclate  d'abord  et  chasse  les  deux 
«  intrigans  »  de  sa  présence.  Ils  s'en  vont,  Oakhurst  suivi  de  Jovita,  qui 
ne  veut  pas  se  séparer  de  lui;  don  José  lui-même  consent  à  les  marier. 
Alors  le  vieux  Morton  se  ravise;  poussé  par  son  ami  Starbottle,  il  déclare 
qu'il  adopte  John  Oakhurst  et  qu'il  le  garde  comme  associé  en  même 
temps  que  son  vrai  fils,  qui  épousera  sa  cousine  miss  Mary. 

Telle  est  cette  comédie  compliquée,  enchevêtrée,  qui,  si  elle  ne 
manque  ni  de  mouvement  ni  d'humour,  donne  une  singulière  idée  du 
niveau  moral  des  spectateurs  qu'elle  a  en  vue.  Elle  nous  fait  connaître 
une  société  à  demi  barbare,  où  la  délicatesse,  la  probité,  la  droiture, 
ne  sont  pas  précisément  nécessaires  pour  être  considéré,  où  l'ivrogne- 
rie et  l'imposture  sont  des  peccadilles  qui  ne  tirent  pas  à  conséquence^ 
Bret  Harte  ne  se  pique  pas,  il  l'a  dit  plus  d'une  fois,  de  tirer  de  ses  ré- 
cits des  leçons  de  morale  :  c'est  un  réaliste  qui  n'a  souci  de  la  justice 
distributive,  qui  se  contente  de  peindre  ce  qu'il  a  vu.  Ce  n'est  pas  là  le 
côté  le  plus  recommandable  de  son  talent  ;  l'indifférence  avec  laquelle 
il  traite  la  morale  gâte  l'impression  que  nous  laissent  ces  peintures 
trop  crues  de  la  vie  californienne,  et  nous  ne  nous  lasserons  pas  d'aver- 
tir l'auteur  de  tant  de  charmans  récits  qu'il  glisse  aujourd'hui  sur  une 
pente  où  il  est  difficile  de  s'arrêter. 

Un  gentilhomme  français  au  xviii''  siècle.  Le  comte  de  Plélo,  par  M.  J.-B.  Rathery.  Paris  1876. 

Le  titre  complet  donné  par  l'auteur  à  cet  intéressant  volume  dit  à  lui 
seul  déjà  ce  qu'a  été  le  héros  et  avec  quel  soin  le  livre  a  été  composé. 


\ 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  7l7 

C'est  la  biographie  d'un  vrai  gentilhomme  français  de  la  première  par- 
tie du  xvni^  siècle,  guerrier,  litlcrateur  et  diplomale,  et  cette  biographie 
a  été  écrite  d'après  des  papiers  de  famille  el  les  archives  du,  ministère  de 
la  guerre  et  des  affaires  étrangères.  L'auteur,  qui  est  mort  avant  la  pu- 
blication, appartenait  à  cette  excellente  maison  qui  s'appelle  la  Biblio- 
thèque nationale,  où  tout  sérieux  travailleur  trouve  de  si  obligeans 
auxiliaires,  transformant  leurs  fonctions  en  vraie  magistrature  au  ser- 
vice de  la  science  et  des  lettres.  M.  Rathery  était  parmi  les  plus  bien- 
veillans,  et  un  des  plus  habiles  en  cette  science  des  livres,  qu'on  ne 
saurait  bien  acquérir  sans  aimer  les  choses  de  l'esprit.  Entouré  d'une 
rare  estime,  toujours  prêt  à  rendre  service  par  son  érudition  rare, 
charmé  d'être  placé  lui-même  au  centre  d'informations  et  de  ressources, 
il  poursuivait  aisément  soit  de  fines  études  telles  que  celles  qu'il  a  don- 
nées à  cette  Revue  sur  les  chants  populaires,  soit  des  monographies 
presque  uniquement  composées  d'informations  inédites,  que  sa  situa- 
tion et  son  crédit  lui  permettaient  mieux  qu'à  beaucoup  d'autres  de 
réunir;  tel  est  son  volume  sur  le  comte  de  Plélo. 

Plélo  a  inscrit  son  nom  dans  l'histoire  par  un  de  ces  traits  de  patrio- 
tisme héroïque  dont  le  xvni«  siècle  a  offert  plusieurs  beaux  exemples. 
C'était  au  mois  de  mai  de  l'année  173/1.  La  France  prétendait  maintenir 
Stanislas  Leczinski,  élu  roi  de  Pologne,  contre  son  rival  Frédéric-Au- 
guste III,  que  soutenaient  principalement  les  Russes.  Cependant  le  mi- 
nistère français  ne  faisait  nul  sérieux  effort;  le  cardinal  Fleury  ne  vou- 
lait ni  avoir  la  honte  d'abandonner  entièrement  notre  candidat,  ni 
hasarder  de  grandes  forces  pour  le  soutenir.  En  vain  Plélo,  notre  am- 
bassadeur en  Danemark,  qui  avait  pris  chaudement  à  cœur  une  cause 
où  il  voyait  engagé  l'honneur  national,  pressait-il  l'arrivée  d'un  secours 
efficace.  A  peine  proclamé,  Stanislas  est  obligé  de  se  réfugier  à  Dantzig, 
tandis  que  la  Pologne  est  envahie.  Au  mois  de  février,  le  général  russe 
Lacy  commence  le  siège  de  la  ville;  le  l*""  mai,  la  grosse  artillerie  mos- 
covite ouvre  le  bombardement.  Cependant  une  sortie  des  habitans  a  du 
succès;  des  renforts  qu'attendent  les  ennemis  ne  sont  pas  arrivés;  qu'un 
vigoureux  effort  soit  renouvelé  avec  ce  qu'on  a  envoyé  de  Français,  et 
la  victoire  est  peut-être  assurée.  C'est  en  ce  moment  que  Plélo  apprend 
à  Copenhague  la  retraite  des  régimens  de  Périgord  et  de  Blaisois  :  ils 
reviennent  de  Dantzig  en  Danemark  avec  les  deux  frégates  VAchille  et  la 
Gloire,  qu'à  grand'peine  il  avait  obtenues.  Leur  commandant  est  le  bri- 
gadier-général de  Lamotte,  un  vieux  soldat  qui  a  fait  vingt  campagnes; 
il  n'a  pas  cru  cette  fois  que  sa  commission  fût  sérieuse...  Plélo  n'hésite 
pas  :  «  Au  nom  du  roi,  votre  maître  et  le  mien,  dont  je  tiens  ici  la  place, 
lui  dit-il,  je  vous  ordonne  de  me  suivre,  »  et  il  fait  tout  disposer  pour 
mettre  à  la  voile.  «  Sire,  écrit-il  au  roi,  nos  premières  troupes,  —  Fleury 
appelait  avant-garde  ce  petit  corps  qu'il  envoyait  seul,  —  revinrent  hier 
à  la  rade  d'ici  sans  s'être  présentées  devant  l'ennemi...  La  honte  qui 


718  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pourrait  rejaillir  d'une  telle  retraite  sur  la  nation,  et  les  conséquences 
qui  peuvent  en  résulter  pour  la  sûreté  du  roi  de  Pologne,  m'ont  affecté 
si  fortement  que  j'ai  cru  devoir  prendre  une  résolution  qu'il  n'y  a  que 
la  nécessité  absolue  qui  puisse  justifier  :  c'est  de  faire  retourner  nos 
gens  sur  leurs  pas,  moi  à  leur  tête.  Je  ne  dois  pas  cacher  à  votre  ma- 
jesté que  nous  ne  marchions  à  une  entreprise  d'autant  plus  hardie  que 
les  Russes  auront  vraisemblablement  profité  de  notre  éloignement  pour 
rendre  nos  tentatives  plus  difficiles;  mais  nous  y  allons  à  dessein  de 
périr  tous  plutôt  que  de  revenir  avec  la  moindre  tache.  » 

Pendant  deux  jours,  il  prend  avec  calme  et  lucidité  toutes  les  me- 
sures pour  régler  les  affaires  pendant  son  absence,  pour  la  transmission 
des  nouvelles  qu'il  enverra,  pour  l'envoi  régulier  de  vivres  et  de  mu- 
nitions à  Dantzig.  Ses  lettres  étaient  du  20  mai  ;  son  arrivée  devant  la 
ville  assiégée  est  du  23.  On  sait  ou  l'on  devine  facilement  la  suite.  Il  a 
une  poignée  d'hommes  contre  deux  corps  d'armée;  une  attaque  est  ré- 
solue pour  le  27,  de  concert  avec  une  sortie  des  assiégés.  Plélo  prend 
son  poste  de  combat;  il  va  se  placer  à  côté  du  porte-drapeau  du  régi- 
ment de  Blaisois,  «  personnification  du  devoir  et  de  la  patrie  absente,  » 
dit  bien  M.  Rathery.  On  le  vit  longtemps  marcher,  l'épée  à  la  main,  en- 
courageant les  troupes  de  ses  paroles  et  de  son  exemple  :  un  premier 
retranchement  est  franchi;  mais  nos  grenadiers  sont  pris  entre  trois 
feux:  le  vieux  Lamotte  fait  rentrer  ses  troupes,  pendant  que,  du  côté  de 
la  ville,  on  doit  aussi  reconnaître  la  journée  perdue.  Qu'est  devenu 
Plélo?  Suivant  M.  Rathery,  qui  a  soigneusement  étudié  les  versions  di- 
verses, après  avoir  essayé  en  vain  d'entraîner  nos  soldats  jusqu'au  se- 
cond retranchement,  criblé  de  blessures,  il  est  tombé  au  pied  d'un 
arbre,  et  c'est  là  que  les  Russes  l'ont  relevé;  emporté  dans  leur  camp, 
il  y  est  mort  étouffé  par  une  violente  hémorragie. 

Il  y  en  a  qui  ont  froidement  jugé,  il  y  en  a  qui  ont  blâmé  l'action 
dernière  du  comte  de  Plélo.  La  Beaumelle  plaisante  à  ce  sujet  :  Plélo 
s'est  fait  tuer,  dit-il,  parce  qu'il  s'ennuyait  à  pcrir  dans  son  ambassade 
de  Copenhague.  On  lit  dans  une  relation  écrite  par  un  de  ses  officiers 
«  qu'il  n'aurait  pas  eu  ce  sort  s'il  fût  resté  dans  le  port  de  Weichsel- 
mùnde  (en  avant  de  Dantzig),  ou  mieux  à  Copenhague,  comme  M.  de 
Lamotte  l'en  avait  prié.  »  Voilà  qui  paraît  évident,  M.  de  Talleyrand  eût 
été  d'avis  que  ce  diplomate  eut  pour  le  coup  trop  de  zèle.  La  vérité  est 
que  Plélo  s'est  dévoué  au  nom  du  patriotisme  et  de  l'honneur;  on  ne 
calcule  pas  assez  de  quelle  utilité  sont  pour  une  cause  de  tels  dévoû- 
mens;  quand,  aux  mains  du  cardinal  Fleury,  le  cabinet  de  Versailles 
était  si  insouciant  et  inerte,  pour  combien  fallait-il  compter  ces  actes 
héroïques  de  quelques  enfans  perdus  qui  mouraient  au  loin  pour  relever 
le  nom  de  la  patrie? 

L'histoire  de  la  mort  du  comte  de  Plélo  était  assurément  connue  avant 
cette  biographie  nouvelle,  mais  non  pas  avec  tous  les  intéressans  détails 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  719 

qu'a  retrouvés  et  que  nous  rend  M.  Rathery.  Il  y  a  un  trait  surtout,  par 
lui  révélé,  qui  rehausse  encore  la  beauté  de  ce  dévoûment  :  c'est  que 
Plélo  était,  dans  sa  vie  privée,  parfaitement  heureux,  père  de  plusieurs 
enfans,  époux  d'une  jpune  femme  qu'il  adorait.  Son  mariage  avec  M"«  de 
La  Vrillière,  en  1722,  avait  donné  lieu  à  un  aimable  épisode.  Il  avait 
vingt-trois  ans;  comme  sa  femme  n'en  avait  pas  encore  quatorze,  on  les 
tint  séparés,  quoique  logés  dans  le  même  hôtel,  et  la  jeune  comtesse 
sous  la  garde  d'une  duègne.  C'était  une  occasion  de  roman  toute  trou- 
vée :  ils  se  virent  dans  le  monde  et  se  plurent;  bientôt  une  intrigue  se 
noua  qui  était  sans  danger,  et  dont  le  succès  mit  fin  à  une  surveillance 
devenue  très  inutile.  En  plein  xviii«  siècle,  alors  que  l'institution  du 
mariage  semblait  presque  tombée  en  désuétude,  ces  deux  époux,  unis 
douze  années,  furent  de  fidèles  amans.  Il  faut  lire,  dans  le  livre  de 
M.  Rathery,  la  lettre  qu'il  écrivit  à  la  comtesse,  car  il  ne  se  sentit  pas 
assez  fort  pour  la  voir,  au  moment  de  sa  grande  résolution  et  de  son  dé- 
part. Elle  est  courte,  elle  est  déchirante,  quoique  résolue  et  résignée  : 
dix  lignes  à  peine,  quelques  feintes  paroles  d'e?poir  :  «  Amour,  devoir, 
gloire,  que  de  maux  vous  me  causez!  »  Il  faut  lire,  dans  le  même  vo- 
lume, la  douloureuse  réponse  qui  n'arriva  jamais  à  son  adresse,  et  en- 
suite, car  M.  Rathery  a  pu  les  décrire  à  l'aide  de  nombreux  papiers  de 
famille,  les  scènes  de  désespoir,  les  éclats  de  douleur,  les  pensées  de 
mort  de  la  malheureuse  veuve.  Telle  était  l'affection  profonde,  tel  était 
l'ardent  amour  que  chacun  des  deux  avait  pour  l'autre  ;  c'était  un  par- 
fait bonheur  que  Plélo  avait  sacrifié  sciemment  :  à  cette  mesure  encore 
il  faut  apprécier  son  héroïsme. 

Le  comte  de  Plélo  était  d'ailleurs  un  homme  d'esprit,  ami  des  lettres 
et  des  sciences,  d'une  douce  philosophie,  de  la  poésie  et  du  beau  lan- 
gage. Il  faisait  partie  de  V Entresol,  cette  sorte  de  club  littéraire  dont 
parlent  les  Mémoires  du  marquis  d'Argenson,  un  de  ses  membres,  et  qui 
fut  comme  un  berceau  d'Académie  des  sciences  mora'es  et  politiques. 
Il  a  laissé  de  petites  pièces  en  vers  fort  agréablement  écrites  et  une  re- 
marquable correspondance  que  M.  Rathery  nous  a  rendue.  Profitant  de 
sa  mission  diplomatique  à  Copenhague,  il  prenait  à  cœur  de  correspondre 
avec  les  principaux  savans  du  nord;  il  avait  étudié  les  langues  Scandi- 
naves, il  avait  remarqué  les  sagas;  la  Bibliothèque  nationale  de  Paris  lui 
doit  six  ou  sept  cents  volumes  danois,  suédois,  norvégiens,  i.-landais, 
parmi  lesquels  il  y  a  des  traductions  manuscrites  de  monumens  inédits. 

Il  fallait  cependant  l'érudition  patiente  et  ingénieuse  d'un  savant  tel 
que  M.  Rathery  pour  réunir  des  informations  si  complètes  sur  une  re- 
nommée qui,  fixée  uniquement  par  un  dernier  coup  d'éclat,  n'avait  pas 
eu  le  temps  de  s'établir  dans  les  souvenirs  des  hommes.  De  cette  cu- 
rieuse recherche  il  résulte  un  volume  d'une  aimable  et  facile  lecture, 
hommage  bien  légitime  à  l'une  des  plus  nobles  mémoires  d'une  période 


720  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

déjà  bien  partagée.  M.  Rathery,  pour  sa  dernière  œuvre,  nous  a  laissé 
un  livre  dont  on  peut  dire  qu'il  est  une  bonne  action.        a.  geffroy. 


L'année  dernière  est  mort  subitement  à  Avallon  un  homme  dont  Hé- 
gésippe  Moreau,  qui  était  de  ses  amis,  disait  :  «  Ce  jeune  homme  à  vingt 
ans  montre  des  talens  extraordinaires  et  une  ambition  effrénée.  »  Ce- 
pendant cet  homme,  qui  a  écrit  plus  d'une  page  fiue  et  délicate,  a  tou- 
jours préféré  cacher  sa  personnalité  derrière  un  pseudonyme,  et  s'il 
a  eu  une  ambition  effrénée,  il  n'y  a  que  ses  amis  qui  aient  pu  s'en  aper- 
cevoir en  recevant  de  lui  des  conseils  pleins  de  sagesse  et  de  droiture, 
qui  devaient  les  aider  dans  leur  carrière.  Nous  ne  saurions  pas  encore 
aujourd'hui  que  cet  homme  fut  un  écrivain ,  si  son  fils  n'avait  pris  le 
soin  de  recueillir  les  diverses  études  de  son  père  pour  les  réunir  dans 
une  publication  posthume;  mais  ce  fils  respectueux  n'a  pas  été  jusqu'au 
bout  de  sa  tâche,  puisqu'il  n'a  composé  ce  volume  de  Souvenirs  litté- 
raires qu'en  vue  d'un  cercle  restreint  d'amis;  maintenant  il  lui  faut 
aborder  le  grand  public.  M.  René  Vallery-Radot  a  fait  précéder  ce  recueil 
des  articles  de  son  père,  insérés  autrefois  au  Constitutionnel ,  d'une  no- 
tice biographique  où  il  nous  raconte  cette  vie  calme  et  paisible  d'un 
homme  qui  a  partagé  son  existence  entre  son  foyer  et  les  fonctions  qu'il 
a  remplies  successivement  à  la  bibliothèque  du  Louvre  et  comme  chef 
du  cabinet  du  ministre  de  l'agriculture  et  du  commerce  en  1869. 

Avant  tout,  M.  Vallery-Radot  était  un  fin  connaisseur  littéraire,  un 
guide  sûr  et  fort  apprécié;  s'il  a  fait  de  la  critique,  ce  ne  fut  jamais 
d'une  manière  militante,  il  se  plaisait  beaucoup  plutôt  à  donner  des 
conseils  qu'à  combattre  telle  ou  telle  doctrine.  Aussi  ce  qui  restera  de 
ses  travaux,  c'est  son  livre  sur  les  Chef s-d' œuvre  des  c'assiques  français 
fait  en  collaboration  avec  M.  de  Courson.  Dans  le  volume  qui  nous  oc- 
cupe, les  deux  meilleurs  chapitres  ont  trait  à  l'histoire  littéraire  :  le 
premier,  une  petite  étude  sur  Hégésippe  Moreau,  et  l'autre  sur  un  Ma- 
nuscrit de  Bossuel.  Comme  ces  deux  sujets  ne  demandaient  pas  en  effet 
une  fougue  de  polémiste,  rien  ne  pouvait  mieux  convenir  à  cet  esprit 
judicieux.  Si  nous  lisons  ensuite  les  chapitres  consacrés  au  Récit  d'une 
sœur,  aux  Odeurs  de  Paris,  à  l'Affaire  CUimenceau,  nous  rencontrons  un 
homme  aimable  qui  applaudit  ou  blâme,  sans  trop  louer,  sans  trop 
se  fâcher,  mais  qui  sème  en  passant  des  remarques  dénotant  un  goût 
sûr,  un  esprit  critique  dont  les  jugemens  sont  tempérés  par  l'indul- 
gence de  l'homme  du  monde.  On  ne  peut  que  regretter  en  somme  que 
cette  plume, qui  écrivait  si  bien,  ait  écrit  si  peu. 


Le  directeur-gérant^  C.  Buloz. 


V I  L  M  A 


I. 

Il  y"  avait  environ  dix  ans  qu'Angélique  d'Anisy  portait  le  nom 
du  comte  Bernard  d'Argennes,  et  leur  bonheur  semblait  inébran- 
lable. Trop  de  motifs  étrangers  à  l'amour  président  souvent  à  l'as- 
sociation de  l'homme  et  de  la  femme,  pour  que  parmi  les  mariages 
contractés  dans  le  monde  on  en  compte  beaucoup  qui  aient  une 
destinée  favorable  ;  mais  celui  dont  nous  parlons  avait  été  le  fruit 
d'une  tendresse  réciproque.  C'est  le  secret  du  bonheur.  Angélique 
et  Bernard  étaient  donc  heureux,  heureux  de  s'aimer,  heureux  de 
se  voir  revivre  dans  deux  enfans  dont  les  caresses  ajoutaient  au 
charme  de  leur  foyer.  Bien  que  leur  fortune  leur  assurât  à  Paris  une 
existence  large  et  brillante ,  ils  habitaient  le  château  d'Argennes 
dans  l'Ardèche,  pendant  la  plus  grande  partie  de  l'année.  La  sur- 
veillance d'une  importante  exploitation  agricole  et  l'étude  des  ques- 
tions qui  s'imposent  à  toute  intelligence  élevée  remplissaient  la  vie 
quotidienne  de  Bernard.  Celle  d'Angélique  était  consacrée  tout  en- 
tière à  son  mari,  à  ses  enfans  et  aux  pauvres.  L'amour  planait  sur 
ces  occupations  et  les  embellissait. 

Les  deux  époux  chérissaient  leur  retraite.  Quand  l'entente  et  la 
confiance  existent  entre  des  âmes  que  l'amour  a  d'abord  réunies, 
elles  trouvent  dans  la  solitude  une  félicité  qui  la  leur  rend  précieuse 
et  douce.  C'est  pour  cela  que  le  comte  et  la  comtesse  d'Argennes 
vivaient  peu  à  Paris.  Ils  y  arrivaient  au  commencement  de  janvier 
et  en  repartaient  avec  satisfaction  à  la  fin  de  mars,  n'y  restant  que 
le  temps  nécessaire  pour  se  rappeler  au  souvenir  de  leurs  amis. 
Cette  existence  était  celle  que  Bernard  avait  toujours  rêvée,  elle 
suffisait  à  Angélique;  ni  l'un  ni  l'autre  ne  souhaitait  rien  au-delà. 
C'est  pendant  l'hiver  de  lS7i  qu'un  événement  inattendu  vint  en 
troubler  tout  à  coup  la  tranquillité.  Un  matin,  Bernard  d'Argennes 

TOME  XX.   —    lo   AVRIL   1877.  46 


722  EEVDE  DES  DEUX  MONDES. 

reçut  la  lettre  suivante ,  qu'il  lut  à  haute  voix  en  présence  de  sa 
femme  : 

«  Château  de  Schneeberg,  cercle  d'Olmûtz,  Moravie,  18  janvier. 

«  Mon  cousin,  j'ai  le  devoir  de  vous  faire  connaître  l'affreux  mal- 
heur qui  me  rend  orpheline.  Mon  père  vient  de  mourir  en  quelque 
sorte  foudroyé,  alors  que  sa  jeunesse  et  la  vigueur  de  sa  santé  me 
permettaient  d'espérer  que  je  le  conserverais  longtemps  encore.  Il  a 
rendu  le  dernier  soupir  entre  mes  bras,  le  12  de  ce  mois,  à  la 
suite  d'une  courte  maladie  qui  n'a  révélé  toute  sa  gravité  que  lors- 
qu'il était  trop  tard  pour  la  combattre  efficacement.  J'ai  eu  la  dou- 
leur d'être  impuissante  à  préserver  des  jours  pour  lesquels  j'aurais 
voulu  donner  les  miens,  et  me  voici  séparée  à  jamais  du  meilleur 
et  du  plus  tendre  des  pères.  Cette  catastrophe  mi'a  laissée  anéantie. 
J'ai  souhaité  de  mourir,  et  je  ne  sais  ni  comment  ni  pourquoi  je 
vis.  Vous  pardonnerez  donc  le  retard  que  j'ai  mis  à  vous  écrire  :  je 
n'ai  d'autre  excuse  que  l'excès  de  mon  désespoir.  Mais  j'ose  espé- 
rer que  vous  accepterez  cette  excuse,  et  que  ma  cousine  d'Argennes 
et  vous-même  vous  vous  associerez  à  ma  douleur.  Le  prince  Mal- 
borg  est  mort  comme  il  avait  vécu,  en  chrétien.  Priez  pour  lui! 

«  Je  suis  maintenant  forcée  de  vous  parler  de  moi,  mon  cousin. 
Seule  au  monde,  libre  et  maîtresse  de  moi-même,  mais  disposée  à 
ne  jamais  me  marier,  c'est  vers  vous  qu'en  ce  cruel  moment  mon 
cœur  a  d'abord  volé.  Tout  me  manquant  à  la  fois,  c'est  au  doux  sou- 
venir de  mon  séjour  à  Paris,  à  celui  de  vos  bontés,  de  la  tendresse 
d'Angélique,  ma  chère  petite  maman  du  Sacré-Cœur,  que  je  me  suis 
attachée  comme  à  l'unique  espérance  de  mon  avenir.  Il  m'a  semblé 
qu'auprès  de  vous  seulement  je  retrouverais  quelque  chose  de  ce 
j'ai  perdu. 

«  Je  viens  donc  vous  demander  un  asile,  au  moins  pour  la  durée 
de  ce  deuil  funeste.  Je  vous  le  demande  au  nom  d'un  passé  dont 
toutes  les  heures  sont  vivantes  dans  ma  mémoire.  J'ai  tant  besoin 
d'être  aimée,  et  je  vous  aime  tant!  Que  ne  puis-je  vous  mieux  ex- 
primer, Bernard,  combien  en  se  développant  ma  raison  a  fortifié 
mon  affection  pour  vous  !  Je  vais  avoir  vingt-trois  ans.  C'est  vous 
dire  que  je  ne  suis  plus  la  petite  fille  capricieuse,  sauvage,  ingrate 
même,  que  vous  avez  connue.  Ma  cousine  d'Argennes  trouvera  en 
moi  une  sœur  reconnaissante  et  tendre  ;  pour  vous,  je  serai  une  fi- 
dèle amie,  pour  vos  enfans  une  seconde  mère.  C'est  à  eux  que  je 
rendrai  en  caresses,  en  soins  de  toutes  les  heures,  les  bontés  que 
vous  aurez  pour  moi.  Vous  ne  vous  repentirez  pas  de  m' avoir  fait 
un  peu  de  bien,  de  m'avoir  aidée  à  porter  ma  douleur.  Il  me  sera 
doux  de  vous  chérir. 


VILMA    MALBORG.  723 

«  J'attends  avec  impatience  votre  réponse  pour  partir,  mon  cou- 
sin. Ce  vieux  château  où  la  mort  vient  d'entrer  brutalement  est  de- 
venu bien  triste  depuis  que  la  chère  voix  de  celui  que  je  pleure 
ne  s'y  fait  plus  entendre.  J'embrasse  tendrement  Angélique.  Je  la 
prie  de  me  rappeler  au  souvenir  de  notre  mère  supérieure  du  Sacré- 
Cœur,  que  je  n'ai  pas  oubliée,  et  de  me  recommander  à  ses  prières. 
Je  suis  pour  la  vie  votre  cousine  affectionnée.   «  Yilma  Malborg.  » 

Après  avoir  lu  cette  lettre,  Bernard  d'Argennes  interrogea  sa 
femme  d'un  regard.  Accoutumée  à  lire  dans  sa  pensée,  elle  devina 
ses  préoccupations  et  son  anxiété.  Elle  y  répondit  d'un  mot  :  —  Il 
faut  qu'elle  vienne. 

—  Ce  sera  une  lourde  tâche  pour  nous,  répliqua-t-il,  qu'une  fille 
de  vingt-trois  ans,  belle  comme  un  ange  ou  comme  un  démon,  si 
elle  a  tenu  ce  qu'elle  promettait,  à  garder,  à  surveiller,  à  établir... 

—  A  consoler  seulement,  objecta  M"''  d'Argennes  ;  Yilma  n'est 
plus  une  enfant,  c'est  une  femme  en  état  de  diriger  sa  vie  et  de 
porter  seule  la  responsabilité  de  ses  actes.  Sa  fortune  et  sa  beauté 
appelleront  bien  vite  les  prétendans  autour  d'elle.  Notre  unique  de- 
voir consistera  alors,  après  l'avoir  consolée,  à  trouver  un  époux  qui 
lui  convienne.  Écris-lui  qu'elle  peut  se  mettre  en  route,  que  nous 
l'attendons,  et  qu'elle  trouvera  chez  son  cousin  deux  cœurs  pour 
l'aimer.  —  Comme  Bernard  restait  silencieux,  elle  ajouta  :  —  Nous 
n'avons  pas  la  liberté  de  répondre  à  sa  lettre  par  un  refus.  D'ail- 
leurs il  serait  extraordinaire  que  cette  bonne  action  nous  portât 
malheur. 

Bernard  se  rangea  à  l'avis  de  sa  femme  et  adressa  à  M"*  Malborg 
la  lettre  qu'elle  souhaitait.  En  réponse  à  cette  lettre,  il  reçut  d'Ol- 
mûtz,  au  commencement  de  la  semaine  suivante,  une  dépêche 
ainsi  conçue  :  «  Je  serai  à  Paris  dans  trois  jours.  » 

Pour  permettre  au  lecteur  de  comprendre  les  préoccupations  du 
comte  d'Argennes  et  pour  le  préparer  aux  événemens  qui  vont  sui- 
vre, il  est  nécessaire  de  le  ramener  vers  le  passé  et  de  lui  raconter 
brièvement  l'histoire  des  personnages  que  nous  venons  de  mettre 
en  scène. 

En  1852,  les  hautes  fonctions  de  conseiller  à  l'ambassade  d'Au- 
triche à  Paris  étaient  remplies  par  le  prince  Malborg.  Issu  d'une 
ancienne  famille  morave,  le  prince  avait  trente-cinq  ans,  une  grande 
fortune,  une  heureuse  physionomie,  les  qualités  d'esprit  et  de  cœur 
qui  rendent  un  homme  aimable  et  lui  assurent  partout  où  il  passe 
des  sympathies  constantes  et  des  amitiés  fidèles.  Très  lancé  dans  le 
monde,  il  y  rencontrait  souvent  M"«  Geneviève  d'Éternay,  seconde 
fille  de  feu  le  marquis  d'Éternay  et  sœur  cadette  de  la  comtesse 


724  RETUE   DES   DEUX  MONDES. 

d'Argennes,  mère  de  Bernard.  Depuis  longtemps  en  âge  d'être  ma- 
riée, Geneviève,  loin  de  se  laisser  séduire  par  le  bonheur  conjugal 
de  son  aînée  et  d'y  puiser  un  encouragement  et  un  exemple  pour 
elle-même,  s'était  obstinée  à  repousser  tour  à  tour  les  hommes  qui, 
séduits  par  sa  grâce  ou  attirés  par  les  avantages  de  cette  alliance, 
aspiraient  à  sa  main.  On  ne  comptait  plus  ceux  dont  elle  avait  dé- 
couragé les  tentatives,  et,  comme  elle  leur  exprimait  sa  résolution 
sans  prendre  souci  de  la  justifier,  on  s'était  accoutumé  à  la  consi- 
dérer comme  une  personne  capricieuse  et  fantasque,  ou  comme  la 
touchante  victime  d'un  amour  contrarié  dont  le  souvenir,  disait-on, 
restait  assez  puissant  dans  son  cœur  pour  la  rendre  à  tout  jamais 
ennemie  du  mariage.  Presque  oubliée  par  les  prétendans  lassés  de 
ses  refus,  elle  venait  d'atteindre  sa  vingt-septième  année,  quand 
tout  à  coup  le  bruit  se  répandit  qu'elle  renonçait  au  célibat  pour 
épouser  le  prince  Malborg.  Ce  bruit  était  fondé.  Épris  de  la  délicate 
beauté  de  M'^^  d'Éternay,  soutenu  par  l'espoir  d'être  plus  heureux 
que  d'autres,  le  prince  avait  eu  la  témérité  de  se  présenter,  de  for- 
muler sa  demande,  et,  victorieux  par  la  seule  puissance  de  son 
charme,  sans  s'être  donné  la  peine  de  combattre,  la  bonne  fortune 
de  se  faire  agréer.  Les  noces  furent  célébrées  avec  éclat  à  l'hôtel 
d'Argennes;  puis  le  prince  Malborg  emmena  sa  femme  dans  ses 
terres  de  Moravie,  abandonnant  sans  regret  sa  carrière  pour  mieux 
savourer  un  bonheur  qu'il  croyait  éternel,  mais  qui  malheureuse- 
ment fut  de  courte  durée. 

L'année  suivante,  Geneviève  mourut  en  couches,  brisée  par  l'ex- 
cès même  de  son  amour,  comme  une  fleur  trop  frêle  pour  résister 
aux  ardentes  caresses  de  l'air  et  du  soleil.  Précipité  du  haut  de  ses 
rêves,  désespéré,  une  inguérissable  plaie  au  cœur,  Malborg  aurait 
pu  croire  qu'il  était  désormais  seul  dans  la  vie,  si  les  vagissemens 
qui  s'élevaient  d'un  berceau,  à  quelques  pas  de  la  chambre  dans 
laquelle  sa  femme  avait  expiré,  n'étaient  venus  lui  apprendre  que 
des  devoirs  nouveaux  et  sacrés  lui  ordonnaient  de  vivre,  et  que  l'a- 
venir lui  réservait  comme  une  compensation  les  joies  de  la  pater- 
nité. Il  vécut  donc  en  les  attendant  et  ne  tarda  pas  à  en  connaître 
la  douceur.  Un  enfant  qui  grandit,  une  intelligence  qui  s'éveille, 
un  cœur  qui  commence  à  rendre  en  joyeuses  effusions  la  tendresse 
qu'il  reçoit,  est-il  rien  de  plus  suave  et  de  meilleur?  est-il  contre 
les  meurtrissures  d'une  âme  sensible  un  remède  plus  efficace?  Mal- 
borg goûta  bientôt  ces  félicités  ineffables.  Sa  petite  Vilma  lui  versa 
dans  ses  baisers  enfantins,  dans  ses  divins  sourires,  des  consola- 
tions plus  puissantes  que  l'amertume  des  souvenirs.  Elle  poussait 
robuste  et  vaillante,  emplissant  de  ses  cris  le  château  de  Schnee- 
berg,  où  dix  générations  ne  semblaient  avoir  vécu  que  pour  résu- 


VILSIA    MALCOKG.  725 

mer  en  elle  tout  ce  qu'elles  avaient  possédé  de  beauté,  d'intelli- 
gence et  de  force.  Elle  tenait  de  sa  mère  la  délicatesse  des  traits, 
l'éclat  du  regard,  la  vivacité  de  l'esprit,  —  de  son  père,  ces  cheveux 
d'or,  aux  reflets  fauves,  qui,  lorsqu'elle  eut  trois  ans,  couvrirent  ses 
épaules  de  leur  flot  soyeux,  la  blancheur  éblouissante  du  teint,  la 
vigueur  des  membres.  L'âge  mit  plus  tard  au  fond  de  ses  yeux  noirs 
une  expression  d'ardeur  indomptée,  comme  s'ils  eussent  réfléchi 
quelque  chose  du  caractère  âpre  et  sauvage  de  la  nature  au  milieu 
de  laquelle  elle  grandissait;  mais  il  n'altéra  pas  la  pureté  du  visage 
dont  les  lignes  sévères,  en  se  formant,  révélèrent  peu  à  peu,  dans 
une  beauté  que  seule  l'alliance  du  sang  gaulois  et  du  sang  slave 
avait  pu  produire,  la  volonté  de  fer,  les  emportemens  farouches,  les 
instincts  passionnés,  encore  invisibles  sous  l'ingénuité  de  l'enfant, 
mais  qui  devaient  éclater  plus  tard  avec  une  violence  fatale  dans 
l'âme  de  la  jeune  fille. 

Geneviève  avait  obtenu  de  son  mari  la  promesse  de  faire  élever 
leur  fille  en  France.  Quand  Vilma  eut  dix  ans,  le  prince  Malborg, 
fidèle  a  cette  promesse,  la  conduisit  à  Paris,  où  devait  être  continuée 
son  éducation.  En  arrivant,  il  descendit  chez  son  neveu  Bernard 
d'Argennes,  qui  pleurait  encore  son  père  et  sa  mère  morts  l'année 
précédente,  à  une  courte  distance  l'un  de  l'autre,  et  qui,  majeur 
depuis  quelques  mois  à  peine,  venait  de  prendre  possession  de  leur 
opulent  héritage.  Aussitôt  qu'il  eut  renoué  connaissance  avec  ce 
jeune  homme  dont  il  ne  se  souvenait  que  comme  d'un  enfant  en- 
trevu à  l'époque  de  son  entrée  dans  la  famille  d'Éternay,  Malborg 
s'attacha  à  lui.  Quant  à  Vilma,  dans  les  sentimens  qu'elle  éprouva 
pour  son  cousin  elle  mit  dès  la  première  heure  toute  la  passion 
ingénue  et  ardente  que  peut  contenir  un  cœur  de  dix  ans.  Emportée 
par  la  fougue  d'une  imagination  qu'avaient  développée  outre  me- 
sure la  tristesse  et  l'isolement  de  son  enfance,  cette  petite  fille 
poussa  brusquement  jusqu'à  l'adoration  son  attachement  pour  ce 
fier  jeune  homme  dont  la  mâle  beauté  la  séduisit,  et  dont  la  bonté 
touchante,  en  descendant  jusqu'à  elle,  la  pénétra  de  toutes  parts. 
Avec  la  ténacité  qui  domine  et  guide  les  jeunes  intelligences,  elle 
lui  voua  une  tendresse  ardente  dont  le  caractère  romanesque  n'al- 
téra ni  la  force  ni  la  constance.  Il  lui  semblait  qu'elle  l'avait  tou- 
jours aimé  et  qu'elle  l'aimerait  toujours.  Au  bout  d'une  semaine, 
elle  le  considérait  comme  un  dieu.  S'il  parlait,  elle  l' écoutait  ravie, 
troublée,  les  yeux  attachés  à  ses  lèvres,  l'admirant,  s'enihousias- 
mant  pour  sa  parole;  si  elle  s'adressait  à  lui,  c'était  en  tremblant, 
Bernard  accueillit  avec  une  gratitude  mêlée  d'un  peu  de  surprise 
les  témoignages  du  sentiment  qui  venait  de  naître  dans  cette  âme 
précoce,  mais  sans  en  discerner  l'extrême  vivacité.  L'enfant  était 


726  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

originale  et  charmante;  il  ne  tarda  pas  à  lui  vouer  une  paternelle 
affection,  bien  éloigné  toutefois  de  se  douter  qu'elle  le  chérissait  au 
point  de  donner  sa  vie  pour  lui  plaire  s'il  l'eût  exigée. 

Quinze  jours  après  l'arrivée  de  Vilma  à  Paris,  son  père,  un  ma- 
tin, la  présenta  à  la  supérieure  du  Sacré-Cœur.  Toutes  les  filles  de 
la  maison  d'Éternay  avaient  été  élevées  dans  ce  couvent  :  la  place 
de  Yilma  s'y  trouvait  marquée.  —  Nous  vous  attendions,  chère  pe- 
tite, lui  dit  la  supérieure  en  l'embrassant. 

Au  lieu  de  répondre  d'un  mot  ou  d'un  sourire  à  cette  affectueuse 
caresse,  Yilma  garda  le  silence.  Ses  yeux  noirs  et  profonds,  brillans 
sous  ses  longs  cils  qui  en  voilaient  l'éclat,  conservèrent  l'expression 
dure  et  triste  qui  leur  était  habituelle.  —  Daignez  l'excuser  et  vous 
montrer  indulgente,  madame,  repartit  le  prince  :  elle  a  grandi  toute 
seule,  au  fond  d'un  vieux  château. 

—  Oui,  je  comprends  !  c'est  une  petite  sauvage  :  nous  l'apprivoi- 
serons; nous  en  avons  apprivoisé  bien  d'autres. 

Ce  fut  dit  simplement,  doucement,  avec  l'expression  d'une  ma- 
ternelle bonté;  mais  Vilma  ne  comprit  pas  ou  ne  voulut  pas  com- 
prendre. 

—  Mon  cousin  d'Argennes  aura-t-il  le  droit  de  venir  me  voir?  de- 
manda-t-elle  à  la  supérieure,  sèchement,  d'un  accent  où  se  devi- 
naient la  défiance  et  des  révoltes  prêtes  à  éclater,  si  la  réponse 
qu'elle  attendait  était  négative. 

—  Tous  les  jours,  au  parloir,  mais  avec  l'agrément  de  votre  père. 

—  Tu  voudras  bien?  dis,  fit-elle  en  s'adressant  au  prince. 

Il  donna  son  consentement,  trop  heureux  de  rendre  à  ce  prix  les 
amertumes  d'une  séparation  moins  cruelles  à  sa  fille,  que  pour  la 
première  fois  il  allait  livrer  à  des  mains  étrangères.  —  Et  moi, 
ajouta-t-il  en  embrassant  Vilma,  tu  ne  demandes  pas  si  je  pourrai 
venir  1 

—  Ohl  toi,  tu  es  le  maître  de  ta  Vilma,  tu  n'as  besoin  de  la  per- 
mission de  personne,  répondit-elle,  tandis  qu'un  sourire  s'épanouis- 
sait sur  ses  lèvres. 

Redoutant  d'être  séparée  pour  longtemps  de  son  cousin  d'Ar- 
gennes, c'est  cette  peur  qui  l'avait  rendue  morne  pendant  quel- 
ques instans;  maintenant  elle  était  heureuse,  apaisée,  rassérénée. 
Quand  son  père  s'éloigna,  après  avoir  promis  de  revenir  le  lende- 
main et  d'amener  Bernard  avec  lui,  elle  l'embrassa,  promettant 
d'édifier  tout  le  monde  autour  d'elle  par  sa  docilité  et  son  ardeur  au 
travail.  Elle  resta  seule  avec  la  supérieure.  Alors,  celle-ci,  la  pre- 
nant par  la  main,  passa  de  son  cabinet  dans  un  vaste  jardin  tout 
embaumé  du  parfum  des  fleurs  et  de  la  fraîcheur  des  ombrages, 
que  deux  cents  jeunes  filles  de  tout  âge  remplissaient  de  leurs  jeux 


VILMA    MALBOKG.  727 

et  de  leurs  cris,  sous  la  surveillance  des  sœurs.  A  l'aspect  de  la 
nouvelle,  les  petites  et  les  moyennes  accoururent  pour  la  mieux 
voir.  Elles  formèrent  la  haie  sur  son  passage,  empressées,  bruyantes, 
curieuses.  —  Retournez  à  vos  jeux,  mesdemoiselles,  dit  la  supé- 
rieure avec  une  sévérité  tempérée  par  beaucoup  d'indulgence,  la 
curiosité  est  un  grave  défaut. 

Le  groupe  se  dispersa,  et  la  supérieure,  entraînant  toujours 
Yilma,  continua  son  chemin,  jetant  à  droite  et  à  gauche  son  regard, 
comme  si  elle  cherchait  quelqu'un  :  —  Avez-vous  vu  M"^  d'Anisy? 
demanda -t-elle  à  une  novice  qui  passait  à  son  côté,  les  yeux 
baissés. 

—  La  voici,  ma  mère,  répondit  la  novice,  en  désignant  à  quel- 
ques pas  d'elle,  parmi  les  grandes,  une  jeune  fille  qui  se  prome- 
nait sous  les  arbres  avec  une  religieuse  vieille  et  infirme. 

La  supérieure  fit  un  signe  à  M"*"  d'Anisy,  qui  accourut  aussitôt  : 
—  Ma  chère  Angélique,  lui  dit-elle,  je  veux  confier  à  vos  soins 
et  à  votre  sollicitude  la  charmante  enfant  que  je  vous  présente, 
M'^''  Yilma  Malborg,  fille  du  prince  Malborg  et  de  cette  pauvre  Ge- 
neviève d'Ëternay,  dont  vous  m'avez  si  souvent  entendu  parler. 
Jamais  elle  n'avait  quitté  son  père,  et  je  crois  bien  qu'elle  garde  un 
gros  chagrin  dans  le  cœur.  Je  vous  charge  de  la  consoler,  de  lu 
trouver  des  amies  et  de  lui  faire  aimer  le  couvent. 

—  Oh!  ma  mère,  combien  je  vous  remercie!  s'écria  M*'*  d'Anisy 
en  recevant  des  mains  de  la  supérieure  Yilma ,  qu'elle  embrassa  à 
plusieurs  reprises.  Yenez,  venez,  mignonne,  ajouta-t-elle  joyeuse- 
ment, nous  allons  être  bien  heureuses  ensemble. 

Yilma  suivit  avec  docilité  sa  protectrice,  qu'elle  regardait  toute 
surprise,  un  peu  défiante  et  sans  parler;  mais  la  glace  ne  tarda  pas 
à  se  briser,  sous  l'effort  de  l'affectueuse  tendresse  de  M"^  d'Anisy, 
qu'avant  la  fia  du  jour  Yilma  commençait  à  chérir  passionnément 
avec  l'enthousiasme  et  la  vivacité  d'impression  qui  formaient  le 
fond  de  son  caractère. 

Angélique  d'Anisy  avait  alors  dix-sept  ans;  elle  touchait  au  terme 
de  ses  études  et  devait  quitter  le  couvent  à  la  fin  de  l'année,  afin 
d'aller  vivre  auprès  de  sa  mère  qui ,  depuis  la  mort  du  marquis 
d'Anisy,  son  mari,  habitait  la  campagne  aux  environs  de  Poitiers. 
C'était  une  belle  personne,  brune,  élégante  et  mince,  avec  un  re- 
gard doux  et  bon,  d'abondans  cheveux  noirs,  une  grâce  aristocra- 
tique que  l'âge  développait  peu  à  peu  en  la  parant  d'une  séduction 
puissante.  A  une  inteUigence  d'élite,  Angélique  joignait  une  âme 
droite  et  ferme,  qui  laissait  pressentir  qu'elle  serait  une  femme  su- 
périeure, tout  au  devoir.  Elle  ne  possédait  peut-être  pas  le  brillant 
éclat  qui  est  le  privilège  de  certaines  créatures  altières  et  fascine 


728  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

les  esprits  faibles  ;  mais  elle  possédait  ce  charme  pénétrant  qui  en- 
veloppe peu  à  peu,  jusqu'à  l'heure  oii  il  les  domine  victorieuse- 
ment, les  hommes  sur  lesquels  il  s'exerce.  A  un  cœur  avide  d'un 
bonheur  paisible  et  durable,  elle  aurait  inspiré  confiance,  car  il 
suffisait  de  la  voir  pour  deviner  en  elle  une  âme  qui  ne  devait  se 
donner  qu'une  fois,  et  qui,  quelle  que  fût  la  route  suivie  par  sa 
destinée,  resterait  toujours  fidèle  au  premier  sentiment  qu'elle  au- 
rait conçu.  Yilma  ne  pouvait  donc  être  confiée  à  de  meilleures 
mains,  et  dès  son  entrée  au  couvent,  elle  ressentit  les  effets  de  la 
calme  et  douce  influence  d'Angélique. 

Le  lendemain,  à  l'heure  de  la  récréation  qui  suivait  le  déjeuner, 
elle  fut  appelée  au  parloir.  Agitée  et  anxieuse,  elle  y  courut  :  son 
père  l'attendait;  mais  il  n'était  pas  seul,  Bernard  d'Argennes  l'avait 
accompagné.  En  le  voyant,  l'âme  de  Yilma  s'épanouit,  et  la  joie 
éclaira  son  visage  comme  d'un  chaud  rayon  de  soleil.  Elle  embrassa 
son  père  d'abord,  Bernard  ensuite,  satisfaite  et  radieuse,  dévisa- 
geant orgueilleusement  celles  de  ses  compagnes  qui  se  trouvaient 
là ,  toute  fière  de  la  présence  de  cet  élégant  jeune  homme  venu 
pour  elle,  et  sur  lequel  les  grandes  jetaient  à  la  dérobée  des  re- 
gards chercheurs.  A  la  première  question  que  lui  adressa  le  prince, 
afin  de  connaître  l'emploi  des  heures  qu'elle  venait  de  passer  loin 
de  lui,  Yilma  répondit  en  chantant  les  louanges  d'Angélique  d'A- 
nisy.  Elle  vanta  sa  bonté,  sa  beauté,  son  esprit,  avec  un  enthou- 
siasme dont  la  vivacité  mit  aux  lèvres  de  Malborg  un  sourire  et 
cette  question  : 

—  Où  peut-on  admirer  cette  merveille? 

—  Je  vais  la  chercher,  s'écria  Yilma ,  en  s'élançant  dans  le 
jardin. 

On  la  vit  bientôt  reparaître,  entraînant  vers  son  père  M"'  d'Anisy, 
qui  ne  la  suivait  qu'à  regret,  presque  confuse  de  subir  son  caprice, 
et  dont  la  grâce  impressionna  vivement  Bernard  d'Argennes  au 
point  de  le  troubler  d'abord.  Il  se  remit  bientôt  cependant,  et  tandis 
que  le  prince  remerciait  Angélique  pour  les  soins  qu'elle  prodiguait 
à  Yilma,  il  admira  les  traits  fins,  le  regard  candide,  la  taille  souple 
de  cette  jeune  fille  qui,  la  première  parmi  les  femmes  qu'il  avait 
rencontrées  jusque-là,  venait  de  faire  naître  dans  son  cœur  l'idée  de 
l'amour.  Cette  courte  entrevue  décida  de  sa  destinée. 

La  sollicitude  dont  M'"'  d'Anisy  entourait  Yilma  créa  entre  elle  et 
la  famille  Malborg  des  relations  étroites  :  le  prince  voulut  connaître 
la  mère  d'Angélique.  Au  milieu  de  l'hiver,  la  marquise  d'Anisy 
étant  venue  à  Paris,  il  se  fit  présenter  dans  son  salon.  Peu  à  peu 
l'amitié  qui  unissait  Angélique  et  Yilma  resserra  les  liens  qui  s'é- 
taient formés  entre  leurs  parens.  Lorsque  vint  l'époque  des  va- 


VIL.MA    MALBORG.  729 

cances ,  Malborg  et  sa  fille  furent  invités  h  passer  quelques  jours 
au  château  d'Anisy.  Bernard  d'Argennes  les  accompagna.  Il  avait 
alors  vingt-deux  ans;  virilement  élevé,  accoutumé  cfe  bonne  heure 
à  l'étude,  frappé  au  cœur  par  la  mort  de  son  père  et  par  celle  de  sa 
mère ,  il  était  plus  vieux  par  la  maturité  de  l'esprit  que  par  l'âge. 
L'amour  qu'il  ressentit  pour  Angélique  tombant  sur  le  terrain  fé- 
cond de  son  âme  vierge  y  fructifia  rapidement,  prit  bientôt  la  phy- 
sionom.ie  d'une  de  ces  belles  passions  qui  survivent  à  la  jeunesse  et 
suffisent  à  remplir  une  vie.  Le  prince  Malborg,  qui  chérissait  Ber- 
nard comme  il  aurait  chéri  son  fils,  fut  le  premier  confident  de  ses 
aspirations  et  de  ses  soupirs.  Il  s'en  ouvrit  à  la  marquise  d'Anisy. 
—  Si  M.  d'Argennes  me  fait  l'honneur  de  me  demander  ma  fille, 
et  s'il  lui  plaît,  je  n'ai  aucun  motif  pour  la  lui  refuser,  répondit  la 
marquise.  A  tous  les  points  de  vue ,  cette  alliance  me  convient.  Il 
me  semble  seulement  que  ces  enfans  sont  bien  jeunes  pour  se 
mettre  en  ménage,  M.  d'Argennes  surtout. 

—  Il  ne  refuse  pas  d'attendre ,  répondit  Malborg.  Fixez  vous- 
même  le  temps  de  son  épreuve. 

—  Dans  deux  ans,  il  en  aura  vingt-quatre,  et  ma  fille  vingt.  Si 
l'amour  de  M.  d'Argennes  a  résisté  à  cette  longue  attente,  je  croi- 
rai qu'il  m'offre  toutes  les  garanties  de  bonheur  que  je  cherche 
pour  Angélique. 

—  Mais  elle-même  aura  peut-être  disposé  de  son  cœur. 

—  C'est  déjà  fait,  répondit  M'"«  d'Anisy  en  souriant  :  elle  aime 
M.  d'Argennes,  je  l'ai  deviné,  et  ce  n'est  pas  d'elle  qu'il  faut  craindre 
un  défaut  de  constance. 

Ainsi  fut  engagé  l'avenir  de  Bernard.  La  marquise  et  sa  fille  pas- 
sèrent à  Paris  l'hiver  qui  suivit  cet  engagement.  Angélique  avait 
quitté  le  Sacré-Cœur  et  n'y  allait  plus  que  pour  voir  Yilma.  Bernard 
s'y  rendait  aussi  dans  le  même  dessein  et  choisissait  de  préférence 
les  jours  où  il  était  certain  d'y  rencontrer  M^^^  d'Anisy.  Ces  visites, 
dont  Yilma  s'attribuait  tout  l'honneur  et  dont  elle  se  montrait  heu- 
reuse autant  que  fière,  permirent  à  Angélique  et  à  Bernard  de  se 
mieux  connaître,  de  s'aimer  plus  ardemment.  Ils  ne  s'étaient  encore 
rien  dit  que  chacun  d'eux  connaissait  le  secret  de  l'autre.  Leurs 
yeux  avaient  parlé  ;  muets  pour  tout  le  monde,  éloquens  pour  eux 
seuls.  Un  matin,  dans  le  parloir  du  Sacré-Cœur,  leurs  mains  se 
touchèrent  plus  fiévreusement  que  de  coutume,  et  ils  n'eurent  plus 
aucun  aveu  à  se  faire.  Yilma  ne  vit  rien,  et  M'"^  d'Anisy,  qui  était 
présente,  feignit  de  ne  rien  voir;  mais  le  lendemain  le  prince  Mal- 
borg demanda  officiellement  pour  son  neveu  la  main  d'Angélique  : 
elle  lui  fut  accordée  sur-le-champ,  le  mariage  fixé  à  l'année  sui- 
vante, et  dès  lors  les  fiancés  purent  se  parler  de  leur  amour. 


730  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

Ce  fut  pour  eux  un  temps  fécond  en  joies  douces  et  délicates.  Il 
n'était  pas  de  jour  qu'on  ne  les  réunît,  tantôt  au  Sacré-Cœur,  tan- 
tôt chez  M"'«  d'Anisy,  tantôt  dans  le  monde  ou  au  théâtre.  Comme 
leurs  accords  devaient  rester  encore  ignorés,  ils  étaient  tenus  à 
beaucoU|^  de  prudence  et  de  réserve.  Ce  fut  pour  leur  tendresse 
une  excitation  nouvelle  qui  la  fortifia.  Quand  il  résiste  au  temps  et 
aux  tentations  que  le  monde  place  sur  le  chemin  d'un  homme  jeune 
et  beau,  tel  qu'était  Bernard,  l'amour  devient  indestructible.  La 
marquise  comprit  qu'il  serait  trop  cruel  d'imposer  à  des  soupirs  si 
sincères  une  attente  plus  longue.  Elle  résolut  d'abréger  l'épreuve 
dont  elle-même  avait  fixé  la  durée.  Elle  fit  part  de  sa  résolution  à 
Angélique  et  à  Bernard  en  leur  annonçant  que  leur  mariage  serait 
célébré  dans  deux  mois. 

Le  secret  de  leurs  fiançailles  avait  été  si  bien  gardé  que  personne 
autour  d'eux  ne  le  connaissait.  Yilma  elle-même  l'ignorait.  Malgré 
sa  précocité,  ce  n'était  qu'une  enfant,  et  on  la  traitait  comme  une 
enfant.  Quand  la  nouvelle  du  mariage  fut  devenue  officielle,  on  ne 
se  pressa  même  pas  de  la  lui  faire  connaître.  Elle  l'apprit  par  une 
de  ses  compagnes.  Ce  fut  pour  son  cœur  un  coup  douloureux  et 
inattendu.  En  quelques  jours,  les  roses  de  ses  joues  s'évanouirent, 
le  joyeux  éclat  de  son  regard  s'éteignit;  elle  devint  pâle,  triste,  et 
lorsqu'elle  vit  Angélique,  elle  lui  dit  d'un  accent  dans  lequel  il  y 
avait  autant  de  colère  que  de  chagrin  :  — Est-il  vrai  que  tu  épouses 
mon  cousin  d'Argennes? 

—  Oui,  mignonne,  c'est  vrai,  répondit  Angélique.  Es-tu  contente 
de  me  voir  devenir  sa  femme? 

—  Non,  car  tu  me  le  prends!  murmura  Yilma  durement. 

Puis  elle  s'arrêta,  regrettant  d'avoir  parlé.  Sa  réponse  et  son  re- 
gard troublèrent  Angélique,  qui  resta  silencieuse,  oloservant  anxieu- 
sement l'expression  de  haine  qui  assombrissait  peu  à  peu  les  yeux 
fixés  sur  elle.  De  nouveau,  elle  interrogea  Yilma,  mais  sans  pouvoir 
lui  arracher  une  parole.  D'abord  péniblement  émue,  elle  se  rassura 
cependant,  se  raillant  elle-même  d'avoir  commencé  par  prendre  au 
sérieux  la  déclaration  d'une  fillette,  et  convaincue  qu'il  suffirait  de 
quelques  jours  pour  emporter  bien  loin  de  Yilma  cette  jalousie 
mystérieuse  et  inexplicable  dont  elle  ne  voulut  parler  à  personne. 
Elle  se  trompait.  Yilma  cessa  peu  à  peu  de  lui  témoigner  la  con- 
fiance et  l'affection  nées  du  passé.  Elle  s'enferma  dans  un  mutisme 
absolu  que  la  présence  même  de  Bernard  ne  put  briser.  Plus  con- 
fiante et  plus  tendre  envers  son  père,  elle  évita  néanmoins  de  faire 
devant  lui  aucune  allusion  au  mariage  de  son  cousin.  Seulement, 
la  veille  des  noces,  à  l'heure  où  elle  devait  sortir  pour  assister  à 
un  dîner  de  famille  que  donnait  la  marquise  d'Anisy,  elle  se  déclara 


VILMA   MALBORG.  731 

malade  et  se  fit  conduire  à  l'infirmerie.  Elle  y  resta  jusqu'au  len- 
demain, malgré  les  alarmes  du  prince  Malborg.  Ce  fut  le  seul  nuage 
qui  plana  sur  le  bonheur  d'Angélique;  mais  il  se  dissipa  vite  sous 
les  baisers  de  son  mari,  dans  les  délices  des  premières  tendresses, 
si  douces  à  des  cœurs  amoureux. 

Le  comte  et  la  comtesse  d'Argennes  partirent  pour  leurs  terres 
du  Vivarais  dans  la  semaine  qui  suivit  leur  mariage.  A  dater  de  ce 
moment,  six  années  s'écoulèrent,  remplies  pour  eux  d'une  vie  ré- 
gulière, paisible,  et  d'une  félicité  non  altérée.  Chaque  hiver  les  ra- 
menait à  Paris,  et  chaque  printemps  les  trouvait  pressés  de  partir, 
de  retourner  dans  leur  chère  solitude,  asile  de  paix  et  d'amour. 
Pendant  ce  temps,  ils  ne  rencontrèrent  Vilma  qu'à  de  lointains  in- 
tervalles. Elle  continuait  son  éducation  au  Sacré-Cœur.  Elle  grandis- 
sait, devenait  belle;  mais  une  mystérieuse  et  fière  mélancolie  voi- 
lait sa  jeunesse,  et,  surtout  en  présence  de  son  cousin,  glaçait  les 
effusions  de  son  cœur,  en  enlevant  à  ces  rares  entrevues  le  charme 
et  la  confiance  d'autrefois.  Le  bonheur  est  égoïste  et  aveugle.  Le 
comte  et  la  comtesse  d'Argennes  n'attachaient  aucune  importance  à 
ces  traits  d'une  nature  violente,  indomptée,  qui  se  dominait  assez 
cependant  pour  cacher  ses  sentimens  et  ses  ardeurs.  Dans  la  jeune 
fille,  ils  ne  voyaient  encore  que  l'enfant;  ils  attribuaient  ces  tris- 
tesses à  l'excentricité  et  aux  caprices  d'un  caractère  fantasque  dont 
le  temps  seul  pouvait  corriger  les  défauts. 

C'est  sur  ces  entrefaites  qu'éclatèrent  les  tragiques  événemens 
de  1870.  Le  prince  Malborg  et  Vilma  quittèrent  Paris  au  mois 
d'août,  après  les  premiers  revers  de  nos  armes,  sans  pouvoir  adres- 
ser leurs  adieux  à  Angélique  et  à  Bernard  qui  se  trouvaient  alors 
dans  le  Vivarais.  Le  comte  d'Argennes,  tant  que  dura  la  guerre,  se 
conduisit  en  vaillant  gentilhomme  et  en  Français.  Il  fit  noblement 
son  devoir,  et  quand,  revenu  sain  et  sauf  des  champs  de  bataille,  il 
retrouva  sa  femme,  qui  n'avait  cessé  de  pleurer  et  de  prier  en  l'at- 
tendant, il  comprit  que  son  amour  sortait  de  cette  cruelle  épreuve 
fortifié,  embelli,  poétisé,  en  état  d'affronter  les  orages  et  maître  de 
l'avenir.  Quant  au  prince  Malborg,  retiré  en  Moravie  avec  sa  fille,  Il 
ne  parlait  pas  de  retourner  à  Paris.  Aux  relations  qui  existaient 
entre  son  neveu  et  lui,  les  lettres  succédèrent;  puis  les  lettres 
même  devinrent  rares.  Vilma  n'écrivait  guère  que  deux  fois  par  an, 
et  le  prince  ne  suppléait  pas  souvent  à  son  silence.  Il  n'y  a  pas  d'af- 
fection qui  puisse  résister  à  ce  régime.  Au  bout  de  quatre  ans,  le 
souvenir  de  Malborg  et  de  sa  fille  commençait  à  s'évanouir  dans  le 
cœur  du  comte  et  de  la  comtesse  d'Argennes,  quand  ils  reçurent  la 
lettre  qui  leur  annonçait  la  mort  du  prince  et  qui  devait  avoir 
pour  conséquence  immédiate  d'associer  de  nouveau  la  vie  de  Vilma 
à  leur  propre  vie. 


732  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Yilnia  Malborg  arriva  à  Paris  un  soir  d'hiver.  Angélique  et  Ber- 
nard, venus  à  sa  rencontre  à  la  gare,  la  reçurent  à  la  descente  du 
wagon  et  l'emmenèrent  à  l'hôtel  d'Argennes.  C'est  en  voiture  que 
furent  échangées  les  premières  effusions  de  trois  cœurs  heureux  de 
se  retrouver,  et  que  Yilma  exprima  sa  gratitude  à  ceux  qui  désor- 
mais allaient  lui  tenir  lieu  de  famille.  Elle  fut  à  la  fois  éloquente  et 
simple.  Bernard  ne  put  entendre  sans  émotion  la  voix  harmonieuse 
qui  lui  adressait  des  remercîmens  et  lui  racontait,  un  peu  trem- 
blante, la  mort  du  prince  Malborg;  mais  cette  émotion  s'accrut  en- 
core quand,  de  retour  à  l'hôtel,  il  eut  le  loisir  d'admirer  dans  un 
salon,  sous  la  lumière  des  lampes,  la  fière  beauté  de  Yilma.  La  jeune 
fille  tenait  tout  ce  qu'avait  promis  l'enfant.  Elle  était  dans  la  splen- 
deur de  ses  vingt-trois  ans.  Sa  taille,  aux  lignes  pures,  avait  la  vi- 
gueur, la  souplesse,  l'élégance.  L'expression  un  peu  farouche  de 
son  regard  s'affirmait  intelligente  et  hautaine.  La  sombre  couleur  de 
ses  vêtemens  de  deuil  accusait  la  blancheur  de  son  teint,  dans  la- 
quelle, comme  deux  flammes,  brillaient  ses  yeux  profonds,  et  écla- 
tait en  un  trait  de  sang  le  vermillon  des  lèvres  épaisses.  La  masse 
de  ses  cheveux  mettait  autour  de  son  front  une  couronne  d'or  fauve 
qui  achevait  de  rendre  étrange  et  saisissante  sa  physionomie.  Quant 
à  son  caractère,  bien  qu'il  fût  difficile  de  le  juger  en  quelques 
heures,  il  semblait  s'être  transformé  et  assoupli,  avoir  perdu  les  as- 
pérités d'autrefois.  Du  passé,  du  ressentiment  que  le  mariage  d'An- 
gélique avec  Bernard  avait  provoqué  dans  son  cœur,  elle  ne  conser- 
vait en  apparence  aucun  souvenir;  elle  embrassait  sa  cousine  sans 
trouble.  Il  leur  parut  qu'elle  ressemblait  à  toutes  les  jeunes  filles 
de  son  âge,  et  que  ce  qu'il  pouvait  y  avoir  d'extraordinaire  et  d'in- 
quiétant en  elle  tenait  uniquement  à  l'impression  causée  par  sa 
beauté.  Durant  les  jours  qui  suivirent  son  arrivée,  elle  s'efforça  de 
les  confirmer  dans  cette  opinion.  Dès  le  premier  entretien  sérieux 
qu'elle  eut  avec  Bernard,  et  dans  lequel  il  lui  parla  de  l'avenir,  elle 
se  déclara  prête  à  obéir,  comme  à  des  ordres,  à  ses  conseils,  dis- 
posée à  accepter  un  mari  de  sa  main.  Elle  le  supplia  cependant  de 
ne  pas  la  presser  de  se  marier.  Elle  était  encore  tout  ébranlée  par 
le  malheur  qui  venait  de  l'atteindre  et  elle  souhaitait  qu'une  année 
au  moins  s'écoulât  avant  qu'on  la  poussât  à  prendre  un  parti  et  à 
choisir  un  époux.  —  Si  vous  estimez  que  je  suis  dans  votre  maison 
une  cause  d'embarras,  dit-elle,  je  me  retirerai  au  Sacré-Cœur,  où 
l'on  ne  me  refusera  pas  l'hospitalité  pour  quelques  mois.  Cela  vau- 
drait mieux  que  de  m'engager  dans  des  liens  éternels  sans  avoir  la 
certitude  qu'ils  m'offrent  les  conditions  du  bonheur. 

—  On  ne  vous  pressera  pas  de  nous  quitter,  ma  chère  enfant,  ré- 
pondit Bernard.  Tant  que  vous  vous  trouverez  heureuse  auprès  de 
nous,  vous  pourrez  y  rester. 


VILMA    MALBORG.  733 

Cette  promesse  la  rassura,  et  elle  s'abandonna  confiante  au  bon- 
heur de  vivre  sous  le  même  toit  que  le  comte  d'Argennes.  Comme 
elle  était  en  deuil,  elle  s'y  tint  fort  retirée  pendant  tout  l'hiver  et 
ne  voulut  être  présentée  qu'aux  amis  les  plus  intimes  d'Angélique. 
Elle  aspirait  au  moment  où  Bernard  et  sa  femme  partiraient  pour  le 
"Vivarais.  Elle  se  réjouissait  en  pensant  que,  loin  de  Paris  et  dans 
la  solitude  des  champs,  elle  vivrait  plus  près  de  son  cousin,  qu'en 
ce  moment  même  les  exigences  sociales  éloignaient  souvent  d'elle. 

En  attendant,  elle  mettait  son  honneur  à  se  rendre  utile  dans 
cette  maison  devenue  sienne.  Elle  s'occupait  des  enfans,  présidait 
aux  soins  qu'exigeait  leur  âge,  partageait  leurs  jeux,  voulant  à  tout 
prix  gagner  l'affection  de  Bernard  et  reconquérir  la  confiance  d'An- 
gélique, qu'elle  craignait  d'avoir  perdue  lorsqu'au  moment  du  ma- 
riage elle  avait  osé  manifester  son  dépit.  Sur  ce  point,  elle  se  trom- 
pait, M"'  d'Argennes  était  envers  elle  libre  de  toute  rancune  et  ne 
se  souvenait  de  sa  colère  que  comme  d'une  colère  d'enfant  roma- 
nesque et  capricieuse  dont  il  n'y  avait  pas  lieu  de  parler  jamais,  à 
moins  que  ce  ne  fût  pour  en  rire.  Elle  n'eut  donc  aucune  peine  à 
se  laisser  toucher  par  les  efforts  que  fît  Yilma  pour  se  faire  aimer. 
Cn  mois  après  l'arrivée  de  M'^''  Malborg  à  Paris,  une  étroite  intimité 
régnait  entre  elle  et  Angélique.  Autrefois  au  Sacré-Cœur,  quand 
M"^  d'Anisy  commençait  à  se  parer  des  grâces  et  des  attraits  de  la 
femme,  Vilma  n'étant  encore  qu'une  enfant,  elles  avaient  vécu 
comme  une  mère  avec  sa  fille;  maintenant  elles  vivaient  comme 
deux  sœurs.  La  différence  d'âge  ne  s'accusait  plus  entre  elles  au 
même  degré. 

Il  est  vraisemblable  que,  parmi  nos  lectrices,  plus  d'une  s'éton- 
nera de  l'ingénuité  de  M'"*  d'Argennes  et  inclinera  à  penser  que,  si 
cette  créature,  merveilleusement  douée,  mais  innocente  et  pure, 
avait  possédé  une  expérience  égale  à  sa  bonté,  elle  aurait  mis  un 
moindre  empressement  à  ouvrir  sa  maison  à  la  fille  du  prince  Mal- 
borg. Nous  croyons  en  effet  qu'une  femme  moins  sûre  de  son 
bonheur  aurait  hésité  à  l'exposer  aux  terribles  flammes  de  deux 
beaux  yeux  manifestement  créés  pour  brûler  les  cœurs  à  leur  gré 
et  réduire  en  cendres  les  félicités  les  plus  solidement  établies;  mais 
l'expérience  n'est  que  par  exception  l'apanage  de  la  jeunesse.  Pour 
la  posséder,  il  faut  vivre,  il  faut  souffrir.  M""^  d'Argennes  n'avait 
ni  vécu  ni  souffert  :  elle  ne  possédait  pas  l'expérience,  et  puis  elle 
aimait  son  mari;  elle  se  savait  aimée.  Sa  science  des  hoairaes  et 
des  choses  se  résumait  en  dix  années  dont  toutes  les  heures  ne 
revenaient  à  sa  pensée  que  parées  et  embellies  du  souvenir  de  la 
plus  exquise  tendresse.  Toutes  ses  espérances  s'étaient  réalisées, 
tous  ses  rêves  avaient  pris  corps,  et  ses  illusions,  entretenues  par  la 


73A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  douce  réalité,  dominaient  sa  vie,  l'illuminaient,  brillantes 
étoiles  d'un  ciel  dont  aucun  nuage  n'était  encore  venu  ternir  la  pu- 
reté. Pourquoi  aurait-elle  douté  de  la  fidélité  de  Bernard?  Quelle 
crainte  pouvait-elle  concevoir?  Elle  ouvrit  sa  maison,  ses  bras,  son 
cœur  à  sa  pire  ennemie,  sublime  de  confiance  et  touchante  de 
naïveté. 

II. 

Le  printemps  trouva  Bernard,  Angélique  et  Vilma  réunis  au  châ- 
teau d'Argennes.  Le  château  d'Argennes,  situé  près  de  "Vallon,  est 
le  plus  beau  domaine  du  Yivarais.  L'habitation  date  de  deux  siècles. 
Elle  est  suspendue  aux  flancs  d'une  colline  boisée  qui  domine  l'Ar- 
dèche.  Cette  rivière  aux  bords  pittoresques  a  creusé  en  cet  endroit 
son  lit  à  travers  une  vallée  resserrée  entre  de  hautes  montagnes. 
Autour  du  château  s'étendent  des  forêts  de  châtaigniers,  des  champs 
de  mûriers,  des  vignes,  des  terres  cultivées,  dont,  à  de  fréquens 
intervalles,  de  longues  coulées  basaltiques  coupent  tout  à  coup  l'é- 
tendue. Des  pics  neigeux  se  découpent  sur  le  ciel  et  bornent  l'hori- 
zon de  toutes  parts.  Sur  toute  la  surface  de  cette  région,  qui  touche 
aux  Cévennes  d'un  côté,  de  l'autre  à  l'Auvergne,  le  sol  a  subi  d'ef- 
froyables convulsions  dont  il  a  conservé  les  traces  comme  l'impé- 
rissable souvenir  des  jeux  violens  de  la  nature.  Les  volcans  se  sont 
éteints,  mais  les  cratères  sont  restés  ouverts;  la  lave  refroidie  a 
laissé  aux  flancs  des  montagnes,  incrustées  dans  le  roc  et  pétrifiées, 
des  couleurs  grises  et  rougeâtres  dont  les  tons  variés  font  ressortir 
la  nuance  délicate  et  tendre  des  verdures  printanières  que  viennent 
paître  les  troupeaux  dès  les  premiers  beaux  jours. 

Le  comte  et  la  comtesse  d'Argennes  s'étaient  affectionnés  à  ce 
pays,  dans  lequel  Bernard  venait  tous  les  ans  depuis  sa  naissance 
et  qui  avait  été  le  cadre  charmant  de  leurs  jeunes  amours.  Ils  con- 
çurent cependant  la  crainte  que  Vilma  ne  parvînt  pas  à  s'y  plaire; 
mais  cette  crainte  était  vaine  :  Yilma  avait  grandi  dans  une  con- 
trée montagneuse,  elle  retrouva  dans  le  Yivarais  les  paysages  de 
sa  patrie,  familiers  à  son  âme  et  à  ses  yeux.  Elle  s'y  habitua  vite, 
surtout  parce  que  le  malheur  de  sa  destinée  voulait  qu'elle  s'es- 
timât heureuse  partout  où  elle  se  trouvait  avec  Bernard.  Elle  por- 
tait au  cœur  une  inextinguible  passion;  elle  aimait  ardemment 
son  cousin.  Gela  datait  de  l'heure  même  où  pour  la  première  fois 
elle  se  trouva  en  sa  présence.  Cet  amour  ne  s'était  pas  imposé  alors 
à  son  imagination  et  à  son  cœur  sous  la  forme  aiguë,  fiévreuse  et 
violente  qu'il  devait  ultérieurement  revêtir;  à  dix  ans,  le  cœur  ni 
l'imagination  ne  sont  mûrs  pour  la  passion.  Ce  fut  d'abord  un  en- 


VILMA    MALBORG.  735 

thousiasme  ardent,  une  tendresse  exclusive  et  jalouse,  un  affole- 
ment inconscient.  Puis,  quand  le  corps  de  Vilma  se  fut  développé, 
quand  son  âme  se  fut  élargie,  quand  les  grâces  délicates  et  les  cu- 
riosités inconscientes  de  la  vierge  eurent  précocement  pris  la  place 
des  candeurs  de  l'enfant,  ce  sentiment  se  transforma,  et,  subissant 
les  impulsions  d'une  nature  passionnée,  il  devint  l'amour,  un  amour 
qui  s'ignora  d'abord,  éclata  tout  à  coup  et  puisa  ses  premières  ar- 
deurs dans  l'isolement  auquel  elle  se  trouva  condamnée,  et  dans 
l'absence  de  Bernard!  Du  jour  où  elle  fut  brusquement  séparée  de 
lui,  jusqu'au  jour  où  elle  revint  en  France,  elle  l'aima  à  travers  ses 
souvenirs,  vivant  de  l'espoir  de  se  faire  aimer,  et,  à  l'aide  d'une 
imagination  romanesque  et  perverse,  se  forgeant  un  idéal  complai- 
sant, facile  et  conforme  à  ses  désirs,  qui  lui  tint  lieu  de  tout,  la  ren- 
dit insensible  aux  hommages  des  prétendans  attirés  par  sa  beauté  et 
lui  inspira,  contrairement  aux  vœux  de  son  père,  la  résolution  de 
ne  pas  se  marier. 

A  côté  de  cet  amour,  un  autre  sentiment  s'éveilla  et  grandit  :  la 
haine.  En  épousant  Bernard,  Angélique  se  fit  de  Yilma  une  impla- 
cable ennemie  qui  ne  devait  lui  pardonner  jamais  de  le  lui  avoir 
ravi.  Il  en  fut  de  cette  haine  comme  de  l'amour  :  elle  se  développa 
en  même  temps  que  lui,  s' aggravant,  au  fur  et  à  mesure  que  dans 
l'enfant  les  années  créaient  la  femme,  de  toutes  les  exaltations,  de 
toutes  les  violences  d'un  cœur  despotique  et  d'une  âme  farouche. 
Ces  explications  n'auraient  aucune  raison  d'être,  si  elles  ne  fai- 
saient comprendre  avec  quelle  joie  intime  et  cruelle  \ilma  entra 
dans  la  maison  d'Argennes,  et  quelles  dispositions  elle  y  apporta, 
hypocritement  dissimulées  sous  les  effusions  d'une  tendresse  pro- 
fonde et  d'une  reconnaissance  inaltérable,  qui  confondaient  en  ap- 
parence dans  une  même  étreinte  la  femme  dont  le  paisible  bonheur 
lui  était  odieux  et  l'homme  dont  elle  voulait  conquérir  l'amour. 

Il  n'est  pas  dans  notre  pensée  de  remettre  en  honneur  la  doc- 
trine de  la  fatalité  supérieure  et  immuable,  que  l'antiquité  avait 
poussée  jusqu'à  l'absolu  et  qui  courbe  encore  sous  son  joug  les  peu- 
ples orientaux,  en  les  laissant  sans  force,  même  contre  des  maux 
qu'avec  un  peu  d'énergie  ils  pourraient  vaincre.  Le  christianisme  a 
fait  justice  de  cette  doctrine  en  relevant  la  dignité  de  l'homme,  en 
lui  donnant  de  soi-même  et  de  sa  puissance  une  idée  assez  haute 
pour  qu'il  ait  entrepris  de  combattre  le  destin  et  tenté  de  se  sous- 
traire à  ses  lois,  avant  de  s'y  résigner  ;  mais  que  penser  de  la  per- 
versité naturelle  de  certaines  âmes?  Comment  expliquer  ces  créa- 
tures qu'on  croirait  maudites  dès  le  berceau?  Sans  qu'aucun  signe 
apparent  les  distingue  des  autres  et  les  marque  pour  une  destinée 
exceptionnelle,  elles  viennent  au  monde  portant  en  elles  pour  le 


736  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

mal  des  forces  ignorées  que  les  circonstances  de  leur  vie,  loin  de 
les  détruire,  concourent  à  développer.  Qui  les  a  pétries  de  mau- 
vais instincts,  sans  leur  fournir  le  moyen  de  les  écraser?  Qui  les  a 
parées  de  leurs  séductions  trompeuses,  sans  imprimer  à  leur  front 
le  stigmate  des  corruptions  intérieures  qui  rend  leur  passage  parmi 
les  hommes  aussi  terrible  que  celui  d'un  torrent  dévastateur?  Mal- 
heur à  qui  se  trouve  sur  leur  route  !  Esclaves  des  passions  contre 
lesquelles  il  semble  qu'elles  aient  été  insuffisamment  armées,  elles 
brisent  et  déchirent  au  gré  de  ces  passions  tout  ce  qui  les  sépare  du 
but  qu'elles  veulent  atteindre,  à  moins  qu'elles  ne  soient  elles- 
mêmes  broyées  dans  leur  course  folle  vers  l'idéal  dont  leur  imagi- 
nation leur  montre  la  réalisation  environnée  d'attraits  délectables  et 
de  charmes  malsains.  Nous  ne  dirons  rien  de  plus  pour  faire  con- 
naître l'héroïne  de  ce  récit,  dont  la  suite  la  révélera  tout  entière  et 
mieux  que  nous  ne  pourrions. 

Quant  à  Bernard  d'Argennes,  trois  mois  après  l'arrivée  de  Vilma 
en  France,  troublé  par  la  présence  dans  sa  maison  de  cette  sédui- 
sante fille,  il  essayait  de  réagir  contre  une  influence  à  laquelle  il 
n'abandonnait  rien  de  soi,  et  qu'il  subissait  contre  son  gré,  mais 
qui  l'obsédait  comme  le  signe  avant-coureur  d'un  péril  redoutable. 
Se  marier  à  vingt -deux  ans,  sans  avoir  encore  bu  à  la  coupe 
amère  de  la  passion,  sans  avoir  demandé  aux  caprices  des  femmes 
la  science  de  la  vie,  sans  avoir  interrogé  l'amour  qui  passe,  pour 
connaître  le  prix  de  l'amour  qui  dure,  apporter  dans  le  mariage 
une  âme  vierge  et  toutes  ses  illusions,  voilà  ce  qui  est  rare  et  ce  qui 
peut  être  considéré  comme  un  gage  de  bonheur;  à  une  condition  ce- 
pendant :  c'est  qu'aucune  tentation  ne  viendra  frapper  à  la  porte 
de  ce  cœur  qui  n'a  pas  vécu  et  s'est  jeté  dans  les  délices  de  la  ten- 
dresse légitime  ignorant  les  tourmens  et  les  fièvres  de  l'autre.  Ber- 
nard chérissait  sa  femme;  mais,  homme  à  peine  par  l'âge,  ce  n'était 
qu'un  enfant  quant  à  la  connaissance  du  cœur.  Pour  le  préserver 
contre  le  danger,  Bernard  ne  possédait  rien  que  son  amour,  son 
amour  et  son  honnêteté,  armes  puissantes  pour  fortifier  et  faire 
durer  un  bonheur  qui  n'est  pas  menacé,  inefficaces  pour  le  défendre 
s'il  est  attaqué.  A  Paris,  le  danger  eût  été  moindre.  La  multiplicité 
des  tentations  auxquelles  est  exposé  dans  le  tumulte  d'une  grande 
ville  un  homme  jeune  et  inexpérimenté  a  pour  effet  de  les  amoin- 
drir. Dans  les  entraînemens  de  la  vie  mondaine,  Bernard  aurait 
trouvé  des  diversions  heureuses  qui  lui  firent  défaut  quand,  installé 
à  la  campagne,  il  se  trouva  rapproché  par  les  conditions  mêmes  de 
l'existence  commune  de  celle  qui  causait  son  trouble.  L'isolement, 
le  calme  des  champs,  sont  pour  la  passion  des  excitans  redoutables. 
La  nature  se  fait  volontiers  le  complice  de  nos  faiblesses;  elle  donne 


VILMA    MALBORG.  737 

aux  désirs  de  l'âme  et  des  sens  une  puissance  infinie.  Elle  leur 
parle,  les  déchaîne  et  les  fortifie  par  ses  mille  voix;  elle  leur  offre  le 
cadre  le  plus  séduisant,  l'attrait  le  plus  trompeur,  et  en  favorise  le 
développement.  Les  perspectives  magiques  de  l'horizon,  les  sèves 
printanières,  la  beauté  des  cieux,  les  matins  ensoleillés,  les  soirs 
mélancoliques,  les  nuits  silencieuses,  embellissent  nos  passions  et 
leur  tiennent  le  langage  le  plus  propre  à  les  rendre  exigeantes  et 
impérieuses.  Ces  élémens  se  conjurèrent  contre  Bernard  et  vinrent 
en  aide  à  Yilma.  11  la  voyait  tous  les  jours,  à  toute  heure.  Sans 
qu'elle  eût  besoin  d'emprunter  de  nouveaux  attraits  aux  artifices 
de  la  toilette  et  d'atténuer  par  l'éclat  de  sa  parure  la  rigidité  de 
ses  habits  de  deuil,  elle  portait  en  elle  un  charme  vainqueur  dans 
lequel  il  fut  en 'quelque  sorte  enveloppé.  La  coquetterie  naturelle 
de  la  femme,  complétée  chez  celle-là  par  le  parfum  virginal,  par  la 
fleur  de  sa  jeunesse  et  les  merveilles  de  sa  beauté,  fut  suffisante 
pour  vaincre  Bernard. 

On  s'est  demandé  souvent  si  l'homme  possède  la  faculté  d'aimer 
deux  femmes  en  même  temps.  En  réponse  à  cette  question,  on  peut 
affirmer  que  dans  tout  cœur  ardent,  à  côté  de  l'amour  le  plus  noble, 
le  plus  pur,  le  plus  élevé,  il  y  a  place  pour  un  sentiment  qui  lui 
ressemble  en  apparence  et  qui  n'en  diffère  en  réalité  que  par  l'in- 
tensité plus  forte  du  désir  qu'avivent  les  obstacles,  la  terreur  et  les 
remords.  Ce  fut  l'histoire  du  comte  d'Argennes.  Un  moment  vint  où 
ce  désir  conçu  pour  Vilma  fut  plus  puissant  que  sa  tendresse  pour 
Angélique,  où  la  sécurité  des  caresses  conjugales  dans  lesquelles, 
épouvanté,  il  se  rejetait  désespérément,  la  légitimité  du  bonheur, 
perdirent  leur  prix  pour  revêtir  un  caractère  monotone,  incapable 
d'apaiser  les  feux  par  lesquels  il  se  sentait  dévoré.  Ces  sensations 
furent  involontaires  et  s'imposèrent  à  tout  son  être,  malgré  lui.  îl 
voulut  réagir;  il  appela  à  son  aide  les  réflexions  les  plus  sages,  les 
résolutions  les  plus  prudentes.  Durant  ses  longues  insomnies,  il  se 
décrivit  à  lui-même  le  cruel  tableau  de  son  repos  troublé,  de  ses 
félicités  ruinées,  de  sa  probité  vaincue,  de  son  honneur  compromis, 
de  toutes  les  catastrophes  qui  seraient  la  conséquence  d'un  crime; 
mais  il  ne  put  empêcher  que  chaque  jour  Yilma  lui  versât  dans  l'é- 
loquence irritante  de  son  regard,  dans  l'harmonie  séductrice  de  sa 
voix,  un  poison  amer  et  doux,  mille  fois  plus  délicieux  que  le  pur 
nectar  de  l'amour  légitime,  et  dont  sa  fièvre  le  contraignit  à  s'a- 
breuver. 

Dès  que  quelques  gouttes  de  ce  poison  eurent  coulé  dans  ses 
veines  et  embrasé  son  sang,  il  tomba  sous  l'empire  d'une  faiblesse 
funeste.  Les  mille  incidens  de  la  vie  quotidienne,  les  actions  de 
Yilma,  ses  paroles,  toutes  les  circonstances  que  chaque  jour  faisait 

TOME  xs.  —  1877.  47 


738  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

naître,  il  les  vit  à  travers  son  amour,  les  rapporta  à  ses  préoccupa- 
tions. Peu  à  peu,  sa  physionomie  s'assombrit ,  son  caractère  se 
transforma,  il  devint  nerveux,  inquiet,  taciturne.  Parfois  il  alléguait 
tout  à  coup  la  nécessité  d'aller  à  Lyon  ou  à  Marseille  :  il  partait, 
demeurait  absent  trois  jours,  essayant  de  secouer  son  joug,  traînant 
comme  un  boulet  sa  peine,  et  revenait  ensuite  plus  accablé,  plus 
préoccupé  que  lorsqu'il  était  parti.  Angélique  s'alarma  de  ce  chan- 
gement, dont  elle  était  bien  loin  de  soupçonner  la  cause.  Elle  essaya 
d'interroger  son  mari;  mais  elle  ne  sut  rien,  car  il  nia  qu'il  lût 
préoccupé  ni  malade,  et  pour  dissiper  ses  craintes  s'imposa  le  devoir 
de  l'environner  de  tous  les  témoignages  d'une  ardente  affection. 

Vilma  fut  plus  clairvoyante  qu'Angélique.  Elle  ne  tarda  pas  à  dé- 
couvrir les  ravages  causés  par  sa  beauté,  et  s'en  réjouit  en  y  pui- 
sant des  forces  nouvelles  pour  continuer  l'œuvre  de  destruction  en- 
treprise contre  le  bonheur  dont  elle  était  jalouse.  Avec  celte  beauté, 
elle  possédait  tous  les  dons  qui  assurent  la  domination  de  la  femme 
et  la  créent  reine  parmi  les  hommes,  l'instruction  et  l'esprit.  Elle 
parlait  plusieurs  langues.  Ayant  beaucoup  lu,  les  littératures  slaves 
lui  étaient  aussi  familières  que  celles  de  l'Angleterre,  de  l'Alle- 
magne et  de  la  France.  Elle  aimait  les  arts,  la  musique  surtout, 
pour  laquelle  elle  professait  un  goût  passionné,  servie  par  une  mer- 
veilleuse voix.  Les  exercices  violons  l'attiraient.  En  toutes  choses 
elle  apportait  l'audace  et  la  décision,  sans  prudence,  mais  aussi 
sans  peur.  Tant  d'heureux  et  rares  privilèges  étaient  mis  en  relief 
par  sa  jeunesse  resplendissante  comme  un  matin  de  printemps,  par 
le  caractère  piquant  de  ses  reparties,  par  des  ignorances  feintes,  des 
ingénuités  voulues,  des  candeurs  jouées,  et  surtout  par  cette  fraî- 
cheur de  sensations,  cette  suavité  mystérieuse  qui  forment  le  su- 
blime attrait  des  vierges.  Voilà  quelles  armes  elle  aiguisa  pour 
achever  la  défaite  de  Bernard,  qu'avec  une  diabolique  habileté  elle 
affola  tout  à  fait  en  lui  laissant  comprendre,  par  sa  manière  d'être 
devant  lui,  qu'elle  serait  sans  énergie  pour  lui  résister,  si  jamais  il 
osait  faire  l'aveu  de  son  tourment. 

Malgré  tout  cependant,  Bernard  résistait,  redoutant  de  se  lier  à 
Vilma  par  une  parole  imprudente  ou  une  action  irréparable.  En  dé- 
pit des  entraînemens  de  son  imagination,  il  était  encore  maître  de 
soi;  il  ne  lui  était  pas  arrivé  une  seule  fois  de  caresser  complaisam- 
ment  les  caprices  de  sa  pensée  sans  interrompre  tout  à  coup  sa  rê- 
verie, sans  se  reprocher  de  s'y  être  abandonné  et  sans  prendre  la 
ferme  résolution  de  rester  honnête  homme.  11  se  débattait  tant  qu'il 
pouvait  contre  le  flot  des  tentations  enivrantes  qui  aflluaient  à  son 
cerveau.  C'est  même  cette  lutte  qui  causait  ses  angoisses,  car,  en 
passant  alternativement  d'une  extrême  faiblesse  à  une  extrême 


VILMA    MALBORG,  739 

énergie,  il  mesurait  la  profondeur  de  son  mal  et  l'étendue  du  péril 
auquel  il  était  exposé.  Il  est  donc  permis  de  penser  qu'il  aurait 
échappé  à  ce  péril,  si  des  incidens  inattendus,  survenant  brusque- 
ment ,  n'avaient  paralysé  ses  loyaux  eflbrts  et  désarmé  sa  volonté. 
11  semble  que  ce  soit  dans  la  destinée  de  l'homme  de  voir  à  l'heure 
même  où  il  aurait  besoin  d'être  secouru  des  circonstances  fatales  se 
coaliser  contre  lui,  et  l'emporter  inerte  et  vaincu  aux  fautes  qu'il 
voulait  s'épargner,  aux  abîmes  qu'il  voulait  fuir. 

On  était  alors  vers  le  milieu  de  l'été.  La  vie  au  château  s'écoulait 
uniforme  et  paisible,  car  les  orages  que  nous  avons  décrits,  ne 
grondant  qu'au  fond  des  cœurs,  ne  troublaient  pas  son  apparente 
sérénité.  Presque  tous  les  matins,  Bernard  montait  à  cheval,  par- 
courait son  domaine,  allait  s'entretenir  avec  ses  fermiers  ou  sur- 
prendre au  travail  les  nombreux  ouvriers  qu'il  employait.  Fuyant 
les  occasions  de  se  trouver  seul  avec  Vilma,  il  faisait  ses  excursions 
au  lever  du  jour,  quand  elle  dormait  encore,  avant  même  que  le 
soleil  eût  dissipé  les  ombres  de  la  nuit,  et  n'en  reculait  l'heure  que 
lorsqu' Angélique,  sa  seule  sauvegarde,  promettait  de  se  joindre  à 
lui.  C'est  à  ces  promenades  matinales  qu'il  demandait  l'apaise- 
ment des  agitations  et  des  fièvres  de  son  sommeil;  c'est  alors  que, 
l'esprit  libre,  la  pensée  nette,  le  cœur  calme,  il  envisageait  froide- 
ment les  résultats  de  toute  imprudence  qui  trahirait  son  secret, 
prenait  des  résolutions  énergiques  et  s'armait  pour  être  fort  en 
présence  de  Yilraa.  Il  revenait  vers  onze  heures,  quand  le  déjeuner 
réunissait  tous  les  habitans  du  château.  Yilma  l'attendait  presque 
toujours  avec  les  enfans  sur  le  perron.  Quand  il  descendait  de  che- 
val, elle  venait  à  lui  et,  comme  l'aurait  fait  une  sœur,  elle  lui  pré- 
sentait son  front,  sur  lequel  en  tremblant  il  posait  ses  lèvres.  C'é- 
tait un  moment  redoutable  et  délicieux,  auquel  il  lui  arrivait  souvent 
de  penser  durant  sa  route  quand  l'imagination,  plus  éloquente  que 
le  devoir,  éblouissait  ses  yeux  de  l'image  de  l'enchanteresse  ou  fai- 
sait monter  tout  à  coup  à  son  cerveau,  comme  un  souvenir  du  bai- 
ser de  la  veille,  une  boulïée  du  parfum  de  ses  cheveux.  Puis  ils 
rentraient  tous  ensemble,  lui  tenant  par  la  main  son  fils,  dont  les 
sept  ans  s'embellissaient  chaque  jour  d'une  grâce  nouvelle,  Vilma 
souriant  à  la  fillette,  à  peine  âgée  de  quelques  mois,  qui  gazouillait 
entre  les  bras  de  sa  nourrice.  Ils  rejoignaient  ainsi  Angélique,  qui, 
les  voyant  arriver  unis,  sourians  et  calmes,  ne  pouvait  deviner  le 
drame  qui  se  jouait  entre  eux. 

Une  heure  après  le  repas,  tandis  qu'Angélique  et  Vilma  s'instal- 
laient dans  le  vaste  salon  d'été  pour  y  passer  l'après-midi,  Bernard 
s'enfermait  chez  lui  afin  de  chercher  dans  le  travail  le  calme  qu'il 
souhaitait  avec  ardeur.  Il  aimait  l'étude;  naguère  elle  était  une  de 


7A0  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ses  meilleures  joies,  et  c'est  encore  à  elle  qu'il  revenait  quand  il 
tentait  de  secouer  sa  chaîne.  Mais  elle  avait,  hélas  !  perdu  le  don 
de  le  distraire.  Il  restait  maintenant  durant  des  heures  immobile, 
le  front  courbé  sur  ses  livres,  mais  l'esprit  perdu  dans  des  rêveries 
brûlantes.  Parfois  il  se  levait,  irrité,  s'avançait  vers  la  croisée,  ap- 
puyait son  front  contre  la  vitre  froide,  et  restait  là  longtemps,  re- 
gardant sans  les  voir  les  pelouses  et  les  avenues  du  parc,  les  futaies 
de  châtaigniers  et  l'horizon  tout  empourpré  des  feux  du  jour,  qui  se 
jouaient  aux  flancs  nus  des  montagnes  en  longues  alternances  de 
lumière  et  d'ombre.  Puis,  quand  la  chaleur  s'apaisait,  quand  les 
brises  parfumées  commençaient  à  courir  à  la  cime  des  abres  et 
descendaient  rafraîchissantes  sur  les  champs,  il  rejoignait  Angé- 
lique et  Vilma.  C'était  le  moment  des  promenades  en  famille.  Grands 
et  petits  prenaient  place  dans  un  break  solide  et  léger,  attelé  de 
chevaux  robustes,  au  pied  sûr,  et  partaient  pour  des  excursions  dont 
les  ruines  d'un  château-fort  ou  d'une  chartreuse  étaient  ordinaire- 
ment le  but. 

D'autres  fois  ils  descendaient  à  pied  jusqu'à  l'Ardèche,  montaient 
dans  un  bateau  attaché  à  la  rive  et  se  dirigeaient  au  gré  du  cou- 
rant vers  le  pont  de  l'Arc.  Cette  merveille  naturelle,  renommée  dans 
tout  le  midi  de  la  France,  consiste  en  une  vaste  arcade  creusée  dans 
le  roc  à  une  hauteur  énorme  au-dessus  des  eaux.  A  droite  et  à 
gauche,  le  paysage  de  la  vallée  offre  à  l'œil  des  perspectives  sai- 
sissantes :  bois,  grottes  et  rochers  se  succèdent.  Le  soleil ,  en  se 
couchant ,  couvrait  cette  belle  nature  de  paillettes  d'or  qui  s'atta- 
chaient scintillantes,  dans  le  demi-jour,  aux  branches  des  arbres, 
aux  anfractuosités  des  pierres.  Puis,  peu  à  peu,  elle  se  voilait  de 
brume.  La  lune  montait  à  l'horizon,  lentement,  se  jouant  dans  les 
branches  des  châtaigniers  massifs,  apaisant  des  blancheurs  de  sa 
lumière  les  ardeurs  empourprées  qui  rayaient  le  ciel.  La  majesté 
d'un  soir  divin  s'embellissait  de  la  majesté  d'un  solennel  silence. 
L'ombre  des  hautes  montagnes  s'allongeait  à  travers  la  plaine  toute 
claire,  et,  l'une  après  l'autre,  les  étoiles  faisaient  au  firmament  leur 
resplendissante  trouée. 

Pour  des  cœurs  libres  de  s'aimer  sans  remords ,  ces  promenades 
auraient  eu  un  charme  exquis;  mais  la  passion  de  Bernard  y  pui- 
sait une  agitation  fiévreuse  qui  avivait  son  trouble.  Assis  au  gou- 
vernail, il  voyait  Vilma  penchée  sur  les  rames  qu'elle  aimait  à  te- 
nir, imprimant  à  son  corps  un  balancement  gracieux  et  régulier,  et 
fixant  sur  lui  ses  yeux  éloquens,  toutes  les  fois  que,  tirant  à  elle 
les  avirons,  elle  renversait  en  arrière  avec  une  lenteur  savante  son 
buste  souple  et  sa  tête  adorable.  A  l'autre  extrémité  du  bateau  se 
tenaient  Angélique  et  ses  enfans;  mais  Bernard  ne  les  voyait  pas,  son 


VILUA    MALBORG.  7/11 

regard  s'arrêtait  à  Yilma.  Quand  elle  était  lassée,  elle  le  priait  de 
prendre  sa  place  et  de  lui  laisser  la  sienne.  Il  obéissait;  mais  en 
touchant  les  rames  que  pendant  longtemps  les  mains  de  l'enchan- 
teresse venaient  de  presser,  il  sentait  sur  sa  chair  une  brûlure  qui 
passait  dans  son  sang  et  montait  jusqu'à  son  cerveau  pour  troubler 
sa  raison. 

Ils  revenaient  ainsi  en  remontant  le  courant,  sans  parler.  Tout  à 
coup,  dans  le  silence  et  la  nuit  naissante,  la  voix  de  Vilma  s'élevait 
sonore  et  pure;  elle  chantait  des  chansons  de  son  pays,  élégies 
plaintives  ou  ballades  passionnées,  dans  lesquelles  Bernard  recon- 
naissait les  accens  de  son  propre  cœur.  Alors  il  était  tenté  de  se 
précipiter  vers  elle,  de  la  saisir  entre  ses  bras,  de  l'étouffer  sous 
les  caresses  et  de  mettre  un  terme  au  mal  dont  il  souffrait.  En  ces 
instans,  la  présence  d'Angélique  était  son  unique  sauvegarde.  Quand 
sa  fièvre  avait  passé,  brisé  de  ses  terreurs  et  de  ses  désirs,  il  tentait 
de  regarder  en  face  les  obsessions  violentes  qu'il  venait  de  subir. 

—  A  quoi  tient  ma  vertu?  se  demandait-il  épouvanté.  A  un  ac- 
cident vulgaire ,  à  une  circonstance  banale  qui  tout  à  coup  me 
désarmerait  et  me  laisserait  sans  courage.  Et  il  suffirait  d'une  mi- 
nute pour  arracher  à  mon  cœur  le  secret  qu'il  a  su  contenir,  et 
pour  fouler  aux  pieds  mes  devoirs,  pour  briser  ma  vie,  ruiner  mon 
honneur  et  devenir  infâme!  Oh  !  non!  non!  jamais!  je  saurai  résis- 
ter. Je  résisterai,  je  le  dois,  je  le  veux! 

Au  retour  d'une  de  ces  promenades,  un  soir,  comme  ils  rentraient 
au  château  ,  Angélique  se  plaignit  d'avoir  pris  froid  et  d'éprouver 
par  tout  le  corps  une  violente  lassitude.  Ce  n'était  sans  doute  qu'un 
mal  passager,  sans  gravité,  mais  qui  la  contraignit  à  se  retirer  dans 
sa  cha  nbre  et  à  laisser  Bernard  et  Yilma  en  tête-à-tête.  Jamais  pa- 
reille aventure  n'était  survenue.  Celle-ci  trouva  Bernard  démoralisé, 
énervé  par  les  tentations  qui  hantaient  son  esprit,  plus  puissantes 
que  sa  volonté.  Lorsque,  rassuré  sur  la  santé  de  sa  femme  qu'il 
avait  ramenée  chez  elle,  il  revint  auprès  de  Vilma,  il  fut  saisi  par 
une  émotion,  hélas!  familière  à  son  âme,  et  qu'aggravait  à  cette 
heure  le  péril  de  son  isolement  clairement  entrevu. 

Ils  dînèrent  face  à  face  :  Bernard,  pâli,  tordu  par  une  angoisse  dé- 
licieuse et  déchirante  à  la  fois;  Yilma,  paisible  en  apparence,  par- 
lant avec  volubilité,  toute  joyeuse,  s'efforçant  de  le  distraire,  devi- 
nant ses  terreurs  et  s'attachant  à  les  éloigner  de  lui.  La  présence 
des  domestiques  favorisa  leur  mutuelle  dissimulation;  mais  quand, 
après  le  repas,  ainsi  qu'ils  le  faisaient  tous  les  soirs  avec  Angélique, 
ils  allèrent  s'asseoir  sur  la  terrasse  qui  s'étend  devant  le  château 
et  domine  la  vallée  de  l'Ardèche,  seul  avec  Yilma ,  libre  de  l'écou- 
ter et  de  lui  répondre,  Bernard  devina  que  l'heure  était  grave,  et 


7Û2  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

que  la  crise  allait  éclater  sans  qu'il  eût  la  possibilité  de  l'écarter.  Il 
se  résigna  à  l'affronter. 

Vilma  garda  d'abord  le  silence.  La  tète  renversée  sur  le  dossier 
de  sa  chaise,  les  yeux  au  ciel,  elle  paraissait  suivre  attentivement  le 
jeu  brillant  des  étoiles;  en  réalité,  elle  ne  perdait  pas  de  vue  Ber- 
nard ,  accoudé  à  la  balustrade ,  morne  et  pensif.  Tout  à  coup  elle 
inclina  le  front  vers  lui,  étendit  le  bras  et,  posant  la  main  sur  la 
sienne,  elle  demanda  d'une  voix  tranquille  :  —  Pourquoi  êtes-vous 
triste,  mon  cousin?  Quelle  peine  est  entrée  dans  votre  cœur?  Voilà 
plusieurs  jours  que  je  vous  observe.  On  dirait  que  vous  n'êtes  pas 
heureux. 

Le  contact  de  cette  main,  l'accent  de  cette  voix,  l'arrachèrent  à 
sa  rêverie.  Son  cœur  provoqué,  défait  sans  combat,  envoya  à  ses 
lèvres  fiévreuses  une  horrible  réponse,  aveu  de  sa  défaite  et  de  son 
coupable  amour;  mais,  dans  ce  péril  extrême,  il  reçut  un  secours 
imprévu.  Le  doux  et  pâle  visage  d'Angélique  passa  devant  ses  yeux, 
il  ta  vit,  la  chère  créature,  inanimée,  déchirée  par  sa  trahison,  et  le 
cri  qui  devait  le  perdre  fut  étouffé.  Il  répondit  :  —  Yous  vous  êtes 
trompée,  Vilma,  je  n'éprouve  ni  peine  ni  tristesse. 

Puis  il  se  leva,  se  mit  à  marcher  sur  la  terrasse,  redevenu  sou- 
dain maître  de  lui;  mais  comme  il  passait  devant  Vilma,  elle  l'ar- 
rêta doucement  d'un  geste  timide  et  reprit  ;  —Pourquoi  me  traiter 
comme  une  enfant  ?  pourquoi  vouloir  me  taire  la  vérité  que  j'ai  sur- 
prise !  Ne  me  jugez-vous  pas  digne  de  devenir  votre  confidente  et 
votre  amie? 

—  La  vérité  !  vous  avez  surpris  la  vérité?  s'écria-t-il  éperdu. 

—  Je  le  crois,  fit-elle  en  baissant  les  yeux. 

—  Mais  alors,  pourquoi  m' interrogez- vous? 

—  Pour  vous  entendre  me  confier  le  secret  que  vous  enfermez 
dans  votre  cœur. 

—  Que  vous  importe  ce  secret  ? 

—  C'est  que  je  le  crois  frère  du  mien,  oui,  frère  de  celui  qui 
m'oppresse  moi-même. 

Il  chancela,  ses  mains  s'agitèrent  dans  le  vide,  cherchant  un  ap- 
pui, et  rencontrèrent  heureusement  le  marbre  glacé  de  la  balus- 
trade, auquel  il  se  cramponna  tremblant,  trouvant  une  énergie  dé- 
sespérée dans  la  peur  de  tuer  Angélique,  qui  venait  de  s'emparer 
de  lui  et  dominait  sa  faiblesse.  Quant  à  Vilma,  elle  se  tenait  de- 
bout, le  fixant  avidement  d'un  regard  où,  dans  la  nuit,  brûlaient 
les  feux  de  sa  passion,  n'attendant  qu'un  signe,  qu'une  parole,  pour 
se  presser  contre  lui  et  se  faire  une  chaîne  de  ces  bras  qui  la 
fuyaient.  —  Je  ne  comprends  pas;  je  ne  veux  pas,  je  ne  dois  pas 
comprendre,  murmura-t-il;  si  je  comprenais,  je  n'aurais  pas  le  droit 


VILUA   MALBORG.  743 

de  vous  laisser  vivre  dans  cette  maison,  et  mon  devoir  m'obligerait 
à  vous  envoyer  attendre  au  Sacré-Cœur  le  moment  de  votre  mariage. 

—  Mon  mariage  !  L'heure  est  vraiment  Lien  choisie  pour  m'en 
parler,  objecta  Yihna  d'un  ton  ironique  et  sombre;  vous  m'obligez 
à  vous  déclarer  que  je  suis  résolue  à  ne  me  marier  jamais. 

—  Résolue  à  ne  vous  marier  jamais  !  Vous  avez  promis  cependant 
d'accepter  un  mari  de  ma  main. 

—  Ne  fallait-il  pas  en  entrant  dans  votre  maison  dissimuler  mes 
projets?  C'est  pour  cela  que  j'ai  promis,  avec  la  ferme  volonté  de 
ne  pas  tenir  :  comment  pourrai-je  me  marier,  puisque  c'est  vous 
que  j'aime? 

Ce  cri  sortit  de  sa  bouche  audacieux,  superbe,  et  remua  Bernard 
jusqu'aux  entrailles.  A  moitié  fou,  il  voulut  protester;  mais  Yilma 
ne  lui  en  laissa  pas  le  temps. 

—  Oui,  je  vous  aime,  dit-elle  à  demi-voix,  je  vous  aime  depuis 
que  je  vous  connais  :  cela  a  commencé  par  la  tendresse  naïve,  irré- 
fléchie, mais  enthousiaste  d'une  âme  d'enfant;  c'est  aujourd'hui  l'a- 
mour d'une  femme,  ardent,  impérieux,  fortifié  par  d'indestructibles 
souvenirs,  par  la  douleur,  par  la  haine  même,  oui,  par  la  haine, 
car  je  la  hais  cette  Angélique  dont  vous  n'avez  pu  devenir  l'époux 
qu'en  me  rendant  malheureuse  pour  toute  ma  vie.  Quand  j'avais  dix 
ans,  je  pensais  à  vous  nuit  et  jour;  je  rêvais  de  ne  vous  quitter  ja- 
mais; votre  parole  me  bouleversait,  un  baiser  de  vous  m'animait 
d'un  indicible  transport.  Par  ce  qu'étaient  alors  mes  sentimens,  ap- 
préciez ce  qu'ils  sont  devenus.  Yous  ne  les  avez  pas  vus  grandir,  puis- 
que j'ai  vécu  longtemps  loin  de  vous  ;  mais  apprenez  qu'ils  sont  le 
prix  de  ma  douleur  et  le  fruit  de  mes  larmes,  car  j'ai  souffert,  car 
j'ai  pleuré,  ne  rêvant  que  de  l'espérance  de  vous  retrouver.  Et 
maintenant  que  je  suis  auprès  de  vous,  maintenant  que  je  me  sais 
aimée,  car  vous  m'aimez,  et  je  n'ai  pas  pu  me  tromper  à  vos  tris- 
tesses, vous  venez  me  parler  de  mariage  !  C'est  trop  tard,  et  je  ne 
me  marierai  pas. 

—  C'est  horrible!  s'écria  Bernard,  que  ces  aveux  prononcés  d'un 
accent  passionné  remplissaient  de  terreur  et  laissaient  sans  cou- 
rage. 

—  Est-ce  notre  faute  si  l'amour  nous  a  pris  pour  victimes?  répli- 
qua Vilma.  Qui  m'a  mis  au  cœur  l'ardente  passion  qui  me  jette  à 
vous?  Si  je  suis  impuissante  à  la  combattre,  c'est  qu'une  volonté 
supérieure  me  domine  comme  elle  vous  domine  vous-même,  et  nous 
pousse  fatalement  l'un  vers  l'autre.  A  quoi  bon  se  débattre,  l'arrêt 
du  destin  est  clair  autant  qu'inflexible,  et  ni  vous  ni  moi  ne  pouvons 
plus  secouer  les  chaînes  qu'il  a  forgées. 

Elle  se  transfigurait  en  parlant.  S«  n'était  plus  la  spirituelle  et 
rieuse/ille  que  Bernard  connaissait,  c'était  une  amoureuse  aux  ter- 


/lia  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ribles  ardeurs,  image  vivante  de  la  passion  par  laquelle  les  hommes 
sont  entraînés  jusqu'au  crime.  Pour  la  première  fois,  elle  se  révé- 
lait dans  sa  splendide  et  redoutable  horreur,  et  si,  durant  cette  soi- 
rée fiévreuse  dont  il  ne  convient  pas  de  prolonger  le  récit,  Bernard 
ne  succomba  pas,  c'est  que  sa  conscience  et  sa  tendresse  pour  An- 
gélique ne  pouvaient  être  vaincues  en  un  seul  assaut;  c'est  aussi 
qu'en  parlant  de  sa  haine,  Vilma  l'épouvanta  plus  encore  qu'elle 
ne  le  séduisit  en  parlant  de  son  amour.  Il  y  eut  une  minute  où, 
dans  le  déchaînement  de  ses  désirs,  sa  raison  éclaira  l'abîme  ou- 
vert sous  ses  pieds.  Les  mains  de  Vilma  s'étaient  appuyées  sur  ses 
épaules;  elle  dardait  ses  yeux  sur  ses  yeux,  il  sentait  le  parfum  de 
ses  cheveux,  il  respirait  son  haleine.  Elle  croyait  le  tenir,  quand 
tout  à  coup  il  se  dégagea  brutalement  de  ses  étreintes,  la  repoussa 
loin  de  lui  en  disant  : 

—  Non  !  ce  serait  infâme  !  partez,  malheureuse  enfant,  partez, 
fuyez  cette  maison  où  désormais  nous  ne  pouvons  plus  demeurer 
ensemble.  Je  veux  vous  sauver  de  vous-même  en  défendant  contre 
vous  mon  honneur  et  le  repos  de  mon  foyer. 

—  Je  ne  partirai  pas,  répondit  Vilma  avec  douceur,  mais  avec 
fermeté;  vous  n'oserez  me  chasser  :  ce  serait  m'envoyer  à  la  mort. 
Comprenez  donc,  ajouta-t-elle  en  se  rapprochant  de  lui,  que  je  ne 
peux  plus  vivre  sans  vous. 

—  Et  moi,  je  ne  veux  plus  vivre  avec  vous.  Si  vous  refusez  de 
vous  éloigner,  je  fuirai  ces  lieux. 

—  Faites  donc,  reprit-elle  résignée;  j'attendrai  votre  retour,  car 
vous  reviendrez  bientôt.  Oh!  Bernard,  c'est  en  vain  que  vous  voulez 
vous  soustraire  à  votre  sort.  Vous  parlez  d'infamie,  d'honneur,  de 
repos,  pauvres  raisons  dont  ma  passion  ne  tient  aucun  compte,  et 
que  la  vôtre  foulera  bientôt  aux  pieds.  L'infamie  ne  commence  que 
lorsque  cesse  le  mystère;  l'honneur  et  le  repos  ne  sont  compromis 
que  si  le  secret  est  divulgué.  On  peut  s'aimer  en  silence,  dans 
l'ombre,  sans  danger. 

—  Assez!  misérable  créature!  s'écria  Bernard;  je  ne  sais^de  qui 
vous  tenez  cette  science  fatale  et  précoce,  mais  elle  me  fait  horreur. 

A  ces  mots,  Vilma  tressaillit  et  releva  fièrement  la  tête  :  —  De- 
puis douze  ans  je  vous  aime,  fît-elle,  sans  colère;  depuis/Iix  ans  je 
vous  pleure,  depuis  dix  ans  pas  un  jour  n'a  passé  que  je  n'aie  mau- 
dit celle  à  qui  vous  vous  êtes  donné,  et  que  je  n'aie  caressé  l'espé-- 
rance  de  vous  voir  tout  à  moi.  Ne  cherchez  pas  ailleurs  de  qui  je 
tiens  ce  que  vous  appelez  ma  science.  Je  n'ai  eu  d'autre  maître  que 
mon  amour,  mon  ressentiment,  mes  larmes  ;  et  si  je  suis  savante, 
c'est  que  la  solitude  rend  les  heures  longues  et  fécondes.  Mainte- 
nant, que  je  vous  fasse  heureux  ou  que  je  ne  vous  inspire  que  la 
pitié,  peu  importe,  puisque  dans  votre  cœur  et  malgré  vos^  efforts 


YILMA    MALBOEG.  7^5 

pour  m'en  cacher  le  trouble,  j'ai  discerné  l'amour  que  vous  ressen- 
tez pour  moi.  Allez!  débattez-vous,  tentez  de  fuir,  luttez,  révoltez- 
vous  contre  la  passion  qui  vous  obsède,  vous  serez  mien,  car  le  lien 
qui  malgré  vous  nous  unit  est  indissoluble. 

Ses  dernières  paroles  expirèrent  dans  un  sanglot  qui  en  rendit 
l'accent  déchirant  et  navré.  La  douleur  cachée  sous  cette  prophétie 
menaçante  toucha  Bernard  d'un  trait  nouveau,  et,  entre  les  senti- 
mens  contraires  qui  durant  cette  longue  veille  s'étaient  disputé  son 
cœur,  le  rendit  docile  au  plus  doux,  au  plus  tendre,  au  plus  hu- 
main d'entre  eux.  Il  saisit  dans  ses  mains  les  mains  de  Vilma  et 
s'efTorça  de  l'apaiser. 

—  Revenez  à  vous,  supplia-t-il  ;  parlez  un  autre  langage  :  n'ayez 
pas  ces  accens  impérieux  qui  me  remplissent  d'effroi.  Si  vous  m'ai- 
mez,  ayez  pitié  de  nous!  renoncez  à  nous  rendre  criminels;  si  vous 
souffrez,  nous  chercherons  ensemble  les  moyens  de  vous  guérir.  Je 
ne  saurais  être  votre  amant,  vous  le  savez  bien,  mais  votre  ami... 

Elle  secoua  la  tête  en  disant  :  —  Ce  ne  peut  être  l'amitié,  puis- 
que c'est  l'amour. 

—  Alors  que  Dieu  nous  protège!  murmura  Bernard. 

Il  écarta  Vilma  toujours  debout  devant  lui  et  s'éloigna  rapide- 
ment. Elle  le  regarda  fuir  et  disparaître  sous  les  futaies  du  parc  que 
la  nuit  baignait  de  sa  pure  lumière.  Puis,  quand  elle  se  vit  seule, 
elle  se  laissa  aller  sur  un  siège  et  demeura  rêveuse  pendant  quel- 
ques instans.  Saisie  tout  à  coup  dans  cette  immobilité  par  la  fraî- 
cheur du  soir,  elle  rentra;  mais  avant  de  regagner  sa  chambre,  elle 
passa  par  celle  d'Angélique  afin  de  s'informer  de  son  état.  La  com- 
tesse d'Argennes  ne  dormait  pas,  et  à  la  lueur  de  la  veilleuse  Vilma 
vit  ses  yeux  ouverts,  plus  brillans  que  de  coutume.  Elle  toucha  ses 
mains  posées  sur  la  couverture  :  elles  étaient  brûlantes. 

—  Tu  souffres?  lui  demanda-t-elle. 

—  Oui,  d'un  peu  de  fièvre,  répondit  Angélique;  mais  dans  quel- 
ques heures  il  n'y  paraîtra  plus. 

—  Ne  veux-tu  pas  que  j'envoie  à  Vallon  chercher  le  médecin? 

—  Non,  certes;  ce  sera  toujours  assez  tôt  demain  matin,  si  je  ne 
vais  pas  mieux. 

—  Je  vais  alors  passer  la  nuit  dans  un  fauteuil,  près  de  toi. 

—  Je  te  le  défends,  mignonne,  va  dormir.  Je  n'ai  pas  besoin  de 
soins,  et  s'il  en  était  autrement,  ma  femme  de  chambre  suffirait. 

Vilma  l'embrassa  et  allait  partir,  quand  Angélique  reprit  : 

—  Et  Bernard,  qu'en  as-tu  fait? 

—  Nous  avons  passé  la  soirée  ensemble  sur  la  terrasse,  se  hâta 
de  répondre  Vilma.  Puis  il  est  allé  se  promener  dans  le  parc  ;  la 
nuit  est  radieuse. 


746  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  sortit  sur  ces  mots,  un  peu  troublée,  se  demandant  si  la 
question  de  M'"^  d'Argennes  était  dictée  par  un  premier  soupçon. 
Puis,  en  pensant  que  le  malaise  d'Angélique  annonçait  peut-être 
une  maladie  grave,  elle  éprouva  la  plus  violente  agitation.  —  Si 
cette  maladie  allait  avoir  un  dénoûment  fatal,  Bernard  deviendrait 
libre,  se  dit-elle,  et  alors  il  ne  considérerait  plus  son  amour  pour 
moi  comme  un  crime!  Mais,  non!  non!  qu'elle  vive!  Et  surtout 
qu'elle  reste  belle  !  c'est  à  armes  égales  que  je  veux  lutter. 

Ce  fut  sa  dernière  pensée  avant  que  le  sommeil  s'emparât  d'elle. 
A  la  même  heure,  le  comte  d'Argennes  se  promenait  à  grands  pas 
sous  les  arbres  de  son  parc  endormi.  Sans  chercher  à  se  dissimuler 
le  péril  qu'avait  fait  éclater  cette  longue  et  fiévreuse  soirée,  il  se  de- 
mandait par  quels  moyens  il  parviendrait  à  le  conjurer.  Sans  doute 
il  lui  était  permis  de  se  féliciter.  Sa  loyauté  sortait  intacte  de  cette 
épreuve  nouvelle.  Sous  le  coup  d'une  salutaire  épouvante,  il  impo- 
sait silence  à  son  imagination  pour  n'écouter  que  sa  raison.  Elle  lui 
donna  successivement  divers  conseils  qu'il  soumit  à  un  examen 
scrupuleux.  Il  en  écarta  plusieurs  comme  impraticables,  notamment 
celui  de  faire  connaître  à  Angélique  la  vérité  et  de  recourir  à  elle 
pour  obtenir  de  Vilma  qu'elle  allât  passer  quelques  mois  au  Sacré- 
Cœur.  11  ne  se  considérait  pas  comme  libre  de  révéler,  même  à  sa 
femme,  le  secret  de  cette  funeste  passion.  Il  s'arrêta  plus  volontiers 
à  l'idée  de  partir,  certain  de  trouver  facilement  un  motif  propre  à 
justifier  un  voyage  de  deux  ou  trois  mois.  Pendant  ce  temps,  hors 
de  sa  présence,  Yilma  s'apaiserait.  Le  traître  charme  que  lui-même 
subissait,  et  qui  le  laissait  encore  si  faible,  se  dissiperait  en  lui  ren- 
dant toute  l'honnête  énergie  qu'il  entendait  apporter  désormais  dans 
la  lutte  à  laquelle  il  s'était  condamné.  Lorsqu'à  une  heure  avancée 
de  la  soirée  il  s'achemina  vers  le  château,  il  avait  résolu  de  partir 
et  d'éviter  jusqu'au  moment  de  son  départ  toute  occasion  de  se 
trouver  seul  avec  Vilma. 

Une  circonstance  imprévue  renversa  ses  projets  et  déjoua  ses 
intentions  loyales.  Durant  la  nuit,  le  mal  de  la  comtesse  d'Ar- 
gennes s'aggrava.  Le  médecin  de  Vallon  fut  mandé  au  château  et 
déclara  qu'à  supposer  même  que  ce  mal  ne  dégénérât  pas  en  une 
maladie  aiguë,  il  exigerait  durant  quinze  jours  au  moins  des  soins 
attentifs.  Bernard  se  trouvait  donc  empêché  de  s'éloigner  de  Vilma. 
—  Ah!  la  fatalité  s'en  mêle,  pensa-t-il.  Non-seulement  me  voilà 
cloué  ici,  mais  encore  je  suis  condamné  à  me  rencontrer  seul,  tous 
les  jours,  à  toute  heure,  avec  celle  que  je  voulais  fuir. 

Les  préoccupations  que  lui  causa  d'abord  la  maladie  d'Angélique 
le  gardèrent  contre  les  tentations  qu'il  redoutait.  Vilma  elle-même 
parut  uniquement  occupée  de  la  santé  de  sa  cousine,  à  laquelle, 


VILMA    MALBORG.  7Û7 

avec  un  zèle  ardent  qui  pénétra  de  reconnaissance  l'âme  de  Bernard 
et  la  rendit  plus  faible,  elle  prodigua  des  témoignages  de  sollici- 
tude et  d'affection;  mais  lorsque,  toute  crainte  de  complication 
écartée,  Angélique  cessa  d'être  un  objet  d'inquiétude  et  commença 
à  guérir,  les  malheureux  se  trouvèrent  pendant  plusieurs  journées 
successives  seuls,  libres,  livrés  à  eux-mêmes,  à  leurs  désirs,  à  leur 
faiblesse.  Le  comte  d'Argennes  ne  pouvait  songer  k  partir  encore, 
et  Yilraa,  résolue  à  vaincre,  mit  ce  temps  à  profit  pour  exercer  de 
nouveau  sur  lui,  avec  une  patiente  ténacité,  sa  criminelle  séduction. 
Il  était  à  bout  de  forces,  et  en  quelque  sorte  mûr  pour  la  chute.  Un 
soir,  las  de  souffrir,  las  de  résister  aux  prières  de  Vilma,  il  s'aban- 
donna. Il  mesura  froidement  la  profondeur  de  l'abîme  d'infamie  et 
de  honte  dans  lequel  il  allait  descendre  et  n'en  ressentit  aucun 
effroi,  déjà  grisé  par  l'odeur  capiteuse  des  fleurs  qui  en  couvraient 
les  bords.  Une  heure  d'affolement  emporta  ses  fermes  résolutions. 
Son  imagination  fit  en  peu  de  temps  un  long  voyage  et  le  conduisit 
à  une  vision  qu'il  contempla  sans  horreur  :  l'adultère  installé,  orga- 
nisé dans  sa  maison,  souillant  son  foyer  et  le  condamnant  lui-même 
à  une  vie  d'hypocrisie  et  de  mensonge. 

La  nuit  avait  revêtu  ses  plus  brillantes  parures  et  fut  la  complice 
de  l'amoureuse  Yilma.  Sur  la  terre  et  au  fond  du  firmament  tout 
était  beau  comme  elle  d'une  beauté  magique;  comme  elle  tout 
rayonnait,  comme  elle  tout  parlait  d'amour.  —  Aimez!  —  disaient 
les  étoiles  lumineuses;  — Aimez!  — chantaient  les  eaux  de  la  rivière 
en  roulant  sur  leur  lit  de  cailloux  et  de  sable  fin;  —  Aimez  !  — mur- 
murait la  brise  qui  descendait  odorante  des  hautes  montagnes,  en 
balançant  les  nids  suspendus  aux  branches;  —  Aimez!  aimez  tou- 
jours !  aimez  partout  !  —  répétaient  les  voix  harmonieuses  de  la 
nuit  en  versant  au  cœur  de  Bernard  leurs  puissantes  ivresses.  Il  ne 
luttait  plus;  il  avait  assez  lutté,  il  s'était  assez  débattu.  Le  flot  des 
voluptés  ardentes  l'entraînait  maintenant  inerte  dans  un  tourbillon. 
Ce  fut  la  sensation  du  naufragé  aux  mains  duquel  se  brise  l'épave 
sur  laquelle  il  s'appuyait,  et  qui,  se  sentant  perdu,  se  résigne  à 
mourir,  renonçant  à  lutter  davantage  afin  d'en  avoir  plus  vite  fini 
avec  un  lambeau  d'existence  qui  ne  lui  réserve  plus  que  le  martyre 
d'une  horrible  agonie. 

A  quoi  bon  s'attarder  à  des  détails  douloureux,  et  que  pourrions- 
nous  dire  que  l'on  n'ait  deviné  déjà  pour  caractériser  la  faute  de 
Bernard  et  en  faire  mesurer  l'étendue  !  Pendant  quinze  jours,  tandis 
que  s'achevait  la  guérison  d'Angélique,  son  malheureux  mari  vécut 
d'une  vie  de  folie  et  de  fièvre,  à  peine  traversée  par  quelques  heures 
lucides,  trop  rares  et  trop  brèves  pour  qu'il  y  trouvât  la  force  et  le 
temps  de  briser  sa  chaîne.  Les  terreurs  et  les  scrupules  qui  jusqu'à 


748  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ce  moment  l'avaient  tenu  en  garde  contre  le  péril  s'étaient  dissipés 
tout  à  coup  dans  l'emportement  d'une  passion  qu'attisaient  la  sédui- 
sante beauté  de  Vilma,  transfigurée  par  la  joie  de  la  victoire,  et  son 
instinctive  perversité  voilée  de  candeurs  piquantes,  propres  à  en 
accroître  la  fatale  influence  et  l'éclat  passager.  Les  remords  qu'il 
avait  tant  redoutés,  il  ne  les  entendait  pas  encore;  sa  conscience  se 
taisait,  attendant  l'heure  où,  le  flot  des  désirs  retiré,  ses  accens 
pourraient  être  efficaces.  Et  puis  les  circonstances  extérieures'elles- 
mêmes  semblaient  se  conjurer  pour  favoriser  l'erreur  de  ces  cou- 
pables amans.  Le  malheur  de  leur  destinée  voulut  que  les  condi- 
tions de  leur  existence  commune  se  trouvassent  modifiées  par  la 
maladie  d'Angélique;  sa  présence  leur  fit  défaut  et  cessa  de  les  dé- 
fendre l'un  contre  l'autre.  Ils  eurent  la  liberté  de  se  voir  à  leur  gré. 
Il  leur  fut  facile  d'échapper  à  la  surveillance  et  aux  soupçons  des 
habitans  de  ce  vaste  château  dans  lequel  ils  se  donnaient  impuné- 
ment des  rendez-vous.  Ils  avaient  en  outre  la  ressource  des  prome- 
nades :  ils  montaient  à  cheval  dès  l'aube  et  s'en  allaient  au  loin 
continuer  leurs  amoureux  entretiens;  le  soir,  dès  que  la  nuit  voilait 
la  vallée,  ils  prenaient  congé  d'Angélique,  dont  la  confiance  tran- 
quille les  laissait  s'éloigner  avec  la  certitude  qu'en  la  quittant  ils 
allaient  se  séparer,  et,  sortant  du  château  sans  être  vus,  ils  demeu- 
raient ensemble  de  longues  heures,  tantôt  dans  le  parc,  tantôt  au 
bord  de  l'eau,  excitant  leur  folle  ardeur  dans  ces  longs  tête-à-tête 
sans  cesse  renouvelés.  La  chute  avait  été  rapide  et  l'ivresse  pro- 
fonde :  terrible  fut  le  réveil. 


III. 

Un  matin,  au  moment  où  Bernard  et  Vilma  descendaient  de  che- 
val, revenant  d'une  longue  promenade  aux  environs  d'une  char- 
treuse située  sur  les  rives  de  l'Ardèche,  Angélique  parut  devant 
eux  à  l'improviste.  Elle  était  encore  faible  et  pâle,  mais  la  santé  lui 
revenait  ;  elle  avait  voulu  surprendre  son  mari  en  se  montrant  à 
lui  avant  qu'il  fût  préparé  à  la  revoir  debout  et  guérie.  Quand  il 
entra  dans  la  salle  à  manger,  à  l'heure  du  déjeuner,  précédant 
Vilma,  il  aperçut  Angélique  assise  à  table  et  l'attendant.  Elle  le  re- 
gardait souriante.  Il  ne  put  retenir  un  cri  d'étonnement,  ni  se  dé- 
fendre d'une  cruelle  angoisse  qui  le  saisit  au  cœur  d'une  étreinte  si 
poignante  qu'il  comprit  que  le  rêve  dans  lequel  il  venait  de  vivre 
était  fini,  et  que  la  vie  recommençait.  Depuis  quinze  jours,  il  était 
ivre  ;  brusquement  la  vue  de  sa  femme  le  dégrisa.  Ce  fut  une  im- 
pression brutale  et  violente,  le  saisissement  d'une  catastrophe  sou- 
daine, La  réalité  produit  souvent  ces  coups  imprévus.  Un  frisson 


VILMA   MALBORG.  749 

mortel  traversa  son  corps;  il  se  sentit  défaillir,  et,  s'il  parvint  à  taire 
à  la  confiante  Angélique  sa  douloureuse  émotion,  c'est  qu'un  effort 
désespéré  l'empêcha  de  se  trahir.  —  Tu  ne  t'attendais  pas  à  me  re- 
voir à  cette  place  aujourd'hui!  lui  dit-elle  d'un  accent  qui  révélait 
sa  tendresse  et  son  bonheur. 

—  C'est  vrai  !  je  ne  te  croyais  pas  encore  assez  vaillante  pour 
descendre,  répondit-il  en  dominant  son  trouble;  mais  n'est-ce  pas 
une  imprudence  d'avoir  quitté  sitôt  ta  chambre? 

—  Autorisation  du  médecin,  reprit-elle,  se  méprenant  à  l'émo- 
tion de  Bernard.  Viens  m'embrasser  ! 

Il  s'avança  vers  elle,  et,  obéissant  au  doux  regard  qu'elle  fixa  sur 
lui,  il  s'agenouilla.  Elle  prit  dans  ses  mains  qui  tremblaient  la  tête 
de  son  mari.  Après  avoir  plongé  ses  yeux  passionnés  dans  ces  yeux 
menteurs,  condamnés  maintenant  à  feindre,  elle  posa  ses  lèvres  sur 
ce  front  qu'elle  croyait  vierge  des  baisers  d'autrui.  A  ce  contact, 
l'émoi  de  Bernard  redoubla,  une  pâleur  maladive  se  répandit  sur  ses 
traits. 

—  M'en  veux-tu  de  t'avoir  donné  cette  joie  sans  t'avertir?  de- 
manda M'"*  d'Argennes  à  son  mari. 

—  Non  I  non  !  fit-il,  et,  pour  la  mieux  tromper,  il  se  pressa  contre 
Angélique,  qui  le  tenait  toujours  entre  ses  bras,  heureuse  d'entendre 
si  près  d'elle  les  battemens  d'un  cœur  dont  elle  ne  soupçonnait  pas 
l'infidélité. 

—  Je  reprends  possession  de  toi,  mon  bien-aimé,  lui  dit-elle  dou- 
cement. Si  tu  savais  combien  j'ai  redouté  de  mourir  !  Ce  n'est  pas  la 
mort  qui  me  faisait  peur,  mais  je  pensais  à  nos  chers  enfans,  à  toi- 
même,  et  surtout  aux  souffrances  que  tu  endurerais,  si  tout  à  coup 
tu  me  perdais. 

Ce  langage  tout  pénétré  d'une  tendresse  infinie  bouleversa  Ber- 
nard, le  rendit  à  lui-même,  l'arracha  pour  toujours  à  ses  ivresses 
malsaines  et  le  remit  sous  le  joug  de  son  ancien  et  légitime  amour. 
Du  même  coup  la  lumière  entra  dans  son  âme,  éclaira  son  crime, 
le  lui  montra  sous  son  jour  véritable,  nu,  dans  son  odieuse  réalité, 
inexplicable,  dégagé  de  toute  illusion,  dépassant  de  beaucoup,  par 
ses  détails  et  par  les  circonstances  dans  lesquelles  il  avait  été  com- 
mis, les  proportions  d'une  faute  ordinaire,  accidentelle,  sans  len- 
demain. Ce  n'était  pas  l'adultère  banal,  se  résumant  en  une  infidé- 
lité plus  ou  moins  excusable,  ou  même  en  un  manquement  grave  à 
des  devoirs  sacrés;  c'était  une  aberration  monstrueuse,  à  laquelle 
la  jeunesse  de  Vilma  et  son  innocence  présumée  donnaient  le  ca- 
ractère d'une  honte  ineffaçable  et  d'une  irréparable  infamie,  com- 
promettant le  présent  et  engageant  l'avenir  dans  une  éternelle 
complicité.  Et  puis,  si  coupable  qu'eût  été  Vilma,  il  se  considérait 


750  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  plus  coupable  qu'elle,  car  pour  se  défendre  il  possédait  des 
armes  dont  elle  était  privée  :  son  amour  pour  Angélique,  la  raison, 
la  maturité  de  l'esprit. 

Ces  réflexions  traversèrent  sa  pensée  rapidement,  d'un  trait,  et 
l'agitèrent  d'un  frisson  convulsif  et  douloureux.  Un  sanglot  qu'il  fut 
impuissant  à  étouffer  s'échappa  de  sa  gorge.  Terrifié,  brisé,  la  tête 
perdue,  il  noya  son  front  brûlant  dans  les  mains  de  sa  femme  et 
souhaita  de  mourir  à  cette  place,  dans  ce  refuge  encore  ouvert  et 
qui  se  fermerait  impitoyablement  quand  éclaterait  la  vérité.  Cet 
accès  de  son  désespoir,  ce  cri  de  sa  peine,  M'"^  d'Argennes  ne  les 
comprit  pas.  Elle  y  vit  l'explosion  d'une  tendresse  cruellement 
éprouvée  et  rassurée  trop  vite.  La  transition  d'une  grande  douleur 
à  une  grande  joie,  quand  elle  s'accomplit  soudainement,  est  déchi- 
rante autant  que  la  douleur  elle-même.  Elle  enlaça  plus  étroite- 
ment son  mari  et  le  supplia  de  s'apaiser. 

Ils  étaient  encore  là,  confondus  dans  une  suave  étreinte,  quand 
tout  à  coup,  gaie,  rieuse,  l'œil  brillant,  les  cheveux  dénoués  par 
le  vent  et  fredonnant  un  air  de  victoire ,  entra  Vilma.  Elle  portait 
sur  son  bras  les  plis  ramassés  de  sa  longue  robe  et  tenait  d'une 
main  sa  cravache  et  son  chapeau,  qu'elle  posa  sur  une  chaise,  en 
lançant  dans  l'air  le  refrain  de  sa  chanson.  Puis,  ayant  levé  les 
yeux,  elle  vit  Angélique  et  Bernard  qui  se  séparaient  brusquement, 
un  peu  honteux  de  s'être  laissé  surprendre  enlacés.  Elle  devina 
que  ce  cœur,  sur  lequel  elle  se  croyait  désormais  toute-puissante, 
tentait  de  lui  échapper;  son  visage,  miroir  fidèle  des  mobilités  de 
son  âme,  s'assombrit,  elle  resta  debout,  immobile  :  —  Te  voilà  aussi 
bien  étonnée,  mignonne,  dit  M"""  d'Argennes. 

—  Étonnée,  mais  heureuse,  répondit  Yilma  sans  rien  perdre  de 
son  sang-froid.  Je  n'espérais  pas  que  tu  pourrais  te  lever  aujour- 
d'hui. Le  docteur  prétendait  hier  que  tu  ne  devais  quitter  ta 
chambre  que  dans  trois  jours. 

—  Il  a  changé  d'avis  ce  matin,  répliqua  joyeusement  Angéhque. 
Quand  il  m'a  vue  debout,  vaillante,  impatiente  de  respirer  le  grand 
air  pur  en  votre  compagnie,  il  m'a  dit  :  «  Allez,  belle  dame,  allez 
reprendre  votre  place  au  milieu  de  votre  famille  et  abréger  l'impa- 
tience de  ceux  qui  vous  aiment.  Seulement  soyez  prudente,  rentrez 
chez  vous  pendant  deux  jours  encore  avant  le  coucher  du  soleil.  » 
Oui,  c'est  ainsi  qu'il  a  parlé;  j'ai  obéi,  et  sur-le-champ  je  suis  ve- 
nue vous  attendre  ici,  mes  chers  amis,  contente,  oh!  oui,  bien 
contente  ! 

En  finissant,  elle  tendit  les  mains  à  Bernard  et  à  Vilma.  Atti- 
rant celle-ci,  qui  se  laissa  faire  impassible  en  essayant  de  sourire, 
elle  l'embrassa  tendrement,  Pendant  le  repas,  elle  continua  à  ma- 


VILMA    MALBORG.  751 

nifester  la  mêmegaîté,  affectueuse  et  expansive,  formant  des  pro- 
jets, pressée  de  reprendre  le  cours  de  sa  paisible  et  belle  vie,  un 
moment  interrompue,  de  se  consacrer  de  nouveau  à  son  mari,  à  ses 
enfans.  Puis  elle  interrogea  Bernard  et  Vilma  pour  connaître  l'em- 
ploi de  leur  temps  durant  sa  maladie.  Ils  répondirent  en  lui  répé- 
tant les  mensonges  à  l'aide  desquels  matin  et  soir,  depuis  quinze 
jours,  ils  entretenaient  sa  confiance;  mais  ces  mensonges,  que  Yilma 
débitait  froidement,  avec  l'accent  de  la  vérité,  brûlaient  mainte- 
nant les  lèvres  de  Bernard.  —  C'est  le  châtiment  qui  commence, 
pensa-t-il.  Me  voilà  condamné  à  la  tromper  désormais,  la  chère 
créature.  C'est  elle  que  j'aime  cependant,  elle  seule  ! 

A  diverses  reprises  ayant  levé  les  yeux,  il  rencontra  ceux  de 
Yilma  qui  le  regardaient ,  railleurs  et  curieux.  C'est  qu'elle  devi- 
nait ce  qui  se  passait  en  lui;  ses  remords,  ses  craintes,  tout,  jus- 
qu'à la  résurrection  d'un  amour  qu'elle  avait  cru  vaincre  par  la 
puissance  du  sien,  et  qui  reprenait  lentement,  mais  sûrement,  sa 
place  dans  le  cœur  de  Bernard.  Il  fut  effrayé  par  l'expression  de  ce 
visage  sur  lequel  il  était  accoutumé  à  lire  et  qui  lui  révélait  des 
amertumes  passionnées  et  des  révoltes  redoutables.  Il  comprit  que, 
s'il  tentait  de  rompre  ses  liens,  une  effroyable  lutte  s'engagerait 
entre  Yilma  et  lui. 

En  sortant  de  table,  Angélique  voulut  marcher  dans  le  parc.  Elle 
s'attacha  au  bras  de  son  mari,  qui  la  conduisit  avec  sollicitude  jus- 
qu'à un  quinconce  de  tilleuls,  sur  lequel  les  enfans  prenaient  leurs 
ébats.  De  cette  place  on  découvrait  la  vallée  resserrée  entre  les 
montagnes  dont  les  cimes  brunes  se  découpaient  sur  l'horizon 
bleu  et  traversée  comme  d'un  ruban  d'émeraude  par  les  flots  clairs 
de  l'Ardèche,  déroulant  leurs  tremblantes  sinuosités  en  ire  les  rives 
fleuries.  C'était  une  de  ces  journées  radieuses  qui  marquent  la  fin 
de  l'été  et  annoncent  l'automne.  Un  vent  doux  et  parfumé  rafraî- 
chissait l'air.  Les  blés  mûrs  couvraient  la  plaine  de  vastes  carrés 
d'or,  brillant  au  soleil  parmi  les  prairies  grasses,  dans  la  fertile 
splendeur  du  paysage.  Aux  flancs  des  collines  qui  s'allongeaient  en 
contours  délicats,  le  long  des  chaînes  plus  hautes  auxquelles  elles 
servaient  d'assises,  s'étageaient  dans  une  gamme  de  tons  variés  et 
harmonieux  les  châtaigniers  aux  ramures  épaisses  et  larges,  les 
mûriers  au  feuillage  sombre,  les  vignes  dont  les  pampres  chargés 
de  fruits  traînaient  dans  la  terre  brune,  les  landes  calcinées  par 
l'été  et  que  tachait  çà  et  là  une  silhouette  de  chèvre  suspendue 
à  une  touffe  d'herbe  ou  à  un  buisson  isolé.  —  Que  c'est  beau!  mur- 
mura M""^  d'Argennes  en  s'asseyant  dans  un  fauteuil  apporté  par 
l'ordre  de  Bernard,  qu'il  est  doux  de  vivre  ! 

Son  regard  attendri  embrassa  la  campagne  radieuse,  éclatante  de 


752  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toutes  les  ardeurs  de  cette  exquise  matinée;  puis  il  se  reposa  sur 
son  mari,  sur  ses  enfans,  sur  Vilma,  sur  le  spectacle  de  son  bon- 
heur groupé  dans  ce  cadre  merveilleux,  et  dont  elle  reprenait  vic- 
torieusement possession.  Jamais  Bernard  n'avait  mieux  compris  l'é- 
tendue de  son  amour  pour  elle  que  dans  ce  moment  où,  l'âme 
troublée  par  le  remords  et  l'esprit  obsédé  par  la  peur,  il  la  retrou- 
vait confiante  et  tendre,  parée  de  tous  les  brûlans  et  doux  souve- 
nirs du  passé.  Sa  rêverie  fut  troublée  tout  à  coup  ;  Vilma  s'était 
approchée  de  lui  et  murmurait  ces  mots  à  son  oreille  :  —  Prenez 
garde  !  tâchez  d'être  maître  de  vous,  ou  vous  allez  vous  trahir. 

Cet  avertissement  lui  rendit  une  apparente  énergie,  mais  non  le 
repos.  Il  essaya  de  sourire  ;  il  prit  ses  enfans  entre  ses  bras,  il  les 
mit  l'un  après  l'autre  sur  les  genoux  de  leur  mère;  mais  l'angoisse 
resta  dans  son  cœur  que  remplissaient  les  voix  de  sa  conscience. 
Peu  à  peu  son  inquiétude  s'accrut,  et  son  émotion  devint  si  violente 
que  les  jeux  auxquels  il  se  livrait  pour  tromper  Angélique  lui  firent 
horreur.  Il  allégua  la  nécessité  de  se  rendre  à  Vallon  pour  une 
affaire  urgente  qui  exigeait  sa  présence  immédiate.  Il  prit  congé  de 
sa  femme,  à  laquelle  il  ordonna  le  repos  et  qu'il  eut  le  courage  de 
recommander  aux  soins  de  Vilma;  puis  il  s'éloigna,  pressé  d'être 
seul,  afin  d'interroger  sa  pensée  anxieuse. 

Mais,  au  lieu  de  prendre  la  route  du  bourg,  il  gravit,  derrière  le 
château,  la  colline  dont  les  hautes  futaies  du  parc  couvrent  le  ver- 
sant méridional,  celui  qui  domine  l'Ardèche,  et  ne  s'arrêta  que  lors- 
qu'il fut  parvenu  au  point  le  plus  élevé  du  mont,  d'où  ses  yeux  dé- 
couvraient le  versant  septentrional,  sauvage  et  désolé  autant  que 
l'autre  est  riant  et  fertile.  En  cet  endroit,  qu'on  appelle  dans  le  pays 
«  le  Désert  brûlé,  »  la  végétation  s'arrête  brusquement  à  cinquante 
mètres  d'un  large  trou  qui  fut  autrefois  la  bouche  d'un  volcan. 
Une  des  parois  de  cette  bouche,  en  s'écroulant,  a  mis  à  nu  des 
amas  de  scories  gigantesques  et  accumulé  dans  une  convulsion  su- 
prême de  la  croûte  terrestre  les  flots  de  lave  refroidis  sur  les  débris 
des  basaltes  pulvérisés.  Vu  d'en  haut,  ce  cratère  détruit,  avec  ses 
monceaux  de  cendres  pétrifiées,  ses  aspérités  rocheuses,  ses  formi- 
dables entassemens  de  pierres  striées  et  calcinées,  offre  l'image 
d'un  chaos  horrible.  C'est  un  abîme  d'une  vertigineuse  profondeur, 
dans  lequel  toute  chute  serait  mortelle.  Contemplé  d'en  bas,  de  la 
place  où  se  trouve,  à  l'entrée  des  gorges,  un  misérable  hameau,  on 
dirait  les  fortifications  de  quelque  ville  fabuleuse  entrevue  dans  un 
rêve  cyclopéen.  Les  coulées  basaltiques  se  dressent  brunes  et  hsses 
comme  des  murailles  imprenables  en  s'étageant  ainsi  que  des  esca- 
liers inaccessibles.  A  leur  surface  s'ouvrent  çà  et  là  des  grottes  obs- 
cures, inexplorées,  qu'on  peut  comparer  aux  meurtrières  d'un  bas- 


VILMA.   MALBORG.  753 

tion.  Des  rochers  s'élèvent  de  toutes  parts,  les  uns  efiilés  comme 
des  aiguilles,  les  autres  massifs  comme  des  tours,  et  font  penser  à 
des  balistes  et  à  des  catapultes  posées  là  pour  aider  à  des  opérations 
de  géans.  Ces  lieux  sont  dignes  de  servir  de  temple  à  la  mort.  La 
désolation  qui  s'attache  aux  choses  maudites  les  enveloppe.  Ils  sont 
faits  pour  inspirer  l'effroi,  et  il  semble  que  les  imaginations  ma- 
lades seules  peuvent  s'y  plaire. 

Est-ce  pour  cela  que  Bernard  d'Argennes  y  fut  attiré?  est-ce 
parce  qu'en  ce  désert  où  nul  n'aurait  la  pensée  d'aller  le  chercher, 
sa  méditation  ne  serait  pas  troublée?  Peut-être  pour  ces  deux  mo- 
tifs. Il  s'assit  contre  un  rocher,  au  bord  du  gouffre ,  moins  sombre 
que  son  âme,  et  essaya  de  voir  clair  en  lui-même.  Qu'allait-il  faire? 
Gomment  mettrait-il  un  terme  à  l'odieuse  aventure  dans  laquelle 
il  s'était  follement  jeté,  n'ayant  pas  même  l'excuse  de  l'amour?  car 
il  n'aimait  pas  Vilma.  Il  avait  succombé  sous  l'implacable  volonté 
invinciblement  attachée  à  le  perdre.  Maintenant  que  l'ardeur  de 
son  sang  s'apaisait,  il  voyait  bien  que  son  cœur  n'était  pas  le 
complice  de  sa  faute.  Il  lui  avait  suffi  de  retrouver  Angélique  et  de 
la  revoir  debout,  toujours  belle,  pour  se  convaincre  qu'il  n'ai- 
mait qu'elle,  que  seule  elle  régnait  sur  lui  souverainement,  qu'il 
n'éprouvait  pour  Vilma  aucun  sentiment  semblable  à  l'amour.  Non- 
seulement  il  n'aimait  pas  Vilma,  mais,  depuis  quelques  heures, 
elle  lui  faisait  peur.  Après  avoir  expérimenté  la  puissance  de  sa 
séduction,  il  redoutait  l'éclat  de  sa  vengeance.  Plus  il  se  demandait 
par  quels  moyens  il  couperait  court  à  cette  liaison  à  peine  vieille 
de  quelques  jours ,  et  dont  il  se  trouvait  tout  à  coup  horriblement 
las,  et  plus  il  acquérait  la  certitude  qu'il  n'obtiendrait  pas  de  Vilma 
qu'elle  se  prêtât  à  une  rupture ,  qu'elle  ne  se  résignerait  pas  à  le 
perdre,  qu'elle  était  capable,  dans  un  accès  de  désespoir  ou  de  co- 
lère, d'accomplir  un  acte  de  violente  folie,  pour  se  venger  ou  pour 
s'imposer.  —  Il  faut  en  finir,  pensa-t-il,  mais  comment?  Cette  liai- 
son fatale,  fruit  de  l'illusion,  du  caprice  et  du  mensonge,  n'est  pas 
une  liaison  semblable  à  celle  qu'à  tout  instant  dans  le  monde  on 
voit  naître  et  mourir  sans  bruit;  elle  porte  en  soi  un  caractère  tra- 
gique. Je  n'aime  pas  Vilma,  mais  elle  se  croit  aimée,  mais  elle 
m'aime;  je  suis  pour  elle  le  premier,  l'unique  et  le  dernier  amour. 
Pour  remporter  sur  moi  la  victoire,  elle  a  mis  enjeu  toutes  les  res- 
sources de  sa  nature  souple,  toutes  les  séductions  de  son  âme. 
Pour  défendre  ce  qu'elle  considère  comme  son  bonheur,  elle  ne 
reculera  devant  aucune  extravagance.  Elle  est  sans  scrupule  et  sans 
peur,  esclave  de  sa  passion,  prête  à  tout,  même  à  se  perdre  pour 
me  retenir  et  me  garder. 
Toutes  ses  réflexions  ne  conduisirent  Bernard  qu'à  cette  consta- 

TOMB  XX.  —  1877,  48 


754  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

tation  douloureuse ,  sans  lui  suggérer  aucun  moyen  qui  pût  éloi- 
gner les  périls  suspendus  sur  sa  tête.  Il  n'était  que  trop  clair  que, 
s'il  tentait  de  briser  son  joug  et  de  faire  entendre  à  Vilma  d'autres 
accens  que  ceux  de  la  passion,  il  déchaînerait  dans  cette  came  toute 
neuve  de  hautaines  et  intraitables  fureurs.  Il  se  rappelait  l'expres- 
sion farouche  que,  quelques  instans  avant,  un  simple  soupçon  avait 
mis  dans  les  yeux  de  cette  ardente  fille  initiée  par  lui  aux  mystères 
et  aux  joies  de  l'amour,  dans  une  heure  à  jamais  criminelle  et  mau- 
dite. Il  ne  pouvait  donc  lui  demander  d'oublier  cette  heure  et  de  le 
rendre  libre,  car  elle  aurait  le  droit  de  se  révolter  et  de  lui  répondre  : 
— Vous  êtes  éternellement  lié  à  moi;  seul,  vous  n'avez  pas  le  droit  de 
me  mépriser;  par  vous,  j'ai  perdu  le  pouvoir  d'être  une  épouse  pure 
et  une  mère  honorée.  Il  y  a  un  crime  entre  nous.  Sincère  ou  non, 
l'amour  qui  nous  a  rapprochés  rive  à  jamais  votre  vie  à  la  mienne. 
Vous  m'appartenez  comme  je  vous  appartiens ,  et  je  ne  reconnais 
qu'à  la  mort  la  puissance  de  nous  séparer. 

Il  crut  entendre  la  voix  même  de  Vilma  lui  tenir  ce  langage.  Il 
ressentit  une  indicible  épouvante  ;  une  angoisse  déchirante  gonfla  sa 
poitrine.  A  travers  les  larmes  qui  jetèrent  tout  à  coup  sur  ses  yeux 
un  voile  humide,  il  regarda  l'abîme  ouvert  sous  ses  pieds,  et,  pour 
la  première  fois ,  la  pensée  de  la  raort  s'offrit  saisissante  et  domi- 
natrice à  son  imagination  troublée  par  la  fièvre.  —  J'ai  brisé  de 
mes  propres  mains  mon  bonheur  et  celui  d'Angélique,  murmura- 
t-il.  J'ai  livré  ma  vie  à  une  perpétuelle  infamie,  et  mon  âme  à  des 
remords  sans  fin.  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  mourir?  Que  d'autres  te 
redoutent,  ô  mort!  moi,  je  t'appelle!  N'es-tu  pas  la  délivrance? 
n'es-tu  pas  le  repos? 

Son  front  se  courba  sous  le  poids  d'un  immense  accablement.  Il 
plongea  dans  ses  cheveux  ses  doigts  crispés,  et  comme  un  sanglot 
î'étoufFait,  il  poussa  un  cri  et  s'abandonna  à  la  douleur  qu'excitait  en 
lui  l'image  de  sa  femme  trahie,  de  Vilma  déshonorée,  de  la  dignité 
et  du  repos  de  sa  vie  détruits  à  jamais  ;  mais  une  main  se  posa  sur 
son  épaule.  Il  releva  la  tête  et  regarda  :  Vilma  se  tenait  silencieuse 
devant  lui.  —  Je  pleure  sur  vous  et  sur  moi,  lui  dit-il,  répondant  à 
son  interrogation  muette. 

—  C'est  pour  pleurer  que  vous  êtes  venu  ici,  en  annonçant  à 
votre  femme ,  qui  vous  a  cru ,  et  à  moi-même ,  que  vous  n'avez 
pu  tromper,  que  vous  alliez  à  Vallon?  A  propos  de  quoi  ces  larmes? 

—  Ne  pensez-vous  pas  que  notre  situation  est  misérable? 

—  En  quoi  l'est-elle  aujourd'hui  plus  qu'hier?  Hier,  vous  ne 
pleuriez  pas. 

—  Hier,  je  pouvais  encore  me  faire  illusion,  je  ne  le  peux  plus 
aujourd'hui  :  j'ai  commis  un  crime. 


VILMA   MALBORG.  755 

—  Un  crime!  contre  qui? 

—  Contre  Angélique  indignement  trahie. 

—  Est-ce  une  raison  pour  en  commettre  maintenant  un  contre 
moi,  en  cessant  de  m'aimer,  en  songeant  à  m'abandonner  après 
m' avoir  promis  de  m'aimer  toujours? 

—  Vous  savez  bien  à  l'aide  de  quels  moyens  et  de  quelle  séduc- 
tion vous  m'avez  arraché  cette  promesse. 

—  Qu'importent  les  moyens,  puisque  vous  l'avez  faite? 

—  J'étais  fou!  objecta  Bernard. 

—  Moi,  je  possédais  toute  ma  raison,  répliqua  froidement  Vilma. 
J'ai  pris  acte  de  vos  paroles;  elles  se  sont  gravées  dans  ma  mémoire; 
elles  constituent  entre  nous  un  contrat  sacré  que  ni  l'un  ni  l'autre 
nous  ne  pouvons  rompre. 

Comme  il  gardait  le  silence ,  elle  s'assit  auprès  de  lui  sur  les 
roches  tièdes  encore  de  la  chaleur  du  jour;  puis  elle  reprit  :  —  S'il 
vous  a  suffi  de  revoir  votre  femme  bien  portante  pour  vous  troubler 
à  ce  point,  je  peux  craindre  que  votre  amour  pour  moi  ne  soit  bien 
fragile,  et  par  conséquent  menacé  dans  sa  durée,  que  vous  soyez 
déjà  lassé  de  ma  tendresse  et  que  vous  songiez  à  vous  séparer  de 
moi.  Eh  bien  !  je  vous  supplie  de  ne  pas  vous  engager  dans  cette 
voie.  Vous  n'y  trouveriez  que  des  catastrophes,  car  je  ne  veux  pas 
vous  perdre,  et  pour  vous  conserver,  tous  les  moyens  me  seraient 
bons,  tous,  entendez-le. 

Il  leva  les  yeux  sur  elle  et  la  vit  horriblement  pâle,  mais  por- 
tant sur  ses  traits,  dont  l'émotion  transfigurait  sa  beauté,  une  ex- 
pression d'indomptable  énergie. 

—  Des  menaces!  fit-il  à  demi-voix,  se  parlant  à  lui-même. 

—  Eh  bien!  oui,  s'écria-t-elle,  oui,  des  menaces  :  je  me  défends! 
Ah  !  revenez  à  vous,  Bernard,  ajouta-t-elle  d'un  accent  plus  doux. 
Que  vous  ayez  commis  ce  que  vous  appelez  un  crime,  dans  une  mi- 
nute d'affolement,  ou,  comme  moi,  sous  l'empire  d'un  invincible 
amour,  vous  avez  été  mon  complice,  et  il  vous  est  interdit  mainte- 
nant de  m'écarter  de  vous.  Quand  avec  un  enthousiasme  que  vous 
avez  partagé  je  vous  ai  sacrifié  toute  ma  vie,  je  savais  bien  que  vous 
n'étiez  pas  libre  de  me  consacrer  toute  la  vôtre,  et  pas  plus  aujour- 
d'hui que  demain  je  ne  vous  en  demande  et  ne  vous  en  demanderai 
que  ce  que  vous  pourrez  m'en  donner;  mais  si  j'ai  pu  me  résigner 
à  vous  partager  avec  une  autre,  je  ne  me  résignerai  jamais  à  vous 
perdre,  maintenant  que  je  me  suis  livrée.  Vous  tenez  notre  bonheur 
dans  vos  mains  ;  il  dépend  de  vous  que  je  sois  une  maîtresse  dé- 
vouée, paisible  et  docile;  mais  n'espérez  pas  me  fuir.  Je  vous  aime, 
et  ce  n'est  pas  pour  être  abandonnée  que,  victime  de  mon  amour, 
je  me  suis  exposée  à  la  flétrissure  du  monde. 


756  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

En  prononçant  ces  paroles,  et  pour  atténuer  ce  qu'elles  avaient 
d'impérieux,  elle  enlaça  de  ses  bras  le  cou  de  Bernard,  et  dit  avec 
tendresse  : 

—  N'est-ce  pas  que  vous  n'avez  pas  cessé  de  me  chérir  et  que  les 
sentimens  que  vous  exprimiez  hier  avec  tant  d'éloquence  sont  tou- 
jours dans  votre  cœur?  N'est-ce  pas  que  la  peur  seule  met  aujour- 
d'hui sur  vos  lèvres  ces  accens  odieux,  si  difFéren?  de  ceux  auxquels 
vous  m'avez  accoutumée? 

—  Ce  n'est  pas  la  peur  seulement,  c'est  surtout  la  honte!  fit-il  en 
se  dégageant  de  cette  étreinte  passionnée.  Ne  comprenez-vous  pas 
le  caractère  odieux  de  la  trahison  dont  nous  sommes  coupables  en- 
vers Angélique,  vous,  son  amie,  sa  sœur;  moi,  son  mari! 

—  Vos  regrets  sont  superflus,  puisque  cette  trahison  est  irré- 
parable. 

—  Et  puis,  l'ignominie  de  cet  adultère  dans  ma  maison! 

—  Est-ce  là  ce  qui  vous  trouble?  demanda  Yilma,  accueillant  ces 
scrupules  tardifs  avec  un  sourire  de  mépris.  Je  ne  refuse  pas  de 
quitter  votre  toit,  si  vous  pensez  que  ma  présence  y  crée  un  danger 
pour  vous.  J'irai  vivre  dans  une  retraite  cachée  que  seul  vous  con- 
naîtrez et  où  vous  viendrez  sans  remords.  Je  ne  refuse  même  pas 
de  me  marier  si  vous  estimez  que  nous  pourrons  mieux  dissimuler 
ainsi  notre  indissoluble  union.  Préférez-vous  que  je  me  perde  pu- 
bliquement avec  éclat?.. 

—  Taisez-vous!  interrompit  Bernard;  vous  êtes  folle I 

—  Je  suis  prête  à  tout  pour  vous  garder  !  répliqua  Yilma  grave- 
ment. Mais,  quelque  décision  que  vous  preniez,  ne  cessez  pas  de 
m' aimer,  Bernard  :  ce  serait  provoquer  un  malheur.  Tenez,  plutôt 
que  de  vous  perdre,  j'aimerais  mieux  vous  voir  tomber  là  et  m'y 
précipiter  avec  vous  pour  y  trouver  la  mort  à  vos  côtés  I 

D'un  geste  d'une  incomparable  énergie,  sa  main  désignait  le 
gouffre  du  «  Désert  brûlé,  »  sombre  et  profond.  —  Oui,  la  mort!  fît 
machinalement  Bernard,  sans  être  surpris  de  retrouver  dans  l'esprit 
de  Yilma  une  pensée  semblable  à  celle  qui  lui  était  venue  à  lui- 
même  quelques  instans  avant.  Autant  ce  dénoùment  qu'un  autre! 

Ils  revinrent  lentement  vers  le  château,  oppressés  et  silencieux, 
Bernard  toujours  en  quête  d'un  moyen  de  rompre  sa  chaîne,  Yilma 
maudissant  Angélique,  dont  elle  venait  de  constater  l'inébranlable 
influence  sur  le  cœur  de  son  amant.  Quand  ils  rentrèrent,  M"'  d'Ar- 
gennes  était  remontée  dans  sa  chambre  en  donnant  l'ordre  d'aver- 
tir son  mari,  dès  son  retour,  qu'elle  désirait  lui  parler.  Il  se  rendit 
auprès  d'elle.  —  C'est  elle  qui  me  le  prend!  pensa  Yilma,  dont  cet 
incident  accrut  l'irritation. 

Bernard  ne  reparut  qu'à  l'heure  du  dîner.  Les  instans  qu'il  venait 


VILMA   MALBORG.  757 

de  passer  auprès  de  sa  femme  avaient  calmé  sa  fièvre  et  ses  an- 
goisses. Son  visage  s'était  rasséréné,  miroir  fidèle  de  son  cœur,  et 
Vilma  devina  sans  peine  que  cet  apaisement  était  dû  à  la  douce 
influence  d'Angélique.  Elle  ne  put  se  contenir  :  elle  entraîna  Ber- 
nard sur  la  terrasse  déserte  où  s'allongeaient  les  premières  ombres 
du  soir  :  —  Vous  vouliez  me  faire  croire  tout  à  l'heure  que  le  re- 
mords seul  inspirait  les  scrupules  dont  j'ai  été  la  confidente  :  vous 
me  trompiez.  Ce  qui  vous  les  a  inspirés,  c'est  l'amour;  oui,  l'amour. 
Vous  aimez  Angélique  et  vous  entendez  m' abandonner  pour  retour- 
ner vers  elle  ! 

—  Allez-vous  me  défendre  d'aimer  ma  femme,  maintenant? 

—  Oui,  si  cela  doit  vous  prendre  à  moi,  répondit-elle. 

Il  la  regarda  sans  colère,  rempli  de  pitié;  puis  mettant  dans  sa 
voix  toute  la  tendresse,  toute  la  douceur  dont  il  était  capable,  il  re- 
prit :  —  Reconnaissez,  Vilma,  que  la  vie  que  vous  voudriez  nous 
faire  serait  impossible  et  intolérable.  Hier,  vous  ne  prétendiez,  di- 
siez-vous,  qu'à  une  part  de  mon  cœur;  aujourd'hui,  il  suffît  que  je 
sois  resté  deux  heures  dans  la  chambre  d'Angélique  pour  surexci- 
ter votre  jalousie,  et  vous  allez  jusqu'à  m'interdire  de  l'aimer!  Que 
serait-ce  donc  si  je  vous  laissais  prendre  sur  moi  l'empire  que  vous 
voulez  exercer?  Vous  chercheriez  bientôt  à  me  séparer  de  ma  femme, 
et  si  je  refusais  de  me  montrer  docile  à  vos  désirs,  vous  tourneriez 
contre  elle  vos  fureurs.  Croyez-moi,  il  faut  nous  séparer.  Partez; 
retournez  dans  votre  pays.  Restons  quelques  mois  sans  nous  revoir. 
Vous  m'aurez  bientôt  oublié. 

—  Vous  arrangez  ma  vie  au  gré  de  vos  désirs  et  non  des  miens, 
interrompit-elle.  Vous  décrétez  l'oubli  !  En  garderai-je  moins  l'inef- 
fable trace  de  vos  baisers?  En  serai-je  moins  souillée?  Allez-vous 
aussi  décréter  mon  mariage  et  me  conseiller  de  tromper  un  honnête 
homme  qui  aura  confiance  en  moi  et  qui  m'épousera  me  croyant 
pure?  Voyez  jusqu'où  va  votre  implacable  égoïsme!  En  m'éloignant 
de  votre  maison,  vous  me  condamnez  à  accomplir  une  infamie,  ou 
à  vivre  éternellement  seule,  sans  amour  et  sans  bonheur. 

Il  baissa  le  front,  hors  d'état  de  répondre,  car  une  fois  de  plus, 
ce  que  la  situation  contenait  d'irréparable  et  de  fatal  éclatait  dans 
les  paroles  de  Vilma.  —  Mais  nous  sommes  maudits  alors!  s'écria- 
t-il  en  gémissant. 

—  Oui,  si  vous  ne  m'aimez  pas;  non,  si  vous  m'aimez. 

Ce  fut  le  dernier  mot  qu'ils  échangèrent  ce  soir-là,  car,  brisé  par 
les  émotions  de  cette  journée,  épouvanté  par  l'impitoyable  exigence 
de  Vilma,  il  s'enfuit  et  évita  de  se  retrouver  avec  elle.  Ce  qui  carac- 
térise surtout  les  passions  humaines,  c'est  leur  mobilité.  Cette  sé- 
duisante et  perverse  créature  qui,  la  veille  encore,  après  avoir  af- 


758  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

folé  le  comte  d'Argennes,  parlait  à  ses  sens  avec  une  invincible 
éloquence,  lui  faisait  maintenant  horreur.  Plus  elle  redoublait  d'ef- 
forts pour  le  retenir,  plus  elle  lui  inspirait  d'effroi.  Les  jours  sui- 
vans  ramenèrent  les  mêmes  troubles  et  les  mêmes  orages.  Sous  les 
yeux  d'Angélique,  qui  ne  comprenait  pas,  qui  ne  pouvait  comprendre, 
une  lutte  aux  péripéties  menaçantes  était  engagée  entre  Bernard  et 
Vilma,  qui  n'avait  pas  rêvé  pour  son  amour  un  si  lamentable  lende- 
main, et  refusait  de  s'y  résigner.  Bernard  non-seulement  se  déro- 
bait à  toute  explication,  mais  encore  elle  subissait  l'âpre  douleur 
de  le  deviner  tendrement  épris  d'Angélique,  plus  sensible  à  la  dou- 
ceur des  pures  tendresses,  à  la  sécurité  du  plaisir  légitime  qu'à  la 
fièvre  des  baisers  illicites  et  aux  emportemens  de  la  passion  crimi- 
nelle. Elle  s'exaspéra  peu  à  peu  :  elle  ne  méritait  pas  après  tout 
d'être  traitée  avec  cette  rigueur. 

Pour  l'apaiser  et  éviter  une  catastrophe,  il  aurait  suffi  d'un  brin 
d'habileté.  Un  homme  accoutumé  à  ces  terribles  jeux  aurait  feint 
d'aimer  cette  malheureuse  fille.  11  ne  l'aurait  pas  irritée  par  une  per- 
sistance injurieuse  à  fuir  tout  tête-à-tête  avec  elle.  Il  aurait  sollicité 
par  d'ingénieux  prétextes,  et  sans  doute  obtenu,  une  séparation 
momentanée.  Il  aurait  ainsi  atteint  le  moment  où,  la  brûlante  fièvre 
de  Yilma,  cessant  d'être  excitée  par  la  résistance  qu'elle  rencon- 
trait, serait  tombée  d'elle-même  au  contact  des  puissantes  tentations 
que  lui  réservait  à  Paris  le  prochain  hiver.  Malheureusement  le 
comte  d'Argennes  se  heurtait  à  cette  violente  aventure  dénué  de 
toute  expérience.  La  fatahté  voulut  que,  pressé  de  la  dénouer,  il 
n'employât  que  les  procédés  les  plus  propres  à  l'aggraver.  Livré  à 
lui-même,  redoutant  par-dessus  tout  que  sa  femme  découvrît  la  vé- 
rité, il  commit  imprudences  sur  imprudences,  croyant  qu'il  aurait 
facilement  raison  de  l'amoureuse  Yilma.  Il  ignorait  qu'à  être  com- 
plaisamment  satisfaites ,  nos  passions  s'usent  et  meurent  vite,  mais 
qu'elles  se  fortifient  au  contraire  jusqu'à  devenir  invincibles  au 
contact  des  obstacles  qu'on  accumule  devant  elles  pour  les  dé- 
truire. Son  ignorance  fut  son  excuse  comme  sa  jeunesse  avait  été 
son  malheur, 

Lorsqu' Angélique  eut  définitivement  recouvré  la  santé  et  repris 
le  cours  de  sa  vie,  Vilma  fut  en  butte  à  des  épreuves  plus  cruelles 
encore.  Adorée  de  son  mari,  Angélique  ne  cherchait  pas  à  cacher 
son  bonheur.  Comme  par  le  passé,  chacun  pouvait  autour  d'elle  en 
contempler  le  spectacle.  A  toute  heure  l'amour  de  Bernard  éclatait 
dans  l'accent  de  sa  voix,  dans  ses  regards,  dans  l'influence  qu'elle 
exerçait  sur  lui.  —  L'ingrat!  le  lâche!  se  disait  Vilma,  sombre  té- 
moin de  ce  bonheur;  il  n'aime  qu'elle  et  il  m'oublie!  Je  ne  lui  in- 
spire même  plus  la  pitié. 


TILMA    MALBORG.  759 

Elle  se  trompait  :  Bernard  avait  peur.  Honteux  lui-même,  il  au- 
rait voulu  pouvoir  effacer  de  sa  vie  ces  heures  fiévreuses,  fécondes 
en  périls  et  en  remords.  Il  tentait  de  les  oublier;  il  cherchait  dans 
la  tendresse  d'Angélique  un  refuge  contre  ses  souvenirs.  Il  veillait 
afin  qu'aucun  soupçon  ne  s'élevât  dans  cette  âme  candide,  dont  le 
bonheur  lui  était  confié.  Mais  c'était  son  désespoir  de  se  sentir  im- 
puissant à  prodiguer  à  Yilma  les  consolations  que  réclamait  sa 
peine,  et  surtout  d'être  contraint  de  feindre  auprès  de  sa  femme, 
afin  de  lui  cacher  sa  souffrance,  son  trouble  et  ses  regrets  des  joies 
que  sa  faute  ne  lui  permettait  pas  de  savourer  librement  et  l'âme 
en  paix.  Pendant  trois  jours  cependant,  il  put  se  méprendre  au  si- 
lence de  Vilma  et  croire  qu'elle  se  résignait;  mais  le  soir  du  troi- 
sième, vers  onze  heures,  comme  il  se  dirigeait  vers  la  chambre  de 
sa  femme,  Vilma  parut  devant  lui  :  —  Je  n'ai  pas  mérité  votre  aban- 
don, lui  dit-elle  à  demi-voix  et  sans  colère,  je  n'ai  rien  fait  qui  jus- 
tifie vos  rigueurs,  car,  si  je  suis  coupable,  c'est  seulement  de  vous 
aimer.  Il  est  vrai  que  je  ne  peux  pas  vivre  sans  votre  tendresse;  je 
me  contenterai  de  peu,  mais  ne  persistez  pas  à  m'en  priver  entière- 
ment :  vous  me  rendriez  folle,  et  je  serais  capable  d'accomplir  un  ir- 
réparable malheur. 

Ces  accens  remuèrent  Bernard  jusqu'aux  entrailles  ;  ils  ébranlè- 
rent sa  résolution.  Ayant  regardé  Yilma,  il  la  vit  toute  pâle,  les 
traits  altérés,  le  visage  amaigri,  les  paupières  gonflées,  les  yeux 
brlHans  de  fièvre.  Il  n'eut  pas  la  force  de  continuer  le  rôle  cruel 
qu'il  s'était  imposé,  et  il  répondit  avec  douceur  :  —  Si  je  possédais 
le  moyen  de  vous  accorder  la  tendresse  que  vous  réclamez  sans 
violer  des  devoirs  sacrés,  sans  nous  compromettre  irréparablement, 
vous  l'auriez  tout  entière.  Mais  que  puis-je,  Vilma,  que  puis-je? 

—  Si  vous  m'aimiez,  répondit-elle  avec  amertume,  vous  ne  m'a- 
dresseriez pas  cette  question. 

—  Hélas  !  je  voudrais  avoir  le  droit  de  vous  répéter  que  je  vous 
aime! 

—  Quand  vous  me  le  disiez,  il  y  a  si  peu  de  jours,  vous  ne  son- 
giez pas  à  vous  demander  si  vous  aviez  ce  droit. 

—  J'ai  été  coupable,  alors. 

—  Eh  !  que  m'importe  !  le  véritable  amour  ne  connaît  pas  ces 
scrupules. 

Il  resta  silencieux,  perplexe,  faible,  devant  l'irrésistible  charme 
qui  de  nouveau  l'envahissait,  le  prenait  tout  entier.  Vilma  continua  : 

—  Ne  m'abandonnez  pas  à  l'isolement  et  au  désespoir,  je  vous 
en  conjure.  Épargnez -moi,  épargnez -vous;  ne  me  poussez  pas  à 
bout. 

Il  ferma  les  yeux,  vaincu,  obsédé  par  sa  tendresse  ressuscitée, 


760  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

par  une  inexorable  tentation ,  peut-être  aussi  par  la  pitié.  Il  avait 
perdu  la  force  de  résister  et  il  se  sentait  entraîné  vers  l'abîme.  Yilma 
devina  son  angoisse;  de  nouveau  elle  lui  fit  entendre  les  accens  sup- 
plians  et  passionnés,  et  acheva  sa  défaite. 

—  Ordonnez,  murmura- t-il,  j'obéirai. 

—  Consacrez-moi  chaque  jour  quelques  instans,  non  des  heures, 
ajouta-t-elle  pour  le  rassurer;  des  minutes.  Un  cri  de  votre  cœur, 
une  étreinte  sincère,  voilà  tout  ce  que  je  demande. 

—  C'est  un  lendez-vous  que  vous  voulez?  Où?  quand? 

—  Demain,  à  quatre  heures,  au  Désert  brûlé. 

—  J'y  serai,  reprit-il  en  entendant  derrière  lui  un  bruit  de  pas. 
Ils  se. séparèrent  : 

—  Cette  fois  je  l'ai  reconquis  !  se  dit  Yilma,  qui  rentra  dans  sa 
chambre,  heureuse  et  transportée. 

L'homme  est  composé  de  contradictions.  C'est  son  malheur  et  le 
signe  indélébile  de  sa  faiblesse.  Quand  Bernard  se  retrouva  seul,  il 
se  repentit  d'avoir  cédé  aux  supplications  de  Yilma  et  consenti  à 
renouer  la  chaîne  brisée.  —  Quel  misérable  je  fais  !  pensait-il  ;  me 
voilà  de  nouveau  dans  la  honte.  Suis-je  condamné  à  y  demeurer 
éternellement?  S'il  a  suffi  qu'elle  me  parlât  pour  détruire  mes  réso- 
lutions et  rendre  inutiles  et  vains  tous  mes  efforts,  que  ne  fera-t-elle 
pas  de  moi  dans  l'avenir?  Demain,  je  me  retrouverai  en  sa  présence  : 
si  je  me  laisse  attendrir,  c'en  est  fait  de  moi.  Eh  bien  !  je  n'irai  pas 
à  ce  rendez-vous  !  Mais,  si  je  n'y  vais  pas,  se  dit-il  ensuite,  n'aura- 
t-elle  pas  le  droit  de  me  reprocher  de  l'avoir  trompée,  de  m'être 
joué  d'elle?  C'est  alors  que  sa  colère,  légitimée  par  mes  promesses 
non  tenues,  la  poussera  à  quelque  parti  désespéré.  Non  !  je  ne  peux 
me  dérober  à  son  désir.  Je  ne  le  peux  plus,  je  ne  le  dois  pas.  Pour 
éviter  le  malheur  dont  elle  nous  menace,  je  serai  docile  encore  une 
fois.  Mais  l'entretien  qu'elle  a  exigé  sera  le  dernier;  aussitôt  après, 
je  partirai  pour  un  long  voyage.  En  mon  absence,  elle  s'apaisera; 
à  mon  retour,  elle  sera  disposée  à  écouter  la  raison,  à  accomplir  ce 
qu'ordonne  la  sagesse. 

Depuis  longtemps  sa  pensée  s'arrêtait  complaisamment  à  ce 
projet  de  voyage  qu'il  considérait  comme  le  plus  efficace  moyen  de 
couper  court  à  une  situation  odieuse.  En  prenant  la  résolution  de 
le  réaliser  sur-le-champ,  il  crut  accomplir  un  acte  d'honnête 
homme,  et  réparer  sa  faute  autant  qu'il  était  en  son  pouvoir  de  le 
faire.  Il  n'eut  aucune  peine  à  imposer  à  Angélique  la  nécessité  de 
son  départ,  qu'il  justifia  à  faide  de  motifs  improvisés,  mais  plausi- 
bles. Il  ne  fit  aucune  allusion  à  la  durée  probable  de  son  absence 
qu'il  se  réservait  de  prolonger.  Il  décida  qu'il  partirait  le  lendemain 
dans  la  soirée  pour  se  rendre  à  la  station  voisine,  où  passait  vers  le 


VIL5IA    MALBORG.  761 

milieu  de  la  nuit  un  train  express  se  dirigeant  sur  Paris.  Cette  dé- 
cision prise,  il  fut  rassuré.  Il  se  croyait  au  terme  de  ses  angoisses, 
et  son  sommeil,  troublé  depuis  longtemps  par  le  tumulte  de  ses 
pensées,  fut  paisible.  Debout  le  matin,  dès  l'aube  il  donna  des 
ordres  en  vue  de  son  voyage  ;  puis  il  monta  à  cheval  avant  d'avoir 
vu  Vilma,  poussa  jusqu'à,  Vallon  et,  de  là,  se  rendit  chez  ses  fer- 
miers. 11  revint  ensuite  au  chcàteau,  où  il  ne  s'arrêta  pas,  et  à  quatro 
heures  il  arrivait  au  Désert  brûlé. 

La  sauvage  grandeur  de  ces  lieux  s'imposait  à  tout  le  paysage 
qui  leur  servait  de  cadre.  Quelques  nuages  d'une  blancheur  écla- 
tante se  détachaient  sur  l'azur  du  ciel,  perdus  dans  l'espace,  ceints 
d'une  bande  de  vapeurs  légères  qu'argentait  le  soleil  à  son  déclin. 
L'ombre  gravissait  lentement  le  long  des  collines  dont  elle  voilait 
la  base,  en  menaçant  les  sommets  auxquels  l'astre  vermeil  impri- 
mait encore  d'ardens  baisers.  Partout  où  elle  se  posait,  le  vent  fraî- 
chissait, s' annonçant  par  un  doux  sifllement  qui  réveillait  les  échos 
au  fond  des  gorges.  L'automne  naissante  jaunissait  l'extrémité  des 
feuilles  et  muliipliait  à  l'infini  sur  l'émeraude  des  verdures  des 
taches  d'or,  symptômes  de  mort,  éclatant  dans  la  lumière,  comme 
la  manifestation  de  la  vie.  Du  hameau  que  traverse  la  route,  en  bas 
des  rochers  abrupts  qui  forment  le  Désert  brûlé,  des  voix  d'enfans 
montaient  claires  dans  la  sonorité  de  l'air  transparent,  mêlées  à  des 
chants  d'oiseaux  et  à  des  rumeurs  lointaines.  Cette  fin  d'un  beau 
jour  était  radieuse  comme  une  aurore,  et  mélancolique  comme  une 
pure  nuit. 

Vilma  avait  devancé  Bernard  au  rendez-vous.  De  loin  il  vit  sa  fine 
silhouette  se  découpant  sur  l'horizon.  Elle  était  debout,  appuyée 
contre  un  rocher  au  bord  du  gouffre  béant,  vers  lequel  ses  pau- 
pières s'abaissaient  dans  une  immobile  coniemplaiion.  Vêtue  sui- 
vant sa  coutume  d'une  robe  noire  qui  dessinait  les  formes  délicates 
de  son  corps  et  laissait  à  nu  le  haut  de  la  poitrine,  elle  tenait  à 
la  main,  suspendu  à  un  long  ruban,  son  chapeau  de  paille  brune- 
La  brise  caressait  la  niasse  lourde  et  soyeuse  de  ses  cheveux  et 
couvrait  son  front  de  tremblantes  boucles  folles.  Bernard  fut  ému 
par  la  touchante  expression  de  sa  beauté.  Dans  ses  yeux,  on  ne  voyait 
plus  ni  colère,  ni  haine,  on  y  voyait  seulement  le  trait  d'une  cui- 
sante douleur.  Au  bruit  qu'il  fit  en  arrivant  près  d'elle,  elle  s'arracha 
brusquement  à  sa  contemplation;  elle  leva  vers  lui  son  visage 
défait,  et,  sans  quitter  sa  place,  elle  lui  dit  :  —  Est-il  vrai  que  vous 
avez  résolu  de  partir? 

Bernard  ne  s'attendait  pas  à  cette  question.  Il  comptait  annoncer 
lui-môme  à  Vilma  la  nouvelle  de  son  départ  après  l'avoir  préparée 
à  en  recevoir  le  coup;  mais,  puisqu'elle  connaissait  cette  nouvelle, 


762  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

il  ne  pouvait  plus  user  de  ménagemens  ni  conserver  un  ton  calme 
à  ce  suprême  entretien.  Il  ne  prit  pas  le  loisir  de  réfléchir.  La  pré- 
sence d'esprit  indispensable  pour  dénouer  sans  éclat  une  situation 
aussi  périlleuse  lui  fit  défaut.  Ce  qu'il  comprit,  c'est  que,  s'il  man- 
quait de  fermeté,  s'il  se  laissait  attendrir,  s'il  cachait  encore  la  vé- 
rité, il  était  perdu,  entraîné  de  nouveau  dans  le  crime,  et  cette 
crainte  le  rendit  cruel.  —  C'est  vrai!  répondit-il,  je  pars. 

Elle  ne  se  récria  pas;  son  regard  chargé  de  larmes  se  fixa  sur 
Bernard,  puis  de  nouveau  descendit  vers  l'abîme  dont  le  soleil 
n'éclairait  plus  les  profondeurs,  image  de  son  cœur  que  la  destruc- 
tion d'un  dernier  espoir  venait  d'envelopper  de  ténèbres.  Bernard 
suivit  ce  regard  éperdu.  Il  se  souvint  que  quelques  jours  avant,  à 
cette  même  place,  Vilma  avait  évoqué  comme  lui  la  pensée  de  la 
mort.  En  ce  moment,  il  suffisait  qu'elle  fît  un  pas  pour  se  livrer  au 
gouffre.  Il  eut  peur,  et ,  s' avançant  vers  elle,  il  lui  prit  la  main  en 
prononçant  son  nom.  Elle  se  dégagea  doucement  de  son  étreinte 
et  dit  : 

—  Si  vous  partez,  c'est  que  vous  ne  m'aimez  pas. 

—  Vous  vous  trompez,  Vilma,  répondit-il,  pris  d'une  poignante 
anxiété,  partagé  entre  la  crainte  de  pousser  Vilma  à  un  acte  de  dé- 
sespoir et  la  crainte  de  s'engager. 

—  Si  vous  m'aimez,  emmenez-moi,  reprit-elle. 

—  Vous  savez  bien  que  c'est  impossible! 

—  Impossible!  pourquoi?  Redoutez-vous  le  scandale  de  notre 
fuite?  Alors  autorisez  -  moi  à  vous  rejoindre  à  Paris.  —  Il  secoua  la 
tête  tandis  qu'elle  continuait  :  —  Croyez-vous  que  ce  matin,  lors- 
que j'ai  appris  que  vous  quittiez  Argennes,  je  n'aie  pas  deviné  la  vé- 
rité? Vous  voulez  me  fuir!  Qu'ai-je  donc  fait,  moi  qui  vous  chéris, 
pour  que  vous  me  haïssiez  ? 

—  Je  ne  vous  hais  pas,  Vilma,  s'écria-t-il  ému  par  les  accens  de 
cette  douleur  sincère.  Ah!  Dieu  m'est  témoin  que  j'aurais  voulu 
vous  haïr,  être  toujours  fort  devant  vous  et  n'avoir  pas  à  me  repro- 
cher aujourd'hui  les  heures  de  faiblesse  et  de  folie  dont  le  souvenir 
vous  fournit  des  armes  si  puissantes.  Dieu  m'est  témoin  que,  si  ma 
vie  était  libre,  je  vous  la  consacrerais  tout  entière!  Mais,  vous  le 
voyez,  je  ne  peux  rien,  à  moins  d'être  criminel  et  de  vous  envelop- 
per dans  l'opprobre  qui  m'écrase. 

Sans  entendre  ces  argumens  invoqués  en  vain  pour  la  toucher 
et  la  convaincre,  elle  posa  sa  tête  malade  sur  la  poitrine  de  Bernard, 
se  fit  un  collier  de  ses  bras  et  laissa  tomber  de  sa  bouche  pâle  des 
prières  désolées  que  dictait  sa  passion.  —  Vois  comme  je  suis  mal- 
heureuse. N'auras-tu  pas  pitié  de  moi?  Ta  femme  ne  t'aimait  pas 
encore,  ne  te  connaissait  même  pas,  que  moi  je  t'aimais.  Que  de 


VILMA   MALBORG.  763 

fois  j'ai  voulu  chasser  de  mon  cœur  ton  image!  Je  n'ai  pu,  et  c'est 
un  espoir  que  je  n'étais  pas  maîtresse  de  dominer  qui  m'a  ramenée 
près  de  toi.  Tu  sais  combien  j'ai  souffert,  je  te  l'ai  dit,  je  ne  t'ai 
rien  caché!  Puis  un  jour,  tes  bras  se  sont  ouverts,  ton  cœur  rebelle 
s'est  fondu,  tu  m'as  fait  connaître  les  extases  de  l'amour  dans  la 
douceur  de  tes  baisers.  Et  c'est  après  m'avoir  entraînée  dans  ce 
paradis  que  tu  veux  tout  à  coup  me  rejeter  sur  la  terre.  Mais  tu  me 
tues,  je  te  jure  que  tu  me  tues. 

—  Yilma!  revenez  à  vous,  je  vous  en  conjure!  murmura  Bernard 
éperdu. 

Elle  se  pressa  plus  étroitement  contre  lui  :  —  Si  tu  ne  dois  plus 
m'aimer,  laisse- moi  mourir  là!  murmura-t-elle.  Il  serait  cependant 
bien  doux  de  vivre  aimée,  heureuse.  Je  ne  te  demande  rien  que  tu 
ne  puisses  faire.  Je  ne  serai  pas  exigeante  !  Je  me  contenterai  des 
miettes  de  ta  table,  comme  un  petit  oiseau.  De  temps  en  temps  un 
rendez-vous  où  tu  ne  feras  pas  couler  mes  larmes  et  où  tu  me  ren- 
dras mes  baisers,  à  cela  se  borne  mon  désir.  J'attendrai  que  l'amour 
de  mon  cœur  t'ait  captivé  tout  entier.  Et  puis  Angélique  ne  sera 
pas  toujours  entre  nous.  Ah!  cette  Angélique,  que  de  mal  elle  m'a 
fait  !  C'est  elle  qui  a  perdu  ma  vie  en  me  volant  ton  âme;  car  tu 
m'aurais  aimée  quand  j'ai  eu  seize  ans;  aimée  et  épousée,  et  tu  se- 
rais mien,  à  moi  seule,  librement,  au  grand  jour  !  Gomment  t'a-t-elle 
pris?  Pourquoi  me  la  préfères-tu?  Je  suis  plus  belle  cependant,  et 
je  t'aime  comme  elle  ne  t'aimera  jamais.  Ah  !  que  de  fois  j'ai  conçu 
le  dessein  de  la  tuer!  Ici  même  un  jour  j'ai  été  tentée  de  la  pous- 
ser dans  ce  trou  profond!  C'est  à  cause  de  toi  que  je  ne  l'ai  pas  fait. 
Ta  tendresse  seule  l'a  protégée. 

A  ce  trait  qui  lui  révélait  l'intensité  de  la  passion  de  Vilma,  le 
comte  d'Argennes  ne  put  se  défendre  d'un  mouvement  d'horreur  et 
de  pitié;  dans  ce  mouvement  il  la  repoussa  loin  de  lui.  Elle  passa 
fiévreusement  ses  deux  mains  sur  son  visage;  sa  physionomie  se 
transforma,  exprima  une  colère  farouche  :  —  Ainsi  tu  ne  m'aimes 
plus?  s'écria-t-elle. 

—  Je  ne  vous  ai  jamais  aimée;  je  ne  veux  pas  vous  aimer,  ré- 
pondit Bernard.  Voyez  où  vous  m'entraîneriez,  voilà  que  l'amour 
vous  inspire  le  crime. 

—  J'ai  voulu  te  convaincre,  et  tu  me  reproches  d'avoir  été  sin- 
cère, fit-elle  d'un  accent  qui  révélait  la  démence.  Eh  bien!  le  crime, 
c'est  ta  conscience  seule  qui  en  portera  le  fardeau,  Bernard.  D'une 
tendre  parole  tu  pouvais  me  sauver.  Ton  implacable  rigueur  ouvre 
ma  tombe.  Je  te  lègue  le  remords  de  m'avoir  tuée! 

En  proférant  ces  paroles,  elle  franchit  d'un  pas  l'arête  rocheuse 
au-delà  de  laquelle  s'ouvrait  l'abîme.  Bernard,  affolé  comme  elle, 


764  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

l'appela  d'un  accent  désespéré  et  s'élança  pour  la  retenir.  Sur  une 
étendue  de  quelques  pas,  et  avant  de  se  couper  brusquement  sur 
le  vide  qu'il  surplombe,  le  rocher  forme  une  déclivité  rapide.  Ber- 
nard s'engagea  sur  cette  pente  et  parvint,  grâce  à  sa  vigueur,  à 
saisir  Vilma,  qu'il  crut  sauvée.  Mais  elle  se  retourna  brusquement, 
jeta  ses  bras  autour  de  son  cou  dans  un  transport  qui  n'avait  plus 
rien  d'humain,  et,  malgré  l'effort  suprême  qu'il  fit  pour  se  rejeter 
en  arrière,  elle  l'entraîna  dans  sa  chute,  en  clouant  sur  ses  lèvres 
le  dernier  cri  de  son  fatal  amour.  —  Meurs  avec  moi!  Angélique  ne 
t'aura  pas!  Bernard,  je  t'aime! 

Précipités  dans  le  gouffre,  les  malheureux  roulèrent  enlacés  à 
vingt  mètres  au-dessous,  à  l'extrémité  d'un  terrain  en  friche  qui 
formait  saillie  sur  une  des  pointes  du  rocher,  entre  deux  coulées  de 
basalte;  mais  la  brutalité  du  choc  les  sépara.  Tandis  que  Bernard 
restait  à  cette  place,  inanimé,  le  corps  de  Vilma  rebondit,  et  de 
nouveau  lancé  dans  le  vide,  alla  tomber  tout  au  fond  sur  la  route, 
où  11  s'écrasa.  Des  paysans ,  témoins  de  cette  tragique  catastrophe 
dont  l'origine  leur  était  inconnue,  relevèrent  l'infortunée  créature, 
morte,  les  membres  brisés,  et  coururent  ensuite  au  secours  du 
comte  d'Argennes.  Sa  chute  n'avait  pas  été  mortelle.  Le  médecin, 
appelé  en  toute  hâte,  déclara  qu'il  le  sauverait.  Il  en  donna  lui- 
même  l'assurance  à  la  comtesse  en  ramenant  au  château  son  mari, 
auprès  duquel  il  s'installa. 

Dans  le  désastre  tragique  de  cette  soirée,  alors  qu'Angélique  s'at- 
tachait à  rappeler  Bernard  à  la  vie  et  s'efforçait  de  dominer  le  déchi- 
rement que  lui  causait  la  mort  de  Vilma  sans  oser  s'interroger  encore 
sur  les  causes  de  ce  malheur,  la  fem.me  de  chambre  de  celle-ci  vint 
tout  en  larmes  lui  remettre  une  lettre  trouvée  dans  les  vêtemens 
de  sa  jeune  maîtresse  au  moment  de  l'accident.  Cette  lettre  ne  con- 
tenait que  quelques  lignes,  les  voici  :  «  Angélique,  j'aime  Bernard 
depuis  longtemps.  J'ai  perdu  la  force  de  vivre  sans  son  amour, 
qu'il  me  refuse.  Je  suis  jalouse  de  sa  tendresse  pour  toi,  et  je  ne 
peux  me  résoudre  à  te  laisser  jouir  du  suprême  bien  que  tu  m'as 
ravi.  J'ai  donc  résolu  de  mourir  s'il  résiste  au  dernier  effort  que 
je  tente  pour  conquérir  son  cœur  et  de  l'entraîner  dans  ma  mort. 
Pardonne-moi  le  mal  que  je  vais  te  faire.  —  Vilma.  » 


PROMENADES  ARCHÉOLOGIQUES 


LES   FOUILLES   DE   L'ESQUILIN   ET   DU   FORDM   DE   ROME. 


I. 

J'ai  souvent  entendu  dire  qu'il  est  dangereux  de  revoir  après 
une  longue  absence  les  personnes  ou  les  lieux  qu'on  a  beaucoup 
aimés.  On  les  retrouve  rarement  comme  on  se  souvenait  de  les 
avoir  vus  :  le  charme  s'envole  avec  les  années,  les  goûts  et  les 
idées  changent,  la  faculté  d'admirer  s'affaiblit  ;  on  court  le  risque 
de  rester  froid  devant  ce  qui  transportait  quand  on  était  jeune,  et 
il  se  peut  qu'au  lieu  d'un  plaisir  qu'on  cherchait  on  ne  trouve  plus 
qu'un  mécompte.  Ce  désenchantement  est  d'autant  plus  funeste 
qu'il  s'étend  d'ordinaire  du  présent  au  passé;  quoi  qu'on  fasse,  il 
finit  par  atteindre  nos  impressions  anciennes,  et  gâte  ces  provisions 
de  souvenirs  qu'il  faut  garder  fidèlement  dans  son  cœur  pour  la  fin 
de  la  vie. 

C'est  à  ce  péril  que  s'expose  un  voyageur  qui  n'a  pas  vu  Rome 
depuis  une  dizaine  d'années  et  qui  se  décide  à  y  revenir.  Que  de 
choses  se  sont  passées  en  ces  dix  ans!  Rome  a  changé  de  maîtres; 
la  vieille  ville  des  papes  est  devenue  la  capitale  du  royaume  italien. 
Comment  s'est-elle  accommodée  de  ce  changement?  Quel  effet  pro- 
duit sur  elle  ce  régime  nouveau,  si  différent  de  l'ancien?  N'y 
a-t-elle  rien  perdu,  et  va-t-on  la  retrouver  comme  elle  était  quand 
on  l'a  quittée?  Voilà  la  première  question  qu'on  se  pose  lorsqu'on 
revient  à  Rome.  Il  est  difficile  de  n'en  pas  être  préoccupé,  et,  à 
peine  le  chemin  de  fer  vous  a-t-il  débarqués  sur  cette  immense 
place  des  Thermes  de  Dioclétien,  si  calme  autrefois,  si  agitée,  si 
bruyante  aujourd'hui,  qu'on  ne  peut  s'empêcher  de  regarder  de 
tous  les  côtés  avec  une  curiosité  inquiète. 


766  REVDE   DES   DEUX  MONDES, 

La  première  impression,  il  faut  l'avouer,  n'est  pas  très  favorable. 
Au  sortir  de  la  gare,  on  traverse  un  quartier  neuf  qui  a  le  tort  de 
ressembler  à  tous  les  quartiers  neufs  du  monde.  —  Rome  serait-elle 
donc  menacée  de  devenir  une  ville  comme  une  autre  !  —  On  y  trouve 
de  ces  maisons  d'une  élégance  banale,  qu'on  a  vues  partout;  on  cô- 
toie un  immense  édifice,  sorte  de  caserne  sans  caractère,  sans  style, 
destiné  à  devenir  le  ministère  des  finances,  et  qui  fait  un  piteux 
effet  auprès  des  grands  palais  du  xvi^  siècle;  on  traverse  des  rues 
larges  et  droites  qu'inonde  un  soleil  brûlant,  et  l'on  se  souvient  que 
déjà  du  temps  de  Néron,  quand  il  rebâtit  la  vieille  ville  sur  un  plus 
vaste  plan,  les  badauds  admiraient  beaucoup  la  magnificence  des 
nouvelles  constructions,  mais  les  gens  sages  ne  pouvaient  s'empê- 
cher de  regretter  ces  anciennes  rues  étroites  et  tortueuses  où  l'on 
trouvait  toujours  tant  d'ombre  et  de  frais.  Ce  début  n'est  guère  en- 
courageant, et  le  reste  semble  d'abord  y  répondre.  Quand  on  des- 
cend du  Quirinal  au  Corso,  on  trouve  encore  bien  des  changemens 
dont  on  est  frappé.  Le  Corso,  avec  les  rues  qui  le  traversent,  de- 
puis la  place  de  Venise  jusqu'à  celle  du  Peuple,  a  toujours  été 
l'endroit  le  plus  animé  de  la  ville;  il  me  semble  qu'il  est  devenu 
plus  animé  encore,  et  que  la  population  n'en  est  plus  tout  à  fait 
la  même.  Les  prêtres,  les  moines  surtout,  y  sont  plus  rares,  et 
ceux  qui  restent  ne  paraissent  pas  avoir  le  regard  aussi  assuré  et 
la  contenance  aussi  fière  :  évidemment  ils  ne  se  sentent  plus  les 
maîtres.  Parmi  les  gens  qui  les  ont  remplacés,  on  est  fort  surpris 
d'en  voir  beaucoup  qui  marchent  vite  et  qui  semblent  avoir  quel- 
que chose  à  faire,  ce  qui  ne  se  voyait  guère  autrefois.  Aussi  n'ap- 
partiennent-ils pas  à  l'ancienne  population  romaine  :  ce  sont  en 
général  des  employés  de  ministère,  des  commis  d'administration, 
tous  venus  du  dehors,  et  qui  apportent  ici  des  habitudes  nou- 
velles. A  l'heure  même  où,  suivant  l'ancien  proverbe,  on  ne  voyait 
que  des  chiens  ou  des  Anglais  dans  les  rues,  on  les  rencontre  ac- 
tifs, affairés,  heurtant  du  coude  ceux  qui  sont  sur  leur  route,  au 
grand  ébahissement  des  vieux  Piomains,  qui  ne  peuvent  pas  com- 
prendre qu'on  sorte  à  l'heure  de  la  sieste  et  qu'on  se  presse  lors- 
qu'il fait  chaud.  Quand  le  soir  est  venu,  le  mouvement  redouble.  Il 
y  a  un  moment,  vers  six  heures,  où  la  rue  appartient  aux  marchands 
de  journaux.  Ils  vous  assourdissent  de  leurs  cris,  ils  vous  interpel- 
lent, ils  vous  poursuivent.  Les  journaux  abondent  à  Rome;  il  y  en  a 
de  tout  format,  de  toute  nuance,  beaucoup  plus  de  violens  que  de 
modérés,  selon  l'usage,  qui  sollicitent  les  cliens  par  la  modicité  de 
leur  prix  et  la  vivacité  de  leur  polémique.  Que  nous  sommes  loin  du 
temps  où  l'on  ne  lisait  que  ce  bon  Giornalc  di  Roma,  si  soigneuse- 
ment expurgé  par  la  police,  si  ami  des  gouvernemens  légitimes,  et 
qui  ne  savait  jamais  les  révolutions  que  plusieurs  semaines  après 


PROMENADES  ARCHEOLOGIQUES.  767 

qu'elles  s'étaient  accomplies!  Faut-il  donc  croire  que  ce  peuple 
sceptique  et  railleur,  accoutumé  et  indifférent  à  tout,  qui  ne  s'éton- 
nait et  ne  s'indignait  de  rien,  qui  répondait  aux  emportés  de  tous 
les  partis  par  un  che  voleté?  ou  un  chi  lo  sa?  soit  devenu  tout 
d'un  coup  enragé  de  politique?  C'est  un  changement  qu'on  agrand'- 
peine  à  comprendre.  On  ne  revient  pas  de  sa  surprise  lorsqu'on  voit 
que  les  enseignes  elles-mêmes  contiennent  des  professions  de  foi, 
et  que  les  coiffeurs  s'intitulent  pompeusement  loarruchiere  nazio- 
nale,  lorsqu'on  lit  les  réclames  électorales  et  les  boursouflures  dé- 
mocratiques qui  couvrent  les  murailles.  Voilà  certes  de  grandes 
nouveautés  et  qui  risquent  fort  de  n'être  pas  du  goût  de  tout  le 
monde.  On  ne  peut  s'empêcher  de  se  demander  ce  qu'en  penseront 
et  ce  qu'en  diront  ces  admirateurs  jaloux  que  Rome  a  possédés  de 
tout  temps,  qui  veulent  qu'elle  reste  comme  elle  est,  qui  disent 
qu'on  la  gâte  quand  on  y  change  la  moindre  chose,  et  qui  criaient 
déjà  que  tout  était  perdu  dès  qu'un  magistrat  trop  zélé  s'avisait  d'y 
faire  un  peu  mieux  balayer  les  rues  ou  d'y  allumer  sournoisement 
quelques  réverbères. 

Empressons-nous  pourtant  de  les  rassurer  ;  tout  n'est  pas  aussi 
perdu  qu'ils  peuvent  le  croire,  et  le  changement  est  plus  à  la  sur- 
face qu'au  fond.  Les  quartiers  populaires  ont  conservé  presque 
partout  leur  ancien  aspect.  Si,  par  exemple,  après  avoir  parcouru  le 
Corso,  on  poursuit  sa  promenade  au-delà  de  la  place  de  Venise,  à 
travers  les  rues  escarpées  qui  mènent  au  Forum,  on  retrouve  tout 
à  fait  l'ancienne  Rome.  Ce  sont  bien  les  mêmes  maisons  qu'on  a 
vues  autrefois,  aussi  vieilles  et  aussi  sales.  Les  madones  sont  res- 
tées à  leur  place,  au-dessus  de  la  porte  d'entrée,  et  l'on  n'a  pas  cessé 
d'allumer  pieusement  devant  elles  une  lanterne  tous  les  soirs.  Si 
par  hasard  on  lève  un  peu  plus  haut  les  yeux,  vers  les  larges  fe- 
nêtres sans  rideaux,  on  est  sûr  d'y  trouver  assez  de  loques  étendues 
pour  contenter  les  amis  les  plus  exigeans  du  pittoresque  et  de  la 
couleur  locale.  Les  cabarets,  qui  ressemblent  à  des  caves,  avec 
leurs  grandes  portes  ouvertes,  contiennent  toujours  ces  joueurs 
nonchalamment  accoudés  sur  la  table,  auprès  d'un  fiasque  d'Or- 
viète,  et  tenant  des  cartes  grasses  à  la  main.  Quant  aux  osterie  qui 
longent  la  rue,  je  ne  crois  pas  qu'elles  aient  beaucoup  changé 
d'apparence  depuis  l'empire  romain,  et  je  songe  en  les  voyant  à 
ces  iinctcc  popinœ  dont  l'odeur  réjouissante  causait  tant  de  plaisir 
à  l'esclave  d'Horace. 

Nous  voici  donc  déjà,  avec  un  peu  de  complaisance,  en  pleine 
antiquité.  Si  nous  voulons  que  l'illusion  soit  encore  plus  complète, 
s'il  nous  plait  d'avoir  un  moment  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  sen- 
sation véritable  de  Rome,  celle  que  nos  pères  ont  éprouvée  en  la 
visitant,  celle  qu'ont  décrite  Chateaubriand  et  Goethe,  allons  un  peu 


768  REYDE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  loin,  au-delà  des  maisons  et  de  l'enceinte  :  pour  être  sûr  de  la 
mieux  comprendre,  il  n'est  pas  mauvais  d'en  sortir.  Passons,  si 
vous  le  voulez,  par  la  porte  Pia  et  suivons  la  vieille  voie  Nomen- 
tane.  Après  avoir  salué  en  passant  la  basilique  de  Sainte-Agnès  et 
le  temple  rond  qui  servit  de  sépulture  à  la  sœur  de  Constantin,  on 
arrive  au  Teverone,  qu'on  passe  sur  un  pont  très  original  qui  porte 
encore  des  constructions  du  moyen  âge.  Quelques  pas  plus  loin,  à 
droite,  s'élève  une  colline  d'une  étendue  et  d'une  hauteur  mé- 
diocres; il  faut  la  gravir  avec  respect,  car  elle  porte  un  grand  nom 
dans  l'histoire  :  c'est  le  Mont-Sacré.  La  démocratie  a  remporté  là, 
il  y  a  plus  de  deux  mille  ans,  l'une  de  ses  premières  victoires,  et 
pour  l'obtenir  elle  a  usé  d'un  moyen  dont  elle  se  sert  encore  très 
volontiers,  la  grève.  Un  beau  jour,  l'armée  romaine,  c'est-à-dire 
toute  la  population  valide,  quittant  les  campemens  où  les  consuls 
s'obstinaient  à  la  retenir,  vint  s'établir  sur  cette  montagne,  décidée 
à  y  rester  tant  qu'on  refuserait  d'accepter  ses  conditions.  11  lui 
suffit  d'attendre  pour  vaincre.  L'aristocratie,  effrayée  de  sa  solitude, 
se  lassa  de  résister,  et  elle  permit  au  peuple  d'instituer  le  tribunat. 
Que  de  souvenirs  se  pressent  à  l'esprit  du  haut  de  cette  colline! 
Cette  immense  plaine  ondulée  qu'embrasse  le  regard  est  celle  où, 
suivant  l'expression  d'un  historien,  les  Piomains  firent  l'apprentis- 
sage de  la  conquête  du  monde.  Tous  les  ans,  il  leur  fallait  combattre 
les  petits  peuples  énergiques  qui  l'habitaient,  et  l'on  s'y  livrait  des 
batailles  furieuses  pour  la  possession  d'une  bicoque  ou  le  ravage 
d'un  champ  de  blé.  C'est  là  que,  dans  une  lutte  de  plusieurs  siècles, 
ils  prirent  l'expérience  de  la  guerre,  l'habitude  d'obéir  et  le  talent 
de  commander.  Quand  ils  franchirent  ces  montagnes  qui  encadrent 
de  tous  côtés  l'horizon  pour  se  répandre  sur  le  reste  de  l'Italie,  leur 
éducation  était  faite;  ils  possédaient  déjà  les  vertus  qui  les  ren- 
dirent capables  de  tout  conquérir.  Depuis  lors,  que  d'événemens 
glorieux  !  que  de  fois  ces  grands  chemins,  dont  on  suit  encore  la  di- 
rection à  la  ligne  de  tombeaux  qui  les  bordent,  ont  vu  revenir  les 
légions  triomphantes!  que  de  noms  illustres  rappellent  à  la  mé- 
moire ces  fragmens  d'aqueducs,  ces  débris  de  monumens  qui  cou- 
vrent la  plaine  !  —  Et  nous  avons  ici  l'avantage  qu'une  fois  ces 
grands  souvenirs  ranimés,  rien  n'en  peut  distraire.  Dans  les  pays 
fertiles,   habités,  pleins  d'agitation  et  de  mouvement,  le  présent 
nous  arrache  sans  cesse  au  passé.  Comment  continuer  à  rêver  et  à 
méditer,  quand  le  spectacle  de  l'activité  humaine  sollicite  à  chaque 
instant  notre  attention,  quand  les  bruits  de  la  vie  arrivent  de  tous 
côtés  à  notre  oreille?  Ici,  au  contraire,  tout  est  silence  et  recueille- 
ment. Aussi  loin  que  l'œil  peut  s'étendre,  il  n'aperçoit  qu'une  plaine 
nue,  couverte  à  peine  d'un  maigre  gazon,  sans  arbres  que  quelques 
pins  parasols  disséminés,  sans  maisons  que  quelques  auberges  pour 


PROMENADES  ARCHEOLOGIQUES.  769 

les  chasseurs.  Le  paysage  ne  frappe  que  par  son  ensemble  ;  c'est 
une  monotonie,  ou  plutôt  une  harmonie  générale,  où  tout  se  fond  et 
se  mêle.  Rien  n'attire  à  soi  l'attention,  aucun  détail  ne  ressort  et  ne 
détonne.  Je  ne  connais  pas  de  lieu  au  monde  où  l'on  se  laisse  plus 
entraîner  à  ses  pensées,  où  l'on  échappe  mieux  à  son  temps,  où, 
selon  la  belle  expression  de  Tite-Live,  il  soit  plus  aisé  à  l'âme  de 
se  faire  antique  et  de  devenir  contemporaine  des  monumens  qu'elle 
contemple.  Ce  précieux  avantage,  la  campagne  romaine  l'a  tout  à 
fait  gardé,  et  il  est  difficile  de  prévoir  quand  elle  pourra  le  perdre. 
On  fait  beaucoup  de  projets  pour  l'assainir  et  la  peupler,  mais  la 
mort  est  entrée  si  profondément  dans  ce  sol  épuisé  qu'il  est  probable 
qu'elle  ne  sera  pas  dépossédée  sans  peine.  En  attendant,  jouissons 
du  privilège  que  ce  pays  conserve  de  nous  mettre  mieux  qu'aucun 
autre  en  communication  avec  le  passé.  Quelque  effort  que  fasse 
Rome  pour  s'orner  et  s'embellir,  pour  se  mettre  à  la  mode  du  jour, 
c'est  l'antiquité  qu'on  y  va  surtout  chercher,  et,  grâce  à  Dieu,  on  l'y 
trouve  encore.  Avec  ces  grandes  ruines  qui  l'encombrent  et  ce  dé- 
sert qui  l'entoure,  elle  n'a  pas  pu  et  ne  pourra  pas  de  longtemps  se 
donner  un  air  aussi  moderne  qu'elle  le  voudrait.  11  est  heureux  pour 
elle  et  pour  nous  qu'elle  y  ait  si  peu  réussi,  car  on  peut  lui  appli- 
quer ce  que  disait  un  poète  de  la  renaissance  de  la  JSuit  de  Michel- 
Ange  :  «  C'est  par  sa  mort  même  qu'elle  est  vivante,  percli  e  morta^ 
ha  vital  » 

II. 

Tout  invite  du  reste  les  gens  qui  visitent  Rome  aujourd'hui  à 
s'occuper  de  préférence  de  l'antiquité  :  c'est  l'antiquité  qui  semble 
avoir  le  plus  profité  jusqu'ici  des  événemens  de  J  870.  Le  nouveau 
gouvernement  devait  beaucoup  aux  souvenirs  anciens;  pour  affir- 
mer que  Rome  méritait  d'être  libre  et  de  disposer  d'elle-même,  que 
l'Italie  avait  le  droit  de  la  réclamer  pour  sa  capitale,  on  s'appuyait 
volontiers  sur  l'histoire  de  la  république  et  de  l'empire,  on  parlait 
sans  cesse  du  sénat,  du  Forum,  du  Gapitole,  et  les  revendications 
nouvelles  gagnaient  beaucoup  à  être  protégées  par  ces  grands  noms. 
C'était  une  dette  que  le  gouvernement  italien  avait  contractée  en- 
vers le  passé  et  qu'il  se  mit  en  mesure  de  payer  aussitôt  qu'il  fut 
installé  à  Rome.  Dès  le  8  novembre  1870,  un  décret  du  lieutenant 
du  roi  instituait  une  surintendance  des  fouilles  pour  la  ville  et  la 
province,  et  en  chargeait  l'habile  explorateur  du  Palatin,  M.  Pietro 
Rosa.  Huit  jours  plus  tard,  les  travaux  du  Forum  commençaient.  En 
même  temps  on  fouillait  aux  thermes  de  Garacalla,  aux  jardins  Far- 
nèse,  à  la  villa  d'Hadrien,  à  Oslie,  un  peu  partout  :  c'était  une  ar- 

TOME  XX.  —  1877.  49 


770  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

deur  de  curiosité,  une  passion  de  recherches  comme  on  n'en  avait 
pas  vu  depuis  longtemps  et  que  récompensaient  les  plus  brillantes 
découvertes.  Malheureusement  tout  s'est  bien  ralenti,  après  quel- 
ques années.  Le  mauvais  état  des  finances  italiennes  a  forcé  le  gou- 
vernement d'être  moins  libéral  qu'il  ne  l'aurait  fallu;  il  est  aussi 
arrivé  que  les  archéologues,  genus  irritahile,  ne  se  sont  pas  bien 
entendus  ensemble,  et  l'on  a  perdu  en  querelles  un  temps  qui  pou- 
vait être  mieux  employé.  Quelques  mécomptes,  survenus  pendant 
qu'on  cherchait  le  sol  antique  du  Golisée,  amenèrent  de  très  vives 
réclamations;  l'opinion  publique  s'émut,  et  le  gouvernement,  après 
avoir  consulté  une  commission  municipale  composée  des  plus  grands 
archéologues  de  Rome,  MM.  de  Rossi,  Yisconti,  Lanciani,  etc.,  et 
à  laquelle  on  avait  adjoint  pour  la  circonstance  quelques  savans 
étrangers,  comme  MM.  Henzen  et  Gregorovius,  prit  le  parti  d'inter- 
rompre les  travaux.  C'est  alors  que  le  dernier  ministre  de  l'instruc- 
tion publique,  M.  Bonghi,  qui  voulait  mettre  fin  à  tous  ces  tirail- 
lemens  et  donner  aux  recherches  plus  d'unité,  décida  de  créer  une 
direction  générale  des  fouilles  et  des  antiquités  pour  tout  le  royaume 
et  d'en  charger  M.  Fiorelli. 

Malgré  ces  quelques  mésaventures  de  détail ,  on  peut  dire  que 
les  travaux  entrepris  à  Rome  dans  ces  dernières  années  ont  eu  les 
meilleurs  résultats.  Ce  qui  en  explique  le  succès,  c'est  qu'en  géné- 
ral ils  ont  été  conduits  avec  méthode  et  dans  un  esprit  scienti- 
fique. Ce  mérite  a  été  jusqu'à  nos  jours  assez  rare.  Il  y  a  eu  certes 
avant  nous  de  très  habiles  archéologues,  mais  l'archéologie  date 
d'hier.  Les  princes  qui  depuis  la  renaissance  ont  fait  fouiller  le  sol 
des  villes  antiques  y  cherchaient  uniquement  des  statues,  des  cu- 
riosités, des  objets  d'art,  pour  décorer  leurs  palais;  le  reste  leur 
importait  peu.  S'ils  rencontraient  par  bonne  fortune  quelque  grand 
édifice  souterrain,  ils  en  enlevaient  en  toute  hâte  tout  ce  qui  pou- 
vait s'emporter,  les  peintures  des  voûtes,  les  mosaïques  des  pavés, 
les  marbres  des  murailles.  Ils  achevaient  de  le  saccager  et  s'em- 
pressaient ensuite  d'en  faire  recouvrir  les  débris.  Il  y  a  donc  beau- 
coup à  rabattre  des  éloges  qu'on  accorde  à  ces  prétendus  amis  de 
l'antiquité;  ils  ont  moins  conservé  qu'ils  n'ont  détruit,  et  il  est  dif- 
ficile d'évaluer  au  prix  de  quelles  ruines  irréparables  se  sont  formés 
ces  musées  qui  leur  ont  valu  tant  de  gloire.  11  convient  d'autant 
plus  de  protester  contre  ces  procédés  barbares  que  même  aujour- 
d'hui tout  le  monde  n'y  a  pas  encore  renoncé.  On  raconte  à  Rome 
qu'ils  sont  pratiqués  tous  les  jours  dans  les  fouilles  faites  à  Porto, 
et  qu'on  se  contente  d'y  recueillir  tout  ce  qui  peut  accroître  les 
riches  collections  d'un  grand  seigneur.  On  dit  tout  haut  que,  les 
ouvriers  ayant  trouvé  sous  leurs  pioches  les  ruines  d'uH  palais  ma- 
gnifique, tout  a  été  dévasté  et  enterré,  sans  même  qu'on  permît 


PROMENADES  ARCHEOLOGIQUES.  771 

d'en  lever  le  plan.  Assurément  les  statues,  les  peintures,  les  mo- 
saïques ont  un  grand  prix,  mais  si  l'on  est  curieux  des  objets  d'art 
de  toute  nature  qui  se  trouvent  dans  les  ruines  des  monumens  an- 
tiques, n'est-il  pas  naturel  qu'on  le  soit  encore  plus  de  ces  monu- 
mens eux-mêmes  qu'ils  devaient  embellir  et  dont  ils  n'étaient  après 
tout  qu'un  accessoire?  Même  quand  il  n'en  reste  que  les  fondemens 
et  les  premières  assises,  que  de  souvenirs  ne  réveillent  pas  ces  dé- 
bris !  que  de  renseignemens  précieux  ne  peuvent-ils  pas  fournir  ! 
quel  plaisir  pour  l'esprit  de  relever  l'édifice,  d'en  refaire  tous  les 
ornemens  avec  les  peintures  effacées,  les  fûts  de  colonnes,  les  mor- 
ceaux de  mosaïques  qui  en  restent,  d'essayer  enfin  par  l'imagina- 
tion de  le  revoir  comme  il  était  aux  plus  beaux  temps  de  sou  exis- 
tence !  Dans  les  quartiers  populaires  eux-mêmes,  où  l'on  découvre 
moins  d'objets  précieux,  quels  services  ne  rend-on  pas  à  l'histoire 
en  recueillant  tout  ce  qui  concerne  la  vie  commune,  en  retrouvant 
le  plan  des  maisons,  la  direction  des  rues,  la  situation  des  places 
publiques  où  se  sont  passés  tant  de  graves  événemens,  en  refaisant 
en  un  mot  la  topographie  de  l'ancienne  Rome. 

Si  c'est  là  ce  qu'on  cherche  dans  les  fouilles  qu'on  entreprend, 
on  peut  affirmer  qu'à  Rome,  pour  peu  que  les  travaux  soient  bien 
conduits,  ils  ne  seront  jamais  stériles.  En  quelque  lieu  que  les 
ouvriers  mettent  la  pioche,  ils  trouveront  au-dessous  du  sol  actuel 
les  restes  des  quartiers  antiques.  Sous  les  maisons  d'aujourd'hui, 
plusieurs  villes  dorment  ensevelies,  et  les  monumens  modernes 
s'élèvent  au-dessus  de  deux  ou  trois  étages  de  ruines.  Tout  le  monde 
sait  ce  qui  est  arrivé  dans  les  fouilles  qui  ont  été  faites  il  y  a  quel- 
ques années  à  Saint-Clément,  mais  il  est  bon  de  le  rappeler  pour 
montrer  par  un  éclatant  exemple  à  quelles  bonnes  fortunes  on  peut 
s'attendre  quand  on  creuse  le  sol  de  Rome.  Saint-Clément  est  une 
admirable  basilique  du  xii^  siècle  qui  contient  de  belles  fresques  de 
Masaccio.  Pendant  qu'on  y  exécutait  quelques  travaux,  il  arriva 
qu'on  mit  au  jour  sous  la  basilique  actuelle  une  église  plus  an- 
cienne, avec  des  peintures  curieuses  et  des  colonnes  de  marbre  et 
de  granit;  elle  remontait  au  temps  de  Constantin  et  avait  servi  pen- 
dant sept  siècles,  jusqu'au  sac  de  Rome  par  Robert  Guiscard.  En- 
couragé par  ce  succès,  on  fouilla  plus  profondément,  et  l'on  ne 
tarda  pas  à  trouver  sous  l'église  primitive  un  sanctuaire  de  Mithra 
et  quelques  pièces  d'une  maison  romaine  des  premiers  siècles  de 
l'empire.  Puis,  en  descendant  plus  bas  encore,  on  découvrit  des 
constructions  en  tuf  qui  sont  certainement  des  premières  années  de 
la  république,  et  peut-être  même  du  temps  des  rois.  C'est  donc  une 
succession  de  monumens  de  toutes  les  époques,  et  l'on  peut  se  don- 
ner, en  descendant  quelques  marches,  le  spectacle  de  toute  l'his- 
toire de  Rome,  depuis  sa  fondation  jusqu'à  la  renaissance.  Ce  n'est 


772  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  là  tout  à  fait  une  exception;  je  crois  qu'il  n'est  pas  téméraire 
d'espérer  que  ce  qui  s'est  passé  à  Saint-Clément  se  reproduira  plus 
d'une  fois  encore,  et  voici  la  raison  qui  me  le  fait  croire.  Rome, 
comme  toutes  les  grandes  capitales,  a  été  plusieurs  fois  rebâtie  dans 
le  cours  de  sa  longue  existence,  mais  la  façon  dont  les  Romains  s'y 
prenaient  pour  renouveler  et  rajeunir  leur  ville  était  moins  fatale 
que  la  nôtre  aux  vieux  débris  du  passé.  Aujourd'hui  on  les  démolit; 
on  se  contentait  alors  de  les  enterrer.  Nous  tenons  avant  tout  à  faire 
des  avenues  droites,  et,  pour  rendre  la  circulation  plus  facile  aux 
innombrables  voitures  qui  parcourent  nos  rues,  nous  aplanissons 
les  hauteurs,  nous  supprimons  les  collines.  On  peut  donc  dire  que 
le  sol  de  Paris  se  creuse  sans  cesse;  celui  de  Rome  au  contraire  s'é- 
levait toujours.  Les  grands  seigneurs  romains  qui  voulaient  égayer 
leurs  yeux  par  une  vue  plus  étendue,  ou  qui  cherchaient  simple- 
ment à  jouir  d'un  air  plus  pur  sous  ce  climat  empesté,  avaient  cou- 
tume de  bâtir  leurs  maisons  sur  des  substructions  immenses.  De 
même,  quand  on  voulait  faire  un  quartier  neuf,  on  commençait  par 
combler  l'ancien  avec  des  terres  rapportées  et  l'on  construisait  par- 
dessus. Il  est  donc  à  peu  près  certain  que,  si  l'on  enlève  ces  terres, 
on  retrouvera  le  sol  primitif  et  les  restes  des  constructions  antiques. 
Mais  sera-t-il  possible  de  se  reconnaître  parmi  ces  ruines?  C'est 
ce  qu'il  importe  avant  tout  de  savoir  :  il  est  clair  qu'on  ne  pourra 
tirer  quelque  profit  pour  l'histoire  de  ces  décombres  amoncelés,  de 
ces  fondations  de  maisons,  de  ces  pavés  de  temples  ou  de  rues,  que 
si  l'on  peut  dire  à  quel  quartier  ils  appartenaient,  de  quel  ensemble 
de  monumens  ils  faisaient  partie.  Peut-on  espérer  sérieusement  d'y 
réussir?  Les  sceptiques  en  doutent  beaucoup;  ils  se  permettent 
même  de  railler  les  archéologues,  qui  ont  la  prétention  de  ne  rien 
ignorer  et  qui  n'hésitent  pas  à  donner  des  noms  aux  moindres 
masures  qu'ils  rencontrent.  Je  crois,  malgré  ces  railleries,  que 
les  archéologues  ont  raison.  Les  renseignemens  abondent  sur  l'an- 
cienne Rome  :  les  orateurs  et  les  historiens  sont  prodigues  de  dé- 
tails au  sujet  des  lieux  où  se  sont  passés  les  événemens  qu'ils 
rapportent.  Les  poètes,  surtout  ceux  qui,  comme  Horace,  nous  ra- 
content volontiers  leur  vie,  sont  amenés  à  parler  souvent  des  quar- 
tiers oii  ils  aimaient  à  vivre.  Ce  qu'ils  nous  disent  de  ces  divers 
quartiers  et  des  monumens  qu'ils  contenaient  nous  fournit  déjà  des 
indications  précieuses;  mais  nous  avons  des  moyens  encore  plus 
sûrs  d'arriver  à  les  bien  connaître.  Aujourd'hui  un  voyageur  qui 
veut  se  diriger  dans  uue  ville  étrangère  se  sert  d'une  carte  et  d'un 
guide,  il  y  avait  aussi  des  cartes  et  des  guides  du  voyageur  chez 
les  Romains.  Un  peuple  à  la  fois  si  curieux  et  si  positif,  qui  était 
forcé  de  courir  le  monde  et  qui  avait  besoin  de  le  connaître  pour 
pouvoir  le  gouverner,  ne  pouvait  pas  ignorer  l'utilité  des  cartes 


PROMENADES  ARCHÉOLOGIQUES.  773 

géographiques,  il  s'en  servait  sans  cesse,  et  les  employait  même 
à  décorer  les  édifices  publics  :  on  aimait  à  les  peindre  ou  à  les  gra- 
ver le  long  des  murailles  des  temples  ou  sous  les  beaux  portiques 
qui  servaient  de  promenades  aux  oisifs.  Parmi  ces  cartes,  les  plans 
de  Rome,  comme  on  pense,  ne  manquaient  pas.  Nous  en  avons  pré- 
cisément retrouvé  un,  de  proportions  colossales,  qui  remonte  au 
temps  de  Septime-Sévère.  Il  était  gravé  sur  des  plaques  de  marbrô 
de  Luna,  attachées  au  mur  par  des  crampons  de  fer,  et  devait  cou- 
vrir, quand  il  était  entier,  une  surface  de  300  mètres  carrés.  Ce  qui 
en  reste  a  été  soigneusement  recueilli  et  encastré  dans  la  muraille 
de  l'escalier  du  Capitole  (1).  On  peut  prendre  quelque  idée,  en  le  re- 
gardant, de  ce  qu'était  Rome  au  ii«  siècle  :  les  rues  y  paraissent 
étroites  et  peu  régulières,  quoiqu'elles  eussent  été  singulièrement 
élargies  et  rectifiées  après  l'incendie  de  Néron.  Les  théâtres,  les 
thermes,  les  basiliques,  tous  les  monumens  publics  y  sont  retracés 
à  leur  place,  et  souvent  indiqués  par  une  légende;  les  maisons  par- 
ticulières elles-mêmes  semblent  dessinées  avec  exactitude,  et  l'ar- 
tiste a  tenu  à  reproduire  les  portiques  dont  elles  étaient  souvent  or- 
nées le  long  de  la  rue  pour  la  commodité  des  promeneurs.  Je  n'ai 
pas  besoin  d'insister  sur  les  services  que  ce  plan  peut  rendre  à 
ceux  qui  étudient  la  topographie  de  Rome  :  les  guides  du  voyageur 
ne  sont  pas  moins  utiles.  Il  y  en  avait  assurément,  et  en  grand 
nombre,  dans  une  ville  où  affluait  le  monde  entier.  Ceux  que  nous 
avons  conservés  appartiennent  tous  aux  derniers  siècles  de  l'empire  : 
ce  sont  en  général  des  itinéraires,  comme  il  s'en  trouve  dans  les 
guides  d'aujourd'hui,  où  l'on  conduit  le  voyageur  d'une  extrémité  de 
Rome  à  l'autre  en  lui  nommant  tous  les  édifices  qu'il  doit  rencontrer 
sur  son  chemin.  Les  anciennes  rédactions  de  ces  itinéraires  sont 
courtes  et  sèches;  mais  dans  les  plus  récentes  on  éprouve  le  besoin 
d'intéresser  le  lecteur,  et  on  lui  raconte  une  foule  de  légendes  mer- 
veilleuses, pour  qu'il  prenne  plus  de  plaisir  aux  curiosités  qu'on  lui 
montre.  Après  douze  ou  quinze  cents  ans,  ils  peuvent  nous  rendre  à 
peu  près  les  mêmes  services  qu'ils  rendaient  aux  voyageurs  du  bas- 
empire  ou  du  moyen  âge  :  ils  nous  aident  à  nous  diriger  dans  ce  dé- 
dale de  rues  tortueuses,  et  parmi  ces  ruines  de  monumens  détruits 
et  souvent  méconnaissables.  Avec  ces  ressources  de  nature  diverse, 
ces  renseignemens  fournis  par  les  auteurs  anciens,  ces  plans  et  ces 
guides,  la  topographie  de  la  vieille  Rome  devient,  je  crois,  facile  à 
refaire,  et  l'on  n'a  plus  à  craindre  de  ne  trouver  dans  ce  sol  qu'on 
fouille  que  des  énigmes  indéchiffrables. 
L^r,  Rien  ne  le  démontre  avec  plus  d'évidence,  rien  n'est  plus  propre 

(1)  Ces  fragmens  qui  restent  du  plan  de  Rome  ont  été  gravés  avec  soin  et  accom- 
pagnés d'un  commentaire  savant  dans  le  livre  que  M.  Jordan  a  récemment  publié  et 
qui  est  intitulé  Forma  urbis. 


774  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

à  encourager  les  archéologues  dans  leurs  espérances  et  dans  leurs 
efforts  que  les  découvertes  qu'on  a  faites  depuis  quelques  années 
sur  le  mont  Esquilin.  Le  succès  de  ces  fouilles  a  été  d'autant  plus 
remarquable  que  l'entreprise  n'avait  rien  de  scientifique  :  il  s'agis- 
sait simplement  de  construire  un  quartier  neuf;  mais  à  Rome  il 
n'est  pas  possible  de  remuer  les  terres,  de  creuser  à  quelque  pro- 
fondeur les  fondemens  des  maisons  sans  tomber  sur  quelque  anti- 
quité. C'est  ce  qui  est  arrivé  cette  fois  encore,  et  la  science  s'est 
trouvée  profiter  des  travaux  qui  n'avaient  pas  été  entrepris  pour 
elle  (1). 

L'Esquilin  n'est  pourtant  pas  une  des  montagnes  qui  ont  tenu  le 
plus  de  place  dans  l'histoire  de  Rome.  C'était,  vers  la  fin  de  la  ré- 
publique, un  endroit  désert  et  de  mauvais  renom.  On  y  faisait  or- 
dinairement les  exécutions  capitales;  les  hommes  libres  y  étaient 
décapités  sur  un  billot,  les  esclaves  attachés  au  gibet  ou  mis  en 
croix.  Les  cadavres  de  ces  malheureux,  quand  personne  ne  venait 
les  réclamer,  restaient  sur  le  lieu  du  supplice  jusqu'à  ce  que  les  oi- 
seaux de  proie  les  eussent  dévorés;  aussi  les  vautours  de  l'Esquilin 
avaient-ils  à  Rome  une  réputation  sinistre.  Les  environs  servaient 
de  cimetière  pour  les  pauvres  gens  de  la  ville  ;  c'est  là  qu'au  milieu 
de  tombes  misérables  se  trouvaient  les  fameux  puiiculi  ou  pourris- 
soirs,  sorte  de  sépulture  publique  où  l'on  jetait  les  gens  qui  n'a- 
vaient pas  laissé  de  quoi  se  faire  enterrer  à  leurs  frais.  L'aspect  de 
ces  lieux  changea  tout  à  fait  sous  Auguste.  Mécène,  qui  voyait  avec 
regret  un  des  quartiers  les  plus  salubres  de  Rome  rester  inhabité, 
résolut  d'y  ramener  la  vie.  Il  acheta  à  vil  prix  ces  terrains  abandon- 
nés, y  planta  des  jardins  magnifiques,  les  Mœceniani  horti,  si  cé- 
lèbres dans  l'antiquité,  au  milieu  desquels  il  se  fit  construire  un 
palais.  Cette  charmante  maison,  d'où  l'œil  embrassait  toute  la 
plaine,  avait  une  telle  réputation  de  salubrité  que  l'empereur  Au- 
guste venait  s'y  établir  quand  il  était  malade.  Dès  lors  la  vieille 
colline,  jusque-là  si  délaissée,  se  peupla  de  riches  habitations,  et  le 
poète  Horace  fut  heureux  de  chanter  dans  ses  vers  cette  métamor- 

(1)  Il  faut  dire  pourtant,  à  l'honneur  do  la  société  industrielle  qui  construisait  le 
quartier  neuf,  qu'elle  a  fait  aussi  entreprendre  des  fouilles  à  ses  frais  par  un  archéo- 
logue distingué,  M.  Brizio,  et  qu'elle  en  a  fait  publier  les  résultats  dans  un  ouvrage 
intitulé  Pitture  e  sepolcri  scoperti  suW  Esquilino,  Roma  1876.  M.  Brizio  a  fouillé  d'an- 
ciennes tombes  qui  se  sont  trouvées  dans  le  voisinage  des  travaux  de  la  compagnie. 
L'une  d'elles  contenait  des  peintures  très  curieuses  qui  représentaient  la  fondation  de 
Lavinium,  la  mort  d'Énée  et  du  roi  Latinus.  Comme  ces  peintures,  d'après  l'opinion 
de  M.  Brizio,  sont  antérieures  à  l'époque  d'Auguste,  elles  ont  l'avantage  de  nous  faire 
connaître  en  quel  état  Virgile  a  trouvé  ces  légendes,  dont  il  a  fait  le  fond  de  son 
poème,  et  ce  que  lui  fournissait  l'opinion  publique.  M.  Brizio  a  découvert  aussi  un 
columbarium  très  important  de  la  famille  des  Statilii  Tauri,  qui  joua  un  si  grand  rôle 
au  premier  siècle  de  l'empire.  Les  inscriptions  qu'il  renferme  nous  donnent  des  ren- 
seignemens  très  intéressans  sur  l'organisation  de  l'esclavage  dans  les  maisons  antiques. 


PROMENADES  ARCHEOLOGIQUES.  775 

phose  qui  était  l'œuvre  du  grand  homme  d'état,  son  ami.  «  Mainte- 
nant, disait-il,  les  Esquilies  sont  devenues  une  demeure  saine,  et 
l'on  se  promène  agréablement  à  l'endroit  où  naguère  des  ossemens 
blanchis,  semés  dans  la  campagne,  attristaient  les  regards.  » 

Il  n'est  donc  pas  étonnant  qu'on  ait  trouvé  tant  de  restes  de  sé- 
pultures sur  une  montagne  qui  a  servi  si  longtemps  de  cimetière. 
Quand  on  entreprit  d'y  creuser  des  tranchées  pour  les  fôndemens 
des  maisons  nouvelles ,  la  pioche  rencontrait  à  chaque  instant  des 
ossemens  et  des  tombes.  Parmi  ces  tombes,  dont  quelques-unes  sont 
intéressantes  par  les  inscriptions  qu'elles  portent  ou  les  objets  d'art 
qu'elles  renferment,  il  ne  fut  pas  difficile  de  reconnaître  les  puti- 
cidi.  C'étaient  de  petites  salles  rectangulaires,  creusées  jusqu'au 
roc,  avec  des  murs  épais  et  grossiers.  Elles  étaient  placées  à  la 
suite  les  unes  des  autres,  mais  sans  communication  entre  elles; 
elles  ne  pouvaient  donc  s'ouvrir  qu'à  leur  partie  supérieure,  et  c'est 
de  là  qu'on  descendait,  ou,  comme  disait  le  peuple,  qu'on  jetait  les 
cadavres  sur  le  sol.  Lorsqu'un  esclave  n'avait  pas  pu  épargner  sur 
sa  maigre  nourriture  un  peu  d'argent  pour  s'acheter  une  place  dans 
un  pauvre  columbarium,  ou  qu'il  avait  négligé  de  se  faire  affilier 
à  l'une  de  ces  sociétés  qui  se  chargeaient  d'ensevelir  décemment 
leurs  membres,  ses  camarades  venaient  le  prendre  la  nuit  dans  l'é- 
troite cellule  où  il  était  mort.  On  le  plaçait  en  toute  hâte  dans  une 
bière  de  louage  et  l'on  venait  le  précipiter  dans  les  puticidi.  Ces 
funérailles  furtives,  cette  sépulture  commune  faisaient  horreur. 
Quand  on  se  souvient  des  préjugés  antiques,  d'après  lesquels  le 
sort  des  âmes  dans  l'autre  vie  dépendait  de  l'observation  des  rites 
funéraires  et  de  la  possession  d'une  tombe,  on  est  convaincu  qu'il 
n'y  avait  pas  de  pire  tourment  pour  ces  malheureux,  pendant  qu'ils 
expiraient  sur  leur  grabat,  que  de  songer  qu'ils  ne  seraient  pas  en- 
sevelis selon  les  rites,  que  personne  ne  leur  adresserait  l'adieu  su- 
prême, et  qu'ils  ne  posséderaient  pas  un  tombeau  pour  eux.  Cepen- 
dant le  nombre  de  ceux  qui  se  sont  exposés  à  ce  malheur  a  dû  être 
considérable.  On  a  trouvé  les  salles  des  puticuli  encore  pleines  de 
cendres,  d'ossemens  et  de  débris  humains,  qui  ont  noirci  le  sol  et 
les  murailles  en  se  décomposant. 

Pendant  qu'on  travaillait  à  les  déblayer,  on  fit  une  découverte  à 
laquelle  on  était  fort  loin  de  s'attendre.  Comme  la  roche  vive  for- 
mait le  sol  des  puticuli,  il  était  naturel  de  penser  qu'il  n'y  avait 
rien  au-dessous  d'eux.  On  s'aperçut  pourtant  qu'en  certains  endroits 
le  roc  lui-m.ême  avait  été  creusé  et  qu'on  y  avait  pratiqué  des  cham- 
bres funèbres.  Ces  sépultures  ne  sont  pas  seulement  antérieures 
aux  puticuli,  qui  ont  été  construits  au-dessus  d'elles,  mais  on  a  cru 
reconnaître  à  certains  indices  qu'elles  étaient  plus  vieilles  que  le 
mur  de  Servius,  qui  est  de  l'époque  royale.  Les  gens  qui  les  creu- 


776  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sèrent  vivaient  donc  du  temps  des  rois ,  à  peine  quelques  années 
après  la  fondation  de  Rome;  aussi  tout  ce  qui  les  concerne  est-il 
du  plus  grand  intérêt  pour  l'histoire,  qui  a  si  peu  de  lumières  sur 
ces  lointaines  origines.  A  côté  de  leurs  lits  funèbres,  on  a  trouvé 
des  débris  de  poterie  grossière,  des  vases,  des  coupes,  des  lampes, 
et  tous  ces  objets  semblent  être  de  la  main  des  ouvriers  étrusques. 
Les  murs  aussi  sont  construits  en  grandes  pierres  carrées  et  tout 
à  fait  semblables  à  ceux  qui  entourent  les  vieilles  villes  de  la  Tos- 
cane. N'est-ce  pas  une  nouvelle  preuve  des  rapports  de  l'Étrurie 
avec  Rome  dans  ces  temps  primitifs ,  et  ne  peut-on  pas  s'en  servir 
pour  répondre  à  M.  Mommsen,  qui  ne  veut  pas  que  les  Romains  aient 
jamais  rien  emprunté  d'autres  peuples  que  des  Latins  et  des  Grecs? 

C'est  sur  ces  deux  étages  de  tombes,  les  unes  contemporaines  des 
premiers  temps  de  Rome ,  les  autres  appartenant  à  l'époque  répu- 
blicaine, que  xMécène  établit  ses  jardins.  Il  y  fit  transporter  des  dé- 
combres de  toute  sorte,  qui  provenaient  de  quelque  quartier  in- 
cendié, —  dès  ce  moment,  les  incendies  étaient  fréquens  à  Rome, 
—  il  y  joignit  aussi  beaucoup  de  terre  végétale,  et  recouvrit  de 
cinq  mètres  de  débris  toutes  ces  anciennes  sépultures  d'esclaves.  Il 
fit  construire  ensuite  son  palais,  qu'il  entoura  sans  doute  de  thermes, 
de  stades,  d'exèdres,  de  portiques,  de  tous  ces  monumens  enfin 
dont  les  anciens  aimaient  à  embellir  leur  demeure.  Ils  ont  disparu 
à  leur  tour  sous  le  sol  de  la  ville  moderne,  et  comme  ils  ont  péri 
peu  à  peu  et  en  détail,  on  pouvait  croire  qu'il  n'en  restait  plus  au- 
cune trace.  Cependant  une  découverte  importante,  la  plus  curieuse 
peut-être  de  toutes  celles  qu'on  a  faites  sur  l'Esquilin,  nous  per- 
met de  nous  figurer  ce  que  devait  être  cet  entourage  du  palais  de 
Mécène. 

Au  mois  de  mars  187Zi,  en  creusant  les  fondations  d'une  maison, 
on  rencontra  presque  au  ras  du  sol  le  sommet  d'un  mur  antique, 
de  forme  curviligne,  sur  lequel  on  voyait  encore  quelque  reste  de 
peinture.  La  terre  fut  enlevée  de  tous  les  côtés  avec  précaution,  et 
l'on  reconnut  que  le  mur  appartenait  à  une  vaste  salle  assez  bien 
conservée,  qui  formait  un  carré  de  2li  mètres  de  long  sur  10  miètres 
de  large  (i).  Cette  salle  avait  dû  être  décorée  avec  beaucoup  de 
magnificence  :  le  sol  portait  des  traces  d'un  pavé  de  marbre,  la 
voûte  s'appuyait  sur  une  élégante  corniche  de  stuc.  Les  murailles, 
quand  on  les  a  rendues  au  jour,  étaient  encore  revêtues  d'une  de 
ces  belles  couleurs  rouges,  franches  et  vives,  qui  égaient  l'œil. 

(1)  Pour  la  description  de  cette  salle,  comme  pour  tout  ce  qui  concerne  les  fouilles 
de  l'Esquilin,  je  me  contente  de  résumer  Les  rapports  intérossans  de  M.  Lanciani, 
publiés  dans  le  Dulletino  délia  commissione  archeologica  municipale.  11  y  a  joint  des 
plans  exacts  et  la  reproduction  des  plus  belles  peintures  qui  ont  été  trouvées  dans  la 
salle  de  lecture  de  Mécène. 


PROMENADES  ARCHÉOLOGIQUES.  777 

Aux  deux  extrémités,  le  long  de  la  corniche  et  près  du  sol,  elles 
sont  comme  encadrées  par  deux  frises  à  fond  noir,  qui  leur 
servent  de  bordure,  et  sur  lesquelles  des  mains  exercées  ont  peint 
des  sujets  mythologiques,  gais  ou  sévères,  des  génies  ou  des  nym- 
phes, des  paysages  gracieux,  dont  plusieurs  conservent  encore  l'é- 
clat de  leur  coloris.  Le  long  des  murs  sont  disposées ,  de  dis- 
tance en  distance,  de  grandes  niches  qui  ressemblent  à  des 
fenêtres  murées,  et  que  couvrent  aussi  de  très  belles  peintures.  Sur 
un  ciel  bleu  se  détachent  des  masses  de  verdure,  des  flears  et  des 
arbres,  avec  des  oiseaux  qui  volent  dans  l'air  ou  sont  posés  sur  les 
branches,  pour  animer  le  paysage.  Ces  fresques,  au  dire  des  con- 
naisseurs, révèlent  un  art  plus  parfait  et  une  main  plus  habile  que 
les  meilleures  de  Pompéi.  Nous  savons  que  précisément  au  temps 
d'Auguste,  c'est-à-dire  à  l'époque  où  notre  salle  a  dû  être  con- 
struite, un  artiste  se  lit  une  très  grande  réputation  en  imaginant  le 
premier  de  décorer  les  murs  des  appartemens  de  peintures  fort 
agréables.  «  Il  y  représentait,  dit  Pline,  des  maisons  de  campagne, 
des  portiques,  des  arbrisseaux  taillés  en  diverses  sortes  de  figures, 
des  bois,  des  bosquets,  des  coteaux,  des  viviers,  des  canaux,  des 
rivières,  selon  le  désir  de  chacun.  Il  y  plaçait  des  personnages  qui 
se  promènent,  qui  sont  en  bateau,  qui  arrivent  à  la  maison  sur  des 
ânes  ou  en  voiture;  d'autres  qui  pèchent,  qui  chassent,  qui  tendent 
des  filets  ou  font  la  vendange.  »  Cet  artiste  renommé  a  dû  certaine- 
ment travailler  pour  Mécène,  et  l'on  peut  se  demander  si  le  hasard 
ne  nous  a  pas  fait  découvrir  l'un  de  ses  bons  ouvrages.  Une  cir- 
constance qui  parut  d'abord  fort  étrange,  mais  qui,  comme  on  le 
verra,  peut  s'expliquer  aisément,  c'est  que  cette  salle,  si  magnifi- 
quement décorée,  semble  n'être  qu'une  sorte  de  cave.  Elle  ne  s'é- 
lève pas  de  plus  de  h  mètres  au-dessus  du  soi ,  tandis  qu'elle  s'en- 
fonce de  10  mètres  dans  la  terre.  Elle  était  éclairée  par  la  voûte,  et 
des  fragmens  de  vitres  brisées  qui  ont  été  trouvés  en  abondance 
parmi  les  décombres  indiquent  qu'un  large  vitrage  y  laissait  péné- 
trer le  jour. 

Quel  pouvait  être  l'usage  de  cette  vaste  salle,  et  pour  quelle  des- 
tination l'avait-on  construite  avec  tant  de  luxe?  C'est  ce  que  révèle 
d'une  manière  certaine  la  façon  dont  elle  est  disposée.  A  l'une  de 
ses  extrémités  elle  forme  un  hémicycle  autour  duquel  sept  rangs 
de  gradins  concentriques  montent  en  amphithéâtre  jusqu'au  pla- 
fond. A  l'extrémité  opposée,  au  milieu  du  mur,  on  retrouve  les 
traces  encore  visibles  d'une  sorte  de  tribune.  Cette  disposition  ne 
laisse  plus  aucun  doute;  nous  savons  par  les  écrivains  de  cette  époque 
que  c'était  celle  des  salles  de  lecture  publique  où  se  donnaient  ces 
fêtes  littéraires  qui  furent  tant  à  la  mode  sous  l'empire.  C'est  donc 
là  que  les  beaux  esprits  de  ce  temps,  après  avoir  invité  par  des 


778  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

billets  leurs  amis  et  leurs  connaissances  à  venir  les  entendre,  li- 
saient leurs  ouvrages.  Voilà  bien  le  siège  élevé  oii  l'orateur  prenait 
place,  «  couvert,  dit  Perse,  de  sa  toge  neuve,  portant  à  ses  doigts 
des  bagues  brillantes,  après  avoir  salué  l'assistance  avec  un  œil  ca- 
ressant. ))  Au  pied  de  la  tribune,  sur  ce  pavé  de  marbre,  on  plaçait 
des  sièges  commodes,  qui  étaient  occupés  par  les  personnages  im- 
portans  qu'on  voulait  flatter,  et  qu'on  tenait  à  mettre  à  leur  aise  pour 
qu'ils  fussent  disposés  à  mieux  admirer.  Sur  les  gradins  de  l'hémi- 
cycle s'entassaient  les  gens  du  commun,  les  amis  obscurs,  les  cliens, 
les  obligés,  tous  ceux  qu'on  invitait  pour  faire  nombre  et  pour  ap- 
plaudir. C'était  la  partie  bruyante  de  l'auditoire  :  les  grands  sei- 
gneurs de  l'orchestre  faisaient  à  peine  entendre  un  léger  murmure 
quand  ils  étaient  satisfaits;  les  amis  des  derniers  rangs  devaient 
crier  et  trépigner  pour  témoigner  leur  admiration.  Quand  on  sait  à 
quoi  cette  salle  était  destinée,  on  en  comprend  mieux  les  disposi- 
tions. Elle  est  à  moitié  souterraine  pour  être  plus  fraîche  ;  les  lec- 
tures publiques  avaient  souvent  lieu  pendant  les  vacances  du  sénat 
et  des  tribunaux,  au  mois  d'août  [augusto  récitantes  mense  j^oetas), 
et  l'on  sait  ce  qu'est  le  mois  d'août  à  Rome!  Pour  que  les  deux  ou 
trois  cents  auditeurs  que  la  salle  contenait  fussent  moins  mal  à  l'aise 
au  milieu  du  jour,  on  l'avait  ainsi  enfoncée  sous  la  terre;  mais, 
comme  on  voulait  en  même  temps  leur  faire  oublier  qu'ils  étaient 
dans  une  cave,  on  y  avait  prodigué  toute  sorte  de  décorations 
riantes.  C'est  dans  ce  dessein  surtout  qu'on  avait  ménagé  ces  sortes 
de  niches  en  forme  de  fenêtres  dans  lesquelles  étaient  peintes  de 
fausses  perspectives  pour  tromper  les  yeux.  Avec  un  peu  de  com- 
plaisance et  ce  demi-sommeil  où  nous  plonge  une  lecture  grave  un 
jour  de  grande  chaleur,  les  auditeurs  pouvaient  se  faire  illusion  à 
eux-mêmes  et  croire  qu'ils  voyaient  encore  à  travers  la  fenêtre  ou- 
verte les  beaux  jardins  qu'ils  venaient  de  traverser.  Rien  n'était 
donc  néglige  pour  bien  disposer  l'auditoire  :  déjà  l'amitié  le  rendait 
indulgent,  le  bien-être  devait  le  conduire  aisément  à  l'enthou- 
siasme. Supposez,  dans  cette  salle  charmante,  où  tout  était  fait  pour 
le  plaisir  des  yeux,  devant  un  public  favorable,  un  lecteur  habile 
qui  lit  un  ouvrage  médiocre  dans  l'ensemble  et  mal  composé,  mais 
plein  de  détails  piquans,  d'où  se  détachent  sans  cesse  des  pensées 
ingénieuses,  des  expressions  brillantes,  avec  des  allusions  voilées 
aux  événemens  du  jour,  et  une  pointe  de  hardiesse  contre  le  prince 
ou  ses  ministres,  et  vous  comprendrez  qu'à  tout  moment  la  salle 
éclate  en  applaudissemens.  C'est  ce  qui  a  fait  qu'on  s'est  trompé  si 
souvent  à  cette  époque  sur  le  mérite  véritable  des  ouvrages,  et  qu'on 
a  salué  comme  des  merveilles  destinées  à  durer  toujours  des  œuvres 
agréables  et  frivoles  dont  le  succès  ne  devait  pas  survivre  à  la  gé- 
nération qui  les  avait  applaudies.  Cette  salle  de  lecture,  si  heureu- 


PROMENADES  ARCHÉOLOGIQUES.  779 

sèment  découverte  dans  les  jardins  de  Mécène,  n'est  donc  pas  seu- 
lement une  curiosité  archéologique,  il  me  semble  qu'elle  nous  aide 
à  comprendre  et  à  juger  une  partie  de  la  littérature  de  l'empire. 

III. 

Si  les  travaux  de  l'Esquilin,  entrepris  par  l'industrie  privée  pour 
la  construction  d'un  quartier  neuf,  ont  été  si  profitables  à  la  science, 
que  ne  pouvait-on  pas  attendre  de  ceux  que  la  science  entrepren- 
drait elle-même  et  qu'elle  dirigerait  à  son  gré?  On  avait  d'ailleurs 
un  moyen  d'être  assuré  du  succès  :  il  fallait  fouiller  les  lieux  con- 
nus, historiques,  qu'on  savait  avoir  été  le  théâtre  des  grands  évé- 
nemens  du  passé.  Là,  les  découvertes  étaient  certaines,  chaque 
pierre  avait  un  nom  et  rappelait  un  souvenir.  A  ce  titre,  le  vieux 
Forum  romain  était  désigné  d'avance  aux  recherches  des  explora- 
teurs. Aussi  est-ce  du  Forum  que  s'occupa  d'abord  M.  Rosa,  et 
une  fois  les  fouilles  commencées,  il  y  fit  travailler  pendant  deux  ans 
sans  interruption. 

Pour  parler  des  fouilles  du  Forum,  je  me  sens  tout  à  fait  à  mon 
aise  :  j'ai  sous  les  yeux  un  ouvrage  excellent  qui  rafraîchit  mes 
souvenirs  et  me  dispense  presque  de  recourir  à  mes  notes.  Il  est 
l'œuvre  d'un  jeune  architecte  de  notre  école  de  Rome,  M.  Ferdinand 
Dutert,  qui  fut  témoin  des  travaux  de  M.  Rosa,  qui  en  suivit  jour 
par  jour  les  progrès,  marchant  derrière  les  ouvriers,  recueillant  et 
copiant  les  moindres  débris  d'ornemens,  les  plus  petits  fragmens  de 
sculpture  à  mesure  qu'ils  les  rencontraient  sur  leur  route.  iNon- 
seulement  son  ouvrage  peut  apprendre  à  ceux  qui  ne  l'ont  pas  vu 
et  rappeler  à  ceux  qui  l'ont  visité  l'état  actuel  du  Forum,  mais  il  a 
essayé  de  nous  en  faire  connaître  l'état  ancien.  Il  répare  ces  temples 
en  ruines,  il  relève  ces  colonnes  renversées,  il  replace  ces  statues 
sur  leurs  bases  et  remet  sous  nos  yeux  toutes  ces  magnificences 
dont  il  reste  à  peine  quelques  débris.  Je  sais  qu'il  entre  toujours 
beaucoup  de  conjectures  dans  les  travaux  de  ce  genre,  mais  la  res- 
tauration de  M.  Dutert  s'appuie  d'ordinaire  sur  des  indications  si 
précises  qu'on  peut  être  convaincu  que,  dans  son  ensemble,  elle  est 
certaine.  J'y  renvoie  donc  en  toute  confiance  les  esprits  curieux  qui 
voudi'aient  prendre  quelque  idée  de  ce  que  devait  être  le  Forum 
vers  les  premiers  temps  de  l'empire  (1). 

(1)  Le  Forum  romain,  par  M.  Ferd.  Dutert,  architecte,  ancien  pensionnaire  de 
l'Académie  de  France  à  Rome.  Paris,  chez  A.  Lévy.  —  Le  seul  reproche  que  je  sois 
tenté  d'adresser  h  cet  excellent  ouvrage,  c'est  d'avoir  quelquefois  écorché  les  noms 
propres.  Pourquoi  M.  Dutert  n'a-t-il  pas  fait  revoir  ses  épreuves  par  un  de  ses  cama- 
rades de  l'École  archéologique  de  Rome?  On  ne  l'aurait  pas  laissé,  par  exemple,  appe- 
ler Lepidius  le  triumvir  Lépide. 


780  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Le  Forum  a  joui  de  cette  bonne  fortune  rare  d'être  resté  en  tout 
temps  le  centre  et  le  cœur  de  Rome.  Dans  presque  toutes  nos  capi- 
tales modernes,  l'activité  et  la  vie  se  déplacent  avec  les  siècles;  à 
Paris,  elles  ont  passé  successivement  de  la  rive  gauche  à  la  rive 
droite  de  la  Seine  et  d'un  bout  de  la  ville  à  l'autre  bout.  Rome  s'est 
montrée  plus  fidèle  à  ses  anciennes  traditions.  Depuis  le  jour  où, 
selon  Denys  d'Halicarnasse,  Romulus  et  Tatius,  établis  l'un  sur  le 
Palatin  et  le  Gélius,  l'autre  sur  le  Capitole  et  le  Quirinal,  décidèrent 
de  se  réunir,  pour  traiter  les  affaires  communes,  dans  cette  plaine 
humide  et  malsaine  qui  s'étendait  du  Capitole  au  Palatin,  elle  n'a 
jamais  cessé  d'être  le  lieu  des  réunions  et  des  délibérations  de  la 
cité.  Dans  les  premières  années,  il  n'y  avait  pas  d'autre  place  pu- 
blique, et  elle  servait  à  tous  les  usages.  Le  matin  on  y  vendait 
toute  sorte  de  denrées,  dans  le  jour  on  y  rendait  la  justice,  on  s'y 
promenait  le  soir.  Avec  le  temps  les  places  se  multiplièrent;  il  y 
eut  des  marchés  spéciaux  pour  les  bestiaux,  pour  les  légumes, 
pour  le  poisson  [forum  boarium,  olitoriiim,  piscatorinm)  \  il  y 
eut  même  le  marché  aux  gourmandises  [forum  cuppedinis),  où 
ceux  qui  aimaient  les  bons  morceaux  allaient  s'approvisionner; 
mais  le  vieux  Forum  de  Romulus  conserva  toujours  sa  préémi- 
nence sur  tous  les  autres.  L'empire  lui-même,  qui  changea  tant 
de  choses,  ne  le  déposséda  pas  de  ce  privilège.  Il  construisit 
autour  de  lui  des  places  plus  vastes,  plus  régulières,  plus  somp- 
tueuses, mais  qui  ne  furent  jamais  regardées  que  comme  des  an- 
nexes et  des  dépendances  de  ce  qu'on  s'obstinait  à  appeler  par 
excellence  «  le  Forum  romain.  »  Il  résista  aux  premiers  désastres 
des  invasions,  et  survécut  à  la  prise  de  Rome  par  les  Wisigoths  et 
les  Vandales.  Après  chaque  bourrasque,  on  s'occupait  à  le  réparer 
tant  bien  que  mal,  et  les  barbares  eux-mêmes,  comme  Théodoric, 
prenaient  quelquefois  la  peine  de  relever  les  ruines  qu'ils  avaient 
faites.  La  vieille  place  et  ses  édifices  existaient  encore  au  commen- 
cementdu  vii^  siècle,  lorsque  le  sénat  eut  l'idée  malheureuse  de  con- 
sacrer à  l'abominable  tyran  Phocas  cette  colonne  dont  Gregorovius 
nous  dit  «  que  la  Némésis  de  l'histoire  l'a  conservée  comme  un 
dernier  monument  de  la  bassesse  des  Romains.  »  A  partir  de  ce 
moment,  les  ruines  s'amoncellent.  Chaque  guerre,  chaque  invasion 
renverse  quelque  ancien  monument  qu'on  ne  prend  plus  la  peine 
de  réparer.  Les  temples ,  les  arcs  de  triomphe ,  qu'on  a  flanqués 
de  tours  et  couronnés  de  créneaux,  comme  des  forteresses,  attaqués 
tous  les  jours  dans  la  lutte  des  partis  qui  divisent  Rome,  ébranlés 
par  des  assauts  furieux,  finissent  par  s'écrouler  et  couvrent  le  sol 
de  près  de  10  mètres  de  décombres.  Chaque  siècle  ajoute  h.  cet  en- 
tassement. Lorsqu'en  1536  Charles  Quint  traversa  Rome,  au  retour 
de  son  expédition  de  Tunis,  le  pape  voulut  faire  passer  le  vengeur 


PROMENADES  ARCHEOLOGIQUES.  781 

de  la  chrétienté  sous  les  arcs  de  Constantin,  de  Titus  et  de  Sévère, 
et,  pour  lui  faire  un  plus  beau  chemin,  il  déblaya  le  Forum  des  ma- 
sures qui  le  remplissaient.  «  On  y  a  démoli  et  abattu,  dit  Rabelais, 
qui  en  fut  témoin,  plus  de  deux  cents  maisons,  et  trois  ou  quatre 
églises  ras-terre,  n  Toute  l'antiquité  se  trouvait  recouverte  et 
perdue  sous  ces  débris.  A  partir  de  ce  moment,  le  Forum,  devenu 
le  champ  aux  bestiaux,  campo  vaccino,  prit  l'aspect  qu'il  a  con- 
servé jusqu'au  commencement  de  ce  siècle.  Ce  ne  fut  plus  qu'une 
place  poudreuse,  entourée  d'églises  médiocres,  autour  de  laquelle 
s'élevaient  quelques  colonnes  qui  sortaient  à  moitié  du  sol,  un  en- 
droit mélancolique  et  désert,  tout  à  fait  convenable  pour  y  venir 
rver  à  la  fragilité  des  grandeurs  humaines  et  aux  vicissitudes  des 
événemens.  C'est  ainsi  que  l'ont  représenté  Poussin,  dans  son 
petit  tableau  de  la  galerie  Doria,  et  Claude  Lorrain,  dans  le  paysage 
que  possède  le  Louvre. 

Il  semble  que  ces  colonnes  à  demi  enterrées  auraient  dû  provo- 
quer la  curiosité  des  savans.  Comment  se  fait-il  qu'aucun  d'eux 
n'ait  entrepris,  depuis  la  renaissance,  de  fouiller  jusqu'à  leur  base 
pour  découvrir  le  sol  où  elles  s'appuyaient?  Ce  sol  était  celui  du 
Forum;  on  savait  à  n'en  pas  douter  qu'on  le  trouverait  jonché  de 
débris  historiques,  et  l'on  ne  songea  pas  à  entreprendre  des  tra- 
vaux qui  pouvaient  amener  les  plus  belles  découvertes.  C'est  seu- 
lement dans  les  premières  années  de  ce  siècle,  pendant  l'occupation 
française,  que  les  recherches  savantes  commencèrent;  mais  elles 
furent  trop  vite  interrompues  et  soulevèrent  encore  plus  de  pro- 
blèmes qu'elles  n'en  résolurent.  Les  renseignemens  qu'on  en  tira 
étaient  si  incomplets  que  des  luttes  acharnées  s'élevèrent  entre  les 
archéologues.  Chacun  donnait  un  nom  différent  aux  édifices  qu'on 
avait  découverts,  chacun  se  faisait  un  plan  particulier  du  Forum;  on 
n'en  connaissait  ni  les  limites  exactes,  ni  même  la  position  précise  : 
les  uns  supposaient  qu'il  devait  s'étendre  de  l'arc  de  Sévère  à  celui 
de  Titus,  c'est-à-dire  de  l'ouest  à  l'est,  les  autres  le  plaçaient  dans 
la  direction  tout  à  fait  opposée,  de  S.  Adrien  à  S.  Théodore,  et  tous 
trouvaient  dans  les  écrivains  anciens  des  textes  formels  qui  ap- 
puyaient leur  opinion.  C'était  une  confusion  inexprimable  à  laquelle 
de  nouvelles  fouilles  pouvaient  seules  mettre  fm.  Aujourd'hui  toutes 
les  questions  sont  résolues  ;  grâce  aux  travaux  entrepris  sous  la  di- 
rection de  M.  Rosa,  l'amas  de  décombres  que  huit  ou  dix  siècles 
avaient  entassé  a  disparu.  Ce  n'a  pas  été  sans  peine  :  il  a  fallu  en- 
lever plus  de  120,000  mètres  cubes  de  terre,  mais  la  topographie 
du  Forum  est  fixée. 

Revenons  en  détail  sur  tous  ces  travaux  et  énumérons  l'une  après 
l'autre  les  découvertes  qu'on  a  faites.  Le  point  de  départ  était  indi- 
qué :  il  était  naturel  qu'on  commençât  par  achever  de  fouiller  la 


782  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

basilique  julienne,  qui  avait  été  découverte  par  Canina  et  en  partie 
déblayée  sous  l'ancien  gouvernement.  C'était  un  des  plus  beaux 
monumens  de  César.  Comme  il  n'avait  pas  eu  le  temps  de  l'achever, 
son  neveu  s'était  chargé  de  ce  soin;  mais  à  peine  était-elle  finie 
qu'elle  fut  consumée  par  un  incendie  et  qu'il  fallut  la  recommen- 
cer. Auguste  en  profita  pour  la  refaire  plus  vaste  et  plus  belle.  Il 
en  reste  aujourd'hui  le  pavé  de  marbre  qui  s'étend  sur  une  surface 
de  A, 500  mètres  et  qui  est  élevé  de  plusieurs  marches  au-dessus 
des  rues  environnantes.  Ce  qui  frappe  d'abord  tout  le  monde  quand 
on  se  promène  sur  ce  pavé,  c'est  qu'il  est  partout  rayé  d'une  mul- 
titude de  cercles;  ces  cercles,  traversés  quelquefois  par  des  rayons 
qui  forment  des  compartiraens  séparés,  devaient  être  des  espèces 
de  damiers  qui  servaient  aux  jeunes  Romains  pour  leurs  jeux.  C'est 
là,  sur  ces  marches,  qu'ils  passaient  leurs  heures  de  loisir,  se  li- 
vrant à  leurs  distractions  favorites  avec  l'ardeur  des  Italiens  d'au- 
jourd'hui, «  tout  joyeux,  dit  une  inscription,  s'ils  gagnaient,  pleu- 
rant quand  il  leur  arrivait  de  perdre.  »  Le  dallage  de  marbre  a 
conservé  aussi  la  trace  des  piliers  qui  portaient  les  voûtes  de  la  ba- 
silique, ce  qui  permet  d'en  refaire  le  plan  avec  certitude.  Elle  se 
composait  d'un  double  rang  de  portiques  qui  enveloppaient  de  tous 
les  côtés  une  grande  salle.  Les  portiques  étaient  alors  des  lieux  de 
promenade  et  de  plaisir  très  fréquentés  des  deux  sexes.  Ovide  re- 
commande beaucoup  au  jeune  homme  «  qui  veut  faire  ses  premières 
armes  »  de  s'y  rendre  à  la  chaleur  du  jour;  la  foule  y  est  si  nom- 
breuse et  si  mêlée  qu'il  lui  sera  facile  de  trouver  ce  qu'il  cherche. 
Ceux  de  la  basilique  julienne  étaient  comptés  parmi  les  plus  spacieux 
et  les  plus  beaux  qu'il  y  eût  à  Rome.  La  salle  qu'ils  entouraient 
servait  à  rendre  la  justice.  Elle  était  assez  grande  pour  contenir  un 
tribunal  de  180  juges,  des  sièges  pour  les  avocats  ou  les  amis  des 
parties  et  un  grand  espace  pour  les  curieux.  C'est  là  qu'ont  été 
plaides  les  procès  civils  les  plus  importans  de  l'empire,  c'est  là  que 
Quintilien,  que  Pline  le  Jeune  et  les  autres  avocats  célèbres  de  ce 
temps  ont  obtenu  leurs  plus  beaux  succès.  Au-dessus  du  premier 
étage  de  portiques,  il  y  en  avait  un  second,  auquel  conduisait  un 
escalier  dont  les  traces  sont  visibles  encore.  De  cet  étage  élevé,  on 
dominait  la  place.  C'est  de  là  que  Caligula  jetait  de  l'argent  au 
peuple  pour  se  donner  le  plaisir  de  voir  les  gens  s'étouffer  en  le 
ramassant.  On  y  pouvait  voir  aussi  ce  qui  se  passait  dans  l'intérieur 
de  la  basilique  et  suivre  les  plaidoiries  des  avocats.  Pline  raconte 
que,  dans  une  affaire  grave  où  il  plaidait  pour  une  fille  déshéritée 
par  son  père  qui  à  quatre-vingts  ans  s'était  épris  d'une  intrigante, 
la  foule  était  si  grande  que  non-seulement  elle  remplissait  la  salle, 
mais  que  les  galeries  supérieures  étaient  pleines  d'hommes  et  de 
femmes  qui  étaient  venus  pour  l'entendre. 


PROMENADES  ARCHÉOLOGIQUES.  783 

Il  importait  beaucoup  de  connaître  exactement  la  situation  de  la 
basilique  julienne,  car  en  la  connaissant  nous  apprenons  d'une  ma- 
nière certaine  le  nom  des  monumens  qui  l'entourent.  L'empereur 
Auguste  dit,  dans  l'inscription  d'Ancyre  :  «  J'ai  achevé  la  basilique 
qui  avait  été  commencée  par  mon  père,  et  qui  est  située  entre  le 
temple  de  Castor  et  celui  de  Saturne.  »  Nous  voilà  donc  bien  ren- 
seignés, et  aucun  doute  n'est  possible  sur  l'identité  des  deux  édi- 
fices entre  lesquels  se  trouve  la  basilique  construite  par  César.  Le 
temple  de  Saturne  est  le  plus  voisin  du  Capitole,  celui  dont  il  reste 
encore  huit  colonnes.  L'exécution  de  ces  colonnes  est  assez  gros- 
sière; elles  ont  du  être  réparées  dans  les  derniers  temps  de  l'em- 
pire, entre  deux  invasions,  et  ce  travail  fut  fait  avec  tant  de  hâte  et 
de  négligence  que  les  morceaux  des  fûts  ont  été  quelquefois  repla- 
cés la  tête  en  bas.  L'autre  temple,  qui  avoisine  le  Palatin,  est  celui 
de  Castor,  que  Cicéron  appelle  «  le  plus  illustre  des  monumens,  le 
témoin  de  toute  la  vie  politique  des  Romains.  »  Il  en  reste  trois  co- 
lonnes qui  ont  fait  de  tout  temps  l'étude  et  l'admiration  des  artistes. 
Elles  frappent  davantage  aujourd'hui  que  les  fouilles  permettent  de 
les  regarder  déplus  bas,  et,  depuis  qu'on  peut  les  voir  du  sol  même 
de  la  place,  elles  semblent  encore  plus  élégantes  et  plus  hardies. 

Ces  premiers  travaux  achevés,  on  se  trouvait  connaître  et  possé- 
der tout  un  côté  du  Forum,  celui  qui  s'étend  au  midi,  depuis  la 
rampe  du  Capitole  jusqu'aux  premières  arêtes  du  Palatin.  Il  ne  res- 
tait donc  plus  qu'à  pousser  les  ouvriers  en  avant  vers  le  côté  du 
nord,  et  l'on  était  sûr  de  découvrir  le  reste.  On  rencontra  d'abord 
devant  soi  une  rue  pavée  qui  longe  les  monumens  dont  il  vient  d'être 
question  et  monte  au  Capitole.  De  l'autre  côté  de  la  rue  commençait 
une  sorte  de  place,  couverte  de  vastes  dalles  de  travertin,  et  qui 
avait  à  peu  près  120  mètres  de  long.  Cette  place  intérieure  formait 
comme  le  centre  du  Forum.  Elle  est  encombrée,  surtout  le  long  de 
la  rue,  de  larges  blocs  de  pierres  qui  devaient  supporter  les  colonnes 
et  les  statues  dont  nous  savons  que  le  Forum  était  rempli.  Vers  le 
milieu,  un  peu  au-dessous  de  la  colonne  de  Phocas,  un  amas  de 
pierres  plus  considérable  semble  appartenir  aux  assises  sur  les- 
quelles on  avait  élevé  le  fameux  colosse  de  Domitien  :  dans  tous  les 
cas,  c'est  bien  là  qu'il  devait  être.  Stace,  le  poète  courtisan,  a 
chanté  l'érection  de  cette  statue  dans  des  vers  où,  bravant  toute 
pudeur  et  toute  vraisemblance,  il  félicite  surtout  Domitien  de  sa 
douceur,  le  met  bien  au-dessus  de  César  et  suppose  que  les  vieux 
héros  républicains  viennent  lui  faire  des  complimens.  Heureuse- 
ment, au  milieu  de  ces  platitudes  qui  nous  répugnent,  il  a  trouvé 
moyen  de  nous  rendre  un  service  signalé.  En  faisant  l'énumération 
des  édifices  dont  la  statue  de  son  héros  est  entourée,  en  nous  disant 
leur  nom  et  la  place  qu'ils  occupent,  il  nous  donne  des  indications 


784  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

précieuses  sur  toutes  ces  ruines.  «  Derrière  lui,  nous  dit-il,  s'élève 
le  temple  de  la  Concorde;  il  a  d'un  côté  la  basilique  de  Jules,  de 
l'autre  celle  d'Emile.  En  face,  il  regarde  le  monument  de  celui  qui 
a  le  premier  ouvert  le  chemin  du  ciel  à  nos  princes,  »  c'est-à-dire  le 
temple  élevé  à  Jules  César  après  son  apothéose.  C'était  ce  temple 
qu'il  importait  surtout  de  retrouver.  Comme  Stace  indique  claire- 
ment la  direciion  où  il  fallait  le  chercher,  on  ne  tarda  pas  à  le  dé- 
couvrir à  l'est  du  Forum,  au  milieu  de  l'espace  qui  s'étend  depuis 
le  temple  de  Castor  jusqu'à  celui  d'Antonin  et  Faustine.  Il  n'en  reste 
plus  que  d'informes  substructions,  mais  une  circonstance  particu- 
lière dissipa  tous  les  doutes  et  permit  d'affirmer  que  c'était  bien  le 
monument  qu'on  cherchait.  On  s'aperçut  que  les  marches  de  l'esca- 
lier ne  s'étendent  pas,  comme  c'est  l'usage,  tout  le  long  de  la  façade; 
le  milieu  est  occupé  par  un  mur  de  péperin,  revêtu  de  plaques  de 
marbre,  qui  se  dresse  entre  deux  escaliers  étroits  (1).  Ce  mur  sou- 
tenait une  plate-forme  d'où  les  orateurs  pouvaient  parler  au  public. 
Or  nous  savons  que  César  imagina  de  construire  une  nouvelle  tri- 
bune aux  harangues  en  face  de  l'ancienne,  qu'Auguste  l'orna  d'épe- 
rons de  navires  pris  à  la  bataille  d'Actium,  et  qu'elle  était  placée 
au-devant  du  temple  qu'il  avait  bâti  en  l'honneur  de  son  oncle,  sur 
le  lieu  même  où  le  corps  du  grand  dictateur  avait  été  brûlé.  La  tri- 
bune retrouvée,  nous  sommes  sûrs  que  le  monument  auquel  elle 
est  adossée  ne  peut  être  que  le  temple  de  César. 

La  découverte  du  temple  de  César  achève  de  limiter  parfaitement 
pour  nous  le  Forum.  Nous  en  connaissons  trois  côtés;  seul  celui  du 
nord  n'a  pu  être  déblayé  ;  il  est  recouvert  par  un  quartier  de  la 
nouvelle  Rome,  et  pour  le  rendre  au  jour,  il  faudrait  démolir  toutes 
les  maisons  depuis  Sàn-Lorenzo-in-Miranda  jusqu'à  San-Martino. 
Heureusement  nous  savons  à  peu  près  ce  qui  devait  s'y  trouver  : 
les  textes  des  auteurs  anciens  nous  l'apprennent  assez  clairement, 
et  une  découverte  fort  curieuse  nous  le  met  presque  sous  les  yeux. 
Dans  les  fouilles  qu'on  a  faites  près  de  la  colonne  de  Phocas,  on  a 
trouvé  deux  bas-reliefs,  probablement  de  la  fin  du  r"  siècle,  qui 
étaient  engagés  dans  des  constructions  du  moyen  âge.  Le  sujet 
qu'ils  représentent  a  donné  lieu  à  beaucoup  de  contestations,  mais 
tout  le  monde  admet  que  le  lieu  de  la  scène  est  le  Forum,  et  que 
l'artiste  a  voulu  en  reproduire  les  principaux  monumens.  Sur  l'un 
des  deux,  on  reconnaît  aisément  les  temples  de  Castor  et  de  Saturne 
ainsi  que  la  basilique  julienne,  c'est-à-dire  les  édifices  du  côté  du 
midi.  Comme  l'autre  devait  être  placé  en  face,  il  est  sûr  qu'il  con- 
tenait ceux  qui  bordent  le  Forum  du  côté  opposé,  le  seul  qui  n'ait 

(1)  Il  en  est  de  mêaae  à  Pompéi.  L'escalier  du  temple  do  Jupiter,  placé  au  fond  du 
Forum,  est  tout  à  fait  disposé  comme  celui  du  temple  de  César. 


PROMENADES  ARCHÉOLOGIQUES.  785 

pas  encore  été  découvert.  Nous  avons  donc  dès  aujourd'hui  les  élé- 
mens  nécessaires  pour  connaître  le  Forum  tout  entier. 

Il  est  vrai  que  ce  n'est  pas  le  Forum  véritable  que  les  fouilles 
nous  ont  rendu  :  nous  n'en  avons  plus  que  d'informes  débris.  Il  ne 
reste  de  la  plupart  des  édifices  que  quelques  décombres.  Ces  dé- 
combres assurément  raniment  de  grands  souvenirs.  Ce  n'est  pas 
sans  émotion  qu'on  se  promène  sur  le  pavé  de  la  voie  Sacrée  où 
tant  de  triomphes  ont  passé,  qu'on  foule  les  larges  dalles  où  tant 
de  grands  personnages  ont  posé  le  pied;  mais  ces  dalles  sont  par- 
tout fendues  ou  brisées,  le  pavé  des  rues  s'est  soulevé  sous  le  poids 
qu'il  a  porté  durant  tant  de  siècles  :  tout  est  en  ruines.  Ajoutons 
que  pour  réunir  les  deux  quartiers  de  la  ville  moderne,  il  a  fallu 
laisser  subsister  au  milieu  des  fouilles  une  disgracieuse  chaussée 
qu'on  appelle  le  pont  de  la  Consolation;  elle  partage  le  Forum  en 
deux  et  rie  permet  nulle  part  de  l'embrasser  dans  son  ensemble. 
Pour  le  voir  tel  qu'il  devait  être,  il  faut  d'abord  nous  débarrasser 
par  la  pensée  de  cet  obstacle  incommode;  il  faut  surtout,  ce  qui  est 
bien  plus  difficile  encore,  réparer  et  relever  toutes  ces  ruines.  — 
C'est  ici  que  la  restauration  de  M.  Dutert  nous  devient  utile;  elle 
aide  notre  imagination  à  revenir  à  près  de  deux  siècles  en  arrière  et 
la  remet  sans  trop  d'efforts  en  présence  de  ce  lointain  passé. 

Supposons  donc  que  nous  avons  sous  les  yeux  non  pas  des  ruines 
amoncelées,  mais  le  Forum  entier,  intact,  tel  qu'il  était  à  l'époque  où 
commence  la  décadence  de  l'empire,  après  les  Antonins.  Plaçons-nous, 
pour  le  bien  voir,  dans  un  lieu  commode  et  central,  d'où  il  soit  pos- 
sible de  l'embrasser  tout  entier,  par  exemple  sur  cette  tribune  aux 
harangues  de  César  dont  je  viens  de  parler,  et  regardons  le  spec- 
tacle qui  se  développe  devant  nous.  Je  ne  serais  pas  surpris  que  le 
premier  coup  d'oeil  ne  remplît  pas  notre  attente  :  nous  sommes 
accoutumés  à  mettre  parmi  les  qualités  principales  d'une  place 
publique  sa  régularité  et  son  étendue;  or  le  Forum  est  petit  et 
irrégulier.  Il  se  composait  même,  à  l'origine,  de  plans  différéns 
et  inégaux  :  au-dessus  d'une  plaine  marécageuse  s'élevait  le  Co- 
milium,  qui  avait  lui-même  au-dessus  de  lui  le  Vidcanaî,  d'où 
l'on  montait  par  une  rampe  raide  jusqu'au  Capitole.  Dans  la  suite, 
la  construction  de  grands  édifices  parvint  à  dissimuler  en  partie  ces 
différences  de  niveau;  mais  ces  édifices,  bâtis  au  hasard,  à  des  épo- 
ques très  diverses,  ne  se  correspondent  pas  toujours  entre  eux.  Ce 
sont  les  siècles,  on  peut  le  dire,  qui  ont  fait  le  Forum  ;  il  n'y  a  pas 
eu  d'architecte  qui  en  ait  tracé  le  plan  d'avance,  qui  ait  réglé  les 
proportions  de  la  place  et  distribué  les  monumens  autour  d'elle; 
aussi  sont-ils  entassés  sans  ordre  et  pressés  les  uns  contre  les  au- 
tres. Chacun  des  grands  personnages  qui  ont  gouverné  la  répu- 

TOME  XX.  —  1877.  50 


786  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

blique  ayant  tenu  à  laisser  un  souvenir  de  lui  sur  le  lieu  le  plus 
célèbre  et  le  plus  fréquenté  de  Rome,  c'est  un  amas  de  temples,  de 
basiliques,  d'arcs  de  triomphe,  parmi  lesquels  il  est  difficile  de  se 
reconnaître.  On  en  construisait  sans  cesse  de  nouveaux,  et  quand 
on  réparait  les  anciens  on  trouvait  toujours  moyen  de  les  agrandir  : 
c'est  ainsi  que  par  ces  envahissemens  successifs  le  Forum  est  de- 
venu de  plus  en  plus  étroit.  La  partie  même  qui  s'étendait  entre  ces 
édifices,  et  qu'on  aurait  dû  laisser  libre  pour  l'usage  du  public,  était 
encombrée  de  trophées,  d'édicules,  de  colonnes,  de  statues  surtout, 
qui  formaient,  selon  l'expression  de  Chateaubriand,  tout  un  peuple 
mort  au  milieu  d'un  peuple  vivant.  La  vanité  les  avait  tellement 
multipliées  que  le  sénat  fut  quelquefois  obligé  d'en  faire  ôter  une 
partie.  Parmi  ces  colonnes,  il  y  en  avait  qui  tenaient  une  place 
considérable  :  elles  étaient  entourées  d'un  balcon  qui  dominait  tout 
le  Forum  ;  les  jours  où  un  candidat  heureux  et  reconnaissant  don- 
nait au  peuple  quelque  spectacle,  les  descendans  de  ceux  en  l'hon- 
neur desquels  la  colonne  avait  été  construite  avaient  le  droit  de  venir 
se  placer  avec  leur  famille  à  cette  sorte  de  tribune ,  pour  regarder 
de  là  les  gladiateurs  ou  les  athlètes.  Il  ne  me  paraît  donc  pas  douteux 
qu'au  premier  aspect  le  Forum  ne  soit  exposé  à  déplaire,  que  cet 
entassement  de  richesses  ne  fatigue  l'esprit,  et  qu'on  ne  regrette 
de  n'y  pas  trouver  un  peu  plus  d'ordre,  de  simplicité,  de  symétrie. 
Je  crois  pourtant  que,  si  nous  oublions  un  moment  nos  exigences 
et  nos  habitudes,  notre  œil  finira  par  se  faire  à  ce  spectacle  un  peu 
confus,  et  que  nous  pourrons  même  arriver  à  y  trouver  un  certain 
pittoresque  qui  ne  se  rencontre  pas  dans  la  régularité  solennelle  et 
froide  de  nos  grandes  places.  Il  nous  deviendra  alors  assez  facile  de 
nous  rendre  compte  du  plan  général  du  Forum,  qui  semblait  d'a- 
bord n'avoir  aucun  plan.  Il  s'étendait  de  l'ouest  à  l'est  et  ne  formait 
pas  tout  à  fait,  comme  on  l'a  dit,  un  carré  long,  mais  plutôt  une 
sorte  de  trapèze,  car  il  était  plus  large  du  côté  du  Gapitole  qu'à 
l'extrémité  opposée.  Au  milieu  des  rues  qui  le  bordaient  de  tous  les 
côtés,  on  avait  ménagé  un  espace  pavé  de  larges  dalles,  et  qui  for- 
mait, ainsi  que  je  l'ai  dit,  une  place  intérieure,  réservée  aux  pro- 
meneurs et  aux  oisifs.  A  l'extrémité  de  cette  place,  vers  le  Gapitole, 
se  trouvait  la  tribune  aux  harangues  de  la  république,  celle  d'où 
parlèrent  les  Gracques  et  Gicéron.  On  en  voit  encore  les  substruc- 
tions  près  de  l'arc  de  Sévère.  La  tribune  de  Gésar  était  juste  en 
face.  Ainsi  donc,  quand  on  y  est  placé  comme  nous  l'avons  supposé 
tout  à  l'heure,  on  a  devant  soi  les  rostres  de  la  république;  derrière 
les  rostres,  le  temple  de  la  Goncorde,  bâti  par  Gamille,  et  au  fond 
le  Tahularhim,  où  se  gardaient  les  archives  de  l'état.  A  droite,  la 
voie  Sacrée,  qui  entrait  dans  le  Forum  près  du  temple  d'Antonin  et 
de  Faustine,  en  parcourait  le  côté  du  nord,  celui  qui  n'a  pu  être 


PROMENADES    ARCHÉOLOGIQUES.  787 

encore  découvert;  elle  longeait  la  basilique  de  Paul-Émile,  située 
en  face  de  celle  de  César,  et  qui  soutenait  la  comparaison  avec  elle, 
puis  le  palais  de  la  Curie,  où  s'assemblait  le  sénat.  Après  avoir 
passé  sous  l'arc  de  Sévère,  elle  tournait  à  gauche  et,  près  du 
temple  de  Saturne,  s'engageait  dans  la  montée  du  Capitole;  delà 
elle  arrivait  par  une  rampe  rapide  au  fameux  temple  de  Jupiter  Ga- 
pitolin,  dont  on  vient  de  retrouver  les  fondations  sous  le  palais  Caf- 
farelli. 

IV. 

Les  problèmes  topographiques  ne  sont  pas  les  seuls  que  soulève 
l'étude  du  Forum.  Quand  on  sait  où  placer  les  édifices  qu'il  devait 
contenir  et  quel  nom  donner  aux  débris  de  monumens  qui  restent, 
tout  n'est  pas  fini  :  d'autres  questions  se  posent  qui  ne  sont  guère 
plus  faciles  à  résoudre.  On  se  demande  surtout,  en  lui  voyant  si 
peu  de  profondeur  et  d'étendue,  comment  il  pouvait  suffire  à  tous 
les  usages  auxquels  il  servait.  On  voit  bien,  à  ce  que  nous  disent 
les  auteurs  anciens,  que  c'était  le  lieu  le  plus  fréquenté  de  Rome. 
Les  oisifs,  qui  sont  toujours  si  nombreux  dans  les  grandes  villes,  s'y 
donnaient  rendez-vous  :  Horace  raconte  qu'il  avait  coutume  de  s'y 
promener  tous  les  soirs.  La  curiosité  y  trouvait  amplement  de  quoi 
se  satisfaire;  sans  parler  des  charlatans  de  toute  sorte  qui  n'y  man- 
quaient pas,  on  y  faisait  quelquefois  de  véritables  expositions  de 
peinture;  les  chefs-d'œuvre  de  la  Grèce,  après  sa  défaite,  y  étaient 
souvent  exposés  sous  les  portiques  ou  dans  les  temples,  et  les  ama- 
teurs se  pressaient  pour  les  y  aller  voir.  Les  généraux  victorieux 
imaginèrent  quelquefois,  pour  relever  l'effet  de  leurs  victoires,  de 
faire  peindre  par  des  artistes  habiles  les  batailles  auxquelles  ils 
avaient  assisté  et  de  les  exhiber  sur  le  Forum.  L'un  d'eux,  le  pré- 
teur Mancinus,  poussa  même  la  complaisance  jusqu'à  se  tenir  à  côté 
du  tableau  qui  représentait  ses  hauts  faits  pour  donner  des  expli- 
cations à  ceux  qui  en  auraient  besoin.  Cette  politesse  charma  le 
peuple,  qui  le  nomma  consul  l'année  suivante.  Au  pied  de  la  tribune 
se  réunissaient  les  nouvellistes  et  les  politiques;  ils  formaient  des 
groupes  animés  qui  discutaient  avec  passion,  ils  répandaient  des 
bruits  effrayans,  ils  faisaient  des  projets  de  lois  et  des  plans  de 
campagne,  ils  n'épargnaient  ni  les  hommes  d'état  qui  n'avaient  pas 
le  bonheur  d'être  populaires,  ni  les  généraux  quand  ils  ne  rempor- 
taient pas  la  victoire  du  premier  coup.  Un  peu  plus  bas,  au-des- 
sous de  la  Curie  et  près  de  la  basilique  émilienne,  se  tenait  la  bourse. 
Les  banquiers  avaient  leurs  boutiques  autour  de  certains  passages 
voûtés  qu'on  appelait  des  Janus;  on  les  voyait  derrière  leurs  tables 
occupés  à  inscrire  sur  leurs  livres  de  compte  l'argent  qu'on  venait 


788  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

leur  confier,  ou  celui  qu'ils  consentaient  à  prêter  sur  de  bonnes  ga- 
ranties et  à  d'énormes  intérêts.  Là  se  rencontraient  les  intendans 
des  grandes  maisons,  les  chevaliers  engagés  dans  les  fermes  pu- 
bliques, les  négocians,  les  usuriers,  les  emprunteurs;  on  y  traitait 
des  affaires  importantes,  on  y  devenait  riche  assez  vite,  mais  on  y 
redevenait  pauvre  plus  vite  encore  :  que  de  fortunes  qu'on  croyait 
solides  sont  venues,  suivant  l'expression  d'Horace,  faire  naufrage 
entre  les  deux  Janus  ! 

Le  Forum  servait  encore  à  donner  quelquefois  des  spectacles  po- 
pulaires, surtout  des  combats  de  gladiateurs.  Je  n'ai  pas  besoin  de 
dire  qu'il  était  fort  encombré  ces  jours-là.  «  De  tous  les  jeux,  dit 
Cicéron,  c'est  celui  que  la  multitude  préfère  et  où  elle  se  porte  avec 
le  plus  d'ardeur.  »  On  s'entassait  pour  voir  non-seulement  dans  le 
voisinage  de  l'arène,  mais  sur  les  degrés  des  temples  ou  les  ter- 
rasses des  basiliques,  et  le  long  des  rues  qui  montaient  au  Capitole 
et  au  Quirinal.  La  fête  durait  souvent  plusieurs  jours,  et  elle  se  ter- 
minait d'ordinaire  par  quelque  grand  repas  où  l'on  régalait  tous  les 
assistans.  Les  tables  étaient  dressées  sur  la  place,  et  qui  voulait 
venait  s'y  asseoir.  Pour  qu'on  pût  regarder  et  manger  à  son  aise, 
malgré  les  ardeurs  du  soleil.  César  eut  l'idée  de  faire  couvrir  le  Fo- 
rum entier  avec  de  vastes  voiles  qui  abritaient  tout  le  monde  pen- 
dant les  trois  ou  quatre  jours  que  se  prolongeait  la  fête  ;  Dion  nous 
dit  que  c'étaient  des  voiles  de  soie.  Cette  magnificence  devint  aus- 
sitôt un  usage,  et  même  il  arriva  sous  Auguste  que,  la  saison  ayant 
été  très  chaude,  les  voiles  restèrent  tendues  tout  l'été.  Un  spectacle 
plus  ordinaire  encore  que  les  combats  de  gladiateurs  était  celui 
qu'offraient  aux  curieux  les  funérailles  des  grands  personnages.  Le 
cortège  traversait  toujours  le  Forum  :  on  y  voyait  passer  ces  joueurs 
de  flûte,  de  trompette  ou  de  clairon,  qui  assourdissaient  toute  l'as- 
sistance, ces  pleureuses  qui  se  déchiraient  la  figure  et  s'arrachaient 
les  cheveux,  cette  foule  d'amis,  de  cliens,  de  serviteurs  attachés 
à  toutes  les  grandes  maisons,  enfin  ces  chars  ou  ces  litières  qui  por- 
taient les  statues  des  aïeux;  le  nombre  en  devait  être  très  considé- 
rable quand  la  famille  était  ancienne  :  il  y  en  eut  plus  de  six  cents 
aux  funérailles  de  Marcellus.  Ce  qu'il  est  assez  difficile  de  com- 
prendre, ce  qui  devait  rendre  l'encombrement  incroyable,  c'est  que 
ces  funérailles  ne  se  détournaient  pas  du  Forum,  môme  quand  il 
était  déjà  occupé  par  d'autres  assemblées.  On  le  sait  par  une  anec- 
dote célèbre  que  raconte  Cicéron  et  que  beaucoup  d'autres  ont  rap- 
portée après  lui.  L'orateur  Crassus  défendait  un  jour  un  de  ses 
amis  contre  M.  Brutus,  un  fort  méchant  homme,  qui  portait  mal  un 
grand  nom  et  qui,  après  avoir  dévoré  sa  fortune,  gagnait  sa  vie  à 
faire  le  métier  d'accusateur.  L'affaire  était  vive,  car  Brutus  ne  man- 
quait pas  d'habileté,  et  l'ardeur  de  ses  haines  le  rendait  parfois 


PrxO.MENADES    ARCHÉOLOGIQDES.  7S9 

éloquent.  Il  avait  précisément  parlé  ce  jour-là  avec  beaucoup  d'es- 
prit et  accablé  son  adversaire  des  railleries  les  plus  mordantes. 
Tout  à  coup,  pendant  que  Grassus  répondait,  le  Forum  fut  traversé 
par  un  cortège  funèbre;  c'était  une  femme  du  sang  des  Brutus 
qu'on  portait  au  bûcher,  entourée  de  toutes  les  images  de  ses  aïeux. 
Grassus,  prompt  à  saisir  l'occasion  et  se  tournant  vers  son  rival  : 
(t  Que  fais-tu  là  tranquillement  assis?  lui  dit-il;  que  veux-tu  que 
cette  vieille  femme  aille  annoncer  sur  toi  à  ton  père,  à  tous  ces 
grands  hommes  dont  tu  vois  les  images,  à  ce  L.  Brutus  qui  délivra 
le  peuple  du  joug  des  rois?  de  quel  travail,  de  quelle  gloire,  de 
quelle  vertu  te  dira-t-elle  occupé  (1)?  »  Et  il  continua  à  reproche 
toute  sa  vie  à  l'indigne  descendant  d'une  si  grande  famille.  C'est 
ainsi  qu'un  des  spectacles  qu'offrait  le  Forum  à  ceux  qui  le  fréquen- 
taient fournit  à  l'un  des  grands  orateurs  de  Rome  l'occasion  d'un 
de  ses  plus  beaux  mouvemens  oratoires. 

Mais  ce  qui  appelait  surtout  la  foule  au  Forum,  c'étaient  les  as- 
semblées politiques.  Celles  qui  s'y  réunissaient  étaient  de  trois 
sortes  :  1°  les  comices  législatifs  [consilia  plebis^  comitia  îribiita), 
où  l'on  votait  des  lois;  2°  les  réunions  ordinaires  {concîones),  où  l'on 
n'avait  rien  à  voter,  et  que  convoquait  un  magistrat  qui  avait  à  faire 
quelque  communication  au  peuple;  3°  les  procès  politiques,  qui  se 
plaidaient  en  présence  de  tout  le  monde,  devant  des  jurés  tirés  au 
sort  et  présidés  par  un  préteur.  De  ces  trois  sortes  de  réunions,  la 
première,  c'est-à-dire  les  comices  législatifs,  était  la  plus  impor- 
tante; c'était  aussi  la  plus  rare.  Quelque  manie  qu'aient  les  peuples 
libres  de  changer  sans  cesse  leur  législation,  on  ne  peut  pas  avoir 
tous  les  jours  des  lois  à  faire  ou  à  défaire  (2).  J'ajoute  que  ce  n'é- 
tait peut-être  pas  celle  où  l'on  se  rendait  avec  le  plus  d'empresse- 
ment. Ces  grands  discours  sérieux,  où  l'on  développe  des  idées  gé- 
nérales, où  l'on  discute  les  intérêts  de  l'état,  sont  moins  à  leur 
place  dans  les  assemblées  populaires  que  dans  les  réunions  res- 
treintes, qui  ne  renferment  que  des  gens  éclairés.  La  multitude  y 
prend  d'ordinaire  assez  peu  de  plaisir  :  ils  sont  trop  calmes  et  trop 
froids  pour  elle.  Il  fallait  à  Rome,  pour  la  passionner,  qu'une  ques- 

(1)  J'emprunte,  pour  ce  passage  de  Cicéron,  la  traduction  de  M.  Villemain.  Il  a  mis 
en  scène  cette  anecdote,  dans  son  Tableau  de  la  littérature  au  dix-huitième  siècle, 
avec  un  peu  de  fantaisie  peut-être,  mais  d'une  manière  fort  intéressante.  Sa  narra- 
tion, qui  produisit  un  grand  effet,  commence  par  ces  mots  :  «  Voyez  d'ici  le  Forum  tel 
qu'il  n'est  plus,  cette  place  immense,  arène  journalière  du  peuple-roi,  etc.  »  Il  y  a  là 
un  peu  plus  d'imagination  que  de  vérité,  et  l'on  vient  de  voir  combien  le  Forum  est  loin 
d'être  «  une  place  immense.  »  Ce  que  décrit  M.  Villemain,  ce  n'est  pas  «  le  Forum  tel 
qu'il  n'est  plus,  »  c'est  le  Forum  tel  qu'il  n'a  jamais  été. 

[2)  De  tous  les  discours  que  nous  avons  conservés  de  Cicéron,  il  n'y  en  a  que  trois, 
la  Manilienne  et  deux  des  discours  sur  la  loi  agraire,  qui  aient  été  prononcés  devant 
le  peuple,  pour  lui  conseiller  ou  le  détourner  de  voter  une  loi. 


790  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

tion  personnelle  se  mêlât  aux  débats  :  de  là  l'importance  qu'on  y 
donnait  aux  procès  politiques;  ils  y  étaient  aussi  fréquens  qu'à 
Athènes,  et  les  hommes  d'état  passaient  leur  vie  à  accuser  et  à  se 
défendre.  Les  partis  n'avaient  pas  d'autre  moyen  de  s'attaquer  que 
de  traduire  réciproquement  leurs  chefs  en  justice.  C'étaient  des 
spectacles  très  dramatiques  que  ceux  où  l'on  voyait  un  grand  per- 
sonnage entouré  de  sa  famille  en  larmes,  de  ses  cliens  et  de  ses 
amis,  venir  sur  le  Forum  défendre  son  honneur  et  sa  fortune;  aussi 
la  foule  était-elle  fort  empressée  à  y  assister.  Elle  n'était  pas  moins 
nombreuse  à  ces  assemblées  que  convoquaient  les  magistrats  pour 
s'entretenir  avec  le  peuple.  La  démocratie  est  partout  fort  exigeante 
et  très  soupçonneuse;  à  Rome  comme  ailleurs,  elle  voulait  que  ceux 
qu'elle  avait  nommés  aux  charges  publiques  lui  rendissent  compte 
de  leur  conduite.  C'était  un  devoir  auquel  on  ne  manquait  pas  quand 
on  voulait  conserver  sa  confiance.  Caton,  qui  fut  un  des  types  les 
plus  accomplis  du  magistrat  populaire,  se  tenait  toujours  en  rela- 
tion avec  ses  commettans.  Il  les  réunissait  sans  cesse  pour  leur  ra- 
conter en  détail  ce  qu'il  avait  fait,  leur  disait  sur  tout  son  opinion 
avec  cette  verve  bouffonne  qui  plaît  tant  à  la  multitude,  les  entrete- 
nait des  autres  et  de  lui-même,  sans  ménagement  pour  ses  adver- 
saires, qu'il  appelait  volontiers  des  débauchés  et  des  fripons,  tandis 
qu'il  ne  tarissait  pas  d'éloges  sur  sa  sobriété  et  son  désintéresse- 
ment. Le  peuple  prenait  grand  plaisir  à  ces  communications,  qui 
lui  faisaient  sentir  sa  souveraineté.  Dans  les  momens  d'émotion  pu- 
blique, quand  on  savait  qu'un  tribun  devait  parler  contre  le  sénat 
ou  traiter  quelque  question  brûlante,  les  artisans  abandonnaient 
leurs  travaux,  les  boutiques  se  fermaient,  et  de  tous  les  quartiers 
populaires  on  descendait  en  foule  au  Forum.  Ces  jours-là,  le  Forum, 
encombré  de  monde,  devait  paraître  bien  étroit.  Il  l'était  encore 
plus  quand  on  y" réunissait  ces  comices  législatifs  dont  je  viens  de 
parler.  Il  fallait  prendre  alors  certaines  précautions  pour  le  vote, 
partager  la  place  en  trente-cinq  compartimens  séparés  pour  y  par- 
quer les  tribus,  construire  ces  passages  resserrés  qu'on  appelait 
des  ponts,  où  les  citoyens  ne  pouvaient  passer  que  l'un  après  l'autre 
pour  venir  déposer  dans  les  corbeilles  leur  billet  de  vote.  Quand  on 
jette  les  yeux  sur  le  Forum  tel  qu'il  existe  aujourd'hui  et  qu'on  voit 
le  peu  d'étendue  qu'il  occupe,  il  est  vraiment  bien  difficile  de  com- 
prendre qu'il  ait  jamais  pu  suffire  à  toutes  ces  complications  et  con- 
tenir le  peuple  romain  rassemblé. 

Il  est  vrai  qu'on  nous  dit  que  cette  place  que  nous  avons  sous  les 
yeux  n'était  pas  tout  à  fait  le  Forum  de  la  république ,  mais  celui 
de  l'empire.  On  suppose  que  c'est  sous  l'empire  seulement  qu'il  a 
été  ainsi  rétréci,  et  l'on  ajoute  qu'il  pouvait  l'être  alors  sans  aucun 
inconvénient,  le  peuple  n'ayant  plus  de  lois  à  y  voter;  mais  cette 


PROMENADES  ARCHEOLOGIQUE?.  791 

supposition  n'est  pas  exacte.  Il  y  a  eu  sans  doute  un  temps,  vers 
les  premiers  siècles  de  la  république,  où  le  Forum  était  plus  vide 
qu'aujourd'hui.  A  l'exception  de  quelques  temples,  qui  sont  aussi 
anciens  que  la  ville ,  il  ne  contenait  alors  que  de  misérables  bouti- 
ques, les  écoles  publiques  où  se  rendait  Virginie  quand  elle  fut 
aperçue  par  Appius,  l'étal  de  boucher  où  Yirginius  prit  le  couteau 
qu'il  enfonça  dans  le  sein  de  sa  fille.  Mais  à  partir  du  moment  où 
Caton  éleva  la  première  basilique,  on  se  mit  à  y  bâtir  des  monu- 
mens  de  toute  sorte.  Presque  tous  ceux  que  nous  y  voyons  encore 
ont  été  construits  sous  la  république:  l'empire  n'a  fait  que  les  ré- 
parer. Ils  n'ont  donc  pas  empêché  les  assemblées  populaires  de  s'y 
tenir.  La  place  était  à  peu  près  ce  qu'elle  est  aujourd'hui  vers  l'é- 
poque de  César,  quand  Glodius  et  Milon  s'y  livraient  de  véritables 
batailles,  quand  Cicéron  y  foudroyait  Catilina  ou  Antoine.  Une  rai- 
son d'ailleurs  empêche  qu'elle  ait  jamais  pu  être  aussi  vaste  que 
notre  imagination  aime  à  se  la  représenter,  c'est  qu'il  fallait  qu'il 
fût  possible  aux  orateurs  de  s'y  faire  entendre.  Quelque  force  de 
poumons  qu'on  suppose  à  un  Cicéron  ou  à  un  Démosthène,  il 
est  impossible  de  se  les  figurer  prononçant  leurs  discours  sur  la 
place  de  la  Concorde. 

Les  républiques  anciennes  se  trouvaient  dans  un  grand  embarras 
quand  elles  avaient  à  construire  leurs  places  publiques;  il  fallait 
les  faire  à  la  fois  assez  vastes  pour  contenir  tout  un  peuple,  et  assez 
étroites  pour  que  la  voix  de  l'orateur  ne  s'y  perdît  pas.  Puisque  le 
Forum  de  Rome  a  été  pendant  plusieurs  siècles  le  lieu  ordinaire  des 
assemblées  politiques,  il  faut  bien  croire  qu'il  répondait  à  ces  deux 
conditions.  C'est  un  fait,  et  l'on  doit  l'accepter,  même  quand  ou  ne 
peut  pas  très  bien  le  comprendre.  — 11  nous  faut  donc  admettre  d'a- 
bord que  les  orateurs  y  pouvaient  être  entendus,  alors  même  qu'ils 
n'étaient  pas  très  bien  écoutés,  que  leur  voix  parvenait  à  dominer 
ces  assemblées  bruyantes  que  l'on  comparait  aux  flots  de  la  mer 
irritée,  où  l'on  se  disait  des  injures,  où  l'on  se  crachait  au  visage,  où 
l'on  se  jetait  des  pierros  et  des  bancs  à  la  tête.  Peut-être  la  situa- 
tion du  Forum  nous  aide-t-elle  à  comprendre  ce  qui  nous  paraît 
d'abord  un  véritable  prodige.  Il  est  placé  dans  une  sorte  de  bas- 
fond  auquel  on  arrive  par  des  rampes  rapides.  Vers  le  Capitole, 
c'est  un  vrai  précipice;  la  pente  est  plus  douce  à  l'extrémité  oppo- 
sée, vers  l'arc  de  Titus,  mais  elle  est  encore  assez  prononcée;  de 
tous  les  côtés,  comme  on  disait,  «  on  descendait»  au  Forum.  Quand 
on  songe  que  cette  disposition  des  lieux ,  que  le  peu  d'étendue  de 
la  place,  que  ces  collines  qui  l'entourent,  ces  édifices  qui  l'enfer- 
ment, sont  très  favorables  à  la  voix,  il  devient  un  peu  moins  éton- 
nant que  les  orateurs  s'y  soient  fait  entendre  et  qu'ils  aient  pu  pro- 
duire ces  grands  effets  qu'on  nous  rapporte.  —  II  nous  faut  admettre 


792  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

aussi,  malgré  la  surprise  que  nous  éprouvons,  que  ce  Forum,  qui 
nous  paraît  si  étroit,  a  pu  contenir  tous  ceux  qui  voulaient  assister 
à  quelque  procès  important,  ou  qui  venaient  apporter  leurs  suffrages 
un  jour  de  vote.  Peut-être,  après  tout,  le  nombre  de  ces  votans 
était-il  moins  considérable  que  nous  ne  sommes  tentés  de  le  croire; 
peut-être  la  place  n'était-elle  suffisante  que  parce  qu'une  partie  de 
ceux  qui  avaient  le  droit  d'y  venir  restaient  chez  eux.  Vers  la  un  de 
la  république,  à  mesure  que  les  assemblées  populaires  devenaient 
plus  orageuses,  les  gens  sages  et  modérés,  qui  dans  tous  les  pays 
sont  les  plus  timides,  prirent  l'habitude  de  s'en  éloigner.  Quand  on 
vit  qu'elles  se  terminaient  d'ordinaire  par  des  rixes  sanglantes,  ceux 
qui  craignaient  le  bruit  cessèrent  d'y  paraître.  Cicéron  se  plaint 
avec  amertume  de  cette  désertion  des  comices,  et  parle  de  cer- 
taines lois  qui  ont  été  votées  par  quelques  citoyens  à  peine  et  qui 
même  n'avaient  pas  le  droit  de  voter.  C'est  ce  qui  explique  que  tant 
de  Romains  aient  si  aisément  accepté  l'empire  ;  il  leur  était  assez 
indifférent  d'être  privés  des  droits  politiques  auxquels  ils  avaient 
eux-mêmes  renoncé. 

Le  Forum  finit  pourtant,  sous  l'empire,  par  paraître  trop  petit; 
les  assemblées  populaires  n'existaient  plus  alors,  mais  les  prome- 
neurs, les  oisifs,  les  curieux,  devenaient  de  plus  en  plus  nombreux, 
et  les  étrangers  arrivaient  de  tous  les  coins  du  monde.  On  prit  le 
parti,  non  pas  d'agrandir  l'ancien  Forum,  ce  qui  n'aurait  pu  se  faire 
qu'en  détruisant  des  monumens  historiques,  mais  d'en  bâtir  d'au- 
tres autour  de  lui.  César  commença,  les  autres  princes  l'imitèrent, 
et  comme  chacun  d'eux  tenait  à  effacer  ses  prédécesseurs,  les  dé- 
penses devinrent  à  chaque  fois  plus  considérables  et  les  construc- 
tions plus  belles.  C'est  ainsi  qu'on  parvint  à  créer,  au  cœur  de  la 
cité  souveraine,  le  plus  bel  ensemble  de  monumens  et  de  places 
publiques  dont  une  ville  se  soit  jamais  honorée.  L'étranger  qui  en- 
trait à  Rome  par  la  voie  Flaminienne,  et  qui,  après  avoir  traversé  le 
Forum  de  Trajan,  celui  de  Nerva,  de  Vespasien,  d'Auguste  et  de 
César,  arrivait  enfin  dans  l'ancien  Forum  romain,  où  la  beauté  des 
édifices  était  relevée  par  la  grandeur  des  souvenirs,  devait  être 
étrangement  surpris  de  ce  spectacle.  Quelque  grande  idée  qu'il  se 
fût  faite  dans  son  pays  des  merveilles  de  Rome,  il  lui  fallait  recon- 
naître que  ses  rêves  restaient  fort  au-dessous  de  la  réalité  ;  il  sen- 
tait bien  qu'il  se  trouvait  dans  la  capitale  du  monde,  et  il  revenait 
chez  lui  plein  d'une  admiration  qui  ne  s'effaçait  pas  pour  cette  ville 
sur  laquelle  tout  l'univers  avait  les  yeux  et  qu'on  n'appelait  plus, 
depuis  le  second  siècle,  que  «  la  ville  sacrée!  » 

Gaston  Boissier. 


LES  MÉMOIRES 


HUMANISTE  AMÉRICAIN 


GEORGE    TICKNOR. 

Life,  Letters  and  Journals  of  George  Ticknor,  2  vol.  London  1876. 


I.    —   LA    JEUNESSE    DE    TICKNOR. 

Les  études  littéraires  possèdent,  dit-on  sans  cesse,  le  précieux  pri- 
vilège de  former  le  goût,  d' affiner  l'esprit,  de  redresser  le  jugement. 
Celui  qui  s'est  imprégné  de  l'antiquité  classique  au  point  de  mériter 
le  beau  titre  d'humaniste  doit  être  par  conséquent  un  appréciateur 
éclairé  des  hommes  et  des  événemens,  à  la  condition  qu'il  ne  su- 
bisse pas  l'influence  des  préjugés  nationaux,  des  amitiés  ou  des 
haines  particulières.  Peut-être  est-il  rare  pour  ce  motif  de  rencon- 
trer un  critique  parfait  en  notre  société  européenne,  tant  il  y  fau- 
drait de  savoir  et  d'impartialité.  Un  Américain,  arrivant  du  Nou- 
veau-Monde avec  une  préparation  suffisante,  serait  mieux  en  état 
de  nous  juger,  pourvu  qu'il  en  eût  le  loisir  et  les  occasions.  Pour 
beaucoup  de  gens  superficiels,  l'Amérique  n'est  qu'un  pays  de  po- 
litiques sans  foi,  de  négocians  sans  scrupules,  de  pionniers  sans 
éducation.  Là  plus  qu'ailleurs  ceux  qui  font  le  plus  de  bruit  et  dont 
on  parle  le  plus  sont  aussi  ceux  qui  le  méritent  le  moins.  Cependant 
en  dehors  de  la  foule  qui  marche  à  la  fortune  par  la  voie  la  plus 
courte,  on  rencontre  aux  États-Unis  des  savans,  des  lettrés,  peu 
d'artistes  il  est  vrai,  parce  que  la  culture  des  arts  ne  se  développe 


794  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

que  par  l'exemple  et  la  tradition;  mais  personne  n'ignore  que  l'in- 
struction primaire  y  est  à  peu  près  universelle,  que  l'enseignement 
des  lettres  et  des  sciences  s'y  donne  dans  des  universités  bien  do- 
tées, qu'il  s'y  est  trouvé  déjà  des  poètes  et  des  historiens  dont  la 
renommée  a  franchi  l'Atlantique.  Boston,  la  patrie  de  Franklin,  est 
entre  toutes  la  ville  de  l'intelligence.  C'est  là  qu'a  vécu  Ticknor, 
dont  les  mémoires  posthumes  nous  apportent  de  curieuses  révéla- 
tions sur  la  société  européenne  à  trois  époques  différentes.  Il  est 
venu  en  Europe  en  1815,  en  1835,  en  1856,  c'est-à-dire,  en  ce  qui 
concerne  la  France,  sous  trois  règnes  différens.  Il  a  séjourné  huit 
ans  dans  l'ancien  monde,  allant  de  Dresde  à  Madrid,  de  Londres  à 
Rome,  en  passant  par  Paris  bien  entendu,  quoique  par  instinct  il  se 
défie  un  peu  de  notre  pays.  La  littérature  lui  a  donné  accès  auprès 
des  écrivains  connus,  ses  qualités  personnelles  lui  ont  ouvert  les 
portes  des  salons  politiques;  le  soir  il  n'a  jamais  manqué  d'inscrire 
sur  son  journal  de  voyage  les  impressions  de  la  journée  avec  une 
finesse,  avec  une  sagacité  que  le  lecteur  ne  peut  méconnaître  même 
lorsqu'il  est  impossible  de  partager  tout  à  fait  son  opinion.  Enfin, 
et  ce  n'est  pas  le  moindre  de  ses  mérites,  il  est  animé  d'une  bien- 
veillance uniforme  pour  quiconque  ne  blesse  pas  ses  convictions 
politiques  ou  religieuses.  En  religion,  il  est  protestant  rigoriste, 
comme  un  vrai  descendant  des  puritains  du  xvi^  siècle,  qui  préfé- 
rèrent s'expatrier  plutôt  que  de  sacrifier  leurs  croyances.  En  poli- 
tique, il  est  fédéraliste  comme  Washington,  avec  un  dédain  complet 
pour  la  populace,  avec  un  respect  profond  pour  la  souveraineté  du 
peuple,  avec  une  confiance  absolue  dans  l'avenir  de  la  liberté. 
Certes  il  dut  produire  un  effet  singulier  dans  le  monde  presque 
exclusivement  monarchique,  souvent  même  absolutiste,  qu'il  fré- 
quentait dans  les  capitales  européennes.  On  s'imagine  volontiers 
qu'il  dut  y  avoir  le  succès  de  curiosité  qu'avait  obtenu  son  compa- 
triote Franklin  un  demi-siècle  auparavant.  Il  s'agit  ici  non  point  de 
ce  qu'on  a  pensé  de  lui,  mais  de  ce  qu'il  a  pensé  des  autres.  Il 
faut  sans  doute  faire  un  choix  dans  les  récits  qu'il  a  laissés.  Ce- 
pendant c'est  beaucoup  de  n'être  forcé  par  les  convenances  que 
d'effacer  un  mot  çà  et  là. 

I. 

George  Ticknor  naquit  à  Boston  le  1"  avril  1791.  Son  père,  qui 
possédait  une  bonne  instruction  pour  l'époque,  avait  d'abord  été 
maître  d'école.  Soit  fatigue,  soit  désir  d'arriver  plus  vite  à  l'aisance, 
il  devint  ensuite  épicier  et  acquit  dans  le  commerce  une  fortune 
indépendante.  Sa  mère,  veuve  en  premières  noces  d'un  M.  Curtis 
dont  elle  avait  eu  plusieurs  enfans,  s'était  faite  elle-même  institu- 


UN   HUMANISTE   AMERICAIN.  795 

trice  à  une  époque  où  elle  était  presque  sans  ressources.  Le  jeune 
George  pouvait  donc  recevoir  à  la  maison  paternelle  les  élémens 
d'une  bonne  éducation.  A  quatorze  ans,  on  le  mit  au  collège  de  Dart- 
mouth.  Il  n'y  apprit  que  peu  de  chose,  dit-il.  Un  peu  plus  tard,  un 
ami  de  son  père,  qui  lui  faisait  lire  les  classiques  latins  et  grecs, 
l'admettait  après  la  leçon,  malgré  son  jeune  âge,  dans  un  cercle 
choisi  d'hommes  de  lettres  et  de  savans.  Cette  introduction  préma- 
turée dans  le  monde  contribua  sans  doute  à  lui  donner  les  façons 
polies  qui  le  firent  bien  accueillir  plus  tard  en  Europe.  Un  réfugié 
français  lui  avait  assez  mal  enseigné  le  français  et  l'espagnol.  Ces 
études  incomplètes  lui  laissèrent  par  bonheur  un  goût  prononcé 
pour  les  langues  anciennes.  L'âge  était  venu  de  choisir  une  profes- 
sion :il  entra  chez  un  homme  de  loi;  mais  le  droit  ne  lui  plaisait 
guère.  Son  stage  terminé,  il  fut  cependant  admis  au  barreau.  Après 
une  année  d'essai,  son  père  comprit  que  la  vocation  l'appelait  ail- 
leurs. Il  fut  donc  convenu  qu'il  se  préparerait  à  l'enseignement, 
que  dans  ce  dessein,  après  deux  ou  trois  ans  de  préparation,  il  irait 
en  Europe  achever  ses  études  à  une  université  allemande. 

Le  jeune  Ticknor  ne  connaissait  de  l'Allemagne  que  ce  qu'il  en 
avait  appris  dans  le  livre  de  M™'  de  Staël,  récemment  publié. 
Un  Anglais  qui  avait  habité  Gœttingue  lui  fit  une  si  merveilleuse 
description  de  l'université  de  cette  ville  qu'il  se  persuada  tout  de 
suite  que  nulle  part  les  études  ne  devaient  être  si  agréables  et  si 
utiles.  xMais  il  fallait  apprendre  l'allemand  au  préalable;  or  il  n'y 
avait  personne  à  Boston  qui  connût  cette  langue.  Enfin  il  découvrit 
dans  le  voisinage  un  certain  docteur  Brosius,  originaire  de  Stras- 
bourg, qui  voulut  bien  lui  donner  des  leçons,  en  le  prévenant  tou- 
tefois que  sa  prononciation  alsacienne  n'était  pas  correcte.  Après 
bien  des  recherches,  il  trouva  ici  une  grammaire,  ailleurs  un  dic- 
tionnaire. La  bibliothèque  de  John  Quincy  Adams,  alors  en  Europe, 
lui  fournit  un  exemplaire  du  Werther  de  Goethe.  Aurait-on  cru  que 
les  relations  entre  l'Allemagne  et  la  Nouvelle- Angleterre  fussent 
alors  si  rares  ? 

Il  est  nécessaire  de  dire  en  quelques  mots  ce  qu'était  en  ce  temps 
la  ville  de  Boston.  Il  ne  s'y  trouvait  que  18,000  habitans,  —  il  y  en 
a  plus  de  250,000  aujourd'hui,  —  tous  ou  presque  tous  nés  dans  le 
pays  et  d'origine  anglaise.  Le  puritanisme  des  premiers  colons  s'y 
était  assez  bien  conservé;  la  vie,  les  mœurs  étaient  graves  et  aus- 
tères. La  secte  des  unitariens,  dont  le  docteur  Ghanning  et  M.  Buck- 
minster,  tous  deux  amis  et  protecteurs  de  Ticknor,  avaient  été  les 
fondateurs  dans  le  Massachusetts,  comptait  d'assez  nombreux  pro- 
sélytes. M^''"  de  Cheverus  y  créait,  en  1803,  la  première  église  catho- 
lique. En  somme,  les  sentimens  religieux  de  la  population  étaient 
accentués  au  point  qu'une  discipline  étroite  régnait  dans  la  cité 


79Ô  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

aussi  bien  que  dans  les  familles.  L'instruction  primaire  était  très  ré- 
pandue; il  n'y  avait  guère  de  maisons  qui  ne  possédassent,  outre  la 
Bible,  quelques  bons  livres  de  prose  et  de  poésie;  mais  un  jeune 
homme  studieux  n'y  trouvait  point  les  ressources  nécessaires  pour 
étendre  ses  études  au-delà  du  niveau  moyen. 

Boston  était  déjà  un  grand  centre  de  commerce,  quoiqu'on  n'y 
vît  pas  encore  de  grandes  fortunes.  Par  compensation,  les  pauvres 
étaient  peu  nombreux.  Le  luxe  était  modéré,  même  chez  les  riches: 
personne  n'était  oisif;  mais  chacun  en  prenait  à  son  aise,  parce  que 
l'ardeur  extrême  du  gain  n'avait  pas  développé  l'âpreté  de  la  con- 
currence. L'hospitalité  s'y  exerçait  avec  simplicité,  comme  il  con- 
vient à  des  gens  imbus  de  maximes  si  sévères.  En  politique,  la  ma- 
jorité des  citoyens  appartenait  au  parti  fédéral,  surtout  dans  les 
classes  riches  et  bien  élevées.  Ecclésiastiques,  hommes  de  loi,  mé- 
decins, négocians,  tous  fédéralistes,  avaient  accueilli  avec  sympa- 
thie les  débuts  de  la  révolution  française;  ils  s'en  étaient  détournés 
avec  horreur  lorsque  les  excès  étaient  arrivés.  Comme  à  Athènes, 
comme  à  Rome,  la  population  mâle  s'assemblait  pour  délibérer  dans 
les  grandes  occasions;  en  ces  circonstances,  les  hommes  les  plus  con- 
sidérés ne  dédaignaient  pas  de  haranguer  la  foule.  Washington  était 
le  héros  favori  des  Bostoniens.  Au  jour  de  sa  mort,  toutes  les  bouti- 
ques se  fermèrent,  les  affaires  furent  interrompues;  tous,  même  les 
enfans,  se  mirent  un  crêpe  au  bras. 

Ne  comprend-on  pas  que  Ticknor,  instruit  et  bien  doué  comme  il 
l'était,  ait  conservé  toute  sa  vie,  par  l'influence  de  ce  milieu  où  il 
avait  été  élevé,  le  goût  de  la  liberté  et  le  respect  des  traditions? 
Nos  alternatives  de  despotisme  et  de  révolution  lui  devaient  dé- 
plaire au  même  degré,  l'organisation  aristocratique  de  l'Angle- 
terre lui  sembler  mauvaise.  Cependant  il  commençait  la  vie  à  son 
tour  par  un  acte  qui  parut  sans  doute  révolutionnaire  à  quelques- 
uns.  En  ce  temps,  un  jeune  homme  intelligent,  de  bonne  famille  et 
de  goûts  littéraires,  ne  pouvait  être  que  clergyman  ou  avocat.  Il 
possédait  toutes  les  qualités  voulues  pour  la  première  de  ces  pro- 
fessions, la  foi,  la  pureté  du  cœur,  une  élocution  facile  ;  néanmoins 
l'état  ecclésiastique  ne  l'attirait  pas.  Il  choisit  le  barreau,  et  s'en 
dégoûta  presque  aussitôt.  A  vingt-trois  ans,  il  changeait  déjà  de 
carrière.  Il  existait  dans  le  Massachusetts  de  grands  établissemens 
d'instruction  publique;  les  professeurs  y  manquaient  sans  doute 
plus  que  les  élèves.  Résolu  de  se  livrer  désormais  tout  entier  aux 
études  littéraires  ,  George  Ticknor  se  dit  qu'après  avoir  passé  quel- 
ques années  en  Italie,  en  France ,  en  Allemagne,  même  en  Grèce, 
s'il  était  nécessaire,  il  reviendrait  mieux  préparé  pour  l'enseigne- 
ment public  et  que,  dans  cette  carrière  nouvelle  plus  que  dans  toute 
autre,  il  se  rendrait  utile  à  ses  concitoyens. 


UN   HUMANISTE   AMERICAIN.  797 

Ce  projet  arrêté,  il  commence  par  une  excursion  à  New-York, 
Washington  et  Richmond,  pour  s'habituer  peut-être  à  vivre  loin  de 
sa  famille,  et  avec  l'intention  de  recueillir  des  lettres  de  recomman- 
dation pour  son  grand  voyage  d'Europe.  Dès  ce  moment,  il  ouvre 
son  journal  de  voyage  ;  dès  lors  aussi  il  montre  la  singulière  apti- 
tude, dont  il  profita  tant  plus  tard,  à  s'introduire  aisément  près  des 
personnages  que  les  lettres,  les  arts  ou  la  politique  mettent  en  évi- 
dence. On  sait  quelle  adresse  les  journalistes  américains,  bientôt 
imités  en  cela  par  leurs  confrères  d'autres  pays,  ont  déployée  en 
ces  derniers  temps  pour  obtenir  des  entrevues  avec  le  héros  du  mo- 
ment :  Ticknor  avait  de  naissance  le  génie  de  ces  intcrvicwers-,  plus 
discret,  il  ne  communiquait  qu'à  ses  amis  intimes  le  résultat  de  ses 
visites  ou  même  il  en  enfouissait  le  souvenir  dans  ses  papiers.  Pour 
débuter,  le  voilà  à  Washington  avec  une  invitation  à  dîner  chez  le 
président  Madison.  A  son  arrivée  à  la  Maison-Blanche,  il  ne  trouve 
ni  aide-de-camp,  ni  secrétaire  pour  l'introduire.  Le  président  le 
reçoit  lui-même,  le  présente  à  mistress  Madison.  La  réunion  se 
composait  d'une  vingtaine  de  personnes,  deux  ou  trois  officiers  en 
épaulettes  avec  des  mines  vulgaires'  des  membres  du  congrès  qui 
n'avaient  pas  l'air  de  se  connaître.  La  situation  politique  était  alors 
assez  critique  :  les  Anglais  avaient  mis  le  siège  devant  la  Nouvelle- 
Orléans  ;  on  craignait  à  chaque  instant  d'apprendre  que  cette  ville 
était  tombée  en  leur  pouvoir.  On  passe  dans  la  salle  h  manger; 
Ticknor,  se  tenant  en  arrière  avec  la  modestie  qui  convient  à  son 
âge,  se  dirigeait  vers  le  bas  bout  de  la  table,  lorsque  le  président 
l'appelle  et  l'installe  tout  confus  à  la  place  d'honneur,  entre  lui- 
même  et  mistress  Madison.  Tel  était  l'usage,  paraît-il,  à  Washing- 
ton. Cette  singulière  marque  d'estime  s'expliquait  d'ailleurs  par  une 
recommandation  fort  chaude  de  son  compatriote  l'ancien  président 
John  Adams.  Après  un  moment  d'embarras,  il  était  homme  à  pro- 
fiter de  cette  heureuse  entrée  dans  le  monde;  mais  de  quoi  parler? 
M.  Madison,  outre  que  les  événemens  le  rendaient  sombre,  semblait 
ne  pas  savoir  à  qui  il  avait  affaire.  Mistress  Madison,  bonne  femme, 
de  manières  avenantes,  paraissait  n'avoir  aucun  usage.  La  conver- 
sation devait  porter  de  préférence  sur  ce  que  l'on  appelle  en  langage 
parlementaire  des  questions  ouvertes,  des  questions  sur  lesquelles 
on  peut  différer  d'avis  sans  se  compromettre.  L'éducation  et  la 
religion  en  firent  tous  les  frais.  Sur  le  premier  point,  on  s'enten- 
dait sans  doute  à  merveille,  et  sur  le  second  aussi,  bien  qu'il  y  eût 
presque  autant  d'opinions  que  de  convives.  L'un  était  quaker,  l'autre 
unitarien  ou  épiscopalien. 

.  Cette  sèche  description  d'un  dîner  ne  donne-t-elle  pas  tout  de 
suite  l'idée  de  ce  qu'était  déjà,  de  ce  que  fut  plus  tard  le  salon  d'un 
président  démocrate?  A  Monticello,  chez  le  fédéraliste  Jefferson, 


798  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

l'aspect  est  tout  autre.  Au  sortir  des  affaires  publiques,  Jefferson 
s'est  retiré,  ainsi  que  l'avait  fait  Washington  avant  lui,  dans  une 
jolie  habitation,  construite  à  la  française,  au  sommet  d'une  mon- 
tagne, dans  une  situation  admirable.  Le  hall,  qui  sert  de  vestibule, 
et  les  salles  de  réception  sont  pleins  de  souvenirs,  d'objets  d'art, 
de  tableaux.  On  y  remarque  les  portraits  de  Lafayette,  en  général 
de  la  république,  et  de  Franklin,  avec  le  costume  original  qui,  non 
moins  que  son  caractère,  fit  son  succès  à  Versailles.  La  bibliothèque 
est  bien  garnie,  bien  classée,  ce  qui  est  plus  rare.  Jefferson,  alors 
âgé  de  soixante-douze  ans,  vit  entouré  de  ses  enfans,  en  bon  pro- 
priétaire campagnard,  faisant  chaque  jour  de  longues  courses  à  che- 
val, s'occupant  avec  intelligence  de  ses  affaires  personnelles  et  fort 
peu  de  la  politique.  En  vérité,  ces  deux  visites  se  complètent;  celle-ci 
montre  ce  que  les  États-Unis  étaient  au  moment  de  la  déclaration 
d'indépendance,  celle-là  ce  qu'ils  allaient  devenir  au  xix^  siècle. 

On  le  voit,  Ticknor  apparaît  déjà,  dès  cette  première  excursion 
au  dehors  de  la  famille,  compie  un  observateur  attentif  et  sagace, 
habile  à  saisir  dans  la  physionomie  des  gens  ce  qui  peint  le  mieux 
leur  caractère.  Ses  portraits  à  la  plume  doivent  être  ressemblans, 
tant  il  y  met  de  mouvement  et  de  vie.  L'occasion  se  présentera  plus 
d'une  fois  par  la  suite  d'en  reproduire  quelques-uns  des  plus  frap- 
pans.  En  voici  un  de  cette  première  partie  de  sa  jeunesse  qu'il  serait 
dommage  de  passer  sous  silence;  c'est  celui  de  Jeffrey,  l'éditeur  de 
la  Revue  d'Edimbourg,  qui  s'était  épris  en  Ecosse  d'une  jeune  Amé- 
ricaine, et  qui,  malgré  les  rigueurs  de  l'hiver,  malgré  la  guerre,  ar- 
rivait à  New-York  pour  l'épouser  au  commencement  de  181Zi.  La 
société  de  Boston  lui  avait  fait  fête.  Ticknor  n'eut  garde  de  man- 
quer l'occasion  d'entrer  en  relations  avec  l'un  des  littérateurs  les 
plus  en  vue  de  l'époque. 

«  Imaginez  que  vous  avez  devant  vous  un  petit  homme,  court  et 
gros,  avec  la  figure  rouge,  les  yeux  et  les  cheveux  noirs...  Il  entre 
dans  le  salon  d'un  air  satisfait,  d'une  allure  légère  et  presque  fan- 
tasque, au  point  que  vous  oubliez  au  premier  coup  d'œil  la  dignité 
et  la  sévérité  de  la  Revue  d'Edimbourg,  et  que  vous  vous  le  figurez 
frivole,  vain,  hautain.  Il  vous  accoste  librement  et  familièrement  : 
vous  vous  sentez  à  l'aise,  la  conversation  s'entame  sans  cérémonie; 
mais,  je  l'ai  observé  plus  d'une  fois,  cela  ne  plaît  guère  à  ceux  qui 
ont  la  délicatesse  et  le  décorum  d'une  société  raffinée.  M.  Jeffrey  a 
souvent  soulevé  contre  lui  des  préjugés,  même  avant  que  l'on  eût 
entendu  le  son  de  sa  voix.  On  ne  peut  cependant  rester  longtemps 
avec  lui  sans  comprendre  son  vrai  caractère,  car  il  entre  dans  la 
conversation,  comme  dans  la  chambre,  avec  assurance  et  vivacité. 
Qu'on  mette  en  avant  un  sujet,  n'importe  lequel,  il  s'élance,  et  ce 
qui  vous  frappe  tout  d'abord,  c'est  sa  prodigieuse  facilité. 


UN    HUMANISTE    AMEllICAIN.  799 

(c  11  vomit  un  torrent  de  remarques.  Cette  ardeur  et  cette  volu- 
bilité vous  amusent  quelque  temps;  vous  oubliez  de  vous  demander 
si  cela  signifie  quelque  chose.  Lorsque  vous  en  êtes  à  y  regarder  de 
près,  vous  constatez  avec  surprise  que,  nonobstant  cette  singulière 
abondance,  la  langue  n'a  jamais  été  plus  vite  que  la  pensée.  Vous 
êtes  étonné  de  découvrir  qu'à  l'inverse  d'autres  orateurs  impé- 
tueux il  ne  se  livre  jamais  à  l'amplification,  il  ne  se  répète  jamais 
pour  se  donner  le  temps  de  réunir  ou  d'arranger  ses  idées.  Ce  dis- 
cours, poursuivi  avec  tant  de  vigueur  et  d'éloquence  que  vous  avez 
peine  à  le  suivre,  est  aussi  logique,  aussi  solide  que  si  l'orateur  lut- 
tait sur  les  bancs  de  l'école  pour  gagner  un  prix  ou  devant  un  tri- 
bunal pour  obtenir  un  arrêt. 

«  Avec  tout  cela,  il  conserve  à  vos  yeux  une  évidente  simplicité 
de  caractère.  Vous  êtes  certain  qu'il  ne  fait  rien  pour  l'effet,  pour 
la  montre;  qu'il  ne  choisit  point  son  sujet,  qu'il  ne  mène  pas  la 
conversation  en  sorte  de  déployer  ce  qu'il  sait  et  ce  qu'il  peut;  qu'il 
n'a  pas  l'ambition  de  passer  pour  un  homme  d'esprit,  et  que,  s'il  a 
eu  le  bonheur  de  découvrir  de  bons  argumens,  il  ne  regarde  pas 
autour  de  lui,  à  l'instar  de  certains  grands  hommes,  pour  constater 
l'impression  produite  sur  les  auditeurs.  Bref,  vous  ne  pouvez  être 
avec  lui  une  heure  durant  sans  vous  convaincre  qu'il  n'a  ni  artifice 
ni  affectation,  qu'il  parle  non  pas  pour  triompher  ou  pour  faire 
preuve  d'habileté,  mais  bien  parce  que  son  cerveau  est  plein  et  que 
la  conversation  lui  plaît, 

M  Néanmoins  M.  Jeffrey  n'a  pas  eu  les  suffrages  de  tout  le  monde. 
Plus  d'un  se  plaint  qu'il  soit  impérieux,  qu'il  ait  l'air  de  se  croire 
d'une  espèce  supérieure  aux  personnes  qui  l'entourent,  qu'il  se  soit 
tant  habitué  à  parier  qu'il  ne  veut  plus  écouter,  et  qu'il  soit  si  ras- 
sasié d'admiration  que  c'est  pour  lui  une  nourriture  vulgaire.  Ces 
plaintes  ont  quelque  fondement;  mais  je  pense  que  les  circonstances 
l'excusent.  Il  possède  en  quantité  suffisante  les  qualités  aimables 
qui  constituent  la  politesse;  mais  il  ne  sait  pas  les  distribuer  en  pro- 
portions judicieuses.  Il  montre  à  chacun  la  même  déférence  :  cette 
politesse  flatte  ceux  qui  n'ont  pas  coutume  d'attirer  l'attention;  elle 
est  un  désappointement  pour  les  autres  que  l'habitude  de  recevoir 
les  hommages  a  convaincus  que  ces  hommages  leur  sont  toujours 
dus...  Vous  en  conclurez  que  M.  Jeffrey  m'a  beaucoup  plu  (1).  » 

(1)  Peut-être  est-il  besoin  défaire  observer  que,  dans  les  citations  que  contient  cette 
étude,  on  n'a  pas  traduit  à  la  lettre  le  texte  de  l'auteur  américain  ;  on  a  voulu  plutôt 
reproduire  le  ton,  le  mouvement  des  idées.  Le  style  de  Ticknor  a  des  défaillances  j 
quelques  mots  y  reviennent  avec  abus  ;  il  y  a  des  longueurs  ou  des  répétitions.  Les 
collaborateurs  bénévoles  grâce  auxquels  mistrcss  Ticknor  a  pu  compiler  ces  deux  vo- 
lumes se  sont  fait  scrupule  probablement  de  corriger  les  écrits  de  leur  ami  défunt. 
Ils  ont  eu  raisou  d'en  agir  ainsi,  c'est  incontestable.  Ici  la  môme  réserve  ne  nous  est 
pas  imposée. 


800  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

Le  fait  est  que  rencontrer  Jeffrey  était  une  rare  bonne  fortune 
pour  le  jeune  humaniste  américain  qu'attiraient  les  réputations  lit- 
téraires de  l'ancien  monde.  II  y  avait  tout  au  plus  douze  ans,  dans 
la  vieille  ville  tory  d'Edimbourg,  en  compagnie  de  Sydney  Smith, 
de  Horner  et  de  Brougham,  Jeffrey  avait  lancé  le  nouveau  recueil 
dont  les  opinions  libérales,  la  critique  impartiale,  avaient  obtenu 
tout  de  suite  une  notoriété  que  la  presse  semi-périodique  ne  con- 
naissait pas  encore. 

George  Ticknor  s'embarqua  pour  l'Europe  le  16  avril  1815,  en 
compagnie  de  quelques  amis,  M.  et  M*"*  Perkins,  —  cette  dernière 
avait  été  remarquée  par  Talleyrand,  durant  son  exil  aux  États-Unis, 
comme  l'une  des  plus  belles  personnes  qu'il  eût  jamais  vues,  — 
M.  Edward  Everett,  professeur  à  Harvard  Collège  et  plus  tard  l'un 
des  hommes  d'état  les  plus  distingués  de  l'Union,  les  deux  fils  de 
John  Quincy  Adams  qui  allaient  rejoindre  leur  père,  ambassadeur 
à  Saint-Pétersbourg.  Ils  étaient  tous  partis,  convaincus  que  l'Europe 
était  en  paix  et  que  Louis  XVIII  régnait  tranquille  aux  Tuileries.  En 
vue  de  Liverpool,  le  pilote  leur  apprit  le  retour  de  l'île  d'Elbe;  cet 
événement  imprévu  ne  leur  promettait  rien  de  bon.  Les  fédéralistes 
étaient  par  principe  aussi  hostiles  à  l'empire  que  les  tories  anglais. 
Aussi  quel  ne  fut  pas  l'étonnement  de  Ticknor  en  reconnaissant  que 
l'opinion  était  loin  d'être  unanime  dans  la  Grande-Bretagne.  A  Li- 
verpool, on  ne  voulait  pas  recommencer  la  guerre.  Sur  le  chemin 
de  Londres,  il  s'arrête  quelques  heures  chez  un  savant  érudit,  le 
docteur  Parr,  qui  lui  dit  :  a  Monsieur,  je  croirais  manquer  à  mon 
devoir  si  je  me  mettais  au  lit  le  soir  sans  avoir  prié  pour  le  succès 
de  Napoléon.  »  Bien  plus,  sir  James  Mackintosh  avait  écrit  pour  la 
Revue  cV Edimbourg,  que  notre  voyageur  appréciait  tant,  un  article 
fort  bien  fait  en  vue  de  démontrer  qu'il  fallait  éviter  la  guerre, 
parce  qu'elle  serait  désastreuse  pour  l'Angleterre.  Le  numéro  de  ce 
recueil  était  imprimé,  prêt  à  être  distribué,  lorsque  les  nouvelles  de 
Waterloo  arrivèrent  à  l'improviste.  L'article  fut  remplacé  à  la  hâte 
par  une  dissertation  sur  la  phrénologie.  Ticknor  se  trouvait  en  vi- 
site chez  lord  Byron  au  moment  où  l'on  vint  annoncer  à  celui-ci  la 
victoire  de  Wellington.  «  j'en  suis  vraiment  désolé,  s'écria  le  grand 
poète;  je  ne  vivrai  donc  pas  assez  pour  voir  la  tête  de  Gastlereagh 
sur  un  poteau.  » 

Au  surplus,  il  n'avait  pas  traversé  l'Océan  dans  un  dessein  poli- 
tique. Les  arts,  la  littérature,  les  sciences,  voilà  ce  qui  l'intéressait. 
S'il  n'avait  qu'un  mois  à  donner  à  Londres,  du  moins  il  y  arrivait 
à  la  meilleure  époque  de  l'année,  au  milieu  de  ce  qu'on  appelle  la 
saison,  lorsque  le  parlement  est  assemblé  et  que  toutes  les  sommités 
sociales  sont  réunies  dans  la  métropole.  Tout  était  nouveau  pour  lui, 
aussi  bien  dans  la  campagne,  dont  les  cultures  bien  soignées  le  ra- 


UN   HUMANISTE   AMERICAIN.  801 

vissaient,  que  dans  la  ville,  dont  la  grandeur  l'étonnait,  car  il  n'y 
avait  pas  encore  en  Amérique  d'agglomération  d'un  million  d'habi- 
tans.  D'ailleurs  on  lui  rendait  bien  en  curiosité  la  monnaie  de  ce 
qu'il  avait  apporté.  Quelqu'un  qui  ne  se  souvenait  plus  que  la  Nou- 
velle-Angleterre eût  été  jadis  une  colonie  britannique  lui  manifestait 
sa  surprise  de  ce  qu'il  parlait  si  bien  l'anglais  qu'on  ne  l'aurait  pas 
supposé  étranger  à  première  vue.  Le  lion  de  la  saison  était  cette 
année  sir  Humphry  Davy,  qui,  jeune  encore  et  simple  professeur  à 
l'Institution  royale,  était  devenu  à  la  mode  autant  par  de  brillantes 
qualités  personnelles  et  par  un  riche  mariage  que  par  ses  décou- 
vertes scientifiques.  C'est  de  lady  Davy  que  M'"*  de  Staël  disait 
qu'elle  avait  tous  les  talens  de  Corinne  sans  en  avoir  ni  les  défauts 
ni  les  extravagances.  Ticknor  avait  apporté  des  lettres  de  recom- 
mandation pour  Gifford,  l'éditeur  de  la  Quarterly  Beview;  celui-ci 
l'introduisit  chez  le  libraire  Murray,  où  s'assemblaient  à  de  certains 
jours  les  écrivains  en  renom  de  l'époque,  Disraeli,  le  père  du  mi- 
nistre actuel,  l'historien  Hallam,  lord  Byron  lui-même  dans  tout 
l'éclat  de  sa  réputation.  Tout  ce  monde  fit  le  meilleur  accueil  au 
jeune  Américain.  Sir  Humphry  Davy  lui  remit  des  lettres  pour 
M'"^  de  Staël  et  pour  de  La  Rive,  lord  Byron  lui  en  donna  pour  Fau- 
riel  et  pour  Ali-Pacha.  On  le  voit,  il  commençait  son  tour  d'Europe 
sous  d'heureux  auspices. 

Le  II  août,  il  arrivait  à  Gœttingue  avec  son  ami  Everett  :  tous  deux 
avaient  l'intention  d'y  faire  un  long  séjour  afin  de  compléter  leurs 
études.  L'université  de  cette  petite  ville  était  la  plus  florissante  de 
toute  l'Allemagne.  Fondée  par  George  II,  roi  d'Angleterre  et  de  Ha- 
novre, elle  était  restée  en  quelque  sorte  sous  le  patronage  de  la 
couronne  britannique  jusqu'à  l'invasion  française.  Plus  tard,  sa  si- 
tuation géographique  l'avait  préservée;  tandis  que  Halle,  Leipzig, 
léna,  étaient  bouleversées,  Gœttingue  restait  calme  sous  le  gouver- 
nement de  Jérôme,  roi  de  Westphalie.  Ce  monarque  avait  bien  fait 
mine  de  se  fâcher  lorsque  professeurs  et  étudians,  après  la  retraite 
de  Moscou,  ne  dissimulèrent  plus  leur  haine  contre  les  Français. 
En  somme,  il  n'y  eut  que  des  menaces  et  point  de  mesures  de  ri- 
gueur. La  paix  faite,  l'université  se  retrouva  intacte  avec  son  corps 
enseignant,  sa  bibliothèque,  ses  dotations.  Avec  ses  10,000  habi- 
tans,  Gœttingue  était  bien  l'asile  le  plus  agréable  qu'un  étudiant 
studieux  pût  rêver  :  une  population  peu  nombreuse  et  façonnée  tout 
entière  à  la  vie  universitaire,  une  bibliothèque  de  200,000  volumes, 
riche  surtout  en  ouvrages  modernes,  où  chacun  pouvait  puiser  à 
son  aise,  quarante  professeurs  titulaires  et  tout  autant  de  profes- 
seurs suppléans,  parmi  lesquels  plusieurs,  tels  que  Gauss,  Blumen- 
bach,  dont  la  réputation  était  universelle.  Quant  aux  relations  mon- 

TOME  XX.  —  1877.  51 


802  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

daines  que  Ticknor  avait  recherchées  à  Londres  comme  à  Boston, 
elles  lui  faisaient  ici  défaut.  Les  habitans  se  montraient  bienveillans, 
obligeans,  et  c'était  tout.  Il  n'y  avait  nulle  occasion  pour  ce  libre 
échange  de  sentimens  et  d'opinions  qui  est  un  des  grands  plaisirs 
de  la  vie;  d'autres  plaisirs  il  n'avait  souci.  Il  ne  lui  restait  que  le 
travail;  il  s'y  livrait  avec  ardeur,  étudiant  l'allemand  avec  l'un,  le 
grec  avec  un  autre,  l'italien  avec  un  troisième.  Il  comprenait  enfin 
ce  que  c'est  que  l'érudition,  ce  que  ses  anciens  maîtres  de  Boston 
ne  soupçonnaient  même  pas.  La  vie  bruyante  de  ses  compagnons 
d'étude  ne  l'attirait  nullement  ;  il  n'aimait  ni  leurs  petites  sociétés 
secrètes,  ni  leurs  duels,  ni  leurs  longues  séances  à  la  brasserie.  S'il 
passait  parfois  la  soirée  autrement  qu'en  compagnie  de  ses  livres, 
c'était  chez  le  naturaliste  Blumenbach,  un  homme  du  savoir  le  plus 
intéressant  et  le  plus  varié,  anthropologue  prématuré  qui  avait  col- 
lectionné 173  crânes  de  tous  les  peuples  et  de  tous  les  pays  et  s'en 
amusait  à  faire  avant  le  temps  un  classement  des  races  humaines. 
Un  soir  aussi,  Everett  et  Ticknor  eurent  l'honneur  d'être  admis  à  un 
club  littéraire  composé  de  vingt-quatre  membres,  moitié  profes- 
seurs et  moitié  étudians.  Ce  club  littéraire  n'est  au  surplus,  ob- 
serve-t-il  finement,  qu'un  prétexte  pour  souper  ensemble  tous  les 
quinze  jours,  comme  toutes  les  institutions  de  même  genre.  Les 
deux  Américains  y  jouaient  le  rôle  de  bêtes  curieuses,  ajoute-t-il 
encore  :  ils  venaient  de  si  loin  que  l'on  s'étonnait  de  leur  voir  la 
peau  blanche  et  les  façons  d'hommes  civilisés. 

On  imagine  bien  que  les  dissertations  sur  la  littérature  et  sur  la 
philosophie  allemandes  ne  font  pas  défaut  dans  les  notes  de  notre 
voyageur.  Ce  qu'il  en  dit  peut  être  omis,  car  le  sujet  n'a  plus  pour 
nous  l'attrait  de  la  nouveauté.  Il  y  a  une  page  cependant  qui  mérite 
d'être  reproduite,  ne  fût-ce  que  pour  montrer  ce  qu'il  possédait  de 
perspicacité.  Il  s'agit  de  la  république  des  lettres ,  une  utopie  en 
Angleterre  à  cause  du  patronage  qu'exerce  l'aristocratie,  en  France 
où  tout  le  mouvement  intellectuel  se  concentre  autour  de  Versailles 
ou  de  Paris,  en  Itafie  et  en  Espagne  en  raison  de  l'absolutisme  des 
gouvernemens  qui  ne  tolèrent  ni  la  liberté  de  penser  ni  la  liberté 
d'écrire. 

«  En  Allemagne,  par  la  force  des  circonstances  et  du  caractère 
national,  la  démocratie  littéraire  a  pu  naître  et  se  développer.  Ici 
le  patronage  ne  peut  s'étendre,  parce  que  les  citoyens  sont  pauvres 
et  que  les  gouvernemens  ont  trop  peu  d'importance.  Il  n'y  a  pas  de 
splendeur  royale  lorsqu'il  n'y  a  pas  de  métropole,  et  quant  à  la  ty- 
rannie, elle  n'a  jamais  été  bien  pesante,  sauf  au  temps  de  l'occupa- 
tion française  ;  alors  elle  a  été  trop  courte  pour  exercer  un  elïet  du- 
rable, surtout  avec  la  réaction  qui  l'a  suivie. 


UN   HUMANISTE    AMERICAIN.  803 

((  Les  hommes  de  lettres  n'ont  donc  jamais  compté  que  sur  leurs 
talens  et  sur  leurs  efforts  pour  gagner  leur  vie  et  acquérir  une  répu- 
tation; ils  ont  toujours  parlé  une  autre  langue,  ils  ont  eu  d'autres 
sentimens,  d'autres  mœurs,  un  autre  but ,  ils  se  sont  inspirés  d'une 
autre  littérature  (la  littérature  française,  qui  cependant  passe  de 
mode),  ils  se  sont  séparés  graduellement  des  hommes  politiques, 
la  scission  est  devenue  si  complète  qu'ils  forment  une  classe  à  part 
dans  toute  l'xUlemagne  et  qu'ils  ne  sont  plus  depuis  longtemps  sou- 
mis à  d'autre  influence  que  l'opinion  générale  de  leur  propre  corpo- 
ration. Sous  ce  rapport,  ils  ont  créé  une  véritable  république  des 
lettres  en  Allemagne.  Elle  ne  comprenait  d'abord  qu'une  petite  par- 
tie de  ce  vaste  territoire,  tout  au  plus  la  Saxe,  la  Prusse  et  le  Ha- 
novre, avec  les  petits  états  d'alentour;  à  mesure  que  s'étendaient 
l'enseignement  protestant,  les  idées  philosophiques  et  les  universi- 
tés libérales,  les  limites  de  cet  empire  idéal  s'éloignaient  en  même 
temps. 

«  La  Suisse  allemande  s'y  est  jointe,  puis  le  Danemark  et  une 
partie  de  la  Pologne;  plus  tard  le  roi  de  Bavière,  en  établissant  des 
gymnases  et  une  académie  sur  le  modèle  allemand,  et  en  appelant 
à  son  aide  les  protestans  du  nord,  l'empereur  Alexandre  en  attirant 
les  professeurs  allemands  dans  ses  universités,  ont  presque  annexé 
la  Bavière  et  la  Russie  à  cette  ligue  littéraire.  Ainsi,  sans  bruit  et 
presque  sans  attirer  l'attention,  de  Berne  à  Saint-Pétersbourg,  de 
Munich  à  Copenhague,  une  république  s'est  formée,  à  travers  tous 
les  gouvernemens,  grands  ou  petits,  indépendante  de  tous,  dont 
l'activité  embrasse  toutes  les  branches  de  la  httérature,  dont  la 
grandeur  garantit  contre  toute  oppression  le  mérite  individuel.  En 
définitive,  la  puissance  accumulée  qu'elle  exerce  sur  l'opinion  pu- 
blique est  telle  que  rien  de  ce  qui  tombe  sous  son  influence  ne  lui 
résistera. 

«  Je  puis  vous  montrer  par  des  exemples  combien  ce  système  est 
efficace,  à  quel  point  les  hommes  de  lettres  sont  séparés  d'opinion 
et  de  sentiment  des  autres  classes  de  la  société.  Lorsque  vous  par- 
lez à  un  individu  quelconque  de  la  patrie,  vous  vous  apercevez  qu'il 
entend  par  ce  mot  le  district  particulier  dans  lequel  il  est  né,  la 
Prusse,  la  Hesse  ou  tout  autre  ;  l'affection  qu'il  porte  à  ce  coin  de 
terre  est  même  aussi  exclusive,  aussi  véhémente  chez  lui  que  chez 
John  Bull  ou  chez  un  véritable  Américain.  Causez  avec  un  homme 
de  lettres,  vous  verrez  au  contraire  que  la  patrie  est  pour  lui  l'Alle- 
magne et  les  territoires  voisins  où  le  savoir  allemand  et  les  idées 
philosophiques  se  sont  répandus.  Prenez  un  homme  d'état  ou  un 
militaire  de  la  Prusse,  du  Hanovre,  de  la  Hesse,  il  aura  horreur  de 
s'expatrier,  de  quitter  son  drapeau;  mais  un  professeur  ou  un  rec- 


804  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

teur  de  gymnase  va  volontiers  d'un  pays  à  l'autre;  il  est  aussi  bien 
chez  lui  à  Cassel  qu'à  Marbourg,  à  Berlin  qu'à  Halle.  » 

Cette  lettre  ne  semble-t-elle  pas  écrite  d'hier?  Elle  est  datée  du 
20  juin  1816.  Ainsi,  dès  cette  époque,  l'unité  allemande  était  faite 
pour  les  savans  et  pour  les  écrivains.  L'histoire  contemporaine  nous 
apprend  qu'elle  est  en  effet  née  dans  les  universités,  qu'elle  y  a 
trouvé  ses  plus  chaleureyx  défenseurs  et  qu'elle  y  a  encore  ses  plus 
ardens  prosélytes. 

Ce  n'est  pas  de  Gœttingue  seulement  que  Ticknor  rapportait  ces 
impressions.  Pendant  les  vacances,  il  avait  visité  Dresde,  Leipzig  et 
Berlin.  En  passant  à  Weimar,  il  avait  fait  une  visite  à  Goethe,  déjà 
vieux  et  vivant  presque  dans  la  solitude,  comme  un  homme  qui  n'a- 
vait plus  de  compagnon  digne  de  lui  depuis  que  Wieland,  Herder 
et  Schiller  étaient  morts.  Goethe  se  plaint  qu'il  n'y  ait  pas  d'élo- 
quence en  Allemagne,  le  prêche  est  une  déclamation  monotone,  il 
n'y  a  point  de  parlement;  l'inspiration  apparaît  quelquefois  dans 
la  chaire  du  professeur,  là  elle  n'est  point  à  sa  place,  l'éloquence 
n'enseigne  pas.  Ailleurs  le  jeune  voyageur  rencontre  des  érudits 
dont  le  nom  est  allé  jusqu'en  Amérique;  tous  vivent  avec  simplicité, 
tous  l'accueillent  avec  cordialité;  mais  une  société  vivante,  animée, 
où  les  questions  du  jour  se  puissent  discuter  soit  en  discours  sub- 
stantiels à  la  mode  anglaise,  soit  en  conversations  légères,  comme 
cela  se  fait  en  France,  une  telle  société  ne  semble  pas  exister  en 
Allemagne.  L'intelligence  allemande  vit  de  philosophie,  de  philolo- 
gie, et  non  de  beau  langage. 

n. 

Ticknor  quittait  l'Allemagne  en  avril  1817.  Vingt  mois  de  séjour 
l'avaient  si  bien  discipliné  qu'il  venait  en  France  en  d'assez  mau- 
vaises dispositions.  Le  changement  de  caractère  le  surprend  tout 
d'abord;  à  mesure  qu'il  avance,  de  Francfort  à  Strasbourg,  le 
peuple  semble  plus  gai,  plus  ouvert,  plus  habitué  à  la  vie  du  de- 
hors, mieux  habillé  et  en  définitive  plus  léger.  Dès  Lunéville,  il  se 
sent  vraiment  en  un  tout  autre  pays.  Gens,  maisons,  sabots,  plai- 
santeries, tout  est  français.  Quelque  mal  disposé  qu'il  fût,  enclin  à 
l'enthousiasme,  les  occasions  d'admirer  ne  lui  devaient  pas  faire  dé- 
faut. Pour  son  début  à  Paris,  il  entre  au  Théâtre-Français.  On  jouait 
une  médiocre  tragédie,  Iphigônie  en  Tauridc,  mais  Talma  représen- 
tait Oreste.  La  littérature  grecque,  que  Ticknor  a  étudiée  avec  tant 
de  dévotion  dans  les  universités  et  dans  les  musées  de  l'Allemagne, 
la  voilà  vivante,  palpitante  sur  la  scène.  Talma  est  un  Grec  par  le 
costume ,  par  les  gestes,  par  les  attitudes.  Lorsqu'il  se  croit  pour- 


UN    HUMANISTE   AMERICAIN.  805 

suivi  par  les  furies,  il  est  impossible  de  douter  qu'il  ait  lu  et  com- 
pris Euripide;  lorsqu'il  tombe  à  l'agonie,  il  se  donne  la  posture  de 
Laocoon.  L'antiquité  classique  ne  se  révèle-t-elle  pas  sous  cette 
forme  mieux  encore  que  par  les  leçons  arides  d'un  professeur? 

On  ne  l'a  pas  oublié;  Ticknor  avait  été  séduit  par  les  écrits  de 
M'"«  de  Staël.  A  quelques  jours  de  là,  il  était  admis  à  dîner  chez 
elle  ou  plutôt  chez  la  duchesse  de  Broglie,  qui  tenait  le  salon  de  sa 
mère,  déjà  fort  malade.  Il  y  avait  peu  de  monde  :  sir  Humphry  Davy 
et  lady  Davy,  qu'il  avait  connus  à  Londres,  le  baron  de  Humboldt, 
le  duc  de  Montmorency-Laval,  Auguste  de  Staël,  Auguste  Schlegel. 
Ce  dernier  était  un  Allemand  dont  l'existence  avait  été  bizarre. 
Poète  et  critique  de  talent,  de  même  que  son  frère  Frédéric,  il  avait 
été  professeur  à  léna,  s'y  était  marié,  puis  avait  donné  sa  démis- 
sion et  avait  accompagné  M'"^  de  Staël  dans  ses  voyages  en  Alle- 
magne, en  Italie,  en  Suède,  en  Angleterre.  Usé  par  les  chagrins  ou 
par  les  remords  d'une  vie  manquée ,  il  vivait  à  Paris,  conservant 
dans  les  cercles  les  plus  gais  la  mine  d'un  professeur  allemand,  un 
contraste,  paraît-il,  qui  n'était  ni  naturel  ni  gracieux.  Quelle  im- 
pression cette  réunion  d'élite  fait-elle  sur  le  voyageur? 

u  C'était  la  première  fois  que  je  ressentais  le  charme  et  l'esprit  de 
la  société  française  dont  on  a  tant  parlé  depuis  Louis  XIV.  Il  est 
curieux  qu'en  cette  occasion  plus  de  la  moitié  des  assistans  étaient 
étrangers,  et  que  même  les  deux  qui  parlaient  le  plus  étaient  Alle- 
mands. Il  est  vrai  que  le  baron  de  Humboldt  et  M.  Schlegel  sont 
restés  si  longtemps  en  France  qu'ils  ont  perdu  leur  nationalité  en 
tout  ce  qui  concerne  le  monde,  semblables  au  baron  Grimm  et  au 
prince  de  Ligne ,  qui  étaient  devenus  plus  amusans  que  des  Fran- 
çais... La  conversation  fut  mise  sur  l'Amérique  du  Sud,  dont  tout  le 
monde  parle  depuis  la  publication  de  l'abbé  de  Pradt ,  qui  prédit 
qu'elle  s'émancipera  bientôt.  Tous  les  républicains  de  Paris  parta- 
gent cette  espérance,  M""*  de  Staël  en  tête;  mais  le  baron  de  Hum- 
boldt est  d'un  autre  avis,  quoiqu'il  le  désire  autant  qu'eux.  » 

C'était  avec  autant  d'émotion  que  de  respect  que  Ticknor  s'était 
approché  de  M'"'  de  Staël.  Son  âme  était  pleine  des  mêmes  senti- 
mens  lorsqu'il  se  rencontrait  avec  le  général  Lafayette,  ce  vieil  ami 
de  Washington,  avec  Humboldt,  l'un  des  savans  qui  ont  le  mieux 
connu  l'Amérique.  Humboldt  était  d'ailleurs  à  ses  yeux  le  repré- 
sentant le  plus  autorisé  de  la  science  allemande.  Bien  qu'il  ne  goû- 
tât qu'à  moitié  l'esprit  français,  notre  Américain  recherchait  avec 
un  empressement  que  la  curiosité  ne  suffirait  pas  à  expliquer  les 
personnages  les  plus  brillans  de  la  littérature  française  à  cette 
époque.  M'"*  de  Staël,  mourante,  se  ranimait  pour  lui  dire,  en  par- 
lant des  États-Unis  :  «  Vous  êtes  l'avant-garde  du  genre  humain, 


806  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

VOUS  êtes  l'avenir  du  monde.  »  Chateaubriand  évoquait  devant  lui 
les  souvenirs  de  ses  voyages  de  Philadelphie  au  Niagara  et  du  Nia- 
gara à  la  Nouvelle-Orléans  à  travers  les  forêts  vierges.  Benjamin 
Constant,  quoique  accusé  de  trop  de  défaillances  politiques,  lui  ap- 
paraissait dans  un  salon  comme  le  plus  séduisant  des  causeurs, 
le  plus  correct  des  écrivains.  Et  de  Barante?  Et  le  comte  Pozzo  di 
Borgo?  Jamais  sans  doute  la  société  parisienne  n'avait  été  plus  at- 
trayante pour  un  homme  d'une  intelligence  cultivée  et  d'un  juge- 
ment délicat.  Cependant  tous  ces  gens  d'esprit  semblaient  plus  dé- 
goûtés du  présent  que  confians  dans  l'avenir.  Ce  désappointement 
général  ne  dut-il  pas  surprendre  un  citoyen  de  Boston  tout  convaincu, 
comme  chacun  de  ses  compatriotes,  des  grandes  destinées  futures 
de  l'Amérique?  N'était-ce  pas  un  langage  nouveau  pour  lui  d'en- 
tendre dire  :  «  Je  ne  crois  plus  aux  révolutions,  »  ou  d'assister  chez 
Chateaubriand  à  l'étincelante  improvisation  qu'il  raconte  en  ces 
termes,  fort  exactement  suivant  toute  apparence? 

«  Au  commencement  de  la  soirée,  la  conversation  fut  mise  sur 
l'état  de  l'Europe;  il  (Chateaubriand)  se  lança  dans  la  discussion 
en  s' écriant  :  «  Je  ne  crois  pas  à  la  société  européenne,  »  et  il  dé- 
veloppa cette  thèse  de  mauvais  augure  dans  un  discours  éloquent 
auquel  de  bons  argumens  n'auraient  rien  pu  ajouter.  «  Dans  cin- 
quante ans,  il  n'y  aura  plus  un  souverain  légitime  en  Europe.  De  la 
Russie  à  la  Sicile,  je  ne  prévois  rien  que  des  despotismes  militaires; 
et  dans  un  siècle,  oh  !  dans  un  siècle  !  l'avenir  est  trop  sombre  pour 
la  vue  humaine.  C'est  peut-être  là  le  malheur  de  notre  situation; 
peut-être  vivons-nous,  non-seulement  dans  la  décrépitude  de  l'Eu- 
rope, mais  aussi  dans  la  décrépitude  du  monde.  »  Il  dit  cela  d'un 
tel  ton,  avec  un  tel  regard,  qu'il  y  eut  un  profond  silence,  et  que 
nous  crûmes  tous  sentir  que  l'avenir  était  incertain.  Bientôt,  par  un 
sentiment  d'égoïsme  naturel,  quelqu'un  demanda  ce  qu'on  devait 
faire  eh  une  telle  situation.  Tout  le  monde  regardait  Chateaubriand  : 
«  Si  je  n'avais  pas  de  famille,  je  voyagerais,  non  pour  le  plaisir  de 
voyager,  car  je  hais  les  voyages,  mais  pour  voir  l'Espagne,  pour 
savoir  ce  qu'y  ont  pfoduit  huit  années  de  guerre  civile;  pour  voh' 
la  Russie,  pour  mieux  juger  de  près  la  puissance  qui  menace  d'é- 
craser te  monde.  Après  cela  je  connaîtrais,  je  crois,  les  destinées 
de  l'Europe;  alors  j'irais  me  fixer  à  Rome.  Là  je  construirais  mon 
tabernacle,  je  creuserais  ma  tombe,  et  là,  au  milieu  des  ruines 
de  trois  empires  et  de  trois  mille  ans,  je  me  donnerais  tout  entier 
à  Dieu.  »  Il  n'y  avait  pas  de  fanatisme  en  lui  ;  c'était  le  désespoir 
qu'exhale  un  cœur  de  poète  dont  la  famille  a  été  exterminée  par 
une  révolution,  et  qui  a  été  lui-même  sacrifié  à  une  autre  révolu- 
tion. Je  n'ai  pas  la  même  opinion  que  lui  sur  les  destinées  de  l'Eu- 


UN    HUMANISTE   AMÉRICAIN.  807 

rope  et  du  monde;  cependant  aussi  longtemps  que  je  vivrai,  je  le 
respecterai  à  cause  des  sentimens  qu'il  a  montrés  ce  soir.  » 

Certes  ce  langage  était  nouveau  pour  Ticknor.  Ce  n'était  pas  en 
Allemagne,  moins  encore  en  Angleterre  ou  en  Amérique  qu'il  avait 
pu  entendre  ce  mélange  de  poésie  et  d'histoire.  On  le  voit,  il  s'y 
laisse  séduire  un  instant;  mais  son  gros  bon  sens  réagit  bien  vite. 
Toutes  ces  conversations  ne  sont  au  surplus  pour  lui  qu'un  passe- 
temps  agréable.  S'il  e^t  venu  à  Paris,  c'est  pour  en  apprendre  la 
langue,  non  point  même  pour  y  poursuivre  ses  études  classiques, 
car  il  ne  trouve  pas  que  les  érudits  de  notre  pays  soient  assez  sé- 
rieux. 11  prend  donc  chaque  matin  une  leçon  de  français  et  une 
leçon  d'italien  pour  se  préparer  au  voyage  d'Italie.  Le  soir,  il  étu- 
die la  langue  romane  ou  la  littérature  française.  Suit-il  au  moins 
les  cours  de  la  Sorbonne  ou  du  Collège  de  France?  Non;  après  en 
avoir  essayé,  il  les  juge  trop  frivoles.  Lacretelle,  qui  professe  l'his- 
toire romaine,  lui  plaît  beaucoup,  car  il  a  du  goût,  une  parole  facile, 
une  mémoire  remarquable,  si  bien  qu'il  ne  se  sert  jamais  de  notes, 
mais  ce  n'est  qu'un  orateur  brillant.  Andrieux  ne  raconte  que  des 
bons  mots  et  des  anecdotes.  Villemain,  le  plus  populaire  de  tous, 
émet  sans  effort  des  phrases  brillantes,  des  épigrammes  qui  valent 
des  argumens  tant  elles  frappent  l'imagination.  Tout  cela  n'est 
qu'une  sorte  d'amusement,  comme  on  en  va  chercher  au  théâtre; 
en  aucun  pays,  on  ne  prendrait  de  telles  leçons  pour  des  cours 
d'instruction  publique. 

Il  est  évident  qu'après  deux  années  de  séjour  dans  une  univer- 
sité d'Allemagne,  il  n'avait  pas  encore  compris  que  chez  nous  l'in- 
struction classique  consiste  surtout  à  mettre  en  relief  ce  qui  est 
beau,  à  développer  les  idées  nobles  et  généreuses,  à  élever  l'âme 
en  un  mot.  Il  en  est  encore  aux  maximes  que  lui  a  enseignées 
Goethe,  qu'un  professeur  a  tort  d'être  éloquent,  parce  que  l'élo- 
quence n'apprend  rien.  Il  en  est  encore  à  croire  que  l'œuvre  de 
Milton  renferme  autant  de  beautés  que  celles  de  Corneille,  de  Ra- 
cine et  de  tous  les  poètes  français  pris  en  bloc.  En  somme,  ce  qu'il 
a  vu  de  mieux  à  Paris,  c'est  le  théâtre  comique.  La  tragédie  l'a  en- 
thousiasmé d'abord  avec  Talma,  il  en  est  revenu  après  réflexion  : 
elle  n'a  ni  assez  de  force  ni  assez  de  passion.  Quant  à  notre  supé- 
riorité dans  le  genre  comique,  elle  lui  paraît  être  une  conséquence 
naturelle  de  notre  caractère  national.  11  n'y  a  rien  en  Angleterre  de 
comparable  à  Tartufe  et  au  Misanthrope,  ni  en  Espagne,  où  domine 
la  comédie  d'intrigue,  ni  en  Italie,  où  le  théâtre  est  d'une  bouffon- 
nerie vulgaire.  Chez  nous,  la  fatuité  des  acteurs,  la  coquetterie  des 
actrices,  sont  naturelles  et  piquantes,  parce  que  les  comédiens,  de 
même  que  la  nation  à  laquelle  ils  appartiennent,  jouent  tous  les 


808  ^      REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

jours  dans  la  vie  ordinaire  ce  qu'ils  représentent  le  soir  devant  le 
public. 

Ce  qu'un  touriste  américain  racontait  de  nous  en  l'année  1817, 
on  le  redit  encore  de  nos  jours,  on  le  redira  sans  doute  plus  tard. 
Certes,  il  y  a  du  vrai;  le  tout  est  de  savoir  ce  qu'il  en  faut  penser. 
L'érudition  allemande  ne  voit  guère  dans  Homère,  par  exemple, 
qu'un  prétexte  à  dissertations  sur  les  mœurs,  les  événemens,  les 
croyances  des  temps  héroïques;  elle  épilogue  sur  un  mot,  elle  dis- 
cute sur  le  sens  d'un  terme  géographique.  Pour  elle,  Ulysse,  Achille, 
Hélène,  sont  des  personnages  mythiques  dont  il  lui  importe  d'élu- 
cider l'origine,  ou  des  personnages  historiques  qu'elle  veut  ramener 
à  la  réalité  des  faits.  Pour  nous  au  contraire,  V Iliade  et  YOdyssée 
sont  des  épopées  grandioses  qui  peignent  l'éternelle  vérité  des  pas- 
sions humaines  :  Ulysse  est  l'homme  sage  et  prévoyant  qu'aucune 
circonstance  n'embarrasse  ;  Achille  est  le  plus  vaillant  et  le  plus 
généreux  des  guerriers;  Hélène,  que  Priam  et  ses  vieux  compa- 
gnons ne  peuvent  apercevoir  sans  émotion  sur  les  murailles  de 
Troie,  Hélène  est  le  type  suprême  de  la  beauté  féminine  auquel  les 
vieillards  eux-mêmes  rendent  hommage.  D'un  côté,  les  études  sont 
philologiques  et  archéologiques,  de  l'autre  elles  sont  littéraires. 
Ticknor  avait  des  soubresauts  d'enthousiasme  qui  le  ramenaient 
parfois  de  notre  côté,  puis,  la  raison  reprenant  le  dessus,  il  faisait  fi 
de  l'éloquence.  Peut-être  redoutait-il  de  se  laisser  tout  à  fait  sé- 
duire à  la  longue.  H  quitta  Paris  sans  regret,  nous  assure-t-il,  parce 
qu'il  n'y  a  pas  de  ville  où  l'on  connaisse  tant  de  monde  avec  aussi 
pen  d'intimiîé,  où  l'on  s'amuse  autant  et  où  l'on  s'attache  aussi 
peu. 

Tandis  qu'il  vivait  à  Gœttingue,  la  chaire  de  littératures  française 
et  espagnole  à  Harvard  Collège  lui  avait  été  offerte.  H  l'avait  ac- 
ceptée sur  le  conseil  de  ses  parens,  en  dépit  de  la  rémunération 
médiocre  que  l'emploi  de  professeur  lui  devait  rapporter;  1,500  dol- 
lars par  an,  ce  n'était  guère,  à  son  avis;  ses  vingt- cinq  ans  raison- 
naient fort  juste  sur  ce  sujet.  Cependant  l'enseignement  avait  tant 
d'attraits  pour  lui  qu'il  s'y  résigna.  Cette  décision  exigeait  qu'il 
visitât  l'Espagne  afin  de  bien  apprendre  la  langue  espagnole.  Par- 
tant de  Paris  en  septembre  1818,  il  projetait  de  parcourir  l'Italie, 
d'aller  de  Rome  à  Madrid  et  de  revenir  en  Angleterre  pour  s'y  em- 
barquer. Le  voyage  de  Grèce  était  abandonné;  Byron  et  Chateau- 
briand l'avaient  dissuadé  de  cette  excursion  lointaine  où  l'on  ne 
voit  que  des  ruines. 

Ticknor  voyageait  avec  lenteur,  comme  un  homme  que  rien  ne 
presse  et  que  tout  intéresse.  Genève,  le  pays  de  Calvin,  de  Rousseau 
et  de  M""''  de  Staël,  méritait  bien  une  halte  de  quinze  jours.  Il  y  arri- 


UN    HUMANISTE    AMERICAIN.  809 

vait  sous  les  meilleurs  auspices,  recommandé  par  le  duc  de  Broglie  et 
par  Auguste  de  Staël.  Il  est  vrai  que  la  république  de  Genève  avait 
alors  le  rare  avantage  d'être  gouvernée  par  un  sénat  de  savans  et 
d'hommes  de  lettres.  M.  de  La  Rive,  physicien  distingué,  professeur 
populaire,  était  président  d'un  conseil  où  siégeaient  les  hommes  les 
plus  instruits  de  ce  petit  canton,  Pictet,  de  Candolle,  Prévost.  L'hos- 
pitalité y  était  simple,  cordiale,  sans  faste,  comme  il  appartient  à 
des  gens  qui  ne  veulent  manifester  leur  fortune  que  par  l'aspect 
confortable  d'une  maison  bien  tenue.  Quelques  étrangers.  Anglais 
ou  Russes,  y  étalaient  seuls  le  luxe  des  grandes  villes.  En  un  mot, 
Genève  offrait  à  notre  Américain  l'aspect  d'une  petite  capitale  où 
l'intelligence  est  plus  en  honneur  que  la  richesse. 

De  l'autre  côté  des  Alpes,  le  contraste  était  frappant.  A  Milan,  à 
Venise,  il  n'y  avait  pour  ainsi  dire  pas  de  société.  Dans  un  petit 
village  sur  la  Brenta,  à  IZi  milles  de  Venise,  Ticknor  retrouva  Byron, 
déjà  séparé  de  sa  femme  et  vivant  dans  la  solitude  avec  son  ami 
Hobhouse,  un  homme  d'état,  d'esprit  fort  pratique,  dont  la  jeunesse 
avait  été  orageuse.  Ce  dernier  point  était  la  seule  analogie  qu'il  y 
eût  entre  les  deux  amis.  Ils  projetaient  d'aller  ensemble  aux  États- 
Unis  l'année  d'après,  projet  invraisemblable,  observe  Ticknor;  «  l'un 
ne  s'intéressera  qu'aux  progrès  d'un  peuple  dont  le  caractère  et  les 
institutions  ont  encore  toute  la  fraîcheur  de  la  jeunesse,  tandis  que 
l'autre  ne  voudra  que  voir  les  Indiens  dans  leurs  forêts,  recevoir 
l'écume  du  Niagara,  gravir  les  Andes,  remonter  l'Orénoque.  » 

Enfin  il  arrivait  à  Rome  le  2  novembre  1817.  Tout  ce  qu'il  avait 
eu  d'enthousiasme  depuis  qu'il  avait  débarqué  en  Europe  se  réveil- 
lait devant  la  ville  éternelle.  Tout  lui  plaisait  à  Rome,  les  monu- 
mens  modernes  aussi  bien  que  les  monumens  antiques,  et  par-des- 
sus tout  la  société  cosmopolite  qu'il  y  rencontrait.  Quelque  bon 
protestant  qu'il  fût,  il  était  insouciant  dans  ses  relations  sociales; 
aussi  ne  manqua-t-il  pas  de  se  faire  présenter  au  souverain  pontife. 
C'était  encore  Pie  VII  à  cette  époque,  et  l'on  n'a  pas  oublié  d'ail- 
leurs que  Ticknor  détestait  Napoléon.  Le  récit  de  son  audience  est 
donc  empreint  d'un  profond  respect  :  «  C'est  le  seul  souverain 
d'Europe  que  j'aie  jamais  eu  la  curiosité  de  voir,  écrit-il  à  son  père, 
et  je  le  désirais  beaucoup,  à  cause  de  la  dignité  ferme  qu'il  a  mon- 
trée dans  les  circonstances  les  plus  difficiles  lorsque  les  rois  et  les 
gouvernemens  cédaient  tous  à  la  force.  Nous  fûmes  présentés  par 
l'abbé  Taylor,  un  prêtre  irlandais.  Comme  Américain,  nous  eûmes 
le  privilège  d'une  audience  privée  à  un  moment  où  le  pape  n'en 
donne  point.  Il  y  avait  très  peu  de  cérémonie  ou  d'apparat;  cela 
m'a  beaucoup  plu  sous  tous  les  rapports...  La  conversation  roula 
presqu'en  entier  sur  l'Amérique.  Le  pape  parla  de  notre  tolérance 


810  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

universelle,  en  la  louant  comme  si  c'était  une  doctrine  de  sa  propre 
religion  et  en  ajoutant  qu'il  remerciait  Dieu  tous  les  jours  d'avoir 
enfin  banni  la  persécution  de  la  surface  de  la  terre,  parce  que  la 
persuasion  est  le  seul  moyen  de  développer  la  piété,  tandis  que  la 
violence  ne  développe  que  l'hypocrisie.  Il  s'enquit  du  prodigieux 
accroissement  de  notre  population  de  façon  à  montrer  qu'il  en  savait 
à  ce  sujet  plus  que  n'en  savent  d'habitude  les  Européens...  îl  avait 
entendu  parler  aussi  de  la  supériorité  de  notre  marine  marchande, 
et  il  parla  de  nos  succès  dans  la  dernière  guerre  avec  tant  de  liberté 
qu'il  avait  oublié,  je  pense,  que  deux  Anglais  se  tenaient  près  de 
lui.  L'abbé  lui  fit  observer  en  souriant  que  nous  n'avions  si  bien 
combattu  que  parce  que  nous  avions  eu  les  Anglais  pour  maîtres. 
«  C'est  vrai,  répondit  le  pape;  mais  prenez  garde,  monsieur  l'abbé, 
que  les  élèves  n'en  sachent  bientôt  plus  que  leurs  maîtres.  »  Il 
montra  beaucoup  de  bienveillance  et  de  bonté  dans  toute  cette 
conversation,  ainsi  qu'une  gaîté  de  caractère  remarquable  chez  un 
vieillard  infirme.  » 

Racontons  tout  de  suite,  en  manière  de  contraste,  la  scène  étrange 
dont  il  avait  été  le  témoin  quelques  semaines  avant  cette  audience. 
La  colonie  allemande,  nombreuse  à  Rome,  s'était  mise  en  tête  de 
célébrer  «  au  nez  du  pape,  »  dit  Ticknor,  le  trois-centième  anni- 
versaire de  l'incinération  de  la  bulle  papale  par  Luther.  Le  promo- 
teur de  cette  fête  d'assez  mauvais  goût  en  pareil  lieu,  on  en  con- 
viendra, était  Niebuhr,  le  ministre  prussien,  qui  avait  d'abord  voulu 
qae  la  réunion  eût  lieu  dans  son  propre  palais  et  n'y  avait  renoncé 
que  pour  choisir  le  logement  de  Brandes,  l'un  des  attachés  de  sa 
légation.  Il  y  avait  vingt  ou  trente  assistans,  tous  Allemands,  sauf 
Thorwaldsen,  qui  comptait  pour  autant  en  sa  qualité  de  Danois,  et 
Ticknor,  qui  se  croyait  lui-même  à  moitié  Allemand.  Bunsen  lut 
quelque  chose  qui  tenait  du  discours  et  du  sermon;  c'était  beau  et 
touchant,  paraît-il.  Brandes  récita  des  prières.  Enfin  Niebuhr  essaya 
de  remercier  l'assistance;  son  émotion  était  telle  qu'il  s'affaisa  sans 
pouvoir  prononcer  un  mot.  Que  la  cérémonie  fût  touchante,  nous 
l'admettons  à  la  rigueur;  mais  la  célébrer  à  Rome,  sous  la  prési- 
dence d'un  diplomate  accrédité  près  du  saint-siége,  c'est  assurément 
ce  qu'il  y  avait  de  plus  extraordinaire  dans  la  circonstance. 

Alors  comme  aujourd'hui,  Rome  n'était  pas  une  résidence  bien 
choisie  pour  un  étranger  qui  voulait  apprendre  l'italien;  les  étran- 
gers remplissaient  la  ville,  se  rencontraient  partout,  donnaient  le 
ton  à  la  société.  Allemands,  Anglais,  Français,  vivaient  à  part  ou 
ne  se  montraient  ensemble  que  dans  de  grandes  réunions  où  la 
langue  française  servait  d'idiome  commun,  mal  parlée  au  surplus, 
avec  les  accens  les  plus  divers  qui  donnaient  l'idée  d'une  tour  de 


UN   HUMANISTE    AMERICAIN.  811 

Babel  sans  miracle  et  sans  but.  Sauf  avec  les  gens  du  peuple,  il  n'y 
avait  guère  occasion  de  parler  italien.  Les  Romains  des  classes  éle- 
vées étaient  trop  peu  nombreux,  trop  ignorans,  pour  tenir  beaucoup 
de  place.  Cependant  Ticknor  retrouvait,  en  se  présentant  partout 
avec  son  éclectisme  ordinaire,  les  relations  mondaines  dont  il  s'était 
fait  une  douce  habitude.  Les  Français  étaient  rares,  à  peine  en 
comptait-il  quelques-uns  adonnés  à  des  recherches  archéologiques. 
Les  Russes  ne  lui  plaisaient  guère,  il  les  trouvait  trop  enclins  à  ab- 
diquer leur  nationalité  pour  prendre  les  coutumes  de  leur  entou- 
rage. Le  Portugal  était  brillamment  représenté  par  son  ambassa- 
deur, le  comte  Funchal,  dont  les  dîners  littéraires  avaient  une 
réputation  méritée.  Les  Allemands  comptaient  dansda  ville  éternelle 
quelques  esprits  d'élite  :  Niebuhr  et  Bunsen  étaient  bien  capables 
de  séduire  un  jeune  homme  épris  de  l'antiquité  classique.  Quant  à 
la  colonie  anglaise,  la  duchesse  de  Devonshire  en  était  la  personna- 
lité la  plus  marquante.  Un  peu  trop  entichée  de  littérature,  dépen- 
sant beaucoup  d'argent  à  faire  exécuter  des  fouilles  qui  n'étaient 
pas  toujours  bien  dirigées,  elle  réunissait  dans  ses  conversazioni 
tout  le  beau  monde  de  Rome.  C'était  là  que  Ticknor  voyait  le  cardi- 
nal Consalvi,  l'homme  le  plus  remarquable  de  la  cour  romaine  sans 
contredit. 

Ce  n'est  pas  tout.  Il  y  avait  encore  à  Rome  une  famille  que  notre 
voyageur  classe  à  part,  parce  que,  selon  lui,  elle  n'appartient  plus 
à  aucune  nation  :  la  famille  Bonaparte.  A  vrai  dire,  il  avoue  qu'il  n'y 
en  avait  pas  de  plus  agréable  à  fréquenter,  si  bien  que  ses  préjugés 
de  naissance  contre  Napoléon  Y^  ne  l'empêchent  pas  de  leur  rendre 
la  justice  due  à  leur  situation  et  à  leurs  qualités  personnelles.  C'était 
d'abord  Madame  mère,  logée  dans  le  même  palais  que  son  frère, 
le  cardinal  Fesch.  Celui-ci  possédait  une  magnifique  galerie  de  ta- 
bleaux dont  il  se  plaisait  à  faire  les  honneurs  aux  étrangers.  Tous 
deux  recevaient  le  soir,  mais  leur  salon  était  un  peu  ennuyeux  bien 
qu'ils  y  déployassent  tout  le  luxe  que  permet  une  grande  fortune. 
L'ancien  roi  de  Hollande,  qui  ne  portait  d'autre  titre  que  celui  de 
comte  de  Saint-Leu,  vivait  avec  simplicité,  ne  s'occupant  que  de 
latin,  de  poésie  et  de  l'éducation  de  son  fils  aîné.  La  princesse  Bor- 
ghèse  faisait  grand  étalage  de  ses  magnifiques  diamans  et  des  restes 
d'une  beauté  que  l'âge  n'avait  pas  trop  endommagée.  Chez  Lucien, 
connu  sous  le  nom  de  prince  de  Canino,  la  vie  était  plus  intime. 
Entouré  de  nombreux  enfans,  marié  pour  la  seconde  fois  à  une 
femme  d'un  esprit  cultivé,  le  prince  recevait  quelques  amis  avec 
cordialité.  On  le  devine,  ces  exilés  avaient  conservé  les  traditions 
de  l'urbanité  française,  les  habitudes  de  la  conversation  frivole  qui 
repose  le  soir  des  fatigues  de  la  journée.  Le  voyageur  qui  s'était 


812  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ennuyé  dans  une  université  allemande,  qui  avait  éprouvé  plus  tard 
le  cbarme  des  causeries  parisiennes,  quels  que  fussent  ses  préjugés 
de  républicain  contre  les  frères  et  les  neveux  d'un  empereur,  se 
retrouvait  avec  délices  dans  la  société  un  peu  légère  des  Bonaparte. 

III. 

En  ce  temps  de  chaises  de  poste  et  de  navires  à  voiles,  'le  plus 
simple  pour  aller  d'Italie  en  Espagne  était,  paraît-il,  de  traverser 
la  Méditerranée.  Ticknor,  débarqué  à  Barcelone,  s'associait  à  trois 
autres  personnes  pour  faire  la  route  de  Barcelone  à  Madrid.  Ce 
n'était  rien  moins  qu'un  voyage  de  treize  jours,  par  des  chemins 
abominables ,  où  leur  voiture  ne  faisait  que  vingt-deux  milles ,  en 
marchant  de  quatre  heures  de  matin  à  sept  heures  du  soir  par  les 
plus  belles  journées  du  mois  de  mai.  Pour  la  nuit,  ils  ne  trouvaient 
d'autre  abri  que  de  misérables  baraques,  sans  lit,  sans  autre  nour- 
riture que  ce  qu'ils  emportaient  avec  eux.  Des  trois  compagnons 
que  notre  Américain  s'était  procurés,  l'un  était  un  peintre  de  talent 
qui  revenait  de  Rome  pour  être  directeur  de  l'académie  des  arts  à 
Madrid,  les  deux  autres  des  officiers  de  l'armée  espagnole,  gens 
de  bonnes  manières,  assez  ignorans  sans  doute;  Ticknor  leur  lisait 
Don  Quichotte  pour  charmer  les  ennuis  du  voyage.  Ils  y  prenaient 
un  plaisir  d'enfant,  comme  si  ce  fût  chose  nouvelle;  il  y  gagnait, 
lui,  de  se  familiariser  avec  la  langue  espagnole. 

A  Madrid,  le  ministre  des  États-Unis  lui  avait  procuré  l'essentiel, 
un  logement  propre  chez  des  gens  honnêtes,  deux  qualités  rares 
en  Espagne  à  cette  époque  s'il  faut  l'en  croire.  Les  lettres  qu'il  avait 
apportées  d'Angleterre,  de  France,  d'Italie,  lui  ouvraient  les  mai- 
sons les  plus  recommandables.  Il  était  reçu  chez  le  cardinal  Gius- 
tiniani,  nonce  du  pape,  chez  le  duc  de  Montmorency-Laval,  am- 
bassadeur de  France,  chez  sir  Henry  Wellesley,  ambassadeur  de 
la  Grande-Bretagne.  Il  dînait  presque  tous  les  jours  chez  l'un  ou 
l'autre  de  ces  grands  personnages,  se  résignant  à  ne  voir  la  société 
indigène  que  lorsqu'il  serait  parvenu  à  parler  la  langue  assez  cou- 
ramment. Au  surplus,  il  s'était  mis  au  travail  avec  son  application 
habituelle,  prenant  deux  leçons  chaque  matin,  notamment  avec  un 
savant  espagnol,  Antonio  Conde,  qui  de  bibliothécaire  du  roi,  au 
temps  des  Bourbons,  s'était  laissé  faire  ministre  de  l'instruction  pu- 
blique par  le  roi  Joseph,  avait  été  disgracié  au  retour  du  souverain 
légitime  et  vivait  à  l'écart,  respecté  de  tous  ceux  qui  le  connais- 
saient. 

En  vérité,  c'était  un  triste  spectacle  que  se  promettait  Chateau- 
briand lorsqu'il  disait  qu'il  voulait  voir  en  Espagne  le  fruit  de  huit 


UN   HUMANISTE   AMERICA  FN.  813 

années  de  guerres  civiles.  Le  tableau  que  l'on  nous  en  trace  ici  est 
si  noir  que  le  lecteur  voudrait  le  croire  inexact.  Le  roi  est  vulgaire, 
insolent ,  brutal  envers  ses  serviteurs  et  ses  ministres.  Le  marquis 
de  Santa-Cruz,  un  grand  d'Espagne,  homme  de  goût  et  de  talent, 
lui  a  proposé  de  former  une  galerie  de  tableaux  en  réunissant  les 
toiles  éparses  dans  les  palais  royaux  ;  il  y  a  là  des  trésors  incom- 
parables. Il  y  a  consenti,  non  point  qu'il  soit  appréciateur  des  belles 
œuvres,  mais  parce  qu'il  préfère  un  beau  papier  de  tenture  aux 
vieux  cadres  qui  pendent  le  long  des  murailles.  Ticknor  a  été  pré- 
senté à  la  cour;  il  fait  entendre  qu'un  étranger  à  Madrid  ne  peut 
s'en  dispenser.  Le  roi  ne  lui  parle  que  du  saint-père.  Les  membres 
de  la  famille  royale  sont  incapables  de  soutenir  la  moindre  conver- 
sation. Le  gouvernement  se  fait  à  coups  de  décrets  auxquels  per- 
sonne ne  se  croit  tenu  d'obéir,  pas  plus  les  fonctionnaires  que  les 
autres  citoyens.  Le  ministre  des  finances  a-t-il  besoin  d'argent,  on 
décrète  une  nouvelle  taxe  ;  les  contribuables  n'en  paient  guère  que 
le  tiers,  et  l'on  s'en  tient  là.  Il  y  a  une  sorte  de  convention  tacite 
entre  le  gouvernement  et  les  agens  qu'il  emploie  que  le  roi  rendra 
des  décrets  et  qu'il  sera  permis  au  peuple  de  ne  pas  obéir.  De  cette 
façon,  on  n'a  pas  à  craindre  d'insurrection;  mais  si  les  ministres  vou- 
laient mettre  à  exécution  la  moitié  de  ce  qui  est  prescrit,  il  y  aurait 
une  révolte  dans  la  quinzaine.  Aussi  les  abus  sont-ils  nombreux 
dans  l'administration.  On  n'a  pas  découvert  un  autre  moyen  de  les 
réduire  que  de  tarifer  les  dispenses  et  de  légaliser  les  concussions. 
Être  regidor  avant  dix-huit  ans  est  interdit  par  la  loi  ;  c'est  permis 
contre  paiement  d'une  taxe  de  300  à  ZiOO  ducats.  Pour  se  faire  juger 
par  la  cour  suprême,  il  fallait  payer  les  juges  et  leurs  serviteurs  ; 
maintenant  on  l'obtient  en  versant  750  ducats  au  trésor.  Du  reste 
point  de  police  politique  ;  «  ce  gouvernement  n'est  pas  assez  civilisé 
pour  faire  usage  d'une  machine  si  délicate.  »  Peu  d'alguazils  dans 
les  rues  en  plein  jour  ;  moins  encore  la  nuit.  Il  n'y  en  a  point  be- 
soin. Le  populaire  n'est  pas  enclin  aux  délits,  larcins,  querelles, 
orgies,  que  la  police  des  rues  a  mission  de  prévenir.  S'il  se  commet 
un  crime,  c'est  avec  audace  et  devant  tout  le  monde,  comme  le  com- 
porte le  caractère  national. 

L'inquisition  n'est  plus  qu'un  épouvantail;  elle  n'a  d'influence 
que  sur  l'instruction  publique  et  sur  la  presse.  Peut-être  est-elle  un 
peu  plus  active  dans  le  sud  de  la  Péninsule.  Tout  au  moins  elle  s'y 
donne  parfois  la  satisfaction  d'afficher  un  décret  de  condamnation 
contre  l'hérésie  de  Martin  Luther.  Parfois  aussi  elle  fouille  les  pa- 
piers des  étrangers.  Ticknor  avait  pris  la  meilleure  sauvegarde 
contre  de  telles  contrariétés  :  outre  qu'il  n'affichait  point  ses  opi- 
nions religieuses,  il  savait  toujours  se  faire  des  amis  parmi  les  ec- 


8  lu  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

clésiastiques.  Il  S'imagine  bien  que  ceux-ci  veulent  le  convertir; 
mais,  comme  leurs  instances  .sont  fort  discrètes,  il  ne  s'en  émeut 
guère.  La  critique  est  sévère,  on  le  voit;  toutefois  le  narrateur  est 
forcé  de  convenir  que,  malgré  l'inquisition  et  les  concussions,  sans 
police  et  sans  tribunaux  sérieux,  ce  gouvernement  suffit  au  peuple 
espagnol;  il  n'y  en  a  pas  de  plus  tranquille,  de  plus  loyal,  de  plus 
obéissant.  La  corruption  est  à  la  surface,  elle  n'a  pas  pénétré  la 
masse. 

Quant  aux  établissemens  d'instruction  ou  d'intérêt  public,  il  y  a 
peu  de  chose  à  en  dire.  L'hôpital  est  mal  tenu;  les  étudians  y  sont 
rares,  quoiqu'il  y  ait  cinq  professeurs,  avec  des  instrumens  de  chi- 
rurgie de  forme  antique  et  de  livres  de  l'autre  siècle.  Le  droit  s'en- 
seigne, ainsi  que  la  médecine,  aux  universités  d'Alcala  et  de  Sala- 
manque;  on  y  va  pour  la  forme  s'y  procurer  un  diplôme  de  médecin 
ou  d'avocat.  La  bibliothèque  est  riche  en  livres  et  en  médailles,  si 
riche  qu'il  a  fallu  entasser  dans  un  grenier  ce  que  l'on  jugeait  le 
moins  précieux.  Le  voyageur  prend  un  volume  au  hasard  dans  ce  tas 
mis  au  rebut  ;  c'est  la  Mécanique  céleste  de  Laplace.  Par  compen- 
sation les  musées  de  peinture  sont  splendides.  Qui  s'en  étonnera 
dans  la  patrie  de  Yelasquez  et  de  Murillo?  Ce  qui  vaut  mieux  en- 
core, l'instruction  primaire  est  universelle;  les  écoles  sont  nom- 
breuses, gratuites  ;  l'on  y  apprend  jusqu'au  latin.  Il  est  rare  de 
rencontrer  un  Espagnol  qui  ne  sache  pas  lire  et  écrire;  mais  au- 
delà  de  cet  enseignement  élémentaire,  il  n'y  a  rien  :  les  moines, 
qui  sont  les  instituteurs  de  toute  la  Péninsule,  ne  désirent  pas  que 
l'on  en  apprenne  davantage.  Malgré  tout,  ce  peuple  espagnol,  avec 
tous  ses  défauts,  plaît  au  voyageur  américain.  Il  y  découvre  de  l'o- 
riginalité, de  la  poésie,  de  la  vigueur  sans  barbarie,  de  la  civilisa- 
tion sans  débauche.  «  Ce  qui  serait  ailleurs  roman  ou  fiction  est  ici 
la  vérité  ;  pour  tout  ce  qui  a  trait  aux  mœurs,  Cervantes  et  Lesage 
sont  des  historiens.  En  franchissant  les  Pyrénées,  vous  ne  passez 
pas  seulement  d'un  pays  dans  un  autre  pays,  d'un  climat  à  un 
autre  climat;  vous  reculez  de  deux  siècles  en  arrière,  jusqu'aux 
temps  poétiques  que  nous  ne  connaissons  plus  que  par  les  récits 
de  nos  ancêtres.  » 

Ceci  est  pour  le  peuple.  Les  hautes  classes  ont,  comme  de  juste, 
pris  plus  ou  moins  les  façons  des  autres  pays  d'Europe.  Dès  qu'il 
sut  assez  d'espagnol  pour  les  besoins  de  la  conversation  courante, 
Ticknor  se  fit  présenter  dans  les  salons  de  Madrid.  Ces  réunions  ne 
ressemblent  pas  du  reste  à  nos  soirées  françaises.  Presque  tous  les 
hommes  fument,  presque  tous  sont  assez  mal  mis,  bruyans,  rudes, 
parfois  grossiers.  La  seule  distraction  admise  est  le  jeu,  auquel  tout 
le  monde  se  livre  avec  passion;  partant  point  de  causeries,  peu 


UN   HUMANISTE    AMERICAIN.  815 

d'intimité.  Tel  est  l'aspect  d'une  tertulia  chez  le  marquis  de  San- 
lago,  un  grand  d'Espagne  fidèle  aux  vieilles  coutumes.  Une  seule 
personne  y  attire  l'attention  de  notre  Bostonien  :  c'est  la  sœur  du 
marquis,  jeune,  belle  comme  une  sibylle,  remplie  d'esprit  et  d'en- 
thousiasme, qui  refuse  de  se  marier  pour  restituer  à  son  père  exilé 
la  fortune  dont  elle  jouit.  Chez  le  premier  ministre,  Pizarro,  la  so- 
ciété est  plus  mélangée.  Les  étrangers  y  coudoient  les  membres 
du  corps  diplomatique  et  les  principaux  personnages  du  gouverne- 
ment. Au  palais  de  la  duchesse  d'Ossuna,  la  réception  est  plus  eu- 
ropéenne; cette  grande  dame,  alors  d'un  âge  mûr,  n'est  pas  seule- 
ment remarquable  par  la  naissance,  par  la  fortune,  par  les  qualités 
personnelles;  elle  a  montré  son  courage,  sa  fermeté  d'esprit  pen- 
dant la  guerre  d'indépendance.  Qu'on  ne  l'oublie  pas  en  effet,  l'Es- 
pagne, en  1818,  sort  à  peine  d'une  crise  épouvantable.  Huit  années 
de  guerre  civile  ont  laissé  des  traces  que  le  temps  n'a  pas  encore 
eiîacées  et  des  souvenirs  que  les  survivans  ne  peuvent  oublier. 

En  résumé,  la  société  espagnole  était  de  si  peu  de  ressource  que 
Ticknor  vivait  surtout  dans  le  monde  diplomatique,  où  se  trouvaient 
des  personnes  qui  avaient  toutes  ses  sympathies,  comme  le  comte 
Cesare  Balbo,  qu'il  devait  retrouver  vingt  ans  plus  tard  en  Italie, 
comme  M'"'  de  Tatichef,  dont  les  représentations  dramatiques  et  les 
tableaux  vivans  avaient  grand  succès.  Ce  dernier  genre  d'amuse- 
ment, inconnu  sans  doute  dans  le  monde  puritain  de  Boston,  lui 
plaît  beaucoup.  Aussi  quelle  description  enthousiaste  il  en  fait,  sans 
du  reste  penser  à  mal  le  moifts  du  monde  !  «  En  comparaison  de  ce 
spectacle  magique,  la  plus  belle  toile  est  terne,  la  plus  belle  femme 
est  froide  et  prosaïque,  car  vous  avez  là  le  goût,  la  fantaisie,  la 
poésie  de  l'art  avec  la  vie  et  les  élans  de  la  réalité.  Je  n'oublierai 
jamais  les  représentations  de  la  Sibylle  du  Dominiquin,  de  la  Sainte- 
Cécile  de  Raphaël  et  de  tant  d'autres  peintures  vivantes  qui  ont  été 
un  de  mes  grands  plaisirs  en  Europe.  »  Cet  austère  républicain  se 
civilisait,  on  le  voit,  au  contact  de  la  société  monarchique.  D'ail- 
leurs il  choisissait  ses  amis  comme  ses  amusemens,  sans  aucun  parti- 
pris  d'opinions  politiques  ou  religieuses.  On  a  déjà  dit  qu'il  recher- 
chait la  compagnie  des  ecclésiastiques;  mais,  de  tous  les  hommes 
qu'il  connaissait  dans  cette  ville  de  Madrid,  il  en  était  un  qu'il  pré- 
férait, et  c'était  justement  le  plus  convaincu  des  royalistes,  le  duc 
de  Montmorency-Laval,  ambassadeur  de  France,  auprès  duquel  une 
lettre  de  M™*  de  Staël  lui  avait  servi  d'introduction.  Ce  diplomate, 
duc  et  pair  de  France,  prince  du  saint-empire,  grand  d'Espagne, 
d'une  fidélité  invariable  à  la  cause  des  Bourbons,  avait  en  plus  de 
l'esprit,  du  savoir  et  la  plus  exquise  bonté  de  caractère.  Il  avouait 
n'avoir  qu'une  ambition,  «  que,  depuis  le  plus  humble  valet  jus- 
qu'au roi,  tout  le  monde  dise  :  C'est  un  excellent  homme,  h  Cette 


816  BEVCE    DES    DEUX    MONDES, 

intimité  entre  un  royaliste  de  vieille  roche  et  un  partisan  de  Wash- 
ington n'est-elle  pas  un  trait  curieux  de  la  vie  du  personnage  dont 
on  raconte  ici  les  aventures? 

Quatre  mois  de  séjour  lui  avaient  appris  tout  ce  qu'il  désirait 
savoir.  11  voulait  maintenant  revenir  en  Angleterre  en  passant  par 
l'Andalousie  et  par  Lisbonne.  Cette  fois  il  voyageait  en  poste,  avec 
le  courrier  de  la  malle,  tous  deux  montés  sur  de  petits  chevaux 
toujours  au  galop  que  l'on  relayait  d'heure  en  heure.  Les  journées 
de  60  à  70  milles  ne  le  fatiguaient  point,  d'autant  plus  qu'il  s'ar- 
rêtait dans  les  villes  dont  l'histoire  ou  les  monumens  présentent 
quelque  intérêt.  Il  traverse  de  cette  façon  Aranjuez,  Ocafia,  la  Ca- 
roline, Cordoue,  bien  accueilli  partout,  grâce  aux  recommanda- 
tions qu'il  avait  emportées  de  Madrid.  L'existence  patriarcale  des 
grands  seigneurs  andalous  qu'il  visite  en  route  lui  plaît  beaucoup. 
Ces  ducs  et  ces  marquis,  un  peu  trop  ignorans,  mais  hospitaliers, 
habillés  à  la  mode  du  pays,  vivant  dans  une  intime  familiarité  avec 
de  vieux  domestiques  élevés  dans  leur  palais,  c'est  un  spectacle 
qu'il  n'a  vu  nulle  part.  A  Grenade,  il  va  droit  chez  l'archevêque,  au- 
quel il  apportait  une  lettre  du  nonce.  Ce  vénérable  prélat  le  prend 
avec  brusquerie  par  le  bras,  le  mène  dans  une  ai1«  de  son  palais, 
lui  en  donne  la  clé  et  lui  dit  :  «  Ces  chambres,  monsieur,  sont  pour 
vous;  ce  domestique  est  à  votre  service  aussi  longtemps  que  vous 
resterez  à  Grenade.  Vous  en  profiterez  ou  vous  n'en  profiterez  pas, 
cela  m'est  égal.  De  plus,  je  dîne  à  deux  heures  :  votre  couvert  sera 
toujours  mis,  mais  je  ne  me  plaindrai  pas  si  vous  ne  venez  pas,  car 
il  ne  faut  faire  que  ce  qu'il  vous  plaît.  »  Un  lettré  tel  que  Ticknor 
ne  pouvait  entrer  dans  ce  palais  sans  évoquer  le  souvenir  de  Gil 
Blas;  mais  le  bon  archevêque  n'écrivait  pas  d'homélies,  et  le  secré- 
taire, un  petit  abbé  sans  intelligence  ni  talent,  ne  ressemblait  par 
aucun  côté  à  son  prédécesseur  légendaire  ;  sa  seule  prétention  était 
d'avoir  des  autographes  de  tous  les  apôtres. 

Le  brigandage  régnait  encore  en  Andalousie  à  cette  époque.  Pour 
aller  de  Grenade  à  Malaga,  Ticknor  se  joint  à  une  caravane  de  mar- 
chands. Parmi  ses  compagnons  de  route  se  trouvait  un  comte  Po- 
lentinos,  dont  il  avait  fait  connaissance  au  palais  archiépiscopal, 
qui  était  venu  de  Madrid  pour  un  procès  pendant  depuis  deux  cent 
onze  ans.  Le  comte  Polentinos  venait  d'obtenir  un  arrêt  qui  lui 
donnait  gain  de  cause;  cependant  il  avait  lieu  de  craindre  que  l'ad- 
versaire n'eût  encore  un  motif  de  cassation.  Telle  était  la  justice 
espagnole.  Mais  il  faut  abréger,  d'autant  plus  que  ces  pays  sont  au- 
jourd'hui si  connus  que  la  relation  d'un  voyage  n'a  plus  pour  nous 
l'attrait  de  la  nouveauté.  De  Séville,  il  fallait  gagner  Lisbonne  :  ^a 
route  ordinaire  par  Badajoz  était  infestée  de  voleurs;  Ticknor,  sa- 
chant que  les  autorités  régulières  ne  le  protégeraient  pas,  prit  brave- 


UN    HUMANISTE    AMERICAIN.  817 

ment  le  parti  de  se  joindre  à  une  troupe  de  contrebandiers  qui  por- 
taient des  dollars  de  Séville  à  Lisbonne  et  rapportaient  en  échange 
des  marchandises  anglaises. 

«  Je  les  rejoignis  au  coucher  du  soleil,  à  l'endroit  où  ils  bivoua- 
quaient pour  la  nuit.  Ils  étaient  au  nombre  de  vingt-huit  avec  qua- 
rante mules,  de  braves  gens,  pleins  de  cœur,  armés  chacun  d'un 
fusil,  d'une  paire  de  pistolets,  d'un  sabre  et  d'une  dague,  étendus 
par  groupes  sous  des  chênes-liéges  ou  occupés  à  faire  cuire  leur 
souper.  Je  me  fis  aisément  à  leurs  manières;  me  couchant  sur  ma 
couverture,  je  mangeai  de  bon  cœur  et  dormis  aussi  tranquillement 
que  le  plus  hardi  d'entre  eux.  Le  matin,  nous  fîmes  tout  à  fait  con- 
naissance. Dans  ce  voyage  de  huit  jours  à  travers  un  pays  peu  fré- 
quenté, où  nous  évitions  toute  habitation,  il  s'établit  entre  eux  et 
moi  une  véritable  intimité.  Ces  guides,  bons  et  fidèles,  me  montrè- 
rent un  aspect  de  la  nature  humaine  auquel  je  n'avais  jamais  pensé. 
II  y  en  avait  deux  qui  étaient  des  hommes  de  talent;  ils  m'initièrent 
aux  principes  et  aux  sentimens  de  leur  corporation,  à  leurs  opi- 
nions politiques  et  religieuses,  bien  en  rapport  avec  leur  situation 
sociale.  Cette  sorte  de  conversation  fut  mon  principal  amusement. 
La  contrée  était  triste  et  mélancolique.  Nous  ne  recherchions  point 
les  grandes  routes  :  de  temps  en  temps  nous  ne  rencontrions  un 
sentier  ou  un  chemin  de  traverse  que  pour  l'éviter;  nous  étions  di- 
rigés par  l'instinct  des  guides  plutôt  que  par  leur  expérience.  En 
ce  qui  me  concerne,  j'ai  rarement  passé  une  semaine  plus  agréable. 
La  nouveauté  de  la  situation,  l'étrangeté  du  pays  me  plaisaient  : 
dormir  à  la  belle  étoile,  sauf  une  nuit  passée  chez  le  chef  de  notre 
bande,  dîner  sous  un  arbre,  vivre  en  bon  camarade  avec  des  gens 
que  la  loi  condamne  à  être  fusillés  ou  pendus,  mener  huit  jours  du- 
rant la  vie  vagabonde  d'un  Arabe,  cela  me  donna  bien  vite  la  ma- 
gnifique insouciance  de  mes  compagnons.  Bref,  je  fus  gai  tout  le 
temps  et  ne  trouvai  point  la  route  longue.  En  arrivant  à  la  frontière 
de  Portugal,  je  dis  adieu  au  seul  pays  du  monde  où  cette  vie  soit 
possible,  au  seul  pays  où  la  protection  des  contrebandiers  soit  pré- 
férable à  celle  du  gouvernement.  » 

Cinq  semaines  après,  il  rentrait  en  Angleterre,  s'émerveillant  du 
contraste  qu'offrent  les  environs  de  Londres  en  comparaison  des 
plaines  nues  de  la  Castille.  Il  lui  tardait  de  repartir  pour  son  pays 
natal  ;  mais  il  lui  était  nécessaire  auparavant  de  se  composer  une 
bibliothèque  de  livres  espagnols.  Les  librairies  de  Madrid  et  de  Lis- 
bonne étaient  si  dépourvues  qu'il  se  vit  obligé  de  revenir  à  Paris  pour 
y  compléter  ses  acquisitions.  Au  retour  de  ce  long  voyage  d'Italie  et 
d'Espagne,  Ticknor  était,  peut-on  dire,  encore  plus  mondain  qu'à 
l'époque  de  son  premier  séjour  en  France,  Il  ne  recherchait  plus 

TOMB  xx.  —  1877.  52 


818  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

seulement  les  conversations  graves,  les  entrevues  avec  les  person- 
nages connus  :  un  cercle  féminin  l'attirait  au  moins  autant  qu'une 
société  de  savans;  la  danse  même  le  retenait  dans  les  salons  bien 
au-delà  de  l'heure  discrète  où  les  visiteurs  sérieux  se  retirent.  L'a- 
mitié du  duc  de  Montmorency- Laval  lui  ouvrait  les  hôtels  les  plus 
aristocratiques;  il  sut  en  profiter,  on  va  le  voir,  et  juger  son  monde, 
quel  qu'en  fût  le  rang,  avec  une  égale  impartialité. 

«  Je  dîne  toujours  en  compagnie,  met -il  dans  son  journal  de 
voyage,  le  plus  souvent  chez  le  comte  de  Pastoret,  le  duc  de  Duras 
ou  le  coniie  de  Saint-Aulaire,  ou,  à  défaut  d'autre  invitation,  chez 
le  duc  de  Broglie,  où  mon  couvert  est  toujours  mis.  »  Il  n'a  rien  vu 
nulle  part  d'aussi  agréable  que  ces  dîners  sans  apparat  et  les  soi- 
rées intimes  dont  ils  sont  suivis.  Nulle  part,  à  l'entendre,  le  système 
des  relations  sociales  n'est  si  bien  compris  qu'en  France.  Les  visi- 
teurs sont  nombreux;  les  hommes  de  lettres  sont  admis,  recherchés 
même,  sur  la  seule  recommandation  de  leur  mérite  personnel.  Les 
seules  gens  qu'il  critique  sont  les  hommes  d'esprit,  dont  la  réputa- 
tion est  faite  en  tant  que  causeurs,  et  qui  vont  d'un  salon  à  l'autre, 
répétant  partout  les  mêmes  mots.  L'esprit  est  le  dieu  qu'on  adore 
dans  les  maisons  françaises  ;  c'est  brillant,  gracieux,  superficiel  et 
creux.  — C'est  fort  bien  dit;  mais  pourquoi,  dira-t-on,  s'y  laisse- 
t-il  séduire? 

Le  comte  de  Pastoret  appartenait  au  parti  royaliste  ultra.  Cepen- 
dant, en  sa  qualité  de  membre  de  l'histitut,  il  recevait  chez  lui  des 
hommes  tels  que  Cuvier,  Laplace;  ses  soirées  étaient  presqu'un 
cénacle  de  savans  et  d'érudiLs.  Chez  la  marquise  de  Louvois,  res- 
pectable douairière  qui  n'était  rentrée  qu'en  18 U,  on  s'occupait 
davantage  de  politique.  Ticknor  y  entendait  de  vigoureux  sermons 
contre  la  république,  qu'il  écoutait  avec  sa  bonne  huineur  ordi- 
naire, quoiqu'en  enrageant  un  peu.  La  duchesse  de  Duras  réunis- 
sait chez  elle  les  partisans  du  duc  de  Richelieu  ;  Chateaubriand, 
Talleyrand,  en  étaient.  Comme  elle  avait  une  réputation  littéraire, 
—  on  connaît  son  roman  d'Owika,  —  Chateaubriand  donnait  vo- 
lontiers aux  habitués  de  ce  salon  la  primeur  de  ses  écrits.  M"®  de 
Sainte-Aulaire  tenait  pour  les  doctrinaires ,  pour  le  parti  Decazes, 
qui  triomphait  en  ce  moment  dans  la  faveur  du  roi.  Barante  et  Guizot 
y  venaient  tous  les  mardis.  Par  contraste,  M""^  de  Broglie  recevait 
les  libéraux.  Ces  diverses  coteries  n'avaient  au  surplus  rien  d'exclu- 
sif, surtout  à  l'égard  des  étrangers.  Humboldt  par  exemple  se  mon- 
trait partout,  partout  accueilli  avec  la  distinction  qui  lui  était  due. 

De  tous  ces  personnages,  il  en  est  un  qui  déplaît  franchement  à 
notre  Américain  :  c'est  Talleyrand.  On  l'a  vu  déjà,  Ticknor  s'entend 
à  merveille  à  faire  le  portrait  des  gens.  Le  récit  qu'on  va  lire  n'est-il 
pas  en  son  genre  un  tableau  complet? 


UN   HUMANISTE   AMÉRICAIN.  819 

«  Un  soir,  en  arrivant  chez  la  duchesse  de  Duras,  je  vis  un  mon- 
sieur âgé  adossé  à  la  cheminée;  il  était  vêtu  d'une  longue  redingote 
grise  boutonnée  jusqu'au  menton,  sans  autre  signe  distinctif  que  le 
ruban  rouge  de  la  Légion  d'honneur  qui  orne  tant  de  boutonnières 
dans  la  bonne  société  que  personne  n'y  fait  plus  attention.  Il  avait 
une  haute  cravate  blanche,  cachant  la  partie  inférieure  du  visage, 
et  ses  cheveux  étaient  rabattus,  à  force  de  poudre  et  de  pommade, 
de  façon  à  cacher  le  front  et  les  tempes.  En  somme,  il  dissimulait 
sa  figure  autant  que  possible;  ce  que  j'en  vis  n'attira  guère  mon 
attention.  Il  se  tenait  là,  donnant  des  coups  de  pied  dans  le  garde- 
feu.  J'observai  toutefois  qu'il  causait  d'une  façon  très  animée  avec 
M™«  de  Duras,  qui  l'appelait  «  mon  prince,  »  et  que  leur  entretien, 
surtout  du  côté  de  la  dame,  quoique  toujours  de  bon  ton,  était  trop 
vif  pour  être  tout  à  fait  agréable.  Je  pris  donc  un  livre  et  me  don- 
nai l'air  de  lire;  mais  j'écoutais.  Ils  discutaient  une  question  poli- 
tico-légale dont  la  société  et  les  journaux  s'occupaient  beaucoup.  Il 
s'agissait  de  savoir  si,  en  vertu  de  l'article  de  la  charte  :  «  La  reli- 
gion catholique  romaine  est  la  religion  de  l'état,  »  les  protestans 
pouvaient  être  obligés  aux  jours  de  cérémonies  religieuses,  en  par- 
ticulier lors  des  processions  de  la  Fête-Dieu,  de  tendre  leurs  mai- 
sons ou  de  manifester  d'autres  signes  extérieurs  de  respect.  Les 
catholiques  ardens  prétendaient  qu'ils  y  étaient  tenus;  les  protes- 
tans le  niaient,  et  la  plus  haute  cour  de  justice  leur  avait  donné  rai- 
son. M'"*"  de  Duras  était  mécontente  de  cet  arrêt;  elle  soutenait  son 
opinion  non  sans  éclat;  le  monsieur  vêtu  de  gris  lui  répondait  avec 
esprit,  mais  en  homme  qui  ne  veut  pas  discuter  à  fond.  Enfin  il  me 
parut  un  peu  piqué  de  quelques-unes  des  saillies  de  son  interlocu- 
trice et  lui  dit,  à  bmle-pourpoint,  en  changeant  de  ton  :  «  Savez- 
vous,  madame  de  Duras,  qui  a  conseillé  à  ...  (il  nomma  Beugnot,  je 
crois)  de  mettre  ces  mots  dans  la  charte?  —  Non,  je  n'en  sais  rien, 
répliqua-t-elle,  mais  ce  sont  d'excellens  mots,  d'où  qu'ils  viennent, 
—  Eh  bien!  c'est  moi.  —  Je  suis  enchantée,  reprit- elle  vive- 
ment avec  un  rire  moqueur,  que  vous  ayez  si  bien  trouvé,  et  je  vous 
en  remercie.  —  Et  savez-vous  pourquoi  j'ai  conseillé  de  mettre 
cela?  —  Je  l'ignore;  mais  je  suis  certaine  que  vous  aviez  de  bonnes 
raisons  pour  faire  une  si  bonne  chose.  —  Bah!  continna-t-il,  j'ai 
conseillé  de  mettre  ces  mots,  parce  qu'ils  ne  signifient  rien  du  tout.  » 
Là-dessus  M""'  de  Duras  se  fâche  un  peu;  la  conversation  s'aigrit, 
si  bien  que,  pour  en  sortir,  elle  se  tourne  vers  Ticknor  :  «  Vous 
n'avez  pas  d'ennuis  de  ce  genre  en  Amérique  ;  vous  n'avez  pas  de 
religion  d'état.  »  Trop  heureux  de  changer  de  sujet,  le  monsieur  se 
met  à  parler  des  États-Unis.  Il  raconte  qu'il  a  été  à  Philadelphie, 
du  temps  de  Washington,  puis  à  Boston,  et  il  fait  l'éloge  de  l'Amé- 
rique. M"^  de  Duras,  l'interrompant,  lui  dit  :  «  C'est  là  que  je  vous 


820  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Yis  pour  la  première  fois,  dans  un  bal  à  Philadelphie;  j'étais  bien 
jeune;  manière  et  moi  nous  étions  émigrées.  —  Oui,  répond  le  mon- 
sieur, poursuivant  ses  propres  pensées,  c'est  un  pays  remarquable; 
mais  leur  luxe  !  leur  luxe  est  affreux.  »  Ticknor  était  intrigué  de  sa- 
voir à  qui  il  avait  affaire.  Enfin  M'"®  de  Duras  les  présenta  l'un  à 
l'autre  :  c'était  Talleyrand.  Ils  continuèrent  de  causer  des  États- 
Unis.  Talleyrand  était  froid  pour  Washington;  il  semblait  ne  pou- 
voir oublier  que  le  président  n'avait  pas  voulu  le  recevoir  par  égard 
pour  la  république  française.  Il  se  rappelait  une  jeune  fille  de 
Boston,  d'une  beauté  remarquable.  Ticknor  savait  de  qui  il  était 
question  :  c'était  M""*  Perkins,  avec  laquelle  il  était  venu  en  Europe 
quatre  ans  auparavant.  On  lui  avait  raconté  dans  sa  jeunesse  que 
c'était  la  seule  personne  avec  qui  Talleyrand  consentît  à  parler  an- 
glais. Il  put  donc  lui  raconter  qu'elle  s'était  mariée,  qu'elle  avait  une 
demi-douzaine  d'enfans,  qu'elle  avait  fait  le  voyage  d'Angleterre  en 
1815.  Talleyrand  ne  l'écoutait  pas.  «  Il  ne  s'intéresse  qu'à  ses  pro- 
pres souvenirs;  les  personnes  qu'il  a  connues  ne  l'occupent  qu'au- 
tant qu'elles  ont  été  mêlées  à  sa  propre  vie;  il  lui  est  devenu  in- 
différent qu'elles  soient  mortes  ou  vivantes,  » 

Un  peu  plus  tard,  la  veille  de  son  départ  pour  l'Angleterre,  Tick- 
nor était  venu  prendre  congé  de  M™«  de  Duras.  Talleyrand  était  en- 
core là.  Le  duc  de  Richelieu  avait  donné  sa  démission;  il  y  avait 
quelque  difficulté  à  composer  le  nouveau  ministère;  en  un  mot,  on 
était  en  pleine  crise.  Le  prince  était  sombre  :  à  l'entendre,  la  situa- 
tion était  menaçante;  le  roi  n'avait  personne  sur  qui  compter. 
M"^  de  Duras  parlait  peu  et  paraissait  inquiète  ;  ce  qu'on  lui^disait 
n'était  pas  pour  la  tranquilliser.  Enfin  Talleyrand  se  leva  pour 
partir,  et,  continuant  de  parler  du  même  ton  désagréable,  il  alla 
lentement  jusqu'à  la  porte  :  «  Et  cependant,  dit-il  en  accentuant  ses 
paroles,  et  cependant  il  y  a  un  petit  moyen,  si  l'on  savait  s'en 
servir!  »  Sur  quoi,  il  disparut.  Il  y  eut  dans  le  salon  un  moment 
de  silence  pénible.  Ticknor  fit  ses  adieux  et  s'en  alla.  A  peine  était-il 
dans  sa  voiture  que  M'»*  de  Duras  le  faisait  rappeler  pour  le  prier 
de  ne  parler  à  personne  de  ce  qu'il  avait  entendu  tant  qu'il  serait 
en  France.  Le  soir,  il  dînait  chez  le  duc  de  Broglie  avec  Humboldt, 
Lafayette  et  l'abbé  de  Pradt.  La  tentation  était  forte;  il  y  sut  ré- 
sister; mais  huit  jours  après  il  était  à  Londres  chez  lord  Holland 
avec  quelques-uns  des  principaux  orateurs  du  parti  whig;  il  ne  se 
fit  pas  faute  de  raconter  le  petit  discours  de  Talleyrand,  qui  eut  un 
succès  de  rire  universel.  Ce  républicain  d'un  autre  monde  regardait 
avec  un  certain  dédain  les  petites  terreurs,  les  petites  questions  et 
les  petits  moyens  de  la  politique  européenne. 

H.  Blerzy. 


LA 


METAPHYSIQUE  EN  EUROPE 

DEPUIS    HEGEL 


LA    PHILOSOPHIE    DE    LA    LIBERTÉ. 
SCHELLING    ET    SECRETAN. 


Après  la  domination  toute-puissante  exercée  par  Hegel  pendant 
un  quart  de  siècle,  après  le  règne  de  la  philosophie  de  l'Idée,  un 
autre  principe,  une  autre  formule  a  commencé  à  prévaloir  en  Alle- 
magne, et  a  obtenu  à  son  tour,  sinon  un  empire  aussi  générale- 
ment accepté,  au  moins  une  certaine  part  de  cet  empire  et  de  cette 
faveur  :  c'est  le  principe  de  la  Volonté.  La  Pensée,  que  la  philoso- 
phie de  Hegel  avait  mise  au  premier  rang,  est  descendue  au  second. 
La  priorité  de  la  volonté  sur  l'idée  est  la  formule  commune  de  deux 
écoles  de  philosophie,  peu  d'accord  d'ailleurs  sur  bien  d'autres 
points  :  d'un  côté,  l'école  de  Schelling,  redevenu  le  successeur  de 
Hegel  après  avoir  été  son  prédécesseur;  de  l'autre,  l'école  de  Scho- 
penhauer.  Ces  deux  philosophes  ont  trouvé  des  disciples,  mieux 
que  des  disciples,  qui  ont  exposé  et  développé  leur  pensée  en  y 
mêlant  d'importantes  vues  personnelles,  et  qui  peuvent  être  à  leur 
tour  considérés  comme  des  philosophes  originaux.  Cette  philosophie 
de  la  volonté,  comme  on  l'appelle,  a  commencé  à  pénétrer  parmi 
nous.  Quelques  jeunes  esprits,  en  quête  du  nouveau,  sans  avoir  trop 


822  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

l'air  de  la  bien  comprendre,  ont  cru  y  trouver  ce  qu'ils  cherchaient. 
L'ensemble  de  ces  vues  est  aujourd'hui  assez  complètement  déve- 
loppé pour  qu'il  soit  possible  de  s'en  faire  une  idée  assez  nette. 
Nous  étudierons  donc  la  philosophie  de  la  volonté  sous  les  deux 
formes  qu'elle  a  prises,  l'une  à  la  suite  de  Schelling,  l'autre  à  la 
suite  de  Schopenhauer  :  la  première  expliquée  et  développée  dans 
la  PMlosoplde  de  la  liberté,  de  M.  Secrétan,  de  Lausanne  ;  la  se- 
conde, corrigée  et  remarquablement  enrichie  par  M.  de  Hartmann, 
dans  sa  Philosophie  de  Vinconscient.  Ce  sont  en  effet  ces  deux  phi- 
losophes surtout  que  nous  voulons  faire  connaître,  et  nous  n'em- 
prunterons à  leurs  deux  illustres  prédécesseurs  que  ce  qui  sera 
nécessaire  à  l'intelligence  de  leurs  idées. 

L 

Lorsque  Schelling,  après  avoir  passé  de  la  philosophie  du  moi, 
qui  lui  était  commune  avec  Fichte,  à  la  philosophie  de  la  nature, 
et  après  avoir  réconcilié  l'une  et  l'autre  dans  la  philosophie  de 
l'identité,  transformée  elle-même  bientôt  en  une  sorte  de  théoso- 
phisme alexandrin,  sous  l'influence  de  Jacques  Boehm  et  de  Gior- 
dano  Bruno,  se  retira  dans  le  silence  vers  1815,  le  gouvernement 
incontesté  de  la  philosophie  en  Allemagne  demeura  entre  les  mains 
de  Hegel.  Ce  fut  le  règne  de  la  logique.  Dans  ce  système  en  effet, 
tout  est  logique,  tout  est  pensée,  tout  est  rationnel.  Ce  que  nous 
appelons  substance,  cause,  force,  activité,  «ne  sont  que  des  modes 
de  la  pensée.  Tout  ce  qui  est  rationnel  est  réel;  tout  ce  qui  est  réel 
est  rationnel.  Ce  n'est  plus  seulement  le  panthéisme,  c'est  le  pan- 
logisme  {der  Panlogismm).  L'hégélianisme  s'était  introduit  dans 
tous  les  domaines  de  la  science,  dans  l'esthétique,  dans  l'histoire, 
dans  le  droit,  dans  la  religion.  Partout  on  racontait  les  évolutions 
de  l'idée.  Tout  était  idée.  Un  peuple  était  une  idée,  une  étoile  était 
une  idée  ou  un  moment  de  l'idée.  Hegel  lui-même  était  l'idée  abso- 
lue. Le  rayonnement  de  ces  pensées  pénétrait  jusqu'en  France,  et 
l'on  sait  quel  succès  elles  eurent  à  la  Sorbonne  en  1828. 

Pendant  ce  triojnphe  de  l'hégélianisme,  à  peine  tempéré  par  la 
résistance  honorable,  mais  passagère,  de  la  philosophie  de  Herbart, 
que  devenait  Schelling,  qui  depuis  1815  semblait  avoir  renoncé  à  la 
publicité,  mais  qui  était  encore  dans  toute  la  force  de  l'âge  et  qui 
devait  même  survivre  à  Hegel  de  vingt  années?  On  savait  qu'il  avait 
dirigé  ses  études  du  côté  de  la  mythologie;  mais  il  n'était  pas  vrai- 
semblable que  ce  génie  essentiellement  métaphysicien  et  poète  s'oc- 
cupât de  la  mythologie  seulement  en  érudit.  Selon  toute  apparence, 
c'était  une  forme  nouvelle,  un  cadre  nouveau  pour  sa  philosophie. 


LA  MÉTAPHYSIQUE  EN  EUROPE.  823 

Plusieurs  fois  il  avait  entrepris  et  annoncé  quelque  publication;  puis 
il  s'était  arrêté,  et  cet  écrivain,  si  fécond  jusqu'alors,  paraissait  s'être 
imposé  un  religieux  silence.  En  1813,  il  avait  commencé  l'im- 
pression d'un  grand  ouvrage,  qui  devait  être  intitulé  :  les  Ages 
du  monde  [die  Weltalter)\  mais  il  la  suspendit  brusquement,  et 
de  ce  travail  il  ne  resta  qu'une  dissertation  sur  les  Divinités  de 
Samothrace  (1815).  Toute  son  activité  cependant  continua  d'être 
appliquée  à  l'enseignement.  En  1820,  il  alla  s'établir  à  Erlangen 
et  y  fit  des  cours  jusqu'en  182G.  A  cette  époque,  l'université  de 
Landslmt  ayant  été  transportée  à  Munich,  Schelling  demanda  et  ob- 
tint la  chaire  de  philosophie  dans  cette  ville,  qui,  sous  l'influence 
du  roi  Louis,  allait  devenir  un  centre  esthétique,  archéologique  et 
littéraire.  Ce  fut  dans  cette  dernière  chaire  que  Schelling  enseigna 
sa  philosophie  de  la  mythologie,  devenue  plus  tard  philosophie  de  la 
révélation.  Lq^  Leçons  mythologiques  furent  annoncées  dès  1830  par 
les  catalogues  de  librairie  comme  devant  paraître  prochainement  ; 
l'impression  même  en  était  arrivée  à  la  seizième  feuille  lorsque 
Schelling,  encore  une  fois,  l'arrêta  par  des  raisons  qu'on  ignore. 
Bientôt  dans  le  nord  de  l'Allemagne ,  après  la  mort  de  Hegel ,  on 
commença  à  devenir  attentif  à  l'action  que  Schelling  exerçait  à  Mu- 
nich. De  jeunes  disciples  répandaient  la  nouvelle  d'une  transfor- 
mation de  sa  philosophie.  En  1833,  il  sortit  de  son  silence  par 
une  déclaration  de  guerre  à  l'école  hégélienne.  Ce  fut  dans  une 
préface  à  la  traduction  allemande  des  Fragmens  jjhilosophiques  de 
Victor  Cousin,  préface  remplie  d'amertume  contre  Hegel  et  ses  dis- 
ciples, et  annonçant  un  retour  offensif  contre  les  fausses  consé- 
quences qu'on  avait  tirées  de  ses  doctrines.  Ce  fut  quelque  temps 
après  qu'un  célèbre  hégélien ,  le  spirituel  Rosenkranz ,  voulant  se 
rendre  compte  par  lui-même  du  mystérieux  enseignement  de  Mu- 
nich ,  dont  on  parlait  beaucoup  sans  en  rien  savoir  de  précis ,  s'y 
rendit  incognito  pour  entendre  le  grand  maître  :  il  nous  en  donne 
dans  un  de  ses  livres  (1)  le  tableau  curieux  et  piquant  : 

«  En  l'été  de  1838,  dit-il,  j'étais  à  Munich,  et  je  brûlais  du  désir 
de  voir  Schelling.  Mais,  me  cïisais-je  à  moi-même,  si  je  vais  visiter 
Schelling,  de  deux  choses  l'une  :  ou  il  ne  me  recevra  pas,  et  je  lui 
en  voudrai  d'une  circonstance  qui  serait  peut-être  accidentelle,  et 
je  croirai  qu'il  m'aura  repoussé  à  titre  d'hégélien,  ou  bien  il  me 
recevra;  or  il  est  bienveillant  et  aimable,  et  je  me  sentirai  lié  à  lui. 

(1)  Schelling,  Vorlesungen  im  Sommer  i842,  von  K,  Rosenkranz  (Danzig  1843).  Ce 
livre  est  une  des  représailles  de  la  jeune  école  hégélienne  de  1830  contre  la  réaction 
de  Schelling  à  Berlin.  Il  faut  donc  le  lire  avec  précaution;  cependant  il  danne  une 
idée  vive  et  juste  des  variations  et  des  métamorphoses  constantes  de  la  philosophie  de 

Schelling, 


824  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  vaut  mieux  me  priver  de  tout  rapport  personnel  afin  d'être  libre  de 
ne  porter  sur  lui  qu'un  jugement  objectif  et  désintéressé.  En  con- 
séquence, je  triomphai  de  mon  désir,  et  je  ne  vis  pas  Schelling.  En 
revanche,  je  cherchai  le  moyen  d'assister  à  ses  leçons.  On  m'avait 
parlé  à  l'hôtel  des  grandes  difficultés  que  j'aurais  à  surmonter,  ne 
lui  ayant  pas  été  présenté,  et  n'ayant  pas  reçu  de  lui  une  carte 
d'invitation,  qu'un  laquais  en  livrée  devait,  me  disait-on,  recevoir  à 
'entrée.  Ce  n'étaient  que  de  vains  propos.  J'arrivai  dans  l'auditoire 
sans  avoir  vu  un  seul  domestique,  et  sans  que  personne  m'eût  rien 
demandé.  C'était  la  même  salle  où  j'avais  entendu  Schubert  parler 
d'histoire  naturelle.  Les  bancs  s'y  élèvent  en  amphithéâtre.  Il  pou- 
vait bien  y  avoir  de  300  à  ZiOO  auditeurs.  Un  tiers  d'entre  eux 
avaient  un  air  tout  idéaliste  :  boucles  tombantes,  blancs  cols  de 
chemise,  cou  nu,  redingotes  allemandes,  quelque  chose  comme  nos 
peintres  de  Dusseldorf,  ou  plus  récemment  nos  compagnies  d'étu- 
dians  à  prétentions.  Je  m'assis  dans  un  coin.  Derrière  moi,  comme 
je  l'appris  par  hasard,  se  tenait  le  fils  de  Schelling.  L'auditoire 
avait  deux  portes  :  l'une  conduit  à  un  escalier  de  dégagement; 
l'autre  dans  un  grand  corridor.  Je  fixai  mes  yeux  sur  celle-ci  dans 
une  grande  attente.  J'étais  rempli  de  ce  sentiment  indescriptible 
qui  nous  envahit,  lorsque  le  génie,  que  nous  ne  nous  étions  repré- 
senté que  par  l'imagination,  va  nous  app-araître  dans  sa  réalité  sen- 
sible, et  sa  présence  immédiate.  Les  momens  où  j'avais  vu  pour  la 
première  fois  Schleiermacher,  Steffens,  Hegel,  Tieck,  Karl  Ritter, 
Daub  et  autres,  qui  sont  devenus  depuis  mes  amis,  me  revenaient  à 
la  mémoire.  Les  descriptions  que  Schweigger  et  Léo  m'avaient 
faites  de  Schelling  flottaient  devant  mon  esprit.  Cependant  il  ne 
venait  pas  :  nous  attendions  déjà  depuis  plus  d'une  heure.  Tout  à 
coup  tous  les  auditeurs  se  levèrent  à  la  fois  :  naturellement  je  fis 
comme  eux;  mais  je  ne  vis  pas  celui  que  tous  saluaient  respectueu- 
sement, car  j'avais  toujours  les  yeux  fixés  sur  la  porte  du  corridor. 
Cependant  Schelling  était  entré  derrière  moi  et  venait  précisément 
de  monter  à  sa  chaire.  Un  extérieur  un  peu  trapu ,  un  front  élevé, 
une  chevelure  blanche,  de  la  douceur  dans  la  bouche,  le  regard 
plus  pénétrant  que  chaud,  plutôt  sanguin  et  mobile  que  mélanco- 
lique et  profond,  voilà  Schelling  (1);  toilette  élégante,  mais  digne 
sans  recherche:  courte  redingote  brune,  cravate  noire,  pantalon 
gris,  attaché  serré  par  des  sous-pieds,  tel  était  son  extérieur.  Une 
tabatière  d'argent  que  Schelling  portait  à  la  main  gauche,  et  qu'il 
posait  ou  reprenait  constamment,  était  la  seule  décoration  symbo- 
lique de  son  discours.  Je  m'étais  représenté  d'avance  sa  parole, 

(1  )  Mehr  sanguinisch  unruhig,  als  melancholisch  tief. 


LA  MÉTAPHYSIQUE  EN  EUROPE.  825 

semblable  à  celle  de  Steffens,  comme  un  libre  torrent.  Il  n'en  était 
rien.  Debout  dans  une  attitude  ferme,  il  tira  de  sa  poche  un  mince 
cahier,  et  le  lut,  mais  en  mêlant  à  la  lecture  la  liberté  de  l'ex- 
position :  de  temps  en  temps  il  le  posait,  et  donnait  des  explica- 
tions sous  forme  de  paraphrases  dans  lesquelles  se  faisait  sentir  cet 
éclat  poétique  que  Schelling  sait  unir  avec  tant  de  charme  aux  con- 
ceptions les  plus  abstraites.  Au  reste,  dans  les  cours  auxquels  j'as- 
sistai, l'exposition  était  plutôt  érudite  que  spéculative;  ou  du  moins, 
du  spéculatif,  je  ne  compris  absolument  rien,  parce  que  la  liaison 
avec  ce  qui  précédait  m'échappait.  Je  ne  dirai  donc  rien  du  contenu 
de  son  enseignement,  qui  maintenant  m'est  devenu  beaucoup  plus 
clair;  mais  la  forme  me  frappa  beaucoup.  La  tranquillité,  la  fermeté, 
la  simplicité,  l'originalité,  faisaient  passer  sur  l'excès  du  sentiment 
personnel  qui  perçait  un  peu  trop  souvent;  et  même  l'idiome 
souabe  communiquait,  pour  moi  du  moins,  un  attrait  tout  particu- 
lier à  sa  voix,  n  Rosenkranz  raconte  ensuite  qu'ayant  continué  d'as- 
sister au  cours  de  Schelling,  il  était  présent  à  sa  dernière  leçon, 
remplie  d'allusions  amères  et  de  traits  mordans  contre  Hegel.  11  en 
était  tout  ému,  lorsqu'un  dernier  incident  vint  à  changer  le  cours 
de  ses  idées.  Schelling  ayant  achevé,  tous  se  levèrent,  et,  comme 
c'était  l'usage  à  Munich,  un  étudiant  vint  présenter  à  Schelling  au 
nom  de  ses  camarades  un  adieu  reconnaissant.  «  Je  fus  pris,  nous 
dit-il,  au  dépourvu;  je  sentis  s'évanouir  en  moi  tout  ce  que  j'avais 
amassé  de  tristesse  et  d'emportement,  et  je  me  joignis  avec  le  sen- 
timent le  plus  sincère  aux  acclamations  de  la  salle.  Schelling  s'in- 
clina, à  droite  et  à  gauche,  avec  un  court  remercîment ,  et  il  s'éloi- 
gna d'un  pas  mesuré.  Je  ne  le  revis  plus.  » 

Ce  tableau  intéressant  nous  apprend  que,  dans  le  temps  où  l'Eu- 
rope avait  cessé  de  s'occuper  de  Schelling,  croyant  sa  carrière  phi- 
losophique depuis  longtemps  terminée,  il  continuait  d'avoir  autour 
de  lui  une  école  et  presque  une  église.  Sa  pensée,  remontant  le 
courant  philosophique  du  siècle,  était  revenue  peu  à  peu  de  la  phi- 
losophie de  la  nature,  tout  inspirée  de  l'esprit  du  xviii*  siècle,  à 
une  philosophie  religieuse  et  à  une  sorte  de  néo-christianisme.  Sans 
doute  c'était  un  christianisme  libre  et  singulièrement  hétérodoxe, 
comme  il  l'est  en  Allemagne  ;  mais  c'était  assez  cependant  pour 
choquer  l'esprit  nouveau,  entraîné  dans  une  voie  toute  différente. ^Ge 
conflit  du  nouveau  Schelling  avec  l'esprit  du  siècle  eut  lieu  bientôt 
après;  ce  fut  un  grand  événement,  et  nous  nous  souvenons  encore 
nous-mème  du  retentissement  qu'il  eut  jusque  parmi  nous  (1).  Le 

(1)  Nous  étions  à  cette  époque  à  l'École  normale,  et,  mal  informé  comme  on  l'est  à 
cet  ige,  nous  en  étions  encore  à  la  proposition  que  M.  Cousin,  pendant  son  minis- 
tère de  1840,  avait  faitu  à  Schelling  de  veuir  «aseigner  au  Collège  de  France  :  noua 


826  REYUE   DES   DEUX  MONDES. 

15  novembre  ISZil,  il  inaugura  ses  leçons  sur  la  philosophie  de  la 
révélation  devant  un  immense  public  d'étudians.  La  réapparition 
de  Schelling  sur  un  aussi  grand  théâtre  excitait  une  attente  univer- 
selle. Malheureusement  la  fortune  n'aime  pas  les  vieillards,  disait 
Charles-Quint;  Schelling  en  fit  l'épreuve,  il  fut  suspect  de  réaction. 
11  voulait  ramener  la  philosophie  en  arrière,  tandis  qu'en  ce  mo- 
ment même  la  jeune  gauche,  comme  on  l'appelait,  traduisait  l'hé- 
gélianisme  dans  un  sens  tout  opposé  et  préludait  à  la  prochaine 
renaissance  du  naturalisme.  Les  leçons  de  Schelling  s'éteignirent 
dans  le  silence  et  la  solitude.  Plus  tard  ces  leçons  furent  publiées 
dans  ses  œuvres  complètes,  mais  encore  au  milieu  de  l'indifférence 
du  pubUc;  le  mouvement  des  esprits  était  ailleurs.  La  plupart 
môme  des  historiens  de  la  philosophie  allemande  rapportent  cet 
épisode  sans  y  ajouter  beaucoup  d'importance.  Cependant  M.  de 
Hartmann,  le  célèbre  auteur  de  la  Philosophie  de  Vinconscient, 
place  assez  haut  la  philosophie  «  positive  »  de  Schelling,  et  il  y 
voit  la  synthèse  de  Hegel  et  de  Schopenhauer  (1),  c'est-à-dire  une 
œuvre  analogue  à  celle  qu'il  a  tentée  lui-même.  Mais  c'est  surtout 
en  Suisse,  dans  M.  Secrétan  et  dans  sa  Philosophie  de  la  liberté, 
que  cette  doctrine  a  trouvé  un  commentaire  original  et  personnel. 
Avant  d'étudier  le  commentaire,  résumons  d'abord  le  texte,  et  si- 
gnalons les  traits  les  plus  saillans  de  ce  que  l'on  peut  appeler  «  la 
dernière  pensée  de  Schelling.  » 

En  reprenant  la  parole  devant  le  grand  public,  après  un  si  long 
silence ,  Schelling  prétendait  non  pas  rétracter  et  abandonner  sa 
philosophie  antérieure ,  mais  au  contraire  la  compléter  et  lui  don- 
ner un  couronnement  définitif.  H  maintenait  le  principe,  mais  il 
combattait  surtout  l'interprétation  que  Hegel  en  avait  donnée.  Cette 
interprétation  aboutissait  à  un  panlogisme  absolu.  C'est  cette  con- 
ception que  Schelling  voulait  dépasser,  sans  revenir  cependant  à 
l'ancienne  ontologie,  car  c'est  la  prétention  un  peu  puérile  des  Al- 
lemands de  vouloir  toujours  trouver  un  nouveau  principe  supérieur 
au  précédent,  sans  revenir  aux  idées  antérieures,  comme  si  la 
métaphysique  pouvait  avoir  indéfiniment  à  sa  disposition  des  prin- 
cipes à  superposer  les  uns  aux  autres.  Quoi  qu'il  en  soit ,  que  ce 
fût  un  retour  ou  un  progrès,  Schelling  soutenait  contre  le  panlo- 
gisme une  controverse  très  digne  d'attention. 

Il  faisait  remarquer  d'abord  que  ce  principe  :  «  tout  est  logique, 

eûmes  donc  un  instant  l'illusion  de  voir  Sclielling  en  France;  mais  déjà  il  enseignait 
à  Berlin.  .    ■  «K»^ 

__(£)  Voyez  l'écrit  très  bien  fait,  intitulé  Schellings  positive  Philosophie  als  Einheit 
von  Hegel  und  Schopenhauer  (Berlin  1869).  —  Nous  nous  en  sommes  beaucoup  aidé 
dans  ce  travail. 


LA  MÉTAPHYSIQUE  EN  EUROPE.  827 

tout  est  rationnel,  »  est  une  pure  hypothèse,  un  postulat  non  démon- 
tré. Pourquoi,  disait-il,  est-ce  la  raison  qui  existerait,  et  pourquoi 
pas  la  non-raison  [die  Unvenmnft)!  Sans  doute,  il  est  commode  de 
placer  la  raison  à  l'origine  des  choses  comme  la  substance  univer- 
selle, l'être  nécessaire;  mais,  absolument  parlant,  le  contraire  est 
aussi  possible.  Ce  n'est  nullement  une  nécessité  a  priori  :  c'est  un 
pur  dogme.  Il  ne  sert  de  rien  de  dire  que,  si  on  ne  commençait  par 
poser  ce  postulat,  il  n'y  aurait  plus  de  science,  car  pourquoi  serait-il 
nécessaire  qu'il  y  eût  une  science?  En  second  lieu,  dans  l'étude  de 
tout  être,  après  que  l'on  a  fait  abstraction  de  l'intelligence  et  du  ra- 
tionnel, il  y  a  toujours  un  reste,  un  résidu  qui  n'est  pas  résoluble  en 
élémens  rationnels,  et  qui  par  conséquent  est  irrationnel.  Sans 
doute,  toutes  choses  dans  le  monde  nous  apparaissent  avec  le  carac- 
tère de  la  règle,  de  l'ordre  et  de  la  forme;  mais  au  fond  on  aperçoit 
toujours  le  sans  règle  [das  Regellose),  et  il  semble  même  qu'à  l'ori- 
gine, c'est  le  sans  règle  qui  devient  ordre,  c'est  le  non  rationnel 
qui  devient  rationnel.  C'est  là  la  base  incompréhensible  de  la  réa- 
lité, le  reste  irréductible  qui  ne  se  laisse  pas  ramener  à  l'intelli- 
gible. Il  y  a  donc  une  nature  extra-logique  de  l'existence,  une  base 
irrationnelle  de  la  réalité.  L'intelligible,  c'est  Y  essence.  Le  non  in- 
telligible est  V existence  (1).  Nous  exprimons  le  premier  de  ces  élé- 
mens en  disant  d'une  chose  ce  qu'elle  est,  le  second,  en  disant 
qu'elle  est.  Or  cet  élément ,  qui  fait  et  constitue  l'existence,  n'est 
plus  la  raison;  c'est  la  volonté.  «  Pas  d'être  réel,  sans  un  vouloir 
réel.  L'être  d'une  chose  se  reconnaît  en  ce  que  cette  chose  s'af- 
firme, se  sépare  d'autre  chose,  fait  effort  pour  résister  à  tout  ce  qui 
cherche  à  la  pénétrer  ou  à  l'opprimer;  mais  toute  résistance,  tout 
effort  réside  exclusivement  dans  la  volonté ,  csr  la  volonté  est,  à 
proprement  parler,  le  résistant,  le  principe  de  toute  résistance, 
l'insurmontable.  Dieu  lui-même  ne  peut  vaincre  la  volonté  que  par 
la  volonté.  »  La  volonté  est  encore  le  libre ,  le  non  logique ,  le  non 
rationnel,  car  tout  ce  qui  est  soumis  à  la  nécessité  logique  n'est 
pas  volonté.  La  volonté  ne  peut  se  déduire  du  rationnel  ;  elle  est 
donc  quelque  chose  au-delà.  Enfin ,  si  la  raison  ne  suffit  pas  pour 
comprendre  la  réalité,  encore  moins  est-elle  capable  de  la  créer. 
Jamais  de  la  nécessité  logique  on  ne  passera  à  un  être  réel.  «  Il  n'y 
a  pas  d'autre  ressource,  disait  Schelling  en  pensant  à  Hegel,  que  de 
supposer  que  la  raison,  devenue  infidèle  à  elle-même,  a  fait  une 
chute;  l'idée,  que  l'on  se  représente  comme  ce  qu'il  y  a  de  plus 
parfait,  s'avise,  sans  aucun  motif,  sans  rime  ni  raison  (comme  di- 


(1)  L'intelligible  est  ce  que  les  Allemands  appellent  le  was  (le  ce  que);  le  non  intel- 
ligible est  le  c/ass(le  que). 


828  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sent  les  Français),  de  se  briser  et  de  se  morceler  dans  ce  monde  des 
choses  accidentelles,  irrationnelles,  rebelles  à  toute  conception.  On 
peut  lui  appliquer  le  mot  de  Térence  :  cum  ratione  imanire...  »  On 
ne  peut  comprendre,  dit  encore  Schelling,  «  ce  qui  pourrait  détermi- 
ner l'idée,  une  fois  arrivée  à  l'état  de  sujet  absolu,  à  s'objectiver  de 
nouveau,  à  perdre  toute  subjectivité  et  à  se  laisser  tomber  dans  la 
pire  des  extériorités,  celle  de  l'espace  et  du  temps;  car  la  raison, 
dans  laquelle  tout  se  développe  avec  une  absolue  nécessité,  ne 
peut  rien  connaître  de  ce  que  nous  appelons  une  résolution,  une 
action,  un  fait.  » 

En  conséquence  le  panlogisme  ne  peut  se  donner  comme  la  phi- 
losophie absolue.  Il  n'en  exprime  qu'une  partie,  celle  qui  concerne 
les  rapports  logiques  des  choses;  mais  le  réel,  le  positif,  l'existence, 
lui  échappent.  Le  panlogisme  n'est  qu'une  philosophie  «  négative;  » 
il  faut  le  compléter  par  une  philosophie  «  positive.  »  L'une  est  la 
philosophie  de  l'entendement,  l'autre  la  philosophie  de  la  volonté. 
L'une  n'a  affaire  qu'à  l'essence  logique  :  elle  est  tout  hypothétique, 
car  jamais  la  logique  ne  pose  l'existence  des  choses,  elle  la  sup- 
pose. Elle  signifie  toujours  que,  si  quelque  chose  existe,  ce  quelque 
chose  se  conformera  à  telles  lois;  mais  telle  chose  existe-t-elle? 
Aucune  déduction  a  priori  ne  peut  nous  l'apprendre.  Ce  n'est  que 
l'induction  (1)  qui  donne  l'existence.  Schelling  va  si  loin  dans  cette 
nouvelle  voie ,  si  opposée  à  ses  premières  conceptions,  qu'il  en 
vient  à  rejeter  absolument  le  célèbre  argument  a  priori,  la  preuve 
de  saint  Anselme,  si  chère  jusque-là  au  panthéisme  allemand.  Cette 
preuve,  comme  on  sait,  consiste  à  démontrer  l'existence  de  Dieu  en 
partant  de  son  idée.  Schelling  affirme  au  contraire  que,  même  pour 
Dieu,  l'essence  n'enveloppe  pas  l'existence.  L'existence  est  un  fait 
premier  qui  ne  peut  se  déduire  de  quoi  que  ce  soit.  L'absolument 

(1)  Il  ne  faut  cependant  pas  se  faire  illusion  sur  la  portée  de  cette  expression.  II  ne 
s'agit  ici  ni  de  la  méthode  expérimentale  des  Anglais,  ni  de  la  méthode  psychologique 
des  Français.  C'est  une  induction,  dit  Schelling,  «  qui  prend  son  point  d'appui  dans  la 
pure  pensée.  »  Au  fond,  c'est  toujours  la  déduction,  seulement  sous  forme  d'analyse 
plutôt  que  de  synthèse,  comme  on  le  voit  lorsque  Schelling  cherche  à  établir  ce  qu'il 
appelle  le  commencement  de  la  philosophie  {Philosophie  der  Offenbarung,  dixième 
leçon,  p.  20i.)  Voici  comment  il  procède  et  comment  il  pose  le  concept  de  la  pure  vo- 
lonté :  R  II  faut  partir,  dit-il,  de  ce  qui  est  avant  l'être  {was  vor  dem  seyn  ist).  Ce  qui 
est  avant  l'être,  c'est  ce  qui  n'est  pas  encore,  mais  ce  qui  sera  {das  noch  nicht  seiende, 
aber  das  sein  wird),  c'est  le  futur  absolu  (das  absolute  zukiinftige).  Or  le  futur,  ou  ce 
qui  sera,  c'est  ce  qui  peut  être  {das  unmittelbar  sein  konnende).  Ce  qui  peut  être, 
c'est  ce  qui  veut  être,  c'est  le  pur  vouloir  {das  blosse  wollen).  L'être  consiste  donc  dans 
la  volonté.  »  On  voit  par  cet  exemple  que  nous  avons  toujours  affaire  avec  la  méthode 
déductive,  j'ajoute  à  une  déduction  aussi  artificielle  et  aussi  creuse  que  celle  de  Hegel. 
L'idée  de  découvrir  la  volonté  autre  part  que  dans  la  conscience  du  sujet  voulant  est 
absolument  vaine.  L'école  de  Schopenhauer  n'est  pas  tombée  dans  cette  faute.,. 


LA  METAPHYSIQUE  EN  EUROPE.  829 

premier  ne  peut  être  prouvé.  Il  est  au-dessus  de  toute  preuve 
parce  qu'il  est  l'absolu  et  le  commencement  de  tout.  Qu'est-il  done 
en  soi?  Il  est  cause  de  soi,  causa  sui,  ce  qui  implique  qu'il  est  en 
quelque  sorte  antérieur  à  lui-même.  C'est  Vaséùé  des  scolastiques; 
mais  qu'est-ce  qu'exister  par  soi-même,  être  cause  de  soi-même? 
Quelle  est  la  réalité  qui  correspond  exactement  à  cette  notion?  C'est 
la  volonté,  la  liberté.  Dieu  est  donc  volonté  absolue,  liberté  abso- 
lue, en  conséquence  personnalité  absolue. 

Ainsi  Schelling,  sans  renoncer  à  ce  qu'on  appelle  en  Allemagne 
«  le  monisme,  »  devenu  en  quelque  sorte  un  dogme  pour  tout  phi- 
losophe allemand,  retournait,  après  un  long  détour,  à  la  doctrine 
de  la  personnalité  divine,  qui  paraissait  avoir  sombré  à  tout  jamais 
dans  l'océan  du  panthéisme.  M.  de  Hartmann  affirme  que  Schelling 
n'est  pas  devenu  pour  cela  infidèle  au  panthéisme  :  sa  doctrine  nou- 
velle, dit-il,  est  le  panthéisme  de  la  personnalité  {PersdnlichkcU- 
Panlhei Sinus).  «  Dieu  est  l'être,  et  tout  être  n'est  que  l'être  de 
Dieu.  »  Ce  principe  subsiste  dans  la  nouvelle  philosophie  de  Schel- 
ling. Ce  que  Schelling  combat  dans  le  panthéisme,  c'est  le  Dieu 
mort  de  Spinoza,  le  Dieu  logique  de  Hegel  :  ce  qu'il  lui  substitue, 
c'est  un  panthéisme  monothéiste;  mais  en  même  temps  il  continue 
à  rejeter  le  vieux  théisme,  le  théisme  populaire,  celui  qui  croit  que 
Dieu  est  un  être  extérieur  au  monde;  pour  lui,  comme  pour  tous  les 
panthéistes.  Dieu  est  intérieur  aux  choses. 

Réduit  à  ces  termes,  le  débat  entre  le  panthéisme  et  le  théisme  ne 
nous  paraît  plus  signifier  grand'chose,  car  où  a-t-on  vu  un  théisme 
qui  soutienne  l'extériorité  absolue  de  Dieu?  Non-seulement  toute 
philosophie  théiste  implique  la  présence  de  Dieu  dans  les  choses, 
mais  il  n'y  a  de  religion  qu'à  ce  prix.  Pour  nous,  un  panthéisme  qui 
reconnaît  la  personnalité  divine,  si  l'on  ne  joue  pas  sur  les  mots, 
est  précisément  ce  que  nous  appelons  le  théisme.  Lorsqu'en  effet 
nous  revendiquons  comme  formule  de  notre  doctrine  (1)  cette  pro- 
position fondamentale  de  Maine  de  Biran  :  «  La  science  humaine 
a  deux  pôles,  la  personne  moi  d'où  tout  part  et  la  personne  Dieu 

(1)  Cette  formule  nous  paraît  pouvoir  être  proposée  comme  la  formule  caractéris- 
tique du  spiritualisme  français.  Elle  est  iavoquée  par  Emile  Saisset  {Introduction  à 
Spinoza,  2'-  édition,  18G0,  p.  306);  et  M.  Ravaisson  {Rapport  sur  la  philosophie  du 
dix-neuvième  siècle,  p.  246)  dit  à  peu  près  dans  le  même  sens  :  «  L'absolu  de  la  par- 
faite personnalité  est  le  centre  d'où  se  comprend  notre  personnalité  imparfaite.  »  En 
conséquence,  au  lieu  de  cette  expression  vague  de  spiritualisme,  qui  signifie  tout  ce 
qu'on  veut,  nous  aimerions  à  désigner  notre  doctrine  par  l'expression  plus  précise  et 
plus  scientifique  de  théisme  personnaliste  {Persônlichkeit-Theismus),  ou  philosophie 
du  conscient  {Philosophie  des  Dewussten);  notre  philosophie  prendrait  par  là  un  ca- 
ractère plus  net  et  plus  significatif  en  présence  des  autres  doctrines  de  la  métaphy- 
sique contemporaine. 


830  BEVDE   DES   DEUX  MONDES. 

OÙ  tout  aboutit ,  »  —  lorsque  nous  posons  ainsi  la  personnalité  au 
commencement  et  au  terme  de  la  science ,  nous  n'entendons  nul- 
lement, nous  ne  sommes  nullement  tenus  à  entendre  que  ces  deux 
personnalités  sont  séparées  l'une  de  l'autre,  comme  le  moi  d'un 
homme  l'est  de  celui  d'un  autre  homme  :  il  va  de  soi  que  le  rap- 
port entre  une  personnalité  infmie  et  une  personnalité  finie  ne 
peut  pas  être  le  même  que  celui  qui  existe  entre  deux  personnes 
également  finies.  Que  l'infinie  personne  soit  présente  intérieurement 
à  la  personne  finie,  qu'elle  la  soutienne,  qu'elle  en  soit  la  vie,  l'âme 
et  r^esprit,  il  y  a  là  sans  doute  quelque  chose  d'obscur,  mais  pas  plus 
que  ne  l'est  l'hypothèse  d'une  substance  impersonnelle  prenant 
conscience  d'elle-même  dans  les  individus  finis.  Si  donc  c'est  la  con- 
science de  l'unité  universelle  que  le  panthéisme  craint  de  voir  bri- 
ser et  morceler  par  la  doctrine  du  théisme  personnaliste,  nous  pou- 
vons dire  qu'elle  ne  court  pas  plus  de  risques  dans  un  sens  que  dans 
l'autre. 

Il  est  impossible  de  méconnaître  la  valeur  l'importance  de  ce 
retour  offensif  de  ScheUing  contre  l'idéalisme  .ogique.  Tout  est-il 
original  dans  c-ette  conception?  L'opposition  de  l'existence  et  du  pur 
rationnel  n'était- elle  pas  au  fond  du  réalisme  de  Herbart?  Celui-ci 
n'avait-il  pas  dit  également  que  l'existence  ne  peut  pas  être  déduite, 
qu'elle  est  une  «  position  absolue.  »  La  définition  de  l'absolu  par  la 
liberté  est-elle  bien  différente  aussi  de  celle  de  Fichte  dans  sa  pre- 
mière philosophie?  Le  moi  «  qui  se  pose  lui-même  »  n'est -il  pas 
aussi  «  cause  de  soi?  »  Peu  nous  importe  d'ailleurs  le  degré  de  nou- 
veauté et  d'originalité  de  la  dernière  philosophie  de  Schelling;  cette 
critique  de  la  logique  à  outrance  de  l'école  hégélienne  est  du  plus  vif 
intérêt.  On  n'était  donc  pas  si  mal  éclairé  en  France  lorsqu'on  sou- 
tenait que  le  système  de  Hegel  était  un  panthéisme  abstrait,  auquel 
manquait  tout  fondement  effectif  et  réel,  que  ce  système  passait  du 
domaine  de  la  logique  au  domaine  de  la  nature  par  un  saut  brusque 
et  sans  aucune  raison,  enfin  que  le  principe  des  choses  ne  doit  pas 
être  seulement  idée,  mais  encore  volonté  et  personnalité.  Ainsi  la 
philosophie  allemande,  mieux  instruite,  finissait  par  se  dire  à  elle- 
même  ce  que  les  spectateurs  désintéressés  lui  avaient  dit  depuis 
longtemps. 

Il  ne  faut  pas  croire  d'ailleurs  que  les  vues  précédentes,  exprimées 
par  Schelling  dans  ses  ouvrages  posthumes,  la  Philosophie  de  la 
mythologie  et  la  Philosophie  de  la  révélation  (1),  fussent  pour  lui- 
même  entièrement  nouvelles,  et,  comme  le  dit  avec  raison  M.  Erd- 
mann,  elles  n'ont  excité  un  si  grand  étonnement  que  parce  que  l'on 

(1)  Schellings  sUmmUiche  Werke  (II.  Abtheilung,  t.  I-IV,  1857-1858). 


LA  MÉTAPHYSIQUE  EN  EUROPE.  831 

avait  oublié  ou  trop  peu  remarqué  les  derniers  écrits  de  sa  première 
période.  Déjà,  par  ces  écrits,  il  était  entré  dans  une  nouvelle  phase, 
que  ses  disciples  désignaient  sous  le  nom  de  doctrine  de  la  liberté 
{Frcihcitslehre).  Était-ce  sous  le  coup  des  critiques  de  Fichte,  avec 
lequel  il  avait  eu  de  vives  controverses  et  auquel  il  aurait  emprunté 
la  doctrine  de  la  liberté,  tandis  que  Fichte,  par  une  sorte  de  réci- 
procité, lui  empruntait  à  son  tour  la  doctrine  de  l'absolu  (  l)?  ou  ne 
serait-ce  pas  plutôt  sous  l'influence  de  Jacques  Boehm,  avec  les 
écrits  duquel  il  s'était  alors  familiarisé?  M.  Erdmann  soulève  ces 
deux  hypothèses  sans  se  décider  pour  aucune  (2).  Toujours  est -il 
que,  dans  ces  dilTérens  écrits,  il  avait  déjà  essayé  de  dépasser 
le  système  panthéistique  de  l'identité,  et,  tandis  que  bien  long- 
temps encore  les  esprits  se  laissaient  séduire  par  le  prestige  de  ce 
système,  Schelling  l'avait  abandonné.  Déjà  en  efFet,  dans  son  écrit 
sur  la  liberté  humaine  (3) ,  il  enseignait  «  qu'il  n'y  a  pas  d'autre 
être  que  le  vouloir,  »  que  le  vouloir  est  «  l'être  primitif,  das  Vr- 
seyn.  »  Il  distinguait  l'être,  en  tant  qu'il  est  (t  le  fondement  de  l'exis- 
tence »  et  l'être  en  tant  qu'il  «  existe.  ».  Il  appliquait  cette  dis- 
tinction à  Dieu  lui-même ,  et  il  soutenait  qu'en  Dieu ,  ce  qui  est 
l'existence  «  n'est  pas  Dieu.  »  Dieu,  c'est  «  le  Dieu  existant,  »  L'ab- 
solu et  Dieu  sont  l'un  et  l'autre  la  volonté;  mais  l'un  est  la  volonté 
sourde,  obscure,  sans  conscience,  l'autre  est  le  «  mot  de  cette  vo- 
lonté. »  Toute  personnalité  repose  sur  un  fond  obscur;  cela  est 
vrai  même  de  la  personnalité  divine.  Dieu  devient  personne.  Dans 
un  autre  écrit  du  même  temps  (û),  il  poussait  si  loin  la  doctrine  de 
la  personnalité  divine  qu'il  l'assimilait  presqu'à  la  personsalité  hu- 
maine. Si  nous  désirons,  disait-il,  un  vrai  Dieu,  un  Dieu  vivant  et 
personnel,  nous  devons  supposer  que  sa  \àe  a  la  plus  grande 
analogie  avec  la  vie  humaine ,  et  qu'il  a  tout  en  commun  avec 
l'homme,  excepté  la  dépendance.  Tout  ce  que  Dieu  est,  il  l'est 
par  lui-même.  Dieu  se  fait  lui-77îême  :  c'est  pourquoi  il  ne  peut  pas 
être  dès  l'origine  quelque  chose  d'achevé.  En  Dieu  comme  en 
l'homme,  il  y  a  un  principe  obscur  et  un  principe  conscient,  une 
lutte  entre  ces  deux  principes,  une  victoire  de  l'un  sur  l'autre.  Le 
premier  représente  l'égoïsrae  divin,  le  second  l'amour  divin.  La  vic- 
toire de  l'amour  sur  l'égoïsme  est  la  création.  Cette  ressemblance 

(1)  Fichte  en  effet  a  eu  deux  philosophîes  comme  Schelling,  et  il  a  fini  en  quelque 
sorte  par  la  philosophie  de  Schelling,  tandis  (jue  celui-ci  finissait  par  la  philosophie 
de  Fichte. 

(2)  Erdmann,  Grundriss  der  Geschichte  der  Philosophie,  t.  II,  p.  554. 

(3)  Ueber  das  IVesen  der  menschlichen  Freiheit  (Landshut  1809). 

(4)  Stultgarter  Privat-vorlesungen  [Werke,  t.  VII,  p.  418-484).  Ces  leçons  n'ont  été 
publiées  qu'après  la  mort  de  Schelling,  et  dans  la  seconde  partie  de  ses  œuvres. 


832  BETUE   DES  DEUX  MONDES. 

de  Dieu  avec  l'homme,  disait-il  encore,  est  un  scandale  pour  les 
philosophes  de  métier.  Ils  disent  :  Dieu  doit  être  surhumain;  mais 
s'il  plaisait  à  Dieu  de  se  faire  homme,  s'il  lui  plaisait  de  s'abaisser? 
Pourquoi  n'en  aurait-il  pas  la  liberté?  On  voit  ici  clairement  les 
tendances  de  cette  dernière  phase  de  Schelling  :  ce  n'est  pas  seule- 
ment un  retour  au  théisme,  mais  au  christianisme.  Dans  sa  réponse 
à  Jacobi  (1),  il  insistait  encore  sur  l'idée  d'un  Dieu  qui  se  crée  lui- 
même.  11  voulait  qu'on  entendît  à  la  lettre  le  causa  sui  de  Spinoza, 
ce  qui  veut  dire  que  Dieu  est  antérieur  à  lui-même.  11  disait  que 
Dieu  est  à  la  fois  «  le  premier  »  et  «  le  dernier.  »  En  tant  que  pre- 
mier, il  n'est  pas  Dieu  :  c'est  l'absolu,  objet  de  la  philosophie  de  la 
nature,  ce  n'est  que  le  Deus  impUcitus,  et  la  philosophie  de  l'iden- 
dité  n'était  aussi  que  la  connaissance  implicite  de  Dieu.  C'est  seu- 
lement le  principe  dernier,  Vomega,  qui  est  Dieu  dans  le  sens  émi- 
nent,  Deus  explicitus. 

Toutes  ces  idées,  on  le  voit,  étaient  bien  antérieures  à  18âO, 
puisque  Schelling  les  avait  émises  de  1809  à  1813.  Elles  avaient 
été  peu  remarquées  et  comme  noyées  dans  le  grand  courant  de 
l'idéalisme  logique  dont  Hegel  était  alors  l'interprète  heureux  et 
puissant.  Ce  que  Schelling  appela  plus  tard  la  philosophie  positive 
ne  fut  que  le  développement  de  ces  mêmes  idées  appliquées  à  la 
théorie  de  la  mythologie  et  à  la  théorie  de  la  révélation.  On  a  carac- 
térisé justement  cette  philosophie  en  l'appelant  un  néo-gnosti- 
cisme,  et  elle  a  en  effet  d'assez  grandes  analogies  avec  la  mysté- 
rieuse et  confuse  philosophie  des  premières  hérésies  chrétiennes; 
mais  notre  objet  n'est  pas  d'insister  sur  ce  côté  de  sa  philosophie: 
Nous  n'avons  voulu  qu'en  résumer  les  traits  généraux  et  la  pensée 
fondamentale.  C'est  à  M.  Ed.  Secrétan,  l'auteur  de  la  Philosophie 
de  la  liberté,  que  nous  demanderons  le  développement  systéma- 
tique. 

II. 

Le  mérite  de  M.  Secrétan  est  d'avoir  creusé  la  notion  d'absolu  et 
d'en  avoir  fait  sortir  l'idée  de  la  liberté  absolue.  Toute  la  force  de 
son  argumentation  consiste  à  avoir  analysé  cette  fameuse  définition 
de  Dieu  donnée  par  Descartes  aussi  bien  que  par  Spinoza  :  Dieu  est 
«  cause  de  soi.  >»  Il  soutient  énergiquement  que  c'est  là  une  ex- 
pression qu'il  faut  entendre  à  la  lettre,  que  seule  elle  est  adéquate 
à  l'idée  de  l'absolu,  que,  si  l'on  n'admet  pas  à  la  rigueur  un  être  se 
posant  lui-même,  se  créant  lui-même,  se  donnant  l'être  à   lui- 

(1)  Denkmal  der  Schrift  von  den  gôttlichen  Dingen,  Tubingue  1812. 


LA  MÉTAPHYSIQUE  EN  EUROPE.  833 

même,  on  n'a  plus,  pour  le  définir,  que  des  caractères  qui  peuvent 
appartenir  aussi  bien  à  l'être  fini  qu'à  l'être  infini,  car  l'intelligence 
est  un  attribut  des  êtres  finis  et  de  l'être  infini  ;  la  bonté,  la  sagesse, 
la  puissance,  la  causalité,  sont  aussi  des  attributs  communs  à  l'un 
et  à  l'autre.  Le  seul  caractère  incomparable,  incommensurable,  in- 
communicable, est  d'être  sa  propre  cause  :  cela  seul  est  adéquat  à 
l'absolu.  Que  ce  soit  une  notion  incompréhensible,  il  n'y  a  rien  là 
qui  doive  nous  arrêter,  car  il  va  de  soi  que  l'absolu  est  incom- 
préhensible; mais,  tout  incompréhensible  qu'il  est,  il  faut  l'ad- 
mettre, et  admettre  en  même  temps  tout  ce  qui  est  contenu  dans  sa 
notion.  Expliquons  cette  déduction,  qui  est  loin  d'être  facile  à  sai- 
sir, et  où  M.  Secrétan  fait  preuve  d'une  rare  subtilité. 

S'il  y  a  une  vérité  évidente,  c'est  que  quelque  chose  existe.  Appe- 
lons «  être  »  le  principe  qui  fait  que  les  choses  existent.  Le  problème 
est  de  savoir  quelles  sont  les  propriétés  essentielles  de  l'être,  et 
comment  on  le  définira.  M.  Secrétan  pose  d'abord  en  principe  l'u- 
nité de  l'être.  Il  n'y  a  qu'un  seul  être,  et  l'être  est  tout  ce  qui  est. 
M.  Secrétan  se  fonde  sur  cette  raison,  que  la  science  exige  l'unité, 
et  que  l'unité  de  la  connaissance  implique  l'unité  de  l'être.  Il  faut 
donc  commencer  par  accepter  le  principe  du  panthéisme,  sauf  à  y 
renoncer  plus  tard.  Sans  vouloir  mêler  ici  la  critique  à  l'analyse, 
nous  ne  pouvons  cependant  nous  empêcher  de  faire  observer  que 
c'est  aller  un  peu  vite  en  besogne  :  rien  n'est  moins  évident  que 
le  principe  posé;  il  nous  semble  qu'au  point  de  départ  il  ne  faut 
être  ni  panthéiste  ni  antipanthéiste,  parce  que  les  données  du  pro- 
blème ne  sont  pas  connues;  mais  laissons  à  l'auteur  la  responsa- 
bilité de  sa  démonstration ,  en  faisant  remarquer  que,  s'il  part  du 
panthéisme,  ce  n'est  point  pour  s'y  arrêter,  c'est  pour  aller  au-delà, 
et,  comme  il  le  dit,  le  réfuter  en  le  dépassant. 

Allons  plus  avant.  L'être  est  un,  soit;  qu' est-il  encore?  Si  nous 
considérons  les  êtres  de  la  nature,  nous  voyons  que  leur  existence 
se  manifeste  pour  nous,  d'une  part,  par  la  perception  que  nous  en 
avons,  de  l'autre  par  les  actions  physiques  et  mécaniques  qu'ils 
exercent  les  uns  sur  les  autres.  Or  être  perçu,  exercer  une  action, 
ce  n'est  que  la  manifestation  de  l'être,  ce  n'est  pas  l'être  lui-même. 
Pour  que  l'être  soit  véritablement,  il  faut  qu'il  y  ait  en  lui  quelque 
chose  «  d'intérieur,  »  un  «  en  soi,  an  sîch,  »  qui  soit  autre  que  ses 
effets  extérieurs.  S'il  n'y  avait  rien  dans  l'être,  comment  aurait-il 
quelque  chose  d'extérieur?  Comment  ce  qui  ne  serait  rien  en  soi 
pourrait-il  être  perçu?  Cet  élément  intérieur  de  l'être,  qui  lui  est 
essentiel  pour  être,  et  qui  en  est  en  quelque  sorte  la  base,  est  ce 
qu'on  appelle  «  la  substance.  »  La  substance  se  distingue,  suivant 
M.  Secrétan,  de  «  l'existence.  »  L'existence  est  l'apparition  de  la 

TOME  XX.  —  1877.  53 


83/l  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

substance;  c'est  l'être  hors  de  soi ,  tandis  que  la  substance  est  l'être 
en  soi.  La  substance  est  la  «  cause  de  l'existence.  »  Elle  est  donc 
essentiellement  active;  elle  est  activité.  Toute  substance  est  cause; 
toute  cause  est  substance  :  ce  sont  deux  notions  du  même  degré. 

N'oublions  pas  que  nous  ne  cherchons  pas  seulement  les  condi- 
tions de  l'être  en  général,  mais  de  l'être  absolu,  de  l'être  premier. 
On  peut  trouver  que  notre  métaphysicien  va  bien  vite,  en  posant 
tout  d'abord  la  notion  de  l'absolu  sans  le  soumettre  à  aucune  cri- 
tique comme  une  notion  universellement  acceptée;  n'oublions  pas 
que  nous  avons  affaire  à  l'un  des  derniers  représentans  de  la  phi- 
losophie allemande,  que  cette  philosophie  depuis  un  demi-siècle 
posait  cette  notion  comme  un  axiome,  que  cet  axiome  n'était  con- 
testé par  personne.  Le  point  de  vue  critique  de  Kant  avait  été  com- 
plètement effacé  et  submergé  par  l'idéalisme  dogmatique  et  théo- 
rique de  ses  successeurs.  Acceptons  donc  le  problème  tel  qu'il  est 
posé,  et  demandons-nous  ce  que  c'est  que  l'absolu. 

Nous  avons  vu  que  la  substance  est  la  cause  de  l'existence;  mais 
on  peut  se  demander  quelle  est  la  cause  de  la  substance.  Si  cette 
cause  est  en  dehors  de  l'absolu,  il  n'est  plus  l'absolu  :  il  faut  donc 
qu'elle  soit  en  lui ,  et  que  l'absolu  soit  non-seulement  cause  de  son 
existence,  mais  encore  de  sa  substance,  qu'il  se  produise  lui-même, 
en  un  mot  qu'il  soit  cause  et  effet  de  lui-même.  Une  telle  concep- 
tion n'est-elle  pas  contradictoire?  Un  être  peut-il  à  l'égard  de  lui- 
même  être  à  la  fois  cause  et  effet?  Une  telle  conception  est  si  peu 
contradictoire  que  nous  en  trouvons  le  type  dans  l'expérience.  C'est 
ce  qui  arrive  en  effet  dans  les  êtres  organisés.  La  vie  est  à  la  fois  la 
cause  de  l'existence  des  organes  et  l'effet  des  fonctions  des  organes; 
chaque  fonction  est  cause  et  effet  de  toutes  les  autres.  Or  ce  qui 
est  à  la  fois  cause  et  effet  est  ce  que  l'on  appelle  un  but.  La  vie  est 
son  but  à  elle-même.  La  cause  finale  est  le  vrai  commencement,  la 
vraie  cause;  la  cause  efficiente  n'est  que  le  milieu  ou  le  moyen,  ou 
plutôt  ces  deux  causes  se  confondent.  L'idée  de  but  nous  représente 
un  cercle  fermé;  c'est  ce  qui  manquait  à  la  conception  de  Spinoza. 
Il  faut  que  le  rapport  des  modes  à  la  substance  soit  aussi  positif 
que  le  rapport  de  la  substance  aux  modes.  L'être  n'est  donc  pas 
seulement  substance  et  cause  efficiente;  il  est  un  but  substantiel, 
un  organisme,  une  vie.  Ici  encore,  si  nous  voulions  mêler  la  cri- 
tique à  l'exposition,  nous  demanderions  s'il  n'y  a  pas  quelque  abus 
métaphorique  à  transporter  la  notion  d'être  vivant  de  l'organisme, 
qui  est  composé  de  parties  matérielles,  à  la  simplicité  de  l'être  ab- 
solu :  est-il  intelligible  de  dire  que  les  modes  sont  à  la  substance 
ce  que  les  organes  sont  au  corps  vivant?  Dans  l'être  vivant  lui- 
même,  n'y  a-t-il  pas  quelque  équivoque  à  prétendre  qu'il  est  cause 


LA  MÉTAPHYSIQUE  EN  EUROPE.  835 

et  effet  de  lui-même?  La  vie,  considérée  comme  force  vitale,  comme 
cause  organisatrice,  est-elle  la  même  chose  que  la  vie  considérée 
comme  la  résultante  de  toutes  les  fonctions?  Tels  sont  nos  doutes, 
et  dans  ces  conceptions  sublimes  et  transcendantes  nous  craignons 
que  l'on  n'oublie  un  peu  trop  les  vieilles  règles  de  la  logique  sur 
la  précision  des  termes  et  la  clarté  des  définitions. 

Nous  sommes  arrivés  à  concevoir  l'absolu  comme  un  être  vivant  ; 
n'est-il  pas  quelque  chose  de  plus?  L'être,  avons-nous  dit,  est  cause 
de  son  existence,  et  cause  de  sa  substance;  mais  cette  substance  se 
manifeste  dans  l'existence  d'une  manière  réglée,  déterminée,  con- 
forme à  des  lois.  Si  l'être  produit  sa  substance  et  son  existence,  il 
faut  aussi  qu'il  produise  sa  loi.  Il  ne  pourrait  la  recevoir  d'un  autre 
être  sans  devenir  relatif.  Il  est  donc  cause  de  sa  propre  loi.  Or  un 
être  qui  se  donne  à  lui-même  la  loi,  qu'est-ce  autre  chose  qu'un 
esprit  ou  une  volonté?  En  effet,  déterminer  soi-même  la  nature  de 
son  activité,  c'est  être  esprit.  Être  esprit,  c'est  se  donner  à  soi- 
même  sa  loi,  c'est-à-dire  son  propre  caractère.  «  Étes-vous  savant? 
c'est  que  vous  avez  étudié.  Étes-vous  généreux?  c'est  que  vous  avez 
dompté  votre  égoïsme.  En  un  mot,  nous  sommes  libres.  Esprit,  vo- 
lonté, liberté,  c'est  une  seule  et  même  chose.  » 

Chacun  des  degrés  de  cette  déduction  correspond  à  une  phase 
particulière  de  la  philosophie  moderne.  La  substance  cause  de  son 
existence,  c'est  la  substance  de  Spinoza  :  la  substance  identique 
à  la  cause,  c'est  la  force  de  Leibniz.  L'être  cause  de  lui-même, 
l'êtïe  vivant  qui  est  son  but  à  lui-même,  c'est  Viciée  de  Hegel. 
L'être  qui  se  donne  à  lui-même  la  loi,  c'est  la  volonté  autonome  de 
Kant.  La  dernière  phase,  celle  qui  reste  à  traverser,  la  liberté  ab- 
solue, est  celle  du  second  Schelling. 

En  effet,  nous  ne  sommes  pas  au  bout  :  nous  n'avons  pas  encore 
atteint  le  .terme  final  et  décisif.  L'être  est  libre  :  il  se  donne  à  lui- 
même  sa  loi.  Mais  d'où  lui  vient  cette  liberté?  L'a-t-il  reçue  d'ail- 
leurs? il  ne  serait  plus  absolu  :  ce  serait  une  liberté  semblable  à 
celle  des  hommes.  En  outre,  l'esprit  tel  que  nous  l'avons  défini  im- 
plique encore  une  autre  contradiction.  Il  se  donne  la  loi  ;  mais  c'est 
en  vertu  de  sa  nature.  D'une  part  il  se  détermine,  de  l'autre  il  est 
déterminé.  Il  est  donc  encore  à  la  fois  esprit  et  nature.  Pour  résoudre 
cette  contradiction,  il  faut  aller  plus  loin  qu'une  liberté  possédée  par 
nature,  que  l'esprit  aurait  reçue  d'un  autre,  ou  qu'il  tiendrait  de 
son  essence.  Il  faut  que  l'esprit  se  fasse  lui-même  esprit,  qu'il  se 
donne  à  lui-même  la  liberté.  En  un  mot,  la  définition  de  Dieu 
«  cause  de  lui-même  »  implique  les  degrés  suivants  :  «  Substance, 
il  se  donne  l'existence;  vivant,  il  se  donne  la  substance;  esprit,  il 
se  donne  la  vie;  absolu,  il  se  donne  la  liberté.  »  Il  est  «  absolue  li- 
berté. »  Impossible  d'aller  au-delà;  mais  il  faut  aller  jusque-là,  La 


836  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

vraie  formule  de  l'absolu  est  celle-ci  :  «  je  suis  ce  que  je  veux.  » 
Rendons-nous  bien  compte  de  toute  la  portée  des  propositions 
précédentes.  On  pourrait  n'y  voir  d'abord  que  des  expressions  pa- 
radoxales et  excessives  pour  rendre  plus  sensibles  des  vérités  abs- 
traites d'une  haute  portée  :  on  pourrait  croire  que  l'auteur  a  seu- 
lement voulu  dire  ce  que  tout  le  monde  pense,  à  savoir  que,  Dieu 
étant  l'être  souverainement  parfait,  il  doit  être  absolument  libre, 
parce  que  la  liberté  est  une  perfection.  Nullement  :  c'est  la  doc- 
trine elle-même  qui  est  paradoxale  et  non  pas  seulement  l'expres- 
sion. Ce  n'est  pas  parce  que  Dieu  est  parfait  qu'il  est  libre  :  c'est 
parce  qu'il  est  libre  qu'il  est  parfait.  Un  être  parfait  par  nature, 
dit  l'auteur,  le  serait  moins  que  celui  qui  se  donnerait  toutes  les 
perfections.  Un  être  parfait  par  nature  serait  imparfait.  «  L'absolu 
n'a  pas  de  nature.  —  Toute  nature  est  née,  dérivée,  secondaire.  »  A 
quoi  reconnaît-on  le  vrai  caractère  de  l'absolu?  c'est  qu'il  ne  puisse 
pas  être  pensé  autrement  qu'à  titre  d'absolu.  Or  un  être  qui  se 
donne  à  lui-même  la  liberté  ne  peut  être  qu'absolu,  et  pas  autre 
chose.  Une  telle  notion  n'a  de  sens  que  dans  l'absolu.  Toute  a  na- 
ture »  au  contraire  (intelligence,  bonté,  vérité,  etc.),  peut  être  con- 
çue comme  relative  aussi  bien  que  comme  absolue.  Il  n'y  a  que 
cette  formule  :  «  je  suis  ce  que  je  veux,  »  qui  ne  puisse  s'appliquer 
rigoureusement  qu'à  l'absolu  lui-même  :  appliquée  au  fmi,  cette 
formule  n'a  aucun  sens.  Elle  est  donc  la  seule  qui  puisse  caracté- 
riser et  définir  ce  qui  est  essentiellement  sans  comparaison  et  sans 
analogie. 

Ne  nous  hâtons  pas  de  condamner  une  si  étrange  doctrine.  N'ou- 
blions pas  que  Descartes  l'a  exprimée  quelquefois  en  termes  presque 
seajblables  (1),  que  Bossuet  et  Fénelon,  dans  leur  réfutation  de 
l'optimisme  de  Malebranche,  s'en  sont  rapprochés.  On  est  placé,  en 

(I)  Lorsque  Descartes,  dans  sa  troisième  Méditation,  nous  dit  :  «  Si  j'étais  indépen- 
dant de  tout  autre,  et  que  je  fusse  moi-même  Vauteur  de  mon  être,  il  no  me  manque- 
rait aucune  perfection,  car  je  me  serais  donné  à  moi-même  toutes  celles  dont  j'ai  en 
moi  quelque  idée,  et  ainsi  je  serais  Dieu,  »  il  semble  bien  dire  que  Dieu  est  l'auteur 
de  son  propre  être,  et  qu'il  s'est  donné  à  lui-même  toutes  les  perfections,  ce  qui  est 
précisément  le  système  de  la  liberté  absolue.  De  plus,  dans  la  discussion  des  Objec- 
tions, Descartes  soutient  contre  Catérus  et  contre  Arnauld  que  «  Dieu  est  à  lui-môme 
ce  que  la  cause  efficiente  est  à  l'égard  de  son  effet.  »  Cependant,  devant  l'objection 
d'Arnauîd  «  que  Dieu  devrait  alors  être  antérieur  à  lui-môme,  »  Descartes  recule;  il 
semble  effrayé  lui-même  de  l'absolu  de  cette  théorie,  et  il  se  réduit  à  dire  que  Dieu, 
c'est  «  l'essence  qui  est  la  cause  de  l'existence,  »  et  qu'on  peut  appliquer  par  analogie 
le  concept  de  cause  efficiente  à  celui  de  cause  formelle,  «  à  peu  près  comme  on  trans- 
porte au  polygone  les  propriétés  du  cercle.  »  Ce  n'est  donc  que  métaphoriquement  et 
analogiquement  que  Descartes  a  admis  la  doctrine  de  Dieu  cause  de  s.oi  ;  mais  on  voit 
à  quel  point  il  s'est  approché  de  la  doctrine  de  la  liberté  absolue.  Je  n'ai  pas  besoin  de 
rappeler  non  plus  la  théorie  bien  connue  de  la  création  des  vérités  éternelles  par  la 
liberté  divine. 


LA  MÉTAPHYSIQUE  EN  EUROPE.  837 

théoclicée,  entre  ces  deux  abîmes  :  ou  imposer  à  Dieu  une  sorte  de 
fatum,  en  lui  supposant  une  nature  nécessaire  à  laquelle  il  doit 
obéir,  ou  lui  prêter  un  bon  plaisir  absolu  qui  est  aussi  près  de  la  ty- 
rannie que  de  la  liberté.  Les  plus  grands  métaphysiciens  ont  flotté 
de  l'un  à  l'autre.  La  liberté  absolue  est  une  réaction  contre  «  l'idée 
absolue  :  »  c'est  la  revendication  extrême  de  la  liberté  contre  la  lo- 
gique ,  et  nous  devons  savoir  gré  à  tout  métaphysicien  qui ,  pous- 
sant une  idée  à  l'extrême ,  nous  en  fait  mieux  comprendre  le  sens 
et  la  portée. 

Après  avoir  posé  cette  définition  de  l'absolu,  M.  Secrétan  recon- 
naît sans  peine  qu'elle  est  incompréhensible.  «  Nous  constatons 
la  place  de  l'absolu ,  dit-il,  nous  n'en  avons  pas  l'idée,  car  nous 
n'avons  pas  d'intuition  correspondante.  »  La  liberté  absolue  est  au- 
delà  de  l'intuition;  nous  ne  la  connaissons  que  dans  ses  manifesta- 
tions. La  volonté  est  l'essence  universelle.  Les  différens  ordres 
d'êtres  sont  les  degrés  de  la  volonté.  «  Exister,  c'est  être  voulu; 
être  substance,  c'est  vouloir;  vivre,  c'est  se  vouloir;  être  esprit,  c'est 
vouloir  son  vouloir.  »  On  remarquera  ces  vigoureuses  et  brillantes 
formules.  Tout  étranges  qu'elles  sont,  elles  n'ont  rien  qui  puisse 
choquer  les  disciples  de  Maine  de  Biran,  depuis  longtemps  habitués 
à  considérer  la  volonté  comme  l'essence  de  l'être.  Jusqu'où  faut-il 
pousser  cette  conception?  C'est  une  autre  question. 

Sans  vouloir  exposer. toutes  les  conséquences  que  l'auteur  tire  de 
son  principe,  il  y  en  a  une  cependant  qui  est  trop  importante  et 
trop  curieuse  pour  ne  pas  être  mentionnée. 

Ce  premier  principe,  cet  absolu,  qui  n'a  d'autre  essence  que  de 
n'en  pas  avoir,  qui  est  volonté  absolue,  liberté  absolue,  est-il  ce 
que  les  hom.mes  reconnaissent  et  adorent  sous  le  nom  de  Dieu? 
Doit-il  être  nommé  Dieu?  Non,  dit  résolument  M.  Secrétan.  L'ab- 
solu est  au-delà  de  Dieu;  il  est  avant  Dieu,  il  est  la  source  de  Dieu. 
Il  faut  distinguer  deux  absolus  :  l'absolu  en  essence,  en  puissance, 
qui  est  la  liberté  absolue,  liberté  pure,  notion  essentiellement  hé- 
gative,  incompréhensible,  et  qui  n'exprime  que  l'opposition  à  ce 
qui  n'est  pas  lui,  —  et  en  second  lieu,  l'absolu  en  acte,  l'absolu 
existant.  Le  premier  est  «  l'abîme  insondable  de  la  pure  liberté;  » 
c'est  l'absolu  négatif.  Le  second,  l'absolu  positif,  est  «  un  fait.  » 
C'est  à  lui  seulement  que  convient  le  nom  de  Dieu,  et  l'expérience 
seule  peut  nous  le  faire  connaître.  Sans  doute,  il  y  a  une  nécessité 
des  choses,  mais  c'est  une  nécessité  voulue.  Il  y  a  d'immuables  sta- 
tuts; mais  ils  ont  été  posés.  Toute  nécessité  s'explique;  toute  né- 
cessité est  dérivée  :  toute  nécessité  est  un  fait.  C'est  cette  néces- 
sité voulue  qu'on  appelle  ordre,  providence,  et  dort  le  principe 
est  Dieu.  «  Le  principe  mobile,  transcendant,  supérieur  au  monde, 


838  RETDE   DES   DEUX   3I0NDES. 

par  conséquent  à  la  pensée,  dont  il  forme  la  limite ,  c'est  l'absolu 
en  essence;  mais  le  principe  fixe,  immanent,  immuable,  nécessaire, 
c'est  le  Dieu  réel,  tel  qu'il  est  en  fait  pour  nous  :  c'est  notre  Dieu, 
ou,  plus  simplement,  c'est  Dieu.  Dieu  n'est  pas  une  substance, 
c'est  un  fait.  L'absolu  est  la  nuée;  Dieu  est  l'éclair.  »  Ainsi  l'ab- 
solu devient  Dieu  en  créant  le  monde,  en  créant  le  vrai,  le  juste,  le 
bien,  l'ordre,  car  ce  n'est  que  par  rapport  au  monde  que  toutes  ces 
choses  existent.  Dieu  veut  être  Dieu.  «  Il  se  fait  et  se  proclame 
Dieu;  il  est  Dieu  parce  qu'il  le  veut.  » 

En  se  créant  lui-même,  Dieu  a  créé  le  monde.  Pourquoi?  Dans 
quel  dessein?  Dieu  a-t-il besoin  du  monde?  Non,  sans  doute;  quelle 
peut  donc  être  la  raison  suprême  de  la  création?  Constatons  d'abord 
que  le  monde  existe  :  c'est  un  fait.  Nous  ne  pourrions  deviner 
l'existence  de  ce  fait  a  priori;  mais  étant  donnés  d'une  part  l'exis- 
tence du  monde,  de  l'autre  le  principe  de  la  liberté  absolue,  nous 
pouvons  conclure  de  là  le  motif  de  la  création.  Ce  motif,  c'est 
l'amour. 

Comment  de  la  liberté  absolue  passe-t-on  à  la  doctrine  de  la  créa- 
tion par  amour?  Ce  passage  est  une  des  déductions  les  plus  sub- 
tiles de  la  théorie;  mais  elle  a  eu  assez  de  succès  dans  quelques 
écrits  récens  de  la  philosophie  française,  pour  que  nous  nous  atta- 
chions à  la  faire  connaître,  quelque  artificielle  qu'elle  nous  pa- 
raisse. Dieu  est  la  liberté  absolue;  l'acte  de  la  création  doit  donc 
être  un  acte  de  liberté  absolue.  Si  le  motif  de  la  création  était  puisé 
dans  l'essence  même  de  Dieu,  il  ne  serait  pas  libre.  L'amour  ne 
peut  donc  pas  être  antérieur  à  la  liberté;  il  doit  en  être  l'effet.  Mais 
si  Dieu,  en  créant,  obéissait  à  un  motif  égoïste  ou  intéressé,  par 
exemple  sa  gloire,  son  plaisir,  etc.,  il  ne  serait  pas  plus  libre,  car 
c'est  être  l'esclave  d'une  loi  extérieure  et  supérieure  à  sa  propre  vo- 
lonté que  de  rechercher  exclusivement  son  bien-être.  Tout  retour 
d'un  sujet  sur  lui-même  implique  besoin,  manque,  asservissement  à 
soi-même.  L'absolu  affranchissement  est  donc  identique  à  l'absolu 
désintéressement.  Donc  le  motif  de  la  création  doit  être  puisé  dans 
un  être  autre  que  Dieu,  et  doit  avoir  pour  objet  la  créature  elle- 
même  :  or  Dieu  ne  doit  rien  à  cette  créature  qui  n'existe  pas  en- 
core. Il  la  crée  donc  pour  elle-même,  et  sans  y  être  obligé.  Qu'est 
cela,  si  ce  n'est  un  acte  de  grâce,  de  faveur,  de  libéralité,  en  un 
mot  d'amour  ou  de  charité?  Ne  croyons  pas  pour  cela  que  l'amour 
soit  l'essence  de  Dieu  :  c'est  le  miracle  éternel  de  sa  volonté.  L'amour 
n'est  point  une  essence.  L'être  parfait  est  celui  qui  se  donne  à  lui- 
même  la  perfection.  Le  véritable  amour  est  celui  qui  se  crée  lui-même 
par  la  libre  résolution  de  sa  volonté.  «  L'amour,  c'est  la  liberté  fai- 
sant acte  de  liberté.  »  Cela  revient  à  dire  que  la  création  est  une 


LA  MÉTAPHYSIQUE  EN  EUROPE.  839 

œuvre  purement  gratuite.  Le  monde  n'existe  que  par  grâce.  La  grâce 
est  le  fond  de  son  être;  la  grâce  est  sa  substance  :  créer,  c'est  aimer. 

Qu'est-ce  maintenant  que  la  créature?  Est-elle  quelque  chose  ou 
n'est-elle  rien?  Si  la  créature  n'est  rien,  il  n'y  a  pas  eu  de  création. 
Si  au  contraire  il  y  a  eu  création  et  création  par  amour,  il  faut  que 
la  créature  soit  quelque  chose.  Nous  échappons  par  là  au  pan- 
théisme. Qu'est-elle  enfin?  Elle  est,  comme  Dieu  lui-même,  un  être 
libre,  car  l'être  libre  est  le  seul  véritable.  La  création  n'est  donc 
autre  chose  que  «  la  liberté  posant  la  liberté.  L'amour  créateur  et 
la  liberté  créée  sont  les  deux  facteurs  du  monde.  » 

Voilà  le  principe  et  la  loi  de  la  création  :  quelle  est  maintenant 
la  loi  de  la  créature?  La  créature  doit  être  libre  comme  Dieu  lui- 
même.  Être  libre,  c'est  poser  sa  personnalité,  c'est  se  poser  soi- 
même;  mais  comment  se  poser  soi-même  sans  se  distinguer  par  là 
même  de  Dieu,  sans  chercher  à  exister  hors  de  Dieu?  Il  semble 
donc  que  la  loi  de  la  créature  soit  la  séparation  d'avec  Dieu;  mais, 
d'un  autre  côté,  qu'est-ce  que  la  création  dans  le  fond,  sinon  la 
volonté  créatrice  elle-même?  N'est-ce  pas  l'un  qui  est  la  substance 
de  l'autre?  Lorsque  la  créature  se  veut  elle-même,  elle  veut  donc 
en  même  temps  la  volonté  créatrice  qui  est  son  essence.  Elle  veut 
s'unir  à  Dieu  en  s'en  distiiiguant.  Or  s'unir  à  un  être,  qu'est-ce 
autre  chose  que  l'aimer?  Ainsi  l'amour  de  Dieu  est  donc  la  loi  de  la 
créature,  comme  l'amour  de  la  créature  est  le  motif  de  la  création. 

IIL 

Tel  est  le  système  de  la  liberté  absolue  dont  M.  Secrétan  doit 
évidemment  l'idée  à  Schelling,  mais  qu'il  s'est  rendu  propre  par  la 
vigueur  et  la  netteté  de  sa  construction  systématique.  On  remar- 
quera surtout  dans  son  œuvre  la  force  et  l'éclat  du  style  métaphy- 
sique. C'est  le  don  du  métaphysicien  d'exprimer  ses  idées  dans  une 
langue  concrète,  accentuée,  colorée,  et  de  faire  ressortir  l'idée  par  le 
relief  de  l'expression.  Les  Allemands  ont  quelquefois  ce  don;  mais 
ils  le  gâtent  par  le  jargon  et  le  noient  dans  la  diffusion  des  mots. 
Descartes,  Malebranche,  Leibniz  et  Spinoza  l'ont  eu  au  plus  haut 
degré  et  restent  les  maîtres  en  ce  genre.  Chez  les  anciens,  Platon 
et  Aristote  sont  hors  de  pair.  En  ce  sens,  on  peut  dire  que  la  langue 
métaphysique  fait  partie  du  génie  métaphysique  :  exprimer  une 
idée,  c'est  l'inventer.  M.  Secrétan  a  emprunté  quelque  chose  de  ce 
don  aux  grands  maîtres  de  la  philosophie.  Il  a  le  talent  d'écrire  en 
métaphysique,  et  l'originalité  de  ses  tours  et  de  ses  formules  saisit 
vivement  l'esprit.  On  peut  trouver  même  que  la  suite  des  idées  et 
la  conséquence  sévère  des  déductions  sont  quelquefois  remplacées 


8A0  REYUE   DES   DEUX   MONDES, 

par  une  brillante  métamorphose  d'images  métaphysiques,  et  que  la 
force  et  la  plénitude  des  mots  fait  illusion  sur  le  peu  de  solidité 
des  idées;  mais,  cette  critique  à  part,  il  reste  un  ouvrage  remar- 
quable, trop  peu  connu,  riche  de  pensées,  et  qui  provoque  à  pen- 
ser, d'une  méthode  savante  et  d'un  vol  élevé. 

Quant  au  système  considéré  en  lui-même,  il  se  propose  un  double 
but  :  sauver  la  liberté  divine  en  l'élevant  à  l'absolu  :  supprimer  le 
panthéisme  en  le  dépassant.  Selon  les  philosophes  de  cette  école,  le 
panthéisme  aurait  facilement  raison  du  théisme  dogmatique;  on  ne 
peut  le  vaincre  que  par  un  théisme  supérieur. 

Selon  nous,  il  y  a  beaucoup  d'illusion  dans  cette  supposition  des 
Allemands,  que  chaque  système  doit  en  quelque  sorte  monter  sur  les 
épaules  du  précédent  et  atteindre  un  degré  supérieur  de  ce  mât  de 
cocagne  que  l'on  appelle  la  philosophie.  Ce  serait  supposer  que,  dans 
l'ordre  des  premiers  principes,  il  y  a  une  échelle  de  degrés  à  l'in- 
fini, et  qu'on  pourrait  toujours,  de  progrès  en  progrès,  trouver  un 
principe  plus  élevé  que  le  précédent.  Une  telle  hypothèse  est  con- 
traire à  la  notion  de  l'absolu,  qui  ne  serait  plus  ce  qu'il  doit  être, 
s'il  se  surpassait  perpétuellement  lui-même.  Et  où  trouverait-on  une 
série  sans  limites  de  formules  de  l'absolu?  Supposons  qu'on  veuille 
appliquer  à  la  philosophie  de  la  liberté  le  critérium  et  la  mesure 
qu'elle  applique  elle-même  aux  philosophies  précédentes,  et  que 
l'on  n'y  voie  qu'un  degré  et  un  échelon  de  la  science  de  l'absolu, 
je  demande  ce  qu'on  pourrait  concevoir,  supposer,  imaginer  au- 
delà  d'une  liberté  qui  se  crée  elle-même?  On  avouera  donc  qu'il  y 
a  au  moins  un  terme,  une  limite,  que  l'on  ne  peut  dépasser  :  ce 
serait  le  système  même  de  l'auteur;  mais  alors  pourquoi  reprocher 
à  telle  philosophie  d'être  immobile,  stagnante,  dépassée?  qui  ne 
voit  que  ce  reproche  pourra  s'appliquer  à  la  philosophie  de  la  liberté 
lorsqu'elle  aura  triomphé?  Que  faire  de  mieux  en  effet  quand  on 
a  découvert  la  vérité  que  de  s'y  tenir?  Il  peut  donc  y  avoir  une 
philosophie  immobile,  j'entends  immobile  dans  son  principe,  non 
dans  ses  formes  :  ce  serait  celle  qui  aurait  trouvé  la  vérité.  Ce  ne 
sera  donc  pas  une  objection  contre  une  philosophie  d'être  immobile, 
de  ne  pas  se  dépasser  elle-même  :  elle  ne  le  devrait  que  si  elle  était 
fausse,  et  la  question  est  de  savoir  si  elle  l'est,  si  l'on  a  tort  ou 
raison  ;  le  fait  d'aller  plus  loin  dans  un  sens  ou  dans  un  autre  ne 
préjuge  en  rien  la  solution,  puisqu'on  peut  aller  plus  loin  dans  le 
faux  aussi  bien  que  dans  le  vrai.  On  ne  peut  donc  admeiire  le  crité- 
rium suivant  lequel  la  dernière  venue,  entre  les  philosophies  di- 
verses, aurait  toujours  raison.  Souvent  la  vérité  consiste  à  reprendre 
un  principe  trop  sacrifié,  et  c'est  précisément  ce  qui  est  arrivé  à  la 
philosophie  de  la  liberté.  Cette  philosophie  a  une  certaine  valeur 


LA  MÉTAPHYSIQUE  EN  EUROPE.  SAl 

comme  un  mouvement  de  retour,  comme  un  essai  de  réacquisition 
de  vérités  oubliées,  comme  expression  vive,  frappante  et  paradoxale 
de  ces  vérités;  mais  lorsqu'elle  se  donne  elle-même  comme  une 
philosophie  supérieure,  dépassant  et  absorbant  les  précédentes,  elle 
supprime  à  son  tour  certaines  conditions  de  la  vérité,  qui  ne  sont 
pas  moins  nécessaires  que  son  propre  principe,  et  sans  lesquelles  ce 
principe  devient  lui-même  absolument  inintelligible. 

Nous  sommes  loin  de  soutenir  que  la  philosophie  ne  soit  pas  sus- 
ceptible de  faire  des  progrès  et  ne  s'enrichisse  pas  continuelle- 
ment. Nous  croyons  au  contraire  très  fermement  à  la  perfectibilité 
de  la  science  philosophique;  nous  allons  si  loin  dans  cette  pensée 
que,  selon  nous,  cette  science  acquiert  et  s'enrichit  perpétuellement 
non-seulement  par  les  grands  philosophes,  mais  encore  par  les  pe- 
tits. Au  lieu  de  croire  que  les  philosophes  se  répètent  sans  cesse, 
nous  sommes  au  contraire  frappé  de  ce  que  l'on  peut  trouver  de 
nouveau  dans  chacun  d'eux.  Pascal  a  dit  avec  profondeur  :  «  A  me- 
sure que  l'on  a  plus  d'esprit,  on  trouve  qu'il  y  a  plus  d'esprits  ori- 
ginaux. »  De  même,  à  mesure  que  l'on  a  plus  d'expérience  de  l'his- 
toire de  la  philosophie,  on  trouve  qu'il  y  a  plus  de  penseurs 
originaux.  Chacun  apporte  sa  pierre,  et  cela  est  aussi  vrai  du  der- 
nier venu  que  des  précédens.  Mais  autre  chose  est  dire  qu'il  y  a 
des  idées  nouvelles  et  acquises  à  la  science  dans  Kant,  dans  Fichte, 
dans  Schelling  et  dans  Hegel,  et  dans  M.  Secrétan,  autre  chose  est 
dire  que  le  principe  de  Fichte  est  supérieur  à  celui  de  Kant,  celui 
de  Schelling  à  celui  de  Fichte,  et  celui  de  Hegel  à  celui  de  Schel- 
ling, —  enfin  celui  du  second  Schelling  à  celui  de  Hegel  lui-même  ; 
car  on  ne  peut  aller  ainsi  à  l'infini.  Nous  admettons  le  progrès  de 
ces  systèmes,  à  la  condition  que  chacun  d'eux  consentira  à  n'être 
qu'un  appoint  dans  le  développement  de  la  philosophie  universelle 
et  non  un  centre  où  tout  aboutit.  En  un  mot,  la  philosophie  de  la 
liberté  nous  fournira  des  données  qui  pourraient  être  utilisées  dans 
la  construction  d'une  philosophie  universelle  (laquelle  n'existera  ja- 
mais qu'à  l'état  à^idéc),  mais  non  pas  comme  étant  elle-même,  ainsi 
qu'elle  le  prétend,  le  dernier  mot.  C'est  ce  qui  s'éclaircira  mieux 
par  les  observations  qui  vont  suivre. 

Dans  la  philosophie  de  la  liberté,  nous  distinguerons  deux  points 
de  vue  :  la  liberté  absolue  par  rapport  au  monde  et  la  liberté  abso- 
lue par  rapport  à  l'absolu  lui-même  :  sur  le  premier  point,  nous  en- 
trons assez  avant  dans  la  pensée  de  l'auteur  ;  mais  nous  nous  en 
séparons  absolument  sur  le  second. 

Nous  accordons  en  effet  que  dans  un  certain  théisme,  celui  de 
Platon  et  de  Leibniz  par  exemple,  on  n'a  peut-être  pas  placé  assez 
haut  le  concept  de  la  liberté  divine.  Lorsqu'on  admet  avec  Platon 


852  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

que  l'entendement  divin  contient  toutes  les  idées  des  choses  créées 
à  titre  de  modèles  éternels  et  nécessaires  comme  Dieu  lui-même, 
lorsqu'on  admet  avec  Leibniz  que  dans  l'entendement  divin  rési- 
dent de  toute  éternité  tous  les  mondes  possibles,  c'est  l'entende- 
ment et  non  la  liberté  de  Dieu  que  l'on  considère  comme  la  source 
des  possibilités.  Or  on  peut  entendre  par  là  deux  choses  très  dif- 
férentes :  ou  bien  Dieu  pense  ses  modèles  et  ses  possibles  comme 
nous  les  pensons  nous-mêmes,  c'est-à-dire  à  titre  d'objets,  et  il  se 
distingue  de  ces  objets;  n'est-ce  pas  comme  si  l'on  disait  qu'il  y 
a  quelque  chose  qui  n'est  pas  Dieu,  qui  même  par  hypothèse  est 
inférieur  à  Dieu,  et  que  cependant  Dieu  est  obligé  de  penser  pour 
être  intelligent?  N'est-ce  pas,  selon  le  mot  de  Spinoza,  soumettre 
Dieu  à  un  fatum?  N'est-ce  pas  dire  que  Dieu  ne  serait  rien  sans  le 
monde,  ou  tout  au  moins  sans  la  pensée  du  monde?  Faudrait- il  un 
grand  effort  de  logique  pour  conclure  de  là  qu'il  ne  serait  rien  sans 
l'existence  du  monde?  Et  n'est-ce  pas  une  sorte  de  panthéisme  idéal 
que  de  faire  cohabiter  Dieu  éternellement  avec  l'idée  d'un  autre 
être  que  lui-même,  comme  s'il  devait  s'ennuyer  s'il  était  seul?  On 
peut  soutenir  au  contraire  que  l'entendement  divin  est  la  source  des 
possibilités,  en  ce  sens  qu'il  en  est  la  cause,  qu'il  les  rend  possibles 
en  les  pensant,  que  ces  possibles  ne  seraient  rien  sans  la  pensée  de 
Dieu  :  on  peut  dire  avec  Spinoza  que  l'intelligence  divine  est  «  an- 
térieure »  aux  choses,  tandis  que  l'intelligence  humaine  leur  est 
«  postérieure,  »  ce  que  Bossuet  a  exprimé  admirablement  en  disant  : 
«  Nous  voyons  les  choses  parce  qu'elles  sont;  mais  elles  sont  parce 
que  Dieu  les  voit.  »  Si  l'on  admet  cette  seconde  hypothèse,  si  l'on 
entend  par  intelligence  non-seulement  la  faculté  de  contempler, 
mais  la  faculté  de  créer,  on  introduit  par  là  même  la  notion  de  la 
volonté  et  de  la  liberté  dans  l'entendement  divin;  ou  plutôt,  les 
idées  divines,  les  types  absolus,  étant  l'effet  de  la  puissance  créa- 
trice et  ne  préexistant  pas  à  son  action,  on  peut  dire  que  dans  cet 
acte  la  volonté  intervient  plus  encore  que  l'intelligence.  En  un  mot, 
si  l'on  convient  d'appeler  liberté  l'acte  par  lequel  Dieu  fait  que 
quelque  chose  existe,  comme  les  possibles  n'existent  mêm^e  à  titre 
de  possibles  que  par  l'acte  de  Dieu,  on  dira  justement  en  ce  sens 
qu'ils  résultent  de  sa  liberté.  Nous  admettrions  donc  que  le  monde 
idéal  pas  plus  que  le  monde  réel  ne  s'impose  à  Dieu  d'une  manière 
nécessaire,  et  qu'il  en  est  la  cause  absolument  libre  (1). 

Nous  ne  serions  pas  même  éloigné  d'admettre  cette  expression 
paradoxale  de  Schelling  et  de  M,  Secrétan,  que  Dieu  «  se  fait  lui- 

(1)  Qu'on  veuille  bien  nous  permettre  de  renvoj'er,  pour  le  développement  de  ces 
idées,  5,  notre  livre  récent  des  Causes  finales  (dernier  chapitre). 


LA  MÉTAPHYSIQUE  EN  EUROPE.  8Ù3 

même,  qu'il  veut  être  Dieu.  )>  Nous  y  voyons  une  manière  vive  et 
extraordinaire,  mais  jusqu'à  un  certain  point  admissible  de  traduire 
une  grande  vérité.  Qu'appelle-t-on  Dieu  dans  l'usage  commun  des 
hommes?  Est-ce  ce  que  les  philosophes  désignent  sous  le  nom  de 
l'absolu,  l'infini,  l'inconditionnel,  l'être  des  êtres,  l'idée  des  idées? 
Non,  car  de  tels  mots  dépassent  de  beaucoup  l'intelligence  de  la 
plupart  des  hommes  et  ne  répondent  qu'imparfaitement  à  la  notion 
qu'ils  se  font  de  la  nature  divine.  Pour  eux,  du  moins  dans  l'état 
actuel  des  croyances  religieuses  chez  les  nations  les  plus  civilisées, 
c'est  un  être  infiniment  sage,  infiniment  juste,  infiniment  bon  qui 
les  a  créés,  qui  les  soutient  et  les  dirige  par  sa  providence.  Telle 
est  la  vraie  notion  de  Dieu;  c'est  ce  qu'on  appelle  «  le  bon  Dieu.  » 
Or,  si  nous  demandons  la  signification  de  ces  attributs,  sagesse, 
justice  et  bonté,  nous  verrons  que  chacun  d'eux  a  rapport  à  la  créa- 
ture et  à  la  création.  Qu'est-ce  qu'être  sage,  si  ce  n'est  approprier 
les  moyens  aux  fins  dans  une  œuvre  de  ses  mains?  être  bon,  sinon 
répandre  ses  dons  avec  munificence  sur  d'autres  êtres  que  soi- 
même?  être  juste,  si  ce  n'est  récompenser  ou  punir,  selon  leurs 
mérites,  des  agens  moraux?  Supposez  que  Dieu  n'ait  pas  créé  le 
monde,  comment  pourrait-on  l'appeler  sage?  Supposez  qu'il  n'ait 
pas  créé  d'êtres  sensibles,  comment  pourrait-on  l'appeler  bon?  Enfin 
s'il  n'avait  pas  créé  d'agens  moraux,  comment  pourrait-on  l'appeler 
juste?  La  justice,  la  sagesse  et  la  bonté,  c'est-à-dire  les  attributs  mo- 
raux de  Dieu,  ceux  qui  le  rendent  aimable,  respectable,  redoutable, 
ceux  qui  sont  l'objet  des  religions,  n'existeraient  donc  pas  (tels  du 
moins  que  nous  les  concevons),  si  Dieu  ne  s'était  fait  créateur;  c'est 
donc  le  Créateur  que  nous  appelons  Dieu,  ce  sont  ses  attributs  mo- 
raux qui  le  constituent  tel  par  rapport  à  nous.  Au-delà  de  ces  at- 
tributs est  une  essence  absolument  incompréhensible  (1),  objet 
d'adoration,  mais  non  d'amour.  On  peut  donc  dire  qu'en  se  faisant 
créateur,  l'absolu  s'est  fait  Dieu.  Avant  la  création,  nous  pourrons 
l'appeler  avec  Schelling  Dcus  imijlicitus,  après  la  création  Deiis  ex- 
2jUcitus  :  celui-ci  sera  le  vrai  Dieu,  le  premier  nous  étant  inacces- 
sible par  l'infinité  de  son  essence.  Voilà  jusqu'où  nous  pouvons 
aller  dans  la  théorie  de  Schelling  et  de  Secrétan.  Devons-nous  aller 
plus  loin?  Non,  car  nous  rencontrons  alors  devant  nous  le  principe 
de  contradiction,  seule  barrière  qui  puisse  défendre  la  raison  hu- 
maine des  attaques  du  scepticisme. 
Nous  ne  chicanerons  pas  l'auteur  sur  cette  assertion  que  la  notion 

(1)  Cette  doctrine  ne  serait  pas  aussi  hétérodoxe  qu'on  pourrait  le  croire.  Le  père 
Gratry  soutient  quelque  cliose  d'analogue,  lorsqu'il  développe  dans  son  livre  de  la 
Connaissance  de  Dieu  sa  belle  théorie  des  deux  degrés  d'intelligibles  dans  la  nature 
divine. 


Sllll  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

de  l'absolu  doit  être  essentiellement  paradoxale,  parce  que  l'absolu 
en  soi  est  incompréhensible;  cependant  au  moins  faudrait- il  s'ex- 
pliquer sur  cette  notion  d'incompréhensibilité,  car  l'incompréhen- 
sible absolu  est  une  chose  dont  on  ne  peut  rien  dire,  et  qu'on  ne  peut 
pas  même  penser  :  à  plus  forte  raison  ne  pouvons-nous  pas  en  par- 
ler. Puisque  nous  parlons  de  l'absolu,  que  nous  l'affirmons,  que  nous 
le  définissons,  il  faut  que  nous  le  pensions  d'une  certaine  manière  et 
nous  ne  pouvons  le  penser  que  conformément  aux  lois  de  la  logique. 
De  ce  que  nous  ne  savons  pas  tout  ce  qu'il  est,  il  ne  s'ensuit  pas  que 
pour  le  penser  nous  devions  renoncer  aux  conditions  de  toute  pen- 
sée. On  ne  doit  pas  dire  en  métaphysique  plus  qu'en  théologie  : 
Credo  quia  absurdmn.  Or  l'idée  d'une  liberté  absolue,  sans  essence, 
sans  nature,  sans  aucune  détermination,  est  une  idée  qui  implique 
contradiction.  Au  lieu  d'être  l'acte  pur  d'Aristote,  c'est  la  puissance 
pure,  l'aptitude  à  tout  devenir,  l'indéterminé  absolu  :  c'est  le  rien. 
Que  l'on  analyse  en  effet  la  notion  de  la  liberté  absolue  (à  la  condi- 
tion de  n'y  rien  ajouter  subrepticement),  on  verra  qu'une  telle  puis- 
sance, qui  n'est  ni  finie  ni  infinie,  ni  parfaite  ni  imparfaite,  ni  quoi 
que  ce  soit  (car  autrement  elle  aurait  une  nature),  n'est  autre  chose 
que  le  premier  terme  de  la  dialectique  hégélienne,  c'est-à-dire  l'être, 
dont  Hegel  lui-même  a  démontré  l'identité  avec  le  non-être.  On  ne 
peut  pas  même  dire  que  la  nature  de  ce  principe  soit  d'être  liberté, 
puisqu'il  se  donne  à  lui-même  la  liberté.  On  ne  peut  pas  dire  non 
plus  qu'il  est  une  puissance,  une  force,  une  activité,  car  alors  il 
aurait  une  nature,  et  ne  serait  pas  liberté  absolue. 

Admettons  cependant  que  cette  liberté  absolue  soit  une  puissance  : 
car  enfin  pour  en  parler,  il  faut  bien  lui  appliquer  une  attribution 
quelconque.  Qu'est-ce  donc  qu'une  puissance  absolue  qui  peut  tout 
ce  qu'elle  veut?  Est-il  même  permis  de  dire  qu'elle  veuille  quelque 
chose?  Que  serait  une  telle  puissance  sinon  le  destin  des  anciens  ou 
ce  que  l'on  nomme  dans  les  écoles  le  fatu7n  mahometanum?  Telle 
est  l'objection  fondamentale  de  Leibniz  à  la  doctrine  du  décret  ab- 
solu, soutenue  par  les  théologiens  de  son  temps,  et  en  quoi  le  décret 
absolu  se  distingue-t-il  de  la  liberté  absolue  de  Schelling  et  de  Se- 
crétan?  Et  ne  devrait-on  pas  au  moins  nous  expliquer  la  différence? 
Et  s'il  n'y  en  a  pas,  comment  passer  devant  une  telle  objection  sans 
y  répondre,  comme  s'il  n'y  avait  plus  lieu  de  parler  de  Leibniz  en 
philosophie?  Lorsqu'on  rétrograde  (sous  prétexte  de  progrès)  jus- 
qu'au principe  du  supra-lapsarisme  (1),  comment  peut-on  se  croire 
dispensé  d'examiner  les  difficultés  d'un  Leibniz?  Pour  celui-ci,  la 

(1)  Doctrine  de  la  théologie  réformée,  qui  exagérait  le  principe  de  la  toute-puissance 
divine. 


LA   MÉTAPHYSIQUE   EN   EUROPE.  8ii5 

liberté  absolue  n'était  autre  chose  que  l'absolue  tyrannie.  C'était  la 
doctrine  de  Hobbes,  qui  disait  brutalement  que  l'attribut  fondamen- 
tal de  la  divinité  est  la  toute-puissance  :  les  âmes  religieuses  disaient 
la  même  chose,  seulement  il  s'y  mêlait  un  sentiment  de  piété  qui 
masquait  à  leurs  propres  yeux  le  matérialisme  de  la  doctrine  ;  mais 
leur  principe  n'était  pas  très  différent.  De  même  aujourd'hui  M.  Se- 
crétan  parle  de  la  liberté  absolue  avec  un  sentiment  de  vénération 
que  sa  nature  élevée  et  toute  religieuse  éprouve  d'avance  pour  le 
principe  suprême  quelle  qu'en  soit  la  définition;  mais,  si  nous  faisons 
abstraction  de  ces  sendmens  personnels,  qui  n'ont  rien  à  voir  avec 
la  philosophie,  il  ne  reste  que  le  concept  brut  d'une  toute-puis- 
sance sans  attributs,  aussi  indifférente  au  bien  qu'au  mal,  et  qui 
fera  même  plutôt  le  mal  que  le  bien,  peut-être  parce  qu'il  est  plus 
facile.  Ce  sont  ces  conséquences  que  l'école  de  Schopenhauer  ti- 
rera de  la  doctrine  de  la  volonté  absolue,  et  qui  en  réfutent  le 
principe,  en  tant  du  moins  qu'on  a  cru  poser  par  là  un  théisme  su- 
périeur à  celui  du  passé. 

M.  Secrétan  semble  avoir  entrevu  ces  conséquences  et  s'être  ef- 
forcé de  les  détourner  en  nous  disant  quelque  part  et  tout  à  fait  en 
passant ,  comme  un  détail  secondaire,  que  la  volonté  absolue  doit 
être  une  volonté  intelligente ,  car  «  la  liberté  sans  intelligence  ne 
serait  que  le  caprice  et  le  hasard  (1).  »  N'est-il  pas  étrange  que, 
dans  un  système  métaphysique  un  peu  rigoureux,  on  fasse  ainsi  in- 
tervenir l'intelligence  d'une  manière  aussi  accidentelle  et  sans  qu'il 
soit  besoin  d'aucune  démonstration?  «  Il  est  inutile  d'y  insister,  » 
dit  l'auteur.  Pourquoi  donc?  Est-il  donc  si  évident  que  l'intelligence 
soit  à  l'origine  des  choses?  Que  devient  la  volonté  sourde  de  Schel- 
ling?  et  une  liberté  intelligente  est-elle  une  liberté  absolue  dans  le 
sens  de  l'auteur?  A  coup  sûr,  pour  ce  qui  nous  concerne,  nous  lui 
accorderons  sans  hésiter  son  postulat,  nous  accorderons  qu'une 
volonté  sans  intelligence  n'est  certainement  pas  une  volonté;  com- 
ment vouloir  quelque  chose  sans  le  penser?  Comment  l'absolu  di- 
rait-il :  «  Je  suis  ce  que  je  veux,  »  s'il  était  incapable  de  savoir  ce 
qu'il  veut  être?  Seulement  nous  demandons  si,  ce  postulat  accordé, 
il  reste  quelque  chose  du  système,  si  cette  parenthèse  à  peine  indi- 
quée et  qui  ne  sera  remarquée  que  par  ceux  qui  savent  d'avance  le 
faible  de  la  doctrine,  ne  la  ruine  pas  par  la  base,  quelque  modes- 
tement qu'elle  soit  présentée. 

En  effet,  si  l'on  accorde  que  l'absolu  est  une  liberté  intelligente, 
comment  persister  à  soutenir  que  l'absolu  n'a  pas  de  nature,  qu'il 
est  tout  ce  qu'il  veut,  qu'il  se  crée  lui-même,  qu'il  se  donne  même 

(1)  Philosophie  de  la  liberté,  leçon  xvii. 


846  BEVUE  DES  DEUX  MONDES, 

la  liberté,  comment  enfin  maintenir  au  sens  propre  tous  les  para- 
doxes précédens?  Être  intelligent,  n'est-ce  donc  pas  avoir  une 
nature,  une  essence?  L'intelligence  n'est-elle  donc  pas  un  attribut 
déterminé?  Si  vous  prétendez  que  votre  liberté  intelligente  n'a  pas 
d'essence,  que  faudrait-il  donc  pour  qu'elle  en  ait  une  dans  le  sens 
que  vous  combattez?  Définissez-nous  cet  absolu  dont  vous  ne  voulez 
pas  et  qui  aurait  une  essence  autre  que  l'intelligence  et  la  volonté. 
Tous  les  philosophes  ont  eu  beau  enfler  leurs  conceptions  depuis 
l'origine  du  monde ,  ils  n'ont  jamais  pu  réussir  à  concevoir  que 
trois  attributs  possibles  de  la  divinité  sur  le  modèle  de  nos  propres 
facultés  :  vouloir,  penser  et  aimer.  De  ces  trois  attributs  vous  en 
conservez  deux  :  la  volonté  et  la  pensée;  vous  ne  réservez  que  l'a- 
mour comme  corollaire  de  votre  déduction;  mais,  ce  point  ré- 
servé, qu'a  donc  votre  doctrine  de  si  difïérent  du  théisme  propre- 
ment dit,  puisque  des  trois  attributs  qu'il  admet,  vous  en  conservez 
deux? 

La  doctrine  d'une  liberté  absolue  et  celle  d'une  liberté  intelli- 
gente se  contredisent  l'une  l'autre.  «  Je  suis  ce  que  je  veux,  »  dit 
l'absolu.  Il  y  a  cependant  une  chose  que  l'absolu  ne  peut  pas  vou- 
loir :  c'est  de  ne  pas  être  intelligent,  et  il  n'a  pas  davantage  le  pou- 
voir de  vouloir  l'être,  car,  si  l'intelligence  était  un  résultat  de  la 
volonté,  il  y  aurait  eu  un  moment  (au  moins  logique)  où  il  y  au- 
rait eu  volonté  sans  intelligence,  ce  que  M.  Secrétan  déclare  lui- 
même  impossible,  puisque  ce  serait,  dit-il,  le  caprice  et  le  hasard; 
et  puis  comment  vouloir  être  intelligent,  si  l'on  ne  sait  ce  que  c'est 
que  l'intelligence,  c'est-à-dire  si  on  ne  la  possède  pas  déjà?  La  vo- 
lonté est  donc  intelligente  par  nature  et  non  par  choix.  Mainte- 
nant, étant  telle,  ne  pourrait- elle  pas  vouloir  ne  plus  être  intelli- 
gente? C'est  là  d'abord  une  hypothèse  assez  oiseuse,  car  pourquoi 
le  voudrait- elle?  Et  d'ailleurs  cela  est  impossible,  car  vouloir  ne 
plus  être  intelligent,  ce  serait  vouloir  n'être  plus  volonté,  c'est-à- 
dire  liberté,  et  comme  la  liberté  est  identique  à  l'absolu,  ce  serait 
vouloir  ne  plus  être  absolu,  en  d'autres  termes  ne  plus  être.  La 
liberté  absolue  peut-elle  aller  jusque-là?  Dans  la  doctrine  de  Scho- 
penhauer,  si  semblable  par  le  principe  à  celle  de  Schelling  et  de 
Secrétan,  la  volonté,  nous  le  verrons,  peut  cesser  de  vouloir  s'ob- 
jectiver; elle  peut  vouloir  anéantir  le  monde  et  la  vie;  mais  elle  ne 
peut  se  détruire  elle-même,  et  M.  Secrétan,  pas  plus  que  Schelling, 
ne  s'est  engagé  à  aller  jusque-là. 

On  nous  dit  que  l'absolu  peut  vouloir  être  fini  ou  infini ,  parfait 
ou  imparfait,  que  les  perfections  qu'on  se  donne  à  soi-même  sont 
supérieures  à  celles  qu'on  tient  de  son  essence.  Qu'entend-on  par 
là?  Qu'est-ce,  le  fini  ou  l'infini?  Entendez-vous  ces  mots  dans  le 


LA  MÉTAPHYSIQUE  EN  EUROPE.  847 

sens  de  la  quantité,  c'est-à-dire  de  l'espace  et  du  temps?  Voulez- 
vous  dire  que  Dieu  pourrait,  s'il  le  voulait,  se  resserrer,  se  circon- 
scrire en  un  point  de  l'espace,  passer  par  le  trou  d'une  aiguille, 
tenir  dans  une  coque  de  noix?  ou  encore  qu'il  pourrait  commencer 
ou  finir,  avoir  une  jeunesse  et  une  vieillesse?  La  philosophie  alle- 
mande s'est  trop  appliquée  à  démontrer  l'idéalité  de  l'espace  et  du 
temps  pour  que  de  telles  imaginations,  dignes  d'ailleurs  des  Mille 
et  Une  nuits,  puissent  s'appliquer  à  l'absolu.  Aurait-on  par  là  une 
sorte  d'idée  préconçue  de  justifier  d'avance  quelque  doctrine  d'in- 
carnation? Ce  serait  confondre  deux  domaines  profondément  diffé- 
rens,  le  domaine  de  la  manifestation  de  Dieu  et  celui  de  son  es- 
sence. Que  Dieu  puisse  se  manifester  comme  homme,  qu'il  puisse 
revêtir  la  forme  humaine,  c'est  là  un  mystère  dont  nous  n'avons 
pas  ici  à  sonder  la  profondeur  et  à  discuter  la  valeur;  mais  ce  mys- 
tère laisse  parfaitement  intacte  la  nature  divine  en  elle-même.  Ce 
n'est  pas  en  soi,  et  dans  son  essence  absolue,  que  Dieu  s'est  fait 
homme,  qu'il  a  pris  un  corps,  qu'il  est  mort  sur  la  croix;  c'est  par 
un  acte  spécial  de  sa  volonté,  qui  n'est  possible  que  par  ce  que  lui- 
même  et  dans  son  fond  il  est  absolu.  On  ne  peut  conclure  de  là 
que  Dieu  pourrait  se  changer  en  Jupiter  s'il  le  voulait,  et  même 
se  donner  tous  les  plaisirs  de  Jupiter.  Une  telle  conception  chan- 
gerait le  christianisme  en  paganisme,  et  ce  ne  peut  être  là  la  pen- 
sée de  M.  Secrétan.  Ainsi  Dieu  ne  peut  se  rendre  fini  dans  son  es- 
sence même.  Il  ne  peut  pas,  étant  absolu,  ne  pas  avoir  une  volonté 
absolue  et  une  intelligence  absolue  :  or  c'est  là  ce  que  l'on  appelle,  à 
tort  ou  à  raison,  dans  l'école  de  Descartes,  l'infini.  Il  ne  peut  donc 
pas  vouloir  être  fini.  Il  en  est  de  même  de  la  perfection,  qui  dans 
le  sens  cartésien  n'est  autre  chose  que  l'absolu.  Étant  déjà  par  son 
essence  liberté  absolue  et  intelligence  absolue,  quelle  autre  perfec- 
tion lui  resterait-il  à  se  donner,  si  ce  n'est  la  bonté?  Être  bon  ou 
méchant,  voilà  tout  le  domaine  qui  puisse  rester  à  la  volonté.  En 
examinant  de  près  cette  doctrine,  on  voit  donc  qu'elle  se  réduit  à 
ceci,  c'est  que  Dieu,  au  lieu  d'être  bon  par  nature,  a  été  bon  par 
choix.  Ne  nous  parlez  donc  plus  de  la  liberté  absolue  comme  d'une 
nouvelle  doctrine  de  l'absolu  :  parlez -nous  d'une  doctrine  parti- 
culière sur  la  bonté  divine.  Cette  doctrine  est  très  soutenable  ;  elle 
n'est  pas  très  éloignée  de  celle  qu'ont  soutenue  Bossuet  et  Fénelon 
contre  l'optimisme  de  Malebranche.  Elle  est  donc  très  peu  hétéro- 
doxe, assez  peu  nouvelle;  elle  ne  constitue  en  aucune  façon  un 
étage  nouveau  de  l'échafaudage  métaphysique  et  se  réduit  en  défi- 
nitive à  une  question  délicate  de  théodicée.  Nous  craindrions  de 
fatiguer  le  lecteur  en  poursuivant  la  discussion  jusqu'à  ce  terrain 
circonscrit  oii  il  ne  s'agit  plus  d'ailleurs  du  principe  premier,  mais 


8/18  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'une  question  restreinte.  Contentons -nous  de  dire  qu'il  nous 
semble  voir  dans  la  déduction  de  l'auteur  beaucoup  de  raisons  pu- 
rement verbales.  Par  exemple,  lorsqu'il  nous  dit  qu'un  acte  absolu 
de  liberté,  la  création,  doit  être  gratuit,  que  ce  qui  est  gratuit 
vient  de  la  grâce,  et  que  la  grâce  c'est  l'amour,  il  nous  semble 
jouer  sur  les  mots  :  ce  raisonnement,  par  substitution  de  termes, 
laisse  beaucoup  à  désirer,  et  si  nous  n'avions  d'autre  raison  de 
croire  à  la  bonté  divine,  nous  nous  croirions  médiocrement  armés 
contre  le  pessimisme  de  Hartmann  et  de  Schopenhauer. 

Que  l'on  nous  permette  un  mot  en  terminant.  Ce  n'est  pas  avec 
plaisir  que  nous  venons  jeter  quelque  eau  froide  sur  une  des 
conceptions  les  plus  brillantes  de  la  métaphysique  contempo- 
raine. Nous  aimons  les  idées,  nous  sommes  aussi  sensibles  que 
qui  que  ce  soit  à  de  belles  conceptions;  nous  ne  nous  défendons  pas 
contre  elles,  nous  y  entrons  volontiers,  nous  les  suivons  jusqu'au 
bout;  nous  aimons  même  à  leur  prêter  ce  qu'elles  n'ont  pas  tou- 
jours :  la  rigueur  et  la  clarté.  En  un  mot,  nous  craindrions  de  trahir 
la  cause  de  la  vérité  en  prenant  d'avance  nos  avantages  et  en  leur 
disputant  toutes  les  chances  de  persuasion  qu'elles  peuvent  avoir; 
mais,  avouons-le,  il  y  a  en  nous  quelque  chose  de  plus  puissant  que 
le  démon  métaphysique,  c'est  le  démon  cartésien  qui  nous  interdit 
d'admettre  comme  vrai  ce  qui  n'est  pas  évident,  de  prendre  des 
mots  pour  des  choses  et  des  images  pour  des  raisons.  En  un  mot, 
quelque  séduisante  qu'elle  puisse  être,  il  est  impossible  à  notre 
esprit  de  se  reposer  dans  une  idée  fausse.  Au  contraire,  il  semble 
que  le  génie  métaphysique  soit  la  puissance  d'enfanter  et  de  soute- 
nir des  idées  fausses.  Les  systèmes  de  philosophie  font  à  peu  près 
ce  que  fait  l'expérimentation  en  physique  :  celle-ci  isole  et  sépare 
les  phénomènes  pour  les  mieux  connaître,  ceux-là  isolent  les  idées 
pour  mieux  s'en  rendre  compte;  mais,  de  même  que  la  nature  est 
plus  vaste  que  nos  laboratoires,  elle  l'est  plus  aussi  que  les  écoles 
de  philosophie,  même  la  nôtre.  Le  concept  de  la  liberté  absolue  est 
une  de  ces  conceptions  artificielles  qui  ont  pu  servir  à  faire  regarder 
de  plus  près  à  l'idée  de  la  liberté  divine,  à  lui  faire  un  champ  plus 
vaste,  à  resserrer  le  champ  de  l'élément  logique,  en  y  introduisant 
l'élément  moral.  Peut-être  n'aurions-nous  pas  bien  vu  cela,  si  les 
partisans  de  ce  système  n'eussent  pas  forcé  leur  principe,  comme 
un  physiologiste  qui  gonfle  un  vaisseau  pour  le  mieux  étudier.  Il 
n'en  est  pas  moins  vrai  que  le  principe  pris  à  la  lettre  nous  paraît 
le  renversement  de  la  logique  et  de  la  raison.  Il  ne  peut  se  soute- 
nir ni  même  se  comprendre  qu'en  se  démentant  et  en  se  détruisant 
lui-même,  et  «  il  porte,  comme  dit  Platon,  l'ennemi  avec  soi.  » 

Paul  Janet, 


LES  DERNIÈRES  EXPLORATIONS 


LA  PAMPA  ET  LA  PATAGONIE 


I.  G.  Burmeister,  Anales  del  mnseo  publico  de  Buenos-Aii-es,  1874;  —  Los  Caballos-fosiles 
de  la  pampa,  1876;  —  Descriplion  physique  de  la  République  Argentine,  tomes  I  et  II,  1876. 
—  II.  Darwin,  Voyage  d'un  naturaliste.  —  III.  Francisco  Moreno,  Description  des  cimetières 
et  paraderas  de  la  Patagonie,  1874;  —  Relation  d'une  exploration  en  Pat  agonie,  187G.  — 
IV.  "W.  Musters,  At  home  with  the  Patagonians,  1873. 


Les  voyages  dans  les  grands  déserts  de  la  pampa  et  de  ia  Pata- 
gonie n'ont  pas  eu  jusqu'ici  la  bonne  fortune  d'exciter  l'attention 
publique  au  même  degré  que  ceux  tentés  dans  l'intérieur  de  l'Afrique 
ou  tout  autre  continent  aussi  peu  connu.  Cependant  les  révélations 
recueillies  au  milieu  de  dangers  nombreux  justifient  pleinement  la 
persistance  avec  laquelle  la  science,  en  dehors  de  la  curiosité  pu- 
blique, a  poursuivi  l'étude  des  manifestations  de  la  nature  dans  ces 
contrées.  Bien  que  la  civilisation  n'ait  rien  à  emprunter  aux  peuples 
épars  dans  ces  immenses  déserts  de  l'Amérique  du  Sud,  et  à  peine 
même  quelques  plantes  à  utiliser  dans  ces  plaines  presque  stériles, 
l'homme  moderne  peut  du  moins,  en  foulant  ce  sol  vierge,  retrou- 
ver la  trace  fraîche  encore  de  phénomènes  ailleurs  oubliés,  et 
presque  intact  le  souvenir  d'une  vie  organique  disparue,  renouer 
peut-être  le  fil  de  l'histoire  du  Nouveau-Monde,  en  tout  cas  décou- 
vrir des  exemplaires  jusqu'ici  inconnus  d'animaux  gigantesques  et 
les  restes  de  races  humaines  primitives,  disparues  depuis  peu  sans 
s'être  mêlées  à  aucune  autre.  Nous  nous  proposons  ici  de  passer 
en  revue  les  observations  rapportées  par  les  explorateurs  qui  ont 

TOME  XX.  —  1877.  '  54 


850  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

attaché  leur  nom  à  quelque  découverte,  et  dont  les  études  per- 
sonnelles, faites  à  des  points  de  vue  différens,  préparent  pour  un 
avenir  prochain  des  conclusions  importantes. 

I.    —    LES    ASPECTS. 

La  plaine,  quand  elle  affecte  ce  double  caractère  d'immensité  et 
d'uniformité  qui  est  le  propre  de  la  plaine  pampéenne,  ne  saurait 
intéresser  au  premier  abord  ;  elle  n'attire  par  aucun  charme  ni  au- 
cune promesse,  semble  ne  rien  dérober  aux  regards  et  n'offrir  au- 
cune difficulté  à  vaincre  à  l'explorateur.  Cette  opinion  fut  pendant 
les  derniers  siècles  celle  de  tous  les  colonisateurs  de  ce  continent. 
Aussi  pendant  cette  longue  période  ne  s'occupa-t-on  que  de  la  des- 
cription extérieure,  pour  ainsi  dire,  de  la  pampa,  et  l'on  crut  avoir 
assez  fait  quand  on  eut  dessiné  les  contours  des  côtes  avec  plus  ou 
moins  d'exactitude  et  relevé  quelques  baies  qui  pussent  servir  d'a- 
bri, en  cas  de  besoin,  aux  escadres  ou  aux  navires  marchands  en 
route  pour  le  Pérou  ou  le  Chili.  La  pauvreté  des  relations  de  voyages 
de  toute  cette  période  donne  la  plus  triste  idée  d'un  pays  qui  n'a  su 
inspirer  autre  chose;  ils  n'ouvrent  aucun  horizon  et  n'encouragent 
aucun  effort.  Les  navigateurs  relevaient  lentement  et  sans  exacti- 
tude les  profils  des  côtes  où  ils  atterrissaient,  et  les  écrivains  qui  de 
temps  à  autre  tentaient  de  décrire  les  mœurs  et  les  aspects  du  pays 
n'en  rapportaient  que  des  banalités  ou  se  faisaient  inconsidérément 
les  colporteurs  de  fables  ridicules,  dominés  qu'ils  étaient  par  le 
désir  de  faire  à  ces  contrées  une  célébrité  en  rapport  avec  celle 
qu'avait  acquise  le  Pérou  par  ses  mines  d'or. 

Géographiquement  le  territoire  que  l'on  peut  réunir  sous  le  nom 
générique  de  pampéen  s'étend  du  23*^  degré  de  latitude  sud  jus- 
qu'au détroit  de  Magellan  par  54  degrés,  et  se  trouve  compris  en 
longitude  entre  le  56^  degré  et  le  7Zi%  que  suit  presque  complète- 
ment la  Cordillère  des  Andes.  Les  contrées  peuplées  de  ces  grandes 
plaines  sont  relativement  peu  importantes  et  se  composent  des  qua- 
torze provinces  de  la  république  argentine;  en  dehors  de  ces  pro- 
vinces, d'après  une  carte  officielle  que  le  gouvernement  de  cette 
république  vient  de  publier,  ce  vaste  continent  comprend  encore, 
sous  la  domination  argentine,  qui  peut-être  s'y  manifestera  un  jour 
d'une  façon  effective,  mais  qui  jusqu'ici  est  restée  purement  nomi- 
nale, neuf  territoires  destinés  à  être  peuplés  dans  un  temps  sans 
doute  fort  éloigné.  Chacun  d'eux  suffirait  à  recevoir  une  grande 
nation,  si  leur  fertilité  était  en  rapport  avec  leur  étendue;  on  les 
dénomme  territoires  du  Rio-Vermejo,  du  Grand-Chaco  et  des  Mis- 
sions, au  nord  de  ce  qui  forme  le  noyau  de  la  république;  au  sud 


LA.    PAMPA    ET    LA    PATAGOME.  851 

sont  les  territoires  de  la  Pampa,  des  Andes,  du  Liniay,  du  Rio- 
Negro,  du  Rio-Chubut,  et  enfin  le  plus  vaste,  le  moins  connu  et  le 
moins  réellement  possédé,  celui  de  la  Patagonie.  C'est  principale- 
ment de  ces  territoires  déserts  que  nous  nous  occuperons. 

Il  nous  faut  laisser  de  côté  les  territoires  du  nord,  assez  différens 
de  tous  les  autres  en  raison  de  leur  latitude  tropicale,  et  où  une 
végétation  arborescente  est  entretenue  par  la  chaleur  humide  de 
cette  région  baignée  par  de  grands  fleuves  et  fréquemment  inon- 
dée en  raison  du  peu  d'élévation  du  sol.  Ces  territoires  cepen- 
dant ont  beaucoup  des  caractères  de  leurs  congénères  du  sud  : 
ils  en  diffèrent  en  ce  que  la  forêt  y  apparaît  quelquefois;  mais 
cette  forêt  même  participe  de  la  pauvreté  de  toute  la  région, 
elle  n'a  nulle  part  cet  aspect  touffu  et  impénétrable  qu'elle  présente 
dans  les  autres  contrées  tropicales,  ou  dans  les  contrées  sylvestres 
des  régions  plus  froides.  Elle  est  clair-semée  :  genre  de  forêt  tout 
à  fait  spécial,  le  seul  connu,  à  de  rares  exceptions  près,  dans  la 
plaine  sud-américaine,  elle  se  distingue  de  la  forêt  épaisse  et  om- 
breuse en  ce  qu'elle  ne  présente  nulle  part  un  toit  de  verdure 
formant  un  abri  continu  contre  les  rayons  du  soleil;  elle  est  caracté- 
risée par  l'isolement  et  l'espacement  des  grands  arbres  entre  les- 
quels poussent  d'autres  plantes  arborescentes  formant  une  espèce 
de  fourré  bas  qui  donne  à  toute  cette  région  l'aspect  d'une  coupe 
récente,  où  l'on  a  respecté  quelques  arbres  vieux  et  de  haute  futaie. 
De  grands  fleuves  à  peine  explorés  comme  le  Pilcomayo,  le  Vermejo 
et  le  Salado  du  nord,  même  les  rivières  des  provinces  de  Cordova  et 
de  Santa-Fé,  sont  encore  ou  ont  été  bordés  de  forêts  de  ce  genre. 
Le  territoire  du  Grand-Chaco,  baigné  par  ces  larges  cours  d'eau,  et 
qui  occupe  une  superficie  de  8,000  lieues  carrées,  est  entièrement 
couvert  de  forêts  clair-semées  composées  d'arbres  de  haute  tige, 
isolés  les  uns  des  autres,  et  des  essences  les  plus  dures.  Les  feuil- 
lages de  ces  arbres  sont  généralement  grêles  et  peu  fournis,  assez 
semblables  à  ceux  du  saule  et  de  Y  eucalyptus  globulus;  leurs 
feuilles  sont  épaisses,  petites,  non  pennées,  les  extrémités  des  ra- 
meaux sans  rigidité,  s'agitant  au  gré  du  moindre  vent,  ne  lui  oppo- 
sant pas  même  cette  résistance  qui  ailleurs  produit  sous  la  brise  un 
harmonieux  bruissement,  langage  sévère  de  la  forêt  que  nous  con- 
naissons, murmure  que  l'on  écoute  et  que  l'on  se  rappelle  avec 
émotion. 

La  forêt  n'existe  dans  aucune  partie  de  la  plaine,  elle  appar- 
tient en  propre  à  ces  territoires,  et,  si  nous  descendons  dans  la 
pampa  proprement  dite,  nous  ne  trouvons  plus  cette  végétation 
espacée,  même  dans  la  partie  habitée  et  fertile  qui  se  distingue  des 
autres  moins  habitables  par  des  cai'actères  particuliers  que  nous 


852  KEVCE   DES   DEUX   MONDES, 

avons  analysés  ici  même  (1).  Ces  dernières  sont  aujourd'hui  encore 
telles  qu'elles  étaient  au  jour  de  la  conquête,  elles  n'ont  rien  perdu 
de  leur  primitif  aspect  de  désolation ,  ne  possèdent  qu'une  rare 
verdure ,  sorte  de  pelage  presque  roux  en  hiver  aussi  bien  qu'en 
été,  du  sable,  une  poussière  argileuse,  et  dans  quelque  creux,  de 
maigres  et  chétifs  arbustes,  ne  dépassant  pas  6  ou  8  pieds;  plus 
abondans  dans  les  parties  plus  rapprochées  des  Andes,  ils  restent 
généralement  au-dessous  de  cette  hauteur,  si  bien  qu'un  cavalier 
peut  dominer  ces  petits  bouquets  de  bois,  et,  au  lieu  de  marcher 
protégé  par  leur  abri,  projeter  son  ombre  sur  leurs  cimes. 

Plus  on  se  rapproche  de  la  Cordillère,  plus  la  pampa  manifeste  sa 
stérilité;  le  terrain  en  est,  en  effet,  formé  d'alluvions  modernes 
composées  de  détritus  des  cailloux  charriés  depuis  la  montagne  par 
les  cours  d'eau  qui  en  descendaient  :  il  en  résulte  qu'au  pied  de  ces 
montagnes  restent  amoncelés  de  gros  débris  généralement  peu  ou 
point  arrondis  que  la  force  motrice  aujourd'hui  disparue  a  transpor- 
tés et  abandonnés  là.  Plus  on  s'éloigne  en  aval,  plus  la  grosseur  de 
ces  pierres  diminue,  faisant  place  à  un  gravier  progressivement  plus 
petit,  qui  lui-même  disparaît  enfin  tout  à  fait.  Des  agens  divers  qui 
ont  travaillé  à  constituer  le  sol  pampéen,  l'eau  courante  descendant 
des  hauteurs  de  la  chaîne  des  Andes  et  servant  de  véhicule  aux  par- 
celles de  roches  déplacées  par  des  commotions,  alors  plus  fréquentes 
qu'aujourd'hui,  était  le  plus  puissant.  Ces  eaux  douces  venaient  se 
mêler  à  celles  de  l'Océan  dans  un  détroit  ou  peut-être  un  grand 
golfe,  pénétrant  fort  avant  dans  le  continent  actuel,  à  l'endroit 
même  où  existe  aujourd'hui  le  lit  des  grands  fleuves  qui  descendent 
vers  l'Atlantique,  —  golfe  ou  détroit  dont  la  présence  a  été  dé- 
montrée jusqu'en  amont  de  la  ville  de  Parana,  située  aujourd'hui  à 
200  lieues  de  l'Océan,  et  dont  l'estuaire  de  la  Plata,  quelque  im- 
mense qu'il  puisse  nous  paraître,  n'est  qu'une  réduction. 

L'absence  des  arbres  est  donc  générale  dans  la  pampa;  dans  la 
partie  fertile ,  on  a  fait  des  plantations  artificielles ,  mais  le  sol  ne 
semble  pas  s'y  prêter  suffisamment.  Durant  les  premiers  temps  de 
leur  végétation,  la  croissance  des  quelques  espèces  que  l'on  est 
parvenu  à  acclimater  est  très  rapide ,  plus  peut-être  que  partout 
ailleurs;  mais  la  couche  d'humus,  fort  peu  épaisse,  est  rapidement 
traversée  par  les  racines;  elles  rencontrent  alors  une  couche  de 
sable  plus  ou  moins  durci  qui ,  s'opposant  au  développement  de 
l'arbre,  le  condamne  à  l'immobilité,  sinon  à  une  décrépitude  pré- 
maturée. C'est  cette  raison,  beaucoup  plus  encore  que  la  force  des 
vents,  qui  hâte  le  découronnement  des  arbres  de  haute  tige  :  parmi 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  juillet  1875. 


LA   PAMPA   ET   LA   PATAGONIE.  853 

ceux  d'une  acclimatation  récente,  l'eucalyptus  atteint  rapidement 
une  hauteur  considérable  avant  que  le  tronc  ait  pu  se  développer 
suffisamment  pour  lui  permettre  de  porter  son  mobile  panache  de 
feuilles  glauques;  après  cinq  ou  six  ans,  ceux  que  le  vent  a  épar- 
gnés s'arrêtent ,  se  tordent  sur  eux-mêmes,  semblent  avoir  perdu 
cette  force  d'impulsion  qui  les  avait  élevés  si  haut  pendant  le  cours 
des  premières  années ,  et  entrent  déjà  dans  leur  période  de  déca- 
dence. 

Si  la  culture  artificielle  réussit  si  mal,  on  s'explique  facilement 
que  les  forêts  naturelles  n'aient  jamais  pu  se  former,  surtout  si 
nous  ajoutons  à  ces  causes  cette  autre,  que  dans  ces  steppes  l'hu- 
midité manque  d'une  façon  presque  absolue.  Les  pluies,  peu  fré- 
quentes, sont  rapidement  absorbées  par  un  terrain  sablonneux  sans 
laisser  de  traces  de  leur  passage;  les  fleuves,  de  leur  côté,  assez 
rares,  presque  sans  afïluens,  courent  parallèlement  les  uns  aux  au- 
tres, en  se  dirigeant  tous  en  droite  ligne  vers  l'Océan.  On  ne  trouve 
quelque  végétation  qu'autour  des  petites  cuvettes  situées  dans  les 
dépressions  du  terrain  et  dont  la  formation  est  favorisée  par  des 
raisons  toute  locales. 

Ces  lagunes  sont  très  nombreuses  dans  la  pampa  fertile,  et  beau- 
coup plus  rares  dans  les  autres  parties  de  la  plaine;  elles  ont  peu 
d'étendue,  l'eau  s'y  rassemble  pendant  les  pluies,  mais  atteint  ra- 
rement plus  d'un  mètre  au  centre;  elles  doivent  leur  origine,  en 
même  temps  qu'à  une  dépression  du  sol,  à  l'imperméabilité  de  leur 
fond,  généralement  de  marne  diluvienne  dure ,  d'une  épaisseur  de 
10  à  12  mètres,  qui  constitue  le  sous-sol  pampéen.  L'eau  des  pluies, 
en  se  rendant  à  la  lagune,  déplace  nécessairement  quelques  par- 
celles de  terre  végétale  qu'elle  dépose  au  bord,  donnant  ainsi  nais- 
sance à  une  végétation  peu  fournie,  quelquefois  arborescente,  pres- 
que toujours  verdoyante  même  dans  les  temps  de  sécheresse. 
Quelques-unes  de  ces  lagunes  sont  assez  profondes  et  recueillent 
pendant  la  saison  des  pluies  assez  d'eau  pour  ne  jamais  s'épuiser; 
dans  la  partie  stérile  des  pampas,  elles  manquent  absolument,  et 
ce  fait  semble  dénoncer  l'inutilité  des  tentatives  que  l'on  pourrait 
faire  pour  rendre  habitables  et  productifs  ces  vastes  territoires.  On 
rencontre  bien  quelques  grands  marais  connus  sous  le  nom  de  cie- 
negas,  mais  presque  jamais  de  lagunes  conservant  l'eau  à  la  ma- 
nière de  celles  répandues  dans  les  pampas  fertiles. 

Par  contre,  on  trouve  dans  le  désert  pampéen  de  nombreuses 
efflorescences  salines  à  la  surface  du  sol;  dans  certains  endroits,  la 
croûte  qu'elles  forment  occupe  plusieurs  lieues  carrées.  Le  sol  salin 
se  présente  couvert  d'une  poussière  fine  que  le  vent  soulève  facile- 
ment tant  qu'il  ne  s'est  pas  produit  d'efflorescences  ;  celles-ci  ap- 
paraissent après  de  longues  pluies  dont  l'eau  enlève  le  sel  à  la 


854  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

terre,  le  dissout  et,  en  s'évaporant,  le  dépose  à  la  surface.  Ces  sels 
sont  des  sulfates  de  chaux  et  de  soude;  ils  existent  dans  le  sol  sous 
forme  de  gypse,  et  l'extraction  s'en  opère  comme  nous  venons  de 
le  dire.  La  couleur  blanche  du  sel  n'apparaît  bien  qu'à  la  nuit  tom- 
bante et  surtout  dans  le  clair  de  lune;  les  cristaux  blancs  brillent 
alors  avec  des  reflets  métalliques,  et  la  plaine  semble  couverte  de 
givre. 

Il  y  a  deux  espèces  de  sols  salifères  :  les  uns  connus  sous  le 
nom  de  salines,  les  autres  sous  celui  de  salitrales  ou  terrains  ni- 
treux.  Les  salines  sont  de  grands  lacs  salés  préhistoriques  et  des- 
séchés; ils  sont  répandus  en  grand  norabre  dans  la  plaine  du 
nord.  Les  salitrales  ne  sont  pas  des  bassins,  ce  sont  de  vastes 
plaines  dont  la  surface  se  couvre  de  temps  à  autre  d'une  fine  couche 
de  sel ,  qui,  au  rebours  des  sels  ordinaires,  disparait  sous  l'action 
des  pluies,  permettant  le  développement  d'une  riche  végétation  et 
entre  autres  d'une  plante  connue  dans  le  pays  sous  le  nom  de 
jumen,  de  la  famille  des  salicornias  lierhaceas,  dont  on  utilise  les 
cendres  très  riches  en  carbonate  de  soude.  Les  salitrales  affectent 
deux  types  très  différens.  Dans  les  uns,  qui  sont  connus  par  la  lu- 
crative exploitation  que  l'on  en  fait  au  Pérou  dans  le  désert  d'Ata- 
cama  et  de  Taracapa,  le  nitrate  alcalin  se  présente  sous  la  forme 
d'un  minéral  compacte,  en  couches  d'une  épaisseur  variable,  cou- 
vert d'autres  terrains,  en  un  mot  comme  la  majorité  des  minéraux. 
Les  salitrales  du  second  type  sont  produits  par  le  terrain  même  à 
fleur  de  terre,  sous  l'action  chimique  de  l'atmosphère  agissant  sur 
les  matières  qui  composent  le  sol,  phénomène  qui  n'a  pu  être  en- 
core suffisamment  déterminé.  Après  un  jour  de  pluie,  le  voyngeur 
ne  distingue  pas  trace  de  l'existence  du  nitre;  mais,  après  quelques 
jours  de  chaleur,  le  sol  se  couvre  pour  ainsi  dire  à  vue  d'oeil  d'une 
couche  de  givre.  Ce  sel  formé  à  la  surface  peut  se  recueillir  avec 
la  main,  et,  la  couche  première  enlevée,  une  autre  apparaît  immé- 
diatement au  même  endroit;  on  l'emploie  dans  la  fabrication  de  la 
poudre,  dans  celle  de  l'acide  nitrique,  et  surtout  dans  l'agricul- 
ture comme  engrais.  Ces  salitrales  ne  sont  pas  spéciaux  à  la  plaine 
argentine;  il  en  existe  en  Navarre,  sur  les  rives  du  Gange  et  du 
Nil  et  dans  la  république  de  l'Equateur. 

On  rencontre  en  outre  dans  les  territoires  du  sud,  du  Pào-Negro 
et  de  la  Patagonie,  quelques  lacs  d'eau  salée  semblable  à  celle  de 
la  mer,  et  dont  le  sel  est  exploité  depuis  des  siècles  par  les  habi- 
tans.  Darwin  en  décrit  un,  situé  à  cinq  ou  six  lieues  de  la  ville  de 
Carmen  de  Patagones,  d'où  l'on  extrayait  le  sel  au  siècle  dernier 
pour  la  consommation  de  Buenos-Ayres  et  dont  l'exploitation,  sus- 
pendue cà  l'époque  de  son  voyage,  a  été  reprise  récemment.  Pen- 
dant l'hiver,  ce  lac  rempli  d'une  eau  peu  profonde  a  l'aspect  d'un 


Là    PAilPA   ET   LA   PATAGONIE.  855 

bassin  d'eau  saumàtre;  l'évaporation  naturelle  de  l'eau  sous  l'in- 
fluence du  soleil  d'été  fait  déposer  le  sel  en  cristaux  sur  les  bords 
et  le  fond  et  le  transforme  en  un  riche  champ  de  sel,  dont  la  couche 
près  du  bord  a  10  ou  12  centimètres  d'épaisseur,  augmentant  peu  à 
peu  vers  le  centre.  Ce  lac  a  2  milles  de  long  et  1  mille  de  large;  il 
en  existe  d'autres  dans  le  voisinage  beaucoup  plus  grands  et  dont  le 
fond  consiste  en  une  couche  de  sel  de  1  mètre  d'épaisseur.  Ces 
bassias  admirablement  blancs  au  milieu  de  cette  plaine  aride  for- 
ment un  contraste  surprenant.  On  en  peut  extraire  des  milliers  de 
tonnes  de  sel;  le  bord  en  est  boueux,  noir,  et  exhale  une  odeur 
fétide.  Darwin  a  cependant  constaté  la  présence  d'un  insecte  vivant 
dans  ce  milieu  repoussant  et  salé  ;  les  rives  sont  en  outre  habitées 
par  les  flamans,  qui  préfèrent  les  lagunes  d'eau  saumàtre. 

Les  lagunes  d'eau  douce  servent  de  point  de  concentration  à  tous 
les  autres  animaux  répandus  dans  la  pampa.  C'est  là  que  dans  la 
plaine  habitée  viennent  se  grouper  les  animaux  domestiques  à  cer- 
taines heures  du  jour,  et,  dans  les  temps  de  sécheresse,  quand  la 
réserve  d'eau  a  disparu  des  lagunes  où  ils  vont  boire  habituelle- 
ment, c'est  à  la  recherche  d'autres  lagunes  plus  favorisées  qu'émi- 
grent  les  chevaux  et  les  bœufs  par  troupes  innombrables  qui  s'aug- 
mentent à  chaque  étape  des  habitans  des  pays  traversés.  Ils  partent 
ainsi  sans  autre  guide  que  leur  instinct  pour  un  voyage  de  100 
ou  200  lieues  à  la  recherche  d'un  peu  d'eau  et  d'un  peu  de  ver- 
dure, desséchant  sur  leur  passage  toutes  les  lagunes  qu'ils  peuvent 
rencontrer,  marquant  leur  route  d'une  ligne  de  traînards  qui  se 
couchent  pour  mourir;  ils  s'arrêtent  enfin  quand  ils  trouvent  à 
s'alimenter  pour  quelque  temps,  et  ne  reviennent  que  lorsque  leur 
instinct  encore  leur  annonce  que  les  champs  où  ils  sont  nés  ont 
reverdi. 

Autour  de  ces  petits  bassins  se  réunissent  aussi  tous  les  animaux 
sauvages  et  lus  oiseaux  d'eau,  si  abondans  surtout  pendant  la  saison 
d'hiver,  les  flamans,  les  cygnes  à  col  noir,  les  canards  des  espèces 
les  plus  variées,  les  oies  sauvages,  les  ibis,  les  bécassines,  les 
grèbes ,  plus  au  sud  les  pingouins ,  tant  d'autres  encore.  Il  serait 
difîicile  de  rendre  le  spectacle  magique  qu'ofî'rent  au  voyageur  les 
approches  d'une  de  ces  lagunes  à  l'heure  et  à  l'époque  où  tous 
ces  animaux  y  sont  réunis.  L'arrivée  du  chasseur  est  annoncée  de 
loin  par  le  vanneau  armé,  toujours  au  guet,  vraie  sentinelle  de  la 
pampa,  auquel  le  moindre  événement  arrache  le  cri  d'alarme 
mille  fois  répété  de  tero-tero,  qui  lui  a  valu  la  substitution  de  ce 
sobriquet  local  à  son  nom  patronymique.  Ce  bruit  agaçant  a  mis 
en  éveil  toutes  les  familles,  bariolées  de  rose,  de  blanc  ou  de 
gris,  fort  paisibles  sur  les  bords  fangeux  de  leur  lieu  de  réunion. 
Le  chaja  est  le  premier  à  répondre  par  le  cri  que  son  nom  imite, 


856  REVLE    DES    DEUX   MONDES. 

châaka,  au  cri  d'alarme  du  tcro-tero.  Il  s'élève  majestueusement 
après  avoir  battu  le  sol  de  ses  larges  ailes  en  allongeant  le  cou 
avec  des  allures  de  grand  vautour.  L'éveil  est  alors  donné;  tout 
ce  monde  ailé  s'agite,  se  dispose  au  départ,  s'éloigne  d'un  pas 
lent  perché  sur  ses  hautes  échasses,  ou  nageant  rapidement  vers 
le  centre  de  la  lagune  jusqu'à  ce  qu'au  bruit  des  coups  de  fusil  la 
fuite  devienne  générale.  Des  bandes  de  quarante  ou  cinquante  11a- 
mans,  d'autant  de  cygnes,  d'oies,  d'innombrables  canards,  des  ci- 
gognes et  des  ibis,  s'envolent  alors  pêle-mêle,  emplissant  l'air  de 
leurs  cris,  l'obscurcissant  ou  tamisant  les  rayons  du  soleil  à  travers 
leur  plumage  coloré.  Dans  la  plaine  du  sud,  ces  animaux  ne  sont 
pas  les  seuls  à  fuir  devant  le  voyageur  :  l'autruche,  le  cerf,  plus  loin 
le  guanaque,  sont  réunis  aussi  par  groupes  autour  des  lagunes, 
où  l'on  ne  trouve  jamais  les  autres  habitans  de  la  pampa,  tapis 
dans  leur  obscurité,  la'grosse  perdrix,  l'agouti,  le  lièvre  des  pam- 
pas ,  les  diverses  espèces  de  tatous  aux  armatures  impénétrables, 
gros  comme  des  chiens  dans  le  nord  et  comme  de  petits  héris- 
sons dans  le  sud ,  descendans  dégénérés  des  grands  glyptodontes 
antédiluviens.  Enfin,  dans  les  parties  les  plus  désertes,  cachés  dans 
les  touffes  épaisses  [du  gynerium  argenteum,  le  jaguar,  le  puma, 
félin  au  pelage  de  lion,  aux  allures  du  tigre,  le  tapir,  le  renard,  le 
pécari  et  enfin  les  chiens,  ces  déclassés,  qui  par  abandon  ou  indis- 
cipline sont  retournés  à  l'état  sauvage  et  devenus  contre  l'homme 
l'allié  des  fauves,  faisant  en|cela  ce  que  fait  le  gaucho  après  un 
crime  ou  un  malheur  Ummérité  ou  irréparable  :  sa  première  pen- 
sée est  de  fuir  au  désert  et, de  s'allier  à  l'Indien  pour  se  venger 
d'une  civilisation  où  il  n'a  plus  sa  place. 

Tels  sont  les  seuls  êtres  que  le  voyageur  puisse  rencontrer  dans 
la  pampa  en  dehors  de  l'Indien ,  qui ,  lui  non  plus ,  ne  s'éloigne 
pas  des  lagunes  et  trace  sa  route  de  l'une  à  l'autre.  Toujours  invi- 
sible, n'ignorant  rien  de  ce  qui  se  passe  à  la  portée  de  sa  vue  très 
étendue,  il  a  cependant,  par  ses  allées  et  venues,  frayé  des  chemins 
sous  le  pied  de  son  cheval  du  nord  au  sud  et  de  l'est  à  l'ouest  :  le 
sol  mobile  de  la  pampa  qu'il  habite  se  prêterait  mal  à  servir  d'as- 
sises à  une  route;  l'Indien,  seul  intéressé  à  en  tracer,  ne  lui  de- 
mande qu'une  fermeté  suffisante  pour  porter  son  cheval.  Ce  chemin 
étroit  se  nomme  dans  le  langage  local  ^pistrillada,  proprement  la 
trahiée  d'un  râteau;  il  faut  prendre  soin  de  ne  pas  s'en  écarter, 
non-seulement  parce  qu'il  aboutit  aux  seuls  points  où  l'homme  et 
son  cheval  puissent  trouver  ce  qui  leur,  est  nécessaire,  mais  parce 
que  de  chaque  côté  existent  le  plus  souvent  des  terrains  mobiles 
et  fangeux  qui  ensevelissent  facilement  cheval  et  cavalier  :  ce  sont 
les  guadalcs.  Combien  de  fois,^dans  des  opérations  militaires,  cou- 
rant à  la  poursuite  des  Indiens,  une^  colonne  entière  n'a-t-elle  pas 


LA    PAMPA    ET    LA    PATAGONIE.  857 

disparu,  entraînée  derrière  le  goum  poursuivi,  qui,  lui,  connaît  le 
guadal,  et,  loin  de  le  redouter,  sait  s'en  servir  pour  échapper  à  son 
ennemi.  Son  cheval  est  dressé  à  ce  dangereux  exercice;  il  sait  ne 
pas  enfoncer,  s'il  tombe  se  relever,  et  par  un  effort  vigoureux  s'é- 
loigner au  milieu  du  bourbier,  sans  crainte  d'être  atteint.  Que  le 
guadal  soit  de  sable,  de  boue  liquide,  de  glaise  humide  ou  sèche, 
l'Indien  en  connaît  les  secrets,  s'y  jette  et  le  traverse  le  plus  sou- 
vent ;  s'il  y  meurt,  il  a  du  moins  évité  de  mourir  sous  le  sabre  d'un 
chrétien. 

La  partie  de  la  pampa  au  sud  du  37«  degré  de  latitude  sud  con- 
stitue une  région  différente,  sorte  de  plateau  plus  élevé,  distinct  de 
l'autre,  de  la  pampa  basse;  là  commence  une  série  de  collines  non 
interrompues  qui  viennent  aboutir  au  Rio-Negro,  où  prend  naissance 
la  région  patagonienne.  Dans  cette  région  intermédiaire,  le  pays  se 
modifie;  on  y  rencontre  quelques  arbres,  le  saule  rouge,  hum- 
holdtiana,  des  pommiers  et  des  plaines  entières  de  fraisiers  cou- 
verts au  printemps  de  fruits  rouges  qui  produisent  l'effet  le  plus 
bizarre  sur  la  robe  des  chevaux  blancs  qui  se  roulent  dans  ce  sin- 
gulier pâturage. 

Le  climat  de  toute  la  région  pampéenne  est  soumis  à  des  in- 
fluences spéciales  qu'on  ne  retrouve  pas  dans  les  pays  situés  sous  la 
même  latitude  dans  l'hémisphère  boréal.  Il  faut  en  effet  remarquer 
que  Buenos-Ayres  est  située  par  35  degrés  de  latitude  australe,  et  le 
détroit  de  Magellan  par  54  degrés;  que  l'espace  compris  entre  ces 
deux  points  correspondrait  dans  l'autre  ^hémisphère  aux  pays  qui 
s'étendent  entre  le  détroit  de  Gibraltar  et  le  Danemark  :  or,  en  Nor- 
vège, contrée  plus  rapprochée  du  pôle  que  ce  dernier  pays,  la  tem- 
pérature s'élève  jusqu'à  \h  degrés  centigrades,  et  celle  du  détroit 
de  Magellan  ne  dépasse  pas  10  degrés  en  été,  bien  que  ce  der- 
nier point  soit  beaucoup  plus  éloigné  du  pôle  sud  que  le  précédent 
du  pôle  nord.  Ce  climat  pourrait  paraître  inhabitable,  et  cependant, 
par  une  anomalie  étrange;  même  plus  au  sud,  par  55  degrés,  les 
arbres  sont  toujours  verts  et  croissent  parfaitement,  et  l'on  voit  les 
oiseaux-mouches  et  les  perroquets  voltiger  et  trouver  à  se  nourrir. 
Par  contre,  si  l'on  remonte  le  Pacifique,  on  note  des  phénomènes 
contraires  et  une  température  plus  basse  à  mesure  que  l'on  s'éloigne 
du  pôle.  A  Valdivia,  par  ZiO  degrés,  ce  qui  correspond  à  la  latitude 
de  Madrid,  non-seulement  les  olives  et  les  oranges  ne  mûrissent 
pas,  mais  même,  à  cause  de  l'humidité,  le  blé  et  l'orge  n'arrivent 
pas  sur  pied  à  maturité,  pendant  qu'en  Patagonie,  sur  les  bords  du 
Rio-Negro,  par  la  même  latitude,  on  cultive  avec  succès  la  patate, 
la  vigne,  le  figuier  et  l'oranger;  ici  on  ne  trouve,  il  est  vrai,  aucune 
végétation  arborescente  naturelle,  pendant  que  des  forêts,  riva- 
lisant avec  celles  des  tropiques,  couvrent  les  côtes  du  Pacifique  du 


858  REVUE    DES   DEUX  MONDES. 

Zi5^  degré  au  ZS^  degré,  contenant  des  palmiers,  des  bambous,  des 
fougères  et  des  orchidées. 

Au  détroit  de  Magellan,  les  neiges  éternelles,  en  raison  de  la 
basse  température  de  l'été,  se  trouvent  à  1,100  et  1,200  mètres 
au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  phénomène  qui  ne  se  produit  en 
Norvège  que  par  67  et  70  degrés.  Toute  la  côte  du  Pacifique,  lorsque 
l'on  sort  du  détroit,  laisse  voir  des  fleuves  de  glace  dans  des  vallées 
fpii  ne  s'élèvent  qu'à  1 ,000  mètres.  Sous  une  latitude  égale  à  celle 
de  Paris,  il  existe  d'immenses  glaciers  dans  un  lieu  où  la  montagne 
la  plus  élevée  ne  dépasse  pas  '2,000  mètres.  Enfin,  pour  fixer  les 
idées,  le  glacier  le  plus  éloigné  du  pôle  qui  s'avance  dans  la  mer 
est  situé  dans  l'hémisphère  sud  parZiô  degrés  et  dans  l'hémisphère 
nord  par  67  degrés,  et  dans  ce  même  hémisphère  sud  ces  glaciers 
n'existent  qu'à  l'ouest  des  Andes,  et  la  glace  est  inconnue  à  l'est. 

L'étroitesse  du  continent  et  l'influence  qu'y  exercent  forcément 
les  grandes  masses  d'eau  de  l'Océan  et  les  courans  chauds  donnent 
naissance  à  ces  étonnans  phénomènes  de  température,  si  différens 
de  ceux  qui  se  produisent  sur  les  vastes  continens  de  l'hémisphère 
boréal,  où  la  radiation  d'une  grande  surface  de  terre  dans  une  at- 
mosphère très  claire  contribue  principalement  à  rendre  l'hiver  très 
froid.  Dans  la  partie  de  l'hémisphère  austral  dont  nous  nous  occu- 
pons, les  courans  chauds  de  l'Océan  empêchent  la  température  de 
descendre  beaucoup  en  hiver,  et  le  ciel  reste  le  plus  souvent  nua- 
geux; les  rayons  du  soleil  ne  peuvent  ainsi  réchauffer  d'une  façon 
excessive  la  surface  de  la  terre  ou  de  l'Océan;  il  en  résulte  que  la 
moyenne  de  la  température  est  fort  basse,  mais  que  la  tempéra- 
ture ordinaire  ne  subit  ni  grande  élévation  ni  grand  abaissement, 
ce  qui  permet  de  vivre  aux  animaux  et  aux  plantes  des  tropiques, 
auxquelles  une  température  très  élevée  est  moins  nécessaire  qu'une 
protection  continue  contre  le  grand  froid. 

Tels  sont  les  aspects  purement  physiques  sous  lesquels  se  pré- 
sente le  territoire  pampéen.  Cette  région,  en  dehor?  de  la  partie  au- 
jourd'hui peuplée  par  les  Européens,  est  aussi  pauvre  qu'elle  est 
vaste,  les  abords  en  sont  aussi  faciles  que  la  colonisation  en  est  pé- 
nible. Il  nous  a  semblé  utile  de  considérer  la  superficie  actuelle  des 
terrains  pampéens  et  patagoniens,  avant  de  suivre  dans  les  inves- 
tigations souterraines  les  savans  qui  se  sont  attachés  à  l'étude  de 
la  formation  de  ce  continent  et  à  la  description  de  ses  aspects  et  de 
ses  habitans  préhistoriques. 

II.  —  LES  FOSSILES  ET  LE  DÉPÔT  DILCVIEN. 

De  tous  les  grands  dépôts  sablonneux  répartis  sur  la  surface  du 
globe,  le  dépôt  pampéen  est  un  des  plus  vastes  et  des  plus  mal 


LA    PAMPA   ET   LA   PATAGONIE.  859 

connus,  celui  sur  l'origine  duquel  les  opinions  sont  le  plus  divi- 
sées. Parmi  les  géologues,  les  uns  l'attribuent  à  l'époque  géolo- 
gique la  plus  récente,  d'autres  à  la  formation  post-pliocène,  c'est- 
à-dire  la  dernière  de  la  période  tertiaire.  De  grands  ouvrages 
justement  célèbres  ont  été  publiés  sur  cette  matière;  ceux  de  Dar- 
win et  de  D'Orbigny,  déjà  anciens,  ont  été  rectifiés  et  complétés  par 
les  études  de  M.  Bravard  en  1856,  et  enfm  dans  ces  dernières  années 
par  celles  du  savant  directeur  du  musée  de  Buenos-Ayres,  M.  Bur- 
meister,  fort  connu  dans  la  science  par  sa  remarquable  Histoire  de 
la  création. 

Les  perforations  faites  à  Buenos-Ayres  ont  démontré  que  le  sous- 
sol  de  cette  ville  est  composé  de  cinq  couches  superposées  :  la  pre- 
mière superficielle  et  peu  épaisse,  formée  d'alluvions  modernes,  la 
seconde  diluvienne,  les  deux  suivantes  tertiaires,  et  la  cinquième 
sédimentaire,  formée  de  roches  métamorphiques.  Les  observations 
faites  sur  ce  point  peuvent  donner  une  idée  générale  du  terrain 
pampéen,  d'autant  plus  exacte  que  dans  toute  son  étendue  les 
couches  sont  uniformes  et  se  présentent  à  peu  près  partout  dans  le 
même  ordre,  avec  des  différences  d'épaisseur  :  la  couche  d'allu- 
vions est  la  plus  variable,  et  disparaît  même  tout  à  fait  dans  la  par- 
tie occidentale  la  plus  rapprochée  des  Andes,  où  le  sol  est  couvert, 
comme  nous  l'avons  vu,  de  gros  cailloux  déposés  par  les  courans 
d'eau  qui  descendaient  autrefois  de  la  montagne,  et  où  l'absence 
d'humidité  ne  permet  à  aucune  plante  même  herbacée  de  se  déve- 
lopper. Au  sud  du  ZiO*  degré,  depuis  une  ligne  de  petites  collines 
que  l'on  appelle  Sierra  de  la  Ventana  (chaîne  de  la  fenêtre),  la  couche 
diluvienne  disparaît,  et  le  terrain  tertiaire  se  montre  à  la  surface, 
donnant  à  toute  cette  partie  un  aspect  de  stérilité  absolue  qui  se 
conserve  dans  toute  la  Patagonie  avec  les  mêmes  caractères. 

La  seconde  couche,  qui  correspond  à  la  diluvienne  des  anciens 
géologues,  a  été  proprement  dénommée  formation  pampécnne  par 
D'Orbigny  et  Darwin;  Bravard  l'appelait  formation  post-pliochie 
ou  terrain  quaternaire.  Quelque  nom  qu'on  lui  donne,  cette  forma- 
tion est  uniforme  et  s'étend  dans  tout  le  territoire  pampéen  sous  la 
forme  d'une  couche  rouge,  rarement  jaune,  généralement  d'une 
épaisseur  de  10  ou  15  mètres,  se  prolongeant  depuis  les  rives  de 
la  Plata  jusqu'au  pied  des  Cordillères,  et  dans  ces  montagnes  jus- 
qu'à une  hauteur  de  2,000  mètres,  toujours  composée  des  mêmes 
élémens,  sable,  argile  et  chaux,  absolument  mélangés  et  non  pas 
étendus  par  couches  distinctes.  Elle  se  distingue  particulièrement 
par  la  présence  d'une  quantité  d'ossemens  fossiles  de  différentes 
espèces  et  appartenant  dans  quelques  cas  à  des  animaux  d'une 
taille  gigantesque,  qui  dépasse  celle  de  tous  les  êtres  dont  l'exis- 
tence préhistorique  a  été  constatée  jusqu'à  ce  jour.  Ces  ossemens 


860  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

se  trouvent  à  divers  niveaux,  mais  plutôt  dans  les  couches  infé- 
rieures que  dans  les  supérieures  de  la  formation,  sans  que  cepen- 
dant ces  dernières  en  soient  dépourvues,  ce  qui  suffit  à  démon- 
trer que  ces  espèces  n'ont  disparu  que  peu  à  peu  et  n'ont  pas  été 
victimes  d'un  cataclysme  général  anéantissant  simultanément  tous 
les  individus.  Ces  gisemens  d'ossemens  existent  donc  à  une  cer- 
taine profondeur,  et  comme  les  travaux  publics  pouvant  donner  lieu 
à  des  excavations  ont  été  rarement  entrepris,  que  les  chemins  de 
fer  eux-mêmes,  sur  la  surface  pampéenne  si  plane,  ne  nécessitent 
aucun  remblai  ni  déblai,  leur  existence  aurait  pu  rester  ignorée 
jusqu'à  nos  jours,  si  ces  grands  squelettes  n'apparaissaient  fré- 
quemment à  nu  dans  les  berges  entaillées  des  grands  fleuves,  et 
même  des  plus  minces  cours  d'eau  dont  le  lit  est  toujours  pro- 
fondément encaissé.  Les  berges  du  Parana,  qui  s'élèvent  jusqu'à 
20  mètres  sur  un  parcours  de  plus  de  300  lieues  et  se  prêtent  ad- 
mirablement à  ces  études,  ont  fourni  les  remarquables  échantil- 
lons qui  abondent  aujourd'hui  dans  le  musée  public  et  dans  les 
collections  particulières. 

De  longue  date,  ces  grands  squelettes  que  les  plus  ignorans  re- 
marquaient dans  les  rives  des  fleuves  avaient  attiré  l'attention.  Les 
indigènes  et  tous  les  gens  ignorans  en  général  avaient  imaginé  des 
explications  qui  ont  une  priorité  de  date  sur  celles  de  tous  les  sa- 
vans  modernes.  Les  gens  de  la  campagne  supposaient  simplement 
que  ces  grands  animaux  devaient  avoir  de  leur  vivant  l'habitude  de 
se  terrer,  et  que,  sentant  la  mort  venir,  ils  allaient  l'attendre  dans 
leurs  immenses  demeures  souterraines,  proportionnées  à  leur  taille. 
De  leur  côté,  les  personnes  préoccupées  d'idées  religieuses  et  de  la 
nécessité  de  faire  concorder  les  manifestations  de  la  nature  avec  la 
lettre  des  Écritures  se  contentaient  d'affirmer  que  les  os  fossiles  de 
taille  gigantesque  ne  sont  pas  dans  leur  état  naturel,  et  qu'ils  n'ont 
acquis  leur  grandeur  que  par  accroissement  dans  la  terre  même, 
après  la  mort  de  l'animal,  que  sa  taille  pendant  sa  vie  n'avait  pu 
dépasser  celle  des  animaux  que  nous  connaissons  et  qui  ont  été 
sauvés  du  déluge. 

A  l'époque  de  la  conquête  et  longtemps  après,  l'on  attribua  ces 
ossemens  à  des  géans  disparus.  Un  des  chroniqueurs  de  la  compa- 
gnie de  Jésus,  le  P.  Guevara,  qui  écrivait  au  xv!!!""  siècle,  discuta 
sérieusement  l'existence  d'hommes  géans  à  une  époque  antérieure 
à  la  conquête,  «  formidable  accumulation  de  chairs,  dit -il,  qui 
portent  avec  elles  l'étonnement  et  l'épouvante ,  monstres  humains 
qui  ont  dû  peupler  ce  pays  avant  le  déluge  et  dont  il  est  probable 
que  l'on  découvrira  un  jour  le  lieu  de  sépulture!  »  Les  chroni- 
queurs de  l'école  de  Guevara  s'occupaient  d'ailleurs  assez  peu  des 
restes  d'organismes  disparus  et  n'attachaient  d'importance  qu'aux 


LA    PAMPA    ET    LA    PATAGONIE.  861 

coquilles  qu'ils  rencontraient  dans  l'intérieur  des  terres  et  sur  des 
points  élevés;  sans  chercher  à  reconnaître  si  elles  étaient  marines 
ou  fluviatiles,  ils  déduisaient  de  leur  existence  sur  la  terre  ferme  et 
sur  les  montagnes  la  preuve  du  passage  du  déluge  qui,  gonflant  les 
eaux  de  l'Océan,  leur  permit  de  déposer  à  ces  hauteurs  les  restes 
de  ses  habitans.  Ils  en  concluaient  fort  naturellement  que  le  monde 
que  l'on  est  convenu  d'appeler  le  nouveau  est  certainement  le  plus 
ancien,  puisque,  les  montagnes  y  étant  plus  élevées,  les  eaux  ont  à 
la  fin  du  déluge  découvert  les  premiers  leurs  sommets,  qui,  se  trou- 
vant ainsi  émergés  avant  ceux  de  l'ancien  monde,  ont  commencé 
la  nouvelle  époque.  La  science  n'est  du  reste  alors  représentée  par 
personne  en  Amérique,  et  les  découvertes  donnent  lieu  aux  mé- 
prises les  plus  singulières. 

Ainsi  pour  la  première  fois  en  1766  on  s'occupe  de  recueillir 
dans  la  pampa  les  ossemens  de  fossiles  dans  un  lieu  alors  fort  peu 
habité,  nommé  encore  aujourd'hui  Arrecifes  et  situé  au  nord  de  la 
ville  de  Buenos-Ayres.  L'existence  de  gisemens  considérables  dans 
cet  endroit  avait  été  constatée  par  un  capitaine  de  frégate  espa- 
gnol en  station  dans  les  eaux  de  la  Plata,  qui,  ayant  cru  recon- 
naître des  sépultures  de  géans  de  l'époque  diluvienne,  demanda  au 
gouverneur  de  nommer  une  commission  pour  les  relever  devant 
témoins  avec  toutes  les  solennités  requises,  s'excusant  d'en  faire 
partie,  ne  voulant  pas,  disait-il,  que  l'on  pût  croire,  s'il  les  recueil- 
lait lui-même,  qu'il  avait  préparé  ces  ossemens  pour  établir  par 
une  fiction  la  vérité  d'une  thèse  qu'il  croyait  fondée.  La  commis- 
sion se  rendit  au  lieu  indiqué,  et  découvrit  les  ossemens  annoncés 
à  ÛO  lieues  de  Buenos-Ayres,  à  80  de  la  côte  du  Parana.  Les  mé- 
decins et  chirurgiens  qui  composaient  alors  exclusivement  le  corps 
savant  de  cette  colonie  déclarèrent  sous  serment  que  les  ossemens 
soumis  à  leur  inspection  appartenaient  évidemment  à  des  êtres 
raisonnables ,  que  c'était  d'ailleurs  un  fait  avéré  qu'il  avait  existé 
dans  ces  parages  des  hommes  géans. 

Portés  en  Espagne,  ces  restes  sont  les  premiers  ossemens  de  mé- 
gathériums  qui  aient  pu  être  connus  en  Europe  ;  mais  on  ne  sait 
rien  du  sort  qu'ils  éprouvèrent  après  l'examen  des  célébrités  mé- 
dicales de  Buenos-Ayres.  Ce  ne  fut  que  douze  ans  après,  en  1778, 
que  parvint  à  Madrid,  envoyé  par  le  vice-roi,  marquis  de  Loreto, 
un  squelette  complet  de  mégathérium  qui  excita  à  ce  point  la  cu- 
riosité du  roi  Charles  III  qu'il  ordonna  qu'il  lui  fût  envoyé  un  de 
ces  animaux,  vivant,  si  c'était  possible ,  mais  pour  le  moins  em- 
paillé. Ce  désir  royal  fit  l'objet  d'une  ordonnance  du  2  septembre 
1780,  conservée  dans  les  archives  de  Buenos-Ayres,  contre-signée 
par  le  ministre  don  Antonio  Porlier. 

Aujourd'hui  tout  le  monde  connaît  l'importance  des  découvertes 


862  REVTE   DES    DEUX   MOiNDES. 

faites  dans  les  environs  de  Buenos-Ayres,  et  la  riche  collection  d'os- 
semens  fossiles  entassés  dans  le  musée  public  de  cette  ville  peut 
compter  comme  une  des  plus  curieuses  réunions  d'objets  intéressant 
la  paléontologie.  L'habileté  et  la  science  spéciale  de  M.  Burmeister, 
depuis  quatorze  ans  conservateur  de  ce  musée,  n'ont  pas  peu  con- 
tribué à  l'augmentation  et  à  la  classification  de  cette  collection.  En 
même  temps  une  publication  des  plus  intéressantes  due  à  ses  soins, 
—  les  Annales  du  inuséc  publir  de  Buenos-Ayres,  écrites  et  répan- 
dues par  lui  dans  toutes  les  bibliothèques  d'Europe,  —  a  permis  au 
monde  savant  de  connaître  dans  leurs  détails  scientifiques  les  exem- 
plaires d'animaux  disparus  contenus  dans  ce  musée,  que  son  isole- 
ment dans  un  coin  retiré  du  globe  avait  empêché  jusque-là  de  four- 
nir à  la  science  les  précieux  renseignemens  aujourd'hui  divulgués. 
Décrire  cette  collection,  ce  serait  passer  en  revue  tous  les  mammi- 
fères éteints  de  l'Amérique  du  Sud.  Bien  que  la  liste  ne  puisse  en 
être  considérée  comme  fermée,  elle  est  aujourd'hui  assez  longue 
pour  laisser  entrevoir  une  période  préhistorique  où  le  continent 
sud-américain  et  le  territoire  pampéen  en  particulier  étaient  cou- 
verts d'un  nombre  considérable  d'animaux,  presque  tous  de  taille 
gigantesque.  Nous  ne  saurions  tenter  de  suivre  le  savant  auteur 
des  Annales  dans  la  description  détaillée  de  toutes  les  espèces  et 
de  toutes  les  variétés  découvertes  et  classées,  il  nous  suffira  de 
donner  un  aperçu  de  nature  à  compléter  la  physionomie  générale 
du  territoire  pampéen  à  l'époque  géologique  antérieure  à  la  nôtre. 

Disons  tout  de  suite  que  rien  jusqu'ici  n'est  venu  confirmer  l'hy- 
pothèse timidement  émise  par  quelques  savans  de  l'existence  de 
l'homme  dans  ces  régions  à  une  époque  contemporaine  des  mammi- 
fères éteints.  Cependant  des  ossemens  humains  mêlés  à  des  osse- 
mens  de  mégathériums  ont  été  trouvés  au  Brésil  par  le  docteur 
Lund;  mais  cet  auteur  n'a  pas  affirmé  que  ces  ossemens  fussent 
fossiles,  il  a  dit  seulement  qu'ils  avaient  les  caractères  du  fossile  et 
que  leur  crâne  ne  ressemblait  pas  à  celui  des  races  actuelles,  qu'il 
était  plus  petit,  que  le  front  en  était  plus  fuyant  et  se  rapprochait 
du  type  du  singe.  Ces  crânes  diffèrent  de  ceux  trouvés  dans  l'Amé- 
rique du  Nord  et  décrits  par  M.  Lyell,  qui  les  rattache  à  l'époque 
des  alluvions  les  plus  anciennes  de  l'époque  moderne.  Jusqu'ici  l'on 
n'a  pas  découvert  d'ossemens  de  singes  fossiles  dans  la  pampa  ni 
même  dans  l'Amérique  du  Sud  ;  par  contre,  les  autres  mammifères 
sont  exceptionnellement  nombreux. 

On  a  trouvé  en  effet  dans  ces  lieux  des  squelettes  entiers  et  des 
parties  de  squelettes,  suffisantes  pour  servir  de  base  à  une  restau- 
ration d'anitnaux  appartenant  à  peu  près  à  tous  les  genres  parmi 
les  carnassiers,  les  félins,  les  édentés,  les  pachydermes;  un  tigre, 
d'une  taille  un  peu  plus  grande  que  celle  du  tigre  actuel  de  l'Inde, 


LA    PAMPA    ET    LA    PAÏAGONIE.  863 

connu  sous  le  nom  de  machœrodus,  et  dont  le  squelette  entier  existe 
au  musée;  la  race  canine  représentée  par  deux  variétés,  et  une 
grande  partie  des  rongeurs  vivant  encore  aujourd'hui ,  renards, 
rats,  viscache.  La  famille  représentée  par  les  échantillons  les  plus 
remarquables  d'animaux  disparus  ou  du  moins  remplacés  par  des 
descendans  d'une  taille  fort  réduite  est  celle  des  édentés,  ainsi 
nommés  parce  qu'ils  sont  généralement  dépourvus  d'incisives  et  de 
canines.  Les  édentés  sont  subdivisés  en  plusieurs  genres  distincts  : 
le  mégathérium  et  ses  variétés,  scalydothérium,  mégalonix  et  my- 
iodonte,  les  cuirassés  et  les  fourmiliers. 

Cuvier  n'a  connu  le  mégathérium  que  par  des  croquis  de  l'exem- 
plaire envoyé  à  Madrid  en  1778;  sur  cette  simple  donnée,  il  traça 
cependant  dans  les  Annales  du  Musémn  d' histoire  naturelle  (t.  V, 
180Zi)  la  description  la  plus  exacte  qui  ait  encore  été  donnée  de  ce 
fossile.  L'exemplaire  existant  au  musée  de  Buenos-Ayres  a  été 
trouvé  en  1837  par  un  savant  médecin,  le  docteur  Munoz,  qui  con- 
sacra sa  vie  à  des  recherches  archéologiques.  Parmi  les  animaux 
actuellement  existans,  le  kangourou  est  celui  qui,  sauf  la  différence 
de  taille,  peut  le  mieux  donner  une  idée  du  mégathérium,  qui  avait 
la  faculté  de  se  soulever  sur  sa  queue  très  puissante  et  sur  ses 
pieds  de  derrière,  aussi  très  larges,  pour  atteindre  probablement 
les  feuilles  des  arbres  dont  il  se  nourrissait.  Ainsi  dressé,  il  pouvait 
mesurer  une  hauteur  de  5  mètres  environ,  peut-être  davantage: 
une  particularité  de  cet  animai  est  l'étroitesse  de  son  gfisier,  en 
disproportion  avec  sa  taille,  et  qui  semblerait  confirmer  l'opinioii 
émise  par  Darwin  sur  les  animaux  gigantesques,  qui  sont  loin,  dit- 
il,  d'exiger  une  nourriture  proportionnée  à  leur  grande  taille,  puis- 
qu'aujourd'hui  encore  les  animaux  les  plus  grands  de  notre  globe, 
lions,  rhinocéros,  éléphans,  hippopotames,  habitent  des  régions  où 
la  végétation  est  très  pauvre,  le  sol  peu  fertile  et  peu  favorable  à 
un  appétit  exigeant. 

Le  genre  des  cuirassés  est  plus  varié,  en  même  temps  que  son  im- 
portance est  égale  à  celle  du  genre  précédent.  Il  est  représenté  dans 
l'époque  actuelle  par  toutes  les  variétés  de  tatous,  diminutifs  iden- 
tiques, quant  aux  formes  seulement,  à  ceux  de  l'époque  diluvienne 
qui  constituent  une  des  grandes  curiosités  du  musée  de  Buenos- 
Ayres.  Ces  glyptodontes,  dont  huit  espt'^ces  disparues  ont  été  déter- 
minées, étaient  protégés  par  une  double  cuirasse  dorsale  et  abdo- 
minale; la  première,  d'un  seul  morceau,  dépourvue  de  ces  anneaux 
mobiles  que  possèdent  aujourd'hui,  en  nombre  variable,  différentes 
espèces  de  tatous.  L'énorme  poids  de  cette  carapace  devait  les  con- 
damner à  une  immobilité  presque  complète;  elle  se  composait  de 
plaques  hexagonales  unies  par  des  sutures  qui  s'ossifiaient  chez  des 
animaux  vieux  et  dont  la  superficie  externe  était  formée  de  rugo- 


864  KEVDE   DES   DEUX  MONDES. 

sites  plus  ou  moins  prononcées.  Parmi  ces  glyptodontes,  une  variété, 
le  chlamypharus,  possédait  des  sortes  d'anneaux,  qui,  sans  être 
mobiles,  étaient  composés  de  plaques  en  files  transversales  reliées 
par  des  sutures  fixes;  l'on  a  recueilli  en  outre  des  fragmens  d'une 
variété  que  l'on  a  pu  classer  sous  le  nom  de  Loricata  Dasypns^  qui 
avait  des  anneaux  articulés  et  pouvait  ainsi  se  mettre  en  boule  et 
se  mouvoir  dans  tous  les  sens. 

En  ce  qui  touche  les  ruminans,  il  est  assez  curieux  de  remarquer 
que  les  ossemens  fossiles  que  l'on  trouve  appartenant  à  ce  genre, 
soit  à  des  cerfs,  soit  à  des  lamas  ou  chameaux  de  l'Occident,  ne 
dénotent  aucune  différence  avec  ceux  de  l'époque  actuelle. 

Les  pachydermes  sont  représentés  par  plusieurs  genres  connus 
en  Europe,  macrauchenia,  toxodonte,  mastodonte,  et,  ce  qui  est 
plus  singulier,  par  le  cheval ,  qui  avait  vécu  sur  ce  sol,  d'où  il 
devait  plus  tard  disparaître,  pour  y  rentrer  ensuite  en  colon.  II 
n'existait,  on  le  sait,  en  Amérique  aucun  animal  qui  pût  lui  être 
comparé  lors  de  la  découverte  de  ce  continent  par  les  Européens; 
mais  son  existence  à  l'époque  diluvienne  ne  saurait  être  mise  en 
doute  en  présence  des  preuves  nombreuses  recueillies  par  plusieurs 
savans  et  surtout  du  magnifique  exemplaire  complet  que  renferme 
le  musée.  Dans  un  mémoire  qu'il  vient  de  publier  sur  ce  sujet, 
M.  Burmeister  établit  que  le  cheval  fossile,  comme  tous  les  autres 
animaux  éteints  de  cette  époque,  ne  se  trouve  que  dans  la  couche 
inférieure;  il  disparut  comme  eux.  La  première  découverte  qui  en 
fut  faite  est  due  à  Darwin,  qui,  en  1832,  découvrit  sur  les  bords  du 
Paranâ  une  molaire  de  cet  animal,  et,  frappé  de  l'importance  de  ce 
fait,  le  communiqua  immédiatement  à  Londres,  sans  se  douter  que 
lui-même  avait  envoyé  déjà  deux  mois  auparavant  une  autre  mo- 
laire de  cheval,  enveloppée  dans  la  terre  qui  couvrait  le  crâne  d'un 
mégathérium.  Depuis,  les  trouvailles  ont  été  nombreuses;  différons 
savans  ont  contribué  à  classer  les  variétés  du  cheval  fossile,  curri- 
dens,  2>rincipaUs ,  macroquathus ,  americamis.  Aujourd'hui  cette 
démonstration  est  complète,  et    une   particularité   constatée  par 
M.  Burmeister  a  servi  de  point  de  départ  à  une  nouvelle  classifica- 
tion :  c'est  l'existence,  chez  certains  chevaux  fossiles,  d'un  os  super- 
nasal, indépendant,  de  28  centimètres  de  long  et  de  2%5  à  sa  base, 
venant  s'unir  à  l'os  frontal.  Ce  genre  nouveau  a  été  désigné  sous  le 
nom  dlu'ppidimji;  il  se  distingue  par  cet  appendice  nasal,  qui  peut 
faire  supposer  qu'il  avait  une  sorte  de  trompe ,  et  en  outre  par  des 
différences  de  molaires  et  par  ses  pieds  de  devant  possédant  les 
restes  d'un  quatrième  doigt  qui  manque  aux  pieds  de  derrière.  Ce 
genre,  comme  le  précédent,  se  rapproche  plus,  par  son  aspect  ex- 
térieur, de  l'âne  et  du  zèbre  que  du  cheval  domestique  :  le  tronc 
est  plus  fin,  les  membres  plus  petits  que  chez  le  cheval  actuel,  la 


LA    PAMPA    ET    LA    PATAGONIE.  865 

tête  plus  grande  et  disproportionnée,  le  cou  court,  les  pieds  larges, 
imitant  en  un  mot  le  type  des  poneys  ;  en  résumé,  une  apparence 
peu  gracieuse.  Sa  taille  devait  être  à  peu  près  celle  des  chevaux 
modernes  de  la  pampa,  légèrement  plus  petits  que  ceux  d'Afrique. 

11  nous  reste  à  dire  ce  qu'étaient  les  aspects  de  la  plaine  pam- 
péenne  à  l'époque  où  ces  animaux,  si  nombreux  et  si  variés,  l'habi- 
taient. Ce  n'est  qu'au  commencement  de  ce  siècle,  avec  Darwin 
et  D'Orbigny,  que  l'on  songea  à  se  préoccuper  de  l'étude  préhis- 
torique du  continent  sud-américain.  D'Orbigny  soutint  cette  thèse 
qu'une  mer  avait  couvert  la  pampa  à  la  suite  d'un  violent  cata- 
clysme, probablement  produit  par  un  soulèvement  dans  les  Cor- 
dillères, qui  éleva  le  fond  de  la  mer  voisine  et  fit  déborder  ses 
eaux.  Darwin  ayant  reconnu  que  cette  théorie  se  heurtait  à  des  im- 
possibilités, qu'elle  n'était  pas  compatible  avec  la  présence  du  ter- 
rain pampéen  à  1,100  et  1,500  mètres  d'élévation,  avec  l'épaisseur 
générale  de  la  formation ,  ni  surtout  avec  la  présence  d'animaux 
terrestres  et  l'absence  d'animaux  marins,  essaya  de  la  modifier.  Il 
admit  la  formation  marine,  mais  déposée  sur  les  bords  d'une  grande 
baie  réduite  peu  à  peu  aux  proportions  d'un  estuaire  boueux, 
sans  se  préoccuper  de  l'absence  d'animaux  marins,  et  en  établissant 
que  les  animaux  terrestres  avaient  été  transportés  par  les  eaux 
après  leur  mort  sur  les  rives  de  l'estuaire  ou  dans  l'estuaire  même. 
Les  deux  seuls  points  étudiés  par  ces  deux  grands  naturalistes  étaient 
la  côte  du  Paranâ,  près  de  la  ville  de  ce  nom,  et  la  baie  à  l'embou- 
chure du  Rio-Negro.  Ces  observations  étaient  évidemment  insuffi- 
santes pour  servir  de  base  à  une  théorie  complète  et  définitive  de 
la  formation  de  terrains  aussi  étendus,  qui  couvrent  plus  de  la 
moitié  du  continent  sud-américain  ;  elles  ne  tiennent  pas  compte  du 
soulèvement  des  Andes,  phénomène  qui  devait  avoir  concouru  à  la 
formation  aussi  bien  que  déterminé  les  cataclysmes  qui  avaient 
changé  l'aspect  de  ces  régions.  Aussi  ces  deux  hypothèses  ne  résis- 
tent-elles pas  à  un  examen  attentif,  et  ne  sauraient-elles  être  mises 
d'accord  avec  tous  les  faits  déterminés  depuis.  Il  n'est  pas  admis- 
sible que  des  animaux  aussi  gigantesques  que  ceux  dont  on  trouve 
les  squelettes  aient  été  transportés,  après  leur  mort ,  des  hauteurs 
où  ils  vivaient,  jusque  sur  les  bords  de  l'estuaire  actuel  de  la  Plata. 

M.  Bravard  et  M.  Burmeister,  qui,  tous  les  deux,  ont  combattu 
ces  théories,  sont  d'accord  sur  ce  point  que  ces  animaux  ont  vécu 
et  sont  morts  là  où  l'on  a  trouvé  leurs  cadavres  ;  mais  ils  diffèrent 
d'opinion  sur  la  manière  dont  s'est  déposée  la  formation.  M.  Bra- 
vard était  un  paléontologue  français  venu  à  Buenos -Ayres  vers 
1852,  attiré  par  la  richesse  des  gisemens  fossiles,  et  qui,  après 
avoir  consacré  toutes  les  heures  de  son  séjour  à  des  études  sur  la 

TOME  XX.  —  1877.  55 


866  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

géologie  de  ce  continent ,  périt  malheureusement  enseveli  sous  le 
tremblement  de  terre  de  Mendoza  en  186i.  Il  attribuait  la  formation 
des  dépôts  pampéens  à  des  causes  atmosphériques  et  terrestres, 
posant  en  principe  qu'à  l'époque  où  vivaient  les  grands  mammi- 
fères éteints,  il  ne  s'était  produit  autre  chose  que  des  phénomènes 
semblables  à  ceux  que  nous  avons  constamment  sous  les  yeux,  for- 
mation de  dunes  de  sable  sur  le  bord  de  la  mer  et  accumulation 
de  ce  sable  sur  toute  la  plaine  sous  l'inûuence  des  vents.  Le  sous- 
sol  de  la  pampa  est,  dit-il,  absolument  semblable  par  sa  composi- 
tion à  celui  des  dunes  en  France;  de  plus,  si  l'on  étudie  l'histoire 
des  dunes,  il  est  facile  de  suivre  leur  envahissement  successif  au 
grand  préjudice  des  riverains,  de  noter  les  villes  ensevelies  :  celle 
de  Escoublac  en  1779,  et  25  kilomètres  de  côtes  subissant  le  même 
sort  près  de  Saint-Pol-de-Léon,  dans  le  Finistère,  de  1666  à  1722. 
Une  végétation  naturelle  quelconque,  un  lichen  suffit  à  fixer  ce 
terrain  mobile  et  à  lui  donner  un  peu  de  consistance.  C'est  un 
phénomène  semblable  qui  a  lentement  formé  l'immense  surface 
pampéenne.  La  végétation  et  les  animaux  ont  dit  souffrir  de  vio- 
lentes perturbations  dans  les  conditions  de  leur  existence  et  de 
leur  habitat;  les  tempêtes  devaient  activer  la  formation  du  dé- 
pôt, très  lente  en  temps  de  calme.  C'est  pendant  ces  perturba- 
tions atmosphériques  que  les  animaux  émigraient  là  oîi  ils  ren- 
contraient une  alimentation  plus  abondante;  de  là  ces  grandes  ac- 
cumulations d'ossemens.  Aujourd'hui  même,  il  n'est  pas  rare  de 
voir  de  violens  jjamperos  ou  vents  de  la  pampa  soulever  des  dunes 
intérieures,  que  l'on  nomme  medanos^  malgré  leur  épaisseur,  qui 
atteint  souvent  20  mètres.  Les  contemporains  ont  eu  plusieurs  fois 
sous  les  yeux,  dans  les  plaines  de  Buenos-Ayres,  des  phénomènes 
qui  peuvent  servir  de  point  de  comparaison.  C'est  ainsi  que  de 
1827  à  1831  se  produisit  une  grande  sécheresse,  encore  présente 
à  l'esprit  de  ceux  qui  en  ont  souffert,  sous  le  nom  de  la  gran  seca. 
Pendant  ces  trois  années,  à  peine  tomba-t-il  sur  toute  la  surface 
du  terrain  pampéen  quelques  pluies  passagères.  Tout  le  pays,  des- 
séché, fut  converti  en  un  immense  désert;  les  bêtes  sauvages,  réu- 
nies aux  animaux  domestiques,  erraient  et  mouraient  ensemble.  La 
terre,  soulevée  par  les  rafales  du  pampero  et  désagrégée  par  la 
sécheresse,  tourbillonnait  dans  l'air  et  couvrait  rapidement  des 
monceaux  d'animaux,  les  uns  déjà  morts,  les  autres  impuissans 
à  se  lever  et  tués  par  la  tempête.  Des  troupeaux  innombrables,  en- 
traînés instinctivement  vers  les  lagunes  connues  ou  les  rives  des 
fleuves,  débilités  par  le  manque  de  nourriture,  se  traînaient  jusqu'à 
la  rive  fangeuse;  les  derniers  venus  forçaient  les  premiers  à  avan- 
cer, et  tous  s'enfonçaient  sans  avoir  la  force  de  sortir  de  cette  boue 


LA    PAMPA    ET    LA    PATAGONIE.  867 

accumulée  sur  les  bords  de  ces  petits  réservoirs  d'eau.  Les  cada- 
vres de  chevaux  et  de  bœufs  s'amoncelaient  ainsi  par  milliers  et 
étaient  bientôt  ensevelis  sous  une  couche  de  sable  qui  s'éleva  dans 
certains  endroits  jusqu'à  2  mètres. 

Si  l'on  prend  la  peine  d'interroger  l'habitant,  de  rappeler  ses 
souvenirs,  il  vous  dépeindra  ces  années  de  longue  souffrance,  où, 
ruiné,  enfermé  dans  son  rancho,  exposé  à  mourir  de  faim  ou  de 
soif,  rudement  éprouvé  par  ces  tourbillons  incessans,  il  n'avait 
d'autre  spectacle  que  la  campagne,  ravagée,  dépouillée  de  toute 
verdure,  semée  de  cadavres  plus  ou  moins  décomposés,  ossemens 
blanchis,  squelettes  décharnés,  dévorés  par  les  jaguars,  les  pumas, 
les  renards,  que  la  tourmente  ensevelissait,  eux  aussi,  au  milieu  de 
leur  festin;  il  vous  dira  encore  comment  ces  trois  années  de  séche- 
resse et  de  stérilité  furent  suivies  de  pluies  continues  et  torren- 
tielles, les  rivières  grossies,  le  pays  inondé,  les  cadavres  arrachés 
de  leurs  sépultures  par  le  courant. 

Reportons-nous  maintenant  à  l'époque  géologique  antérieure,  et 
nous  comprendrons  ce  qui  devait  se  passer  alors  :  des  phénomènes 
semblables  produisant  des  effets  identiques,  avec  cette  différence 
que  les  perturbations  atmosphériques  avaient  nécessairement  une 
influence  plus  grande  à  une  époque  où  les  forces  de  la  nature  n'é- 
taient pas  équilibrées. 

M.  Burmeister,  dont  l'autorité  en  pareille  matière  s'augmente  de 
la  valeur  d'observations  recueillies  dans  de  nombreux  voyages  à 
travers  la  pampa  et  pendant  un  long  séjour  à  Buenos -Ayres, 
s'élève  vigoureusement  contre  cette  théorie  qui  prétend  former 
25,000  milles  géographiques  sur  une  épaisseur  moyenne  de  25  à 
30  mètres,  par  des  sables  mouvans,  sans  même  indiquer  d'où  pou- 
vaient provenir  ces  sables.  Les  dunes  en  effet  sont  des  dépôts  étroits 
sur  des  côtes  marines ,  mais  ne  se  présentent  jamais  sous  l'aspect 
de  couches  horizontales  aussi  étendues  que  les  pampas  ;  leurs  ma- 
tériaux sont  toujours  apportés  de  loin.  Elles  supposent  de  grands 
dépôts  de  sable  préexistans,  une  mer  desséchée  dont  le  fond  aura 
été  dispersé  par  le  vent,  un  désert  de  sable  qui  n'a  pu  exister  là  où 
vivaient  les  grands  mammifères  éteints.  Il  est  également  impossible 
d'admettre  que  ces  animaux  aient  été  ensevelis  vivans  sous  des 
monceaux  de  sable  apportés  par  le  vent;  le  mégathérium,  en  parti- 
culier, était  construit  de  telle  manière  qu'il  pouvait  laisser  passer 
une  tourmente  de  sable,  même  d'une  certaine  durée,  en  se  dressant 
sur  ses  pieds  de  derrière;  mais  ce  qui  est  péremploire,  c'est  que, 
dans  les  découvertes  faites  d'ossemens  fossiles,  l'on  observe  le  plus 
souvent  que  le  tronc  n'est  pas  déposé  au  même  endroit  que  la  queue 
et  en  général  les  extrémités,  fait  que  seule  peut  expliquer  l'existence 
probable  de  nombreux  courans  d'eau  perraanens  ou  discontinus, 


868  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

qui,  venant  frapper  le  squelette  sans  pouvoir  le  déplacer,  pous- 
saient seulement  devant  eux  les  extrémités  plus  légères.  La  nature 
de  la  couche  de  sable  qui  enveloppe  chacune  de  ces  parties  vient  con- 
firmer la  présomption  de  l'existence  de  nombreux  courans  d'eau.  La 
couche  de  sable  en  effet  qui  entoure  toujours  le  tronc  et  les  gros 
ossemens  corrrobore  l'hypothèse  que  le  cadavre  en  tombant  fai- 
sait son  creux;  survenait  une  crue  d'eau,  le  courant  formé  rencon- 
trait cet  obstacle  et  bouillonnait  autour,  laissant  tomber  là  même 
les  cailloux  plus  ou  moins  gros  qu'il  transportait  et  qu'il  n'avait 
plus  la  force  de  charrier  plus  loin  :  l'argile  fine,  plus  légère,  suivait 
au  contraire  le  fil  de  l'eau  et  se  déposait  plus  loin  autour  des  ex- 
trémités du  cadavre,  dont  l'eau  bouillonnante  s'emparait  et  qu'elle 
emportait  après  la  décomposition  des  attaches.  Enfin  c'est  surtout  la 
présence  de  cailloux  de  gros  calibre  et  par  couches  qui  prouve  que 
le  terrain  pampéen  n'a  pas  pu  se  former  sous  l'influence  des  vents. 
Les  dunes  peuvent  contenir  des  cailloux  isolés,  même  d'un  gros 
calibre,  mais  jamais  par  couches  entières;  ces  cailloux  ne  sauraient 
avoir  été  arrondis,  transportés  et  réunis  que  par  des  courans  d'eau. 
On  peut  même  admettre  que  quelques  cadavres  aient  été  couverts 
de  temps  à  autre  par  des  sables  mouvans,  mais  ce  sont  là  des  cas 
particuliers  sur  lesquels  on  ne  saurait  baser  une  théorie  générale. 
L'opinion  de  M.  Burmeister,  qui  attribue  la  formation  de  la  marne 
diluvienne  pampéenne  à  la  décomposition  prolongée  à  travers  les 
siècles  des  roches  métamorphiques  dans  la  Cordillère  des  Andes,  fut 
émise  par  lui  en  1866  dans  les  Annales  du  Musée;  il  la  confirme  au- 
jourd'hui dans  son  nouvel  et  important  ouvrage  qu'il  intitule  Des- 
cription physique  de  la  République  Argentine,  mais  qui  contient 
dans  son  cadre  élargi  une  véritable  histoire  de  la  formation  du 
continent  sud-américain  :  ce  sont  les  granits,  les  syéaites  et  les 
gneiss  mélangés  de  chaux  qui  forment  le  fondement  de  toutes  les 
montagnes  de  ce  continent,  qui  ont  fourni  les  matériaux  de  cette 
immense  couche  diluvienne.  L'influence  de  l'atmosphère  décompo- 
sait ces  roches ,  et  les  eaux  des  pluies  descendant  des  montagnes 
transportaient  jusque  dans  la  plaine  les  matières  désagrégées. 
C'est  ce  procédé  qui  a  fourni,  par  accumulation,  la  couche  pam- 
péenne de  30  mètres,  travail  lent  et  insensible  qui  se  continue  en- 
core sous  nos  yeux  sans  que  nous  en  ayons  conscience,  et  qui  a 
exigé  un  espace  de  trente  mille  années  pour  se  compléter,  si  l'on 
prend  pour  base  de  calcul  l'activité  des  fleuves  actuels,  dont  les 
plus  grands  ne  produisent  pas  plus  de  7  centimètres  d'alluvion  par 
siècle.  De  grandes  pluies  ont  lavé  les  roches  et  conduit  jusqu'à  la 
plaine  les  parcelles  transportées  par  le  courant;  aujourd'hui  encore 
le  Paranâ  et  l'Uruguay  charrient  dans  leurs  eaux  bourbeuses  des 
quantités  considérables  de  produits  d'une  décomposition  semblable, 


LA.   PAMPA    ET    LA    PATAGOINIE.  869 

et  chaque  année  des  bancs  se  forment  ou  augmentent  d'étendue 
dans  le  grand  estuaire  de  la  Plata  jusqu'à  compromettre,  dans  un 
avenir  peu  éloigné,  les  abords  de  Buenos -Ayres,  en  même  temps 
que  le  long  des  côtes  du  Paranâ  et  de  l'Uruguay,  en  dehors  de  l'es- 
tuaire, des  îles  d'une  étendue  déjà  considérable  se  forment  par  allu- 
vion  et  réduisent  peu  à  peu  le  lit  de  ses  fleuves.  Il  est  certain  que 
l'estuaire  de  la  Plata  avait  à  cette  époque  antérieure  une  étendue 
plus  considérable  et  affectait  les  proportions  d'un  grand  golfe  : 
des  coquilles  marines,  des  squelettes  de  baleines,  trouvés  à  100  ou 
150  lieues  de  l'embouchure  actuelle,  le  prouvent  surabondamment; 
mais  on  ne  saurait  admettre  que  la  mer  ait  contribué  à  la  formation 
du  territoire  pampéen,  qui  est  due  à  l'affritement  continu  des  Cor- 
dillères, travail  que  des  soulèvemens  successifs  des  montagnes  ve- 
naient de  temps  à  autre  activer.  Il  est  démontré  aussi,  par  la  posi- 
tion des  cadavres,  que  les  grands  mammifères  éteints  n'ont  pas  été 
victimes  à  la  même  heure  d'un  cataclysme  général;  ils  ont  disparu 
peu  à  peu  et  successivement.  Peut-être  cette  disparition  a- 1- elle 
été  amenée  simplement  par  le  développement  rapide  d'espèces  plus 
petites  naturellement  envahissantes  :  dans  cette  lutte  pour  la  vie,  la 
progression  en  nombre  des  petits  animaux  devait  rendre  impossible 
l'alimentation  des  grands,  moins  bien  constitués  pour  arriver  à  se 
nourrir  sur  un  terrain  pauvre.  Ne  voyons-nous  pas  aujourd'hui  un 
phénomène  analogue  se  produire  au  même  lieu,  sous  l'état  de  do- 
mesticité :  le  terrain  réservé  aux  bêtes  à  cornes  est  chaque  jour 
rétréci,  le  mouton,  par  une  multiplication  rapide,  exigeant  chaque 
année  de  nouvelles  surfaces  pour  s'épandre,  si  bien  que,  si  ces  deux 
races  étaient  abandonnées  à  elles-mêmes,  le  mouton  resterait  cer- 
tainement maître  du  terrain,  organisé  qu'il  est  pour  brouter  jus- 
qu'au ras  du  sol  les  herbes  les  plus  menues  sans  laisser  au  gros 
bétail  la  possibilité  d'en  couper  la  largeur  de  sa  langue. 

Il  entre  dans  la  théorie  de  M.  Burmeister  de  prendre  le  lieu  où 
ces  cadavres  ont  été  trouvés  pour  celui  même  où  les  animaux  éteints 
ont  vécu.  Les  longues  pérégrinations  étaient  difficiles  aux  grands 
édentés,  mégathériums,  fourmiliers,  paresseux  et  tatous,  et  si  l'on 
peut  admettre  que  l'hippidium,  le  mastodonte  et  autres  grands  qua- 
drupèdes pouvaient  entreprendre  de  longs  voyages,  il  est  prouvé 
aussi  qu'ils  rencontrèrent  devant  eux,  pendant  une  longue  période, 
la  barrière  du  grand  plateau  méridional  du  Mexique,  sous  le  20^  de- 
gré de  latitude  nord,  qui  limita  leur  habitat.  Toutes  les  émigrations 
trouvaient  là  un  obstacle  assez  infranchissable  pour  que  la  faune  de 
chacune  des  parties  de  l'Amérique  ainsi  divisée  soit  restée  distincte, 
formant  deux  provinces  zoologiques  qui  contrastent  vivement  l'une 
avec  l'autre  et  ne  se  rapprochent  par  des  similitudes  partielles  qu'à 
une  époque  géologique  très  récente. 


870  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Retenons  donc  toutes  ces  propositions,  elles  concordent  ensemble 
et  .nous  paraissent  jusqu'ici  contenir  la  meilleure  théorie  de  la  for- 
mation du  terrain  diluvien  et  de  la  vie  dans  les  pampas  à  une  épo- 
que géologique  antérieure. 

III.    —    LA    PATAGONIE. 

Le  territoire  patagonien,  qu'il  nous  reste  à  parcourir  pour  com- 
pléter l'étude  de  la  partie  orientale  du  continent  sud-américain, 
commence  géographiquement  au  Rio-Negro  par  40°,  et  géologique- 
ment  au  nord  da  Rio-Colorado  par  /il".  Il  dilTère  par  sa  constitu- 
tion et  son  aspect  général  du  territoire  pampéen,  dont  il  est  la  suite, 
en  ce  qu'il  se  compose  non  pas  d'une  plaine  uniforme,  mais  bien 
de  steppes  disposées  par  étage  et  formant  de  vastes  plateaux  juxta- 
posés en  gradins  successifs  depuis  l'Atlantique  jusqu'aux  Andes, 
Ces  terrasses  sont  au  nombre  de  huit;  la  plus  élevée  forme  la  base 
de  la  Cordillère,  la  plus  basse  la  côte  de  l'Océan,  comme  une 
falaise  de  55  mètres  d'élévation.  Elles  se  prolongent  du  Rio-Golo- 
rado  au  détroit  de  Magellan,  et  dans  certains  points  rapprochés 
de  ce  détroit  elles  n'ont  pas  assez  de  largeur  pour  qu'on  ne  puisse 
d'un  lieu  élevé  en  embrasser  l'ensemble  et  compter  d'un  coup 
d'œil  les  gradins  de  cet  amphithéâtre  s'étendant  sur  une  longueur 
de  l!i  degrés  et  sur  une  superficie  de  20,000  lieues  carrées.  Dans 
le  centre  des  plateaux  successifs  existent  de  profondes  dépressions 
du  sol  qui  sont  les  seuls  endroits  garnis  d'un  pâturage  assez  mai- 
gre, brun  et  coriace,  sans  uniformité  et  parsemé  de  bouquets  d'ar- 
bustes épineux  dont  les  plus  élevés  atteignent  à  peine  6  pieds. 
L'eau  n'existe  nulle  part  en  permanence  sur  ces  plateaux  :  le  sol 
serait,  il  est  vrai,  trop  compacte  pour  l'absorber;  mais  les  pluies 
sont  peu  abondantes,  et  l'évaporation  s'en  fait  rapidement  sous  l'in- 
fluence des  vents  qui  soufflent  du  cap  Horn.  Le  mirage  cache  pres- 
que toujours  l'horizon  derrière  une  vapeur  trompeuse  qui  s'élève  de 
la  surface  surchauffée;  le  guanaqueseul,  dont  les  formes  et  le  mode 
d'existence  rappellent  le  chameau  d'Afrique,  peut  vivre  dans  ces 
plaines  misérables.  De  distance  en  distance,  le  sol  est  coupé  per- 
pendiculairement à  l'Atlantique  par  cinq  grands  fleuves,  presque 
sans  affluens  :  le  Rio-Golorado,  le  Negro  et  le  Ghubut,  d'une  impor- 
tance à  peu  près  égale,  puis  le  Rio-Ghico  et  le  Rio-Santa-Gruz,  qui, 
plus  rapprochés  du  détroit  de  Magellan,  sont  nécessairement  moins 
importans.  Ges  cours  d'eau  sont  formés  de  la  fonte  des  neiges  et 
roulent  leurs  flots  rapidement,  plus  ou  moins  puissans  suivant  la 
saison,  à  peu  près  en  ligne  droite  depuis  les  Andes  jusqu'à  l'Océan. 
La  végétation  est  un  peu  moins  pauvre  sur  leurs  rives;  ils  sont 
bordés  de  saules  rouges  qui,  malgré  leur  importance  relative,  sem- 


LA    PAMP.V    ET    LA    PATAGONIE.  871 

blent  au  milieu  de  cette  immensité  de  maigres  bouquets  d'arbres. 
La  partie  occidentale  de  la  Patagonie  la  moins  explorée  est  riche 
en  sombres  forêts  d'arbres  verts  et  résineux  :  les  Araucans  sont  les 
maîtres  de  cette  région.  Tout  ce  territoire  semble  en  somme  n'avoir 
pas  complété  sa  dernière  évolution  géologique,  et  être  en  retard 
d'une  époque  sur  les  contrées  voisines. 

D'après  Darwin,  ce  sol  aurait  été  soulevé  en  masse  à  une  hauteur 
de  300  ou  IiOO  pieds  pendant  la  période  des  coquillages  marins 
actuels.  Hait  longues  époques  de  repos  auraient  interrompu  ce  long 
soulèvement;  pendant  ces  intervalles,  la  mer  aurait  entamé  pro- 
fondément les  terres  et  formé  à  des  niveaux  successifs  les  longues 
lignes  de  falaises  escarpées  dont  l'ensemble  simule  im  gigantesque 
escalier;  tous  ces  phénomènes  se  succédant  avec  une  grande  unifor- 
mité, ainsi  se  seraient  formées  huit  terrasses  à  peu  près  identiques, 
chacune  élevée  à  peu  près  à  30  mètres  au-dess-us  de  la  précédente. 
L'Indien  lui-même  qui  habite  ces  solitudes  a  remarqué  ces  dispo- 
sitions naturelles  du  sol  et  appelle  cette  contrée  pampas  hautes.  La 
surface  en  est  couverte  de  gros  gravier  produit  du  travail  continu 
des  flots  de  la  mer  à  l'époque  où  elle  frappait  chacune  des  terrasses 
qui  ont  formé  tour  à  tour  son  rivage.  La  rive  actuelle  subit  encore 
aujourd'hui  cette  action  des  Ilots,  et  peut-être  sera-t-elle  un  jour 
remplacée  dans  ce  rôle,  soulevée  elle-même,  en  même  temps  qu'il 
se  produira  un  abaissement  du  fond  de  la  mer  comme  cela  a  eu 
lieu  à  d'autres  époques.  Pendant  ces  soulèvemens  successifs,  les 
terrasses  supérieures  ont  pu  se  couvrir  d'une  végétation  nourrie  des 
parcelles  terreuses  étendues  sur  leurs  surfaces,  et  provenant  du 
broiement  des  parties  désagrégées  des  montagnes,  mais  les  infé- 
rieures laissent  apparaître  la  couche  tertiaire  que  l'on  trouve  dans 
les  pampas  basses  à  92  mètres  de  profondeur,  et  qui  est  ici  la  con- 
tinuation apparente  de  cette  couche  souterraine,  à  laquelle,  en  rai- 
son de  ce  caractère,  on  a  donné  le  nom  de  couche  patagonienne. 

Jusqu'à  la  fm  du  siècle  dernier,  l'intérieur  de  la  Patagonie  est 
resté  tout  à  fait  ignoré,  l'Espagne  s'étant  contentée  de  prendre 
idéalement  possession  de  ce  territoire.  Magellan  en  1520,  Samiento 
et  Drake  vers  1580,  Gavendish  en  1591,  s'étaient  bornés  à  décrire 
les  côtes;  ce  dernier  seul  avait  remonté  un  petit  cours  d'eau  insi- 
gnifiant, la  rivière  Désirée,  par  48  degrés,  jusqu'à  30  milles  dans 
les  terres.  Au  xviii^  siècle,  quelques  explorateurs  tentèrent  la  des- 
cription du  pays  intérieur,  entre  autres  le  père  Falkner,  chirurgien 
irlandais  affilié  à  l'ordre  des  jésuites,  Viedma  et  Villarino.  Ces 
plaines  stériles  n'oflraient  par  elles-mêmes  aucun  attrait,  et  ce  que 
l'on  en  connaissait  était  plutôt  de  nature  à  éloigner  quiconque  eût 
eu  la  malencontreuse  idée  de  s'y  aventurer;  la  fable  seule  leur  avait 
fait  une  célébrité.  Sans  que  l'on  sût  l'origine  de  ce  bruit,  il  s'était 


872  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

répandu  que  clans  les  plaines  patagoniennes  existaient  des  villes 
au  nombre  de  deux  ou  trois,  désignées  sous  le  nom  général  de  Gé- 
sarès.  Ces  villes  avaient  été  fondées,  disait-on,  par  des  Européens 
venus  on  ne  savait  d'où,  et  qui,  sans  communications  avec  le  reste 
du  globe,  gardaient  des  trésors  comparables  seulement  à  ceux  du 
Pérou.  Ces  villes,  et  cela  était  consigné  dans  des  documens  publiés 
sous  forme  authentique,  avaient  été  bâties  par  des  naufragés  ou 
des  Espagnols  échappés  aux  massacres  qu'en  avaient  faits  les  Arau- 
cans  en  1599.  La  ville  principale  était  placée  près  de  la  lagune 
Payeque,  voisine  d'un  vaste  marais  appelé  Llanqueco,  sans  que 
l'on  sût  même  qui  avait  imaginé  ces  noms;  on  allait  jusqu'à  dé- 
crire ces  villes,  entourées  de  fossés  et  de  murs  ouverts  d'un  seul 
côté,  où  l'on  entrait  en  passant  un  pont-levis.  Les  édifices,  les 
temples  étaient  somptueux  ;  l'or  et  l'argent  y  abondaient,  on  décri- 
vait le  costume  de  leurs  habitans  et  jusqu'à  la  couleur  de  leurs  che- 
veux; ils  parlaient,  disait-on,  une  langue  aussi  inintelligible  pour 
les  Indiens  que  pour  les  Espagnols,  ne  laissaient  pénétrer  aucun 
étranger  et  tenaient  à  se  maintenir  dans  un  isolement  des  plus 
complets;  mais  ils  n'avaient,  malgré  leurs  précautions,  pu  empê- 
cher que  des  Espagnols  et  des  Indiens  ne  s'approchassent  assez 
pour  entendre  le  son  de  leurs  cloches.  Ces  bruits  prirent  une  telle 
consistance  que  la  cour  de  Madrid  s'en  occupa  plusieurs  fois,  et 
que  des  édits  royaux  ordonnèrent  des  expéditions  en  Patagonie,  qui 
avaient  pour  but  d'explorer  ces  terres  inconnues  et  de  révéler  les 
secrets  qu'elles  cachaient.  Ces  secrets  ne  valaient  vraiment  pas 
l'émotion  qu'ils  causèrent  pendant  trois  siècles;  le  père  Falkner  en 
donna  la  clé.  Il  découvrit,  après  de  nombreuses  questions  faites 
aux  Indiens  de  toutes  les  régions,  que,  chaque  fois  qu'il  deman- 
dait à  un  Chilien  s'il  avait  quelque  connaissance  de  ces  villes,  il 
obtenait  une  réponse  affirmative,  mais  que  tous  les  détails  qu'il 
recueillait  désignaient  clairement  Buenos-Ayres  et  les  villes  fondées 
sur  l'Atlantique;  s'il  faisait  les  mêmes  questions  à  un  Indien  pampa, 
celui-ci  répondait  de  même,  mais  désignait,  sans  en  avoir  con- 
science, les  villes  espagnoles  de  la  côte  du  Pacifique.  Cette  confu- 
sion réciproque  avait  donné  naissance  à  des  récits  que  la  fantaisie 
de  chacun  avait  amplifiés.  Malgré  les  révélations  de  Falkner,  six 
ans  après,  en  1781,  la  cour  ordonnait  encore  une  exploration;  elle 
ne  se  fit  pas,  elle  eût  été  du  reste  inutile  :  on  ne  déracine  pas  les 
légendes,  et  celle-là  aujourd'hui  encore  a  ses  croyans. 

Le  voyage  de  Falkner  n'avait  pas  que  ce  seul  objet.  La  compa- 
gnie lui  avait  donné  mission  de  l'éclairer  sur  la  possibilité  de  civi- 
liser les  Indiens  de  Patagonie,  et  le  gouvernement  de  Buenos-Ayres 
celle  de  rechercher  les  au  Leurs  des  déprédations  qui  prenaient  alors 
dans  la  pampa  des  proportions  inquiétantes  et  que  l'on  supposait 


LA   PAMPA    ET   LA    PATAGONIE.  873 

commises  par  des  tribus  descendant  des  montagnes  du  Chili;  mais  il 
s'en  était  donné  une  autre  toute  personnelle ,  qui  consistait  à  étu- 
dier ce  pays  pour  faire  bénéficier  de  tous  ses  renseignemens  l'An- 
gleterre, à  laquelle  il  ne  cessa  de  conseiller  une  expédition  dans 
ces  parages,  afin  d'y  établir  un  port  de  ravitaillement  d'où  l'on 
pourrait  facilement  assaillir  les  établissemens  espagnols  des  deux 
océans.  La  partie  qu'il  décrit  avec  passion  est  la  rive  de  la  baie 
sans  fond,  ou  baie  de  Saint-Mathias,  située  par  39  degrés.  Si  nous 
comparons  ses  récits  et  ses  descriptions  merveilleuses  aux  relations 
des  explorateurs  modernes,  nous  devons  croire  qu'il  avait,  par  un 
hasard  heureux,  mis  le  pied  sur  le  seul  point  fertile  de  toute  cette  ré- 
gion. Il  semble  cependant  qu'en  Angleterre,  aussi  bien  qu'àBuenos- 
Ayres,  on  fit  peu  de  cas  de  tous  ces  renseignemens;  il  ne  s'y  fonda 
aucun  établissement  d'importance,  il  y  eut  simplement  quelques 
maisons  de  refuge  de  pêcheurs,  dont  Darwin  retrouva  les  ruines  en 
1832.  Le  dédain  le  plus  absolu  pour  tout  le  territoire  patagonien, 
c'est  là  tout  ce  que  produisirent  et  la  légende  de  la  ville  de  Gésarès 
et  les  ordonnances  des  rois  d'Espagne  et  la  croyance  que  l'on  avait 
généralement  que  tout  le  sol  américain  devait  contenir  des  richesses 
sans  nombre.  Il  semble  au  contraire  que  de  notre  temps  la  mode 
soit  aux  explorations  en  Patagonie;  on  s'occupe  de  cette  contrée, 
on  y  cherche,  sans  beaucoup  de  résultats,  il  est  vrai,  quelque  élé- 
ment de  fortune  à  exploiter,  —  des  relations  récentes  en  font  foi. — 
Nous  ne  mentionnerons  ici  que  les  voyages  qui  ont  un  objet  scien- 
tifique, et  en  particulier  celui  du  commandant  W.  Musters,  qui,  en 
1870,  explora  ce  continent  presque  dans  sa  totalité,  et  ceux  d'un 
jeune  archéologue  déjà  fort  connu  en  Europe  par  ses  études  an- 
thropologiques, M.  Francisco  Moreno. 

Les  beautés  du  paysage,  les  richesses  du  sol  ne  sont  pas  ce  qui 
saurait  attirer  personne  en  Patagonie..  Sorti  des  vallées  des  grands 
fleuves,  dont  le  lit  est  bordé  d'une  bande  de  terrains  assez  étroite 
couverte  de  pâturages  plus  ou  moins  riches,  on  ne  trouve  plus  que 
les  plateaux  qui  dominent  ces  vallées,  domaine  exclusif  du  qua- 
naque  et  de  l'autruche,  etc.  Ce  n'est  aussi  que  sur  la  rive  des 
fleuves  que  de  loin  en  loin  le  voyageur  rencontre  quelque  tribu 
indienne  méfiante,  sinon  hostile.  M.  Moreno  avait  pu  en  1874, 
dans  un  premier  voyage  limité  aux  environs  de  la  ville  argentine 
du  Carmen  de  Patagones,  se  rendre  un  compte  exact  de  toutes  ces 
misères  locales;  mais  il  avait  en  même  temps  mis  la  main  sur  un 
trésor  anthropologique  suffisant  pour  lui  laisser  entrevoir  des  dé- 
couvertes plus  importantes  encore,  qu'il  a  poursuivies  depuis  dans 
des  voyages  successifs  dont  il  publiera  bientôt  les  résultats  définitifs. 

En  ISlli,  M.  Moreno,  parti  pour  la  Patagonie  à  la  recherche 


874  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

d'objets  anthropologiques  destinés  à  enrichir  sa  collection  particu- 
lière, eut  l'occasion  de  découvrir  quelques  cimetières  préhistoriques 
et  quelques  paraderos  ou  campemens  d'anciens  Indiens.  Les  des- 
criptions jusque-la  données  ne  provenaient  pas  de  témoins  ocu- 
laires, le  professeur  Strobel,  M.  W.  Musters  et  M.  Burmeister  en 
avaient  seuls  parlé,  mais  sans  leur  attribuer  l'importance  que  de- 
vaient leur  donner  les  récentes  découvertes.  Disons  d'abord  que  les 
Indiens  qui  occupent  actuellement  les  régions  voisines  n'ont  rien  de 
commun  avec  les  tribus  disparues  ou  déplacées  qui  y  ont  laissé  la 
cendre  de  leurs  morts.  En  1781,  le  vice-roi  de  Buenos-Ayres  établit 
en  ce  Leu  un  pénitentiaire,  ce  qui  détermina  le  déplacement  des 
tribus  antérieurement  établies  et  que  Falkner  avait  décrites,  les 
Puelches,  les  Tehuelches,  qui  habitent  aujourd'hui  au  sud  du  Rio- 
Chubut  et  ne  viennent  plus  au  Carmen  qu'une  fois  l'an,  pour  négo- 
cier leurs  tapis  de  plumes  d'autruches  et  de  guanaques. 

Ce  sont  des  individus  de  celte  race  que  Magellan  aperçut  sur  la 
rive  de  la  baie  de  Saint-Julien,  où  il  relâcha,  et  qu'il  décrivit 
comme  des  géans,  leur  donnant  le  nom  de  Paiagons  à  cause  de  la 
grandeur  de  leurs  pieds,  qui  lui  parurent  immenses,  recouverts 
qu'ils  étaient  de  peaux  de  bêtes  pour  les  préserver  du  froid.  Ces 
Indiens  se  servaient  de  flèches  à  pointe  de  silex  encore  à  cette  épo- 
que, et  n'en  abandonnèrent  l'usage  que  lors  de  l'introduction  du 
cheval,  vers  le  milieu  du  xviii"  siècle.  Tous  les  ossemens  contenus 
dans  les  cimetières  de  cette  région  doivent  être  considérés  comme 
appartenant  aux  Tehuelches.  Ils  se  trouvent  presqu'à  la  surface  du 
sol;  les  Indiens,  ne  possédant  pas  d'outils  pour  entamer  une  terre 
dure,  plaçaient  leurs  morts  dans  des  dunes  de  sabîes  faciles  à  re- 
muer, mais  que  le  moindre  vent  dissipait.  Cette  action  du  vent 
mêlant  les  ossemens  les  uns  aux  autres,  on  crut  longtemps  que  ces 
Indiens  enterraient  leurs  morts  en  fosse  commune,  ce  qui  n'était 
pas  dans  leurs  usages  et  était  tout  à  fait  en  contradiction  avec  le 
respect  que  tous  les  Indiens  en  général  et  ceux-ci  en  particulier  ont 
toujours  eu  pour  leurs  morts.  Leur  mode  de  sépulture,  mieux  connu, 
démontre  au  contraire  la  volonté  bien  arrêtée  de  ne  pas  laisser  les 
ossemens  se  mêler  les  uns  aux  autres.  Le  cadavre,  pour  l'enseve- 
lissement, était  rétabli  dans  la  position  que  le  fœtus  avait  occupé 
dans  le  sein  de  sa  mère,  les  genoux  touchant  le  menton;  ainsi  cousu 
dans  un  cuir  fraîchement  écorché,  on  le  déposait  dans  le  sol  sablon- 
neux, la  tête  presqu'à  découvert  à  la  surface.  Us  attachaient,  et 
leurs  descendans  attachent  encore  la  plus  grande  importance  à  l'ac- 
complissement de  ce  dernier  devoir,  et  même,  par  une  étrange  dé- 
viation du  sens  moral,  lui  sacrifient  le  respect  de  la  vie  humaine. 
Quand  un  vieillard  approchait  de  sa  dernière  heure,  on  se  préoc- 


lA    PAMPA    ET    LA    PATAGONIE.  87  5 

cupait  moins  d'adoucir  ses  souffrances  que  de  le  bien  ensevelir, 
et,  de  peur  que  les  membres  ankylosés  par  l'âge  ne  se  raidissent 
trop  après  la  mort,  on  avait  et  l'on  a  encore  soin  de  le  revêtir  vi- 
vant de  son  linceul.  Après  avoir  placé  de  force  ses  jambes  le  plus 
près  possible  de  la  poitrine,  on  maintenait  l'agonisant  sous  une 
pression  énergique  qui  produisait  souvent  la  fracture  de  quelque 
membre,  puis  on  l'enveloppait  dans  un  cuir  frais  que  l'on  cousait 
au  moyen  d'une  lanière  découpée  dans  le  cuir  même,  qui  se  res- 
serrait en  se  desséchant.  Le  vieillard  pendant  ce  temps  terminait 
son  agonie  au  milieu  des  plus  affreuses  douleurs.  On  déposait  avec 
le  mort  ses  armes,  ses  instrumens,  la  nourriture  dont  il  pouvait 
avoir  besoin  pour  ce  long  voyage.  Ces  mœurs  se  sont  conservées 
jusqu'à  nos  jours;  on  y  ajoute,  s'il  s'agit  d'un  cacique,  le  sacrifice 
de  son  plus  beau  cheval,  toujours  pour  le  même  motif.  On  trouve 
donc  dans  les  sépultures  des  pointes  de  flèches  de  silex  travaillé, 
des  pointes  de  javelots  de  la  même  forme  et  matière,  des  petites 
hachettes  très  rondes,  de  petits  couteaux  de  silex,  des  poteries  or- 
nées de  dessins  et  de  toutes  les  formes,  des  balles  de  grès  avec  une 
profonde  rainure  pour  introduire  le  cuir  servant  à  les  lancer,  de 
grands  mortiers  et  leurs  pilons,  des  coquilles  percées  d'un  trou  et 
ayant  servi  d'ornemens,  des  os  de  guanaques,  d'autruches,  de  lou- 
tres ou  de  petits  poissons  destinés  à  la  nourriture  du  mort. 

M.  Moreno  eut  la  bonne  fortune  de  découvrir  trente  cimetières  de 
paraderas  intacts,  entre  autres  celui  auquel  il  a  fait  une  célébrité 
sous  le  nom  de  cimetière  de  l'Indien  Pascal,  fort  connu  dans  la 
science  anthropologique.  Il  y  trouva  des  restes  humains  rangés  en 
deux  cercles  concentriques  chacun  de  huit  cadavres,  séparés  par 
un  espace  de  1  mètre  1/2,  formé  par  une  éminence  mamelonnée 
prenant  naissance  sur  les  crânes  et  s'élevant  à  peu  près  jusqu'à 
60  centimètres;  les  crânes  et  les  squelettes  étaient  peints  en  rouge, 
coutume  aujourd'hui  délaissée.  Les  paivideros  ne  contiennent  pas 
de  restes  humains,  mais  révèlent  le  séjour  des  habitans  par  de  nom- 
breux débris,  flèches,  javelots,  poteries,  cailloux  réunis  en  ordre  et 
des  traces  de  foyers. 

Au  printemps  dernier,  M.  Moreno  partit  pour  explorer  le  cours 
entier  du  Rio-Santa-Cruz,  suivre  les  traces  de  Yillarino,  de  Cox  et 
de  Musters  et  faire  ce  que  ces  voyageurs  n'avaient  pu  faire,  c'est- 
à-dire  passer  les  Andes  et  aboutir  à  Valdivia;  mais,  par  une  circon- 
stance fortuite,  il  dut  revenir  au  Rio-Negro  et  tenter  inutilement 
le  passage  des  Andes  en  remontant  la  vallée  de  ce  fleuve  et  de  son 
grand  affluent,  le  Rio-Limay.  Ce  voyage  devait  en  effet  s'exécuter 
forcément  dans  des  conditions  spéciales  qui  le  rendaient  aussi  pé- 
nible que  dangereux.  Disons  même  que  pour  tout  autre  il  eût  été 


876  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

inexécutable  ;  non  pas  que  M.  Moreno  ait  cette  prétention  émise,  il  y 
a  quelques  années,  par  un  soi-disant  conquérant  du  pays  d'Arauca- 
nie,  de  jouir,  dans  ces  contrées  inabordables,  de  privilèges  royaux, 
mais  il  compte  sur  quelques  présens  antérieurs,  quelques  services 
déjà  rendus,  pour  avoir  le  droit  de  solliciter  l'entrée  dans  les  terri- 
toires respectifs  des  tribus  sans  être  immédiatement  assassiné,  ou, 
une  fois  introduit,  sacrifié  à  un  caprice  d'Indien  ivre.  Ainsi  même 
il  ne  saurait  se  permettre  de  faire  ni  un  geste  inopportun,  ni  un 
pas  en  dehors  du  chemin  tracé,  et  il  lui  est  interdit  de  toucher  aux 
sépultures,  ce  qui  cependant  est  le  seul  but  de  son  voyage  et  ce 
qui  est  la  seule  prohibition  qu'il  ne  respecte  pas.  Méfiant  envers 
tous,  capable  de  tous  les  crimes,  l'Indien  juge  tous  les  hommes 
par  lui-même,  ce  qui  lui  donne  une  triste  idée  de  l'humanité  et  le 
décide  à  faire  disparaître  tous  ceux  en  qui  il  soupçonne  des  espions. 
Ajoutez  à  cela  que  l'étranger,  bien  reçu  par  quelques  caciques,  est 
par  cela  même  suspect  aux  autres,  qu'enfin  il  lui  est  formellement 
enjoint  de  voyager  seul.  Si  en  pénétrant  dans  ce  domaine  déjà  si 
défendu,  il  a  un  bon  cheval,  un  bon  vêtement  ou  quoi  que  ce  soit 
qui  puisse  exciter  la  convoitise  du  premier  Indien  qui  passe,  il  le  lui 
faut  donner  de  bonne  grâce,  restant  ainsi  au  bout  de  quelques 
heures  mal  monté,  sans  provisions,  et  par  conséquent  à  la  merci  de 
son  hôte. 

Au  sang-froid  et  à  toutes  les  qualités  morales  qu'exigent  ces  cir- 
constances, il  en  faut  joindre  d'autres  d'un  ordre  purement  phy- 
sique; ce  n'est  pas  en  effet  une  alimentation  européenne  que  celle 
que  les  Indiens  tehuelches  offrent  à  leurs  hôtes.  M.  Moreno  nous 
montrait  un  restant  de  viande  sèche  de  quanaque  longtemps  macé- 
rée entre  cuir  et  selle;  quelques  bouchées  de  cette  chair  répugnante, 
d'odeur  fétide,  rebelle  à  la  dent,  étaient  encore  ce  qu'il  pouvait 
souhaiter  de  mieux  dans  les  longues  étapes  entre  chaque  campe- 
ment; mais  le  plus  souvent  il  lui  fallait  manger  des  alimens  d'un 
caractère  tout  à  fait  national  et  d'une  préparation  par  trop  tehuel- 
che  ;  c'eût  été  s'exposer  à  se  faire  traiter  en  ennemi  que  d'hésiter 
devant  des  mets  que  l'Indien  préfère  et  qui  témoignent  d'un  goût 
peu  délicat.  Ainsi,  en  voyage,  il  se  nourrit  exclusivement  de  viande 
crue  de  bœuf,  de  guanaque  et  d'autruche,  et  ce  qu'il  mange,  ce 
sont  précisément  les  morceaux  que,  même  cuits,  l'habitant  de  Bue- 
nos-Ayres  n'admet  pas  sur  sa  table,  les  poumons,  le  cœur,  le  foie, 
et  qui,  crus,  baignant  dans  le  sang,  sont  les  plus  répugnans;  c'est 
ainsi  cependant  que  le  Tehuelche  les  présente,  soumettant  son  hôte 
à  une  épreuve  d'où  son  amitié  doit  sortir  justifiée  par  la  résistance 
de  son  estomac.  Aussi  le  savant  explorateur  argentin  attache-t-il 
une  importance  considérable  à  des  découvertes  qui  lui  ont  coûté  de 


LA    PAMPA   ET   LA    PATAGONIE.  877 

si  vilains  momens;  il  est  revenu  cette  fois  Lien  décidé  à  désespérer 
les  savans  d'Europe  par  ses  refus  péremptoires  de  répartir  entre 
tontes  les  collections  les  richesses  uniques  de  la  sienne. 

Dans  le  voyage  qu'il  vient  de  faire ,  il  étudia  d'abord  les  régions 
au  nord  du  Rio-Colorado,  dans  les  environs  de  Bahia-Blanca  par 
hi  degrés,  et  put  se  convaincre  que  la  pampa  basse  et  fertile  ne  se 
prolonge  pas  jusque-là,  et  fait  place  à  un  terrain  de  transition  sans 
fertilité,  remplacé  bientôt  lui-même  par  le  terrain  patagonien,  dont 
il  a  pu  d'autant  mieux  reconnaître  l'aridité  qu'il  y  resta  égaré  pen- 
dant trois  jours  sans  alimens  aux  environs  de  Carmen  de  Patagones. 
Après  d'assez  longs  préparatifs  dans  cette  ville,  il  commença  sa 
longue  exploration  du  cours  du  Rio-Negro,  qu'il  lui  fallait  remonter 
pendant  120  lieues  pour  arriver  au  Rio-Limay.  Son  projet  était  de 
suivre  la  rive  jusqu'à  sa  source,  pour  de  là  descendre  le  revers  de 
la  Cordillère  jusqu'à  l'Océan -Pacifique;  mais,  pour  tout  cela,  il 
était  nécessaire  d'obtenir  le  consentement  de  toutes  les  tribus ,  et 
c'est  devant  cet  obstacle  insurmontable  que  la  fin  de  l'exploration 
échoua. 

La  vallée  du  Rio-Negro  est  seulement  fertile  jusqu'à  30  lieues  de 
son  embouchure;  la  rive  en  est  bordée  de  saules  à  l'ombre  des- 
quels on  peut  presque  toujours  marcher;  au-delà  de  ce  rayon,  nulle 
part  la  vallée  n'a  une  étendue  suffisante  pour  l'établissement  d'une 
colonie  ;  il  en  est  de  même  du  Rio-Chubut.  Les  peuples  qui  habi- 
tent ces  parages  sont  les  Mapunches,  les  Tehuelches  et  les  vrais 
Pampas  ou  Tehuelches  du  nord;  cette  dernière  nation,  assez  mélan- 
gée, habitait  en  d'autres  temps  les  environs  de  Buenos-Ayres.  En 
se  rapprochant  du  Rio-Limay,  on  rencontre  les  plateaux  qui  bor- 
dent la  vallée  et  qui  sont  couverts  de  couches  de  cailloux  roulés 
d'une  épaisseur  de  15  pieds;  la  rivière  a  dans  cet  endroit  environ 
250  mètres  de  large,  c'est  là  que  passe  la  grande  route  des  Indiens 
par  laquelle  ils  conduisent,  depuis  Buenos-Ayres  jusqu'au  Chili,  les 
animaux  volés  :  de  loin  en  loin  existent  des  cantonnemens  de  tribus 
peu  nombreuses.  Le  but  du  voyage  dans  cette  contrée  était  la  de- 
meure du  cacique  principal  de  la  Patagonie,  Shay-Hueque,  qui 
commande  à  sept  nations  :  les  Araucans,  les  Picunches,  les  Mapun- 
ches, les  Huilliches,  les  Tehuelches,  les  Agoupures  et  les  Traro- 
Huilliches,  répartis  entre  Sli  caciques;  c'était  à  lui  qu'il  fallait  s'a- 
dresser pour  obtenir  le  libre  passage  à  travers  la  Cordillère  ;  mais 
toute  sa  puissance  ne  lui  permettait  pas  de  résoudre  un  point  de 
cette  importance  sans  réunir  un  micaîitrahun ,  parlement  général 
où,  avec  lui,  assistèrent  les  quatre  plus  vieux  commandans-géné- 
raux,  accompagnés  de  Zi53  lances,  —  et  l'autorisation  fut  refusée! 
On  imposa  au  jeune  voyageur,  avant  d'être  admis  à  recevoir  cette 


878  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

dernière  preuve  de  confiance,  une  sorte  de  stage  très  actif  compre- 
nant une  mission  à  Buenos-Ayres,  l'obtention  de  certains  avantages 
jusque-là  refusés;  en  un  mot,  les  fonctions  de  plénipotentiaire  très 
diligent  de  toutes  les  tribus,  ce  qui  porte  avec  soi  moins  d'honneur 
que  de  charges.  Forcé  de  renoncer  au  passage  pour  ne  pas  com- 
promettre ses  relations  et  l'appui  qu'il  trouvait  dans  ces  régions, 
M.  Moreno  limita  donc  son  exploration  à  la  vallée  du  Rio-Limay, 
qu'avant  lui  aucun  blanc  n'avait  parcourue  :  les  campemens  de 
Shay-Hueque  et  de  Nancucheuque  lui  servaient  de  centre.  Il  trouva 
chez  ces  deux  importans  caciques  toutes  les  démonstrations  d'une 
vive  amitié  d'où  la  méfiance  et  l'hypocrisie  n'étaient  cependant  pas 
exclues;  il  vécut  de  la  vie  de  la  tente,  un  peu  moins  dure  que  celle 
qu'il  avait  connue  en  voyage. 

L'habitation  de  Shay-Hueque  est  la  plus  grande  de  ces  régions, 
elle  mesure  1-2  mètres  de  largeur,  les  murs  et  le  toit  sont  faits  de 
peaux  de  chevaux  tendues  et  fixées  à  des  pieux,  le  sol  est  couvert  de 
peaux  de  guanaques  cousues  ensemble  en  forme  de  grands  tapis.  Elle 
est  idéalement  divisée  en  deux  compartimens.  D'un  côté  sont  posés 
sur  le  sol  les  lits  des  quatre  femmes  du  cacique  et  de  ses  nombreux 
enfans;  ces  lits  sont  un  amoncellement  de  peaux  de  moutons  et  de 
guanaques,  recouverts  d'une  peau  de  cheval  dont  le  revers  est  orné 
de  peintures;  auprès  de  chacun  de  ces  lits,  une  branche  d'arbre  pi- 
quée en  terre  sert  à  suspendre  les  vêtemens.  De  l'autre  côté  de  la 
séparation  imaginaire,  tous  les  hommes  indistinctement  peuvent 
prendre  place  pour  dormir.  Les  femmes  sont  chargées  des  soins  de 
cet  intérieur  fort  propre  et  bien  disposé,  en  tout  point  supérieur  au 
rancho  du  gaucho  de  la  plaine  civilisée.  l'Indien  même  semble 
avoir  plus  de  besoins  que  ce  dernier,  il  sait  employer  à  son  usage, 
à  l'amélioration  de  sa  demeure  tous  les  objets  qui  sont  à  sa  portée, 
se  faire  des  plats  de  bois,  des  armes  de  pierre;  une  fois  sous  la 
tente,  il  ne  se  contente  plus  de  viande  crue  et  exige  de  ses  femmes 
une  certaine  habileté  culinaire  que  favorisent  peu  les  élémens  res- 
treints dont  il  dispose.  Il  faut  attribuer  son  goût  pour  un  bien-être 
relatif  à  l'influence  du  milieu  pittoresque  où  il  vit,  qui  lui  inspire 
des  pensées  nécessairement  plus  élevées  que  ne  saurait  en  inspirer 
la  pampa  à  son  habitant.  Ces  campemens  sont  en  effet  situés  à 
l'entrée  des  vallées  des  Gordilières,  à  7  lieues  du  volcan  de  Que- 
tropillan,  entouré  de  forêts  à' araucaria  imbricata  dont  le  tronc 
mesure  plus  de  h  mètres  de  circonférence;  le  sol  est  couvert  de 
fraisiers,  la  lisière  du  bois  est  formée  de  tuyas  et  de  pommiers 
dont  la  présence  dans  ces  régions,  inexpliquée,  est  attribuée  à  des 
fruits  jetés  ou  consommés  le  long  du  chemin  par  les  Indiens  de 
Valdivia  dans  leurs  traversées  des  Andes  :  il  est  à  remarquer  en  eff'et 


lA    PAMPA    ET   LA   PATAGONIE.  879 

que  la  plupart  de  ces  arbres  se  trouvent  sur  les  bords  des  chemins 
et  des  petits  ruisseaux  et  généralement  réunis  en  groupe  comme 
les  rameaux  d'un  même  tronc. 

Le  Rio-Limay,  affluent  du  Rio-Negro,  est  un  torrent  navigable 
qui  descend  impétueusement  dans  une  vallée  de  la  Cordillère,  au 
milieu  de  roches  volcaniques;  il  est  alimenté  par  les  eaux  d'un  lac 
semblable  aux  plus  beaux  de  la  Suisse,  le  Nahuel-Huapi  et  quelques 
autres  cours  d'eau  formés  eux-mêmes  des  écoulemens  de  lacs  pit- 
toresques. Le  lac  iNahuel-Huapi  est  le  plus  important,  il  a  de  70 
à  80  kilomètres  dans  sa  plus  grande  largeur  et  alimente  en  même 
temps  que  le  Rio-Limay  un  affluent  du  Chubut.  Le  campement  de 
Shay-Hueque  est  à  environ  20  lieues  du  lac;  le  cours  du  fleuve,  res- 
serré entre  les  montagnes,  est  difficile  à  suivre;  il  est  coupé  par  de 
grandes  et  bruyantes  cascades  :  le  terrain  est  du  reste  improductif 
partout  dans  cette  contrée,  à  l'exception  des  rives  du  lac,  où,  au 
siècle  dernier,  les  jésuites  ont  tenté  d'établir  une  mission;  tout  au- 
tour on  découvre  des  cimes  couvertes  de  neiges  éternelles. 

M.  Moreno  avait  un  autre  but  que  celui  d'étudier,  comme  l'avait 
fait  déjà  Musters  en  1870,  les  mœurs  des  habitants  :  il  attachait  plus 
d'importance  à  la  découverte  des  vestiges  laissés  par  les  générations 
disparues.  Ses  recherches  n'ont  pas  été  vaines,  il  possède  aujour- 
d'hui un  musée  préhistorique  incomparable,  composé  de  plus  de 
300  crânes  complets  des  races  sud-américaines;  aussi  peut-il  se 
permettre  de  fonder  sur  ces  découvertes  quelques  propositions  qu'il  * 
développera  dans  son  prochain  ouvrage.  La  race  disparue  à  laquelle 
appartiennent  ces  restes  vivait  pendant  l'époque  géologique  ac- 
tuelle, mais  dans  les  mêmes  conditions  sociales  que  l'homme  qua- 
ternaire découvert  dans  diverses  parties  de  l'Europe  :  ses  armes 
étaient  les  mêmes,  faites  de  silex,  ses  instrumens  similaires;  tous 
les  objets  enfin  que  l'on  trouve  dans  les  sépultures  dénotent  des 
mœurs  à  peu  près  semblables.  Les  animaux  qui  vivaient  avec  lui 
ne  sont  en  rien  différens  de  ceux  qui  fournissent  à  l'homme  mo- 
derne de  ces  contrées  son  alimentation  :  le  guanaque,  le  lièvre, 
l'autruche  et  diverses  espèces  de  tatous.  11  est  facile  de  distinguer 
deux  races  différentes,  la  plus  ancienne  dolichocéphale  et  la  plus 
moderne  brachycéphale  (1),  quelque  peu  antérieure  à  l'époque  de 
la  conquête  et  dont  les  descendans  sont  les  Tehuelches  et  les  Pam- 

(1)  Bien  que  ces  deux  mots,  adoptés  par  l'école  française  d'anthropologie,  soient 
assez  vulgarisés  pour  ne  pas  demander  d'explication,  nous  rappelons,  pour  fixer  les 
idées,  que  l'on  entend  par  dolichocéphales  les  crâues  dont  l'indice  céphaliqae,  c'est- 
à-dire  le  rapport  du  diamètre  transverse  maximum  au  diamètre  antéro-postérieur, 
donne  75.00  et  au-dessous,  —  et  brachycéphales  ceux  dont  l'indice  céphalique  donne 
83.34  et  au-delà. 


SSO  REVDE    DES    DEUX   MONDES. 

pas.  On  trouve  aussi  un  troisième  type,  type  de  transition  entre 
les  deux  précédens. 

La  première  race  se  distingue  par  sa  ressemblance  avec  les  Es- 
quimaux et  en  diffère  seulement  par  le  développement  de  ses  arca- 
des sourcilières  qui  le  rapprochent  de  l'homme  quaternaire  euro- 
péen; elle  peut  être  classée  parmi  les  races  les  plus  dolichocéphales 
du  globe,  plus  de  100  crânes  ayant  donné  une  moyenne  de  72.15. 
Elle  se  distingue  encore  par  la  singulière  usure  de  ses  dents,  par 
la  capacité  interne  de  son  cerveau,  qui  n'est  pas  des  plus  petites  et 
peut  être  estimée  entre  1.400  à  ï.dbO  centimètres  cubes.  Il  n'existe 
plus  aujourd'hui  de  représentant  de  cette  race,  la  plus  ancienne 
d'Amérique,  éteinte  depuis  longtemps  lors  de  l'arrivée  des  Euro- 
péens. La  seconde  race  est  brachycéphale  ;  c'est  le  type  des  Tehuel- 
ches  qui  habitent  aujourd'hui  le  territoire  de  la  Patagonie  ;  les 
crânes  de  ces  derniers  sont  bien  connus  pour  leur  grande  taille;  le 
plus  grand  nombre  est  déformé  dans  la  partie  postérieure  par  des 
compressions  artificielles.  Les  Patagons  dolichocéphales  cherchaient, 
par  ces  compressions,  à  allonger  le  crâne,  les  brachycéphales  au 
contraire  à  lui  donner  une  forme  carrée. 

Toutes  ces  découvertes  présentent  cet  intérêt  de  permettre  d'étu- 
dier sur  le  vif  une  race  humaine  primitive  à  peine  disparue  et 
restée  sans  mélange  dans  un  coin  du  globe.  A  ce  point  de  vue,  les 
voyages  en  Patagonie  seront  longtemps  suivis  avec  intérêt;  mais  il 
faut  bien  avouer  que  ce  pays  déshérité  n'offre  guère  d'autre  attrait. 
Après  les  voyages  que  nous  venons  de  citer  et  celui  du  comman- 
dant anglais  W.  Musters,  qui  parcourut  pendant  une  année  entière 
toute  cette  contrée  depuis  le  détroit  de  Magellan,  visitant  les  val- 
lées des  Andes,  explorant  tous  les  fleuves  et  descendant  le  Rio- 
Negro  jusqu'au  Carmen  de  Patagones,  on  peut  affirmer  qu'il  n'est 
aucune  des  parties  de  ce  pays  qui  offre  à  la  colonisation  des  avan- 
tages sérieux,  et  c'est  à  cela  seul  qu'il  faut  attribuer  l'abandon  où 
ce  pays  est  resté  depuis  bientôt  quatre  siècles  qu'il  est  connu  des 
Européens.  Les  seuls  établissem.ens  qui  existent  seront  vite  énumé- 
rés  :  au  Carmen  de  Patagones ,  le  gouvernement  de  Buenos- Ayres 
envoie  ses  convicts  depuis  1781;  à  Punta-Arenas,  dans  le  détroit  de 
Magellan,  le  Chili  envoie  les  siens  depuis  1856.  Ces  deux  villes 
ont  une  bien  modeste  importance  ;  cette  dernière  sert  de  point  de 
relâche  aux  steamers  qui  se  rendent  au  Pacifique  par  le  détroit, 
elle  ^'contient  1,150  habitans,  dont  le  seul  commerce  se  réduit  à 
faire  des  échanges  avec  les  Tehuelches,  établis  au, nombre  de  500 
entre  le  détroit  et  le  Rio-Santa-Gruz.  Ces  Indiens  se  consacrent 
exclusivement  à  la  chasse  des  autruches  et  des  guanaques;  ils  sont 
hospitaliers  et  d'un  commerce  facile,  sauf  dans  les  momens  d'ivresse, 


LA   PAMPA   ET  LA   PATAGONIE.  881 

qui  se  prolongent  quelquefois  jusqu'à  trente  jours  sans  disconti- 
nuer, tant  que  dure  la  provision  d'eau-de-vie  obtenue  contre  les 
produits  de  la  chasse.  Au  Rio-Chubut,  une  colonie  fut  fondée  en  1 865 
par  180  Anglais  du  pays  de  Galles  :  leur  nombre  s'est  un  peu  aug- 
menté; mais  les  produits  de  la  colonie  sont  à  peine  suffîsans  pour 
la  faire  vivre.  Au  Rio-Santa-Gruz,  une  tentative  faite  par  des  Fran- 
çais sur  un  terrain  de  concession  donné  par  le  gouvernement  argen- 
tin aboutit  à  une  dépossession  violente  par  ordre  du  gouvernement 
chilien  et  à  l'abandon  des  travaux  faits.  Le  territoire  patagonien  ne 
contient  donc  pas  plus  de  6,000  habitans  répartis  sur  une  surface 
de  20,000  lieues  carrées,  sur  laquelle  même  ils  ne  trouvent  pas  à 
vivre;  il  se  passera  encore  bien  des  siècles  avant  que  l'on  en  puisse 
tenter  avec  profit  la  colonisation.  Les  dernières  explorations  auront 
du  moins  servi  à  démontrer  que  l'heure  de  cette  conquête,  qui  doit 
étendre  les  domaines  du  pasteur  de  l'Atlantique  aux  Andes  et  des 
rives  du  Paranâ  à  celles  du  détroit  de  Magellan,  est  encore  fort 
éloignée;  elles  auront  servi  à  mettre  en  lumière  cette  vérité,  que  là 
où  vivent  en  nombre  restreint  les  animaux  les  moins  exigeans,  où 
subsiste  misérablement  l'Indien  presque  nu  et  sans  abri,  il  est  inu- 
tile de  chercher  à  remplacer  par  des  colons  européens,  pour  indus- 
trieux et  résistans  qu'ils  soient,  une  race  qui  a  acquis  par  une  longue 
sélection  les  qualités  nécessaires  pour  se  maintenir  dans  ce  milieu 
désolé.  Jusqu'ici  on  n'a  tenté  autre  chose  que  de  faire  pénétrer 
l'influence  et  les  mœurs  européennes  par  la  destruction  de  la  race 
préexistante.  Puisqu'elle  seule  peut  vivre  dans  ce  milieu,  l'intérêt 
bien  entendu  aussi  bien  que  l'humanité  ordonneraient  de  l'y  laisser 
vivre,  en  mettant  dans  ses  mains,  et  non  dans  d'autres,  l'instrument 
de  travail  qui  lui  permettra  de  féconder  le  sol  et  de  le  préparer 
pour  ses  descendans  régénérés;  la  nature  elle-même  se  prêtera  peu 
à  peu  avec  moins  de  résistance  à  cette  œuvre  de  civilisation  sous 
l'influence  du  travail  humain  jusqu'ici  inconnu  dans  ces  régions. 
Toute  tentative  violente  faite  en  dehors  de  ce  chemin  tracé  entraî- 
nera la  ruine  de  ceux  qui  s'y  sacrifieront,  sans  avancer  d'une  heure 
la  conquête  des  territoires  pampéen  et  patagonien,  qui,  l'Indien 
disparu,  resteront  dépeuplés  et  ne  seront  pas  conquis,  faute  d'offrir 
à  la  race  blanche  les  conditions  d'habitat  qu'elle  exige  :  mince  pro- 
fit, qui  ne  saurait  excuser  la  destruction  d'une  race  humaine  qu'il 
serait  injuste  autant  que  nuisible  d'arrêter  dans  l'accomplissement 
de  sa  destinée. 

Emile  Daireaux. 


1877. 


56 


EUGÈNE  FROMENTIN 


L'EXPOSITION  DE   SON   ŒUVRE   A  L'ÉCOLE  DES  BEAUX-ARTS. 


La  mort  soudaine  d'Eugène  Fromentin  est  un  deuil  d'autant  plus 
cruel  pour  l'art  qu'elle  a  surpris  le  peintre  en  pleine  force  et  en 
pleine  vie,  avant  qu'il  eût  donné,  non  point  tout  ce  qu'on  attendait 
de  lui, —  Fromentin  a  tenu  plus  qu'il  n'avait  promis, —  mais  tout  ce 
qu'on  n'attendait  pas.  Eût-elle  même  sonné  pour  Fromentin  vingt 
années  plus  tard,  la  dernière  heure  l'eût  encore  arrêté  dans  le  dé- 
veloppement de  son  talent.  D'une  nature  inquiète,  chercheuse,  im- 
pressionnable, curieuse  de  nouveau,  Eugène  Fromentin  se  po- 
sait sans  cesse  le  problème  du  possible  et  de  l'impossible.  Doué 
d'un  implacable  esprit  critique,  il  était  à  juste  titre  fier  de  son 
œuvre;  mais  il  la  jugeait  inférieure  à  l'idéal  qu'il  avait  cherché. 
Ainsi  le  vaillant  artiste  ne  devait  jamais  s'arrêter  dans  sa  lutte 
acharnée  contre  les  mystères  de  la  nature,  ni  s'endormir  jamais 
sur  les  lauriers  d'un  succès  mérité»  Depuis  le  jour  où  il  exposa 
pour  la  première  fois,  sans  faire  prévoir  alors  quel  il  serait,  Eugène 
Fromentin  a  été  fécond  en  surprises  de  toutes  sortes.  Éclectique 
parce  qu'  fut  sincère,  Fromentin  a  subi  tour  à  tour  l'action  de 
divers  ma, très.  On  sent  parfois  dans  son  œuvre  l'influence  de  De- 
camps  et  de  Marilhat,  on  y  trouve  des  réminiscences  de  Delacroix 
et  de  Corot,  on  y  voit  qu'il  a  aimé  autant  qu'étudié  les  paysagistes 
hollandais  du  xvii^  siècle.  Souvent  aussi  Fromentin  a  peint  sous 
l'impression  directe  de  la  nature,  qu'il  a  exprimée  de  la  façon  la 
plus  neuve  et  la  plus  personnelle.  La  note  n'est  jamais  persistante 
chez  Fromentin.  De  même  qu'il  dépose  le  pinceau  pour  prendre  la 
plume  et  la  plume  pour  reprendre  le  pinceau,  de  même  il  va  d'un 
maître  à  l'autre,  abandonne  Decamps  pour  Marilhat,  Delacroix  pour 
les  Hollandais,  puis  il  revient  à  Fromentin,  qu'il  délaissera  de  nou- 
veau et  auquel  il  reviendra  encore. 


EUGENE   FROMENTIN.  883 

C'est  pourquoi  il  est  si  intéressant  d'étudier  Eugène  Fromentin 
dans  l'ensemble  de  son  œuvi'e,  si  curieux  de  voir  et  de  rechercher 
les  différentes  phases  par  lesquelles  a  passé  son  esprit,  les  dévelop- 
peraens  successifs  qu'a  eus  son  talent  pour  arriver,  après  diverses 
périodes  de  réminiscences,  sinon  d'imitation,  à  la  pleine  possession 
de  sa  personnalité.  Le  talent  de  Fromentin  a  toujours  été  en  gran- 
dissant; ses  dernières  œuvres,  sans  être  peut-être  meilleures  en 
elles-mêmes  que  celles  des  plus  beaux  temps  de  son  succès,  attes- 
tent un  effort  plus  grand,  un  idéal  plus  large,  une  impression  plus 
vive  et  plus  franche;  il  était  permis  d'y  voir  les  signes  d'une  pro- 
chaine et  éclatante  transformation.  De  longtemps  la  décadence  ne 
devait  venir  pour  Fromentin.  Ce  n'est  point  au  crépuscule  de  son 
talent  que  la  mort  à  pris  cet  homme  de  cinquante  ans,  c'est  à  l'au- 
rore d'une  nouvelle  manière. 

L'exposition  de  l'École  des  Beaux-Arts  ne  contient  pas  moins  de 
quatre-vingt-douze  tableaux,  sans  parler  d'une  cinquantaine  d'a- 
quarelles et  de  dessins.  Ce  n'est  point  là  tout  l'œuvre  de  Fromen- 
tin; il  y  manque  un  certain  nombre  de  tableaux,  parmi  lesquels 
quelques  toiles  importantes,  les  Voleurs  de  nuit,  la  Chasse  au  fau- 
con, du  musée  du  Luxembourg,  le  Rhamadan.  Toutefois  le  peintre 
est  là  sous  toutes  les  faces  de  son  talent.  L'un  presque  au-dessous 
de  l'autre,  voici  son  premier  et  son  dernier  tableau  :  la  Ferme  aux 
environs  de  La  Rochelle,  exposé  au  Salon  de  18Zi7,  et  les  Femmes 
fellahs  au  bord  du  Nil,  exposé  au  Salon  de  1876.  Entre  ces  deux  ta- 
bleaux, trente  ans  ont  passé,  mais  il  semble  que  ces  années-là  sont 
des  siècles,  ou  plutôt  il  ne  semble  pas  que  ces  deux  tableaux  soient 
de  la  même  main.  La  Vue  du  Ml  est  l'œuvre  d'un  maître;  la  Ferme 
est  le  travail  terne  et  timide  d'un  fort  médiocre  élève.  La  composi- 
tion, d'une  banalité  désespérante,  tient  du  paysage  classique  sans 
en  avoir  la  belle  ordonnance  et  le  haut  style.  La  tonalité,  qui  n'a  ni 
éclat  ni  vigueur,  est  poussée  au  noir;  quelques  masses  vertes  bles- 
sent l'œil  par  leur  crudité.  Quand  il  exposa  cette  Fenne,  Fromentin 
sortait  de  l'atelier  de  Cabat,  où  il  n'avait  fait  que  passer,  après  avoir 
jeté  aux  orties  la  robe  de  la  basoche  qui  lui  était  destinée.  L'atelier 
de  Cabat  ne  convenait  guère  mieux  à  Fromentin  que  l'étude  de 
M'  Denormandie.  Il  fit  bien  de  quitter  l'un  et  l'autre.  Ses  vrais  ini- 
tiateurs allaient  être  Marilhat,  Decamps,  Delacroix;  son  vrai  maître» 
la  nature  orientale;  son  vrai  atelier,  le  désert. 

On  a  dit  que  l'exposition  des  œuvres  de  Marilhat  fut  pour  Eugène 
Fromentin  la  vision  sur  le  chemin  de  Damas.  Il  n'y  eut  pas  que 
Marilhat  qui  fut  une  révélation  pour  Fromentin.  Delacroix  et  De- 
camps  peuvent  aussi  revendiquer  l'honneur  de  lui  avoir  servi  de 
premiers  guides.  Dans  V Enterrement  maure  à  Alger,  exposé  en 
1853,  l'influence  de  Decamps  est  visible.  C'est  son  procédé  de 


884  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

figures  largement  touchées  se  détachant  en  vigueur  sur  un  mur 
blanc  brûlé  de  soleil.  D'une  vive  et  chaude  couleur,  l'Enterrement 
à  Alger  a  de  l'effet,  mais  les  Maures  du  premier  plan  pèchent  contre 
la  proportion;  les  têtes  sont  beaucoup  trop  grosses  pour  les  corps. 
La  touche  est  grasse  et  solide.  C'est  un  des  rares  tableaux  où  Fro- 
mentin ait  procédé  par  empcâtemens.  La  Halte  de  marchands  de- 
vant El-Aghouat  trahit  au  contraire  l'influence  de  Marilhat.  Ce 
maître  se  fût  reconnu  sans  difficulté  dans  cette  composition  savante 
et  bien  ordonnée,  dans  ce  dessin,  précisant  la  silhouette,  dans  cette 
coloration  chaude  et  harmonieuse.  La  petite  caravane  a  fait  halte 
à  l'ombre  d'un  bouquet  de  palmiers.  Les  chameaux,  les  jambes 
ployées  sous  le  corps,  se  reposent,  tandis  que  les  chevaux  broutent 
quelques  touffes  d'herbe  roussie.  Trois  Arabes,  drapés  dans  leurs 
burnous  blancs,  causent,  sans  gestes,  avec  la  gravité  orientale.  On 
aperçoit  dans  les  tons  dégradés  des  fonds  les  crêtes  bleuâtres  des 
montagnes ,  les  marabouts  bulbeux  et  les  murailles  blanches  per- 
cées de  fenêtres,  à  peine  grandes  comme  des  meurtrières,  d'une 
ville  arabe.  Dans  le  Campement  dans  le  désert,  on  retrouve  encore 
des  réminiscences  de  Marilhat.  La  mer  de  sable  du  désert  se  con- 
fond au  loin  avec  le  ciel  qui  atténue  sa  vive  couleur  dans  l'éloigne- 
ment  et  la  poussière  chaude.  C'est  bien  l'immensité.  On  ne  dis- 
tingue pas  les  premiers  des  derniers  plans,  mais  le  peintre  les  a 
fait  sentir  par  un  miracle  de  perspective  aérienne.  L'effet  du  tableau 
vient  tout  justement  de  cette  absence  de  plans. 

Nous  ignorons  à  quelle  époque  Fromentin  a  peint  ses  Arabes  at- 
taqués dans  une  gorge  de  montagne.  Mais  devant  ce  tableau  on  ne 
peut  s'empêcher  de  songer  à  Delacroix.  Fromentin  a  cherché  sa 
composition  géniale  qui  lie  si  audacieusement  les  figures  les  unes 
aux  autres,  son  furieux  mouvement,  ses  partis-pris  de  notes  sombres 
réveillées  par  des  notes  éclatantes,  ses  savans  sacrifices  de  cou- 
leurs. Des  hommes  s'égorgent,  des  chevaux  se  cabrent,  des  coups 
de  feu  rayent  la  pénombre  de  stries  livides.  Les  figures,  vigou- 
reusement brossées,  sont  d'une  exécution  solide,  quoiqu'un  peu  lâ- 
chée. Il  y  a  aussi  de  vraies  qualités  de  mouvement;  mais  la  composi- 
tion est  confuse,  et  la  couleur  n'est  pas  belle.  Fromentin  a  cherché 
pour  les  costumes  des  rapports  et  des  alternances  de  tons  dans  la 
gamme  des  orangés  et  des  laques,  laques  pourpres,  laques  roses, 
laques  claires ,  laques  foncées.  La  tentative  est  malencontreuse;  il 
y  est  revenu  trop  souvent,  car  le  pantalon  laque  rose  d'un  cavalier 
nous  gâte  quelques-uns  de  ses  meilleurs  tableaux,  entre  autres 
la  célèbre  Chasse  au  faucon.  Deux  autres  toiles  exposées  à  l'École 
des  Beaux-Arts,  les  Cavaliers  combattant  et  les  Arabes  attaqués  par 
un  lion,  sont  presque  des  répétitions  des  Arabes  dans  une  gorge 
de  montagne  :  mêmes  qualités  de  mouvement,  mais  aussi  même 


EUGÈNE   FROMENTIN.  885 

confusion  dans  la  composition  et  même  dissonance  dans  la  couleur, 
L'Enterrement  maure,  la  Halte  devant  El-Aghoiiat,  le  Caynpe- 
ment  dans  le  désert,  les  Arabes  attaqués,  ne  nous  ont  encore  montré 
en  Fromentin  qu'un  artiste  habile  et  intelligent,  libre  imitateur 
des  maîtres.  V Audience  chez  un  khalifat  (Salon  de  1859)  est  le 
premier  tableau  qui  accuse  sérieusement  la  personnalité  du  peintre. 
Là,  presque  entièrement  dégagé  de  l'influence  directe  des  maîtres, 
Fromentin  apparaît  lui-même  comme  un  maître.  V Audience  chez 
un  khalifat  initie  à  la  vie  féodale  du  désert.  C'est  la  cour  inté- 
rieure d'un  hordj  qui  est  à  la  fois  un  caravansérail,  une  forte- 
resse et  une  résidence  officielle  pour  le  khalifat.  A  droite  s'élève  un 
corps  de  logis  précédé  d'une  sorte  de  péristyle  à  colonnes  massives 
dont  le  plâtre  effrité  laisse  voir  par  place  l'armature  de  briques. 
Sous  ce  portique  surélevé  de  trois  degrés,  le  khalifat,  assis  à  la 
manière  arabe  sur  un  long  divan  de  soie  cramoisie,  donne  audience 
aux  chefs  de  tribus.  11  est  entouré  de  quelques  familiers,  les  uns 
assis  près  de  lui,  les  autres  debout  contre  les  colonnes.  Un  chef  de 
tribu,  enveloppé  d'un  burnous  blanc,  s'incline  devant  le  khalifat. 
Un  autre  Arabe,  magnifiquement  drapé,  ayant  la  gravité  et  la  no- 
blesse d'un  antique  ou  d'un  apôtre,  monte  lentement  les  degrés  du 
péristyle.  Au  premier  plan,  en  plein  soleil,  ramassé  sur  lui-même, 
un  de  ces  marabouts  qui  sont  les  fous,  les  bouffons  et  les  saints  de 
ces  étranges  cours  du  désert,  se  livre  à  mille  contorsions.  De  l'autre 
côté  du  tableau,  dans  la  pénombre,  car  le  soleil  frappe  obliquement 
le  corps  de  logis,  se  tiennent  droit  sur  leurs  selles  à  hauts  dossiers 
les  cavaliers  d'escorte  du  cheik.  Rangés  sous  l'étendard  du  goum, 
rouge,  jaune  et  vert,  ils  portent  haut  leurs  longs  fusils  dont  les  ca- 
nons damasquinés  d'argent  ont  presque  l'effet  saisissant  des  forêts 
de  lances.  Les  robes  brunes  et  grises  des  chevaux,  les  draperies 
noires  et  rouges  des  cavaliers,  font  un  vigoureux  contraste  de  cou- 
leur avec  les  tons  clairs  et  lumineux  de  la  scène  principale.  Au 
fond,  les  murailles  roses  de  l'enceinte  se  découpent  sur  un  ciel 
d'azur  balayé  de  nuages  blancs,  légers  et  transparens  comme  des 
toiles  d'araignée.  Par  l'entrée  de  la  cour,  large  baie  surmontée 
d'un  linteau  massif  qui  a  le  caractère  des  constructions  pélasgiques, 
arrivent  deux  cavaliers  courant  à  fond  de  train,  —  courant  comme 
Fromentin  sait  faire  courir  les  chevaux. 

L'Audience  chez  un  khalifat  est  une  des  œuvres  d'Eugène  Fro- 
mentin les  plus  colorées,  les  plus  chaudement  lumineuses  et  les 
plus  solides  de  pâte.  Rien  là  de  cette  légèreté  de  pinceau,  parfois 
un  peu  insuffisante,  qui  est  une  des  caractéristiques  de  la  manière 
de  Fromentin.  Les  figures  se  modèlent  par  une  touche  large,  les 
premiers  plans  ont  du  relief,  les  tons  sont  faits.  C'est  de  la  pein- 
ture et  non  cette  espèce  de  lavis  à  l'huile  qu'affectionnait  Fromen- 


886  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tin  et  par  laquelle  d'ailleurs  il  a  obtenu  de  si  merveilleux  mirages. 
L'Audience  chez  un  khalifat  est  une  œuvre  d'un  grand  style,  en 
dépit  des  proportions  moyennes  du  cadre.  Ces  figures  pourraient 
être  exécutées  de  grandeur  naturelle;  elles  subiraient  sans  y  perdre 
cette  épreuve  qui  serait  funeste  à  tant  de  tableaux  de  genre. 

On  revoit  avec  la  même  admiration  qu'au  Salon  de  1863  le  Fau- 
connier arabe.  Le  cheval,  lancé  au  grand  galop,  court  dans  une 
allure  vertigineuse,  rapide  comme  le  vol  des  faucons.  Il  vient  du 
fond  de  la  toile  et  touche  presqu'au  bord  du  cadre;  on  croit  que  le 
terrain  va  manquer  sous  ses  pieds.  Fromentin  a  peint  deux  fois  le 
Fauconnier,  l'un  en  petit,  exposé  sous  le  n°  25,  l'autre  en  plus 
grand,  exposé  sous  le  n*  32.  Le  petit  tableau  est  peut-être  d'une 
couleur  plus  vive  encore.  Le  ciel  y  est  d'un  bleu  plus  ardent, 
l'herbe  d'un  vert  plus  vigoureux.  La  note  si  hardie  de  vermillon  pur 
de  la  gandoura  du  cavalier,  qui  se  répète  avec  une  audace  inouïe  et 
un  infini  bonheur  sur  la  courroie  de  poitrail  du  cheval,  éclate  avec 
plus  d'intensité.  D'un  mouvement  superbe  et  d'une  admirable  cou- 
leur, on  peut  dire  que  cette  petite  toile  est  un  chef-d'œuvre. 

On  sait  qu'Horace  Vernet,  et  après  lui  Bida  et  d'autres  peintres, 
surpris  par  le  caractère  de  grandeur  antique  des  Arabes,  ont  cru 
peindre  d'après  nature  les  figures  bibliques  en  prenant  pour  mo- 
dèles les  nomades  du  désert.  Les  vieux  maîtres,  qui  ont  montré  les 
patriarches  et  les  apôtres  avec  le  péplum  des  Grecs  et  la  toge  des 
Romains,  les  auraient  travestis.  Ce  serait  sur  le  sol  même  de  la 
terre  d'Israël,  parmi  les  Bédouins,  qu'il  faudrait  aller  chercher  les 
types  et  les  costumes  hébraïques.  Dans  son  livre.  Un  Été  dans  le 
Sahara,  Eugène  Fromentin  a,  lui  aussi,  soulevé  cette  question. 
Voici  sa  conclusion  :  «  Seul,  par  un  privilège  admirable,  l'Arabe  con- 
serve en  héritage  ce  quelque  chose  qu'on  appelle  biblique,  comme 
un  parfum  des  anciens  jours;  mais  tout  cela  n'apparaît  que  dans  les 
côtés  les  plus  humbles  et  les  plus  effacés  de  sa  vie.  Et  si  plus  fré- 
quemment que  d'autres  il  approche  de  fépopée,  c'est  alors  par 
l'absence  même  de  tout  costume,  c'est-à-dire  en  quelque  sorte  en 
cessant  d'être  Arabe  pour  devenir  humain.  Devant  la  demi-nudité 
d'un  gardeur  de  troupeaux,  je  rêve  assez  volontiers  de  Jacob. 
J'affirme  au  contraire  qu'avec  le  burnous  saharien  ou  la  macMa  de 
Syrie,  on  ne  représentera  jamais  que  des  Bédouins.  »  En  peignant 
son  Berger  kabyle,  il  semble  que  Fromentin  ait  voulu  donner  un 
corps  à  cette  idée  si  juste  et  si  profonde.  Ce  Kabyle,  vêtu  seulement 
d'une  gandoura  d'un  ton  neutre,  conduisant  son  cheval  nu  au  moyen 
d'un  simple  bridon  et  poussant  devant  lui  un  troupeau  de  moutons, 
a  un  caractère  typique,  générique  et  impersonnel.  Ce  n'est  plus  l'A- 
rabe, ou,  si  l'on  veut,  c'est  encore  l'Arabe,  mais  c'est  aussi  le  Sy- 
rien, l'Hellène  et  l'Hébreux.  C'est  avant  tout  dans  la  vérité  générale 


EDGÈNE    FROMENTIN.  887 

le  pasteur  d'Orient,  de  l'Orient  d'Allah,  comme  de  l'Orient  de  Jého- 
vah,  comme  de  l'Orient  de  Zeus.  En  voyant  ce  Kabyle  demi-nu,  on 
pense  à  Paris  dans  les  gorges  de  l'Ida,  à  Jacob  dans  les  vallées  de 
la  Mésopotamie.  Le  site  même,  cette  ravine  encaissée  entre  deux 
montagnes  bleuissant  aux  dernières  lueurs  du  jour,  achève  l'illu- 
sion. Il  y  a  dans  le  paysage  comme  dans  la  figure  absence  voulue 
de  vérité  locale.  On  sent  qu'on  est  en  Orient,  mais  on  ne  saurait 
dire  clans  quelle  contrée.  Fromentin  a  réussi  par  l'effacement  du 
caractère  particulier  à  atteindre  au  caractère  général.  Là  est  la  vé- 
ritable grandeur  de  ce  petit  tableau. 

Chez  Eugène  Fromentin,  maître  de  la  plume  comme  du  pinceau, 
l'œuvre  de  l'écrivain  explique  l'œuvre  du  peintre.  A  ce  point  de 
vue,  cette  belle  page  de  l'Été  dans  le  Sahara  est  caractéristique  : 
«  Du  côté  du  sud,  il  n'y  a  pas  de  vue;  du  côté  du  nord  et  du  cou- 
chant, nous  dominons  une  assez  grande  étendue  de  collines  et  de 
petites  vallées  clair-semées  de  bouquets  de  bois,  de  prairies  natu- 
relles et  de  quelques  champs  cultivés.  Les  collines  se  couvraient 
d'ombres,  les  bois  étaient  couleur  de  bronze,  les  champs  avaient  la 
pâleur  exquise  des  blés  nouveaux;  le  contour  des  bois  s'indiquait 
par  un  filet  d'ombres  bleues.  On  eût  dit  un  tapis  de  velours  de  trois 
couleurs  et  d'épaisseur  inégale,  rasé  court  à  l'endroit  des  champs, 
plus  laineux  à  l'endroit  des  bois.  Dans  tout  cela,  rien  de  farouche 
qui  fasse  penser  au  voisinage  des  lions.  Le  jeu  du  ciel  entre  les 
vastes  rameaux  d'un  grand  noyer  et  de  gros  nuages  orageux  roulés 
en  masses  étincelantes  au-dessus  de  coteaux  devenus  bruns,  tout 
cela  formait  un  ensemble  de  tableau  peu  oriental,  mais  qui  m'a 
plu,  précisément  à  cause  de  sa  ressemblance  avec  la  France.  » 

Ainsi  en  Afrique  ce  sont  toujours  les  paysages  de  France  qui  ont 
séduit  Eugène  Fromentin  ;  c'est  cette  recherche  plus  ou  moins  in- 
consciente des  frais  horizons  dans  les  zones  embrasées  qui  le  dis- 
tingue et  lui  assigne  une  place  à  part  entre  tous  les  orientalistes. 
Dans  ses  livres  de  voyage,  il  parle  sans  cesse  des  azurs  ardens, 
des  nappes  de  feu,  des  reflets  de  rubis  et  d'améthystes  des  mon- 
tagnes, des  vives  réverbérations  des  sables,  des  clartés  roses  des 
aurores  et  des  pourpres  sanglantes  des  couchans.  Mais  cette  na- 
ture pleine  de  soleil  qu'a  décrite  l'écrivain  avec  tant  d'art  et  de 
couleur,  le  peintre,  le  plus  souvent,  n'a  pas  voulu  la  peindre.  De 
tempérament,  sinon  d'inspiration,  car  il  avait  comme  Théophile 
Gautier  «  la  nostalgie  du  blea,  »  Fromentin,  en  Algérie,  est  resté 
un  Hollandais.  Là  est  son  originalité  incontestable.  Ce  n'est  pas  à 
dire,  comme  on  le  répète  mal  à  propos,  que  Fromentin  ait  travesti 
l'Afrique,  qu'il  ait  vu  et  peint  l'éclat  de  l'Orient  à  travers  les  brumes 
transparentes  des  Pays-Bas.  Non,  Fromentin  a  bien  vu  le  désert,  et 
lorsqu'il  a  cherché  à  exprimer  sur  la  toile  son  aridité  enflammée,  il 


888  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

a  réussi  à  en  donner  la  juste  impression.  Mais  Fromentin,  sans 
pécher  contre  la  sincérité,  avait  bien  le  droit  de  choisir  ses  sites  et 
ses  sujets.  La  nature  algérienne  n'a  pas  qu'un  seul  aspect.  Dans  le 
désert  s'élève  l'oasis,  près  du  palmier  pousse  le  chêne-liége,  à  côté 
de  la  mer  de  sable  s'étendent  les  tapis  de  mousse  des  prairies  et 
s'ouvrent  les  horizons  détrempés  des  grands  marais.  Or  c'est  l'oasis, 
c'est  la  forêt,  c'est  la  prairie,  c'est  le  marais,  que  Fromentin  a 
peints  de  préférence,  qui  lui  ont  inspiré  ses  meilleurs  tableaux  et 
qui  ont  surtout  révélé  sa  personnalité.  Le  maître  rompt  soudain 
avec  Decamps  et  avec  Marilhat.  Il  ne  procède  plus  que  de  lui-même, 
et  si  l'on  peut  le  rattacher  à  une  école,  c'est  à  celle  des  admirables 
paysagistes  hollandais.  Entre  les  Hollandais  et  Fromentin,  il  y  a  plus 
d'une  aflfmité.  Il  a  leurs  tons  fins  et  harmonieux,  leurs  effets  de  lu- 
mière douce  et  tranquille,  leur  profondeur  d'horizon  et  leur  lim- 
pidité d'atmosphère.  Habillez  autrement  les  personnages  de  certains 
petits  tableaux  de  Fromentin,  les  Cavaliers  en  observation,  par 
exemple;  mettez-leur  le  justaucorps  et  le  feutre  empanaché  au  lieu 
du  burnous  et  du  haïk  flottant,  et  vous  aurez  des  Wouwermans  et 
des  Karel  Dujardin,  mais  d'une  exécution  plus  légère,  plus  souple, 
plus  attrayante.  C'est  le  même  horizon  profond  chargé  de  nuages 
à  formes  précises.  C'est  presque  la  même  composition  :  au  premier 
plan,  sur  une  éminence,  un  groupe  de  cavaliers  tenu  dans  l'ombre, 
regardant,  immobiles,  une  vaste  plaine  où  se  joue  le  soleil. 

Le  Pays  de  la  soif,  d'une  si  poignante  impression,  témoigne  que, 
quelles  que  fussent  ses  préférences  pour  l'oasis,  Fromentin  n'a  pas 
craint  de  s'attaquer  au  désert.  Cette  scène  lui  a  été  inspirée  par 
l'histoire  qu'on  lui  avait  contée  d'une  caravane  partie  d'El-Aghouat, 
qui,  les  outres  à  eau  ayant  crevé  par  suite  de  l'évaporation,  mou- 
rut de  soif  dans  le  Sahara.  Un  terrain  rocailleux  et  raviné,  où  de 
hautes  pierres  couleur  de  fer  s'élèvent  au  milieu  du  sable  brûlant, 
s'étend  sous  un  ciel  ardoisé  nuancé  de  lilas  à  l'horizon.  Des  Arabes 
du  Sahara  et  des  nègres  des  pays  du  sud  se  tordent  dans  les  der- 
nières convulsions  de  la  mort  par  la  soif.  Les  cadavres  de  leurs  com- 
pagnons qui,  plus  heureux,  ont  résisté  moins  longtemps  à  ces  tor- 
tures gisent  rigides  sur  le  sable.  Les  rochers  et  le  sable  se  renvoient 
des  effluves  embrasées  dans  une  impalpable  poussière  chaude.  Les 
rayons  meurtriers  du  soleil  tombent  d'aplomb  :  pas  une  ombre  ne 
se  marque.  Tout  est  en  pleine  lumière,  et  cependant  rien  n'éclate, 
rien  ne  resplendit,  tout  paraît  dans  la  demi-teinte.  «  A  l'heure  de 
midi,  dit  Eugène  Fromentin,  le  désert  se  transforme  en  une  plaine 
obscure.  Le  soleil,  suspendu  à  son  centre,  l'inscrit  dans  un  cercle 
de  lumière  dont  les  rayons  égaux  le  frappent  en  plein  dans  tous  les 
sens  et  partout  à  la  fois.  Ce  n'est  plus  de  la  clarté  ni  de  l'ombre.  » 

Dans  le  Sirocco,  Fromentin  s'est  essayé  aussi  à  exprimer  avec 


EUGÈNE   FROMENTIN.  889 

une  sincérité  un  peu  téméraire  un  des  phénomènes  des  climats 
africains.  Le  vent  du  sud  pousse  devant  lui  d'épais  tourbillons  de 
sable  grisâtre  qui  mettent  comme  un  rideau  impénétrable  devant 
l'horizon  obscurci.  Les  tentes  se  sont  abattues,  et  d'énormes  pal- 
miers se  penchent,  tordus  comme  des  roseaux;  chameaux  et  con- 
ducteurs, couchés  à  terre,  la  tête  sur  le  sable,  cherchent  à  aspirer  le 
peu  d'air  respirable  qui  se  trouve  encore  dans  la  plaine  ravagée.  Si 
nous  avons  dit  que  Fromentin  a  peint  cet  effet  de  simoun  avec  une 
sincérité  un  peu  téméraire,  c'est  que  cet  effet  nous  semble  très  juste 
et  très  vrai,  mais  qu'aussi  ce  grand  rideau  de  sable  qui  obstrue 
l'horizon  choque  un  peu  la  vue  et  déroute  la  pensée.  Où  Fromentin 
a  tenté  encore  de  peindre  l'Afrique  avec  tout  l'éclat  de  son  soleil, 
c'est  dans  la  Moisson.  Le  ciel  est  en  feu.  Les  feuilles  vert  sombre  et 
les  troncs  gris  des  palmiers  prennent  dans  cette  atmosphère  brû- 
lante des  tons  et  des  reflets  métalliques.  Le  terrain  calciné  est 
fauve,  —  couleur  de  lion,  selon  la  belle  expression  de  Fromentin. 
11  ne  se  distingue  pas  par  la  couleur  de  l'immense  nappe  de  blé 
mûr  qui  s'étend  au  loin. 

Les  aspects  embrasés  de  l'Afrique  n'étaient  point ,  nous  l'avons 
dit,  ceux  que  Fromentin  peignait  le  plus  volontiers.  Toutes  ses  sym- 
pathies étaient  pour  ces  paysages  «  qui  lui  rappelaient  la  France,  » 
où  les  ciels  bleus,  clair- semés  de  légers  nuages,  s'étendent  au- 
dessus  des  prairies  verdoyantes  et  des  masses  ombreuses  des  bois. 
Là  il  excellait,  là  était  son  triomphe.  Aussi  la  Chasse  au  héron,  ex- 
posée au  Salon  de  1865,  et  la  Chasse  au  faucon,  qui  en  est  la  ré- 
pétition avec  quelques  variantes,  sont-elles  deux  de  ses  plus  belles 
œuvres.  Ce  sont  en  tout  cas  deux  œuvres  de  maître.  L'œil  se  perd 
dans  l'infini  de  cette  vaste  plaine  marécageuse,  au  travers  de  laquelle 
court  une  petite  rivière.  Le  ciel  a  une  incomparable  limpidité.  Au 
premier  plan ,  trois  cavaliers  arrêtés  au  bord  de  la  rivière  suivent 
du  regard  le  faucon  qui  va  atteindre  sa  proie.  Un  fauconnier,  dont 
le  cheval,  ayant  de  l'eau  jusqu'à  mi-jambe,  galope  dans  la  direction 
du  faucon,  s'apprête  à  en  lâcher  un  autre,  déjà  à  demi  déchaperonné. 
Au  loin  courent  d'autres  cavaliers.  Ce  tableau  est  une  œuvre  très  lu- 
mineuse dans  un  parti-pris  absolu  de  tons  clairs.  On  ne  saurait  sur- 
passer la  transparence  de  ce  sol  détrempé.  De  la  Chasse  au  héron 
et  de  la  Chasse  au  faucon,  celle-là  est  supérieure.  Fromentin  a  at- 
teint au  même  effet  avec  une  sobriété  plus  grande.  De  plus,  pour- 
quoi Fromentin  est- il  revenu,  dans  les  Arabes  de  la  Chasse  au 
faucon,  à  ses  premières  et  coupables  amours  pour  la  laque  rose? 
Dans  la  Chasse  au  héron  au  contraire,  les  cavaliers  du  premier 
plan  sont  tenus  dans  une  gamme  plus  sobre,  qui  ne  sollicite  pas 
le  regard  aux  dépens  du  paysage.  Le  cheik,  qui,  monté  sur  un 
cheval  bai-clair,  est  drapé  de  rouge,  est  d'un  ton  très  franc  et  très 


890  BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

beau.  Le  cavalier  au  burnous  noir  qui  l'accompagne  fait  valoir  cette 
figure  par  une  opposition  savante  et  vigoureuse. 

La  Fantasia,  ce  magnifique  tableau  d'une  si  vive  couleur,  pleine 
de  lumière  et  d'harmonie,  et  d'une  pâte  si  solide,  se  passe  dans  une 
vaste  plaine  tapissée  de  vert,  s'étendant  entre  deux  bois.  A  l'hori- 
zon, une  chaîne  de  montagnes  profile  ses  silhouettes  bleuâtres.  Le 
ciel,  d'un  bleu  ardent,  est  fouetté  de  nuées  laiteuses.  A  gauche,  au 
troisième  plan ,  sur  un  tertre  herbeux  ,  se  lient  à  cheval  le  cheik, 
l'émir  ou  le  khalifat  en  l'honneur  duquel  se  livre  la  fantasia.  Tout 
seul ,  à  quelques  longueurs  de  cheval  en  avant  de  son  escorte,  ce 
grave  personnage  garde  une  immobilité  absolue  qui  contraste  avec 
la  furia  des  cavaliers  galopant  dans  la  plaine.  Pour  la  fantasia 
elle-même,  on  ne  saurait  la  décrire  :  le  mouvement  ne  s'analyse 
pas.  Des  chevaux  lancés  à  fond  de  train  dévorent  l'espace  ou  tour- 
nent brusquement  sur  eux-mêmes  par  des  voltes  soudaines.  Des 
cavaliers,  tout  debout  sur  leurs  étriers  ou  couchés  sur  l'encolure 
de  leur  monture,  font  feu  de  leurs  pistolets  ou  agitent  en  l'air  les 
longs  canons  de  leurs  fusils  déchargés.  Le  vent,  qui  par  la  rapidité 
de  cette  course  vertigineuse  s'engouffre  dans  les  longs  plis  des  bur- 
nous rouges  et  des  haïks,  les  fait  flotter  comme  des  étendards. 

Quoique  la  Tribu  en  marche  traversant  un  gué  soit  daté  de  1869, 
c'est  un  souvenir  bien  net  et  bien  vivant  du  séjour  de  Fromentin 
au  Sahara  en  1853.  On  dirait  que,  grâce  aux  descriptions  si  pré- 
cises de  son  livre,  aux  croquis  de  son  album  de  voyage,  et  par-des- 
sus tout  à  l'image  fidèle  qu'en  avait  conservée  son  œil  de  peintre, 
Fromentin  a  peint  cette  scène  d'après  nature.  Rien  n'est  plus  pit- 
toresque ni  plus  animé.  Une  longue  file  de  cavaliers,  de  piétons,  de 
chameaux  et  de  moutons,  sortant  d'une  oasis  qui  ombre  le  coin 
gauche  du  tableau,  s'éloigne  dans  la  perspective.  Au  loin,  on  aper- 
çoit de  dos  un  petit  groupe  de  cavaliers  formant  pour  ainsi  dire 
l'avant-garde  de  cette  migration.  Puis,  au  milieu  d'une  troupe  plus 
nombreuse  d'Arabes  à  cheval,  marchent  de  grands  dromadaires 
olancs,  porteurs  d'aiatiches,  —  les  litières  de  voyage  des  femmes 
des  cheiks,  —  bariolées  de  couleurs  vives.  Enfin  dans  la  foule 
des  piétons,  hommes  jouant  de  la  musette  ou  battant  du  tam- 
bourin, femmes  filant  tout  en  marchant  ou  portant  des  vases  de 
cuivre  et  de  terre  et  des  ustensiles  de  cuisine,  s'avancent  les  cha- 
meaux de  charge  et  se  pressent  les  troupeaux  de  moutons.  Sur 
les  flancs  de  la  colonne  bondissent  de  grands  lévriers  fauves.  Voilà 
qui  est  plein  de  vie,  de  mouvement  et  de  pittoresque  tout  en  con- 
servant un  caractère  grave  et  simple.  Le  paysage  a  la  fraîcheur 
indicible,  l'humidité  lumineuse  des  maîtres  hollandais.  Il  en  est 
ainsi  de  la  plupart  des  petites  toiles  d'Eugène  Fromentin ,  qui, 
sauf^deux  ou  trois  grands  tableaux,  sont  les  perles  de  son  œuvre. 


EUGENE   FROMENTIN.  891 

VAbreuvoii',  le  Passage  du  gué,  le  Rendez -vous  de  chasse,  la 
Halte  de  muletiers ,  le  Combat,  les  Arabes  passant  un  gué,  une 
Fantasia,  les  Cavaliers  lancés  au  galop,  le  Bac  sur  le  Nil,  sont  des 
merveilles  de  l'art  le  plus  fin  et  le  plus  exquis.  L'ensemble  attire  le 
regard,  les  détails  le  retiennent.  Dans  la  tonalité  générale,  il  y  a 
une  limpidité,  une  transparence,  une  lumière  douce  et  égale  qui 
rappellent  l'aquarelle.  Les  frottis  de  la  peinture  à  l'huile  ne  sem- 
blent pas  susceptibles  d'atteindre  à  une  telle  transparence.  Mais  la 
peinture  de  Fromentin,  qui  a  la  légèreté  de  l'aquarelle,  en  a  parfois 
aussi  le  manque  de  corps,  l'absence  de  solidité.  Des  fonds,  des  loin- 
tains, des  premiers  plans  même  sont  pour  ainsi  dire  lavés  plutôt 
que  brossés.  Ce  qui  est  sans  reproche,  par  contre,  c'est  la  touche 
spirituelle,  affinée,  alerte  avec  laquelle  sont  enlevées  ces  croupes 
de  chevaux  et  ces  silhouettes  de  Bédouins.  Certaines  figures  sont 
posées  comme  des  Meissonier,  avec  moins  de  perfection,  d'art  et 
de  fini  assurément,  mais  avec  autant  d'effet,  avec  plus  de  naturel, 
de  vie  et  de  liberté.  Nul  n'a  rendu  comme  Fromentin,  d'une  touche 
vive  et  d'un  dessin  précis,  les  formes  sveltes,  la  grâce  nerveuse, 
l'allure  emportée  des  chevaux  arabes.  Nul  non  plus  n'a  possédé  à 
un  degré  plus  élevé  cette  science  de  la  lumière,  qui  est  le  premier 
élément  du  paysage. 

C'est  fort  heureusement  sans  abandonner  le  paysage  que  Fro- 
mentin a  fait  une  courte  halte,  entre  l'Algérie  et  l'Egypte,  dans  le 
monde  mythologique.  Ses  Centaures  s'exercent  à  tirer  de  l'arc  dans 
une  prairie  verdoyante.  L'un  d'eux  vient  d'un  coup  de  flèche  d'a- 
battre un  énorme  milan  qui  gît  à  ses  pieds.  Un  autre  centaure,  vu 
de  dos,  vise  une  proie  que  lui  seul  aperçoit;  un  troisième,  monté  sur 
une  éminence  rocailleuse,  domine  toute  la  scène.  Au  premier  plan, 
une  blonde  centauresse,  accroupie  sur  l'herbe,  montre  son  dos  de 
femme  aux  blancheurs  rosées,  qui  se  confond  presque,  comme  dans 
la  Centauresse  de  Zeuxis  qu'a  décrite  Lucien,  avec  la  robe  blanche 
de  cavale  qui  couvre  la  partie  inférieure  de  son  corps.  Il  est  impos- 
sible de  distinguer  exactement  le  point  d'intersection  où  finit  la  race 
humaine  et  où  commence  la  race  chevaline.  La  chevelure  flotte  au 
vent  avec  l'allure  emportée  d'une  crinière.  Deux  autres  centau- 
resses,  à  demi  couchées  au  troisième  plan,  suivent  d'un  regard  at- 
tentif les  évolutions  des  chasseurs.  Le  seul  défaut  de  ce  beau  ta- 
bleau, —  mais  c'est  un  défaut  capital,  —  est  le  manque  absolu  de 
style.  Par  une  étrange  anomalie,  Fromentin,  qui  drape  avec  tant  de 
grandeur  et  de  noblesse  ses  Arabes  du  désert,  ne  trouve  pas  la 
grande  ligne  du  nu.  On  peut  dire  qu'il  ne  savait  pas  déshabiller  les 
figures.  Les  Nymphes  au  bord  d'un  ruisseau  attestent  le  même 
dédain  du  choix  des  formes,  la  même  inélégance  du  galbe.  Le  mo- 
delé solide  et  le  puissant  relief  des  centauresses  ne  sauraient  rache- 


892  REVltE   DES   DEDX   MONDES. 

ter  à  nos  yeux  ce  mépris  de  la  beauté  idéale,  ces  tendances  réalistes, 
déplacées  surtout  dans  un  sujet  antique.  Mais  il  faut  admirer  ce 
paysage  printanier,  traité  un  peu  dans  la  manière  de  Corot.  On  sent 
le  vent  agiter  les  feuilles,  la  sève  courir  dans  les  arbres,  l'air  se 
mouvoir  autour  des  figures  baignées  d'une  clarté  inouie.  De  vapo- 
reux nuages  gris  estompent  le  bleu  limpide  du  ciel,  qui  semble  un 
peu  lourd  de  près,  mais  qui  à  cinq  ou  six  pas  acquiert  une  profon- 
deur et  une  légèreté  à  la  Ruysdael.  On  ne  saurait  porter  plus  loin 
l'harmonie  des  tons  clairs  et  l'intensité  de  la  lumière. 

Le  portrait  de  femme  exposé  à  l'École  des  Beaux-Arts  montre  que 
Fromentin  s'était  essayé  aussi  à  ce  genre  difficile,  mais  sans  beau- 
coup y  réussir.  La  robe,  nuancée  de  gris  et  de  noir-bleu,  à  laquelle 
la  tête  est  sacrifiée,  a  de  l'éclat  et  de  la  couleur  :  les  plis  boufiént 
et  l'étoffe  chatoie;  mais  il  semble  que  Fromentin,  accoutumé  aux 
grands  horizons,  étouffe  dans  l'atmosphère  d'un  appartement.  Ce 
peintre  de  l'air  n'en  a  pas  mis  un  souffle  dans  ce  petit  tableau. 

Venise  n'a  inspiré  à  Eugène  Fromentin  que  des  œuvres  indignes 
d'elle  et  indignes  de  lui.  On  ne  peut  trop  s'en  étonner,  car  Fromen- 
tin, qui  a  peint  l'Algérie  dans  ses  aspects  de  sereine  clarté  et  de 
limpidité  vaporeuse  plus  que  dans  les  ardens  éclats  de  son  soleil, 
semblait  mieux  qu'aucun  autre  devoir  comprendre  et  exprimer  cette 
atmosphère  humide  et  lumineuse  de  Venise,  plutôt  baignée  de  lu- 
mière qu'elle  n'en  est  éclairée.  11  est  vrai  que  Fromentin  est  surtout 
le  peintre  des  horizons  infinis.  L'étendue  lui  manquait  entre  les 
rangées  de  palais  du  Grand-Canal.  Il  ne  pouvait  créer  là  ses  mirages 
accoutumés  de  lointains  profonds  et  de  vastes  perspectives.  La  Ve- 
nise de  Fromentin  est  grise  et  lourde.  L'eau  est  opaque,  le  ciel  bas. 
Les  murailles  roses  du  palais  ducal  et  les  architectures  de  marbre 
du  Grand-Canal  se  revêtent  de  tons  faux  et  ternes.  Fromentin  a 
aussi  donné  trop  d'importance  aux  détails.  Il  a  détaché  à  tort  les 
petites  figures  des  promeneurs  et  des  gondoliers,  les  stores  roses  et 
bleus  des  fenêtres,  les  poteaux  rayés  des  embarcadères,  toutes 
choses  qui  à  Venise  se  confondent  dans  les  masses,  s'atténuant 
harmonieusement  dans  l'air  ambiant.  Tout  cela  papillote.  On  dirait 
que  Fromentin  a  emprunté  ce  jour-là  son  pinceau  à  Fortuny  sans 
lui  prendre  en  même  temps  sa  palette  éclatante. 

Le  voyage  d'Egypte  fut  fécond  pour  Fromentin.  Les  différentes 
Vues  du  Nil  comptent  au  nombre  de  ses  œuvres  les  plus  élevées  et 
les  plus  originales.  Les  Sachki  au  bord  du  Ml  surtout,  toile  exposée 
au  Salon  de  1872,  est  un  des  plus  beaux  tableaux  de  Fromentin.  Un 
troupeau  de  buffles  traverse  le  Nil  à  la  nage.  Sur  la  berge  couverte 
de  hautes  herbes,  quelques  Égyptiens,  montés  sur  une  sorte  d'écha- 
faudage de  madriers,  puisent  de  l'eau  avec  des  seaux  attachés  à  de 
grands  bâtons.  La  silhouette  de  l'un  d'eux  qui  se  détache  durement 


EUGÈNE   FROMENTIN.  S93 

sur  le  ciel  est  superbe.  Cette  scène,  qui  paraît  si  banale,  est  d'une 
impression  saisissante  dans  son  calme  et  dans  sa  simplicité.  C'est  là 
l'Egypte  silencieuse  et  recueillie,  morne  sous  son  ciel  radieux  et  son 
soleil  étincelant,  fatiguée  de  ses  six  mille  ans  d'existence,  —  terre 
des  morts  et  des  esclaves.  Le  cours  tranquille  du  fleuve  dont  les 
buflles  en  nageant  font  jaillir  des  gouttelettes  argentées,  les  herbes 
vertes  des  berges  contrastent  par  leur  impression  de  fraîcheur  avec 
les  horizons  brûlans,  le  ciel  implacablement  bleu  et  les  effluves  de 
chaleur  de  l'atmosphère  embrasée.  Nous  aimons  moins  les  Femmes 
fellahs  ail  bord  du  Nil,  tableau  inachevé.  Le  fleuve  y  est  trop  li- 
moneux, trop  épais.  Le  ton  très  jaune  du  Nil  est  évidemment  juste, 
mais  Teau  n'a  pas  assez  de  transparence  ni  de  légèreté;  les  petites 
vagues  et  les  remous  ressemblent  à  des  mottes  de  terre  labourée. 
Les  longues  tuniques  des  femmes  fellahs  sont  d'un  bleu  nigrescent 
très  original,  et  si  au  point  de  vue  esthétique  les  faces  noires  et  ca- 
mardes  de  ces  femmes  sont  déplaisantes,  e'ies  sont  aussi  curieuses 
que  bien  étudiées  au  point  de  vue  anthropologique.  Fromentin  a 
peint  à  peu  près  la  même  scène  dans  le  Souvenir  d'Esneh  (Haute- 
Egypte).  Le  disque  orangé  du  soleil  descend  à  l'horizon  dans  un 
ciel  ardoisé,  jetant  des  reflets  d'améthystes  sur  les  eaux  jaunes  du 
Nil.  Au  premier  plan,  sur  1a  berge,  quelques  femmes  fellahs  se 
groupent  dans  des  attitudes  gracieuses  et  naturelles.  Leurs  longs 
vêtemens,  savamment  nuancés,  forment  toute  une  gamme  de  tons 
rompus,  bleu  glacé  de  noir,  bleu  saphir,  noir  à  reflets  pourpres,  au 
milieu  desquels  des  notes  jaune  topaze  et  bleu  turquoise  éclatent 
dans  une  douce  harmonie.  Regardons  encore  la  Ville  au  bord  du 
Nil,  —  cette  page  lumineuse  et  animée,  —  et  le  Bac  sur  le  Nil, 
effet  de  soir,  —  ce  petit  chef-d'œuvre  d'un  faire  achevé,  qui  donne 
une  si  vive  impression  de  la  profonde  mélancolie  de  la  nature 
d'Orient  à  l'heure  des  ombres  crépusculaires. 

La  critique  s'est  montrée  quelque  peu  injuste  pour  les  dernières 
œuvres  d'Eugène  Fromentin.  .Avec  la  logique  étroite  de  l'esprit 
français,  on  avait  parqué  le  peintre  de  la  Chasse  au  faucon  dans  les 
sables  du  Sahara  et  dans  les  plaines  du  Sahel;  on  ne  voulait  pas 
qu'il  en  sortît.  De  la  part  d'un  condamné  à  l'Algérie  à  perpétuité, 
un  voyage  en  Egypte  avait  presque  l'air  d'une  révolte.  Toutefois, 
malgré  qu'on  en  ait,  nous  maintenons  que  les  paysages  d'Egypte 
marquent,  sinon  un  progrès,  du  moins  une  nouvelle  manifestation 
du  talent  de  Fromentin.  Il  y  a  inauguré  une  troisième  manière  que 
la  mort  ne  lui  a  pas  permis  de  porter  à  l'apogée.  Les  Bords  du 
Nil,  le  Souvenir  d'Esneh,  le  Bac  sur  le  Nil,  ne  sont  point  supérieurs 
par  la  couleur,  par  le  dessin,  par  la  composition,  à  la  Chasse  au 
Héron,  à  la  Fantasia^  à  la  Tribu  en  marche,  mais  ils  accusent  une 
plus  franche  originalité.  Certains  des  tableaux  algériens  de  Fro- 


894  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

mentin  sont  aussi  très  personnels,  mais  ils  sont  personnels  dans 
l'exception,  c'est-à-dire  dans  ces  ciels  nuageux,  ces  prairies  vertes, 
ces  horizons  humides  et  ces  terres  détrempées  qui  ne  sont  que  les 
aspects  exceptionnels  de  l'Algérie.  Les  vues  d'Egypte  au  contraire 
sont  personnelles  dans  l'aspect  général  du  pays  :  son  ciel  ardent, 
ses  eaux  jaunes,  son  terrain  calciné,  sa  lumière  chaude  et  intense. 
Depuis  qu'est  venue  la  coutume  de  réunir  après  la  mort  d'un 
peintre  éminent  son  œuvre  complet  à  l'École  des  Beaux-Arts,  on  a 
souvent  discuté  non  pas  l'intérêt  de  ces  expositions  posthumes,  mais 
les  chances  qu'y  court  la  réputation  du  maître.  Il  y  a  en  effet  à  se  de- 
mander si,  ainsi  isolé  dans  son  œuvre,  montrant  ses  beautés  et  ses 
défaillances  sans  avoir,  comme  en  un  musée,  d'autres  tableaux  qui, 
s'ils  ne  le  font  peut-être  pas  valoir,  fournissent  du  moins  des  points 
de  comparaison,  l'artiste  grandit  ou  diminue.  Pour  les  maîtres  de 
génie,  comme  Delacroix,  le  doute  n'est  pas  permis  :  ils  grandissent. 
L'immensité  et  la  variété  de  leur  œuvre  inspirent  l'étonnement  et 
provoquent  l'admiration.  La  multitude  des  sujets  traités  fait  voyager 
l'imagination  à  travers  les  siècles  et  les  mondes.  En  même  temps 
que  les  qualités  picturales  proprement  dites,  composition,  dessin, 
couleur,  perspective,  modelé,  relief,  mouvement,  on  admire  ou  on 
critique  la  façon  dont  le  peintre  a  compris  cette  scène,  a  réalisé  ce 
type,  a  exprimé  ce  symbole.  Après  qu'on  a  vogué  sur  les  eaux 
noires  du  Styx,  dans  la  Barque  du  Bante,  au  milieu  des  ombres 
livides,  on  passe  la  Méditerranée  pour  trouver  le  ciel  ardent  et 
les  chaudes  colorations  de  la  Noce  juive.  On  entend  chanter  les 
poètes  dans  les  scènes  d'Hamlet,  de  Faust,  de  Lara,  tandis  que  la 
voix  grave  de  l'histoire  parle  dans  V Entrée  des  croises  à  Constanti- 
nople,  dans  la  Bataille  de  Taillebonrg,  dans  le  Massacre  de  Scio. 
Sardanapale  évoque  les  civilisations  disparues  du  monde  oriental, 
leurs  architectures  géantes,  leur  luxe  magique,  leurs  grandeurs  et 
leurs  monstruosités.  Le  Triomphe  de  Trajan  montre  l'homme  de- 
venu dieu;  la  Mise  au  tombeau.  Dieu  redevenu  homme.  Marina 
Faliero^  c'est  Venise  tout  entière,  en  ses  aspects  féeriques  comme 
en  sa  sinistre  histoire.  Dans  les  merveilles  architectoniques  du  pa- 
lais ducal  que  teintent  de  rose  les  lueurs  du  soleil  couchant,  s'a- 
chève par  la  bâche  du  bourreau  un  des  longs  drames  de  cette 
mystérieuse  cité  des  doges,  des  espions,  des  inquisiteurs  d'état  et 
des  courtisanes.  La  Liberté  aux  barricades ,  seins  nus,  cheveux  au 
vent,  agitant  le  drapeau  tricolore  dans  la  fumée  grise  de  la  fu- 
sillade, nous  ramène  aux  poignantes  émotions  des  temps  contem- 
porains. Une  telle  exposition  est  à  elle  seule  un  musée.  On  va  d'un 
tableau  à  l'autre  comme  à  la  découverte;  celui-ci  repose  de  celui- 
là.  La  diversité  des  sujets  impose  les  différences  de  peinture.  Ces 
deux  impressions,  qui  se  renouvellent  et  se  modifient  sans  cesse, 


EUOÈKE  FfiOMENTIN.  895 

frappent  en  même  temps  l'œil  et  la  pensée,  et  bannissent  pour 
l'un  et  pour  l'autre  toute  impression  de  monotonie.  Le  peintre 
apparaît  d'un  seul  coup  dans  la  grandeur  de  son  œuvre,  dans  la 
puissance  de  sa  création,  dans  la  variété  de  son  génie. 

En  est-il  de  même  pour  les  peintres  d'un  talent  plus  fin,  moins 
puissant,  et  surtout  pour  les  spécialistes  comme  Eugène  Fromentin? 
Leur  œuvre  entier  vu  à  la  fois  n'a-t-il  pas,  au  moins  au  premier 
coup  d'œil,  une  impression  de  monotonie?  Voici  la  vie  du  désert 
dans  ses  aspects  les  plus  pittoresques,  les  plus  attrayaris,  les  plus 
variés,  exprimés  par  un  artiste  sincère,  raffiné,  parfois  exquis;  mais 
c'est  toujours  un  peu  le  même  tableau.  Chasse  au  héron  ou  chasse 
au  faucon,  campement  au  bivouac,  cavalcade  ou  caravane,  combat 
ou  fantasia,  on  ne  quitte  jamais  le  monde  oriental.  Ce  perpétuel 
hymne  au  désert,  quoique  admirablement  modulé  sur  tous  les  tons, 
ne  laisse  pas  de  fatiguer  les  yeux  et  de  lasser  l'esprit.  On  est  alors 
forcé  de  se  rabattre  sur  les  qualités  intrinsèques  des  peintures.  Par 
une  étude  qui  ne  tarde  pas  à  devenir  un  plaisir,  on  compare  les 
unes  aux  autres,  on  cherche  les  progrès,  on  constate  les  défail- 
lances, on  analyse  la  touche,  on  pénètre  les  procédés.  Cette  variété 
qu'on  a  cherchée  en  vain  dans  ces  sujets,  on  la  trouve  dans  la 
peinture.  On  admire  chaque  tableau  séparément,  après  avoir  été 
quelque  peu  déçu  par  l'ensemble  de  l'œuvre.  Mais  cette  impression 
de  monotonie,  qui  est  une  sorte  d'échec  pour  le  peintre  spécialiste, 
n'est  point  durable  :  elle  s'efface  dès  que  l'exposition  est  fermée,  dès 
que  les  cadres  ont  repris  leur  place  dans  les  musées,  dans  les  col- 
lections particulières,  à  la  vitrine  des  marchands.  Quand  on  regarde 
là,  on  ne  se  demande  pas  si  le  maître  a  peint  cinquante  tableaux 
du  même  genre  ou  s'il  a  traité  mille  sujets  divers;  on  ne  s'inquiète 
pas  de  savoir  si  la  réunion  de  son  œuvre  donnerait  l'impression  de 
la  monotonie  ou  de  la  variété  :  on  admire,  et  voilà  tout.  C'est  ce 
qu'on  fera  toujours  devant  les  meilleures  toUes  d'Eugène  Fromentin. 
L'oubli  ne  viendra  pas  pour  Eugène  Fromentin.  Il  marquera  dans 
cette  belle  et  forte  école  française  du  xix''  siècle,  non  point  parmi 
les  plus  grands  peintres,  mais  parmi  ces  maîtres  charmans  de  se- 
cond ordre  qui  ont  pour  le  grand  nombre  plus  de  séduction  que  les 
puissans  créateurs  et  que  les  austères  amans  du  beau.  Il  a  conquis 
sa^place  chez  les  orientalistes  à  côté  de  Decamps  et  de  Marilhat, 
moins  vigoureux  que  celui-là,  moins  original  que  celui-ci,  peut- 
être  plus  précis  de  dessin,  plus  châtié  de  style,  plus  pénétrant  d'im- 
pression que  tous  les  deux.  On  ne  saurait  prévoir  si  l'école  des 
orientalistes,  qui  date  à  peine  d'un  demi-siècle,  sera  longtemps  en- 
core à  la  mode;  mais  ces  trois  maîtres  assurent  à  cette  école  une 
page  lumineuse  dans  l'histoire  de  l'art. 

HejNky  Houssaye. 


L'ARCHIPEL 

DES  PHILIPPINES 


ir. 

LES    MŒURS,    L'INSTRUCTION. 


On  n'a  aucune  idée  de  la  population  primitive  de  l'archipel  des 
Philippines,  et  même  les  Espagnols  ne  peuvent  se  flatter  de  con- 
naître celle  d'aujourd'hui.  Le  moine  augustin  Fr.  Manuel  Buzeta, 
qui  en  1850  a  publié  à  Madrid  un  excellent  dictionnaire  géogra- 
phique, statistique  et  historique  des  Philippines,  croit  que  le  nombre 
des  sauvages  ou  idolâtres,  comme  il  les  appelle,  est  au  moins 
d'un  million;  800,000  vivraient  dans  la  grande  île  de  Mindanao,  et 
200,000  seulement  dans  l'île  de  Luçon  et  le  groupe  des  Visayas.  La 
population  actuelle,  celle  qui  reconnaît  la  souveraineté  de  l'Espagne, 
serait,  d'après  le  recensement  fait  en  1872,  de  7,Zi50,988  âmes, 
réparties  en  Zi3  provinces  ou  districts  qui  comptent  à  leur  tour 
933  villes  et  villages.  Chaque  Indien  et  chaque  Indienne  ayant  passé 
l'âge  de  seize  ans  paie  à  l'état  un  tribut  de  1  piastre  10  cuartos  ou 
5  francs  30  cent,  par  an.  Le  nombre  des  tributaires  en  1872  était 
de  1,232,5/jZi.  Aucune  autre  contribution  n'est  exigée,  et  le  budget 
colonial  ne  s'accroît  que  d'un  impôt  sur  la  fabrication  des  alcools 
indigènes,  de  la  vente  du  tabac,  de  la  poudre  et  du  papier  timbré, 
de  la  ferme  de  l'opium  et  de  celle  des  jeux  de  coqs,  d'une  loterie 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  mars. 


l'archipel  des  philippines.  897 

mensuelle,  et  de  droits  d'entrée,  —  7  pour  100,  —  sur  les  marchan- 
dises importées.  Indépendamment  de  quarante  journées  de  presta- 
tion pour  l'entretien  des  routes,  dont  ils  peuvent  s'exempter  en 
payant  annuellement  15  francs  à  leurs  communes,  les  Indiens  sont 
tenus  à  servir  pendant  sept  ans  dans  les  armées  de  terre  et  de  mer; 
leurs  services  ne  sont  point  généralement  exigés  en  dehors  de  la 
colonie.  Ce  sont  des  soldats  excellens,  et  qui  nous  ont  été  particu- 
lièrement utiles  dans  les  premiers  jours  de  la  conquête  que  nous 
fîmes  de  la  Cochinchine  en  1858.  D'une  sobriété  extrême,  préservés 
des  insolations  ec  des  fièvres  paludéennes  par  l'habitude  de  marcher 
dès  l'enfance  au  soleil  et  dans  les  rizières  fangeuses,  doués  d'une 
bravoure  qu'un  mot  enflamme,  ces  insulaires  ont  fait  pendant  cette 
campagne  l'admiration  de  nos  marins. 

Le  Tagale,  le  type  le  plus  parfait  de  toutes  les  races  de  l'archipel, 
est  de  stature  moyenne.  Son  teint  est  foncé,  couleur  de  chocolat 
au  lait.  Les  yeux  se  relèvent  légèrement  à  la  chinoise,  les  oreilles 
sont  petites,  bien  collées  aux  parois  du  crâne,  les  pommettes  des 
joues  saillantes,  mais  sans  exagération,  le  nez  et  le  menton  sont 
petits.  Les  cheveux,  très  noirs,  n'ont  aucune  rudesse.  Les  femmes 
indigènes,  qui  presque  chaque  jour  se  baignent,  aiment  à  laisser 
flotter  sur  les  reins  leur  chevelure,  d'une  longueur  rare  en  Europe. 
Lorsqu'elles  ont  séché  leurs  cheveux  à  l'air,  elles  les  parfument 
avec  de  l'huile  fraîche  de  coco,  puis,  après  les  avoir  roulés  d'une 
façon  gracieuse  au  sommet  de  la  tête,  on  les  voit  les  décorer  avec 
coquetterie  d'une  fleur.  Le  Tagale  a  la  main  et  le  pied  petits;  il  se 
sert  des  deux  avec  une  dextérité  merveilleuse;  rarement  il  prendra 
la  peine  de  se  baisser  pour  relever  un  objet  léger  qui  est  tombé  à 
terre  à  côté  de  lui.  Un  jour,  un  domestique  ayant  laissé  glisser  une 
fourchette  de  la  table  sur  le  parquet,  je  le  vis  l'enlever  rapidement 
avec  son  orteil  pour  la  replacer  le  plus  naturellement  du  monde  à 
côté  de  moi.  Ce  jeune  garçon  arrivait  d'une  province  éloignée  pour 
apprendre  l'espagnol  en  servant  chez  des  Européens;  il  n'avait  jus- 
que-là mangé  qu'avec  ses  doigts.  Je  me  contentai  de  lui  dire  que 
celte  manière  de  ramasser  les  objets  n'était  pas  digne  d'un  homme. 

L'Indien  est  très  propre,  et,  sauf  la  fâcheuse  habitude  de  mâcher 
du  bétel,  rien  en  lui  ne  répugne.  Il  aime  la  toilette,  les  odeurs,  les 
pommades,  les  pantalons  de  satin,  la  chemise  de  toile  de  lin  très 
fine  ou  lissée  en  fibres  d'ananas,  les  escarpins  vernis  et  le  chapeau 
blanc  à  haute  forme.  Il  porte  habituellement  la  chemise  flottante, 
c'est-à-dire  hors  du  pantalon;  jamais  on  n'a  pu  réussir  à  le  faire 
renoncer  à  ce  singulier  usage  qui  choque  les  Européens  lorsqu'ils 
arrivent  à  Manille.  Les  femmes  n'en  portent  pas  du  tout.  Un  jupon 
en  cotonnade  bleue  et  rayé  les  jours  de  travail,  en  soie  les  jours  de 

TOME  .^L.      —  1877.  57 


898  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

fête,  bien  serré  sur  les  hanches  par  une  bande  d'étoffe  de  couleur 
nommé  tapis,  un  canezou  d'un  tissu  transparent  et  largement 
échancré  sur  les  épaules,  constituent  leur  costume.  Elles  n'usen: 
pas  de  bas,  de  même  que  les  femmes  métisses  qui  se  distinguen; 
des  Indiennes  en  ce  qu'elles  ne  portent  pas  de  tapis  autour  des 
hanches.  Toutes  traînent  des  mules  de  velours  noir  brodées  ou  cou- 
vertes de  paillettes  d'or;  comme  cette  chaussure  est  très  décou- 
verte, pour  l'assujettir  elles  la  saisissent  entre  les  deux  derniers 
doigts  du  pied,  le  plus  petit  en  dehors.  Un  scapulaire  plus  ou  moins 
riche  est  suspendu  à  leur  cou,  et  leurs  mahas  sont  surchargées  de 
bagues. 

Les  femmes  tagales  sont  admirables  de  forme;  leurs  seins,  que 
n'emprisonne  jamais  un  corset  et  qu'elles  laissent  parfaitement  voir 
sous  une  gaze  transparente,  sont  fermes  et  puissans.  Malheureuse- 
ment, chez  les  deux  sexes,  la  peau,  qui  est  fort  douce,  porte  des 
taches  singulières,  imitant  la  forme  des  îles  et  des  coatinens  de  nos 
cartes  géographiques  ;  ces  empreintes  sont  blanches  ou  couleur  de 
café  au  lait.  11  faut  en  chercher  la  cause  dans  un  vice  du  sang,  ap- 
pauvri par  une  nourriture  trop  peu  substantielle  ou  composée  prin- 
cipalement de  poisson.  Les  hommes  sont  bien  moins  robustes  que 
les  femmes,  probablement  parce  que  ces  dernières  travaillent  beau- 
coup plus  que  le  sexe  prétendu  fort.  Pendant  que  le  mari,  accroupi 
ou  les  genoux  ployés,  joue  avec  son  coq  de  combat  et  fume  noncha- 
lamment la  cigarette,  on  voit  la  femme  et  les  enfans  conduisant  les 
buffles  au  labour,  faucher  ou  broyer  le  riz  dans  le  luçon  antique, 
ou  travailler  du  matin  jusqu'au  soir  à  la  fabrication  des  cigares. 

L'Indien  a  cependant  une  grande  passion  pour  sa  compagne,  et 
pour  plaire  à  la  femme  qu'il  aime,  il  ira  jusqu'à  la  servitude  et  au 
crime.  Il  se  condamne  volontiers,  pour  obtenir  ses  faveurs,  à  deve- 
nir, comme  Jacob  chez  Laban  ,  le  domestique  des  grands  parens 
pendant  plusieurs  années.  On  a  remarqué  que  les  jeunes  filles 
avaient  une  prédilection  marquée  pour  tout  indigène  qui  vivait  hors 
la  loi,  faisant  partie  de  ces  bandes  de  maraudeurs  nommés  tulisanes, 
qui,  le  visage  noirci,  attaquent  nuitamment  les  luiciendas  isolées  et 
les  pillent.  J'ai  connu  une  de  ces  femmes  romanesques  :  à  cheval, 
vêtue  d'une  robe  flottante,  la  tête  couverte  d'un  large  chapeau  de 
paille,  et  la  guitare  en  sautoir,  l'aventureuse  Indienne  suivait  son 
amant  dans  ses  périlleuses  expéditions.  On  en  a  vu  combattre  et 
mourir  à  côté  de  leurs  héros;  mais  c'est  l'exception.  Ajoutons  que, 
dès  que  les  Indiennes  sont  mariées,  —  et  elles  se  marient  à  dix  ou 
douze  ans,  —  elles  perdent  rapidement  tous  leurs  attraits  ;  à  vingt 
ou  vingt-cinq  ans,  elles  sont  déjà  flétries,  et  à  Quarante  ans  com- 
mence la  décrépitude.  Dans  leur  vieillesse,  elles  ont  encore  pourtant 


l'archipel  des  philippines.  899 

trois  passions  violentes  :  mâcher  le  bétel,  fumer  le  cigare  et  faire 
parade  de  leurs  bijoux  aux  processions. 

Les  indigènes  vivent  dans  des  maisons  aux  parois  en  bambou, 
aux  parquets  en  rotins  dorés  par  le  frottement  et  à  la  toiture  en 
feuilles  desséchées  de  palmier  ou  nipa.  Ces  habitations,  qu'entou- 
rent ordinairement  des  aréquiers,  des  bananiers,  des  hibiscus  arbo- 
rescens,  sont  élevées  sur  des  poteaux  à  h  pieds  du  sol,  comme  les 
anciennes  constructions  lacustres,  soit  par  crainte  des  inondations, 
des  fortes  marées  et  de  l'humidité,  qui  est  toujours  très  grande, 
soit  pour  en  rendre  l'accès  moins  facile  aux  voleurs.  On  y  monte 
par  une  sorte  d'échelle.  Au-dessous  de  la  maison,  entre  le  sol  et  le 
plancher,  sont  placés  les  instrumens  de  labour  ou  de  jardinage; 
c'est  aussi  le  refuge  des  porcs,  des  poules,  des  canards,  des  pin- 
tades et  des  dindons.  Une  habitation  ordinaire  n'a  qu'une  petite  an- 
tichambre, deux  chambres  et  une  cuisine  séparée  du  principal  corps 
de  logis  par  un  petit  pont  en  bambou.  L'une  des  deux  chambres 
sert  de  salon  le  jour  et  de  dortoir  la  nuit,  l'autre  de  salle  à  man- 
ger. Les  indigènes  dorment  sur  le  rotin,  un  peu  pêle-mêle,  dit-on, 
sans  draps  ni  couverture,  presque  toujours  habillés.  Tout  autour 
de  l'intérieur  des  cases  s'étend  une  banquette  en  bambou  qui  de- 
vrait servir  de  siège,  mais  les  habitués  du  logis  ne  s'y  mettent  que 
dans  les  grandes  occasions;  ils  préfèrent  se  reposer,  travailler  ou 
causer  accroupis,  dans  une  position  qui  leur  est  familière.  Dans 
chaque  logis,  on  trouve  à  profusion  des  boîtes  à  bétel,  à  cigarettes 
et  à  cigares,  des  couteaux  appelés  bolos,  des  paniers  à  coutures  ou 
tampipis,  et  quelques  livres  de  religion  en  dialecte  du  pays.  Si 
l'Indien  est  riche,  on  voit  dans  son  salon  une  console  sur  laquelle 
figurent  un  saint  quelconque  ou  la  Vierge,  une  palme  bénie  qui  ga- 
rantit de  la  foudre,  des  vases  portant  des  fleurs  artificielles,  et  une 
boîte  à  musique.  Dans  quelques-uns,  il  y  a  une  guitare,  des  casta- 
gnettes et  un  tambour  de  basque.  Si  un  étranger  fait  une  visite  à 
un  indigène,  celui-ci  olïre  aussitôt  à  son  hôte  du  bétel  et  des  ciga- 
rettes, et  pour  peu  que  le  visiteur  en  exprime  le  désir,  les  femmes 
présentes  dansent  devant  lui  la  cachucha,  \ejaleo  ou  le  fandango; 
sans  trop  se  faire  prier,  elles  chantent  aussi  ce  qu'elles  savent  en 
chansons  indiennes,  mélodies  toujours  tristes  et  ayant  un  grand  ca- 
ractère de  simplicité.  Lorsque  c'est  la  fête  d'un  faubourg  ou  d'un 
village,  ces  braves  gens  dépensent  jusqu'à  leur  dernier  centime 
pour  bien  recevoir  leurs  invités.  La  présence  chez  eux  d'un  castila 
ou  d'un  blanc,  dans  ces  jours  de  réjouissance,  est  considérée  comme 
un  grand  honneur. 

Les  Indiens  mangent  trois  fois  par  jour  :  le  matin,  à  midi  et  à  la 
tombée  de  la  nuit.  Leur  nourriture  principale  se  compose  de  riz 
cuit  à  l'eau  bouillante  pendant  une  demi-heure;  lorsqu'il  est  bien 


900  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

passé,  débarrassé  de  sa  partie  liquide,  les  convives  en  font  avec  les 
doigts  des  petites  boulettes  qu'ils  trempent  dans  une  sauce  com- 
posée de  piment  broyé  et  de  ciboules.  Si  un  buffle  meurt,  si  un 
sanglier  ou  un  cerf  est  tué  à  la  chasse,  les  Indiens  en  font  dessé- 
cher les  chairs  au  soleil  et  les  conservent  ainsi  presqu'à  l'état  de 
cuir  pour  les  jours  de  gala;  comme  la  viande  de  mouton  et  de  vache 
est  fort  chère,  cette  tajya,  comme  ils  l'appellent,  est  une  ressource 
précieuse  pour  eux.  L'iguane,  qui  dans  l'Inde  est  recherchée  par 
les  Européens  et  les  Hindous,  est  dédaignée  par  les  Indiens  des 
Philippines;  ils  mangent  pourtant  avec  délices  les  roussettes, 
énormes  chauves-souris  très  grasses,  et  que  l'on  trouve  par  milliers 
au  bord  des  lacs,  suspendues  la  tête  en  bas  aux  branches  des  ar- 
bres à  coton.  L'eau  est  la  boisson  habituelle  des  indigènes;  ils  ne 
boivent  du  vin  de  palmier  et  de  cocotier  que  les  jours  de  fête. 
Les  maisons  des  métis  et  des  créoles,  —  maisons  qu'habitent  les 
Européens,  —  n'ont  qu'un  étage  supporté  par  un  mur  en  pierre 
de  taille,  s'élevant  au-dessus  du  sol  à  une  hauteur  qui  varie  de 
10  à  30  pieds.  On  y  entre  par  une  porte  cochère  ouvrant  sur  un 
péristyle  appelé  sagouin,  et  sous  lequel  on  remise  les  voitures.  Ces 
habitations,  d'une  belle  apparence,  sont  entourées  de  vérandahs 
qui  permettent  à  l'air  de  circuler  autour  des  chambres  en  les  ga- 
rantissant des  rayons  directs  du  soleil.  Les  chambres  à  coucher  sont 
petites  et  sans  aucun  ornement.  On  y  voit  le  lit  en  rotin  des  pays 
chauds  enveloppé  de  sa  transparente  moustiquaire,  une  table  et  un 
lavabo.  Le  salon  est  grand,  sans  rideaux,  sans  tableaux,  sans  ob- 
jets d'art.  On  y  retrouve  la  console  des  Indiens,  les  pots  de  fleurs 
artificielles,  la  guitare,  et  trop  souvent  un  piano  de  fabrique  alle- 
mande. C'est  là  que  chaque  soir  la  famille  se  réunit  pour  la  tcr- 
tulîa,  c'est-à-dire  pour  recevoir  les  amis  et  prendre  le  thé  ou  le 
chocolat  en  commun.  A  Vangdus,  les  maisons  s'éclairent,  et  aus- 
sitôt les  enfans,  grands  et  petits,  suivis  des  domestiques,  viennent 
défiler  devant  les  vieux  parens,  leur  baiser  la  main,  et  leur  sou- 
haiter une  bonne  nuit;  puis  a  lieu  la  prière  du  soir  récitée  en 
chœur  par  toutes  les  personnes  présentes.  Dans  les  rues  et  sur  les 
promenades,  lorsqu'au  coucher  du  soleil  les  cloches  des  nom- 
breuses églises  de  Manille  sonnent  Vangdus,  les  Indiens  s'arrêtent 
et  se  découvrent  pour  prier,  les  voitures  cessent  de  rouler,  et  les 
clairons  des  postes  militaires  sonnent  une  fanfare.  L'amiral  Laplace, 
qui  se  trouvait  en  calèche  sur  la  promenade  de  la  Calzada  au  mo- 
ment de  l'oraison,  remarqua  ce  temps  général  d'arrêt.  Au  lieu  d'en 
demander  la  cause,  le  brave  commandant  de  l'Arthêmise  raconta, 
lorsqu'il  écrivit  ses  voyages,  que  chaque  soir,  à  Manille,  au  son 
d'une  cloche,  les  cochers  arrêtent  leurs  voitures,  pour  laisser  les 
chevaux...  se  reposer.  Il  y  a  quarante  ans  de  cela,  et  aujourd'hui, 


l'archipel  des  philippines.  901 

à  Manille,  on  rit  encore  de  cette  étrange  explication.  Dumont-d'Ur- 
ville  n'est  malheureusement  pas  moins  fécond  en  erreurs  lorsqu'il 
parle  des  Philippines. 

Les  naissances,  les  mariages  et  les  funérailles  sont  célébrés  par 
de  grands  dîners  et  beaucoup  de  musique.  Quand  une  femme  in- 
dienne est  sur  le  point  d'accoucher,  au  lieu  d'appeler  près  d'elle  un 
médecin  européen,  son  mari  fait  venir  une  sorte  de  sorcière  du 
pays  dont  tout  le  talent  consiste  à  mettre  en  déroute  les  esprits 
qui  s'opposont  à  l'entrée  de  l'enfant  dans  le  monde.  C'est  d'après 
son  ordre  que  l'époux  de  l'accouchée  grimpe  sur  la  toiture  de  sa 
maison  et  combat  avec  un  sabre  VAssouan  ou  le  dieu  du  mal.  Si 
cela  ne  suffit  pas,  elle  charge  de  poudre  un  long  tube  en  bambou, 
et  le  fait  partir  au  moment  le  plus  aigu  de  la  crise  ;  la  frayeur  sou- 
daine qu'éprouve  la  malade  amène  souvent  une  délivrance  heu- 
reuse (1).  Dans  les  villes,  les  mariages  sont  fort  simples,  mais  dans 
certaines  provinces  ils  offrent  des  coutumes  curieuses.  Aussitôt  que 
la  cérémonie  religieuse  est  terminée,  les  nouveaux  époux  se  diri- 
gent vers  la  maison  de  la  mariée,  escortés  par  la  foule  des  invités; 
en  tête  marche  le  garçon  d'honneur  un  cierge  à  la  main,  le  mari 
est  laissé  en  dehors  du  iogis,  et  pour  qu'il  ne  puisse  entrer  tout  de 
suite  chez  sa  femme,  on  retire  l'échelle  qui  sert  ordinairement  d'es- 
calier aux  maisons  indiennes.  L'infortuné  est  contraint  d'escalader 
les  fenêtres  ou  de  s'ouvrir  un  passage  par  les  toits.  Plaignez-le, 
car  ce  jour-là  peut-être,  pour  la  première  fois  de  sa  vie,  il  porte  des 
souliers,  et  chacun  de  ses  pas  est  une  souffrance.  Après  une  prière 
devant  les  saintes  images  qui  décorent  la  chambre  de  réception, 
les  invités  se  mettent  à  table.  Le  repas  se  compose  d'un  cochon  de 
lait  rôti  à  la  broche,  de  pimens  du  Chili  et  de  fruits;  pour  boisson, 
du  vin  de  cocotier  et  de  palmier  largement  versé.  Une  heure  après, 
les  convives,  surexcités  par  l'alcool,  chantent  à  tue-tête  et  se  li- 
vrent à  des  danses  grotesques.  Les  vieillards  doivent,  en  payant 
d'exemple,  dire  mille  folies.  Seuls,  les  époux  sont  tristes,  car  ce 
jour-là  ils  ne  mangent  que  du  riz  et  ne  boivent  que  de  l'eau.  Après 
Vangchis,  au  moment  où  le  village  s'éclaire,  les  gens  de  la  noce, 
porteurs  de  torches  et  précédés  d'une  musique,  vont  rendre  visite 
aux  garçons  et  aux  filles  d'honneur,  et  comme  dans  chaque  mai- 
son les  libations  recommencent,  plus  d'un  joyeux  compagnon  reste 
accroché  aux  barreaux  d'une  échelle.  Ce  n'est  que  le  neuvième  jour 
après  le  mariage  que  les  époux  peuvent  jouir  tranquillement  de 
leurs  droits  conjugaux.  Ce  retard  ne  cause  aucun  ennui  aux  fian- 
cés, la  plupart  ne  se  mariant  que  pour  obéir  à  des  parens  qui  ont 

(1)  Un  grand  nombre  d'enfans  meurent  dans  les  deux  premières  semaines  qui  sui- 
vent leur  naissance.  D'après  un  célèbre  médecin  anglais,  le  docteur  Fullerton,  qui  a 
résidé  longtemps  dans  ces  coatrées,  la  mort  enlève  un  quart  des  nouveau-nés. 


902  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

intérêt  à  les  unir.  Ce  sont  en  effet  les  familles  du  jeune  homme 
et  de  la  jeune  fille  qui  arrangent  l'affaire  inter  pocida.  Si  l'un  des 
enfans  s'opposait  à  la  volonté  paternelle,  le  bambou  aurait  raison 
de  la  résistance;  mais  ces  cas  sont  fort  rares,  et  je  n'ai  jamais  vu 
un  père  imposer  sa  volonté  par  de  pareils  argumens.  —  Les  funé- 
railles d'un  indigène  n'ont  rien  de  la  tristesse  et  de  la  solennité  de 
nos  enterremens.  Le  défunt,  s'il  a  été  riche,  est  porté  en  terre  au 
son  d'une  joyeuse  musique.  J'ai  vu  des  corbillards  revenir  du  cime- 
tière chargés  des  amis  du  mort,  façon  toute  nouvelle  d'arriver  plus 
vite  au  repas  qui  suit  les  funérailles.  Ces  agapes  funèbres  entre- 
mêlées de  prières  durent  neuf  jours. 

Le  plus  grand  défaut  des  Indiens  est  d'être  joueurs  :  ils  jouent 
partout  et  à  propos  de  tout;  mais  peut- on  leur  en  faire  un  reproche 
bien  sérieux  lorsque  leurs  gouvernans  les  invitent  tous  les  mois  à 
prendre  des  billets  à  une  loterie  officielle,  lorsque  les  arènes  où  se 
livrent  les  combats  de  coqs  sont  mises  aux  enchères  par  l'autorité 
et  ouvertes  par  ses  soins  partout  où  il  se  crée  un  nouveau  centre 
de  population.  On  a  dit  souvent  que  l'Indien  des  Philippines  aimait 
mieux  son  coq  de  combat  que  sa  femme;  on  le  croirait,  en  le  voyant 
porter  cet  animal  batailleur  aux  champs,  aux  processions,  aux  en- 
droits où  résonnent  les  accor 's  d'une  musique  militaire,  car,  pour 
habituer  le  coq  aux  clameurs  des  lices  ou  des  gallieras.  son  maître 
le  place  à  côté  des  tambours  ou  lui  introduit  la  tête  dans  le  pa- 
villon d'un  gros  instrument  de  cuivre.  S'il  y  a  combat  à  l'occa- 
sion de  la  fête  d'un  village,  les  amateurs  s'y  transportent  tenant 
avec  amour  dans  leurs  bras  les  champions  emplumés.  On  ne  s'ima- 
gine pas  combien  ces  derniers  sont  choyés,  caressés,  fêtés,  jus- 
qu'au moment  où,  pour  les  irriter,  les  becs  de  leurs  rivaux  ont  la 
liberté  de  leur  enlever  quelques  plumes  de  la  tête.  C'est  le  moment 
où  les  paris  s'engagent,  et,  lorsqu'ils  sont  établis,  deux  coqs  sont 
placés  en  face  l'un  de  l'autre  avec  des  éperons  d'acier  aux  ergots. 
A  un  signal  donné,  les  propriétaires  des  combattans  se  retirent, 
et  le  duel  commence.  Dès  le  premier  choc,  souvent  l'un  des  coqs 
tombe,  la  gorge  entr' ouverte  et  comme  foudroyé.  Si  la  lutte  se  pro- 
longe, les  spectateurs,  au  nombre  de  trois  ou  quatre  cents,  encou- 
ragent les  animaux  de  la  voix  et  du  geste.  Ils  y  apportent  l'ardeur 
et  jusqu'au  délire  des  habitués  de  nos  courses.  Ce  qui  rend  ces 
combats  palpitans  d'intérêt  pour  les  parieurs,  c'est  l'espoir  ou  la 
crainte  de  voir  le  coq  victorieux  tourner  honteusement  le  dos  à  sa 
victime  aussitôt  après  le  triomphe.  Dans  ce  cas,  ce  sont  les  parti- 
sans du  coq  tué  qui  empochent  les  sommes  engagées.  Cela  arrive 
peu,  car  presque  toujours  le  vainqueur  se  plaît  à  tourner  autour  du 
cadavre  de  son  adversaire  et  à  remplir  les  airs  de  son  chant  de  vic- 
toire. Et  les  vaincus,  si  fortement  adulés,  caressés  avant  leur  défaite? 


l'archipel  des  philippines.  903 

Ils  sont  plumés  et  mis  à  la  broche.  Il  y  a  des  coqs  en  renom  qui  à  la 
suite  de  victoires  successives  acquièrent  une  grande  valeur,  et  c'est 
sur  leur  éphémère  prestige  qu'il  s'établit  des  paris  dont  l'ensemble 
s'élève  parfois  jusqu'à  50,000  fr.  Dans  ces  jours  de  paris  exception- 
nels, le  maître  d'un  coq  souvent  heureux  ne  s'appartient  plus,  et 
malheur  à  qui  toucherait  au  noble  animal!  Un  jour  que  j'avais  été 
chasser  la  bécassine  et  que  je  revenais  bredouille,  un  moine  augus- 
tin  qui  m'accompagnait,  et  chez  lequel  j'étais  de  passage,  me  dit 
de  tirer  au  milieu  d'une  vingtaine  de  coqs  et  de  poules  qui  se  pré- 
lassaient au  soleil  au  centre  d'un  village.  Je  m'y  refusai,  inais  mon 
compagnon  l'exigea,  car  il  avait  compté  sur  ma  chasse  pour  déjeu- 
ner, et  le  garde-manger  du  couvent  était  vide.  A  mon  coup  de  fusil 
et  aux  cris  des  victimes,  les  Indiens  sortirent  de  leurs  maisons,  leur 
couteau  à  la  main  et  en  courant  vers  moi.  A.  la  vue  du  curé  qui 
riait  de  mon  étonnement,  les  couteaux  se  cachèrent,  et  les  villa- 
geois, comme  des  chiens  qui  auraient  un  instant  méconnu  leur 
maître,  vinrent  humblement  me  baiser  la  main.  Sans  la  présence  du 
père-curé,  je  crois  que  l'aventure  eût  tourné  au  tragique,  car  plu- 
sieurs coqs  de  combat  avaient  été  tués  ou  blessés.  Je  payai,  cela 
va  sans  dire,  deux  ou  trois  fois  leur  valeur  ordinaire,  mais  je  suis 
sûr  qu'aujourd'hui  encore  le  meurtre  de  tant  de  victimes  ne  m'est 
pas  pardonné. 

On  sait  déjà  que  l'Indien  des  Philippines,  et  principalement  le 
Tagale,  est  très  brave  à  la  guerre;  dans  la  vie  civile,  il  est  difficile  de 
rencontrer  un  être  plus  doux  et  plus  patient  que  lui.  Les  Espagnols, 
bien  éloignés  en  cela  des  Anglais  qui  traitent  brutalement  leurs 
sujets  des  Indes-Orientales  et  leurs  noirs  de  la  Jamaïque,  les  Espa- 
gnols, dis-je,  se  montrent  paternels  dans  leurs  rapports  avec  les 
insulaires.  Gela  n'empêche  pas  l'exploitation  de  ces  derniers.  Mal- 
heur à  eux  lorsque  d'Espagne,  à  la  suite  d'une  révolution  ou  d'un 
simple  changement  de  ministère,  tombe  à  la  cahacera  ou  chef-lieu 
d'une  province  un  alcade  sans  fortune  ou  âpre  au  gain  !  A  la  suite 
de  plaintes  de  plusieurs  centres  de  population  fortement  pressurés, 
on  remarque  maintenant  une  plus  haute  moralité  chez  les  employés. 
En  1860,  on  citait  un  alcade  dans  les  Visayas  qui,  après  un  séjour 
de  cinq  ans  aux  Philippines,  était  retourné  en  Europe  comme  il  en 
était  venu,  c'est-à-dire  pauvre  et  sans  fortune,  —  rara  avis  1 

En  somme,  il  y  a  fort  peu  d'Indiens  riches;  ceux  qui  le  sont 
semblent  souvent  prendre  à  tâche  de  consommer  eux-mêmes  leur 
ruine.  Ont-ils  un  procès  dont  les  frais  absorbent  les  revenus,  ils 
s'obstinent  à  ie  soutenir  jusqu'à  leur  dernier  centime.  S'éprennent- 
ils  d'une  femme,  ils  la  couvrent  de  bijoux  et  de  riches  étoffes.  Sont- 
ils  catholiques  ardens,  ils  dépensent  des  sommes  énormes  en 
messes,  en  cierges  et  en  bénédictions  de  maison.  On  peut  s'ima- 


904  REVDE    DES   DEDX   MONDES, 

giner  ce  que  coûte  le  culte,  lorsqu'on  sait  que  certaines  paroisses 
donnent  par  an  40,000  ou  50,000  francs  de  casuel.  Si  l'indigène 
est  trop  faible  pour  garder  une  fortune,  par  contre  le  métis,  celui 
qui  appartient  à  la  caste  dite  de  Sangley,  est  remarquable  par  son 
avarice  et  son  intelligence  merveilleuse  des  affaires.  Ces  fins  com- 
merçans  naissent  d'unions  f.oniractées  entre  Chinois  et  Indiennes. 
11  y  a  aussi  des  métis  espagnols  qui  témoignent  du  sang  européen 
qu'ils  ont  dans  les  veines  par  une  grande  activité,  par  des  vertus  ou 
par  des  vices  éclatans.  Leur  type  est  1res  beau,  et  les  femmes  issues 
de  ces  croisemens  sont  d'une  élégance  et  d'une  blancheur  de  peau 
sans  rivales  dans  l'extrême  Orient.  Les  métib"  chinois  et  indiens  en 
diffèrent  entièrement.  Ce  sont  des  êtres  égoïste^V  glacés,  sans  pas- 
sion, d'un  orgueil  insupportable,  mais  doués  d'une"  entente  excep- 
tionnelle des  affaires.  Presque  tous  sont  riches,  car  leuZ  avarice  est 
grande.  On  ne  peut  se  figurer  avec  quelle  dureté,  quel  mépris,  ces 
froids  personnages  traitent  les  indigènes  qui  sont  à  leur  serviui^*  ^"^ 
les  maltraitant,  ils  veulent  faire  oublier  que  dans  leurs  veines  clpule 
du  sang  chinois.  11  est  rare  de  voir  les  récoltes  qu'un  agricultf°ur 
indigène  a  semées  rentrer  complètement  dans  ses  granges  ;  long^~ 
temps  avant  la  maturité,  elles  ont  été  vendues  sur  pied  à  des  Asia-: 
tiques  accapareurs  ou  à  des  métis  de  même  origine.  Des  typhons 
ou  des  crues  d'eau  épouvantables  ruinent  aussi  ces  pauvres  dibes, 
qui  acceptent  toutes  ces  misères  avec  une  résignation  orientale. 

A  côté  du  désintéressement  proverbial  de  l'Indien ,  nous  devons 
placer  la  touchante  tendresse  qu'il  a  pour  ses  enfans.  Si  l'un  d'eux 
tombe  malade,  sa  famille  vendra  jusqu'au  dernier  buffle  du  trou- 
peau pour  acheter  les  médicamens  nécessaires  à  la  guérison.  J'ai 
vu  un  de  ces  pères  excellens,  par  un  temps  horrible,  franchir  un 
bras  de  mer  dans  une  pirogue,  et  aller  chercher  à  la  ville  le  remède 
qu'exigeait  sans  retard  la  maladie  de  son  petit  garçon.  Et  pourtant, 
si  l'enfant  vient  à  mourir,  l'Européen  ne  peut  manquer  d'être  sur- 
pris en  voyant  avec  quelle  philosophie  l'événement  est  accepté.  Un 
jour,  je  rencontrai  un  indigène  que  je  connaissais,  au  moment  où 
il  portait  au  cimetière,  sur  une  branche  d'arbuste  en  fleurs,  sa  pe- 
tite fille  morte.  Des  amis,  une  joyeuse  musique,  le  suivaient,  et 
sur  ses  traits,  pas  plus  que  sur  ceux  des  assistans,  je  ne  vis  trace 
de  tristesse.  Je  ne  pus  m'empêcher  de  lui  en  faire  la  remarque. 
«Oh!  me  répondit-il  avec  une  grande  sérénité,  je  ne  suis  pas  à 
plaindre,  car  désormais  j'ai  un  petit  ange  au  ciel  qui  priera  Dieu 
pour  moi.  » 

Les  prêtres  espagnols  ont  si  bien  réussi  à  convaincre  les  Indiens 
que  l'âme  est  immortelle,  et  qu'après  une  mort  chrétienne  elle  va 
au  paradis ,  que  pas  un  fidèle  ne  meurt  saus  être  persuadé  d'une 
résurrection  immédiate  et  glorieuse.  C'est  surtout  par  les  criminels 


l'archipel  des  philippines.  905 

condamnés  au  dernier  supplice  que  cette  croyance  est  acceptée  aveu- 
glément; elle  leur  fait  envisager  la  mort  avec  un  calme  stoïque,  et 
jouir,  en  quelque  sorte,  par  anticipation  des  béatitudes  célestes.  Un 
jour  que  devait  être  garrotté  un  chef  de  bandits  nommé  Baldomero, 
je  me  rendis  avec  un  Anglais  de  mes  amis  sur  la  place  où  se  dres- 
sait le  poteau  d'exécution.  Ge  Baldomero  était  depuis  longtemps 
célèbre;  il  avait  montré  une  grande  bravoure  dans  différentes  ren- 
contres avec  les  soldats  chargés  de  le  capturer,  et  j'étais  curieux 
de  voir  de  quelle  manière  il  se  comporterait  à  l'heure  suprême.  J'ai 
hâte  de  dire  que  le  trépas  par  la  garrotte  n'a  rien  de  hideux  comme 
la  mort  par  la  guillotine  :  la  figure  du  patient  est  cachée  aux  regards, 
et  on  épargne  aux  spectateurs  la  vue  du  sang. 

Une  joyeuse  fanfare  de  trompettes  nous  annonça  l'approche  du 
cortège,  qui  s'ouvrait  par  un  brillant  piquet  de  cavalerie  en  uni- 
forme de  gala  ;  à  sa  suite  trois  tambours  qui  battaient  une  marche 
lente  sur  laquelle  une  compagnie  d'infanterie  en  grande  tenue  ré- 
glait son  pas.  Au  centre  venait  le  reo,  c'est-à-dire  Baldomero,  beau 
garçon  de  vingt-cinq  ans,  la  tête  nue,  les  bras  libres  et  le  corps 
couvert  d'un  large  domino  blanc.  Le  condamné  imitait  avec  affec- 
tation l'allure  cadencée  des  soldats.  Sa  physionomie  était  calme, 
et  ses  yeux,  qui  cherchaient  peut-être  dans  la  foule  un  regard  de 
femme,  prenaient  une  expression  de  mépris  lorsqu'ils  tombaient 
sur  des  visages  attristés.  A  droite  et  à  gauche ,  deux  prêtres  indi- 
gènes l'exhortaient  à  voix  haute  à  bien  mourir,  l'assurant  que  dans 
quelques  secondes,  sa  faute  expiée,  il  entrerait  en  paradis.  En  ad- 
mettant qu'en  raison  de  ses  crimes  nombreux  il  passât  d'abord  par 
le  purgatoire,  ces  aides  spirituels  lui  promettaient  des  messes  pour 
le  faire  sortir  au  plus  vite  de  ce  lieu  d'expiation.  Ce  n'était  qu'une 
petite  question  de  temps.  Le  brigand ,  qui  avait  passé  la  nuit  en 
chapelle  en  compagnie  des  deux  ecclésiastiques,  et  dont  la  convic- 
tion sur  son  salut  infaillible  était  déjà  faite,  n'écoutait  que  d'une 
oreille  les  consolations  qu'on  lui  prodiguait.  Il  était  évident  pour 
nous  que  le  futur  bienheureux  était  tout  entier  à  la  satisfaction  de 
se  voir  l'objet  de  la  curiosité  générale.  Le  cortège  était  fermé  par  le 
bourreau ,  habillé  de  rouge  de  la  tête  aux  pieds,  sans  en  excepter 
le  chapeau  cylindrique;  derrière  lui  suivaient  une  trentaine  de  frères 
de  la  Miséricorde,  psalmodiant  la  prière  des  agonisans  à  l'ombre 
d'une  sinistre  bannière  sur  laquelle  se  détachaient  en  blanc  des 
têtes  de  mort,  des  ossemens  en  sautoir  et  de  grosses  larmes  .Ar- 
rivé au  pied  de  l'échafaud,  Baldomero  embrassa  le  crucifix  qu'un 
prêtre  lui  présenta,  puis  se  dirigea  d'un  pas  ferme  vers  le  petit 
banc  sur  lequel  il  lui  fallait  s'asseoir  avant  que  la  cravate  de  fer 
ne  broyât  sa  nuque.  Là,  le  condamné  ayant  remarqué  des  traces 
de  boue  sur  la  banquette,  nous  le  vîmes  les  enlever  avec  son  mou- 


906  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

choir,  puis  croiser  lentement  ses  jambes,  le  dos  appuyé  au  poteau. 
Un  frère  de  la  Miséricorde  abaissa  alors  sur  le  visage  du  condamné 
le  capuchon  du  domino,  et  sans  un  cri,  sans  frisson,  sans  combat, 
Baldomero  passa  de  vie  à  trépas.  On  m'assura  qu'il  en  était  toujours 
ainsi  dans  ce  genre  d'exécution,  d'où  il  faut  conclure  en  passant 
que  la  garrotte  est  de  tous  les  supplices  le  moins  horrible. 

Lorsque  les  Espagnols  arrivèrent  pour  la  première  fois  aux  Phi- 
lippines, les  Indiens  savaient  déjà  lire  et  écrire.  Quel  était  alors  leur 
langage?  Évidemment  celui  qu'ils  parlent  encore  entre  eux  de  nos 
jours,  d'une  origine  malaise,  puisque  beaucoup  de  mots  actuels  des 
dialectes  tagales,  bicols,  ilocanos,  cébuanos,  etça,  sont  malais  et 
identiques,  q'iant  au  sens  et  à  la  prononciation,  à  ceux  que  l'on  parle 
dans  la  presqu'île  de  Malacca.  Gomme  exemple,  on  peut  citer  les 
plus  usuels  :  arraèz  (capitaine),  olo  (tête),  tnala  (œil),  susu  (sein), 
dila  (langue),  pouti  (blanc),  languit  (ciel),  hatu  (pierre),  et  beau- 
coup d'autres  qu'il  est  superflu  de  rappeler.  Les  mots  servant  à 
désigner  les  animaux  domestiques  sont  d'origine  étrangère,  mais 
ceux  dont  on  se  sert  pour  indiquer  un  bufïle,  une  chèvre,  un  chien, 
un  chat,  une  poule  et  un  canard  sont  malais  ou  javanais.  Il  n'y  a 
que  le  cheval,  le  bœuf  et  la  vache  qui  portent  des  noms  espagnols. 
Presque  toutes  les  plantes  cultivées,  comme  le  riz,  la  canne  à  sucre, 
le  cacao  et  l'indigo,  ont  leurs  synonymes  en  malais,  de  même  que 
l'argent,  le  cuivre  et  l'étain.  Le  tabac,  importé  du  Mexique  par  les 
missionnaires,  s'appelle  tahaco,  comme  en  Espagne.  L'alphabet  se 
composait  de  dix-sept  lettres  ou  signes  assez  semblables  à  ceux  des 
caractères  arabiques;  reproduit  aujourd'hui  par  des  lettres  mo- 
dernes, il  se  divise  en  trois  voyelles  et  quatorze  consonnes;  mais  la 
prononciation  des  lettres  varie  selon  les  provinces,  comme  cela  a 
lieu  en  Chine,  ce  qui  rend  assez  difficile  une  connaissance  générale 
du  langage.  Depuis  qu'un  bon  nombre  d'indigènes  parlent  et  écri- 
vent l'espagnol  avec  pureté,  les  récits  de  la  passion  du  Christ  et  di- 
vers poèmes  religieux  ont  pu  être  traduits  en  tagale  et  en  visaya 
ou  bicol,  les  deux  dialectes  les  plus  anciens,  les  sources  d'où  dé- 
coulent tous  les  autres. 

C'est  vers  l'année  1571  que  don  Juan  de  Yivero,  chapelain  du 
navire  espagnol  le  San-Gcrom'mo,  fonda  la  première  école  à  Ma- 
nille. Ses  meilleurs  élèves  reçurent,  avec  le  titre  et  les  fonctions  de 
sacristain,  la  mission  d'enseigner  l'alphabet  espagnol  à  ceux  de  leurs 
compagnons  qui  paraissaient  désireux  de  parler  comme  les  blancs. 
Cn  siècle  plus  tard,  dans  chaque  village,  partout  où  s'installait  un 
moine  chargé  des  mêmes  fonctions  que  celles  de  nos  curés  fut  créée 
une  école  primaire  dirigée  par  un  instituteur  indigène.  Comme 
dans  beaucoup  de  petites  localités  françaises  il  y  a  trente  ans,  le 
maître  d'école  des  Philippines  n'était  que  le  domestique  de  la  cure 


L  ARCHIPEL    DES    PHILIPPINES.  907 

OU  du  conveiUo.  C'était  lui  qui,  avec  ses  élèves,  sonnait  les  cloches, 
balayait  l'église  et  prenait  soin  des  accessoires  et  des  ornemens  re- 
ligieux. Les  écoles  étaient  installées  soit  dans  les  rez-de-chaussée 
des  couvens,  soit  dans  des  édifices  en  bambou,  simplement  recou- 
verts par  des  feuilles  de  latanier.  lUen  n'était  plus  primitif  que  ces 
maisons  d'école  tant  à  l'intérieur  qu'à  l'extérieur  :  au  dehors  l'ap- 
parence d'une  chaumière,  au  dedans  un  sol  foulé,  des  bancs  où 
étaient  assis,  les  jambes  pendantes,  les  écoliers  des  deux  sexes,  au 
centre  une  croix  attachée  à  un  bambou,  puis  un  large  fauteuil  en 
bois  sur  lequel  le  noir  magister  trônait  plein  de  majesté.  Celui-ci, 
en  véritable  Indien,  n'a  jamais  cessé,  tout  en  s'occupant  de  son  mi- 
nistère, d'y  mâcher  le  bétel  à  pleine  bouche;  on  le  voit  encore  au- 
jourd'hui sur  son  siège,  aussi  peu  habillé  qu'il  l'était  il  y  a  trois 
cents  ans,  n'ayant  sur  le  corps  qu'une  chemise  flottante  en  dehors 
du  pantalon,  le  cou  entouré  de  trois  ou  quatre  scapulaires,  et  le 
nez  invariablement  chargé  de  lunettes  chinoises  dont  les  branches 
s'attachent  par  un  fil  derrière  la  tête.  Ses  deux  pieds  sont  nus,  et, 
selon  l'habitude  indienne,  il  en  caresse  un  de  la  main  gauche,  ce 
qui  le  contraint  à  avoir  un  genou  relevé  jusqu'au  menton.  Le  fau- 
teuil du  maître  d'école  a  deux  bras  à  coulisse  sur  lesquels  sont  dé- 
posés un  alphabet,  une  écritoire,  et  une  matraque  ou  férule  percée 
de  trous.  Pour  écrire,  les  enfans  doivent  se  mettre  à  genoux  devant 
leurs  bancs  qu'ils  recouvrent  de  sable  fin;  puis,  avec  un  bambou 
taillé  en  pointe ,  ils  tracent  sur  ce  même  sable  les  caractères  qu'on 
leur  dit  de  reproduire.  D'autres  n'ont  qu'une  feuille  de  bananier, 
fraîchement  cueillie,  sur  laquelle,  avec  un  poinçon,  ils  font  patiem- 
ment, c'est-à-dire  à  petits  points,  le  même  travail.  Pour  enseigner 
l'alphabet,  le  pédagogue  crie  sur  un  ton  nasillard  ia  lettre  et  le  mot 
que  les  élèves  doivent  retenir.  Les  enfans  les  répètent  aussitôt  et 
de  la  même  façon;  rien  n'est  plus  divertissant  que  de  les  entendre 
s'égosiller  à  l'unisson. 

Les  punitions  étaient  très  sévères  autrefois,  mais  depuis  1869 
elles  ont  dû  être  modifiées  par  ordre,  et  maintenant  elles  se  ré- 
duisent à  quelques  coups  de  matraque  dans  la  main  ouverte,  ou 
bien  à  tenir  l'élève  à  genoux  pendant  de  longues  heures,  les  bras 
étendus  en  croix.  Ce  qu'il  y  avait  jadis  de  révoltant  dans  ces  écoles 
pour  des  yeux  européens,  c'était  la  nudité  sinon  complète,  du  moins 
à  peine  voilée  des  enfans.  Les  petites  Indiennes  y  restaient  côte  à 
côte  avec  des  garçons  fort  éveillés  jusqu'à  ce  qu'elles  eussent  atteint 
l'âge  de  sept  ou  huit  ans.  Il  est  aisé  de  se  figurer  ce  que  la  morale 
dut  y  perdre  pendant  de  longues  années. 

L'instruction  primaire  a  toujours  été  obligatoire  dans  ces  con- 
trées ;  les  parens  ne  sont  autorisés  à  garder  leurs  enfans  qu'à  l'é- 
poque des  moissons  du  riz  et  de  la  canne  à  sucre.  On  peut  donc  af- 


908  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

firmer  que  dans  l'archipel  des  Philippines  les  deux  tiers  au  moins 
des  jeunes  gens  savent  lire  et  écrire.  Cette  éducation  première  eût 
dii  être  gratuite,  les  maîtres  d'école  recevant  du  gouvernement  un 
traitement  fixe.  On  ne  peut  s'imaginer  quels  livres  et  quels  ru- 
dimens  baroques  étaient  mis  aux  mains  des  pauvres  enfans  !  Des 
historiettes  pieuses  appelées  neuvaines,  ne  contenant  que  des  mi- 
racles absurdes,  des  petits  romans  de  chevalerie  laissant  bien  loin 
derrière  eux,  hélas  !  ceux  de  Cervantes,  des  contes  dans  lesquels  le 
diable  et  ses  cornes,  les  démons  et  les  sorciers  jouaient  les  rôles 
principaux.  De  son  côté,  le  maître  d'école  exigeait  des  parens,  pour 
obtenir  du  curé  une  messe  bien  chantée  ou  une  neuvaine  brillante, 
du  riz,  de  l'huile,  des  fruits  et  même  un  peu  d'argent. 

Voilà  donc  l'instruction  que  pendant  plus  de  trois  siècles  reçut 
le  plus  grand  nombre  des  enfans  indigènes  et  tout  le  parti  que  le 
clergé  espagnol  sut  tirer  d'intelligences  dociles  et  avides  d'ap- 
prendre. Avec  le  souvenir  des  romans  de  chevalerie  et  des  his- 
toires de  sorciers  qu'on  lui  avait  racontées  sur  les  bancs  de  l'école, 
l'Indien,  poète  par  nature,  a  composé  dans  les  dialectes  du  pays 
des  poésies  qui  ne  sont  pas  sans  charme;  d'autres,  moins  bien  inspi- 
rés, ont  écrit  des  drames  en  quinze  actes  qui  se  jouent  pendant  huit 
jours  consécutifs.  Je  me  souviens  avoir  assisté  au  dernier  acte  d'une 
comédie  tagale  ayant  pour  titre  le  Prince  de  Brédédin  ou  le  Témé- 
raire de  Isidon.  Des  vingt  héros  qui  avaient  commencé  l'intrigue 
il  y  avait  une  semaine,  quatorze  étaient  déjà  morts;  mais,  grâce  à 
une  enchanteresse  nommée  Ermelinde,  qui  tenait  sa  puissance  d'un 
José  Balsamo,  je  pus  assister  non-seulement  à  la  résurrection  des 
quatorze  héros  défunts,  mais  les  voir  encore  reparaître  en  soldats 
romains,  prendre  part  à  une  orgie  donnée  par  la  femme  de  Ponce 
Pilate,  suivre  un  cortège  triomphal  de  Néron,  assassiner  les  hugue- 
nots à  la  Saint -Barthélémy,  puis  enfin  voir  leur  apothéose  à  la 
prise  du  Trocadéro,  aux  cris  de  viva  Espanuy  viva  la  reynal 

Ces  grands  drames  sont  très  suivis  par  les  Indiens  des  deux 
sexes.  Les  théâtres  sont  spacieux;  on  y  fume,  on  y  mâche  du  bé- 
tel, on  y  prend  des  glaces  à  deux  sous  la  cuillerée,  et  l'on  y  fait 
autant  de  tapage  que  dans  les  cirques  où  se  tiennent  les  combats  de 
coqs.  Ce  qu'il  y  a  de  comique  dans  ces  représentations,  c'est  qu'à 
chaque  entrée  en  scène  d'un  prince  chrétien  ou  infidèle,  l'orchestre 
joue  invariablement  la  marche  royale  d'Espagne  ;  les  mêmes  hon- 
neurs sont  rendus  aux  princesses. 

Lorsque  les  colonies  espagnoles,  de  1812  à  1823,  furent  autori- 
sées à  envoyer  des  représentans  aux  cor  tes  (1),  les  députés  colo- 

(1)  Lo  jour  où  M.  de  Champvallier  demanda  à  la  chambre  la  suppression  des  repré- 
sentations de  nos  colonies,  il  a  prétendu  que  les  possessions  espagnoles  d'outre-mer  n'a- 
vaient jamais  eu  de  députés  aux  cortès.  L'assertion  est  tout  à  fait  inexacte.  Cela  prouve 


l'archipel  des  philippines.  909 

niaux  s'efforcèrent  d'obtenir  une  réforme  de  l'instruction  primaire. 
Sur  leurs  instances,  le  gouvernement  décréta  qu'en  raison  des  riches 
donations  qui  étaient  faites  aux  couvens  par  les  fidèles  et  par  le 
trône,  les  moines  paieraient  désormais  le  traitement  fixe  des  insti- 
tuteurs. Comme  on  peut  bien  le  croire,  les  ordres  religieux  n'ac- 
ceptèrent nullement  une  pareille  injonction,  et  le  gouvernement 
n'insista  pas;  tout  ce  que  ce  dernier  obtint,  c'est  le  renvoi  des  sa- 
cristains et  la  nomination  des  maîtres  d'école,  qu'il  prit  désormais 
dans  la  classe  des  secrétaires  des  maires  ou  gobcrnadorcillos.  Ces 
directorcillos,  comme  on  les  nomme,  sont  des  Indiens  intelligens 
chargés  d'interpréter  en  dialecte  du  pays  les  ordres  de  l'autorité,  d'y 
répondre,  et  de  dresser  les  procès-verbaux  de  délits  et  des  crimes. 

En  1859,  lorsque  les  jésuites  furent  autorisés  à  revenir  aux  Phi- 
lippines, l'instruction  au  premier  degré  subit  une  sérieuse  trans- 
formation. De  la  surveillance  directe  des  moines,  elle  passa  comme 
par  enchantement  dans  les  mains  des  nouveaux  venus.  Ces  mis- 
sionnaires habiles  ne  pouvaient  oublier  que,  pour  bien  posséder  les 
hommes,  il  était  nécessaire  de  les  diriger  dès  l'enfance.  Afin  de  ne 
pas  effrayer  les  libéraux  d'Espagne  et  les  ordres  monastiques,  les 
jésuites  avaient  demandé  simplement,  humblement  la  permission 
d'aller  s'installer  au  sud  de  l'archipel,  afin  d'y  convertir  les  infi- 
dèles qui  y  sont  très  nombreux.  Leur  requête  avait  été  favorable- 
ment accueillie,  mais  au  lieu  de  se  rendre  à  Mindanao,  c'est  à  Ma- 
nille qu'ils  s'établirent.  Protégés  par  le  gouverneur  général  et  le 
conseil  municipal ,  les  jésuites  oublièrent  qu'ils  étaient  venus  pour 
une  autre  destination  que  celle  de  la  capitale.  «  Pouvaient-ils  résis- 
ter, écrivaient-ils  en  Espagne,  lorsque  la  municipalité  leur  offrait  un 
magnifique  local  pour  ouvrir  des  écoles,  quand  des  centaines  de 
pères  de  famille  les  suppliaient  de  prendre  leurs  fils?  Évidemment 
non.  Cela  eût  été  outrager  la  Providence  qui  les  avait  conduits  au 
milieu  d'une  population  si  bien  disposée  en  leur  faveur.  » 

11  faut  dire  qu'au  lieu  de  mettre  entre  les  mains  des  élèves  les 
rapsodies  monacales,  les  nouveaux  arrivans  donnèrent  à  leurs  dis- 
ciples des  abécédaires  et  des  petits  livres  en  usage  en  Europe.  Des 
professeurs  laïques  du  pays  furent  même  appelés  près  d'eux  pour 
les  aider  dans  leurs  travaux,  et  quelques  mois  après  plus  de  deux 
cents  enfans  suivaient  leurs  cours.  Invités  par  les  familles  à  se 
rendre  dans  les  provinces,  les  jésuites,  trop  peu  nombreux  pour 
abandonner  Manille,  imaginèrent  de  fonder  une  école  normale  pri- 
maire. Le  succès  de  cette  institution  fut  complet,  et  aujourd'hui  il 
est  peu  de  maisons  d'enseignement  dans  les  grandes  villes  de  l'ar- 
chipel dont  les  titulaires  n'aient  tiré  de  là  leurs  diplômes. 

une  fois  encore  combien  nous  sommes  dans  l'ignorance  de  ce  qui  se  passe  à  l'étranger, 
ignorance  impardonnable  chez  un  député  d'origine  créole  et  dans  le  cas  que  je  cite. 


910  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

On  peut  se  figurer  l'exaspération  des  moines  en  voyant  une  telle 
révolution  s'opérer  sans  leur  concours  et  si  vigoureusement  dirigée 
contre  eux.  D'après  leur  théorie,  la  politique  espagnole  exigeait 
que  les  Inaiens  restassent  dans  l'ignorance  la  plus  absolue,  et  sur- 
tout dans  celle  du  langage  castillan.  Cette  thèse  fut  publiquement 
soutenue  par  un  savant  dominicain,  professeur  de  l'université  mona- 
cale de  Santo-Tomas,  le  révérend  père  Gainza,  aujourd'hui  évêque, 
contre  un  jésuite,  le  père  Guevas.  Celui-ci  sortit  triomphant  de  ce 
tournoi  d'un  nouveau  genre.  Les  instituteurs  furent  dès  lors  divisés 
en  trois  catégories  :  ceux  de  la  première  reçurent  chaque  mois  et 
continuent  encore  aujourd'hui  à  recevoir  du  budget  local  80  francs; 
ceux  de  la  seconde,  100  francs,  et  ceux  de  la  troisième  125  francs. 
Chaque  élève  paie  en  outre  mensuellement  à  l'instituteur  2  fr.  50  c. 
Comme  par  le  passé,  l'instruction  a  été  déclarée  obligatoire.  Les 
curés,  les  conseillers  municipaux  et  les  gouverneurs  des  provinces 
sont  chargés  de  veiller  à  ce  que  les  pères  de  famille  n'éludent  pas 
la  loi.  Le  maître  d'école  est  lui-même  surveillé  par  l'alcade  et  par 
une  commission  locale  d'instruction,  créée  à  cet  effet  dans  chaque 
chef-lieu;  mais  les  occupations  du  premier  de  ces  fonctionnaires  sont 
trop  nombreuses ,  sa  condescendance  à  l'égard  des  curés  est  trop 
grande  encore  pour  que  l'instituteur  ne  reste  pas,  comme  par  le 
passéj  soumis  entièrement  aux  exigences  cléricales. 

L'histoire  de  l'enseignement  supérieur,  comme  celle  de  l'ensei- 
gnement primaire,  n'est  que  l'aride  relation  d'une  lutte  acharnée 
entre  deux  ordres  religieux,  celui  des  moines  et  des  jésuites.  Il  est 
inutile  de  raconter  ici  cette  rivalité  peu  édifiante;  il  suffit  de  savoir 
qu'elle  donna  lieu  à  de  mutuelles  calomnies  et  à  des  batailles  à 
coups  de  bâton  sur  les  places  publiques  de  Manille,  Lorsqu'en  raison 
de  ces  dissensions,  les  pères  de  famille  s'aperçurent  très  tardive- 
ment, il  faut  le  reconnaître,  du  peu  de  science  que  leurs  enfans  ac- 
quéraient, lorsqu'ils  eurent  constaté  que  des  jeunes  gens  destinés 
au  barreau  ou  autres  carrières  libérales  n'avaient  aucune  notion  sé- 
rieuse d'histoire,  de  géographie,  des  choses  pratiques  de  la  vie,  ils 
prirent  le  parti  de  les  envoyer  aux  collèges  de  Mexico,  de  Calcutta, 
de  Goa  et  de  Pondichéry.  De  là  sortirent,  de  1812  à  1823,  ces  fils 
du  pays,  qui  furent  chargés  de  représenter  aux  cortès  la  colonie 
espagnole  du  Pacifique,  mission  que  plusieurs  d'entre  eux  rem- 
plirent d'une  manière  vraiment  brillante.  Aujourd'hui,  c'est  en 
Suisse,  en  France,  en  Angleterre,  que  les  jeunes  gens  riches  vont 
chercher  l'instruction,  malgré  les  anathèmes  que  les  jésuites  lancent 
contre  les  universités  d'Europe  qu'ils  représentent  comme  des 
«  centres  de  ténèbres  horribles.  » 

Ce  furent  définitivement  les  jésuites  qui,  en  revenant  aux  Phi- 
lippines en  18G5,  changèrent  de  face  l'instruction  supérieure  et  por- 


l'archipel  des  philippines.  911 

tèrent  un  coup  à  peu  près  mortel  à  la  vieille  université  dirigée  par 
les  dominicains.  Les  représentans  de  l'ordre  célèbre,  patronnés  par 
le  gouvernement  de  Madrid,  ouvrirent,  sous  le  nom  d'Athénée  natio- 
nal, une  faculté  d'enseignement  supérieur,  basée  sur  les  programmes 
des  universités  catholiques  de  l'Europe.  On  vit  alors  pour  la  pre- 
mière fois  à  Manille  s'organiser  un  musée  d'histoire  naturelle,  un 
cabinet  de  physique,  et  même  un  observatoire  astronomique  et  mé- 
téorologique parfaitement  installé  et  muni  d'excellens  instrumens. 

En  186S,  les  généraux  don  José  de  La  Gandara  et  don  Carlos 
Maria  de  La  Torre  préparèrent  les  bases  d'une  société  ayant  pour 
objet  l'ouverture  d'écoles  professionnelles  impérieusement  réclamées 
par  les  nécessités  du  pays.  Le  gouvernement  y  donna  son  approba- 
tion et  promit  son  concours.  Des  professeurs  laïques  offrirent  d'y 
enseigner  sans  rétribution  la  botanique,  l'horticulture,  l'art  des  con- 
structions, la  mécanique,  l'économie  politique,  en  un  mot  tout  ce 
qui  a  rapport  aux  arts  et  aux  sciences.  Les  jésuites,  leur  recteur  en 
tête,  avec  un  bon  vouloir  dont  il  faut  leur  savoir  gré,  mirent  à  la 
disposition  de  la  société  nouvelle  leurs  professeurs,  leur  musée  et 
leurs  cabinets  de  physique  et  de  chimie.  Mais  encore  une  fois  on 
avait  compté  sans  les  ordres  monastiques  qui  firent  à  ce  beau  projet 
l'opposition  la  plus  vigoureuse.  Un  nouveau  gouverneur,  don  Rafaël 
Yzquierdo,  le  jour  même  du  commencement  des  cours,  refusa  la 
permission  de  laisser  ouvrir  les  écoles.  L'interdiction  n'a  plus  été 
levée,  et  les  dominicains  se  vantent  aujourd'hui  d'avoir  étouffé  un 
monstre  dans  son  germe,  c'est-à-dire  une  société  de  libre  ensei- 
gnement. 

Il  y  avait  vers  le  milieu  de  ce  siècle,  dans  la  capitale  des  Philip- 
pines, des  écoles  de  pilotage,  de  commerce  et  de  peinture,  fondées 
par  la  chambre  de  commerce  à  l'instigation  de  l'un  de  nos  amis,  le 
respectable  don  Matias  de  Yismanos;  elles  sont  aujourd'hui  sous  la 
direction  du  gouvernement,  qui  ne  leur  donne  aucun  développe- 
ment sérieux.  En  1859,  le  ministre  de  l'agriculture  décréta  de 
Madrid  la  création  d'une  école  de  botanique  à  Manille;  en  1865,  il 
ordonnait  qu'on  y  adjoignît  des  cours  d'architecture  et  de  dessin 
linéaire.  Les  professeurs  furent  nommés,  les  locaux  d'enseigne- 
ment appropriés,  et  jusqu'à  ce  jour  rien  de  pareil  n'a  fonctionné, 
quoique  le  personnel  enseignant  soit  à  son  poste  et  touche  avec  ré- 
gularité, paraîi-il,  ses  appointemens. 

Il  ne  nous  reste  plus  à  nous  occuper  que  de  l'instruction  donnée 
aux  femmes  :  on  peut  juger  de  ce  qu'elle  a  dû  être  pendant  une 
longue  période  par  celle  qui  a  été  donnée  aux  hommes.  Il  n'y  a 
pas  vingt  ans  que  la  mieux  instruite  des  Indiennes  et  des  créoles 
était  d'une  ignorance  à  jeter  dans  un  profond  étonneraent  un  de 
nos  lycéens  de  huitième.  J'en  ai  vu  ne  pas  savoir  dire  l'heure  d'une 


912  REVUE  DES  DEDX  MONDES, 

horloge  parce  que  le  cadran  portait  des  chiffres  romains ,  et  d'au- 
tres ignorer  de  combien  d'années  se  compose  un  siècle.  En  géo- 
graphie, l'ignorance  était  la  même  :  pour  les  femmes  indigènes,  il 
n'y  avait  en  Europe  que  l'Espagne,  les  autres  nations  n'existaient 
pas.  Heureusement  que  ce  manque  de  savoir  était  racheté  par  beau- 
coup d'esprit  naturel,  et  ce  charme  nonchalant  qui  ne  fait  jamais 
défaut  aux  créoles.  Au  point  de  vue  de  l'intelligence  et  de  la  sé- 
duction, les  Espagnoles  des  Philippines  n'ont  rien  à  envier  aux 
Françaises.  Est-ce  parce  qu'il  fait  dans  ces  contrées  beaucoup  trop 
chaud  pour  étudier  qu'on  n'y  remarque  jamais  une  femme  avec  un 
livre  à  la  main?  INous  le  croyons  :  la  chaleur  est  ennemie  de  l'étude 
et  des  travaux  intellectuels.  Que  pourrait-on  lire  d'ailleurs  pour 
tenir  l'esprit  en  éveil  par  une  température  moyenne  de  32  degrés? 
A  part  les  rares  traductions  des  chefs-d'œuvre  de  nos  meilleurs  ro- 
manciers, il  n'entre  aux  Philippines  qu'une  petite  quantité  d'ou- 
vrages pouvant  être  lus  avec  intérêt  par  de  jeunes  femmes.  Il  faut 
qu'on  sache  aussi  que  les  livres  qu'on  apporte  d'Europe  à  Manille 
sont  soumis,  avant  leur  entrée,  à  la  censure,  et  comme  elle  est 
dirigée  par  des  moines  et  des  fonctionnaires  du  gouvernement,  ce 
qui  déplaît  est  confisqué  sans  appel. 

Ce  fut  encore  un  religieux,  le  père  Loza,  qui  le  premier,  en  1596, 
ouvrit,  à  l'usage  des  jeunes  filles  dont  les  pères  étaient  morts  au 
service  de  l'Espagne,  une  maison  de  refuge  et  d'instruction  à  la- 
quelle il  donna  le  nom  de  Santa-Potenciana.  Il  établit  aussi  avec  les 
fonds  des  œuvres  pies  le  collège  de  Sainte-Isabelle,  où  sont  recueil- 
lies encore  aujourd'hui  les  orphelines  des  Espagnols  pauvres.  Si  les 
pensionnaires  de  ces  maisons  trouvent  un  mari,  le  trésor  de  l'insti- 
tution leur  alloue  une  dot  de  500  piastres,  soit  2,500  francs;  dans  le 
cas  contraire,  elles  y  restent  jusqu'à  leur  mort,  nourries,  logées, 
habillées ,  recevant  même  20  francs  par  mois  comme  argent  de 
poche.  En  169Zi ,  une  indigène  légua  une  forte  somme  aux  jésuites 
pour  fonder  une  sorte  de  couvent  dans  lequel  ne  seraient  admises 
que  les  petites  Indiennes  pauvres.  Les  donataires  se  conformèrent  à 
cette  clause  en  créant  aussitôt  l'institution  de  Saint-Ignace-de- 
Loyola.  Elle  eut  une  époque  brillante,  —  mais  en  ce  moment  la 
morale  exige  qu'elle  soit,  sinon  supprimée,  du  moins  soumise  à 
une  règle  plus  sévère.  Peu  d'années  après  cette  fondation ,  les  do- 
minicains, qui  la  jalousaient,  se  mirent  à  fonder  à  leur  tour  une 
sorte  de  monastère  de  femmes  auquel  ils  donnèrent  le  nom  de 
Sainte- Catherine,  patronne  des  vierges.  Des  femmes  appartenant 
à  des  familles  créoles  y  entrèrent  pour  le  diriger;  mais  elles  du- 
rent faire  au  préalable  vœu  de  chasteté  et  s'engager  à  suivre  la 
règle  de  saint  Dominique,  dont  elles  prirent  l'habit.  Maheureuse- 
ment  le  provincial  dominicain  auquel  avait  été  réservée  la  direction 


l'archipel  des  philippines.  913 

spirituelle  de  cette  troupe  pieuse  se  montra  trop  jaloux  de  sa  pré- 
rogative. Il  refusa  à  l'archevêque  le  contrôle  de  sa  gestion,  et  ce- 
lui-ci, indigné,  porta  plainte  à  Madrid.  Le  gouvernement  donna 
l'ordre  aux  religieuses  de  se  disperser,  leur  laissant  la  liberté  de  se 
marier  si  bon  leur  semblait.  Plusieurs  se  hâtèrent  de  profiter  de 
l'occasion  qui  leur  était  offerte  de  s'émanciper,  d'autres  suivirent  la 
fortune  du  monastère,  qui  se  métamorphosa  en  un  pensionnat  où 
des  jeunes  personnes  appartenant  aux  meilleures  familles  vinrent 
faire  leur  éducation.  La  règle  en  est  restée  rigoureuse,  car,  une  fois 
admises  en  qualité  de  pensionnaires,  ces  jeunes  filles  ne  peuvent  en 
sortir  que  lorsque  leurs  études  sont  terminées.  Tout  récemment  les 
dominicains  ont  fait  venir  d'Europe,  pour  le  diriger  avec  plus  d'é- 
clat, des  sœurs  de  leur  ordre,  mais  l'instruction  qu'elles  donnent 
est  entièrement  religieuse  et  se  trouve  gâtée  par  un  mysticisme 
exagéré. 

Lorsqu'en  1860,  à  la  suite  des  jésuites,  des  sœurs  de  charité 
d'Espagne  arrivèrent  à  Manille,  les  collèges  de  femmes  de  Santa- 
Potenciana  et  de  Santa-Isabela  furent  placés  sous  leur  direction.  Il 
en  fut  de  même  d'une  autre  maison  religieuse  dite  de  Santa-Rosa. 
Si  l'enseignement  des  sœurs  n'est  pas  des  plus  complets,  du  moins 
on  ne  pouvait  le  confier  à  des  personnes  plus  honorables  :  de  ce 
côté-là  il  y  a  réforme  complète. 

Le  conseil  municipal  de  Manille,  voulant  aussi  utiliser  le  dévoû- 
ment  de  ces  religieuses,  qui,  sous  toutes  les  latitudes,  savent  se 
faire  aimer  et  respecter,  créa  en  I86Z1  une  école  primaire  de  petites 
filles.  Six  ans  plus  tard,  les  fondateurs  la  transformèrent  en  école 
normale  d'institutrices.  Un  ex-doniinicain,  le  père  Gainza,  actuelle- 
ment évêque,  celui  qui  avait  soutenu  contre  les  jésuites  que  l'in- 
struction était  contraire  à  l'esprit  de  soumission  des  Indiens,  a  été 
plus  heureux;  revenu  à  des  idées  libérales,  sa  grandeur  a  sollicité 
et  obtenu  l'autorisation  d'ouvrir  dans  son  diocèse  une  école  normale 
déjeunes  femmes.  Il  s'en  montre  très  satisfait.  C'est  en  somme  un 
progrès  dont  nous  devons  être  également  contens,  car  les  écoles 
primaires  dans  les  provinces  exigeaient  une  transformation  radi- 
cale. A  l'exception  d'un  autre  pensionnat  fondé  à  Santa-Anna  par 
une  créole,  dona  Margarita  Rojas  de  Âyala,  ce  que  nous  connaissons 
d'établissemens  d'éducation  en  dehors  de  Manille  ne  mérite  pas 
d'être  signalé.  11  serait  cependant  convenable  que  les  beaterios  pour 
filles  ouverts  à  San-Sebastian-de-Galumpit  et  à  Pasig  fussent  sup- 
primés sans  délai;  depuis  longtemps,  l'opinion  publique  en  réclame 
la  fermeture. 

Edmond  Pladchut. 

TOME  XX.  —  1877.  S8 


REVUE    MUSICALE 


«  Bien  avant  que  iM.  Gounod  songeât  à  son  imitation  du  ehef-d'œuvre 
de  Goethe,  M.  Berlioz  avait  donné  ta  Damnation  de  Faust,  et  la  sympho- 
nie de  Romeo  et  Julielle,  du  même  compositeur,  avait  également  pris 
date  de  longues  années  avant  que  l'auteur  de  Mireille  eût  la  pensée  de 
blaireauter  son  opéra  sur  ce  sujet.  Au  temps  où  nous  vivons,  qui  songe 
à  la  Damnation  de  Faust?  quelle  société  des  concerts  populaires  ou  non 
populaires  exécute  la  symphonie  de  Roméo  et  Juliette?  »  Ces  lignes,  que 
nous  écrivions  ici  même  il  y  a  dix  ans  (1),  nous  reviennent  à  propos  du 
grand  réveil  de  l'heure  actuelle;  le  nom  de  Berlioz,  naguère  oublié,  se 
relève  et  triomphe  sur  toute  la  ligne,  au  Conservatoire,  chez  Pasdeloup, 
aux  concerts  Colonne,  et  c'est  une  vraie  joie  d'assister  à  pareille  réac- 
tion et  de  pouvoir  se  dire  qu'on  l'avait  de  si  loin  appelée.  Peu  d'artistes 
auront  eu  plus  à  souffrir  de  la  vie  que  Berlioz;  les  misères  ne  lui  furent 
pas  ménagées,  il  en  subit  de  toutes  les  espèces.  D'avance  sa  constitu- 
tion physique  et  morale  l'y  condamnait;  d'une  susceptibilité  nerveuse 
extraordinaire  même  chez  les  artistes,  irritable  comme  Chopin  et  vi- 
sionnaire à  l'égal  de  Schumann,  il  avait  en  plus  la  fièvre  chaude  du  po- 
lémiste et  je  ne  sais  quel  fatal  besoin  de  se  créer  des  ennemis  à  la 
journée. 

Ceux  qui  le  connaissaient  l'aimaient  ainsi,  car  les  haines  auxquelles 
il  obéissait,  ses  colères  les  plus  frénétiques  étaient  d'un  cœur  sincère 
et  très  loyalement  épris  du  bien,  du  beau,  du  vrai.  Je  ne  veux  pas  pré- 
tendre qu'il  s'oubliât  lui-même  à  ce  point  de  ne  pas  confondre  souvent 
sa  cause  avec  celle  d'un  idéal  inexorablement  préconisé;  un  artiste, 
après  tout,  n'est  pas  tenu  à  ces  détachemens  suprêmes,  à  ces  scrupules 
qui  sont  le  fait  des  âmes  religieuses,  mais  au  moins  doit-on  reconnaître 
que,  s'il  ne  fut  point  un  saint,  Berlioz  fut  un  martyr.  «  Je  ne  travaille 
plus,  disait-il  à  la  fin,  brisé  de  découragement  et  d'ennui,  parce  que  je 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  15  mai  1867,  l'étude  iutilulce  Shahspeare  et  ses  tnu- 
sicieiis. 


REVUE   MUSICALE.  915 

ne  suis  pas  assez  riche  pour  travailler.  »  Une  fois,  et  grâce  à  la  muniii- 
cence  d'uu  Paganini,  la  Symphonie  fantaslique  avait  bien  pu  lui  rendre 
20,000  francs,  mais  ces  rencontres-là  sont  des  légendes  dont  sillusire 
la  biographie  des  grands  artistes  et  qui  en  attendant  ne  les  empêchent 
pas  de  mourir  de  faim,  La  musique  ne  lui  nipportant  rien,  sa  plume  de 
journaliste  l'aidait  à  vivre;  tantôt  il  la  lâchait  à  toute  bride,  et  Dieu 
sait  quelles  hécatombes  c'étaient  alors!  tantôt  se  modérant  de  pani-pris, 
étonné  d'avoir  soulevé  des  aniniosiîés  si  noires,  languissant,  maladif, 
écœuré  de  tout,  il  ironisait,  faisait  des  mots  parfois  spirituels  et  pit- 
toresques, souvent  injustes,  comme  quand  il  appelait  Hérold  un  Weber 
des  Batignolles.  Cette  littérature,  lue  aujourd'hui  à  distance,  laisse  fort 
à  désirer;  pour  quelques  pages  bien  venues  et  jaillissant  de  verve,  que 
de  remplissage,  de  mauvais  goût!  Jamais  de  discussion,  des  quolibets  et 
des  amusettes,  mille  choses  qui  ne  valaient  pas  la  peine  d'être  écrites  et 
qui  souvent  sont  mal  écrites;  on  n'imagine  pas  qu'un  génie  musical  à 
ce  point  élevé,  transcendant,  tombe  ainsi  dans  la  baliverne  et  le  calem- 
bour. C'est  qu'en  ce  monde  il  faut  avant  tout  être  de  son  art  et  s'y  te- 
nir. Un  écrivain  peut  bien  parler  quatre  ou  cinq  langues,  mais,  fùt-il 
Voltaire  ou  Goethe,  il  n'aura  de  style  que  dans  la  sienne.  La  langue  de 
Berlioz  est  celle  de  Beethoven  ;  foin  de  cette  prose  médiocre,  Berlioz  est 
un  poète  qui  parle  la  langue  de  l'orchestre,  un  poète  dont  la  poésie  se 
déguise  en  musique,  II  prend  au  romantisme  ambiant  la  Symphonie 
fantastique,  à  Shakspeare  Roméo  et  Juliette,  à  Virgile  les  Troyens ,  a 
Goethe  Faust,  et  telle  est  sa  puissante  individualité  qu'il  communique 
aux  plus  grands  chefs-d'œuvre  un  soufflj  de  sa  propre  vie.  Comme  tous 
les  lyriques  de  race,  comme  Byron,  son  idole  et  son  archétype,  il  se 
chante  lui-même  sans  paix  ni  trêve,  inquiet,  endolori  et  gémissant  sa 
propre  élégie,  quel  que  soit  le  masque  dont  il  s'affuble,  La  nature,  inef- 
fable consolatrice,  perd  ses  droits  sur  cet  affligé.  Écoutez  la  scène  aux 
champs  de  la  Symphonie  fantaslique,  au  deux  et  mystérieux  effet  du 
pâtre  dans  la  solitude  et  le  silence  c'est  un  roulement  lointain  de  ton- 
nerre qui  répond  ;  dans  la  tiédeur  de  l'air,  le  gazouillement  des  oiseaux, 
le  frais  murmure  de  la  source,  nul  apaisement  pour  le  cœur  du  poète, 
la  douleur  et  les  déchiremens  sans  fin  :  une  musique  faite  de  larmes  et 
de  sanglots,  de  révoltes  surtout,  haine  dans  l'amour,  amour  dans  la 
haine,  mélancolie  du  bonheur,  de  l'ivresse,  contradiction,  sursauts  et 
soubresauts,  voilà  ses  thèmes,  Beethoven  s'accorde  des  temps  de  repos, 
de  méditation  et  de  recueillement,  — lui,  point;  motifs,  nuances,  il  brûle 
tout  au  feu  d'enfer.  Vous  le  voyez  se  hâter  vers  un  but  inconnu,  effaré, 
hors  d'haleine,  éprouvant  une  joie  maligne  à  briser  la  fleur  qui  vient 
de  naître  sous  ses  pas.  Jamais  organisation  plus  capricante  n'exista;  il 
change  de  théorie  en  un  clin  d'œil,  renverse  ce  qu'il  adorait,  adore  ce 
qu'il  renversa  ;  il  déteste  Bach,  Hœndel  l'assomme,  et  lui,  que  tout  cet 


916  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

éternel  solennel  exaspère,  lui  que  le  contrepoint  rend  si  nerveux,  cesse 
tout  à  coup  de  récriminer  contre  tout  ce  vieux  fatras  classique,  et  pour 
peu  que  vous  aimiez  la  fugue,  il  vous  en  mettra  dans  la  ronde  du  sab- 
bat de  la  Symphonie  fantastique,  dans  le  bal  chez  les  Gapulets  et  jusque 
dans  la  chanson  du  rat  de  cetie  Damnation  de  Faust.  Il  est  vrai  que  cette 
fois  c'est  plutôt  d'une  parodie  de  la  fugue  qu'il  s'agit. 

Comme  il  admirait  Shakspeare,  Berlioz  admirait  Goethe  ;  un  peu  moins 
peut-être,  car  Shakspeare  fut  pour  lui  presque  un  dieu.  Quoi  d'éton- 
nant que  Faust  ait,  dès  la  première  heure,  subjugué  cet  esprit  de  feu  et 
de  flamme!  Ce  qui  vous  surprend,  c'est  qu'il  ait  pu  faire  tenir  tout  le 
poème  dans  l'espace  d'une  symphonie  ,  car  il  ne  saurait  être  ici  question 
de  lit  de  Procuste  ni  de  réduction  à  la  Gounod;  les  grandes  lignes  du 
chef-d'œuvre  sont  maintenues,  la  caractéristique,  comme  disent  les  Al- 
lemands, reste  debout;  des  épisodes,  il  y  eu  a  sans  doute,  mais  avec 
quelle  vigueur  d'accent  dramatique  ils  se  rattachent  à  l'action!  Rappe- 
lous-nous  la  sonnerie  de  la  retraite  et  la  chanson  des  étudians  enca- 
drées dans  la  scène  d'amour  et  que  le  musicien  ramènera  plus  tard  aux 
oreilles  de  Marguerite  à  l'instant  final  des  remords  et  des  épouvantes, 
—  l'air  de  Faust  saluant  la  chaste  retraite  de  la  bien-aimée,  la  fugitive  ap- 
pariiion  du  démon,  l'entrée  de  Marguerite,  la  chanson  du  roi  de  Thulé, 
archaïque  et  découpée  à  la  manière  d'une  gravure  sur  bois  d'Albert 
Durer,  tout  cela  est-il  assez  franchement  inspiré,  passionné,  assez  en 
scène  !  Singulière  rencontre  pourtant  que  cette  symphonie  se  trouve 
être  aujourd'hui  la  vraie  pièce  et  vous  fasse  éprouver  tous  les  senlimens, 
toutes  les  commotions  électriques  du  Faust  de  Goetlie.  A  côté  de  cette 
page  à  la  Michel-Ange,  le  Faust  de  l'Opéra  déjà  si  effacé,  si  petit,  dimi- 
nue encore  et  s'amoindrit  jusqu'à  ressembler  à  ces  personnages  de 
M""®  de  Sévigné  qui  devaient  à  la  troisième  génération  gauler  des  fraises. 
((  La  modulation  de  Haydn  m'est  une  caresse,  disait  Rossini;  celle  de 
Beethoven  produit  sur  moi  l'effet  d'un  vigoureux  coup  de  poing,  w  Les 
caresses  et  les  mignardises  sont  à  leur  place  dans  une  pastorale,  mais 
ni  Faust,  ni  Méphistophélès,  ni  Marguerite  n'appartiennent  à  ce  monde- 
là.  Faust  aime,  séduit,  abandonne  Marguerite,  et  cette  simple  histoire 
rapporte  à  Marguerite  la  mort  de  sa  mère,  de  son  frère,  de  son  enfant 
et  finalement  son  propre  supplice  à  elle.  L'innocente  fillette  tue  sa  bonne 
femme  de  mère  au  moyen  d'un  narcotique  qu'elle  lui  verse  pour  ne  pas 
être  dérangée  dans  ses  rendez-vous  nocturnes  avec  son  amant;  survient 
le  frère,  Faust  et  Méphistophélès  l'assassinent;  Gretchen,  folle  de  honte, 
noie  son  nouveau-né,  et  la  voilà  qui  de  prison  passe  à  l'échafaud.  Reste 
à  se  demander  si  Goethe,  dramatisant  cette  anecdote,  s'est  proposé 
d'offrir  aux  artistes  de  son  temps  et  de  l'avenir  un  sujet  de  romance  ou 
de  camaïeu.  Telle  assurément  ne  fut  point  la  pensée  d'Eugène  Delacroix 
ni  de  B<irlioz,  et  s'il  leur  est  arrivé,  à  l'un  comme  à  Tautre,  de  subir 


REVUE    MUSICALE.  9l7 

l'éternelle  mésaventure  de  l'homme  de  génie  toujours  distancé  dans  son 
temps  par  les  courtisans  du  succès,  tous  les  deux  ont  eu  leur  revanche. 
On  se  rappelle  ce  que  fut  en  1867  pour  Delacroix  l'exposition  de  son 
œuvre  complète;  le  même  vent  de  popularité  souffle  en  ce  moment  pour 
Berlioz,  et  cette  Damnation  de  Faust,  jadis  connue  des  seuls  artistes, 
exécutée  aujourd'hui  à  l'envi  dans  les  deux  salles  que  fréquente  le 
grand  public,  applaudie,  acclamée  à  huit  et  neuf  reprises,  va,  nous  l'es- 
pérons, inspirer  des  réflexions  salutaires  à  ceux  qui  s'étaient  un  peu 
vite  habitués  aux  délices  commodes  de  l'heure  présente.  Ecco  il  vero 
Piilcinella!  Voilà  enfin  le  vrai  Méphisto!  s'écriait  autour  de  nous  la  foule 
en  entendant  cette  sérénade  d'une  frénésie  à  vous  donner  la  chair  de 
poule,  ce  ricanement  féroce  du  méchant.  Personne  à  l'égal  de  Berlioz 
ne  sait  faire  vibrer  la  note  du  mystérieux  et  de  l'horrible;  il  a  dans  son 
orchestre  des  pizzicati  formidables,  des  trémolos  qui  vous  navrent,  des 
hautbois  dont  la  voix  éperdue,  planani  au-dessus  du  galop  des  violons, 
vous  terrifie.  Oublions  le  Méphistophélès  de  l'Opéra  et  sa  guitare;  ne 
songeons  qu'aux  maîtres  qui  partent  la  langue  du  surnaturel;  eh  bien, 
parmi  ceux-là,  Berlioz  tiendrait  encore  la  première  place.  La  course 
effarée  des  deux  cavaliers  lançant  à  travers  monts  et  précipices  leurs 
chevaux  apocalyptiques,  cette  course  toute  semée  d'épisodes  nocturnes, 
—  processions  funèbres,  danses  de  squelettes,  —  et  vous  rappelant  le 
galop  de  Lenore,  est  ce  que  le  romantisme  musical  a  produit  de  plus 
effroyable.  Nulle  part,  si  j'excepte  l'évocation  des  nonnes  au  troisième 
acte  de  Robert,  le  pressentiment  du  sinisire  et  ténébreux  inconnu  n'a 
trouvé  tel  écho.  Le  Samiel  du  Freischûtz,  comparé  au  diable  de  Berlioz, 
n'est  qu'un  braconnier  vaguant  et  flânant  par  la  verdeur  et  la  profon- 
deur des  bois  dont  il  marche  comme  imprégné.  Le  Samiel  de  Weber 
procède  des  élémens,  il  fleure  la  marjolaine  et  le  chêne  vert,  tandis  que 
le  Méphisto  de  la  Damnation  de  Faust  sent  le  roussi,  a  son  sabot  ferré  au 
feu  d'enfer  et  tient  à  la  légende  catholique  de  plus  près  peut-être  que 
celui  de  Goethe.  Les  défauts  de  Berlioz,  qui  ne  les  connaît?  Des  lon- 
gueurs et  de  la  diffusion,  une  incessante  et  fiévreuse  curiosité  à  fouiller 
l'expression.  Il  part  de  ce  raisonnement  que  dans  la  langue  de  Beetho- 
ven tout  a  été  dit,  et  cherche  l'inédit  vaille  que  vaille.  De  là  des  efforts 
souvent  stériles,  mais  lorsqu'ils  abouti-sent,  quelles  revanches!  Des  cou- 
leurs à  vous  éblouir,  une  variété  de  rhythmes  et  de  timbres  dont  nul 
comme  lui  n'a  le  secret.  Voyez  la  chanson  des  éiudians,  la  ballade  du 
roi  de  Thulé,  l'appel  du  diable  aux  esprits  de  l'air,  le  duo  d'amour  entre 
Faust  et  Marguerite,  interrompu  par  l'entrée  sarcastique  de  Méphisto- 
phélès et  par  les  clameurs  des  voisins,  comme  tout  cela  est  en  situa- 
tion, comme  cette  musique  sait  être  à  la  fois  de  l'avenir  et  du  passé,  et, 
sans  rien  abdiquer  du  beau  spécifique  de  notre  art  contemporain,  réussit 
à  se  localiser  dans  son  sujet!  Ce  n'est  point  un  Berlioz  qui  jamais  en 


918  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

pareille  aventure  se  fût  avisé  d'aller  emprunter  à  Strauss  le  motif  d'une 
valse,  ni  d'écrire  cette  scène  de  l'église  où  le  diable  psalmodie  ses  ana- 
thèmes  sans  se  douter  qu'il  emboîte  le  pas  de  l'orgue  chantant  laudes 
au  Seigneur,  ni  de  faire  défiler  des  lansquenets  du  xV  siècle  sur  un  pas 
redoublé  à  quatre  temps  qu'on  croirait  rédigé  par  un  chef  de  musique 
de  régiment.  Errare  humanum  :  les  grands  inspirés  subissent  cette  loi 
du  destin,  ils  se  trompent  parfois  et  très  lourdement,  mais  on  sent 
d'avance  avec  eux  que  certaines  écoles  sont  impossibles  et  que,  s'il  leur 
arrive  de  mettre  la  main  sur  Faust,  Hamlei  ou  Romeo  cl  Juliette,  ce  n'est 
point  en  bourgeoise  prose  musicale  que  ces  chefs-d'œuvre  de  la  poésie 
seront  traduits. 

Le  succès  a  pris  tout  de  suite  un  vol  d'aigle  :  chez  Pasdeloup,  au  Châ- 
telet,  il  a  fallu  multiplier  les  auditions  toujours  devant  des  salles  trop 
étroites,  et  notez  que  le  seul  Châîelet  ne  contient  pas  moins  de  trois  mille 
places.  On  parle  aujourd'hui  de  mettre  à  la  scène  cet  admirable  inter- 
mède, mais  qui  ferait  l'adaptation?  Ah!  si  Berlioz  vivait,  s'il  pouvait  au 
milieu  de  circonstances  si  favorables  se  reprendre  à  son  œuvre  et  la  re- 
manier pour  le  théâtre,  peut-être  aurait-on  enfin  trouvé  la  partition  dé- 
finitive, jusqu'à  ce  jour  vainement  appelée,  du  poème  de  Goethe.  Dans 
l'absence  du  maître,  je  ne  vois  guère  que  M.  Saint-Saëns  qu'on  pourrait 
nommer;  nulle  main  ne  s'emploirait  mieux  que  la  sienne  à  ce  travail 
d'encadrement.  Quant  à  la  besogne  concernant  la  pièce,  c'est  sur- 
tout à  cet  endroit  qu'il  y  aurait  lieu  de  se  montrer  discret.  L'inter- 
prétation de  Berlioz  a  son  originalité.  Très  fidèle  au  sens  de  Goethe,  il 
trouve  moyen  d'affirmer  son  génie  personnel  sans  mentir  à  l'œuvre  ty- 
pique dont  il  s'inspire.  Faust,  Marguerite  et  Méphisto  restent  là  ce  qu'ils 
sont,  et  cela  ne  les  empêche  pas  de  figurer  dans  une  action  quasi- 
légendaire  et  musicalement  plus  dramatique.  Poète,  Berlioz  l'était  au 
moins  autant  que  musicien,  et  remarquons  l'antithèse  singulière,  tan- 
dis que  chez  lui  le  musicien  n'en  veut  qu'au  surhumain,  au  compliqué, 
le  poète  n'a  de  goût  que  pour  le  simple  et  le  naïf,  et  l'homme  sou- 
vent ne  demandait  pas  mieux  que  d'être  de  l'avis  du  poète.  Combien 
de  fois  ne  l'ai-je  pas  vu  s'attendrir  et  pleurer  de  ravissement  au  Ma- 
riage  secret,  au  Barbier,  et  se  délecter  à  ces  merveilles  qu'il  avait  jadis 
tant  blas()hémées  comme  critique.  La  partie  littéraire  de  l'Enfance  du 
Christ  contient  bien  des  vers  qui  ne  sont  point  sans  grâce,  et  de  tout 
l'ensemble,  paroles  et  musique,  émane  un  suave  parfum  racioien,  Versé 
à  fond  dans  la  connaissance  des  grands  poètes,  sachant  par  cœur  Virgile 
et  Shakspeare,  initié  à  Goethe  dès  le  premier  âge,  comment  n'eût-il  pas 
utilisé  musicalement  celte  littérature  dont  il  possédait  tout  un  trésor!  Lui 
aussi  composait,  rimait  ses  poèmes,  et  si  ni  Béatrice  et  Benedict  ni  les 
Troyens  n'ont  trouvé  de  glossateurs,  c'est  que  Berlioz  eût  été  le  premier 
à  leur  rire  au  nez,  car  ce  ne  sont  pas  les  artistes  de  cette  trempe  qui 


REVUE   MUSICALE.  919 

jamais  prennent  au  sérieux  le  philistin  occupé  à  pratiquer  des  fouilles 
dans  un  opéra  pour  vous  en  expliquer  le  symbolisme.  Fantaisiste  à 
l'excès,  oui  certes,  mais  point  charlatan.  Aussi  peut-on  dire  que  sa 
fantaisie  l'a  perdu;  pendant  que  le  prophète  de  Bayretnh,  dogmatisant 
sur  les  barricades  ou  dans  l'antichambre  des  princes,  casque  en  tête  et 
casaque  au  dos,  attroupait  et  faisait  sauter  les  moutons  de  Panurge 
autour  de  sa  théorie,  lui  se  dépensait  en  émotions,  en  enfantillages, 
criant  par-dessus  les  toits  ses  haines  et  ses  admirations,  aimant  fort  sa 
musique  assurément,  mais  sans  exclusivisme,  dédaignant  de  la  wi«a?imer 
et  n'ayant  d'entrailles  que  pour  l'idéal.  Pauvre  Berlioz,  aucun  calice 
d'amertume  ne  lui  fut  épargné  :  vivre  pour  assister  au  triomphe  de  la 
platitude  est  le  sort  réservé  à  tous  les  mortels,  seulement  il  s'en  ren- 
contre dans  le  nombre  que  ce  triste  spectacle  énerve,  afflige  davantage; 
l'auteur  de  la  symphonie  d'Harold,  de  la  Damnation  de  Faust  et  des 
Troyens  eut  ce  privilège,  et  quand  son  heure  enfin  semblait  venue,  quand 
le  siècle  eut  à  couronner  un  initiateur,  ô  justice,  ou  plutôt  ironie  de  la 
destinée,  ce  fut  M.  Richard  Wagner  qui  prit  sa  place! 

Depuis  tantôt  neuf  mois  qu'elle  tient  le  jeu,  la  nouvelle  adminis- 
tration de  l'Opéra- Comique  en  est  à  donner  ses  premiers  gages,  et 
les  bureaux  des  beaux -arts,  toujours  bénévole?  envers  les  directeurs 
qui  ne  remplissent  pas  leurs  cahiers  des  charges,  partent  de  là  pour 
prêcher  confiance  et  patience  aux  députés.  «  L'administration  des  beaux- 
arts,  eu  égard  aux  diflicultés  qu'a  rencontrées  le  directeur  au  début  de 
son  entreprise,  pense  qu'il  est  nécessaire  de  lui  accorder  un  certain 
crédit  et  de  ne  pas  exiger  pour  la  première  année  la  totalité  des  pièces 
nouvelles  exigées  par  le  cahier  des  charges.  »  A  quoi  le  rapport  de  la 
commission  du  budget  vient  de  répondre  sensément  en  conseillant  à  la 
chambre  de  ne  se  prèler  que  dans  une  faible  mesure  à  la  diminution 
de  ces  obligations.  Il  serait  en  effet  trop  facile  de  rendre  ainsi  compte 
à  l'état  des  subventions  qu'il  accorde  «  pour  favoriser  l'interprétation 
des  œuvres  des  jeunes  auteurs.  »  Hélas!  des  jeunes  auteurs,  qui  donc 
s'en  occupe?  On  passe  neuf  mois  à  reprendre  à  la  diable  l'ancien  ré- 
pertoire; puis,  quand  on  a  remis  à  la  scène  Fra  Diavolo,  Zampa,  U 
Pré  aux  Clercs,  Cendrillon^  Lalla-Rouk  et  la  Fête  du  village  voisin,  avec 
une  exécution  dont  la  direction  précédente,  tant  décriée,  se  serait  à 
peine  contentée,  le  premier  jeune  auteur  à  qui  l'on  s'adresse,  c'est 
M.  Gounod. 

Cinq-Mars!  quelle  belle  occasion  pour  discourir  sur  le  roman  d'Alfred 
de  Vigny  et  dire  ce  que  le  temps,  qui  n'épargne  rien,  a  fait  de  cette 
œuvre,  jadis  si  goûtée.  Qu'on  se  rassure,  nous  n'en  abuserons  pas,  car 
c'était  bien  plutôt  à  Paul  Delaroche  et  à  son  art  que  nous  pensions  en 
écoutant  cette  musique.  Qui  ne  se  souvient  de  certains  jolis  cadres  tel- 
lement jumeaux  que,  dès  que  vous  apercevez  l'un,  vous  cherchez  l'autre? 


920  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

L'un  nous  montre  le  cardinal  Mazarin  jouant,  par  procuration,  sa  der- 
nière partie  de  cartes  au  milieu  du  va-et-vient  d'une  camarilla  déjà 
prête  à  s'émanciper  du  moribood,  tandis  que  l'autre  nous  représente 
Richelieu  remontant  le  Rhône  et  traînant  à  la  remorque  Cinq-Mars  et 
De  Thou,  qu'il  mène  au  bourreau  :  rien  de  plus  coquet,  de  plus  mignon 
que  ces  tableaux  dont  le  motif  tragique  disparaît  sous  mille  enjolivures 
d'un  art  foncièrement  petit,  que  sa  médiocrité  condamne  à  ne  jamais  se 
sauver  que  par  les  détails.  Pour  nous  en  tenir  au  Richelieu,  où  trouver 
un  vrai  peintre  qui  n'eût  cherché  à  concentrer  tout  l'intérêt  dans  les 
deux  têtes  du  cardinal  et  de  Cinq-Mars?  Il  y  avait  là  un  sujet,  mais  il 
fallait  le  faire,  grave  nécessité  que  les  maîtres  abordent  joyeusement  et 
que  les  hommes  d'esprit  se  contentent  de  tourner  en  rusant.  Le  tableau 
à  faire,  la  scène  à  faire,  c'est  justement  ce  qu'ils  ne  font  jamais,  épilo- 
gueurs  subtils  et  malins,  s'ainusant  et  vous  amusant  à  côté  de  leur  su- 
jet, n'y  entrant  point.  Que  me  raconte  du  grand  ministre  ce  visage 
flasque  et  bourgeois ,  cet  œil  sans  pensée,  sans  éclair?  Le  cardinal  de 
Richelieu,  ce  bonhomme  emmitouflé  dans  une  souquenille  rouge,  al- 
]on«i  donc,  c'est  Géronte  ramenant  au  logis  son  coquin  de  fils  qui  sort 
rançonné  du  tripot;  Cinq-Mars  a  beau  n'être  qu'un  dadais  présomp- 
tueux, on  ne  se  figure  pas  ce  personnage  allant  à  la  mort  sous  les  traits 
d'un  commis  de  magasin  déguisé  en  grand  seigneur!  Oui,  mais  consi- 
dérez ces  accessoires,  ces  chaioiemens  d'étoffes,  regardez  ces  costumes, 
cette  mise  en  scène,  est-ce  assez  galant,  assez  badin,  comme  toute  cette 
rocaille  vous  tire  l'œil  et  vous  empêche  de  songer  aux  maîtres  :  peinture 
d'opéra  comique,  je  n'y  contredis  pas;  laissez  faire,  l'Opéra-Comique 
saura  bien  quelque  jour  reprendre  ses  droits,  et,  grâce  à  M.  Gounod, 
ce  jour  a  lui. 

Ainsi  qu'on  devait  s'y  attendre,  les  amours  du  jeune  d'Effiat  et  de  la 
princesse  Marie  de  Gonzague  forment  le  nœud  de  l'intrigue;  les  auteurs 
ont  eu  soin  de  nous  informer  par  note  qu'ils  avaient  emprunté  la  partie 
historique  de  leur  drame  aux  mémoires  du  temps.  Je  veux  le  croire, 
mais  ce  dont  je  leur  sais  plus  de  gré,  c'est  d'en  avoir  emprunté  la  cou- 
leur et  le  pathétique  à  Marion  Delorme;  leurs  héros.  Cinq -Mars,  De 
Thou,  sont  des  fantoches  derrière  lesquels  j'entrevois  Didier  et  Saverny, 
et  je  goûte  un  plaisir  délicieux  à  me  réciter  les  vers  de  Victor  Hugo, 
avec  accompagnement  d'un  orchestre, toujours  écrit  de  main  d'artiste. 
J'ignore  quel  sera  le  destin  de  cette  partition  que  le  public  me  paraît 
accueillir  très  froidement,  mais  dans  l'œuvre  si  ondoyante  et  si  diverse 
de  M.  Gounod,  je  ne  connais  rien  de  plus  personnel.  Il  semble  que  ce 
talent  ingénieux  à  l'excès,  habile  à  toutes  les  adaptations,  cet  esprit  tra- 
vaillé de  curiosités  et  de  velléités  sans  nombre  ait  enfin  marqué  sa  li- 
mite. Cette  fois  au  moins  son  sujet  ne  dépassait  pas  sa  puissance.  Vous 
ne  le  sentez  plus  se  débattre  sous  un  dieu  qui  l'opprime  et  l'écrase  de 


REVUE    MUSICALE.  921 

sa  grandeur  :  Scce  deus  venicns  dominabitur  mihl  !  La  musique  de  M.  Gou- 
nod  est  à  son  aise  dans  cette  action  toute  romanesque  et  dont  les  figures 
héroïques,  si  l'on  veut,  ne  s'élevaient  point  jusqu'au  type.  M.  Gounod 
n'est  pas,  comme  Auber,  un  simple  auteur  d'opéras  comiques,  il  a  le 
pressentiment  de  l'idéal,  la  nostalgie  des  hautes  cimes,  malheureuse- 
ment pour  franchir  la  zone  ordinaire,  pour  s'envoler  au-delà  des  coteaux 
modérés,  l'envergure  des  ailes  lui  manque.  A  l'Opéra,  sa  musique  n'em- 
plit point  la  salle,  tandis  qu'au  théâtre  Favart  et  dans  une  pièce  telle 
quelle,  ayant  pour  thème  les  amours  et  la  conspiration  de  M.  le  mar- 
quis de  Cinq-Mars,  l'optique  entièrQ  changera,  et  le  même  style  fin, 
surfin,  cette  même  mélopée  abondante  et  souvent  aqueuse  vous  paraî- 
tront du  Meyerbeer  et  du  Verdi  par  la  simple  diminution  du  cadre  et 
du  sujet.  Je  prends  un  exemple  :  le  chœur  de  la  conjuration  :  Sauvons 
le  roi,  la  noblesse  et  la  France,  avec  ses  gammes  chromatiques  ascen- 
dantes et  descendantes  des  instrumens  à  cordes  et  qui  sur  le  terrain  et 
dans  les  conditions  dont  je  parle  entraîne  l'auditoire  et  l'illusionne. 
Transportons  à  l'Opéra  ce  fameux  vacarme,  vous  verrez  la  larve  dra- 
matique s'évanouir  et  vous  n'aurez  plus  qu'une  manière  de  cantique  du 
père  Lambillutte  très  mirifiquement  orchestré  selon  la  formule  de 
Meyerbeer  :  Sauvons  le  roi,  la  noblesse  et  la  France,  au  nom  du  Sacré- 
Cœur!  Dieu  n)e  garde  de  médire  des  cantiques;  il  en  est  un  au  premier 
acte  d'un  mysticisme  plein  de  douceur  et  d'émotion  :  De  Thou  et  Cinq- 
Mars  ouvrent  un  livre  au  hasard  et  croient  y  lire  leur  horoscope  dans 
la  légende  de  deux  martyrs  qui  marchent  au  supplice  appuyés  l'un 
sur  l'autre  et  dont  le  même  tombeau  recouvre  les  corps  sanglans;  la 
phrase  qui  se  termine  par  un  :  a  ainsi  soit-il  »  d'onction  toute  résignée 
et  chrétienne  reparaît  ensuite  au  dénoùment  et  projette  son  pathétique 
sur  le  fond  sinistre  du  tableau.  C'est  tout  ce  que  contient  de  remar- 
quable cette  entrée  en  matière,  où  se  succèdent  avec  une  monotonie 
désespérante  les  vieilles  ritournelles  de  l'opéra  italien ,  où  l'éternelle 
cavatine  à  la  nuit  resplendissante  prépare  agréablement  l'éternel  duo 
des  adieux.  Le  second  acte,  coupé  en  deux  tableaux,  n'offre  guère  plus 
d'intérêt  musical.  C'était  Dooizetti  tout  à  l'heure,  voici  maintenant  le  tour 
de  Meyerbeer  :  Ah  !  monsieur  le  grand  écuyer,  permettez  que  l'on  vous  sa- 
lue! Comment,  lorsqu'il  existe  cette  scène  exquise  des  amis  de  Nevers 
s'empressant  au-devant  de  Raoul,  un  homme  de  la  valeur  de  M.  Gounod 
consent-il  à  perdre  son  temps  sur  le  même  sujet?  Patience,  nous  ne 
sommes  pas  au  bout.  Après  la  salutation  des  amis,  nous  aurons  l'épisode 
de  la  conjuration,  toujours  comme  dans  les  Huguenots,  Celte  conjura- 
tion mérite  par  exemple  qu'on  s'y  arrête.  La  manière  dont  les  auteurs  du 
drame  l'ont  exposée  nous  ramène  à  Tenfance  de  l'art,  si  ce  n'est  plutôt 
à  l'art  de  l'enfance.  Le  théâtre  ainsi  compris  devient  une  suite  incohé- 
rente de  découpures.  Plus  de  plan,  d'agencement,  ni  de  combinaisons. 


922  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  l'ombre  d'une  idée:  on  taille  à  l'aveui^Iette  en  plein  ronann;  ces 
scènes  grossièrement  détachées,  on  les  écrit  en  prose,  en  vers  plus  sou- 
vent, parce  que  les  mauvais  vers  sont  plus  faciles  à  faire  et  n'ont  pas 
besoin,  comme  le  dialogue  parlé,  qu'on  les  relève  ici  et  là  d'un  mot 
d'e'sprit.  Puis,  cette  besogne  dûment  accomplie,  il  ne  reste  plus  qu'à  se 
procurer  un  musicien.  La  conjuration  de  Cinq-Mars  pousse  entre  le 
premier  et  le  second  acte  sans  que  vous  en  connaissiez  les  tenans  ni  les 
aboutissans.  Le  héros  adore  sa  princesse,  le  cardinal  s'oppose  à  leurs 
amours,  et  quand  Cinq-Mars  commence  à  ne  plus  écouter  que  les  conseils 
de  sa  présomption  et  de  sa  colère,  il  se  trouve  qu'une  conjuration 
chauffe  là  juste  à  point  comme  un  four  chez  le  boulanger.  «  Dis  donc, 
vicomte,  sais-tu  quc,  si  le  grand  écuyer  voulait  entrer  dans  notre  parti 
contre  ce  Richelieu  que  le  ciel  maudisse,  nous  pourrions  espérer  une 
prochaine  victoire?»  N'admirez-vous  pas  ce  langage?  On  se  croirait 
presque  à  Cluny,  et  penser  qu'il  y  a  des  critiques  qui  prétendent  que 
la  tradition  du  bon  vieux  mélodrame  s'en  va!  Le  complot  s'annonce 
donc  sourdement,  mais,  avant  qu'il  éclate,  on  nous  conduit  faire  un 
tour  au  pays  du  Tendre.  La  muse  de  Tauleur  de  Philémon  et  Baucis 
raffole  de  ces  travestissemens  archaïques.  C'eût  été  bien  telle  aventure 
qu'un  peu  de  bucolique  ne  trouvât  place  dans  une  pièce  qui  se  passe 
au  temps  de  VAstrée.  Le  dommage  est  qu'on  en  ait  trop  mis  même 
pour  ceux  qui  se  plaisent  à  ce  genre  de  bagatelles  renouvelées  du  noble 
jeu  de  l'oie.  C'est  décidément  trop  de  petits  soins,  de  bonheur  convoité, 
les  billets  doux  ont  manqué  leur  entrée,  et  les  jolis  vers  n'ayant  point 
jugé  à  propos  dfe  figurer  dans  le  texte  du  poème  eussent  agi  plus  sa- 
gement en  se  laissant  oublier  tout  à  fait. 

Muses,  je  chante,  et  j'ai  près  de  moi  Stésichore, 
Plaute,  Horace,  Ronsard,  d'autres  bergers  encore. 
J'aime,  et  je  suis  Segrais,  qu'on  nomme  aussi  Tircis; 
Nous  sommes  sous  un  liêtro  avec  Virgile  assis, 
Et  cette  clianson  s'est  de  ma  flûte  envolée 
Pendaut  que  mes  troupeaux  paissent  dans  la  vallée, 
Et  que  du  haut  des  cieux  l'astre  éclaire  et  conduit 
La  descente  sacrée  et  sombre  de  la  nuit. 

C'est  le  charme  de  cette  musique  d'éveiller  en  vous  le  souvenir  des 
plus  beaux  vers.  Je  conseille  aux  esprits  délicats  de  s'y  laisser  aller; 
ils  passeront  ainsi  une  soirée  tout  agréable  à  se  réciter  Clarion  De- 
lorme  et  le  Groupe  des  IdyUes,  tandis  que  le  cor,  la  flûie,  le  hautbois  et 
la  clarinette  de  M.  Gounod  enchanteront  les  échos  d'alentour. 

Le  troisième  acte  appartient  à  saint  Hubert. 

Hallali!  chasse  superbe, 

Le  cerf  est  couché  dans  l'herbe! 

Récapitulons  un  peu-,  au  premier  acte,  nous  avons  eu  le  due  des 


REVUE    MUSICALE.  923 

adieux,  comme  dans  la  Lu&ia;  au  second,  la  conjuration  et  le  bal,  comme 
dans  les  Huguenots;  au  troisième,  voici  la  Partie  de  chasse  cVHenn  IV, 
en  attendant  la  prison  du  Trovaiore,  au  quatrième.  Impossible  d'ima- 
giner en  fait  de  ponci/"  quelque  chose  de  mieux  réussi,  de  plus  complet. 
Dans  une  forêt  où  chasse  la  cour  il  y  a  nécessairement,  à  demi  enfouie 
sous  la  verdure,  une  chapelle  où  l'on  se  fiance  :  Ah!  venez,  que  devant 
l'autel,  etc.  Ce  trio  entre  Cinq-Mars,  la  princesse  et  De  Thou,  chaleureu- 
sement traité  à  l'italienne  avec  force  unissons,  et  vous  rappelant  le  Verdi 
de  Nabuceo,  est  suivi  d'un  air  de  basse  d'un  bon  style  qu'entonne  tragi- 
quement le  père  Joseph;  nous  ne  plaisantons  pas,  l'éminence  grise  en 
personne  promenant  à  travers  bois  sa  haine  et  ses  fureurs,  et  termi- 
nant son  prêche  par  ces  paroles  qui  peuvent  avoir  du  vrai,  mais  qu'un 
moine  aussi  intelligent  que  l'était  François  du  Tremblay  ne  va  point  crier 
ainsi  par-dessus  les  arbres  de  la  forêt  de  Saint-Germain  : 

Toute  grandeur  est  fragile 

Que  nous  ne  défendons  pas; 
Comme  une  idole  aux  bases  d'argile 
S'écroule  un  pouvoir  dont  nous  sommes  las. 

Que  veut  dire  ce  nous?  au  nom  de  qui  parle  ce  moine?  d'où  lui  vient 
ce  qu'il  nous  chante  là?  Est-ce  que  par  hasard  celte  partition  de  Cinq- 
Mars  contiendrait  toute  la  question  politique  et  cléricale  du  moment? 
Rapproché  du  chœur  de  la  conjuration  :  Sauvons  le  roi,  la  noblesse  et  la 
France,  relevons  le  trône  et  l'autel!  ce  quatrain  naïf  que  je  viens  de  citer 
l'indiquerait  presque.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  public  n'a  point  répondu  à 
l'invite.  Au  tliéâtre,  il  n'y  a  de  bonne  spéculation  que  celle  qui  repose 
sur  l'intérêt  du  drame  et  de  la  musique.  Le  maniérisme  de  M.  Gounod 
devait  perdre  à  la  longue  beaucoup  de  ses  avantagea,  et  ses  qualités 
plutôt  acquises  que  virtuelles  ont  passé  fleur  aujourd'hui  que  certains 
secrets  sont  divulgués.  On  coquette  avec  le  wagnérisme,  on  manipule 
systématiquement  les  dissonances,  les  retards  harmoniques  et  autres 
produits  chimiques  sortis  de  l'officine  du  Tanhàuser  et  du  Lohengrin, 
mais  cette  mélodie,  cette  harmonie  à  jet  continu ,  toutes  ces  combinai- 
sons qu'un  génie  individuel  ne  vivifie  point  s'usent  bientôt,  et  l'heure 
vient  où  la  nouveauté  d'hier  nous  semble  aussi  démodée,  aussi  vieille 
et  fanée  que  la  cadence  italienne.  Le  public  est  un  Louis  XIII,  il  a  ses 
favoris,  ses  Cinq-Mars,  qu'il  comble,  puis  délaisse,  ne  livrant  l'empire 
qu'aux  seuls  Richelieu,  lesquels  s'appellent  en  musique  Rossini,  Meyer- 
beer,  Verdi,  selon  les  temps. 

L'exécution  trahit  l'état  critique  d'un  théâtre  mal  en  voie  de  forma- 
tion. On  sent  que  tous  ces  élémens  ont  été  racolés  à  la  hâte,  ici  et  là. 
M.  Dereims,  —  un  ténor  qui  gasconne  et  chante  de  la  gorge,  —  arrive  de 
Bruxelles;  M"''  Chevrier,  la  première  chanteuse,  quitte  à  peine  l'école  de 
Buprez,  c'est  dire  sa  jeunesse,  son  inexpérience  et  son  insuffisance.  Il 


924  REVUE    DES    DEtlX    MONDES. 

n'y  a  guère  dans  ce  personnel  que  M"*  Franck-Duvernoy  qui  sache  son 
affaire,  et  celle-là  joue  Marion  Delurrne,  un  rôle  de  second  plan  dont 
elle  trouve  moyen  de  tirer  parii  en  pailletant  de  sa  belle  voix  brillante 
et  déjà  rompue  aux  vocalises  des  chansonnettes  madrigalesques  dignes 
du  pays  où  M.  Lecocq  cueille  sa  Marjolaine.  Mieux  vaudrait  aussi  moins 
s'extasier  à  l'endroit  de  cette  mise  en  scène  d'un  luxe  banal,  cossue, 
attifée,  mais  sans  goût  et  sans  art.  Il  se  peut  que  le  stock  de  soieries 
fût  très  avantageux;  les  costumes,  taillés  à  grands  fracas  dans  cette 
étoffe,  n'habillent  au  demeurant  que  des  comparses  qui  ne  savent  ni 
marcher,  ni  se  tenir.  Où  diantre  ces  gentilshommes  de  la  cour  la  plus 
raffinée  ont-ils  appris  leur  chevalerie?  Vous  voyez  M.  de  Cinq-Mars  ac- 
coster sa  princesse  le  chapeau  sur  la  tête.  Point  n'est  besoin  pourtant 
d'être  un  bien  grand  clerc  en  matière  de  galanterie  pour  se  découvrir 
devant  une  femme,  fût-ce  en  pleine  forêt  de  Saint-Germain,  et  se  sou- 
venir que  le  vainqueur  de  Rocroy,  un  jour  de  pluie,  descendait  de  son 
carrosse  et,  le  chapeau  à  la  main,  faisait  trois  fois  le  tour  de  la  place 
Royale  en  causant  à  la  portière  de  M"«  de  Lenclos. 

Le  Théâtre-Lyrique  s'agite,  et  le  hasard  le  mène,  car  franchement  il 
n'est  guère  possible  de  découvrir  une  ligne  de  conduite  dans  ce  qu'on 
nous  montre  et  de  se  débrouiller  au  milieu  de  ces  programmes  qui  vont 
se  déroulant  à  perte  de  vue  comme  le  catalogue  de  Leporello;  des  grands 
opéras,  des  opéras  comiques  et  jusqu'à  des  opérettes,  il  y  en  a  déjà 
dans  les  magasins  de  quoi  sustenter  le  répertoire  pendant  plus  de  dix 
ans!  Avec  quel  aplomb  et  quel  remue-ménage  on  vous  annonce  tout 
cela!  et  l'administration  supérieure,  toute  favorable,  ajoute  à  la  sub- 
vention un  appoint  généreux  de  60,000  francs  prélevé  sur  les  bénéfices 
de  l'Opéra.  Peut-être,  avant  de  se  montrer  si  coulant  dans  la  question 
des  encouragemens  et  des  récompenses,  eût-il  mieux  valu  attendre  un 
peu  les  résultats.  Sans  doute  PaiU  et  Virginie  est  un  très  grand  succès, 
mais  de  pareils  coups  de  fortune  ne  prouvent  rien,  puisqu'ils  se  produi- 
sent en  quelque  sorte  en  dehors  de  l'économie  du  théâtre  et  par  acci- 
dent. M.  Capoul,  qui  jouait  Paul,  et  M"«  Cécile  Ritter,  qui  joue  Virgi- 
nie, n'appartiennent  pas  au  théâtre,  ce  sont  des  virtuoses  de  passage, 
des  nomades  engagés  pour  une  suite  de  représentations  et  qui  un  beau 
jour  disparaissent  sans  crue  le  théâtre  ait  autrement  bénéficié  de  leur 
présence  et  laissent  le  répertoire  à  la  merci  d'une  troupe  qu'on  ne 
supporterait  pas  en  province.  J'en  atteste  ceux  qui  auront  entre  temps 
assisté  à  l'exécution  de  Giralda,  d'Oberon,  de  Martha,  du  Barbier  de 
Séville. 

Prenons  garde  de  n'encourager  que  le  succès.  Au  lieu  de  se  préoccu-. 
per  de  l'effort  sincère  et  militant,  il  semble  que  notre  sollicitude  n'ait  à 
se  porter   que  sur  la  tentative   qui   réussit  :  nous  récompensons  la 
chance  qui  n'en  a  nul  besoin  et  se  suffit  à  elle-même,  et  l'iniiiative  cou- 
rageuse nous  laisse  froids.  Que  l'Odéon  passe  une  année  à  ne  jouer  que 


REVUE    MUSICALE.  925 

la  Jeunesse  de  Louis  XIV  et  l'année  suivante  à  ne  donner  que  les  Dani- 
chef,  personne  au  inonde  ne  s'en  soucie,  pas  même  le  bureau  des 
beaux-arts,  qui  trouve  assurément  qu'un  théâtre  qui  fait  de  l'argent  ré- 
pond par  cela  seul  à  toutes  les  siipulaiions  de  son  cahier  des  charges. 
D'où  il  suit  que,  Paul  et  Virginie  ayant  fait  de  l'argent  et  beaucoup,  il 
fallait  nécessairement  venir  en  aide  au  Théâtre-Lyrique  et  joindre  un 
appoint  de  60,000  francs  au  total  de  ses  recettes  pour  bien  l'encourager 
à  persévérer  dans  ce  beau  régime  des  troupes  médiocres  et  des  pièces 
à  spectacle  montées  avec  des  étoiles  et  en  vue  du  seul  succès  d'argent. 
Nous  ne  reviendrons  pas  sur  Paul  et  Virginie;  tout  le  monde  aujour- 
d'hui connaît  ce  charmant  ouvrage,  illustration  musicale  exquise  d'un 
chef-d'œuvre  littéraire  que  M.  Victor  Massé  semble  avoir  reproduit  jus- 
que dans  ses  défauts,  qui  sont,  comme  on  sait,  un  peu  de  sensiblerie 
et  de  monotonie.  Peut-être  aussi  conviendrait-il  de  reprocher  à  cette 
mise  en  scène  son  excès  de  couleur  locale  :  M.  Capoul,  par  exemple, 
sous  sa  feuille  de  latauier,  nous  a  toujours  paru  d'un  pittoresque  bien 
enfantin;  qu'un  homme  abordant  la  quarantaine  figure  un  jouvenceau 
de  seize  ans,  le  théâtre  se  prête  assez  volontiers  à  ces  jeux  d'optique, 
mais  il  n'y  faudrait  point  trop  appuyer,  car  si  rien  en  ce  monde  ne  vaut 
la  jeunesse,  rien  par  contre  n'est  plus  insupportable  que  l'afféterie,  le 
maquillage  et  l'exagération  de  la  jeunesse.  Chacun  connaît  la  légende  de 
cette  soubrette  qui  goiîtait  en  cachette  au  flacon  où  sa  maîtresse  buvait 
l'élixir  de  jeunesse  et  qui  un  jour  en  ayant  bu  un  coup  de  trop,  au  lieu 
de  redevenir  jeune,  redevint  bébé.  C'est  l'aventure  de  M.  Capoul,  cette 
jolie  musique  de  Victor  Massé  l'a  comme  grisé  d'eau  de  Jouvence,  et  le 
voilà  jeune  à  l'excès,  trop  jeune  pour  sa  voix,  qui  ne  répond  plus  à  l'air 
de  son  visage.  Peut-être  M.  Capoul  n'a-t-il  en  effet  que  seize  ou  dix- 
sept  ans,  ce  qu'il  y  a  de  certain  c'est  que  sa  voix  en  a  quarante  bien 
sonnés.  Tout  l'art  du  chanteur,  tout  son  artifice,  consiste  maintenant 
à  dérober  au  public  les  défaillances  d'un  organe  dont  il  ne  s'agit  que 
de  mettre  en  valeur  les  derniers  restes.  De  là  une  tension  continue  de 
l'être,  un  effort  incessant  vers  le  mélodrame;  les  veines  du  cou  se  gon- 
flent, et  le  son,  moins  émis,  moins  posé  que  parlé,  n'arrive  au  plein  de  sa 
puissance  que  dans  tels  effets  épisodiques  où  cette  voix  vous  lire  des 
larmes  sans  que  vous  puissiez  vous  rendre  compte  de  votre  émotion.  Ce 
n'est  ni  du  chant  ni  de  la  parole,  mais  c'est  alors  du  pathétique  et  du 
meilleur. 

M"^  Ritter  fait  une  agréable  Virginie.  On  l'a  choisie  pour  sa  jeu- 
nesse et  pour  sa  bonne  grâce  :  comme  vignette,  c'est  exquis,  mais  ce 
n'est  qu'une  vignette,  et  je  crains  que  l'aimable  enfant  n'ait  à  regret- 
ter un  jour  de  s'être  ainsi  prématurément  embarquée.  C'est  quand 
M"*  Ritter  abordera  le  répertoire  qu'elle  s'apercevra  de  l'erreur  qu'elle 
a  commise  en  se  laissant  interrompre  au  milieu  de  ses  classes,  alors 
qu'elle  avait  encore  tant  à  apprendre.  Rien  de  dangereux  pour  un  dé- 


926  REVDfi   DES   DEDX  MONDES. 

but  comme  ces  rôles  faits  à  votre  image;  on  y  réussit  à  l'instant  par  son 
air  de  visage,  par  ses  cheveux  et  toute  sorte  d'inexpériences  adorables, 
de  jolies  choses  dont  le  public  s'émerveille  cette  fois  et  qu'il  vous  re- 
prochera le  lendemain,  vous  renvoyant  à  vos  éiudes.  Christine  Nilsson 
également  ressemblait  à  la  belle  Ophélie;  mais  à  l'époque  où  la  brillante 
Suédoise  quitta  le  Théâtre-Lyrique  pour  l'Opéra,  elle  avait  déjà  pris  rang 
parmi  les  cantatrices,  chanté  la  Reine  de  la  nuit  et  pouvait  se  permettre 
une  folle  escapade,  qu'elle  a  d'ailleurs  fièrement  réparée  depuis;  ceux 
qui  l'ont  entendue  dans  Lohengrin  peuvent  le  dire.  Trois  mois  se  sont 
à  peine  écoulés,  et  déjà  la  distribution  de  Paul  et,  Virginie  a  perdu  son 
plus  vif  attrait.  Aujourd'hui  M.  Capoul  est  à  Londres,  et  c'est  M.  Engel 
qui  lui  succède.  M.  Engel  possède  une  voix  de  ténor  blanche  et  petite  et 
par  momens  point  trop  désagréable.  En  revanche,  il  prononce  mal,  jotie 
de  façon  gauche  et  n'a  pas  l'air  de  se  douter  de  l'art  du  chant.  Vous 
verrez  aussi  qu'avant  peu  M"*  Ritter  sera  remplacée  par  quelque  jolie 
transfuge  de  l'opérette;  il  n'importe,  la  pièce  est  lancée,  et  tout  va  pour 
le  mieux,  puisque  le  public  ne  se  plaint  pas  et  que  l'administration  su- 
périeure, loin  de  traiter  un  tel  système  comme  il  le  mérite,  ne  trouve 
point  assez  d'éloges  et  de  récompenses  à  lui  décerner. 

Parlons  maintenant  du  Timbre  d'argent,  ou  plutôt  parlons  de  M.  Saint- 
Saëns,  car  la  représentation  d'un  ouvrage  dramatique  ne  saurait  jamais 
être  qu'un  épisode  dans  la  carrière  d'un  symphoniste  si  invétéré.  Il  y 
a  en  musique,  comme  en  littérature,  des  écrivains  et  des  hommes  de 
théâtre,  ce  qui  ne  signifie  pas  le  moins  du  monde  que  les  talens  doivent 
subir  certaines  lois  de  délimitation  qu'il  plairait  trop  souvent  au  vul- 
gaire de  leur  imposer.  Vigny,  Musset,  dans  le  passé;  dans  le  présent, 
Jules  Sandeau,  Octave  Feuillet,  ne  sont  point  ce  qu'on  appelle  des  tem- 
péramens  de  théâtre,  et  cela  ne  les  empêche  pas  d'avoir  donné  des  œu- 
vres qui  resteront  à  la  scène;  d'autre  part,  vous  en  citeriez  quelques- 
uns  qui,  à  l'exemple  de  Dumas  fils,  tout  en  restant  fidèles  à  leur  nature, 
savent  être  aux  momens  perdus  des  écrivains  de  race.  Eu  musique, 
même  chassé -croisé,  avec  cette  différence  qu'ici  l'émulation  tendra 
plutôt  de  l'orchestre  à  la  scène,  et  que  pour  vingt  compositeurs  s'éver- 
tuant  à  faire  jouer  des  opéras,  nous  n'en  aurons  pas  deux  s'efforçant 
de  passer  du  théâtre  à  la  symphonie.  C'est  que  le  ihéâtre  réalise  en 
somme  tout  ce  qu'un  musicien  peut  rêver  comme  effets,  et  qu'il  est  en 
outre  parmi  nous  aujourd'hui  le  plus  puissant  moyen  de  fortune.  Éton- 
nez-vous ensuite  que  des  artistes  tels  que  M.  Saint-Saëns  veuillent  en 
tâter,  dussent-ils  même  ne  s'y  point  établir  à  demeure.  Il  faut  que  l'as- 
cendant soit  en  vérité  bien  impérieux  pour  qu'on  se  décide  à  traverser 
de  semblables  épreuves,  toujours  et  si  cruellement  recommençantes,  et 
qu'un  musicien  dont  le  nom  s'impose  à  toutes  les  sociétés  sympho- 
niques  de  la  France  et  de  l'Allemagne  se  résigne  à  rompre  avec  ses 
habitudes,  à  batailler  sans  trêve  ni  merci,  et  contre  les  préjugés  et  la 


REVUE   MUSICALE.  927 

malveillance  des  gens,  et  contre  une  forme  qui  le  gêne  et  que  souvent 
il  désapprouve. 

L'épreuve,  cette  lois,  n'aura  pas  moins  pris  de  dix  ans,  ce  qu'a  duré 
le  siège  de  Troie.  Tant  de  démarches,  de  brigues,  et  pour  quel  résultat, 
justes  dieux,  pour  quel  poème!  A  quelles  extrémités  nos  musiciens  en 
sont-ils  réduits  et  de  quoi  se  nourrissent  les  hommes  de  troupe,  si  les 
chefs  de  colonne  se  doivent  contenter  de  pareils  ragoûts!  Qu'on  ima- 
gine de  vieux  restes  de  Faust,  de  la  Peau  de  chagrin  et  des  Contes  fan- 
tastiques, un  arlequin  de  Goethe,  de  Balzac,  d'Hoffmann,  réchauffé, 
roussi  et  graillonné,  une  diablerie  d'ombres  chinoises  avec  le  dénoùment 
de  Yictorine  ou  la  Nuit  porte  conseil,  servi  au  dessert  en  manière  de 
pièce  montée.  Ce  bienheureux  dénoùment  de  Victorine,  il  a  tant  traîné, 
tant  peiné  sur  les  planches!  Une  action  s'engage,  se  lie,  file  son  nœud, 
puis,  quand  il  s'agic  de  conclure,  l'auteur  vous  dit  ou  vous  chante  ;  C'é- 
tait un  rêve!  Uue  gentille  ouvrière,  à  la  veille  d'épouser  un  brave  gar- 
çon d'ouvrier  comme  elle,  se  couche  la  tête  pleine  d'idées  romanesques; 
tous  les  diables  bleus,  roses  et  verts  de  la  fortune  lui  trottinent  par  la 
cervelle,  le  travail  et  sa  servitude  l'obsèdent;  ce  qu'elle  veut,  c'est  vivre 
et  ne  plus  lutter.  Un  jeune  duc  se  présente,  la  nippe,  l'installe  :  hôtel, 
bijoux,  promenades  au  bois  en  calèche  à  huit  ressorts;  la  noce  dure  ce 
qu'elle  peut,  puis  le  noble  seigneur  passe  à  d'autres  distractions  et  se 
dérobe.  La  pauvre  cigale  de  se  sentir  fort  dépourvue,  l'aigre  bise  com- 
mence à  soufQer,  vient  la  misère;  derrière  elle,  la  honte,  l'escroquerie, 
le  suicide.  A  ce  moment  du  drame,  on  frappe  à  la  porte,  la  jolie  fillette 
se  réveille,  secoue  son  mauvais  rêve  et  n'a  que  le  temps  de  s'habiller 
et  de  vile  courir  épouser  Marcel,  l'honnête  ouvrier.  Remplacez  la  femme 
par  un  homme,  au  lieu  de  Victorine  la  fleuriste,  prenez  l'étudiant  Con- 
rad, vous  aurez  le  Timbre  d'argent,  car  il  est  bien  convenu  qu'au  théâtre 
on  ne  se  donne  plus  désormais  la  peine  d'inventer  rien;  c'est  assez  de 
retaper  le  vieux  et  d'en  faire  du  neuf  au  moyen  d'un  certain  clinquant 
fantasmagorique  rapporté  de  l'étranger.  Mesurons  un  peu  le  chemin 
parcouru  depuis  vingt-cinq  ans  dans  cette  seule  province  de  la  littérature 
oîi  la  musique  dramatique  puise  sa  vie.  Tandis  que  Scribe  et  ceux  de 
son  école  s'ingéniaient  à  créer  des  motifs,  les  librettistes  d'à  présent 
sont  devenus  de  simples  traducteurs  à  la  journée. 

Trois  mois  entiers  ensemble  nous  passâmes, 
Lûmes  beaucoup  et  rien  n'imaginâmes. 

Ces  vers  de  Voltaire  vous  diront  le  secret  des  collaborations  ac- 
tuelles, où  l'on  se  met  à  deux,  à  trois,  pour  travailler  sur  la  pensée 
d'autrui.  «  Il  travailla  toute  sa  vie  sur  le  vers  français,  »  écrivait  La 
Harpe,  parlant  de  Boileau  ;  les  auteurs  en  question  u?ent  leur  vie  à  tra- 
vailler sur  Shakspeare,  sur  Goethe  et  sur  Hoffmann,  à  mettre  en  opé- 
ras Faust,  Hamlet,  Roméo  et  Juliette,  et  les  Contes  fantastiques,-  et  c'est 


928  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

avec  les  rognures  et  les  écorniflures,  c'est  avec  la  limaille  de  ces  chefs- 
d'œuvre  ainsi  travestis  et  mutilés,  qu'ils  fabriquent  ensuite  leurs  œu- 
vres originales.  Cette  pièce  du  Timbre  d'argent,  par  exemple,  ne  se  com- 
pose que  de  souvenirs  et  de  morceaux  ressoudés. 

Vieux  galoDS  de  Rousseau,  défroque  de  Voltaire. 

Il  y  a  là  le  fantôme  d'Hamlet,  le  diable  qui  mène  le  bal,  et  cet  étudiant 
sempiternel  qui  vend  son  âme  pour  les  beaux  yeux  d'une  danseuse.  Et 
le  timbre  d'argent,  que  j'oublie,  talisman  classique  sans  lequel  une 
bonne  féerie  ne  saurait  exister,  et  qui  vient  tout  à  souhait  pour  ratta- 
cher la  Gaîté  nouvelle  à  l'ancienne  où  fut  jadis  représenté  le  Pied  de 
Mouton.  Ce  timbre,  vraiment  incomparable,  frappez  dessus,  et  vos  dé- 
sirs seront  réalisés;  oui,  mais  à  l'instant  même  un  être  cher  à  votre 
cœur  périra,  car  le  diable  se  réserve  le  contre-coup  absolument  comme 
le  Samiel  du  Freischûtz,  qui,  sur  douze  balles,  en  garde  trois  pour  lui. 
Cependant  Conrad  veut  sa  danseuse;  il  est  aimé  pourtant,  ce  jeune 
maniaque,  et  d'une  jolie  fille  qui  ne  demande  qu'à  l'épouser  et  le  rendre 
heureux;  mais  l'irrésistible  attrait  de  sa  danseuse  le  fascine,  il  frappe 
donc  sur  le  timbre,  et  le  père  de  sa  fiancée  tombe  foudroyé.  A  dater  de 
ce  moment  commence  à  se  dérouler  une  série  de  scènes  aboutissant  à 
des  situations  toujours  prévues.  Quand  l'orgie  et  la  bacchanale  ont  mené 
leur  train,  on  nous  offre  un  petit  tableau  de  famille;  enfin  Conrad,  ef- 
frayé, repentant,  cherche  à  rentrer  dans  la  paix  du  ménage;  l'enfer  une 
fois  évoqué  partout  le  réclame,  jusqu'à  ce  que  le  malheureux  héros, 
trouvant  bon  de  mettre  fin  à  cet  assommant  vagabondage  à  travers  tous 
les  chemins  battus  du  mélodrame,  se  décide  à  briser  son  timbre  comme 
Robert  brise  son  rameau,  et  à  s'éveiller  de  son  cauchemar  comme'Victo- 
rine. 

A  là  place  de  M.  Saint-Saëns,  il  me  semble  que  j'eusse  mieux  aimé 
traiter  un  tel  sujet  en  symphonie.  Peut-être  le  musicien  aura-t-il  craint 
de  tomber  dans  les  erremeus  de  la  Symphonie  fantastique,  ce  qui  n'était 
éviter  une  ornière  que  pour  se  laisser  glisser  dans  une  autre.  Est-ce 
bien  sûr  d'ailleurs  que  cet  opéra  du  Timbre  d'argent  ne  soit  point  une 
symphonie?  Ce  qu'on  peut  dire,  c'est  qu'une  main  exercée  et  puissante 
y  gouverne  partout  l'orchestre,  et  que  les  défaillances,  lorsqu'il  s'en 
rencontre,  n'affectent  jamais  l'instrumentation.  Du  côté  de  la  mélodie, 
il  n'en  va  certes  pas  de  même.  A  chaque  instant,  vous  vous  heurtez  à  des 
vulgarités,  à  des  bouts  de  phrase  qu'on  croirait  empruntés  au  répertoire 
de  l'opérette:  chose  étrange  chez  un  esprit  si  peu  enclin  aux  concessions, 
et  qui  pencherait  plutôt  vers  l'obscur  et  le  tourmenté!  Tout  s'explique 
pourtant  par  le  procédé  technique  du  compositeur.  Après  s'être  plongé  à 
fond  dans  la  recherche  de  l'absolu  instrumental,  l'idée  lui  vient  tout  à 
coup  d'éclairer  un  peu  la  matière  et  de  faire  comme  qui  dirait  une  poli- 
tesse aux  honnêtes  gens  en  leur  servant  un  motif  à  leur  guise.  Que  ce 


REVUE   MUSICALE.  929 

motif  soit  ensuite  ce  qu'il  voudra,  le  musicien  ne  s'en  occupe  guère.  Il 
prend  au  hasard  ce  qui  se  présente  :  autant  s'offrent  à  lui  de  mélodies, 
autant  il  eu  saisit,  quitte  à  les  lâcher  toutes,  excepté  une  qui  se  trouve 
très  souvent  être  la  plus  banale  et  la  seule  par  là  capable  de  bien  répondre 
à  son  intention.  J'ai  noté  ainsi  dans  la  seconde  partie  du  Déluge,  un  des 
ouvrages  les  mieux  réussis  de  M.  Saint-Saëns,  le  plus  remarquable  as- 
surément de  ses  oratorios  sous  le  rapport  de  V orchestration,  j'ai  noté, 
dis-je,  une  phrase  échappée  de  la  partition  de  la  Fille  Angot  et  si  ob- 
sédante que  je  me  suis  demandé  s'il  n'y  aurait  pas  moyen  de  lui  donner 
la  volée  comme  au  corbeau  de  l'arche,  en  la  priant  de  ne  pas  revenir. 
On  n'échappe  point  à  la  loi  des  milieux.  Deux  influences  également 
contagieuses  régnent  sur  notre  époque  musicale  :  il  y  a  la  fièvre  de  l'o- 
pérette et  la  folie  de  l'orchestre.  Tous  en  sont  atteints;  mais.  Dieu 
merci,  tous  n'en  meurent  pas,  plusieurs  même  en  vivent  et  fort  habi- 
lement, corrigeant  un  mal  par  l'autre.  Le  bon  public,  qui  veut  être 
amusé,  leur  crie  :  «  Passez-moi  la  mélodie,  et  je  vous  passerai  la  sym- 
phonie. »  La  mélodie!  cette  chose  qu'on  méprise  et  qui  plaît  tant  au 
petit  monde,  oij  la  trouver?  Jadis  c'était  sur  le  Pont-Neuf,  aujourd'hui  on 
va  faire  un  tour  aux  Folies -Dramatiques,  Qu'importe  que  ce  soit  du 
Lecocq  ou  de  l'Hervé,  que  cela  vienne  de  la  Fille  A^igot  ou  du  Petit- 
Faust,  pourvu  que  cela  chante  et  se  trémousse ,  l'artiste  n'est  pas  res- 
ponsable du  mauvais  goût  de  la  foule,  et  quand  vous  réclamez  de  lui 
cette  drogue  en  renom,  il  va  chez  le  marchand  du  coin  plutôt  que  de  la 
composer,  ce  qui  serait  en  désaccord  avec  sa  conscience. 

J'imagine  que  tel  doit  être  le  cas  de  M.  Saint-Saëns  ;  dans  certains 
épisodes  de  son  opéra,  celui  qui  nous  représente  la  loge  de  la  Fiam- 
metta  par  exemple,  cette  musique  facile,  coulante,  toute  en  surface, 
déroge  aux  habitudes  de  l'écrivain,  c'est  de  la  négligence  voulue.  Quel- 
ques-uns ont  attribué  ces  lacunes  à  des  variations  de  style  que  la  simple 
question  de  temps  expliquerait;  chacun  sait  en  effet  les  nombreuses 
transformations  par  lesquelles  a  passé  cet  ouvrtige  écrit  depuis  environ 
dix  ans  et  toujours  ballotté  entre  l'Opéra-Gomique  et  le  Théâtre-Lyrique. 
Néanmoins,  si  j'avais  à  me  prononcer  sur  ces  disparates  d'autant  plus 
étranges  chez  un  musicien  si  haut  monté  en  conviction,  j'en  accuserais 
d'abord  le  poème.  La  meilleure  manière  de  réussir  à  traiter  son  sujet 
c'est  d'y  croire  ;  comment  croire  aux  hallucinations  d'un  cauchemar, 
peindre  au  sérieux  des  ombres  chinoises  et  leur  donner  couleur  de 
vérité?  Le  Scaramouche  d'une  pièce  de  Tieck  s'écrie  à  propos  de  la  scène 
du  spectacle  dans  Hamlet:  a  Avouez  pourtant  que  voilà  qui  est  bizarre; 
nous  sommes,  nous,  les  spectateurs,  et  j'aperçois  sur  le  théâtre  d'autres 
spectateurs  pour  lesquels  on  joue  aussi  la  comédie  !  »  Gela  ressemble  en 
effet  à  ces  boules  d'ivoire  enchevêtrées  les  unes  dans  les  autres,  une 
première  se  creuse  pour  en  contenir  une  seconde,  laquelle  en  renferme 
TOME  XX.  —  1877.  59 


930  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

une  troisième  et  ainsi  de  suite.  Quand,  au  premier  acte  du  Timbre 
d'argent,  le  diable  évoque  l'apparition  de  Circé,  comment  puis-je  croire 
à  cette  évocation,  sachant  d'avance  que  ce  diable  et  cette  Circé  ne  sont 
pas  même  des  figures  de  théâtre  et  n'appartiennent  qu'au  songe?  Or 
ce  que  moi  spectateur  je  me  refuse  à  croire,  pourquoi  l'auleur  le  croi- 
rait-il, et  de  quel  droit  lui  demanderais-je  d'être  convaincu  dans  ce  qu'il 
me  raconte  d'un  pareil  sujet?  Goethe,  écrivant  le  prologue  de  Faust, 
fait  dire  à  son  directeur  de  théâtre  :  a  Plongez  à  pleine  main  dans  le 
vrai  de  la  vie  humaine;  c'est  là  qu'est  la  manière  d'être  intéressant.  » 
Le  fantastique  compris  comme  le  comprend  en  poésie  l'auteur  de  Faust, 
en  musique  l'auteur  du  Freischulz,  ce  fantastique-là  peut  être  mis  au 
théâtre,  car  il  plonge  à  pleine  main  dans  le  vrai  de  la  vie  humaine;  mais 
on  n'habille  pas  en  personnages  de  tragédie  ou  d'opéra  les  illusions  d'un 
cerveau  malade,  et  lorsqu'un  musicien  comme  M.  Saint-Saëns  flotte  au 
milieu  de  ce  vide  et  s'y  laisse  aller  à  la  dérive,  incertain,  défiant,  chan- 
geant de  gamme  à  tout  moment,  je  n'éprouve  aucun  regret  à  lui  repro- 
cher ses  torts  et  ses  méprises,  parce  que  je  sais  qu'il  ne  s'agit  que  d'une 
aventure  dont  pas  un  ne  se  fût  mieux  tiré,  et  que  l'auteur  de  la  Danse 
macabre  et  du  Déluge  ne  lâche  pas  ainsi  ses  convictions. 

Nous  avons  un  Théâtre- Italien;  c'est  peut-être  invraisemblable  ce 
que  j'annonce  là,  mais  on  n'argumente  point  contre  un  fait  qui  s'affirme 
par  de  belles  et  bonnes  recettes  bien  sonnantes.  «Je  marche,  donc 
je  suis.  »  Or  le  Tliéâtre-Italien  marche,  il  a  de  vrais  chanteurs,  une  vraie 
troupe,  un  public  empressé,  chaleureux  et  capable,  comme  autrefois, 
de  s'affectionner  à  la  maison.  Que  ne  peut  le  génie  d'un  maître?  Ce 
Tiiéâtre-ltalien,  —  tout  moderne  et  viable,  —  sera  sorti  de  la  Messe  de 
Verdi.  Teresa  Stolz,  la  Waldmann  et  Masini ,  qui  l'an  passé  vinrent 
l'inaugurer,  avaient,  on  s'en  souvient,  formé  le  trio  de  la  première 
heure.  Cet  hiver,  nous  tenons  l'Albani,  Masini  nous  reste,  et  nous  avons 
un  baryton  à  la  hauteur  du  répertoire.  Ceux  qui  doutent  encore  n'ont 
qu'à  aller  entendre  la  Lucia,  Rigolelto,  la  Sonnanbula,  les  Puritains. 
Masini  n'est  pas  un  Tamberlick,  il  n'entraînera  point  une  salle  entière 
en  disant  :  Morro,  ma  vendicato,  il  ne  soulèvera  pas  d'un  coup  dans 
le  public  de  ces  élans  irrésistibles  d'enthousiasme  qui  vous  empêchent 
de  juger  un  chanteur,  mais  il  vous  charmera  toujours.  Si  compétent 
que  vous  soyez ,  il  vous  satisfait  ;  vous  discuterez  avec  lui  sur  l'ex- 
pression qu'il  croit  être  la  vraie,  mais  vous  ne  nierez  jamais  qu'il 
sache  l'orthographe;  il  parle  sa  langue  correctement,  comme  le  font 
Delaunay  ou  Coquelin  :  c'est  un  artiste,  il  a  toutes  les  qualités  d'un  té- 
nor délicieux  et  constitué  pour  durer  longtemps.  «  On  m'assure  que 
vous  êtes  un  grand  chanteur;  eh  bien,  monsieur,  chantez-moi  une 
gamme  que  je  voie  d'abord  si  vous  possédez  l'instrument  capable 
d'exécuter  tout  ce  qu'il  veut;  ensuite  vous  me  direz  un  air,  et  c'est 
alors  votre  âme  que  j'écouterai.  »  Ce  mot  de  Tosi  en  1740  demeure 


REVUE   MUSICALE.  931 

éternellement  vrai,  et  s'il  nous  semble  aujourd'hui  le  plus  bel  éloge  en 
l'honneur  de  Masini ,  on  le  prendrait  au  contraire  comme  une  épi- 
gramme  sévère  à  l'adresse  de  M"«  Albani,  la  virtuose  du  moment  et  la 
fée  aux  receltes.  Mais  les  plus  belles  ovations  ne  font  rien  à  l'affaire, 
et  puisqu'il  faut  toujours  que  la  critique  reprenne  ses  droits,  autant 
vaut  s'expliquer  tout  de  suite.  Au  Théâtre-Italien,  comme  au  Théâtre- 
Français,  comme  partout,  le  mal  est  dans  la  profonde  ignorance  du  pu- 
blic. Quel  contrôle  attendre  d'une  assemblée  qui  ne  s'y  connaît  pas?  A 
la  rue  Richelieu ,  la  voix  chaude  et  vibrante  d'une  Sarah  Bernhardt, 
l'accentuation  puissante  et  sonore  d'un  Mounet-Sully,  vont  souvent  suf- 
fire pour  donner  je  ne  sais  quelle  fausse  apparence  de  poésie  à  des  vers 
plats  et  détestables,  et  c'est  encore  cette  simple  fascination  du  timbre 
qui  dans  le  théâtre  du  chant  par  excellence ,  à  Ventadour,  donnera 
le  change  sur  la  valeur  d'une  cantatrice.  Il  y  a  chez  l' Albani  l'étoffe 
d'une  belle  voix,  il  n'y  a  point  une  voix  faite  et  capable  de  tout  chan- 
ter. Elle  a  des  notes  pures,  justes,  cristallines,  adorablement  jeunes 
surtout;  mais  ce  ne  sont  que  des  notes  isolées,  dont  elle  use  et  abuse 
à  tout  propos,  des  notes  qu'elle  ne  lâche  plus  quand  une  fois  elle  leg 
tient.  Poser  une  phrase,  en  dessiner  le  contour  musical,  est  un  art 
qu'elle  ignore  complètement.  Ni  rhythme,  ni  mesure,  ni  proportion, 
une  manière  de  vocaliser  déplorable,  toujours  sautillante,  une  succes- 
sion ininterrompue  de  staccati  qui  finit  par  vous  agacer.  Il  faut  que 
cette  éducation  ait  été  négligée  dans  le  principe.  On  aura  voulu  paraître 
avant  d'être,  chose,  hélas  1  trop  fréquente  en  ce  temps  de  fleurs  hâtives 
et  de  fruits  prématurés.  Initiée  aux  secrets  du  style  et  du  chant  large, 
elle  eût  peut-être  atteint  aux  résultats  les  plus  splendides;  telle  qu'elle 
est,  froide  et  brillante  comme  l'acier,  elle  obtient  des  effets  de  virtuo- 
sité pure  et  simple,  et  qui  ne  prouvent  rien.  L'expression  peut  varier 
selon  le  goût  et  le  tempérament  de  l'artiste,  mais  les  valeurs  veulent 
être  respectées;  qu'on  chante  fort  ou  piano,  plus  lentement  ou  plus 
vite,  les  proportions  doivent  être  maintenues,  les  mots  ont  droit  à  leur 
place,  «  il  faut,  ainsi  que  jadis  écrivait  M.  Villemain,  que  ce  que  vous 
dites  soit  de  langue  humaine.  »  Mettons  que  ce  que  nous  chante  aujour- 
d'hui M"'  Albani  soit  de  langue  d'oiseau  et  tiifchons,  après  avoir  fait  nos 
réserves,  d'imiter  le  public,  qui  très  galamment  s'y  laisse  prendre. 

Voltaire  parle  d'une  princesse  malencontreuse  qui  fut  sa  vie  durant 
prisonnière  d'un  nécromancien.  La  Françoise  de  Rimini  de  M.  Thomas 
n'est  pas  encore  sortie  du  royaume  des  idées  que  déjà  les  bruits  les 
plus  extravagans  circulent  sur  son  compte.  A  croire  ce  que  les  chroni- 
queurs nous  débitent,  cette  princesse  malencontreuse  ne  songerait  qu'à 
s'évader  de  l'Opéra  pour  aller,  grâce  aux  sortilèges  du  nécroman  Tho- 
mas, figurer  à  Londres  sous  les  traits  de  la  blonde  Nilsson.  Il  est  certain 
qu'après  l'aventure  de  son  Hamlet,  dont  la  belle  Suédoise  dans  Ophélie 
fit  tout  le  succès,  l'auteur  du  Caïd  et  de  Mina  doit  singulièrement  aimer 


932  RETUE   DES    DEUX   MONDES, 

à  caresser  un  pareil  rêve.  L'Ophélie  de  Shakspeare  et  la  Francesca  de 
l'épisode  dantesque  sont  deux  personnes  ne  se  ressemblant  guère;  mais 
qui  a  joué  Tune  peut  bien  jouer  l'autre,  et  comme  l'important  est  de 
réussir,  il  va  de  soi  qu'on  doublerait  ses  chances  en  couvrant  la  mar- 
chandise d'un  de  ces  noms  de  cantatrice  qui  font  des  miracles  et  changent 
en  or  pur  le  plomb  le  plus  vil.  Sans  prendre  la  peine  de  discuter  ces 
bruits  au  fond  desquels  il  n'y  a  peut-être  rien  de  vrai,  du  moins  est-il 
permis  de  déplorer  à  leur  sujet  cette  manie  dont  les  musiciens  d'au- 
jourd'hui sont  travaillés  et  qui  consiste  à  ne  savoir  jamais  se  contenter 
des  artistes  qu'un  théâtre  met  à  leur  disposition.  Qu'un  Meyerbeer  ait 
eu  trop  souvent  de  ces  caprices,  on  le  regrette  ;  mais  ce  n'est  pas  une 
raison  pour  qu'un  tel  abus  se  produise  sur  tous  les  degrés  de  l'é- 
chelle. D'ailleurs  est-ce  qu'au  temps  des  Nourrit,  des  Levasseur  et  des 
Falcon,  Meyerbeer  réclamait  des  étoiles?  Avec  qui  furent  montés  les 
Huguenots,  sinon  avec  les  chanteurs  ordinaires?  Le  mal  aujourd'hui  vient 
des  directeurs  qui  ne  savent  pas  se  montrer  intraitables,  peut-être  parce 
qu'ils  ne  se  sentent  point,  eux,  sans  reproche.  Ayez  donc  une  troupe 
solide,  homogène,  et  moquez-vous  du  reste.  Renforcé  de  deux  Ou  trois 
sujets,  l'ensemble  de  l'Opéra  pourrait  devenir  excellent;  pouî"  le  mo- 
ment il  y  a  des  vides  :  M.  Faure  n'est  pas  remplacé,  et  dans  Robert  le 
Diable  l'absence  d'un  Bertram,  d'un  Levasseur,  se  fait  trop  remarquer. 
Mais  du  côté  des  femmes,  M"*  Krauss  conduit  haut  la  main  le  répertoire; 
elle  s'impose,  marche  en  tête,  et  les  autres  n'ont  qu'à  la  suivre.  Je  ne 
sache  pas  qu'avant  de  donner  à  l'Opéra  son  Roi  de  Lahore,  qu'on  répète  à 
cette  heure,  M.  Massenet  ait  demandé  d'avoir  pour  ténor  M.  Nicolini  et  la 
Patti  pour  soprano.  C'est  tout  simplement  M"''  de  Reszké,  une  pension- 
naire de  la  maison,  qui  chante  le  rôle  comme  elle  chantait  hier  la  Juive 
et  comme  elle  chantera  demain  Valentine.  Pourquoi  dès  lors  les  autres 
bouderaient-ils  à  cet  ordinaire,  pourquoi  ce  dont  le  répertoire  et  les 
jeunes  se  contentent  ne  suffirait-il  pas  aux  vétérans? 

La  reprise  de  Robert  le  Diable  aura  presque  subvenu  seule  cet  hiver  à 
l'étonnante  fortune  de  l'Opéra.  Ainsi, se  trouve  reconstitué  dans  la  nou- 
velle salle  à  peu  près  tout  le  répertoire.  Il  n'y  manque  plus  maintenant 
que  l'Africaine  et  la  Muette,  décidément  reléguée  à  l'écart  comme  ayant 
trop  servi  aux  fanfaronnes  démonstrations  de  1 870.  On  se  souvient  du  pi- 
teux état  de  délabrement  où  le  chef-d'œuvre  de  Meyerbeer  avait  fini  par 
tomber  rue  Le  Peletier;  les  décors,  effacés,  râpés,  élimés,  suaient  la 
misère  ;  les  costumes  fripés  montraient  la  tache  d'huile,  et  l'exécution 
était  à  l'avenant  :  chœurs,  orchestre,  chanteurs  battaient  la  campagne, 
chacun  tirant  de  son  côté,  et  quels  mouvemens!  un  éternel  rolen- 
tando  avec  des  soubresauts  spasmodiques  de  dormeur  éveillé.  Ce  que 
vous  perceviez  n'avait  plus  de  sens,  ces  notes,  voletant,  tourbillonnant 
dans  le  vide  à  vos  oreilles,  ne  vous  semblaient  plus  que  les  molécules 
désagrégées  de  la  partition,  et  le  public,  toujours  facile  et  corvéable  à 


TxEVUE   MUSICALE.  933 

merci,  ne  manifestait  point  d'impatience,  répondant  à  ceux  qui  se  plai- 
gnaient trop  fort  :  «  Cela  pourrait  aller  plus  mal,  et  d'ailleurs,  puisque 
tout  change  en  ce  bas  monde,  peut-être  bien  que  cela  aussi  chan- 
gera. »  Il  n'aura  fallu  rien  moins  que  l'incendie  pour  amener  la  fin 
d'un  pareil  état  de  choses,  et  c'est  en  ce  sens  que  les  pires  catastro- 
phes ont  parfois  du  bon.  Robert  le  Diable  revit  aujourd'hui  d'une  vie  nou- 
velle; vous  ne  le  reconnaîtriez  pas  :  la  musique  profite  à  son  tour  des 
splendeurs  de  cette  mise  en  scène.  Étouffée  jadis  sous  la  poussière  et 
les  décombres,  elle  emprunte  aux  circonstances  une  sorte  de  merveil- 
leux rajeunissement.  Les  passages  démodés  se  perdent  dans  le  mouve- 
ment, et  l'éclat  de  la  fête  et  les  beautés  du  troisième  acte  et  du  cin- 
quième gagnent  à  la  magnificence  du  spectacle.  Du  côté  de  l'exécution 
comme  pour  le  matériel,  tout  est  reconstitué;  l'émulation  va  de  l'un  à 
l'autre,  c'est  à  qui  ne  commettra  pas  de  faute,  et  Gabrielle  Krauss  fait 
une  Alice  rayonnante  d'inspiration.  —  A  quelques  jours  de  distance, 
j'ai  revu  le  Prophète,  également  remis  à  la  scène  avec  pompe,  et  je  m'y 
suis  fort  ennuyé.  Cette  partition  éclate  de  beautés,  l'acte  de  la  cathé- 
drale est  peut-être  la  page  la  plus  splendide  que  Meyerbeer  ait  écrite; 
mais  ces  beautés  sont  plus  musicales  que  dramatiques,  elles  sont  (Tordre 
spécifique,  comme  dirait  un  Allemand.  Si  l'on  excepte  cette  grande  ligure 
de  la  mère  égarée  dans  une  cohue  d'imbéciles  et  de  sacripans,  ce  drame- 
là  n'a  rien  d'humain.  C'est  du  spectacle  pour  le  spectacle,  et  souvent 
aussi  de  la  musique  pour  la  musique.  Mérimée  a  cent  fois  raison;  au 
théâtre,  il  n'y  a  que  l'anecdote  qui  compte.  La  Saint-Barthélémy  même 
ne  suffirait  point  pour  nous  intéresser  si  les  personnages  qui  se  déta- 
chent sur  le  fond  du  tableau,  —  Valentine,  Raoul ,  Saint-Bris,  Nevers, 
Marcel,  la  reine  Marguerite,  —  ne  vivaient  d'une  vie  personnelle,  idéale 
à  la  fois  et  réelle,  intense  et  typique.  Mais  qui  voulez-vous  qui  s'inté- 
resse à  ces  querelles  de  burgraves  et  d'anabaptistes?  Ce  Jean  de  Leyde, 
à  qui  trois  corbeaux  de  passage  viennent  souffler  aux  oreilles  qu'il  est  le 
fils  de  Dieu,  n'est  qu'un  niais  dont  la  momerie  vous  assomme  et  donl 
le  ridicule  contrarie  à  chaque  instant  le  caractère  imposant  et  superbe 
des  situations.  Entre  ce  héros  burlesque  et  tout  ce  solennel  sympho- 
nique,  il  n'y  a  pas  de  proportion,  c'est  trop  de  cérémonial  pour  un  pa- 
reil sire.  La  seule  figure  sympathique  reste  donc  Fidès;  comme  ces 
Pieta  de  Michel-Ange,  qui  pourraient  servir  de  caryatides  à  l'entablement 
d'un  édifice,  la  mère  de  Jean  de  Leyde  porte  tout  l'opéra  sur  ses 
épaules.  Au  temps  de  Pauline  Viardot,  c'était  ainsi.  Je  ne  crois  pas  que 
Meyerbeer  ait  jamais  pris  mesure  plus  exacte,  plus  savante,  d'une  can- 
tatrice; tout  ce  que  cette  organisation  géniale  avait  de  particulier,  d'ex- 
ceptionnel, fut  merveilleusement  utilisé;  quant  aux  résultats  obtenus, 
demandez-en  le  souvenir  à  ceux  qui  assistèrent  aux  premières  représen- 
tations du  Prophète,  et  n'ont  pu  oublier  ni  le  relief  sculptural  imprimé 
à  l'ensemble  du  rôle,  ni  l'expression  partout  juste  et  sincère  du  senti- 


934  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ment  musical.  Le  malheur  veut  que  la  plupart  du  temps  ces  rôles  dispa- 
raissent avec  la  grande  artiste  sur  le  patron  de  laquelle  ils  furent  créés, 
et  comme  ils  sont  le  ressort  ouvrier  de  l't  xécuiion,  eux  partis,  tout  se 
détraque.  On  ne  badine  point  avec  le  sublime:  ôîez  à  Fidès  son  carac- 
tère épique,  ramenez  le  type  à  des  proportions  vulgaires,  et  vous 
avez  une  bonne  femme  qui  loue  des  chaises  dans  une  église.  La  Fidès 
du  moment  ne  vaut  ni  plus  ni  moins  que  ses  devancières;  telle  était 
M'"*  Gueymard,  telle  est  M"«  Bloch,  point  d'art,  de  chaleur,  d'émotion  : 
une  leçon  apprise  et  répétée  sans  conviction,  la  routine  du  théâtre  pure 
et  simple.  Depuis  environ  dix  ans  qu'elle  est  à  TOpéra,  W^'  Bloch  n'a 
jamais  progressé.  Elle  y  reste,  les  contraltos  sont  rares  :  sint  ut  sunt. 

Il  s'en  rencontre  pourtant,  et  le  Théâtre-Lyrique  en  possède  un.  Le 
succès  de  M'"^  Engalli  dans  Poulet  Virginie  ne  nous  aveugle  pas  sur  ses 
défauts;  là  encore  il  y  a  une  voix,  disons  mieux,  un  tissu  vocal  qui,  le  tra- 
vail aidant,  pourrait  arriver  à  quelque  chose.  Les  sons  graves  ont  de  la 
force,  mais  sans  ampleur,  et  déjà  commencent  à  s'érailler  par  la  violence 
de  l'émission;  le  médium  est  faible,  l'attaque  de  la  note  incertaine,  l'accent 
manque.  On  s'imagine  que  le  grand  secret  d'imprimer  de  l'accent  à  la 
phrase  consiste  à  pousser  vigoureusement  la  voix  en  dehors.  Cela  s'appelle 
faire  la  grosse  voix  et  n'a  rien  de  commun  avec  l'accent,  qui,  loin  d'exiger 
tant  d'efforts,  trouve  moyen  de  marquer  sa  trace  dans  les  pianissimo  les 
plus  estompés,  les  plus  nuageux.  La  voix  de  M'"^  Engalli  pèche  aussi  par 
le  timbre,  défaut  bien  regrettable  chez  un  contralto;  mais  le  timbre 
c'est  le  don,  c'est  le  charme.  On  peut  être  un  très  grand  chanteur  et 
n'avoir  qu'une  voix  d'un  timbre  ordinaire.  Tamberlick  n'avait  pas  ce  don 
et  compte  cependant  parmi  les  illustres;  d'autre  part,  Masini,  qui  n'est 
point  un  Tamberlick,  trouve  dans  son  timbre  un  moyen  de  souveraine 
séduction.  Tiut  ceci  n'empêche  pas  iM"^  Engalli  de  chanter  délicieuse- 
ment sa  chanson  de  Paul  et  Virginie.  Même  détachée  de  la  partition  et  de 
son  milieu  pittoresque,  cette  charmante  mélodie  conserve  sa  fraîcheur 
poétique.  Je  l'entendais  l'autre  soir  succéder  à  des  strophes  de  Victor 
Hugo  et  de  Musstt;  rien  de  plus  harmonieux  que  ce  motif  imprégné  des 
paifums  de  la  savane  flottant  ainsi  et  gazouillant  dans  une  atmosphère 
encore  toute  vibrante  du  ihythme  des  beaux  vers  :  chansoa  d'oiseau 
dans  une  nuit  de  mai.  Qu'un  ministre  de  l'instruction  publique  et  des 
beaux-arts,  homme  de  goût  et  c4'esprit,  ait  chez  lui  la  Comédie  et 
l'Opéra,  on  ne  saurait  s'en  étonner;  mais  dans  ces  sortes  de  réunions, 
il  n'y  a  pas  seulement  ceux  qui  écoutent,  il  y  a  aussi  ceux  qui  viennent 
pour  rendre  hommage  au  maître  et  à  la  maîtresse  de  la  maison,  et  c'est 
de  ce  côté  qu'il  faut  maintenant  regarder  au  ministère  de  l'instruction 
publique,  terrain  de  conciliation  où  tous  les  partis  se  rencontrent. 

F.  DE  Lagenevais. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  avril  1877. 

La  politique  du  jour  est  féconde  en  surprises.  Surprise  dans  les  affaires 
orientales  par  la  précipitation  des  événemens!  surprise  à  Berlin  par 
réclipse  momentanée  de  M.  de  Bismarck  en  pleine  crise  diplomatique 
de  l'Europe!  Ainsi  les  coups  de  théâtre  se  succèdent,  l'un  jeté  brusque- 
ment comme  une  énigme  à  la  curiosité  universelle,  l'autre  mettant  plus 
que  jamais  à  nu  le  trouble  de  la  politique  générale,  dévoilant  dans  sa 
gravité  la  situation  du  moment. 

Autrefois  lord  Paimerston  parlait  avec  sa  liberté  humoristique  de  ces 
printemps  qui  débutent  comme  des  lions  prêts  à  se  déchaîner.  Le  cours 
des  choses  semble  nous  ramener  à  un  de  ces  printemps;  celui-ci  dé- 
bute à  peine,  et  de  tout  ce  qu'on  a  fait  récemment,  de  ce  qu'on  a  eu 
l'intention  de  faire  pnur  la  paix,  de  ce  voyage  accompli  le  mois  dernier 
avec  une  certaine  ostentation  par  le  général  Ignatief  à  la  recherche  d'un 
acte  de  conciliaiion  européenne,  voilà  ce  qui  reste  :  une  déception, 
peut-être  un  préliminaire  de  guerre  sous  la  forme  d'un  protocole  inutile , 
menacé  déjà  d'être  emporté  par  les  événemens  avant  d'avoir  été  une 
réalité  sérieuse.  C'est  en  effet  l'étrange  fortune  de  ce  malheureux  pro- 
tocole du  31  mars,  si  péniblement  conquis,  de  n'avoir  été  qu'un  grand 
espoir,  de  n'avoir  eu  une  certaine  importance  qu'avant  d'être  connu, 
tant  qu'on  travaillait  à  le  mettre  au  monde,  et  de  s'être  pour  ainsi  dire 
évanoui  dans  son  insignifiance  ou  son  inefficacité  le  jour  où  il  a  été 
connu.  Jusqu'au  dernier  moment,  il  a  pu  être  considéré  comme  un  gage 
de  paix,  cojime  l'expression  laborieusement  combinée  de  l'accord  de 
l'Europe,  et  les  peines  mêmes  qu'il  coûtait  entretenaient  la  confiance. 
Lorsqu'il  a  été  divulgué  avec  les  supplémens  et  les  commentaires,  on 
s'est  aperçu  aussitôt  que  la  diplomatie  s'était  donné  beaucoup  de  mou- 
vement pour  une  médiocre  victoire,  qu'il  n'y  avait  rien  de  changé,  que 
la  situation  en  un  mot  restait  ce  qu'elle  était,  —  avec  cette  aggravation 


936  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

qui  résulte  toujours  d'un  grand  effort  infructueux.  Par  le  fait,  le  protocole 
du  31  mars,  manifestation  de  bonne  volonté  assurément,  mais  en  même 
temps  œuvre  C(?ntradictoire  d'une  diplomatie  embarrassée  et  incohé- 
rente, n'aura  été  qu'une  démonstration  vaine,  un  expédient  bon  tout  au 
plus  à  clore  par  une  apparence  de  dénoûment  une  négociation  inextri- 
cable, à  pallier  le  conflit  des  politiques  en  laissant  la  carrière  ouverte 
à  l'imprévu. 

Maintenir  l'action  commune  telle  qu'elle  a  été  à  peu  près  établie  dans 
la  conférence  de  Constantinople ,  organiser  la  pression  morale  sur  la 
Porte  ottomane  sans  la  réduire  à  une  résistance  d'orgueil  national,  ga- 
rantir dès  ce  moment  la  paix  par  le  désarmement  de  la  Turquie  et  de 
la  Russie,  prévenir  les  conflits  séparés  par  l'affirmation  nouvelle  du  ca- 
ractère européen  de  la  question  d'Orient,  c'était  là  évidemment  l'objet 
de  cette  négociation  poursuivie  pendant  plus  d'un  mois.  Qu'a-t-on  fait 
cependant?  Le  protocole  du  31  mars  répond  sans  doute  jusqu'à  un  cer- 
tain point  à  la  pensée  commune.  Les  puissances  «  reconnaissent  que  le 
moyen  le  plus  sûr  d'atteindre  le  but  qu'elles  se  sont  proposé  est  de 
maintenir  avant  tout  l'entente  si  heureusement  établie  entre  elles  et 
d'affirmer  de  nouveau  ensemble  l'intérêt  commun  qu'elles  prennent  à 
l'amélioration  du  sort  des  populations  chrétiennes  de  la  Turquie.  »  Elles 
attestent  immédiatement  cette  pensée  d'action  collective  en  engageant 
la  Turquie  à  se  hâter  de  signer  la  paix  avec  le  Monténégro  comme  elle 
l'a  signée  avec  la  Serbie,  fût-ce  au  prix  d'une  concession  de  territoire. 
Elles  invitent  la  Porte  à  désarmer,  «  à  proGter  de  l'apaisement  actuel 
pour  appliquer  avec  énergie  les  mesures  destinées  à  apporter  à  la  con- 
dition des  populations  chrétiennes  l'amélioration  effective  unanimement 
réclamée  comme  indispensable  à  la  tranquillité  de  l'Europe...  »  Elles 
rappellent  ces  réformes  que  la  Porte  n'a  point  refusé  d'accepter,  «  sauf 
à  les  appliquer  elle-même.  »  Enfin  les  puissances,  en  maintenant  leur 
droit  de  veiller  à  la  façon  dont  les  promesses  du  gouvernement  ottoman 
seront  exécutées,  se  réservent,  si  leur  espoir  était  encore  une  fois  déçu, 
«  d'aviser  en  commun  aux  moyens  qu'elles  jugeront  les  plus  propres  à 
assurer  le  bien-être  des  populations  chrétiennes  et  les  intérêts  de  la  paix 
générale.  »  Jusque-là  le  protocole  du  31  mars  n'a  rien  que  d'inoffensif 
et  de  pacifique.  C'est  une  sorte  d'acte  conservatoire  accompli  par  des 
puissances  civilisées;  mais  voici  le  supplément,  le  terrible  post-scriptum 
où  se  cache  toujours  la  véritable  pensée. 

Le  post-scriptum  significatif  ou  plutôt  les  post-scriptum  de  l'acte  du 
31  mars,  ce  sont  les  déclarations  qui  l'accompagnent.  Au  moment  où  l'on 
croit  tout  fini  survient  aussitôt  la  Russie  commentant  le  protocole,  pre- 
nant une  position  avancée  dans  l'œuvre  collective,  déclarant  pour  sa 
part  d'une  manière  impérieuse  qu'elle  ne  pourra  consentir  à  désarmer 
qu'à  des  conditions  dont  elle  est  juge  :  si  la  paix  avec  le  Monténégro  est 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  937 

d'abord  conclue,  si  la  Porte  accepte  les  conseils  de  l'Europe  et  entre- 
prend sérieusement  les  réformes  mentionnées  dans  le  protocole,  si  elle 
envoie  à  Saint-Pétersbourg  un  délégué  spécial  pour  traiter  du  désarme- 
ment, si  des  massacres  pareils  à  ceux  qui  ont  ensanglanté  la  Bulgarie 
ne  se  reuouvellt^nt  pas.  La  phrase  est  curieuse  et  trop  évidemment 
elliptique  pour  n'être  pas  calculée,  car  la  diplomatie  russe  est  la  plus 
habile  à  manier  la  langue  française.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  clair,  c'est  que 
la  Russie  reprend  par  sa  déclaration  tout  ce  qu'elle  semble  accorder  par 
le  protocole.  L'Angleterre,  de  son  côté,  tient  a  bien  constater  qu'elle  n'a 
donné  sa  signature  que  dans  l'intérêt  de  la  paix  européenne,  «  que  dans 
le  cas  où  le  but  qu'on  s'est  proposé  ne  serait  pas  atteint,  notamment  le 
désarmement  réciproque  de  la  Russie  et  de  la  Turquie  et  la  conclusion 
de  la  paix  entre  les  deux  puissances,  le  protocole  serait  considéré 
comme  nul  et  non  avenu.  »  En  d'autres  termes,  la  Russie  déclare  que,  si 
les  conditions  qu'elle  met  en  avant  dans  son  interprétation  du  protocole 
ne  se  réalisent  pas,  elle  garde  toute  liberté,  même  la  liberté  de  la  guerre. 
L'Angleterre  déclare  à  son  tour  que,  si  la  paix  n'est  pas  maintenue,  le 
protocole  cesse  d'avoir  sa  raison  d'être  et  n'existe  plus.  Rien  n'est  plus 
évident,  la  diplomatie  n'a  pas  pu  se  dissimuler  que  ce  qu'elle  avait  l'air 
de  faire  d'une  main,  elle  le  défaisait  de  l'autre;  elle  s'est  donné  la  sa- 
tisfaction d'une  tentative  inutile. 

Qu'en  est-il  résulté?  A  peine  le  protocole  et  les  annexes  qui  le  complè- 
tent ont-ils  été  mis  au  jour,  l'incohérence  a  éclaté.  Entre  la  Russie  s'ar- 
mant  de  la  délibération  nouvelle  de  l'Europe,  allant  de  l'avant  comme  si 
rien  n'était,  et  l'Angleterre  se  retranchant  dans  sa  réserve,  la  Porte  a 
résisté.  Elle  a  visiblement  résisté  moins  au  protocole  lui-même  qu'aux 
interprétations,  aux  significations  hautaines  de  la  Russie.  Atteinte  dans 
ses  intérêts  d'indépendance  comme  dans  son  orgueil,  à  demi  rassurée 
ou  éclairée  par  la  discordance  évidente  des  politiques,  elle  a  pu  tout 
refuser,  et  ce  qu'on  a  fait  pour  la  paix  est  peut-être  ce  qui  a  le  plus 
servi  à  précipiter  la  guerre  en  fermant  la  dernière  issue  de  négociation, 
en  laissant  Turcs  et  Russes  en  présence  devant  l'Europe  attentive,  dé- 
concertée et  inquiète.  Voilà  où  nous  en  sommes!  La  diplomatie  n'a  peut- 
être  pas  fait  une  brillante  campagne,  et  ce  n'est  pas  la  première  fois 
qu'elle  n'aura  pas  réussi  à  faire  tomber  les  armes  des  mains  de  ceux 
qui  ont  envie  de  s'en  servir;  ce  n'est  pas  non  plus  la  première  fois 
qu'elle  se  sera  engagée  sans  trop  savoir  où  elle  allait. 

La  vérité  est  que,  par  le  caractère  qu'elle  a  pris  depuis  six  mois  sur- 
tout, cette  question  d'Orient  est  devenue  une  impossibilité,  et  qu'au 
point  où  en  sont  arrivées  les  choses  dans  ces  derniers  temps,  le  proto- 
cole du  31  mars  ne  pouvait  plus  aboutir,  parce  qu'on  est  en  dehors  de 
la  réalité ,  parce  qu'on  s'est  accoutumé  à  traiter  de  la  Turquie  sans  les 
Turcs,  Assurément,  les  Turcs  sont  souvent  un  étrange  embarras,  ils  don- 


938  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

nent  à  l'Europe  toute  sorte  de  griefs  par  leurs  banqueroutes,  par  l'anar- 
chie et  l'impuissance  de  leur  administration,  par  les  misères  des  popu- 
lations cliréiiennes  placées  sous  leur  domination,  par  les  massacres, 
offensans  pour  rhumaniié  et  pour  la  civilisation,  qu'ils  ont  laissé  s'ac- 
complir. Ils  légitiment  toutes  les  sévérités  et  les  réclamations,  qui  ne 
leur  sont  pas  épargnées;  mais  enfin  ces  Turcs  existent,  on  n'a  pas 
trouvé  encore  le  moyen  de  les  supprimer.  Même  avec  leurs  vices  de  dé- 
cadence, ils  ont  gardé  une  vieille  sève  qui  s'est  déployée  récemment 
dans  la  guerre  comme  dans  la  diplomatie  ;  ils  ont  tenu  lête  à  toutes  les 
difficultés,  à  toutes  les  agressions,  et,  comme  si  l'excès  du  mal  ctaitpour 
eux  un  stimulant  salutaire,  les  Turcs  les  plus  éclairés  sont  aujourd'hui 
les  premiers  à  sentir,  à  reconnaître  la  pressante  nécessité  de  réformes 
profondes  dans  l'empire.  Ce  parlement  qui  est  réuni  à  Gonstantinople, 
et  où  il  y  a  eu  déjà  des  manifestations  de  talens  imprévus,  ce  parle- 
ment, fût-il  une  création  un  peu  factice,  n'est  pas  moins  un  symptôme 
de  ces  velléités  réformatrices.  Toute  la  question  pour  TOccident  est 
de  savoir  si  la  meilleure  politique  est  d'aider  moralement,  pacifique- 
ment à  ce  travail  de  réorganisation  qui  avec  le  temps  peut  devenir  une 
solution,  ou  de  procéder  par  les  armes,  par  les  «  moyens  coercitifs,  n 
par  les  occupations  militaires.  Ce  qui  serait  dans  tous  les  cas  la  plus 
dangereuse,  la  plus  inefficace  des  politiques,  ce  serait  de  reconnaître 
que  l'intégrité  indépendante  de  l'empire  ottoman  est  un  intérêt  euro- 
péen, et  de  se  laisser  aller  à  un  système  incessant  d'interventions  qui 
finirait  par  détruire  cette  intégrité,  qui  n'aurait  d'autre  résultat  que 
d'irriter  le  sentiment  national  ottoman,  d'aggraver  sans  profit  les  crises 
intérieurts  de  la  Turquie. 

Certes  par  lui-même  le  protocole  du  31  mars  n'a  rien  que  le  gouverne- 
ment ottoman  ne  pût  accepter;  il  n'a  d'autre  inconvénient  que  d'être 
l'expression  de  cette  politique  qui  conduit  à  la  guerre  ou  à  des  tentatives 
stéi-iles.  Qu'on  réfléchisse  un  peu  cependant,  qu'on  examine  dans  quelle 
position  on  place  parfois  les  Turcs.  —  On  leur  demande  de  se  hâter  de 
conclure  la  paix  avec  le  Monténégro,  et  en  même  temps  on  encourage 
les  résistances,  les  prétentions,  les  revendications  territoriales  du  Mon- 
ténégro! On  veut  que  les  Turcs  accomplissent  des  réformes,  et  c'est 
l'exigence  la  plus  légitime;  mais  dans  quel  pays  a-t-on  vu  les  réformes 
s'accomplir  ainsi  instantanément,  à  volonté,  sans  le  secours  du  temps 
et  sans  d'immenses  efforts?  Exiger  que  la  Porte  fasse  en  quelques  jours, 
en  quelques  mois  ce  que  les  autres  mettent  des  années  à  faire,  c'est 
vouloir  l'impossible.  —  On  veut  que  la  Turquie  dé-arme  au  plus  vite, 
qu'elle  donne  l'exemple,  qu'elle  envoie  à  Saint-Pétersbourg  un  ambas- 
sadeur extraordinaire  pour  solliciter  le  désarmement  de  la  Russie.  Que 
peut(n  lui  répondre  cependant  lorsqu'elle  fait  observer  qtie  depuis 
deux  ans  elle  est  obligée  de  faire  face  aux  insurrections  et  aux  guerres 


REVUE.    CHRONIQUE.  939 

fomentées  contre  sa  sûreté,  qu'elle  est  tristement  réduite  à  s'épuiser 
dans  ces  armemeos  qu'on  lui  reproche  et  qui  ne  sont  qu'une  nécessité 
de  défense,  qu'elle  n'a  point  donné  quant  à  elle  le  moindre  prétexte  à 
la  Russie  de  déployer  des  forces  militaires  si  déaaesurées  sur  le  Pruth? 
Peut-on  bien  sérieusement  s'étonner  que,  menacée  et  assaillie  de  toutes 
parts,  la  Porte  ne  sente  pas  l'obligation  particulière  d'envoyer  à  Péters- 
bourg  un  arabassa  leur  spécial  pour  se  mettre  aux  pie  Is  du  tsar  et  solli- 
citer humblement  la  démobilisation  de  l'armée  de  Kichenef  ? 

Chose  étrange!  dans  toutes  ces  complications  accumulées,  au  milieu 
de  ces  orages  soulevés  contre  son  pouvoir,  la  Turquie  a  presque  toujours 
pour  elle  le  droit,  les  traités,  la  légalité  internationale,  même  la  raison 
politique;  elle  se  borne  à  se  défendre.  Rigoureusement  elle  est  fondée 
dans  ses  résistances.  Est-ce  à  dire  qu'elle  ait  été  bien  inspirée  en  refu- 
sant toute  satisfaction  à  l'Europe,  en  déclinant  ce  protocole  qui  était  une 
dernière  chance  de  paix?  Non,  sans  doute.  Les  Turcs  peuvent  avoir  jus- 
qu'à un  certain  point  le  droit  pour  eux;  ils  ont  contre  eux  ces  excès,  ces 
violences,  ces  massacres,  qui  les  livrent  à  l'animidversion  du  mond^ 
civilisé,  qui  sont  une  cause  perpétuelle  de  trouble  en  Europe,  et  c'est 
dans  leur  intérêt  bien  entendu,  par  une  inspiration  de  bonne  politique, 
qu'ils  auraient  dû  au  moins  laisser  entre  les  mains  des  puissances  un 
dernier  moyen  de  détourner  la  crise.  Ils  ne  l'ont  pas  fait,  ils  ont  répondu 
par  cette  circulaire  qui  vient  d^  paraître,  où  ils  témoignent  une  résolu- 
tion qui  après  tout  n'e>t  pas  sans  noblesse  :  «  Ils  sentent,  disent-ils, 
qu'ils  luttent  pour  leur  existence!  »  Et  maintenant  que  va-t-il  arriver?  Y 
a-t-il  place  encore  pour  une  suprême  négociation?  Elle  serait  possible  sans 
doute  s'il  n'y  avait  toujours  ce  désarmement  qui  a  été  le  grand  écueil. 
Le  secret  des  événemens  n'est  plus  à  Gonstantinople  ni  à  Londres  :  il 
est  à  Saint-Pétersbourg,  où  s'agite  la  redoutable  question  de  la  paix  et 
de  la  gierre,  où  va  éclater  d'une  h3ure  à  l'autre  le  dernier  mot  de  ces 
menaçintes  complications. 

Que  les  Turcs,  par  leurs  résistances,  aient  contribué  à  préparer  et  à 
précipiter  le  dénoùment,  nous  le  vou'ons  bien.  La  Russie,  pour  sa  part, 
ne  peut  s'y  méprendre  :  c'est  elle  surtout  qui  a  conduit  la  crise  au  point 
extrême  où  elle  est;  c'est  par  la  déclaration  dont  elle  a  accompagné  le 
dernier  proto:ole  qu'elle  a  rendu  tout  impossible;  c'est  sur  elle  que  va 
peser  la  responsabilité  des  déchaîoemens  de  la  guerre.  L^^s  raisons  ne 
lui  manquent  pas  sans  doute;  elle  est  libre  de  colorer  ses  résolutions  de 
prétextes  plus  ou  moins  sérieux,  plus  ou  moins  spécieux.  — Elle  ne  peut 
pas  rester  sous  le  coup  d'un  échec  diplomatique;  après  avoir  rassemblé 
une  nombreuse  et  vaillante  armée,  elle  ne  peut  la  rappeler  ou  la  dis- 
soudre sans  avoir  obtenu  une  satisfaction  suffisante.  C'est  une  affaire 
d'honneur  militaire  et  d'orgueil  national.  Soit;  mais  cette  situation,  qui 
donc  l'a  créée?  qui  donc  a  obligé  la  Russie  à  s'avancer  jusqu'à  ce  point 


9ii0  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

OÙ  elle  ne  croit  plus  pouvoir  reculer?  Si  la  Russie  a  voulu  simplement 
se  mettre  en  mesure  de  limiter,  d'atténuer  les  crises  de  l'Orient,  il 
n'y  a  aucun  déshonneur  à  s'arrêter;  si  elle  s'est  proposé  dès  le  pre- 
mier jour  d'aller  jusqu'à  la  guerre,  à  quoi  servaient  ces  négociations 
poursuivies  sous  toutes  les  formes?  Ces  négociations  n'ont  pu  évidem- 
ment laisser  à  la  Russie  cette  illusion  qu'elle  serait  l'exécutrice  des 
volontés  de  l'Europe,  la  mandataire  armée  de  l'intérêt  européen.  La 
vérité  éclate  de  toutes  parts.  L'Angleterre  n'a  pas  caché  ses  inquié- 
tudes, elle  les  a  consignées  dans  la  déclaration  par  laquelle  elle  a 
voulu,  elle  aussi,  interpréter  le  protocole,  et  si  dans  le  cours  des  né- 
gociations elle  s'est  laissé  entraîner  parfois  au-delà  des  limites  habi- 
tuelles de  sa  politique,  c'est  justement  pour  retenir  la  Russie,  pour  dé- 
tourner l'appel  aux  armes,  l'explosion  militaire.  L'Italie  elle-même  a 
tenu  à  déclarer  comme  l'Angleterre  que  le  protocole  ne  garderait  toute 
sa  valeur  que  dans  le  cas  oi^i  l'entente  entre  les  puissances  serait  mainte- 
nue. Si  les  autres  gouvernemens  n'ont  pas  fait  des  déclarations  identi- 
ques, ils  avaient  absolument  la  même  pensée,  ils  ne  pouvaient  avoir 
l'intention  de  donner  un  passeport  d'entrée  en  campagne.  Pour  une  ac- 
tion pacifique,  la  Russie  peut  compter  sur  tout  le  monde,  sur  cet  accord 
européen  qu'elle  invoque;  pour  la  guerre,  elle  reste  seule,  c'est  évi- 
dent :  elle  ne  représente  plus  ni  l'Europe,  ni  la  conférence  de  Constan- 
tinople,  ni  l'accord  des  six  puissances,  ni  même  l'alliance  des  trois  em- 
pereurs, elle  n'est  que  la  mandataire  de  sa  propre  politique  qu'elle  va 
porter  au  bout  de  l'épée  sur  les  Balkans  ou  ailleurs,  au  risqué  d'inquié- 
ter tout  le  monde. 

Assurément  nous  ne  doutons  pas  des  sentimens  élevés  du  souverain 
de  la  Russie.  L'empereur  Alexandre  était  sincère  lorsqu'il  répétait  il  y  a 
quelque  temps  à  l'ambassadeur  d'Italie,  M.  Migra  :  «  Pas  d'annexions, 
pas  de  conquêtes  !  »  Ce  qu'il  désire,  assure-t-il ,  ce  qu'il  croit  avoir  le 
droit  d'obtenir,  u  c'est  que  l'on  mette  fin  à  la  condition  intolérable  des 
chrétiens  des  provinces  turques ,  que  les  bienfaits  de  la  civilisation  et 
d'une  administration  équitable  soient  assurés  aux  populations  qui  ont 
en  commun ,  avec  les  chrétiens  du  reste  de  l'Europe ,  le  lien  des 
croyances  religieuses,  et  qu'ainsi  l'on  fasse  disparaître  une  cause  per- 
manente de  troubles  en  Orient  aussi  bien  que  d'inquiétudes  et  de  périls 
en  Europe...  »  C'est  un  beau  programme,  sur  lequel  il  n'y  a  pas,  que 
nous  sachions,  de  dissidence;  mais  comment  ce  programme  sera-t-il 
réalisé?  Sera-ce  par  la  guerre,  par  les  occupations  militaires?  Est-ce 
qu'on  a  jamais  vu  la  réforme  d'un  pays  s'accomplir  par  des  procédés  de 
ce  genre,  par  autorité  de  justice  étrangère?  Et  puis  enfin  le  danger  de 
ces  entreprises  est  toujours  dans  ce  qu'elles  ont  d'indéfini,  d'arbitraire- 
ment illimité,  et  l'empereur  Alexandre  se  flattait  peut-être  d'une  der- 
nière illusion  lorsque  dans  sa  conversation  avec  M.  Nigra  il  disait  :  «  Sur 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  941 

ce  point,  je  puis  vous  assurer  que,  si  je  suis  forcé  d'entrer,  je  saurai  sor- 
tir. »  L'empereur  Alexandre  peut  être  sûr  de  ses  intentions,  il  n'est  pas 
sûr  des  événeracns  dont  l'éclat  d'un  conflit  peut  donner  le  signal.  Le 
fait  est  que  si,  à  ce  moment  extrême  où  nous  sommes,  avant  l'heure 
fatale,  une  dernière  inspiration  de  prudence  ne  prévaut  pas  à  Saint- 
Pétersbourg,  la  guerre  semble  inévitable  en  Orient,  et  avec  la  guerre 
en  Orient,  c'est  l'imprévu  pour  tout  le  monde.  La  France,  quant  à  elle, 
sans  se  séparer  du  reste  de  l'Europe,  sans  s'isoler,  est  heureusement 
dispensée  de  toute  action  directe.  Si  elle  s'intéresse  à  cette  cause,  que 
la  Russie  compromet  peut-être  en  croyant  la  servir,  elle  s'intéresse 
encore  plus  à  la  paix.  Elle  est  pour  la  paix  quand  même,  et,  au  milieu 
de  toutes  ces  complications  qui  commencent  ou  qui  continuent,  elle  n'a 
d'autre  rôle  que  de  suivre  les  événemens  en  spectatrice  attentive,  re- 
cueillie, libre  d'engagemens  et  de  liens. 

C'est  dans  ce  tourbillon  cependant  qu'a  éclaté  tout  à  coup  le  bruit  le 
plus  inattendu,  le  mieux  fait  pour  retentir  en  Europe  même  au  milieu 
des  préoccupations  du  protocole  et  des  dernières  péripéties  des  affaires 
d'Orient.  M.  de  Bismarck  quittait  le  pouvoir  et  venait  de  remettre  sa 
démission  à  l'empereur  Guillaume!  Le  prince-chancelier  ne  demandait 
qu'à  s'en  aller  détendre  ses  nerfs  irrités  dans  la  solitude  de  Varzin, 
cherchant  le  repos  des  travaux  accomplis,  l'oubli  des  déboires  essuyés, 
des  oppositions  de  la  cour  et  de  la  ville  !  Le  coup  de  théâtre  était  com- 
plet. La  veille  encore  M.  de  Bismarck  allait  au  Reichstag,  où  il  prenait  la 
parole.  Il  recevait  les  marques  de  la  plus  courtoise  déférence  de  son 
souverain,  qui  allait  le  visiter  chez  lui  et  lui  porter  ses  complimens  pour 
l'anniversaire  de  sa  naissance.  Le  lendemain  on  ne  parlait  que  de  la 
retraite,  de  la  démission  du  tout-puissant  ministre,  et  ce  bruit  a  fait 
aussitôt  le  tour  du  monde. 

Que  s'était-il  donc  passé  ?  Cette  résolution  de  quitter  au  moins  mo- 
mentanément le  pouvoir  a  pu  avoir  bien  des  causes  apparentes  ou  in- 
times. Que  le  chancelier  ait  mis  en  avant  sa  santé  altérée,  il  n'y  aurait 
rien  d'extraordinaire  après  les  quinze  ans  qu'il  vient  de  passer;  mais  ce 
n'est  pas  tout.  Évidemment,  même  pour  un  ministre  qui  donne  des 
provinces,  des  royaumes,  une  couronne  impériale,  tout  n'est  pas  rose 
dans  la  politique,  et  M.  de  Bismarck  n'est  pas  plus  qu'un  autre  à  l'abri 
des  oppositions,  des  luttes  secrètes  qui  se  mêlent  parfois  aux  difficultés 
plus  sérieuses  de  l'œuvre  publique. 

Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  M.  de  Bismarck  a  pu  s'apercevoir  qu'il 
ne  jouit  pas  d'une  faveur  complète  jusque  dans  l'intimité  de  la  famille 
impériale,  et  qu'il  a  pu  entendre  murmurer  à  son  oreille  le  nom  de 
Wallenstein.  L'homme  d'ailleurs  n'est  pas  commode  et  ne  prend  guère 
souci  de  désarmer  les  hostilités.  Il  a  les  inconvéniens  de  la  force,  il  est 
implacable  parfois  même  à  l'égard  des  personnages  les  mieux  vus  à  la 


942  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

cour.  Il  a  poursuivi  le  comte  d'Arnira  avec  acharnement,  jusqu'au-delà 
des  limites  de  la  persécution  permise,  jusqu'à  produire  une  réaction  de 
sympathie  en  faveur  de  l'ancien  ambassadeur  à  Paris.  Tout  récemment, 
M.  de  Bismarck  est  entré  en  lutte  avec  un  autre  homm.e ,  le  chef  de 
l'amirauté,  le  général  Stosch,  qui  jouit  d'une  sérieuse  estime  pour  les 
soins  qu'il  a  donnés  à  la  création  de  la  marine  allemande.  Le  chan- 
celier, dans  un  moment  d'irritation ,  a  pris  à  partie  le  général  Stosch 
publiquement,  en  plein  parlement;  mais  cette  fois  il  avait  affaire  à  un 
homme  qui  a  lui-même  une  rare  vigueur  de  caractère  et  qui  a  de  plus 
l'avantage  de  posséder  toute  la  faveur  de  l'empereur,  du  prince  impé- 
rial. Le  chancelier  a  dû  céder,  il  a  eu  l'amertume  de  sentir  une  borne 
à  sa  volonté.  Peut-être  aussi  les  dernières  élections  lui  ont-elles  révélé 
une  situation  générale,  parlementaire,  qui  ne  laisse  pas  d'être  difficile, 
où  ne  se  retrouve  plus  le  même  empressement  à  lui  obéir.  Par  sa  poli- 
tique religieuse,  par  ses  procédés,  par  ses  habitudes  dictatoriales,  il  s'est 
fait  des  adversaires  dont  l'hostilité  n'est  pas  de  nature  à  ébranler  sa  po- 
sition ni  à  obscurcir  sa  popularité,  mais  qui  s'accroissent  en  nombre  et 
qui  peuvent  lui  créer  des  embarras,  le  contraindre  à  des  luttes  péni- 
bles. N'y  a-t-il  pas  enfin  d'autres  causes  moins  connues,  tenant  à  la 
crise  du  moment,  à  l'état  diplomatique  de  l'Europe,  à  des  combinaisons 
dont  le  chancelier  a  seul  le  secret?  C'est  possible,  tout  est  possible. 

Toujours  est-il  qu'on  a  d'abord  parlé  de  la  retraite  du  premier  mi- 
nistre allemand,  puis  la  retraite  est  devenue  un  simple  congé  de  quel- 
ques mois,  pendant  lequel  M.  de  Bismarck  garde  son  rang  officiel,  sa 
position,  le  contre-seing  de  chancelier,  et  laisse  tout  au  plus  ses  fonc- 
tions les  plus  actives  à  quelques  lieutenans,  M.  de  Camphausen,  M.  de 
Bulow.  L'imbroglio  ministériel  de  Berlin  a  fini  à  la  satisfaction  de  tout 
le  monde.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  étrange,  c'est  qu'au  premier  instant  les 
journaux  allemands,  ayant  sans  doute  la  vue  un  peu  troublée,  se  sont 
figuré  que  la  retraite  ou  le  congé  de  M.  de  Bismarck  excitait  des  mou- 
vemens  particuliers  d'opinion  en  France.  Les  journaux  allemands  se 
sont  trompés.  L'opinion  française  ne  s'est  pour  le  moment  ni  réjouie, 
ni  émue  des  résolutions  du  chancelier  de  Berlin.  Elle  a  certes  le  de- 
voir de  s'intéresser  à  un  aussi  éminent  personnage,  surtout  pour  être 
toujours  fixé  sur  ce  qu'il  fait,  sur  ce  qu'il  peut  préparer,  même  sur  les 
paroles  qu'il  lai  se  échapper  quelquefois,  probablement  pour  qu'elles 
soient  répétées.  Il  en  est  de  la  fausse  retraite  de  M.  de  Bismarck  comme 
de  la  crise  d'Orient.  La  France  d'aujourd'hui  n'a  d'autre  souci  que  de 
s'instruire  à  ce  spectacle  des  affaires  contemporaines  et  de  tâcher  d'é- 
viter les  fautes  qu'on  lui  a  si  souvent  reprochées.  Elle  les  a  payées  assez 
cher  pour  avoir  le  droit  d'en  faire  son  profit. 

Le  sentiment  intiine  de  la  France  est  là,  et  ce  serait  une  étrange 
confusion  de  prendre  pour  l'opinion  du  pays  le  bruit  des  partis  ex- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  9Û3 

trêmes  s'efforçant  de  représenter  leurs  fantaisies  comme  Texpression  de 
la  politique  nationale.  Que  des  catholiques  peu  éclairés,  peu  attentifs  à 
ce  qui  se  passe  autour  d'eux,  tentent  des  démarches  auprès  de  M.  le 
ministre  des  affaires  étrangères  et  adressent  des  pétitions  aux  cham- 
bres, à  M.  le  président  de  la  république,  pour  demander  qu'on  aille  au 
secours  du  saint-père,  prisonnier,  comme  on  sait,  dans  le  Vatican,  c'est 
une  manifestation  sans  écho.  Elle  n'est  pas  sans  danger,  puisqu'elle 
peut  prêter  et  qu'elle  prête  effectivement  aux  interprétations  les  plus 
perfides  hors  de  la  France;  mais  enfin  elle  répond  si  peu  à  l'intérêt  pu- 
blic, aux  plus  évidentes  nécessités  du  moment,  qu'elle  ne  risque  guère 
d'affecter  la  direction  de  nos  affaires,  l'intégrité  de  nos  relations.  Ce 
qui  est  à  désirer  c'est  qu'entre  ces  rêves  surannés  et  les  excentricités 
radicales  déguisées  sous  une  couleur  républicaine,  tous  les  hommes 
sensés  qui  veulent  une  république  possible  mettent  leurs  efforts  à 
maintenir  une  politique  nationale  de  prévoyance,  de  recueillement,  de 
lente  préparation,  la  seule  conforme  au  sentiment  profond  et  aux  inté- 
rêts de  la  France. 

La  république,  pour  devenir  un  régime  régulier  et  définitif,  a  besoin 
de  se  préserver  de  bien  des  dangers  que  lui  créent  ses  amis  encore 
plus  que  ses  ennemis.  Elle  n'est  point  sans  être  entourée  d'un  certain 
nombre  de  ces  difficultés  auxquelles  M.  Jules  Simon,  revenant  d'Italie, 
faisait  récemment  allusion  dans  un  entretien  avec  le  conseil  municipal 
de  Marseille.  Une  de  ses  faiblesses  est  cette  manie  d'innovations  et  de 
réformes  improvisées  dont  les  républicains  les  mieux  intentionnés  ne 
se  défendent  pas  toujours,  et  qui  a  déjà  produit  tant  de  propositions. 
C'est  assurément  une  pensée  très  juste  que  de  vouloir  fortifier  les  ser- 
vices publics,  de  se  mettre  à  la  recherche  des  progrès  possibles  dans  les 
finances,  dans  l'administration,  dans  l'organisation  de  la  justice  ou  de 
l'armée.  11  faudrait  seulement  prendre  garde  de  ne  pas  confondre  les 
fantaisies  avec  le  progrès,  et  une  certaine  agitation  prétentieuse  avec 
l'activité  réformatrice. 

Puisqu'on  a  déjà  touché  à  tant  de  choses,  la  diplomatie  ne  pouvait 
être  oubliée.  Le  sénat  a  eu  en  effet,  il  y  a  quelque  temps,  à  s'occuper 
d'une  proposition  qui  avait  pour  objet  de  réorganiser  notre  représenta- 
tion extérieure  par  l'unification  du  service  consulaire  et  du  service  di- 
plomatique. Pour  cette  fois,  —  il  est  vrai  que  c'était  au  sénat,  —  M.  le 
ministre  des  affaires  étrangères  et  M.  le  comte  de  Saint-Vallier  réussis- 
saient à  détourner  une  prise  en  considération  qui  n'aurait  conduit  à 
rien  ou  qui  aurait  tout  compliqué.  De  la  proposition  sénatoriale,  il  n'est 
resté  que  cette  pensée,  qu'il  pouvait  y  avoir  quelque  chose  à  faire  pour 
relever  la  représentation  exlérieuie  de  la  France  par  la  sévérité  dans  le 
recrutement  du  personnel  diplomatique.  C'est  justement  pour  examiner 
cette  délicate  question  que  M.  le  duc  Decazes,  délivré  de  la  commission 


9-44  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sénatoriale,  s'est  empressé  de  nommer  une  commission  extra-parlemen- 
taire où  il  s'est  fait  un  devoir  d'appeler  à  côté  d'hommes  d'expérience, 
comme  M.  le  comte  dé  Yiel-Gaslel,  M.  le  comte  de  Saint -Vallier, 
M.  de  Clercq,  les  sénateurs  et  les  députés  qui  s'étaient  signalés  par  leur 
zèle  réformateur.  Voilà  donc  une  commission  nouvelle  qui  s'est  mise  à 
l'œuvre  depuis  deux  mois  et  qui  paraît  avoir  produit  jusqu'ici  ce  que 
produisent  bien  des  commissions,  —  un  programme  respectable  et 
peut-être  chimérique  !  Elle  propose  d'établir  à  l'entrée  de  la  carrière, 
comme  condition  d'admissibilité,  une  multitude  d'examens  oraux  ou 
écrits:  examens  sur  les  langues  anglaise  et  allemande,  examens  sur 
l'histoire  diplomatique  de  1048  à  1873,  sur  le  droit  international,  sur 
les  affaires  commerciales,  sur  les  questions  contentieuses,  sur  la  consti- 
tution politique  de  tous  les  états.  La  commission  propose  bien  d'autres 
choses  encore,  des  garanties  contre  la  faveur,  des  encouragemens  sous 
forme  de  primes  à  l'étude  des  langues,  l'institution  de  jurys  d'examen, 
des  concours  pour  l'admission  au  surnumérariat,  etc.  Que  résultera-t-il 
sérieusement  de  tout  cela?  Se  rend-on  bien  compte  de  ce  qui  peut  re- 
nouveler et  fortifier  la  représentation  de  la  France  dans  le  monde? 

Évidemment  c'était  une  idée  fausse  de  prétendre  commencer  cette 
réforme  par  l'unification  du  service  diplomatique  et  du  service  consu- 
laire. Malgré  les  points  de  contact  qui  existent  entre  les  deux  services, 
quoiqu'un  chef  de  légation  ne  doive  rien  ignorer  des  intérêts  commer- 
ciaux et  qu'un  consul  puisse  être  appelé  par  une  circonstance  exception- 
nelle à  un  rôle  politique,  les  carrières  sont  différentes  et  supposent  des 
aptitudes  distinctes.  Les  confondre,  ce  serait  les  dénaturer  et  les  com- 
promettre toutes  les  deux,  comm-e  l'a  dit  justement  M.  le  comte  de 
Saint-Vallier;  ce  serait  surtout  pousser  les  consuls  à  sortir  de  leur 
sphère,  à  se  transformer  incessamment  en  agens  politiques.  Cette  idée 
a  été  fort  heureusement  écartée.  Restent  les  examens  distincts  qui  de- 
vront être  la  condition  d'admissibilité  dans  le  service  diplomatique 
comme  dans  le  service  consulaire. 

Rien  de  plus  naturel  et  de  plus  utile  à  coup  sûr  que  de  constater  la 
capacité  de  ceux  qui  ont  l'ambition  d'entrer  dans  les  grandes  carrières 
de  l'état.  Rien  de  mieux  que  de  demander  à  des  jeunes  gens  de  savoir 
l'anglais,  l'allemand,  de  connaître  le  droit  international,  l'histoire  de  leur 
pays  et  des  autres  pays.  Ces  conditions  ne  sont  pas  nouvelles,  elles  sont 
inscrites  dans  plus  d'un  règlement,  et  si  on  veut  les  rajeunir,  les  étendre 
ou  les  fortifier,  ce  ne  sont  pas  les  chefs  intelligens  chargés  de  diriger  nos 
affaires  étrangères  qui  s'y  opposeront.  L'illusion  serait  d'attacher  trop 
d'importance  ou  une  importance  trop  exclusive  à  ces  examens  multipliés 
et  véritablement  démesurés  qu'on  propose,  à  tous  ces  procédés  qui  ne 
servent  qu'à  faire  un  mandarinat.  Un  jeune  homme  peut  être  fort  capable 
de  répondre  à  des  questions  sur  le  droit  ou  sur  l'histoire,  de  subir  toutes 


REVUE.    CHRONIQUE.  9^5 

les  épreuves  orales  ou  écrites  et  n'avoir  qu'une  médiocre  aptitude  diplo- 
matique. Un  homme  peut  être  liors  d'état  de  passer  par  un  concours  et 
être  un  diplomate  de  premier  ordre.  M.  de  Bismarck  en  citait,  il  y  a 
quelque  temps,  un  exemple  en  parlant  d'un  général  qu'il  avait  fait  am- 
bassadeur à  Saint-Pétersbourg.  Les  examens  ne  donnent  ni  le  tact,  ni 
la  finesse  d'observation,  ni  l'art  de  traiter  avec  les  hommes,  ni  l'usage 
du  monde  dont  un  diplomate  a  besoin  sur  ces  divers  théâtres  de  la  so- 
ciété européenne  où  il  est  appelé  à  servir  son  pays.  Des  examens,  tant 
qu'on  voudra,  pourvu  qu'on  ne  les  étende  pas  démesurément,  et  qu'on 
ne  mette  pas  tout  dans  une  épreuve  écrite  ou  orale.  En  réalité,  la  ques- 
tion est  plus  compliquée  qu'on  ne  le  croit,  et  ceux  qui  se  plaisent  à  tra- 
cer de  si  vastes  programmes  seraient  souvent  assez  embarrassés  pour 
subir  eux-mêmes  les  épreuves  qu'ils  veulent  imposer  aux  autres.  Ils 
n'ont  peut-être  pas  une  compétence  bien  avérée  pour  entreprendre  la 
réforme  de  notre  diplomatie,  pour  fixer  les  conditions  de  la  carrière. 

Ce  qu'il  y  a  d'assez  curieux  en  effet,  c'est  que  dans  cette  commission 
nommée  par  M.  le  duc  Decazes  pour  la  réorganisation  des  services  di- 
plomatiques, un  des  membres  les  plus  difficiles,  les  plus  sévères,  est 
M.  Antonin  Proust,  un  jeune  député  républicain  qui  a  la  spécialité  des 
affaires  étrangères;  c'est  le  diplomate  du  parti,  qui  s'occupe  des  ques- 
tions extérieures,  et  qui  veut  que  la  république  soit  bien  représentée. 
L'ambition  est  certes  des  plus  légitimes ,  et  M.  Antonin  Proust ,  qui 
passe  pour  un  esprit  distingué,  est  homme  à  ne  pas  rester  en  che- 
min. Il  a  besoin  seulement  en  vérité  d'acquérir  une  certaine  expérience 
des  affaires  diplomatiques.  Ses  connaissances  risqueraient  peut-être  de 
se  trouver  en  défaut  dans  un  examen,  au  moins  si  l'on  en  juge  par  un 
livre  qu'il  a  récemment  publié  sur  M.  de  Bismarck  et  sa  correspondance, 
S'il  n'y  avait  que  les  lettres  du  prince  chancelier,  tout  serait  pour  le 
mieux.  Malheureusement  M.  Antonin  Proust  a  cru  devoir  ajouter  un 
commentaire  à  cette  correspondance  d'un  accent  si  original,  et  dans  ce 
commentaire  il  traite  vraiment  avec  un  peu  de  légèreté  les  événemens 
les  plus  connus  de  l'histoire  contemporaine.  M.  Antonin  Proust  ne  se 
borne  pas  seulement  à  dénaturer  quelquefois  les  noms  des  personnages 
étrangers,  il  est  un  peu  brouillé  avec  les  dates.  Il  fait  remonter  la  guerre 
d'Orient  à  1851;  il  place  à  la  même  époque  une  mission  du  comte  Orlof 
à  Vienne,  et  une  interpellation  du  comte  Schwerin  sur  les  relations  de 
la  Prusse  avec  la  «  coalition  anglo-française.  »  Il  conduit  M.  de  Nessel- 
rode  au  congrès  de  Paris,  où  il  n'a  jamais  paru.  Ces  méprises  pourraient 
passer  pour  de  simples  inadvertances  s'il  n'y  avait  dans  ce  livre  une 
explication  de  la  guerre  de  Crimée,  plus  singulière  encore  que  tout  le 
reste.  Sait-on  le  secret  de  cette  guerre?  C'est  bien  simple,  au  dire  de 
l'auteur.  «  Le  tsar  avait  offert  au  cabinet  anglais  de  s'attribuer  le  protec- 
torat de  la  Moldo-Valachie,  de  la  Bulgarie  et  de  la  Serbie,  en  lui  laissant 
TOME  XX.  —  1877.  60 


9/16  REVUE   DES    DEDX   MONDES, 

le  soin  de  chercher  une  compensation  en  Egypte  et  même  dans  l'ile  de 
Candie.  L'Angleterre  s'était  montrée  disposée  à  accepter  cette  conven- 
tion, qui  paraissait  d'une  exécution  d'autant  plus  facile  que  la  Russie 
avait  toule  raison  de  croire  que  l'Autriche  ne  s'y  opposerait  pas...  lors- 
que le  gouvernement  de  la  France  intervint.  »  Ainsi,  à  part  les  amphi- 
bologies de  langage,  tout  s'explique  :  l'empereur  Nicolas  propose  le  dé- 
membrement de  l'empire  ottoman,  l'Angleterre  est  prête  à  accepter,  sur 
ce  paraît  «  l'homme  de  décembre,  »  etc.  Et  voilà  comment  on  écrit  l'his- 
toire! M.  Antonin  Proust  n'a  qu'à  consulter  son  collègue  M.  le  comte  dé 
Saint- Vallier,  qui  pourra  l'éclairer.  Nos  jeunes  attachés  subiront  les  exa- 
mens qu'on  leur  imposera,  soit  :  ils  ne  reculeront  pas  devant  les  épreuves 
orales  ou  écrites;  mais  qui  examinera  ceux  qui  ont  l'ambition  si  bien 
justifiée  de  travailler  à  la  réorganisation  des  services  diplomatiques  et 
qui  se  sont  si  studieusement  préparés  à  cette  mission? 

CH.    DE   MAZADE. 


REVUE    DRAMATIQUE. 

THÉÂTRE  DE  L'ODÉON.  —  L'Hetman,  drame  en  cinq  actes  et  en  vers, 
de  M.  Paul  Déroulède. 

Le  drame  que  iM.  Paul  Déroulède  a  fait  représenter  récemment  à 
rodéon  se  rapporte  d'une  manière  très  étroite  par  l'inspiration  fonda- 
mentale à  ses  précédentes  publications,  et  nous  sommes  heureux  qu'il 
nous  soit  une' occasion  toute  naturelle  d'ajouter  notre  part  de  louanges 
au  concert  flatteur  qui  a  déjà  salué  les  Chants  du  soldat.  Depuis  la  date 
sinistre  qui  a  commencé  pour  notre  pays  une  situation  si  pénible,  il  n'y 
"a  pas  eu  d'à uvres  mieux  faites  pour  bien  mériter  de  l'opinion  que  les 
deux  petits  volumes  de  chants  lyriques  où  le  jeune  poète  a  mis  toutes 
ses  ardeurs  de  néophyte  guerrier  et  toutes  les  vivacités  de  ses  haines 
patriotiques.  La  place  qu'il  s'est  acquise  aurait  dû,  ce  semble,  lui  être 
vivement  disputée;  il  n'en  a  rien  été  cependant,  et  M.  Déroulède  reste 
jusqu'à  piésent  l'unique  chantre  du  patriotisme  que  nos  revers  aient 
eu  le  privilège  d'inspirer. 

Si  janiais  désastre  national  sembla  fait  pour  tirer  du  fond  des  cœurs 
et  des  âmes  les  plus  fortes  expressions  de  la  douleur  et  de  l'amer- 
tume, c'était  bien  celui  que  nous  avons  subi  il  y  a  six  ans;  qui  donc 
alors  nous  expliquera  cette  disette  poétique?  Est-ce  que  les  talens  au- 
raient disparu  de  ce  pa)s  qui  en  fut  toujours  si  prodigue?  Non,  notre 
littérature  n'a  pas  cessé  d'être  fertile,  et  il  est  même  remarquable 
qu'elle  a  produit  depuis  nos  revers  plus  d'œuvres  de  mérite  qu'elle  n'en 
produisait  sous  la  dernière  période  dans  un  égal  nombre  d'années; 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  9ll7 

seulement  il  est  non  moins  remarquable  que  ces  œuvres  ne  portent 
pas  plus  la  trace  de  nos  nouvelles  préoccupations  que  si  elles  avaient 
été  écrites  à  une  époque  qui  n'eût  connu  ni  l'invasion,  ni  la  défaite. 
On  dit  que  la  littérature  e.4  toujours  l'expression  des  mœurs  régnantes; 
il  est  possible  qu'il  ea  soit  ainsi  pour  notre  littérature  actuelle,  bien 
qu'il  nous  plaise  parfois  d'espérer  le  contraire  ;  ce  qui  est  tout  à  fait 
certain,  c'est  qu'elle  n'est  en  rien  le  reflet  de  notre  situation  natio- 
nale. Voilà  en  tout  cas  qui  est  bien  fait  pour  donner  un  vigoureux  dé- 
menti à  cette  opinion  matérialiste  qui  veut  que  le  génie  soit  la  résul- 
tante des  besoins  moraux  d'une  époque,  et  que  les  circonstances  aient  le 
pouvoir  d'enfanter  les  hommes  nécessaires  à  toute  situation  donnée.  Eh 
bien,  mais  il  me  semble  que,  si  les  circonstances  sont  aussi  intelligentes 
qu'une  certaine  école  prétend  qu'elles  sont  puissantes,  elles  ont  dû 
sentir  la  nécessité  d'un  poète  qui  vînt  retracer  en  caractères  ineffaçables 
le  souvenir  des  douleurs  de  la  patrie,  ranimer  l'espérance  dans  les  âmes 
abattues,  et  rappeler  les  cœurs  au  bienfait  de  la  pénitence.  Elles  nous 
devaient  pour  le  moins  un  Déranger  :  pourquoi  ne  nous  l'ont-elles  pas 
donné?  Pourquoi?  parce  que,  pour  faire  un  poète,  il  faut  un  certain 
alôme  irréductible,  d'une  simplicité  toute  divine,  que  toutes  les  circon- 
stances sont  incapables  de  créer,  et  parce  que  le  vent  qui  sème  ces 
atomes  dans  le  monde  souffle  quand  et  où  il  veut,  et  que  nous  ne 
savons  ni  d'où  il  vient,  ni  où  il  va. 

A  défaut  des  chansons  d'un  nouveau  Béranger,  c'est  encore  beau- 
coup que  nous  ayons  ces  Cliants  du  soldat,  où  M.  Déroulède  a  donné 
l'essor  aux  douleurs  de  la  défaite,  qui,  jusqu'à  lui,  n'avaient  été  ra- 
contées et  décrites  que  dans  le  langage  de  la  vile  prose.  On  les  pour- 
rait souhaiter  parfois  plus  amples  et  plus  soutenus;  on  ne  pourrait  les 
désirer  plus  sincères  et  plus  vifs.  De  courtes  inspirations ,  brusques, 
pétulantes,  un  peu  fébriles,  comme  un  essaim  d'oiseaux  à  leur  premier 
vol,  enivrés  de  leur  début  dans  l'espace,  et  cependant  n'allant,  dans  cet 
essai  de  leurs  ailes,  ni  trop  haut  ni  trop  loin  pour  perdre  de  vue  le  nid 
protecteur.  Échappées  toutes  vibrantes  d'un  jeune  cœur,  elles  en  ont 
bien  les  caractères.  La  guerre  a  surpris  l'auteur  à  l'improviste,  et  il  y  a 
porté,  avec  toutes  les  aimables  préoccupations  de  son  à  ne  qui  s'éveillait 
au  bonheur  et  de  son  intelligence  qui  s'ouvrait  aux  plaisirs  de  l'art, 
cette  charmante  véhémence  de  sentimens,  cet  étonnement  révolté,  et 
cette  outrance  d'indignation  que  ne  manquent  jamais  de  produire  sur 
un  jeune  homme  noblement  doué  les  terribles  réalités  de  notre  triste 
monde,  parmi  lesquelles  il  n'en  est  pas  de  plus  odieuse  que  la  guerre . 
Plus  prompt  au  courroux  qu'à  la  tristesse,  comme  le  voulait  son  âge,  il 
invective  plus  qu'il  ne  pleure,  espère  encore  plus  qu'il  ne  regrette; 
l'abattement  n'a  pas  de  place  dans  ses  chants.  La  gaîté  inséparable  d'un 
jeune  sang  circule  dans  ses  vers,  tempérant  ses  colères  d'amusante 
raillerie,  ou  illuminant  d'une  fantaisie  rapide  le  sombre  sujet  qui  fait 


9A8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'objet  fixe  de  son  effort.  De  tous  ces  jolis  chants,  il  n'en  est,  pour  ainsi 
dire,  pas  un  qui  ne  porte  avec  lui  l'acte  de  naissance  de  leur  auteur, 
les  plus  gais  comme  les  plus  sérieux,  la  Belle  fille  comme  la  pièce  iu 
Docteur  Dolbeau,  Enthousiasme  comme  A  ma  Mne,  Deprofundis  comme 
les  remercîmens  à  la  Belgique  hospitalière,  mais  dans  tous  se  fait  sentir 
en  même  temps  un  accent  de  vrai  poète  destiné  à  survivre  à  ce  premier 
feu  de  la  jeunesse.  Deux  ou  trois  de  ses  petits  tableaux  de  guerre  en  par- 
ticulier sont,  dans  leur  précision  bien  entendue,  d'un  art  auquel  la  ma- 
turité ne  pourrait  rien  ajouter.  Quelle  terrible  aventure  par  exemple  que 
celle  de  ce  bataillon  de  zouaves  détaché  pour  enlever  une  batterie  prus- 
sienne, qui  réussit  à  sa  tâche  après  y  avoir  péri  presque  tout  entier,  et 
dont  les  derniers  survivans,  lorsqu'ils  reviennent  à  leur  poste  avec  leur 
trophée  si  chèrement  conquis,  entendent  pour  toute  réponse  aux  joyeuses 
clameurs  par  lesquelles  ils  annoncent  leur  arrivée  le  Wcr  da  d'une 
sentinelle  prussienne  !  Il  n'y  a  pas  d'œuvre  vantée  de  Détaille  ou  de 
Neuville  où  l'horreur  de  la  dernière  guerre  soit  plus  complètement 
renfermée  que  dans  cette  petite  toile  aux  proportions  si  judicieuse- 
ment étroites. 

Les  deux  petits  volumes  de  chants  lyriques  publiés  par  M.  Dérou- 
lède  ont  chacun  leur  inspiration  et  leur  but  propres.  Les  Chants  du  sol- 
dat sont  consacrés  aux  souvenirs  de  la  défaite,  les  Nouveaux  Chants  du 
soldat  à  l'espérance  et  à  la  préparation  de  l'avenir  désiré,  mais  un  même 
sentiment  général  fait  l'âme  des  deux  volumes,  et  ce  sentiment  est  ex- 
cellent. C'est  à  juste  titre  que,  voulant  parler  de  la  patrie,  le  jeune 
poète  l'a  identifiée  avec  le  soldat.  Le  soldat  est  en  effet  le  vrai  patriote, 
non-seulement  parce  qu'il  est  armé  pour  la  défense  commune,  mais 
surtout  parce  que  les  circonstances  n'ont  laissé  qu'à  lui  seul  aujourd'hui 
le  désintéressement  nécessaire  pour  représenter  la  grande  idée  de  la 
patrie.  Au  milieu  de  notre  déchirement  politique  et  social,  lui  seul  ne 
connaît  rien  et  ne  doit  rien  connaître  de  nos  divisions;  au  milieu  de  nos 
luttes  d'intérêts,  lui  seul  ne  réclame  et  n'a  rien  à  réclamer  pour  lui; 
dans  une  société  où  chacun  ne  relève  que  de  soi,  lui  seul  connaît  et 
pratique  l'obéissance.  Qui  dit  patrie  dit  unité,  et  où  trouver  une  autre 
image  de  l'unité  nationale  que  chez  l'homme  dont  les  préoccupations  se 
rapportent  exclusivement  au  salut  commun,  qui  n'a  d'autres  ennemis 
que  ceux  de  tous,  et  pour  qui  les  triomphes  successifs  de  nos  partis  les 
uns  sur  les  autres  ne  sont  ni  des  victoires  ni  des  défaites?  L'ambition  de 
l'homme  de  parti,  l'àpreté  au  gain  du  paysan,  la  subtilité  sophistique 
du  journaliste  et  de  l'homme  de  lettres,  les  préoccupations  mercenaires 
de  l'ouvrier  des  villes,  sont  vices  inconnus  au  soldat,  et  ne  serait-ce  que 
parce  qu'il  échappe  à  ces  tares  que  M.  Déroulède  ajustement  reprochées 
en  plus  d'un  passage  de  ses  chants  aux  diverses  fractions  de  notre  so- 
ciété, il  mériterait  d'être  considéré  comme  le  représentant  le  plus  par- 
fait de  la  patrie. 


REVUE.    ClIKONIQUE.  9A9 

Fort  du  légitime  succès  de  ses  Chants  du  soldai,  M.  Déroulède  a  cher- 
ché, pour  la  noble  idée  dont  il  a  fait  sans  partage  la  préoccupation  de 
son  âme,  un  cadre  plus  vaste.  Il  a  voulu  pour  elle  cette  contagion  de 
l'enthousiasme  qui  naît  et  se  propage  si  rapidement  partout  où  les 
hommes  assemblés  forment  cette  chaîae  électrique  qui  peut  faire  cir- 
culer instantanément  la  moindre  étincelle  échappée  d'un  cerveau  d'ora- 
teur ou  d'un  cœur  de  poète,  et  il  s'est  adressé  au  théâtre.  L'intention 
est  excellente;  nous  permettra-t-il  cependant  de  lui  dire  qu'à  notre  avis 
il  s'est  trompé  dans  son  choix  et  que  la  forme  qui  convient  par-dessus 
tout  à  la  propagande  patriotique  qui  est  le  but  de  ses  efforts,  c'est  celle- 
là  précisément  à  laquelle  il  a  eu  recours  tout  d'abord  :  la  forme  lyrique. 
Il  y  a  des  formes  très  différentes  de  patriotisme,  et  celui  qui  est  ressenti 
par  la  très  grande  majorité  des  hommes  en  tout  pays  offre  peu  de  res- 
semblance avec  ce  patriotisme  réfléchi  et  austère,  accepté  comme  mo- 
bile unique  de  conduite  et  règle  fixe  de  la  vie,  qui  est  celui  du  grand 
politique  et  du  grand  chef  d'état.  Le  premier  de  ces  patriotismes,  celui 
de  tout  le  monde,  est  un  sentiment  de  nature  sublime,  mais  intermit- 
tent et  de  durée  rapide;  tout  enthousiasme  et  tout  élan,  il  vole  et  bondit 
plus  volontiers  qu'il  ne  marche;  le  dogmatisme  le  déconcerte  ou  l'alan- 
guit,  la  controverse  le  mécontente  ou  le  refroidit  ;  il  lui  faut  des  paroles 
ailées,  et  c'est  pourquoi  de  courtes  chansons  qui  se  logent  aisément 
dans  le  souvenir,  qui  se  propagent  en  un  instant  de  la  bouche  qui  les 
récite  à  l'oreille  qui  les  écoute,  en  présentent  une  plus  fidèle  image  et 
en  servent  mieux  les  intérêts  qu'une  œuvre  dramatique  forcément  alour- 
die de  toutes  les  passions  de  la  chair  et  du  sang. 

Le  théâtre  en  effet  vit  de  passions,  et  c'est  pourquoi  le  patriotisme 
sous  sa  forme  pure,  le  patriotisme  sans  alliage,  se  prête  mal  et  s'est 
toujours  mal  prêté  aux  conditions  de  l'art  dramatique.  Quand  il  est 
porté  à  son  plus  haut  degré,  c'est,  il  est  vrai,  une  passion  d'une  énergie 
sans  égale;  mais  comme  son  premier  triomphe  est  précisément  de  refou- 
ler et  d'éteindre  tous  les  autres  sentimens,  le  théâtre  s'en  accommode 
difficilement.  L'histoire  est  pleine  d'épisodes  où  l'on  voit  le  patriotisme 
arrivé  à  ce  plus  grand  des  triomphes;  qu'est-ce  que  le  théâtre  a  ja- 
mais fait  cependant  de  ces  épisodes  en  apparence  si  dramatiques?  Le 
sujet  de  Junius  Brutus  n'a  jamais  produit  rien  qui  vaille,  et  celui  de 
Ga-ton  n'a  fourni  qu'une  tragédie  assez  froide  à  Addison.  Le  sujet  même 
de  Jeanne  d'Arc,  si  attendrissant  et  si  pathétique  par  le  contraste  qui 
s'établit  naturellement  entre  la  faiblesse  de  l'héroïne  et  la  grandeur  de 
l'œuvre  accomplie,  semblerait  devoir  faire  exception,  et  cependant  le 
seul  poète  qui  en  ait  tiré  un  parti  heureux  a  été  obligé  d'en  souiller  la 
pureté  par  cet  alliage  que  le  théâtre  réclame  impérieusement.  La  meil- 
leure preuve  que  de  tels  sujets  échappent  au  théâtre,  c'est  que  jamais 
les  maîtres  véritables  n'ont  eu  la  fantaisie  de  s'en  emparer,  ce  qu'ils  au- 
raient fait,  croyez- le  bien,  si  ce  bon  jugement  qui  est  toujours  insépa- 


950  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rable  du  génie  ne  les  avait  avertis  qu'ils  résistaient  aux  conditions  de 
la  scène. 

Si  le  théâtre  s'accommode  mal  du  patriotisnn  sans  mélange,  en  re- 
vanche il  s'accommode  merveilleasement  de  sa  lutte  ave:  les  autres 
passions,  le  théâtre  entier  de  Corneille  et  nombre  d'œuvres  émlneates 
chez  tous  les  poètes  de  tous  les  pays  et  de  tous  les  temps  sont  là  pour 
le  prouver;  mais  les  difficultés  sont  grandes  pour  le  poète  qui  tente  une 
pareille  entreprise.  Il  ne  suffit  pas,  pour  constituer  un  tel  drame,  d'é- 
tablir un  contraste  entre  la  préférence  de  la  nature  et  la  préférence  de 
la  raison.  Puisqu'il  doit  y  avoir  lutte,  il  faut  qu'elle  soit  assez  sérieuse 
pour  coûter  à  celui  qu'elle  déchire  toute  l'énergie  de  son  âme  et  tout 
le  sang  de  son  cœur.  Si  le  triomphe  du  devoir  est  certain  par  cela  seul 
qu'il  est  le  p^irti  le  plus  noble,  le  drame  se  trouvera  supprimé,  et  le 
plus  beau  dénoûment  laissera  froid.  La  grandeur  de  ce  triomphe  ne  peut 
et  ne  doit  se  mesurer  que  par  le  degré  de  résistance  de  la  nature,  cette 
résistance  doit  donc  être  poussée  jusqu'à  l'entier  épuisement  des  pas- 
sions ou  des  instincts  d'où  elle  tire  son  énergie.  Un  père  qui  sacriûe  sa 
fille  à  première  sommation  de  la  destinée,  un  amant  qui  sacrifie  sa  maî- 
tresse à  première  injonction  du  devoir  sont  incontestablement  dignes 
d'être  admirés  et  applaudis  comme  des  personnages  d'un  jugement 
sain  et  droit,  qui  ont  eu  nettement  conscience  de  la  détermination  la 
plus  vertueuse,  la  plus  conforme  au  bien  moral,  mais  il  est  à  peine 
possible  que  le  spectateur  les  juge  dignes  de  ses  larmes.  La  lutte  doit 
être  extrême  pour  engendrer  le  pathétique;  mais  voici  une  autre  diffi- 
culté, c'est  qu'il  faut  en  même  temps  qu'elle  respecte  assez  le  carac- 
tère du  héros  pour  que  sa  nob'esse  n'en  soit  atteinte  à  aucun  degré, 
condition  que  les  luttes  extrêmes  accomplissent  d'ordinaire  assez  mal. 
Ainsi  d'une  part  si  la  lutte  n'est  pas  extrême  le  drame  n'existera  pas,  et 
si  elle  l'est  tellement  que  le  caractère  du  héros  en  devienne  incertain, 
ce  héros  perdra  de  l'intérêt  qu'il  doit  inspirer.  Volontiers  je  m'arrêterais, 
pour  toute  critique  de  VHelman,  à  cette  description  du  drame  fondé  sur 
la  lutte  du  patriotisme  avec  les  senlimens  de  la  nature,  en  demandant 
à  M.  Déroulède  s'il  croit  être  sorti  vainqueur  de  ces  difficultés. 

Ce  qu'on  ne  peut  lui  refuser  sans  injustice,  c'est  le  mérite  de  les  avoir 
aperçues  et  connues  en  très  grande  partie,  et  il  est  au  moins  un  point 
sur  lequel  je  veux  le  louer  sans  réserve,  c'est  d'avoir  su  choisir,  ou 
plutôt  inventer  avec  intelligence  un  sujet  qui  était  en  parfait  accord 
avec  le  genre  de  drame  qu'il  avait  adopté,  S'inspirant  de  ses  lectures 
des  poètes  de  la  Pologne  et  de  la  Russie,  et  particulièrem  3nt  des  Co- 
saques d'autrefois  de  Mérimée  et  du  Tarass  Boulba  de  Gogol,  il  a  ima- 
giné une  insurrection  apocryphe  de  Cosaques  contre  la  Pologne,  et  il 
l'a  placée  dans  le  milieu  historique  du  règne  de  Ladislas  IV,  qui  est  le 
cadre  oii  s'est  déroulée  en  partie  la  révolte  de  Bogdan  Ghmielniçki. 
Le  moyen  le  plus  ingénieux  et  le  plus  sûr  pour  créer  un  bon  drame 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  951 

historique,  c'est  en  effet  de  ne  demander  à  Thistoire  que  le  cadre,  et  de 
s'adresser  pour  le  remplir,  non  à  des  personna^'es  illustres  et  authen- 
tiques, mais  à  des  personnages,  sinon  inventés  de  toute  pièce,  —  licence 
en  pareil  castrés  permise  cependant  au  poète, —  au  moins  relativement 
obscurs,  ou  à  demi  historiques,  ou  même  entièrement  légendaires. 
L'emploi  de  ce  moyen  permet  à  la  fois  au  poète  de  rester  fidèle  à 
Thisioire  et  de  conserver  son  inspiration  libre  de  tout  joug  astreignant. 
Il  peut  ainsi  composer  ses  personnages  sans  qu'une  critique  trop  vétil- 
leuse ait  le  droit  de  lui  rappeler  que  tel  trait  n'est  pas  exactement  con- 
forme au  caractère  que  l'histoire  donne  au  héros  qu'il  a  choisi,  sans 
qu'une  maussade  érudition  ait  le  droit  de  lui  opposer  l'autorité  de  telle 
chronique  ou  le  témoignage  de  tel  auteur  de  mémoires.  Il  lui  suffit  d'une 
vérité  générale  puisée  à  toutes  les  sources  sans  être  tirée  particulière- 
ment d'aucune.  C'est  donc  avec  un  judicieux  sentiment  de  ce  que  ré- 
clame le  drame  historique  que  M.  Déroulède  a  tiré  de  son  invention  les 
personnages  de  son  hetman  FroU  Gherasz,  de  son  jeune  premier  co- 
saque Stenko,  de  sa  patriotique  prophétesse,  la  Marucha,  où  il  a  pu 
condenser  ses  études  sur  la  Pologne  et  l'Ukraine  sans  s'asservir  à  des 
portraits  historiques,  toujours  faux  par  quelque  endroit,  aussi  soigneu- 
sement qu'ils  soient  tracés.  Cela  fait,  une  ou  deux  scènes,  bien  trouvées 
et  bien  traitées,  quoique  trop  brièvement,  telles  que  la  scène  de  que- 
relle entre  le  roi  Ladislas  qui  veut  la  guerre  à  la  Suède  et  les  magnats 
polonais  qui  la  réclament  contre  l'Ukraine,  ont  suffi  pour  mettre  son 
action  en  accord  avec  les  intérêts  et  les  passions  politiques  qui  s'agi- 
taient dans  le  milieu  social  et  à  l'époque  précise  où  il  l'a  placée.  Nous 
sommes  d'autant  plus  heureux  de  féliciter  M.  DâroulèJe  d'avoir  si  in- 
telligemment surpris  un  des  secrets  les  plus  importans  du  drame  histo- 
rique que  nous  croyoDS  être  le  premier  à  lui  adresser  ce  compliment. 

Écartant  le  patriotisme  pur  et  simple  comme  trop  abstrait,  iM.  Dérou- 
lède a  très  bien  compris  encore  que  c'était  surtout  à  la  lutte  de  ce  sen- 
timent contre  les  passions  de  la  nature  qu'il  devait  demander  les  élé- 
mens  de  son  drame.  A  l'exemple  de  Corneille,  il  a  donc  placé  ses  héros 
cosaques  dans  cette  alternative  de  choisir  entre  le  devoir  que  les  cir- 
constances leur  imposent  et  la  nature  qui  se  refuse  à  être  supprimée. 
Un  amant  qui  abandonne  sa  fiancée  au  premier  appel  de  la  patrie,  puis 
qui,  refusant  le  commandement  que  ses  compatriotes  veulent  lui  don- 
ner, vole  vers  celte  même  fiancée  lorsqu'il  apprend  que  ses  jours  sont 
en  danger,  un  père  obligé  de  laisser  sa  fille  entre  les  mains  du  roi  de 
Pologne  comme  otage  de  sa  parole,  et  la  sacrifiant  lorsqu'il  est  certain 
que  la  révolte  des  Cosaques  est  assez  sérieuse  pour  mériter  un  manque 
de  foi  patriotique,  une  jeune  fille  tout  entière  au  bonheur  d'aimer  et 
qui  accepte  avec  joie  le  sacrifice  de  son  amour  et  de  sa  vie  pour  le  sa- 
lut de  son  Ukraine,  voilà  les  personnages  de  la  pièce.  Cenes  il  y  a  là  au- 
tant de  conditions  cruelles  qu'il  en  faut  pour  composer  le  drame  le  plus 


952  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

pathétique,  oa  pourrait  même  dire  qu'il  y  en  a  trop.  L'Hetman  est  donc 
une  pièce  bien  conçue  et  bien  construite  algébriquement,  si  nous  osons 
nous  exprimer  ainsi,  la  donnée  en  est  bonne,  les  contrastes  bien  éta- 
blis, les  situations  fortes;  pourquoi  faut-il  cependant  que  nous  soyons 
obligé  de  dire  au  poète  que  ses  intentions  ont  été  plus  intelligentes  que 
la  réalisation  n'en  a  été  puissante,  et  que  son  plan,  dressé  selon  toutes 
les  règles  classiques  de  l'architecture  dramatique,  vaut  mieux  que  son 
édifice! 

En  somme,  l'Helman  compose  un  spectacle  noble  assurément,  mais 
d'une  froideur  sensible  :  l'exécution  a  trahi  l'ambition  de  l'auteur,  et 
plus  d'une  cause  a  contribué  à  ce  résultat.  En  première  ligne  peut-être 
faut-il  compter  une  certaine  témérité  du  jeune  poète,  qui,  pouvant 
aider  son  inexpérience  des  utiles  conseils  qu'il  avait  si  près  de  lui,  a 
préféré  s'en  passer,  ne  voulant  devoir  qu'à  lui  seul  la  conquête  des  voies 
et  moyens  par  lesquels  on  triomphe  au  théâtre.  Il  est  très  beau  de  ne 
rien  devoir  qu'à  ses  forces,  mais  alors  il  serait  bon  de  s'en  être  absolu- 
ment assuré  avant  d'aborder  le  théâtre,  qui  exige  impérieusement  le 
succès.  L'auteur  dramatique  qui  voudrait  faire  l'apprentissage  de  son 
métier  sur  les  planches  mêmes  risquerait  fort  de  ne  le  faire  qu'au  prix 
de  chutes  répétées.  Si  M.  Déroulède  eût  pris  conseil  tout  près  de  lui, 
on  lui  aurait  probablement  fait  remarquer  qu'il  ne  suffit  pas  de  trouver 
des  situations  dramatiques  pour  produire  une  bonne  pièce,  et  que  ces 
situations  ne  sont  pas  plus  émouvantes  qu'un  argument  de  scénario  jeté 
sur  le  papier,  si  elles  ne  sont  pas  pathétiquement  développées.  Nous 
touchons  ici  au  défaut  capital  de  l'Helman.  L'auteur  s'est  contenté  d'in- 
diquer les  situations,  et  en  a  abrégé  autant  qu'il  a  pu  le  développement, 
pensant,  —  si  nous  en  croyons  les  confidences  qui  nous  sont  faites,  — 
qu'elles  gagneraient  par  cette  concision  en  puissance  dramatique,  et  il 
ne  s'est  pas  aperçu  que  par  là  il  chargeait  l'imagination  du  public  de  le 
suppléer  et  de  composer  la  scène  dont  il  lui  présentait  le  sommaire  ; 
mais  le  public,  qui  vient  au  théâtre  pour  faire  acte  de  spectateur  et  non 
pas  d'auteur,  n'a  d'imagination  que  celle  que  le  poète  lui  communique 
par  l'émotion,  et  il  n'a  d'émotion  que  par  ce  qu'on  lui  fait  entendre  et 
non  par  ce  qu'on  lui  tait.  A  aucun  moment  la  lutte  n'est  pathétique, 
non  par  la  faute  de  la  situation,  mais  parce  que  l'auteur,  peut-être  tou- 
jours trop  préoccupé  de  faire  pencher  la  balance  du  côté  du  patriotisme, 
coupe  court  au  combat  dès  que  le  mot  d'honneur  ou  de  devoir  est  pro- 
noncé. L'Ukraine  fait  appel  au  dévoûment  du  jeune  Stenko,  amoureux 
de  la  fille  du  vieil  hetman  Froll  Gherasz  ;  que  voyons-nous  dans  la  fuite 
du  jeune  patriote,  sinon  ce  qu'on  appelle  en  langage  de  couUsses  la 
sortie  d'un  personnage?  Froll  Gherasz,  envoyé  comme  pacificateur  au- 
près des  Cosaques,  se  résout  spontanément  à  manquer  à  la  parole  don- 
née au  roi  de  Pologne,  lorsqu'il  s'aperçoit  que  l'insurrection  n'a  besoin 
que  d'un  chef  pour  réussir  ;  la  scène  où  il  annonce  aux  Cosaques  qu'il  ae 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  953 

met  à  leur  tête  a  sa  beauté  :  est-elle  cependant  beaucoup  plus  qu'une 
chute  de  rideau  bien  trouvée?  Ce  qui  est  singulier,  c'est  que  malgré 
cette  concision  la  pièce  est  d'une  longueur  fort  honnête,  et  qui  même 
excède  celle  des  œuvres  dramatiques  les  plus  remplies  de  péripéties;  et 
cependant,  après  avoir  passé  quatre  heures  pleines  à  l'écouter,  le  specta- 
teur est  presque  amené  à  conclure  qu'il  aurait  fallu  au  poète  une  heure 
et  demie  de  plus  pour  que  son  drame  fût  développé  dans  toutes  les  pro- 
portions voulues.  Cinq  heures  de  spectacle,  c'est  presque  le  double  de 
ce  qu'ont  jamais  réclamé  les  plus  grands  maîtres  de  la  scène  pour  faire 
passer  leur  public  par  toutes  les  émotions  de  la  pitié  et  de  la  terreur. 
Voilà  la  véritable  concision  dramatique,  celle  qui  consiste  à  n'employer 
les  paroles  que  pour  amener  l'action,  et,  par  cette  économie  bien  enten- 
due, n'est  jamais  à  court  de  temps  pour  dérouler  les  scènes  qui  récla- 
ment ampleur.  Il  n'est  que  juste  d'ajouter  cependant  que  nos  critiques 
ne  portent  que  sur  les  trois  premiers  actes,  et  que  les  deux  derniers, 
mieux  lancés,  d'une  allure  plus  dramatique,  et  tout  pleins  d'un  mouve- 
ment et  d'un  feu  d'action  qui  sont  d'un  bon  augure  pour  l'avenir  du 
jeune  poète,  leur  échappent  presque  entièrement. 

Autre  défaut  :  les  Cosaques  de  M.  Déroulède  sont  de  fort  nobles  per- 
sonnages sans  doute,  mais  vraiment  ils  pourraient  être  de  tout  autre 
pays  que  de  celui  du  rusé  Bogdan  Chmielniçki  et  du  féroce  Stenko 
Razine  dont  M.  Déroulède  connaît  l'histoire.  Ils  pensent  et  parlent  comme 
des  héros  de  Corneille;  ils  n'y  étaient  vraiment  pas  obligés,  quoique  le 
modèle  soit  excellent.  Les  grands  sentimens  sont  de  tous  les  pays,  cela 
est  vrai,  mais  leurs  formes  varient  sensiblement  selon  les  races  et  les 
degrés  de  civilisation,  et  M.  Déroulède  n'a  pas  à  notre  avis  tenu  assez 
de  compte  de  ces  différences.  J'imagine  qu'avant  de  se  résigner  à  jouer 
au  Régulus,  au  Caton  et  au  Brutus,  des  Cosaques  du  xvn«  siècle  auraient 
d'abord  commencé  par  chercher  s'il  n'y  aurait  pas  moyen  de  combiner 
les  intérêts  de  leur  patriotisme  avec  le  salut  de  leurs  proches,  que  le 
vieux  FroU  Gherasz  se  serait  singulièrement  ingénié  pour  trouver  un 
stratagème  qui  lui  permît  de  manquer  avec  impunité  à  la  parole  donnée, 
qu'il  aurait  agi  de  manière  à  retarder  l'insurrection  jusqu'à  ce  qu'il  eût 
retiré  sa  fille  des  griffes  du  roi  de  Pologne,  et  que  la  Marucha  elle-même 
n'aurait  vu  aucun  mal  à  ce  que  l'amoureux  Stenko  essayât  de  profiter 
des  facilités  que  lui  donnaient  ses  intelligences  avec  les  gardes  cosaques 
du  roi  pour  fuir  en  compagnie  de  l'intéressante  Mickla.  Il  est  probable 
que  dans  leurs  entrevues  et  leurs  conciliabules,  ces  personnages,  au  lieu 
de  perdre  leur  temps  en  longs  discours  sentencieux,  se  seraient  de  pré- 
férence communiqué  tous  les  expédiens  de  ruse  et  tous  les  stratagèmes 
de  guerre  que  des  cerveaux  de  demi-sauvages  sont  capables  d'inventer. 
Je  ne  puis  m'empêcher  de  regretter  qu'on  ne  rencontre  pas  quelque 
chose  de  cette  sauvagerie  et  de  cette  ruse  chez  les  Cosaques  de  M,  Dé- 
roulède, cela  eût  fait  diversion  à  l'uniformité  de  leurs  beaux  sentimens, 


95A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et,  comme  on  dirait  en  langage  de  peintre,  brisé  la  ligne  par  trop  longue 
de  leurs  discours. 

On  a  assez  chicané  M.  Déroulède  sur  l'insuffisance  de  ses  rimes  et 
les  défectuosités  de  sa  versification  pour  que  nous  venions  le  chagriner 
encore  à  cet  égard.  Ce  n'est  pas  nous  qui  lui  conseillerons  jamais  de 
sacrifier  la  raison  à  la  rime  et  la  pensée  aux  mots,  et  c'est  d'ailleurs  un 
défaut  dont  il  se  corrigera  facilement  maintenant  qu'on  le  lui  a  signalé. 
Nous  préférons  lui  donner  ce  que  nous  croyons  un  bon  conseil.  Qu'il 
travaille  avant  tout  à  se  faire  un  style  doué  de  souplesse,  et  pour  cela 
qu'il  se  défie  d'une  certaine  tendance  à  accumuler  les  antithèses  à  pré- 
tention noble,  mais  singulièrement  banales  en  dépit  de  leur  prétention. 
Ce  ne  sont  qu'oppositions  entre  ce  qui  est  noble  et  ce  qui  est  vil,  ce  qui 
est  haut  et  ce  qui  est  bas,  ce  qui  tombe  et  ce  qui  se  relève,  son  style 
en  est  comme  tout  roide  et  empesé.  Ce  sont  là,  il  est  vrai,  défauts  de 
l'âge  heureux  où  l'auteur  est  encore  poKr  longtemps,  et  ils  passeront 
sans  doute  le  jour  où  il  se  sera  convaincu  qu'il  n'y  a  rien  d'intolérable 
comme  la  pampe  des  mots  quand  elle  n'arrive  pas  à  produire  la  gran- 
deur, et  rien  de  plus  accablant,  et  je  dirais  presque  de  plus  découra- 
geant, que  les  beaux  sentimens  quand  ils  n'arrivent  pas  à  produire  la 
chaleur. —  Je  veux  conclure  par  un  mot  qui  me  fat  dit  par  une  aimable 
spectatrice  au  lendemain  de  la  première  représentation  :  «  Nous  étions 
tous  amis  à  l'auteur,  et  nous  avons  été  malheureux  de  ne  pas  pouvoir 
applaudir  plus  fort.  »  Nous  ferons  de  ce  mot  notre  propre  excuse  pour 
les  critiques  que  nous  avons  été  obligé  d'adresser  à  M.  Déroulède;  nous 
aussi,  nous  sommes  malheureux  de  n'avoir  pu  applaudir  plus  fort,  mais 
nous  attendons  le  poète  à  sa  récidive,  et  ce  jour- là,  en  dépit  du  léger 
désappointement  créé  par  l'Hetman,  il  retrouvera  intacte  cette  sympathie 
générale  qui  était  venue  saluer  ses  débuts  au  théâtre. 

ÉxMILE   MOMÉGUT. 


ESSAIS   ET   NOTICES. 


Rapport  sur  la  Mission  des  ckotts.  Eludes  relatives  au  projet  de  mer  intérieure, 
par  le  capitaLne  Roudaire.  Paris,  1S"77;  Imprimeiie  nationale. 

Chargé  en  1872  et  en  1873,  par  le  ministre  de  la  guerre,  d'opéra- 
tions géodésiques  en  Algérie ,  M.  le  capitaine  Roudaire  avait  conçu  la 
pensée  hardie  qu'il  serait  possible  d'introduire  les  eaux  de  la  Méditer- 
ranée dans  la  vaste  dépression,  connue  sous  le  nom  de  région  des  chotîs, 
qui  s'étend  au  sud  de  la  chaîne  de  l'Aurès,  entre  Biskra  et  le  golfe  de 
Gabès,  sur  une  longueur  de  375  kilomètres.  L'auteur  de  ce  magnifique 
projet,  qui  ne  va  à  rien  moins  qu'à  faire  pénétrer  la  fertilité  et  la  vie 
jusqu'au  cœur  du  Sahara  algérien ,  en  transformant  en  mer  intérieure 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  ^55 

des  lagunes  aujourd'hui  dangereuses  et  insalubres,  en  a  exposé  ici 
même  (1)  les  données  telles  qu'il  était  alors  possible  de  les  présenter, 
c'est-à-dire  en  suppléant  parfois  par  d'ingénieuses  inductions  à  l'ab- 
sence de  renseignemens  positifs.  Il  a  démontré  dés  lors,  par  des  raisons 
topographiques  et  géologiques  aussi  bien  que  par  le  témoignage  con- 
cordant des  auteurs  anciens  et  des  traditions  orales,  que  le  bassin  des 
chotts  communiquait  autrefois  avec  la  Méditerranée  et  formait  un  golfe 
intérieur  connu  sous  le  nom  de  «  grande  baie  de  Triton,  »  —  que  ce 
golfe  s'est  desséché  vers  le  commencement  de  l'ère  chrétienne,  à  la 
suite  de  la  formation  d'un  isthme  qui  l'a  séparé  de  la  mer,  —  enfin 
qu'il  suffirait  de  percer  les  dunes  du  seuil  de  Gabès  pour  inonder  de 
nouveau  les  immenses  plaines,  couvertes  d'efflorescences  salines,  qui 
forment  les  chotts,  et  pour  créer  une  mer  intérieure  qui  aurait  près  de 
300  kilomètres  de  longueur  sur  une  largeur  moyenne  de  60  kilomètres 
et  une  profondeur  moyenne  de  24  mètres. 

Un  nivellement  géométrique  (nivellement  fait  de  proche  en  proche), 
exécuté  en  1874  et  1875  dans  les  chotts  algériens,  sous  les  auspices  du 
ministre  de  la  guerre  et  du  gouverneur-général  de  l'Algérie,  a  confirmé 
ces  prévisions.  Pour  être  définitivement  fixé  sur  la  valeur  pratique  du 
projet,  qui  avait  soulevé  d'ardentes  discussions,  il  restait  à  poursuivre 
es  études  sur  le  territoire  tunisien  et  à  relier  entre  elles  toutes  ces  opé- 
rations isolées.  Cette  dernière  partie  du  travail  a  fait  l'objet  d'une  mis- 
sion dont  M.  Roudaire  a  été  chargé  par  M.  le  ministre  de  l'instruction 
publique,  et  il  vient  d'en  exposer  les  résultats  dans  un  intéressant  rap- 
port que  nous  avons  sous  les  yeux.  M.  Roudaire  y  répond  victorieuse- 
ment à  toutes  les  objections  qui  lui  ont  été  faites  de  divers  côtés;  il  ne 
peut  rester  désormais  aucun  doute  sur  l'exactitude  des  faits  qui  forment 
le  point  de  départ  du  projet. 

L'objection  la  plus  sérieuse  avait  été  l'existence  de  roches  dures  dans 
le  seuil  de  Gabès,  qui  eussent  rendu  le  percement  de  cet  isthme  singu- 
lièrement difficile  et  coiàteux.  Or  M.  Roudaire  a  constaté  que,  si  on  ren- 
contre des  bancs  de  grès  et  de  calcaire  sur  plusieurs  points  du  littoral, 
il  n'y  en  a  aucune  trace  dans  la  dépression  la  plus  basse,  qui  repré- 
sente l'ancienne  communication  du  golfe  avec  la  mer.  Seulement  cette 
dépression,  qui  forme  le  prolongement  de  l'axe  longitudinale  du  bassin 
des  chotts,  c'est  non  pas  TOued-Akarit,  comm^^  l'avait  d'abord  admis 
M.  Roudaire  sur  la  foi  de  cartes  inexactes,  dont  les  indications  sem- 
blaient corroborées  par  les  relations  de  certains  voyageurs,  mais  bien 
rOued-Melah.  Sous  ce  nom  unique,  les  Arabes  désignent  deux  cours 
d'eau  qui  prennent  naissance,  l'un  à  l'est  et  l'autre  à  l'ouest  du  point 
culminant  de  la  dépression,  et  coulent  en  sens  inverse,  le  premier  vers 
la  mer,  le  second  vers  le  chott  El-Djerid;  pour  eux,  ces  deux  rivières 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  mai  1874. 


956  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ont  une  origine  commune  :  elles  représentent  les  derniers  vestiges  du 
détroit  qui  reliait  la  Méditerranée  à  la  mer  intérieure  dont  les  chotts 
occupent  aujourd'hui  le  lit  desséché. 

L'existence  ancienne  de  cette  mer  ne  fait  pas  de  doute  pour  les  ha- 
bitans  de  la  région.  Les  traditions  locales  recueillies  par  M.  Ch.  Tissot 
en  font  mention  dans  les  termes  les  plus  précis.  On  parle  même  de  na- 
vires trouvés  dans  les  sables  à  Ghattân-ech-Gheursa,  où  la  légende  place 
l'ancien  port  de  Nefta.  La  description  qu'un  cadi  faisait  d'un  de  ces  na- 
vires, déterré  vers  la  fin  du  siècle  dernier,  ne  pouvait,  dit  M.  Tissot, 
s'appliquer  qu'à  une  galère  antique.  Deux  vieillards  vivaient  encore  qui, 
dans  leur  jeunesse,  avaient  assisté  à  cette  exhumation;  ils  disaient  que 
les  débris  du  navire  avaient  été  mis  en  pièces  pour  faire  du  bois  à 
brûler.  De  vieilles  chroniques  conservées  dans  la  grande  mosquée  de 
Nefta  rapportent  également  que  la  mer  baignait  jadis  les  remparts  de  la 
ville  de  Zaafran,  qui  n'est  plus  aujourd'hui  qu'une  oasis  du  désert;  elles 
ajoutent  que  «  la  mer  s'est  retirée,  et  qu'il  est  resté  une  vaste  surface 
couverte  de  sel.  »  Bref,  depuis  que  l'attention  est  attirée  sur  ce  sujet, 
les  témoignages  surgissent,  et  les  preuves  se  multiplient  chaque  jour. 

Le  seul  aspect  du  chott  El-Djerid  révèle  d'ailleurs  une  ancienne  la- 
gune qui  a  été  coupée  du  golfe  de  Gabès  par  un  isthme  de  formation 
récente,  dû  peut-être  à  un  soulèvement.  Le  chott  El-Djerid,  dont  le  ri- 
vage est  séparé  de  celui  du  chott  Er-Rharsa  par  un  seuil  d'une  largeur 
de  10  kilomètres,  occupe  une  surface  d'environ  5,000  kilomètres  carrés; 
il  renfermé  un  véritable  lac  souterrain  dont  les  eaux  dorment  sous  une 
croûte  plus  ou  moins  résistante,  composée  de  matières  salines  et  ter- 
reuses. Le  fond  de  ce  lac  étrange,  qui  a  englouti  bien  des  voyageurs  im- 
prudens,  se  trouve  à  20  ou  30  mètres  au  moins  au-dessous  du  niveau  de 
la  mer.  La  croûte  qui  le  recouvre  n'est  pas  absolument  plane,  elle  pré- 
sente des  ondulations  assez  accentuées.  Près  du  seuil  de  Gabès,  M.  Rou- 
daire  a  trouvé  une  altitude  de  31  mètres;  mais  le  niveau  de  la  surface 
s'abaisse  graduellement  jusqu'à  zéro  pour  se  relever  jusqu'à  17  mètres 
en  face  du  seuil  de  Kriz,  qui  sépare  le  chott  El-Djerid  du  chott  Rharsa. 
Par  intervalles,  la  croûte  supérieure  se  redresse  comme  si  elle  était  sou- 
tenue par  des  cloisons  souterraines  plus  compactes;  c'est  sur  ces  crêtes 
que  sont  tracées  les  routes  des  caravanes,  dont  il  est  très  dangereux 
de  s'écarter.  Ces  gués  deviennent  eux-mêmes  périlleux  dans  la  saison 
des  pluies,  lorsque  les  eaux  découvrent  la  croûte  saline,  souvent  fort 
mince,  et  en  diminuent  encore  l'épaisseur.  Plus  d'une  fois  bêtes  et  gens 
ont  disparu  dans  ces  abîmes.  Des  crevasses  qui  s'ouvrent  de  distance  en 
distance  laissent  voir  l'eau  verte  de  la  nappe  souterraine. 

Il  est  clair  qu'il  faudra  tenir  compte  de  cette  disposition  particulière 
du  chott  El-Djerid  lorsqu'il  s'agira  d'amener  la  mer  dans  le  bassin  des 
chotts.  M.  Roudaire  pense  que,  si  l'on  creusait  une  tranchée  dans  le 
seuil  de  Kriz,  les  eaux  du  lac  s'écouleraient  dans  le  chott  Rharsa,  dont 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  957 

la  profondeur  est  de  30  à  hO  mètres  au-dessous  de  la  Méditerranée. 
Les  cloisons  souterraines  s'affaisseraient  alors  elles-mêmes  sous  la  pres- 
sion des  eaux  qu'elles  maintiennent,  au  fur  et  à  mesure  que  se  vide- 
raient les  différens  compartimcns  du  lac.  Le  Djerid  se  trouverait  ainsi 
prêt  à  recevoir  les  eaux  vives  de  la  Méditerranée  dès  qu'on  leur  aurait 
ouvert  un  passage  à  travers  le  seuil  de  Gabès.  Toutefois,  le  bassin  du 
Rharsa  n'étant  pas  assez  vaste  pour  recevoir  à  lui  seul  toutes  les  eaux 
du  Djerid,  puisqu'il  n'a  qu'une  superficie  quatre  fois  moindre,  il  fau- 
drait le  faire  communiquer  à  son  tour,  par  une  tranchée,  avec  le  chott 
Melrir,  le  plus  grand  des  trois,  dont  la  surface  est  de  6,700  kilomètres 
carrés.  En  supposant  que  l'élévation  moyenne  de  la  croûte  saline  du 
Djerid  est  de  15  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  Méditerranée,  un 
calcul  très  simple  montre  que  l'équilibre  s'établira  dans  les  trois  bas- 
sins quand  la  nappe  d'eau  du  Djerid  aura  baissé  de  2h  mètres;  à  ce 
moment,  le  niveau  général  sera  de  9  mètres  au-dessous  de  la  marée 
basse,  —  ou  plutôt  de  12  mètres,  en  tenant  compte  de  l'évaporation, 
qui  abaissera  encore  le  niveau  de  l'eau  de  3  mètres  pendant  les  trois 
ans  que  durera  l'opération  du  transvasement  du  lac  souterrain.  La 
croûte  saline,  ne  reposant  plus  sur  les  eaux,  se  sera  désagrégée  et  dis- 
soute en  s'affaissant,  et  les  matières  qui  la  constituent  se  seront  dépo- 
sées au  fond  du  bassin.  C'est  à  ce  moment  qu'il  faudra  livrer  accès  aux 
eaux  de  la  Méditerranée  pour  compléter  le  remplissage.  On  pourra  pro- 
fiter de  cette  irruption  violente  d'une  énorme  masse  d'eau  pour  appro- 
fondir en  quelque  sorte  sans  frais  la  tranchée  de  l'Oued-Melah,  qui 
formera  le  canal  de  communication.  Lors  du  percement  de  l'isthme 
de  Suez,  M.  Sciama  avait  songé  à  utiliser  de  cette  manière  la  force  mo- 
trice mise  en  jeu  par  le  remplissage  des  Lacs -Amers  pour  hâter  le 
creusement  du  canal  à  l'aide  de  socs  de  charrue  entraînés  par  des  co- 
ques de  bateaux.  Dans  le  cas  dont  il  s'agit  ici,  la  quantité  d'eau  à  dé- 
placer et  la  force  motrice  disponible  sont  incomparablement  plus 
grandes  ;  on  se  trouve  donc  dans  les  meilleures  conditions  pour  tenter 
l'application  du  procédé  d'affouillement  proposé  par  M.  Sciama,  et  pour 
diminuer  ainsi  les  frais  de  l'entreprise. 

La  largeur  du  seuil  de  Gabès  qu'il  faudra  percer  est  d'environ  22  ki- 
lomètres. L'Oued-Melah  s'élève  lentement,  à  partir  de  son  embouchure, 
jusqu'à  une  première  chaîne  de  dunes  qu'il  franchit  à  l'altitude  de 
28  mètres,  à  10  kilomètres  du  rivage.  Une  seconde  chaîne  de  dunes, 
dirigée,  comme  la  première,  du  nord  au  sud  et  dont  l'altitude  atteint 
h&  mètres,  forme  l'arête  culminante  du  seuil;  elle  est  séparée  de  la  pre- 
mière par  un  intervalle  de  7  kilomètres.  Dans  cette  région,  M,  Roudaire 
n'a  trouvé  aucune  trace  des  roches  dures  qui  se  rencontrent  en  d'autres 
points  du  littoral.  Près  de  la  mer,  la  rivière  s'est  creusé  un  lit  assez 
profond;  les  berges  d'érosion,  en  certains  endroits  élevées  de  7^ou 


958  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

8  mètres,  ne  laissent  voir  que  du  sable.  Le  percement  du  seuil  de  l'Oued- 
Melah  n'offrira  donc  aucune  difTicnlté  sérieuse.  Pour  creuser  la  tranchée 
initiale,  on  aura  environ  20  millions  de  mètres  cubes  à  déplacer  direc- 
tement; les  déblais  du  canal  définitif  seront,  il  est  vrai,  de  110  millions 
de  mètres  cubes,  mais  l'on  peut  compter  sur  les  eaux  de  la  Méditer- 
ranée pour  achever  l'affouillement  de  la  tranchée.  En  ajoutant  les  ter- 
rassemens  que  demandera  l'établissement  des  tranchées  entre  les  chotts, 
on  arrive  à  un  total  de  25  ou  30  millions  de  mètres  cubes  de  sable  à 
déplacer  directement,  et  à  une  dépense  probable  de  25  à  30  millions 
de  francs.  Tel  est  le  devis  approximatif  qu'on  peut  présenter  dès  au- 
jourd'hui. Le  remplissage  complet  de  la  mer  intérieure  demanderait 
environ  neuf  ans;  mais  dès  la  quatrième  année  les  différens  bassins  se- 
raient recouverts  d'immenses  nappes  d'eau  accessibles  aux  petits  ba- 
teaux, et  dont  l'heureuse  influence  sur  le  climat  de  l'Algérie  se  ferait 
déjà  sentir. 

Nous  n'insisterons  pas  sur  les  conséquences  que  doit  avoir  la  submer- 
sion des  chotts;  M.  Roudaire  les  a  longuement  développées  ici-même, 
«  En  mettant  en  regard  les  dépenses  à  faire  pour  mener  cette  entre- 
prise à  bonne  fin  et  les  avantages  immenses  qui  en  découleraient,  dit-il 
en  terminant  son  rapport,  il  est  permis  de  considérer  dès  aujourd'hui 
la  création  de  la  mer  d'Algérie  comme  un  projet  dont  la  réalisation  est 
certaine.  Amélior-ation  profonde  du  climat  de  l'Algérie  et  de  la  Tunisie, 
et  par  conséquent  accroissement  considérable  de  la  richesse  agricole  de 
ces  contrées,  où  la  sécheresse  est  un  obstacle  à  la  fertilité  naturelle  du 
sol,  —  sécurité  complète  du  sud  au  nord  de  notre  colonie,  vo'es  de  com- 
munication faciles  et  économiques,  développement  du  commerce  et  de 
l'industrie,  nouvelle  direction  imprimée  au  commerce  du  centre  de 
l'Afrique,  telles  seraient  en  quelques  mots  les  heureuses  conséquences 
de  l'exécution  de  ce  projet.  »  On  peut  ajouter  que  les  dépenses  seront 
couvertes  par  les  droits  de  passage,  de  navigation,  de  pêche,  par  la  con- 
cession d'une  partie  des  terres,  absolument  incultes  aujourd'hui,  qui 
sont  situées  autour  de  la  mer  future;  mais  ces  bénéfices  directs,  immé- 
diats, seront  encore  peu  de  chose  à  côté  des  résultats  gf'néraux,  tels  que 
l'amélioration  du  climat  de  ces  contrées  et  l'accroissement  de  la  fortune 
publique  et  du  bien-être  des  habitans.  Il  est  parfaitement  juste  de  dire 
que  la  réalisation  de  ce  projet  serait  le  couronnement  de  la  conquête 
de  l'Algérie.  R.  R. 


Le  directeur-gérant^  C.  Buloz. 


TABLE  DES  MATIERES 


VINGTIEME  VOLUME 


TROISIÈME  PÉRIODE.  —  XLVII«  ANNÉE. 


AVRIL     1877 


Livraison  du  1er  Mars. 

Samcbl  Brohl  et  compagnie,  troisiè.ne  partie,  par  M.  Victor  CHERBULIEZ.  ,  5 
L'Enfance  a  Paris.  —  III.  —  Les  hôpitadx  d'enfa^s  a  Londres.  —  Les  conya- 

LESCENs  et  les  INFIRMES,  par  M.  Othenin  d'HAUSSOXVILLE •  36 

U.\  Critiqoe  ao  xviu'  SIÈCLE.  —  Fréron,  par  M.   Jdles  SOURÏ.    ......  80 

Le  Journalisme  aux  États-Unis,  par  M.  C.  de  VARIGNY 113 

La  Vie  de  province  en  Grècf.  —  III.  —  Excursion  en  Achaie   et  en  Arcadie, 

par  M.  Paul  d'ESTOURNELLES  de  CONSTANT 144 

Les  Poisons  de  l'intelligence.  —  II.  —  Le  hachicb,  l'opidm  et  le  café,    par 

M.  Charles  RIGHET 178 

Esquisses  dramatiques.  —  M.  Victorien  Sardod,  par  M.  Emile  MONTÉGUT.  ,  198 
Les   Mémoires   on  prince   de  Hardenberg.  —  L  —  Avant   Iéna,   par  M.   G. 

VALBEKT 215 

Chronique  de  la  Quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire.  ........  228 

Essais  et  Notices.  —  Histoire  de  la  Floride  française 239 

Livraison  du  15  Mars. 

Les  Borgia,  étude  historique,  par  M.  Henri  BLAZE  DE  BURY 241 

Samuel  Brohl  et  compagnie,  quatrième  partie,  par  M.  Victor  CHERBULIEZ.  287 
Les  Souvenirs  do  conseiller  de  la  reine  Victoria.  —  VIII.  —  Les  mariages 

espagnols,  par  M.  SAINT-RENÉ  TAILLANDIER,  de  l'Académie  Française.  312 
Deux  Romans  d'outre-rhin.  —  M'"»  VV.  de  Hillern,  par  M.  Jules  GOURDAULT.  352 
Le  Faste  funéraire  et  son  développement  historique.  —  I.  —  Les  temps  an- 
tiques, par  M.  Henri  BAUDIULLART,  de  l'Institut  de  Franco 378 

SOEDR  DocTKOnvB,  par  M.  Jean  RICHEPIN.  .  > 405 


960  TABLE    DES    MATIERES. 

Trois   mois  de  voyage  dans  le  pays   basque.  —  II.    —  L'Alava,  par  M.   L. 

LOUIS-LANDE 417 

L'Archipei,  des  Philippines.  —  I.  —  Le  climat  et  les  races,  par  M.  Edmo\d 

PLAUGHUT 447 

Chroniqce  db  la  QamzAiNE,  histoire  politique  et  littéraire 465 

Essais  et  Notices.  —  Un  Drame  moderne  en  Grèce,  par  M.   Paol  d'ESTOUR- 

NELLES  de  CONSTANT 475 

Livraison  du  1er  Avril. 

Samuel  Brohl  et  compagnie,  dernière  partie,  par  M.  Victor  CHERBULIEZ.  .  481 
La  Grèce,   l'hellénisme  et  la  question  d'Orient,   par  M.   Anatole  LEROY - 

BEAULIEU 526 

Le  Faste  funéraire  et  son    développement  historique.  —  IL   —  Les   temps 

modernes,  par  M.  Henri  BAUDRILLART,  de  l'Institut  de  France 557 

L'Exploration   de   l'Afrique    centrale    et    la   conférence    géographique    de 

Bruxelles,  par  M.  Emile  de  LAVELEYE 58  i 

Les  Colonies  françaises  et  le  budget,  par  M.  Paul  MERRUAU 607 

La   Nouvelle    série    de    la    Légende   des    siècles,     de   M.    Victor    Hugo,     par 

M.  SAINT-RENÉ  TAILLANDIER,  de  l'Académie  Française 635 

Le   Rôle   des  pins  et  du  mélèze  dans  la  production  du   sol,   par  M.   Ch. 

BROILLIARD 658 

Poésie.  —A  Jules  Sandeau  après  la  mort  de  son  fils,  par  M.  Albert  DELPIT.  685 
Les  Mémoires   du    prince  de  Hardenberg.  —  IL  —  Après  Iéna,  par  M.  G. 

VALBERT 688 

Chronique  de  la  Quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 701 

Essais  et  Notices.  —  Une  comédie  de  moeurs  en  Californie. 712 

Livraison  du  15  Avril. 

vilma,  récit  de  la  vie  réelle 721 

Promenades   archéologiques.  —  Les   fouilles   de   l'Esquilin   et  du  Forum  de 

Rome,  par  M.  Gaston  BOISSIER,  de  l'Académie  Française 765 

Les  Mémoires  d'un  humaniste  américain.  —  George  Ticknor.  —  I.  —  La  jeu- 
nesse- DE  Ticknor,  ses  premiers  voyages,  par  M.  H.  BLEBZY 793 

La  Métaphysique  en  Europe  depuis  Hegel.  —  I.  —  La  philosophie  de  la 
liberté,  Schelling  et  Secrétan,  par  M.  Paul  JANET,  de  l'Institut  de 
France 821 

Les  dernières  explorations  dans  la  pampa   et  la   Patagonie,  par  M.  Emile 

DAIREAUX 849 

Eugène  Fromentin.  —  L'exposition  de  son  (œuvre   a   l'École  des  Beaux-Arts, 

par  M.  Henry  HOUSSAYE 882 

L'archipel  des  Philippines.   —  II.  —  Les  moeurs,   l'instruction,   par   M.  Ed. 

PLAUCHUT 896 

Revue  musicale.  —  Le  Cinq-Mars  de  M.  Gounod,  la  Damnation  de  Faust,  de 

Berlioz,  le  Théâtre-Lyrique,  l'Opéra,  par  M.  F.  de  LAGENEVAIS.  ,   .    .       914 

Chronique  de  la  Quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 935 

Revue  dramatique.  —  L'Hetman,  de  M.  Paul  Déroulède,  par  M.  Emile  MON- 

TÉGUT 946 

Essais  et  Notices.  —  La  création  d'une  mer  intérieure  en  Algérie 954 


paris —  Impr.  J.  CLATE.  -  A.  QUAXTIN  et  C;  rue  SLBenoît.