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REVUE
DES
DEUX MONDES
XLV!I« AiNNÉE. — TROISIÈME PÉRIODE
TOME XX. — 1" MAKS 1877.
yARIS» — Impr. J. CLAYE. ~ A, QUANTIK et C", rue Saint-Benoît.
REVUE
DES
DEUX MONDES
XLVII« ANNÉE. — TROISIÈME PÉRIODE
TOME VINGTIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE BONAPARTE, 17
1877
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/v/
SAMUEL BROHL
ET COMPAGNIE
TROISIEME PARTIE (1).
V.
M'"' de Lorcy était une femme d'environ cinquante ans, qui avait
de beaux restes. Elle était veuve depuis de longues années, et n'a-
vait jamais songé à convoler. Quoiqu'elle eût été heureuse en mé-
nage, elle estimait que la liberté est le premier des biens; elle fai-
sait de la sienne un usage irréprochable. Elle avait de la tête, se
connaissait en chiffres encore plus qu'en chiffons, et administrait
elle-même sa fortune, qui n'était pas une bagatelle. Aimant à bien
employer ses heures, elle savait en trouver pour s'occuper des
affaires des autres. Elle avait de la vocation pour le métier d'avocat
consultant. En général ses conseils étaient sensés, judicieux, on ne
pouvait mieux faire que de les suivre ; sa clientèle se plaignait seu-
lement qu'elle fût tout d'une pièce, qu'elle rendît ses sentences
avec trop peu de ménagemens, sans souffrir qu'on en appelât. Elle
était bonne, charitable, mais l'onction lui faisait défaut, et elle
n'était pas tendre pour les illusions de son prochain. Un poète alle-
mand, en distribuant ses vœux de nouvelle année, souhaitait aux
riches un peu de cœur, aux pauvres un morceau de pain, aux
femmes les plus belles robes, aux hommes un peu de patience, aux
sots un peu de raison et aux gens raisonnables un peu de poésie.
M""* de Lorcy avait du cœur, de belles robes et beaucoup de raison;
(1) Voyez la Revue du 1" et du 15 février.
6 REVUE DES DEUX MONDES.
mais sa raison manquait un peu de poésie, et les poètes à qui elle
donnait des conseils avaient besoin de beaucoup de patience pour
l'écouter jusqu'au bout. Ceux qui se permettaient de mépriser ses
avis et de se rendre heureux à leur façon encouraient à jamais sa
disgrâce; elle leur soutenait obstinément que leur prétendu bonheur
n'était que mensonge, qu'ils s'étaient attaché une pierre au cou,
que dans le fond du cœur, sans en avoir l'air, ils se repentaient
cruellement, et elle ajoutait : — Ce n'est pas ma faute, je vous l'a-
vais bien dit, vous n'avez pas voulu me croire.
M™« de Lorcy portait une affection presque maternelle à son ne-
veu, M. Camille Langis; confidente de ses amours, elle lui avait
promis de lui faire épouser M"^ Antoinette Moriaz. Sans doute il
était un peu jeune ; mais elle avait décidé que la question d'âge
n'était pas une affaire, et que pour tout le reste il y avait conve-
nance absolue entre les parties. M. Langis avait balancé quelque
temps à se déclarer ; il disait à M'"^ de Lorcy : — Si elle me refuse,
je ne pourrai plus la voir, et tant que je la vois, je ne suis qu'à
demi malheureux. — C'était xM'"^ de Lorcy qui lui avait mis l'épée
à la main et l'avait contraint d'ouvrir la campagne où elle devait
lui ser\dr de second. Cette campagne n'avait pas été heureuse. Vive-
ment froissée du refus de M"* Moriaz, qu'elle avait en vain circon-
venue, entreprise, sollicitée, elle fut sur le point de lui rompre en
visière. On lui fit entendre pour l'apaiser que la sentence n'était pas
définitive ou que du moins il serait permis au condamné de se pour-
voir en grâce. M. Langis s'était mis en route pour la Hongrie, et il
en était revenu. Dans l'intervalle, Antoinette avait refusé deux par-
tis ; M"^ de Lorcy en avait tiré un augure favorable à ses projets.
Aussi éprouva-t-elle une contrariété mêlée d'irritation en recevant
de M. Moriaz la lettre que voici :
« Chère madame, vous serez charmée d'apprendre que je me
porte à merveille. J'ai les joues pleines, le teint fleuri, des jambes
de chamois et l'appétit d'un ogre. Si jamais, ce qu'à Dieu ne plaise,
vous deveniez anémique, partez pour Saint-Moritz, vous m'en direz
des nouvelles. Au bout de trois jours, vous ne penserez qu'à man-
ger; c'est ici la préoccupation universelle. Je ne mange plus, je
dévore ; il ne m'arrive guère de dîner sans réclamer un supplé-
ment. Je fais la terreur de mes voisins de table, ils surveillent
avec inquiétude tous les mouvemens de mon couteau; ils ont l'air
de se demander : Sommes-nous en sûreté? Son supplément lui suf-
fira-t-il? Bref, chère madame, tout va bien, et je suis content, très
content, et néanmoins je ne le suis pas. Vous me demanderez pour-
quoi; que vous dirai -je? Saint-Moritz est un endroit où l'on trouve
ce que l'on cherche, mais on y trouve aussi ce qu'on ne cherchait
pas. Je ne parle pas des ours, je n'en ai point vu, et si j'en rencon-
SAMUEL EROIÎL ET COMPAGNIE. 7
trais un, je me sentirais de force à l'étrangler. An surplus les ours
sont des animaux taciturnes, qui ne racontent point leur histoire, et
les seuls animaux que je craigne sont ceux qui la racontent et qu'il
n'est pas permis d'étrangler. Je n'en dis pas davantage; me suis-je
fait comprendre? vous êtes si intelligente!
« A propos, Antoinette vous envoie un crayon ou une aquarelle,
je ne sais, qui vous sera remise par M. le comte Abel Larinski.
C'est un Polonais, n'en doutez pas; vous vous en ape/cevrez tout
de suite. Je lui veux beaucoup de bien ; il m'a fait la grâce de
me tirer d'un casse-cou dans lequel je m'étais sottement fourré. Si
j'ai encore deux jambes pour courir et une main pour vous écrire,
c'est à lui que j'en suis redevable. Je le recommande à votre bon
accueil, et je vous prie de lui faire raconter son histoire. Il est de
ceux qui la racontent, non pas tous les jours, il est vrai; mais quand
on pousse un certain bouton, il part, et on ne peut plus l'arrêter.
Sérieusement, M. Larinski n'est pas le premier venu, vous aurez du
plaisir à faire sa connaissance. J'ai découvert qu'il se trouve dans
une situation un peu gênée. C'est un fds d'émigrés dont les biens
ont été confisqués. Son père était une manière de fou, qui se faisait
fort de percer l'isthme de Panama et qui n'a rien percé du tout.
Lui-même était en train de gagner quelque argent à San-Francisco;
il a tout lâché en 1863 pour aller se battre contre les Russes. Ce
patriote exalté a fait depuis le métier d'inventeur, qui ne lui a pas
réussi; aujourd'hui il est en quête d'un gagne-pain. N'allez pas
croire qu'il demande rien , c'est un hidalgo, il se drape fièrement
dans sa pauvreté comme un Castillan dans sa cape. Je m'intéresse
à lui, je désire lui venir en aide, lui donner un coup d'épaule; au
préalable, je voudrais m'assurer qu'il est vraiment digne de ma
sympathie. Examinez-le de près, passez-le par l'étamine; je me fie
à vos yeux plus qu'aux miens, je vous crois de première force dans
ce genre d'expertises.
(( Antoinette vous présente ses complimens les plus affectueux.
Elle adore Saint-Moritz ; il faut croire qu'elle y a trouvé quelque
chose qui l'a charmée. Pour ma part, je suis ravi d'y avoir recouvré
l'appétit, le sommeil et le reste, et pourtant je suis désolé d'y être
venu; arrangez cela. Mandez-moi le plus tôt possible ce que vous
pensez de mon Polonais ; mais, de grâce, n'allez pas le condamner
sans l'avoir entendu. Point de parti-pris, je vous en conjure; un
expert est tenu de se défendre contre ses préventions et de peser
ses jugemens comme ses paroles. Adieu, chère madame; malgré
mes joues pleines, plaignez-moi. »
M™^ de Lorcy répondit en ces termes, courrier par courrier :
« Vous êtes un innocent, mon cher professeur, et vos fine?ses
sont transparentes; je ne vous ai que trop compris. Elle est donc
8 REVUE DES DEDX MONDES.
folle à ce point? Je la croyais en fonds; mais là, elle m'étonne,
c'est plus que je n'attendais. Vous pouvez le lui dire de ma part,
ou plutôt ne le lui dites pas; je ne parle qu'à vous, je suis trop en
colère contre elle pour essayer de la raisonner. On verra votre Po-
lonais, je l'attends de pied ferme; mais en vérité, je l'ai déjà vu,
je le connais, je le sais par cœur : c'est quelque chevalier d'indus-
trie, n'en doutez pas. Je l'examinerai sans prévention, avec une re-
ligieuse impartialité. Vous êtes bon de me rappeler qu'un expert
doit suspendre son jugement. Je mettrai ma petite police en cam-
pagne, et vous saurez avant peu ce que je pense de votre aventu-
rier. Ah! oui, je vous plains, mon pauvre homme. Après tout, c'est
vous qui l'avez faite; est-ce ma faute si vous n'avez pas su vous y
prendre? Dieu vous bénisse. »
A l'heure où Samuel Brohl, assis sur la bruyère au milieu d'un
taillis de chênes, devisait avec des fantômes, M'"*" de Lorcy, seule
dans son salon, était occupée à faire de la tapisserie et à suivre ses
pensées, qui tournaient en cercle comme des chevaux de manège.
Elle attendait depuis plusieurs jours la visite du comte Abel La-
rinski, elle s'étonnait de son peu d'empressement et le soupçonnait
d'avoir peur d'elle; ce soupçon la réjouissait. A plusieurs reprises,
elle crut entendre un pas d'homme dans l'antichambre, elle éprouva
un tressaillement nerveux, et les brides roses de son bonnet volti-
gèrent sur ses épaules.
Tout à coup, comme elle comptait ses points, la tête baissée,
quelqu'un qui venait d'entrer sans qu'elle s'en aperçût lui prit la
main, qu'il baisa dévotement, puis, ayant jeté son chapeau sur une
table, se laissa tomber dans un fauteuil, oii il demeura immobile,
les jambes allongées, les yeux fichés en terre.
— Ah! c'est vous, Camille, s'écria M""^ de Lorcy. Vous arrivez à
propos. Eh bien?
— Eh bien ! oui, madame, c'est comme cela, répondit M. Langis,
et vous voyez en moi le plus malheureux des hommes. Pourquoi
votre étang est-il à sec? je m'y serais jeté la tête la première.
M'"* de Lorcy posa sa broderie ; se croisant les bras : — Vous re-
venez de là-bas? reprit-elle.
— Plût au ciel que je n'y fusse jamais allél C'est un pays où
l'on vend du poison, et j'en ai bu.
— N'abusons pas des métaphores. Vous l'avez vue? Que lui avez-
vous dit?
— Rien, madame, rien de ce que j'avais dans le cœur. Je lui ai
fait croire que j'avais réfléchi et changé d'idée, que j'étais entière-
ment guéri de ma folle passion pour elle, que je lui faisais tout
simplement une visite d'ami ou de passant. Oui, madame, je suis
resté une demi-journée auprès d'elle, et pendant cette demi-jour-
SAMUEL UUOUL ET COMPAGNIE.
née je ne me suis pas trahi une seule fois, je lui ai persuadé que
mon masque était un visage. En conscience, avez-vous jamais lu un
trait plus héroïque dans les vies des grands hommes de Plutarque?
— Elle-même, que vous a-t-elle dit?
— Elle était si enchantée, si ravie de mon changement qu'elle
mourait d'envie de m'embrasser.
— Elle me le paiera. Et lui, vous l'avez vu?
— Entrevu, de bas en haut, comme il convient à l'humilité de
mon état. Ce fortuné, ce glorieux mortel était perché sur une im-
périale.
— Est-il réellement bien séduisant?
— Il a, paraît-il, des profondeurs dans le regard, et il porte ses
exploits inscrits sur son front. Qui suis-je pour lutter contre lui?
Avouez, madame, que j'ai la figure d'un élève de rhétorique. Et
pourtant, si je voulais me vanter... Cette route en Transylvanie,
dont j'avais l'entreprise, n'allez pas croire qu'elle fût commode à
construire. Nous l'avons taillée dans la roche vive, travaillant en
l'air, suspendus à des cordes. Ce périlleux labeur rebutait nos ou-
vriers, quelques-uns me quittèrent; pour rendre cœur aux autres,
je me fis attacher comme eux, et comme eux je maniai le pic. Un
jour, dans l'explosion d'une mine, un éclat de pierre vint frapper la
corde d'un de mes hommes avec une telle violence qu'il la coupa
net comme eût pu faire le tranchant d'un ra,soir. L'homme tombe,
je le crois perdu. Par un miracle, ses habits s'accrochent à des
broussailles, auxquelles il réussit à se cramponner. C'est moi qui
suis allé le chercher; je vous jure que dans ce sauvetage j'ai dé-
montré la vigueur de mon poignet et couru vingt lois le risque de
me rompre le cou. Mes ouvriers se défiaient de ma jeunesse; je
vous affirme que de ce jour ils m'ont pris au sérieux.
— Avez-vous conté cet incident à Antoinette?
— A quoi bon? Avec les femmes, il ne sulïit pas d'être un grand
homme, il faut avoir la figure de l'emploi. — Et Camille Langis s'é-
cria en serrant les poings: — Ah ! madame, je vous en conjure, sa-
vez-vous où l'on peut se procurer une tête de Polonais, une mous-
tache polonaise, un sourire polonais? De grâce, où tient -on cet
article et quel est le prix courant? Je ne marchanderai pas... Oh!
les femmes ! quelle race ! la peste les étoulfe !
— Les tantes en sont -elles? lui demanda gravement M"'* de
Lorcy.
11 répondit en se calmant : — Non, madame, vous êtes une femme
comme il n'y en a pas deux, et je vous mets tons les jours dans mes
litanies. Vous êtes ma seule ressource, ma consolation, mon conseil.
Ne me refusez pas vos précieuses directions. Que dois-je faire?
j\l""* de Lorcy contempla un instant le plafond, puis elle dit : — Ai-
10 REVUE DES DEDX MONDES.
mez ailleurs, mon cher; abandonnez cette folle à sa destinée et à son
Polonais.
Il fit un bond et répliqua : — Vous me demandez l'impossible. Je
ne suis plus mon maître, elle s'est emparée de moi, elle me tient.
Aimer ailleurs? Y pensez-vous? Je la déteste, je la maudis, mais je
l'adore.
Elle lui repartit : — Vous devriez vous défier des hyperboles aussi
bien que des métaphores; ce sont des viandes creuses. Quand on veut
ne plus aimer, on n'aime plus.
— Cela suppose qu'on a des cœurs de rechange; je n'en ai jamais
eu qu'un, et il n'est plus à moi. Ainsi vous refusez de me conseiller?
— Quel conseil voulez-vous que je vous donne avant d'avoir vu
M. Larinski, avant d'avoir pris la mesure de ce héros?
— Quoi donc, vous comptez le voir?
— J'attends sa visite, et je me plains qu'il me la fasse attendre.
— Sérieusement, vous recevrez cet homme?
— On m'a priée de l'examiner.
— Je suis perdu, puisque vous éprouvez le besoin de l'entendre
avant de le condamner. Le plus sacré de nos devoirs est d'être ré-
solument injuste envers les ennemis de nos amis.
— Laissez donc, je ne lui serai pas indulgente.
— Faites ce qu'il vous plaira, j'ai mon projet.
— Quel est-il ?
— Je chercherai à ce chasseur de contrebande, à ce braconnier,
une querelle d'Allemand, et je lui brûlerai la cervelle.
— La belle invention, mon cher Camille! Et après, quand vous
l'aurez tué, vous serez bien avancé. Avez-vous confiance en moi?
J'ai déjà travaillé pour vous. L'abbé Miollens, comme vous savez,
est très répandu dans l'émigration polonaise; je l'ai envoyé aux in-
formations. J'ai écrit aussi à Vienne pour avoir des renseignemens.
Antoinette est folle à lier, c'est entendu; mais sur les matières
d'honneur elle est aussi délicate que peut l'être une hermine sur la
blancheur de sa robe, et s'il y avait dans le passé de M. Larinski
une petite tache, grande comme une pièce de dix sous, elle aurait
bientôt fait de le jeter aux oubliettes. Laissez-moi faire, soyez sage,
ne brûlez la cervelle de personne. Où en serions-nous, grand Dieu !
s'il n'y avait pas d'autre moyen de se débarrasser des gens que de
les tuer?
Comme elle prononçait ces mots, un domestique entra, apportant
une carte sur un plateau d'argent. Elle prit la carte et s'écria : —
Quand on parle du loup... Voilà notre homme! — Elle pria M. Lan-
gis de se retirer; il sollicita la permission de rester, lui promit qu'il
serait d'une sagesse exemplaire. Elle insistait pour l'éloigner quand
le comte Abel Larinski parut.
SAMUEL BROIII ET COMPAGNIE. H
A peine Samuel Brohl eut-il fait trois pas dans le salon de M'"^ de
Lovcy, il devina pourquoi M. .Aloriaz l'avait prié d'y venir et ce que
signifiait la commission dont on l'avait chargé. Bien que ce salon fût
exposé au midi, il lui parut qu'il y faisait froid, même au milieu du
mois d'août. Il crut sentir une brise glacée, un vent coulis, qui le
pénétrait de part en part et lui causait un grelottement désagréable.
Il n'eut pas besoin de contempler attentivement xM'"« de Lorcy pour
se convaincre qu'il était devant son juge, que ce juge n'était pas
bienveillant, et aussitôt que son regard eut rencontré celui de M. Ca-
mille Langis, quelque chose l'avertit que ce jeune homme était un
ennemi. Samuel Brohl avait le don de l'observation.
Il s'acquitta de son message, remit à M"' de Lorcy le petit car-
ton qui renfermait l'aquarelle de M"* Moriaz, en témoignant son re-
gret que ses occupations l'eussent empêché de venir plus tôt. M-^^ de
Lorcy le remercia de son obligeance avec une politesse un peu
courte, et lui demanda des nouvelles de sa filleule. Il ne s'étendit
guère sur ce chapitre.
— C'est un triste pays , lui dit-elle , que cette vallée de Saint-
Moritz.
— Dites plutôt, madame, que c'est un pays triste qui a beau-
coup de charme pour ceux qui l'aiment.
— Il paraît que M"* jVIoriaz s'y ennuie à périr.
— La croyez-vous capable de s'ennuyer quelque part?
— Certes, n'en doutez pas, mais elle charge son imagination de
la désennuyer. Elle a un talent merveilleux pour se procurer des
distractions et pour varier ses plaisirs. C'est une imagination à re-
lais, qui a bientôt fait de crever son cheval, et qui trouve toujours
à le remplacer.
— Voilà un don bien précieux, répondit-il d'un ton bref. Je vous
assure pourtant que vous calomniez l'Engadine. Les arbres n'v sont
pas d'une aussi belle venue que ceux de votre parc; mais un*^sapin
et un arolle ont leur beauté.
— Vous étiez allé dans ce trou pour votre santé, monsieur le
comte?
— Oui et non, madame. Je ne suis point malade; mais mon mé-
decin prétendait que je me porterais encore mieux si je respirais
pendant trois semaines l'air des Alpes. J'ai fait une cure par provi-
sion.
— M. Larinski a escaladé le Morteratsch, fit Camille, qui, assis
sur un pouf, les bras allongés sur ses genoux, ne cessait d'attacher
sur Samuel Brohl un regard dur et hostile. C'est un exploit qui
n'est permis qu'aux gens bien portans.
— Ce n'est pas un exploit, répondit Samuel, c'est une œuvre de
patience, facile pour qui n'est pas sujet au vertige.
12 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vous êtes trop modeste, reprit le jeune homme. Si j'en avais
fait autant, j'emboucherais la trompette.
— Avez-vous tenté cette escalade? lui demanda Samuel.
— Point du tout, je ne me soucie pas d'avoir des prouesses à
raconter, répliqua-t-il sur un ton presque provocant.
M""® de Lorcy se hâta de rompre les chiens en disant : — C'est la
première fois que vous venez à Paris, monsieur le comte?
— Oui, madame, répondit Samuel, qui se retirait toujours plus
avant dans sa coquille.
— Et Paris vous plaît-il autant qu'un arolle?
— Beaucoup plus, madame.
— Y avez-vous des connaissances?
— Aucune, et à la vérité je suis peu désireux d'en faire.
— Pourquoi cela ?
— Vous dirai-je ma raison ? Je n'aime pas à rompre la glace, et
les Polonais se plaignent que ce qu'il y a de plus glacial au monde,
c'est la froideur parisienne.
— Cela s'explique, s'écria Camille. Paris, le vrai Paris, est une
petite ville de cent mille âmes, et cette petite ville est envahie de
plus en plus par l'étranger, qui vient y chercher le plaisir ou la for-
tune. Il est naturel que Paris se défende.
— Les Parisiens se piquent de finesse, reprit Samuel. Il n'en
faut pas beaucoup pour distinguer un honnête homme d'un aven-
turier.
— Ah ! permettez, repartit M. Langis, cela demande beaucoup
de pratique. Les plus habiles s'y trompent.
Samuel Brohl se leva et fit mine de se retirer. M"** de Lorcy l'o-
bligea de se rasseoir. Elle s'était aperçue qu'elle s'y prenait fort
mal pour remplir son office de juge d'instruction et pour gagner
la confiance du prévenu. Craignant que Camille, malgré sa pro-
messe, ne gâtât tout par quelque incartade, elle trouva un prétexte
pour l'éloigner, et elle le pria d'aller examiner une paire de che-
vaux dont elle avait fait récemment l'acquisition.
Dès qu'il fut sorti, elle changea de ton, elle devint aimable, elle
s'appliqua à réparer le fâcheux effet de son premier accueil, elle
mit à l'aise le comte Abel, qui sentit l'air se dégourdir autour de
lui. Sans paraître lui faire subir un interrogatoire , elle le ques-
tionna beaucoup; il lui répondit avec empressement. Des visites
survinrent; il ne prit congé qu'au bout d'une heure, après avoir
promis à M""" de Lorcy qu'il viendrait dîner chez elle le lendemain.
Elle n'attendit pas jusque-là pour écrire à M. Moriaz. Sa lettre
était ainsi conçue :
SAiMUEL BROHL ET COMPAGNIE. 13
IG août 1875.
« Vous me recommandez d'être impartiale, mon cher ami. Pour-
quoi ne le serais-je pas? Il est vrai que j'avais rêvé certain ma-
riage ; une des parties n'a pas voulu entendre à mes propositions,
et l'autre s'est désistée. Voilà mon projet à vau-l'eau; Camille m'en-
joint de ne pas lui en reparler. Vous voyez que je ne suis plus in-
téressée dans la question, ou, pour mieux dire, je n'y ai plus d'autre
intérêt que celui que je porte à Antoinette, dont le bonheur m'est
aussi cher qu'à vous. A propos, vous ne lui donnerez pas mes let-
tres; vous lui en lirez les passages que vous jugerez convenable de
lui communiquer, je m'en remets là-dessus à votre discernement.
u Avant toute chose, permettez-moi de vous exposer mes petites
idées. On me reproche d'avoir des préjugés, c'est une affreuse ca-
lomnie. Je vais vous faire ma profession de foi, vous en jugerez : je
suis en guerre sur plus d'uti point avec nos mœurs françaises; je
déplore l'habitude que nous avons prise de considérer le mariage
comme une affaire, de le tenir pour une sorte d'association finan-
cière ou commerciale, et de tout subordonner au grand principe de
l'égalité des apports. Ce principe me révolte, mon cher ami. On
nous accuse à l'étranger d'être un peuple immoral. Grand merci!
m'est avis que nous connaissons, que nous pratiquons la vertu
aussi bien que les Anglais et les Allemands, et, pour tout dire, je
ne crains pas d'avancer que ce pays est dans tout l'univers celui
où il y a le plus d'honnêteté. Ce n'est pas par là que nous péchons.
Notre malheur est d'être trop raisonnables dans l'habitude de la vie,
trop circonspects, trop prudens; nous manquons d'audace dans nos
entreprises, nous voulons, comme on dit, avoir un pied en terre
ferme et que l'autre ne soit pas loin. Il nous faut des sûretés, nous
n'aimons pas les risques, les affaires chanceuses nous duisentpeu,
nous prévoyons trop, et prévoir, c'est craindre. Voilà pourquoi nous
ne sommes pas un peuple colonisateur, et voilà pourquoi nous ne
faisons plus d'enfans. Étes-vous content de moi?
« Napoléon I*^'' avait coutume de dire qu'en livrant bataille il s'ar-
rangeait pour avoir en sa faveur soixante-dix chances sur cent ; il
abandonnait le reste au hasard. Eh ! braves gens, la vie est une
bataille; mais le Français d'aujourd'hui ne veut plus rien hasarder.
Il est le plus honnête, il est aussi le moins romanesque des hommes,
et je m'en plains. Lisez à Antoinette ce passage de ma lettre. Nos
jeunes gens pensent avoir des droits à la fortune paternelle; ils esti-
ment que leur père manquerait à tous ses devoirs en ne leur laissant
pas une situation faite, un avenir assuré. Leur seconde préoccupa-
tion est de trouver une femme qui leur apporte autant pour le
moins qu'ils peuvent lui offrir. — J'ai tant, tu as tant, nous avons
lA REVLE DES DEUX MONDES.
été visiblement créés l'un pour l'autre, épousons-nous. — Tout ceci
est déplorable. Parlez-moi du jeune Américain, qui est accoutumé
à n'attendre de ses parens que l'éducation nécessaire à un homm.e
pour faire son chemin; on lui donne l'outil, la manière de s'en ser-
vir, mais pas un sou. Tu as appris à nager, nage, mon ami. Après
cela, il épouse le plus souvent une femme qui n'a rien et qui aime
à dépenser. A chacun de bien mener son aventure ! Que le dieu Dol-
lar le protège, il fera gaillardement sa trouée dans la vie, et sa
femme lui donnera, sans compter, dix enfans, qui, comme lui,
s'industrieront pour arriver. Que la soif épouse la faim, cela fait
les mariages heureux et les peuples forts. En conscience, suis-je
assez romanesque?
« Permettez-moi d'examiner un autre cas. Voici un homme qui a
de la fortune; il en profite pour ne consulter que son cœur, en offrant
son nom et ses rentes à une femme qu'il aime et qui n'a pas de dot.
Je bats des mains, je trouve ce procédé du meilleur exemple, et je
regrette que cela se pratique si rarement chez nous. On ne voit guère
en France des princes épousant des bergères; en revanche, on y voit
trop souvent de beaux fils, fort mal en point, conquérant une hé-
ritière, et voilà précisément le cas qui soulève le plus d'objections.
Dans un roman , au théâtre , c'est un fort bon personnage qu'un
jeune homme pauvre qui épouse un million ; dans la vie, c'est autre
chose. Passe encore si le jeune homme pauvre a un métier, une in-
dustrie, s'il se crée par son travail un revenu suffisant pour le
rendre indépendant de sa femme; mais s'il se met dans sa dépen-
dance, s'il attend d'elle son pain de tous les jours, s'il se résigne à
vivre dans la maison de sa femme, à rouler dans le carrosse de sa
femme, à lui demander de l'argent pour ses frais de toilette, pour
ses menus plaisirs et peut-être pour l'entretien de ces demoiselles,
franchement ce jeune homme-là n'est pas fier, et qu'est-ce qu'un
homme qui n'est pas fier? Au surplus qui nous répond qu'en épou-
sant, c'est bien de la femme et non de la dot qu'il était amoureux ?
Qui me répond que M. le comte Abel Larinski... Je ne nomme per-
sonne, les personnalités sont odieuses, et je conviens qu'il y a des
exceptions. Dieu! qu'elles sont rares! Si j'étais à la place d'Antoi-
nette, j'aimerais les pauvres; mais, dans leur intérêt, je ne les
épouserais pas. Il y va aussi de l'intérêt du genre humain tout en-
tier. Les gueux sont inventifs; laissez-les se débrouiller, ils inven-
teront le métier de Jacquard ou autre chose; donnez-leur la clé
d'une caisse, ils ne chercheront plus rien, vous aurez tué leur gé-
nie. Mon cher ppfesseur, j'ai fait depuis quinze ans bien des ma-
riages. J'ai marié trois fois la faim et la soif, et, grâce à Dieu, j'ai
décidé un millionnaire à épouser une fille qui n'avait pas le sou,
mais je n'ai jamais aidé un gueux à épouser une fille riche. Voilà
SAMUEL BROHL ET COIIPAGNIE. 15
mes principes et mes idées... M'écoutez-vous encore? Vous vous
endormez quelquefois, quand on vous prêche... Bon, vous rouvrez
les yeux, je continue.
«J'ai vu votre homme. Eh bien! là, sincèrement, il ne me plaît
qu'à moitié. Il a une fort belle tête, je n'y contredis pas, et un
sculpteur en tirerait parti. J'ajoute que ses yeux sont très intéres-
sans, tour à tour graves, doux, gais ou mélancoliques. Je n'ai rien
à dire de ses manières, de son langage; il se présente bien, et assu-
rément il n'est point sot, il s'en faut. Avec cela, il y a en lui quel-
que chose qui m'étonne, je ne sais quel mélange de deux hommes
que je ne m'explique pas. On dirait, selon les occurrences, un lion ou
un renard ; je crois que le renard est le principal, que le lion est
l'accident. Je vous donne là tout naïvement mon impression; je suis
prête à eu revenir. J'imagine que M. Larinski a passé sa première
jeunesse dans un milieu assez vulgaire ; plus tard, il s'est frotté à
la bonne compagnie, et, intelligent comme il l'est, il s'est bien vite
débarbouillé; mais il reste toujours quelques traces des habitudes
de la première jeunesse. Pendant qu'il était dans mon salon, il a
fait à deux reprises le signe de la croix avec les yeux, vous savez,
ce signe de croix du commissaire-priseur, qui toise un intérieur
d'un clin d'œil et vous dit à un centime près ce que cela vaut. C'est
dans ce moment surtout qu'il avait l'air d'un renard.
« Ce n'est pas tout. Je lisais l'autre jour dans un conte traduit
du danois qu'une princesse qui courait le monde s'en vint deman-
der un soir l'hospitalité à la porte d'un palais. Était-ce une vraie
princesse ou une aventurière? La reine qui la reçut jugea bon de
s'en assurer. A cet effet, elle lui prépara de ses mains un lit très
moelleux, formé de cinq matelas superposés à deux paillasses; entre
ces deux paillasses, elle eut soin de glisser trois pois chiches. Le
lendemain, on demanda à cette voyageuse si elle avait bien dormi.
— Fort mal, répondit-elle; je ne sais ce qu'il y avait dans mon lit,
mais j'en ai le corps tout meurtri, j'en porte les bleus, et je n'ai
pu fermer l'œil jusqu'à l'aube. — C'est une vraie princesse, s'écria
la reine. — M. Larinski est-il un vrai prince? Je lui ai fait subir
l'épreuve des trois pois chiches. Je me suis permis de le question-
ner avec une curiosité indiscrète, pressante, abusive; il n'a pas
paru sentir mon indiscrétion. Il m'a répondu avec empressement
ou avec soumission, il s'est appliqué à me contenter, et je n'ai pas
été contente. Je le reverrai demain, il viendra dîner à Maisons. Je
ne demande qu'à me démontrer à moi-même que c'est un vrai
prince.
« Mon cher professeur, vous êtes le plus imprudent des hommes,
et, quoi qu'il arrive, ne vous en prenez qu'à vous. On n'ouvre pas
si facilement sa porte aux étrangers. Vous me direz que , grâce à
16 REVUE DES DEDX MONDES,
l'obligeance de M. Larinski, vous ne vous êtes pas cassé la jambe
en descendant de votre rocher. Eh! merci de ma vie, un père se
casse la jambe en trois endroits plutôt que de s'exposer à donner sa
fille à un aventurier; on la lui raccommode: la belle affaire!
(( Post-scrijjtum. — Je rouvre ma lettre, je tiens à vous prouver
à quel point je désire être juste et jusqu'où va mon impartialité.
Vous savez que l'abbé Miollens, mon voisin, a longtemps habité la
Pologne et qu'il est fort bien vu à l'hôtel Lambert. Je l'avais prié
d'aller aux informations, sans lui rien expliquer, s'entend. Il me
rapporte que le comte Abel Larinski est un vrai comte. Son père,
les biens confisqués, l'émigration en Amérique, l'isthme de Panama,
tout est vrai, l'histoire est authentique. La comtesse Larinska était
une sainte. Quant à monsieur son fils, on ne sait rien de lui; il de-
vait avoir trois ou quatre ans quand il a débarqué sur les quais de
New- York. Personne ne l'a jamais vu , on ignorait qu'il eût pris
part à l'insurrection de 1863. Ayant dit vrai sur ses parcns, il est
à présumer qu'il a dit vrai sur lui-même. Fort bien; mais on peut
s'être battu pour son pays et avoir eu pour mère une sainte, sans
posséder aucune des qualités qui font les heureux ménages. Allons,
je retire mon mot d'aventurier; j'en suis cependant pour ce que j'ai
dit. Pourquoi fait-il le signe de la croix avec les yeux? pourquoi
dort-il à poings fermés dans un lit où il y a trois pois chiches ? Gela
demande explication.
« Embrassez Antoinette pour moi. Je tire ma révérence à M"^ Moi-
seney, sans lui dire qu'elle est une grue; c'est une conviction avec
laquelle je mourrai. Il était donc bien difficile d'en redescendre de
ce terrible rocher? »
Trois jours plus tard, M""* de Lorcy écrivit une seconde lettre :
« 18 août.
« Je reçois à l'instant de Vienne, mon cher monsieur, une réponse
que j'attendais et dont je m'empresse de vous faire part. Je m'étais
adressée à notre ami, le baron B..., premier secrétaire de l'ambas-
sade de France à Vienne, pour tâcher de savoir quelle réputation
le comte Larinski avait laissée là-bas. On l'y tient pour un galant
homme, pour un inventeur plus hardi que sage et pour un patriote
à tous crins, pour un toqué, pour un de ces Polonais qui ne voient
que la Pologne et leur utopie, et qui mettraient le feu aux quatre
coins du monde sans sourciller, à la seule fin de se procurer de la
braise pour y faire rôtir leurs marrons. Je ne reviens pas sur l'af-
faire du fusil, vous êtes au fait. Il paraît qu'il y avait du bon dans
ce fusil explosible et que celui qui l'a inventé unit une sorte de gé-
nie avec des inexpériences, des ignorances, des candeurs à faire
pleurer. De l'homme privé, il n'y a rien à dire. Nous avions quel-
SAMUEL BROHL ET COMPAGNIE. 17
ques dettes, et nos fournisseurs ont conçu des inquiétudes quand
ils nous ont vu quitter Vienne un matin sur la pointe du pied. A
peine arrivé en Suisse, nous avons, semble-t-il, envoyé de l'ar-
gent, et nous nous sommes acquitté. C'est un beau trait. Au de-
meurant, nous avons des goûts simples, une vie rangée; c'est le
fusil qui a mis le désarroi dans nos finances. J'ajoute que M. Larinski
fréquentait à Vienne deux ou trois maisons fort honorables, où il a
laissé les meilleurs souvenirs. On l'y recherchait surtout pour ses
talens de musicien, beaucoup plus certains que son talent d'armu-
rier. 11 joue du piano à ravir et il a une fort belle voix. En la tra-
vaillant, il aurait pu faire son chemin à l'opéra; mais sa grandeur
l'attache au rivage. — Voilà ce que me mande le baron B... Foi
d'honnête femme, je n'ajoute rien, je n'omets rien.
c( Je vais bien vous étonner. Croiriez-vous que je suis en train de
me réconcilier avec le comte Larinski? Ce qui me choquait en lui
trouve son explication et son excuse dans le long séjour qu'il a fait
en Amérique. C'est un métis de Yankee et de Polonais. Bien loin
d'avoir des préventions contre lui, j'en ai aujourd'hui en sa faveur.
Savez-vous que je ne suis pas sûre du tout qu'il ait au cœur un sen-
timent sérieux pour votre fille? Il l'admire en homme de goût qu'il
est, et je voudrais bien voir qu'il ne l'admirât pas. Je soupçonne
Antoinette de s'être- monté la tête mal à propos, il parle d'elle en
toute rencontre d'une façon aussi détachée, aussi tranquille, que
s'il parlait d'une œuvre d'art; il m'est impossible de le croire amou-
reux. J'ai beau regarder ses yeux verts, je n'y vois point de loup.
« Gomme je vous l'avais annoncé, il est venu dîner hier à Mai-
sons. J'avais invité l'abbé Miollens, et Camille s'était invité lui-
même, en me promettant de faire figure de philosophe; il n'a tenu
qu'à moitié sa promesse, car il faut vous avertir que mon neveu
a conçu, je ne sais pourquoi, une insurmontable antipathie pour
M. Larinski; il est sujet à prendre les gens en grippe. Pendant le
dîner, l'abbé xMiollens, grand linguiste, grand voyageur, qui sait sur
le bout du doigt sa Pologne et le polonais, a amené l'entretien sur
l'insurrection de 1863. M. Larinski s'est d'abord défendu de traiter
ce douloureux sujet, peu à peu les écluses se sont ouvertes, il nous
a conté son équipée ou sa campagne sans se faire valoir, louant les
autres plus que lui-même; puis soudain sa gorge s'est serrée, ses
yeux se sont humectés, il s'est interrompu et nous a suppliés de
parler d'autre chose. Par bonheur, il ne regardait pas en ce moment
Camille, qui avait aux lèvres un sourire noir. La jeunesse française
est devenue si sceptique! J'ai fait de gros yeux à ce méchant gar-
çon, et en sortant^ de table je l'ai envoyé fumer son cigare dans
le parc.
lOME XX. — 1877. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES,
« Je dois vous confesser que M. Larinski a fait la conquête de
l'abbé Miollens, qui est difficile en fait d'hommes, et dispute à Dieu
le privilège de sonder le fond des cœurs. Vous n'ignorez pas que
l'abbé est un violoniste remarquable; il a envoyé chercher son in-
strument, M. Larinski s'est mis au piano, et ces deux messieurs
m'ont joué un concerto de Mozart, une musique divine, exécutée par
deux anges de première classe. La conversation qui a suivi m'a en-
core plus charmée que le concerto. Je ne sais par quel enchaînement
fatal nous en sommes venus à causer mariage. Je n'ai pas manqué
l'occasion d'exposer, sans avoir l'air de rien, mes petites théories
que vous connaissez. Groiriez-vous que le comte a abondé, sura-
bondé dans mon sens? Il est plus royaliste que le roi, il n'admet
pas que la règle souffre aucune exception. Selon lui, un homme
pauvre qui épouse une femme riche forfait à l'honneur, s'avilit, se
vend; c'est un homme entretenu. Il a développé ce thème avec une
sombre éloquence. Je vous assure que le lion ne ressemblait plus à
un renard.
« Après le départ de ce beau musicien, de ce grand orateur, l'abbé
Miollens, resté seul avec moi, me dit combien il était charmé de sa
conversation et de ses manières; il ne se lassait pas de faire son
éloge, et je trouvais qu'il allait un peu loin. Cependant je tombai
d'accord avec lui pour regretter qu'un homme de ce mérite en soit
réduit à vivre d'expédiens. L'abbé a les bras longs; il m'a promis
qu'il s'occuperait, toute affaire cessante, de chercher un emploi à
M. Larinski. Il s'est souvenu précisément qu'il est question de créer
à Londres une école internationale des langues vivantes. Un des
fondateurs de cet institut s'est adressé à lui pour s'informer s'il au-
rait quelque professeur de langues slaves à recommander. Ce serait
bien là notre fait, et je serais ravie de procurer à votre protégé une
occupation qui lui assurerait toute la somme de bonheur dont on
peut jouir de l'autre côté de la Manche. Après cela, me reprocherez-
vous encore d'être prévenue contre lui?
« Adieu, mon cher monsieur; mes tendresses à mon aimable
filleule. Je m'en rapporte à vous pour ne lui lire mes lettres qu'avec
choix et discrétion. Les petites filles n'ont droit qu'à la moitié de la
vérité. »
Huit jours après, M'"^ de Lorcy écrivait une troisième lettre ainsi
conçue :
« Je suis de plus en plus contente de M. Larinski; je m'en veux
des soupçons qu'il m'avait inspirés. Les Viennois ont bien raison de
le tenir pour un galant homme, et l'abbé Miollens ne l'a pas surfait.
Vous m'écrivez de votre côté, mon cher ami, que vous n'êtes point
SAMUEL BUOHL ET COMPAGNIE. 19
mécontent d'Antoinette. Elle est gaie, tranquille, elle se promène,
elle peint, elle ne vous parle jamais du comte Abel Larinski, et
quand vous lui en parlez, elle sourit et ne répond rien. Vous pré-
tendez qu'elle a réfléchi, que le temps, l'absence ont produit leur
effet. — Loin des yeux, loin du cœur! vous écriez -vous. —
Prenez-y garde, je suis plus défiante que vous. Étes-vous bien sûr
qu'Antoinette ne soit pas une sournoise?
« Ce qui est certain, c'est que j'ai reçu d'elle une charmante
épître, où il n'est pas plus question de M. Larinski que si la Pologne
et les Polonais n'existaient pas. Elle me vante l'Engadine, elle pré-
tend qu'elle ne demanderait pas mieux que de finir ses jours dans
une sapinière. Je la comprends à demi-mot, ce serait une sapinière
de son choix, dans laquelle il y aurait des réunions, des bals, des
dîners priés, un Salon carré, un Conservatoire de musique et l'Opéra.
Le dernier paragraphe de sa lettre est consacré à l'insurrection de
l'Herzégovine, et il va sans dire que toutes ses sympathies sont pour
les insurgés. — Si j'étais homme, m'écrit-elle, j'irais me battre pour
eux. — La voilà bien, elle a toujours pris le parti des voleurs contre
les gendarmes. Je me souviens que jadis, — elle avait dix ans, • —
je lui contai l'aventure d'un infortuné voyageur assiégé dans une
forêt par une armée de loups. Il s'était barricadé, et autour de sa
barricade il avait allumé de grands feux. Les loups tombaient dans
le brasier, où ils se rôtissaient l'un après l'autre. Antoinette se prit
à pleurer à chaudes larmes, et je m'imaginai qu'elle s'apitoyait sur
les transes de ce malheureux. Point du tout; elle s'écria : — Les
pauvres bêtes! — Elle est ainsi faite, nous ne la referons pas. Elle
sera toujours de l'opinion des loups, surtout de ceux qui ont l'é-
chine maigre et qui nouent difficilement les deux bouts.
« Je vous disais que le comte Larinski est un galant homme. Il
est venu me voir avant-hier. Nous sommes devenus de très bons
amis. Comme je lui demandais si Paris lui plaisait toujours, il m'a
répondu avec le plus gracieux sourire : — Ce que j'aime le plus à
Paris, c'est Maisons-Laffitte. Lcà-dessus, il m'a dit des douceurs que
je ne vous répéterai pas. Nous avons fait ensemble tête-à-tête le
grand tour du parc; Dieu soit loué, ma vertu en est revenue saine
et sauve. Nous avons causé politique; on le donne pour un cerveau
brûlé, il ne manque pas de bon sens. J'ai voulu savoir s'il était Turc
ou Bosniaque. Il m'a répondu : — Comme chrétien, comme catho-
lique, je m'intéresse aux chrétiens d'Orient et je suis pour la croix
contre le croissant. — Il a prononcé ces mots de chrétien, de ca-
tholique, de croix, avec un accent plein d'onction; je le soupçonne
d'être un peu dévot. 11 a ajouté : — Comme Polonais, je suis Turc.
;( — Je croyais, lui ai-je dit, que les Polonais avaient des sym-
pathies pour tous les opprimés.
20 REVOE DES DEUX MONDES.
« — Les Polonais, m'a-t-il répliqué, ne peuvent aimer ce qu'ai-
ment leurs oppresseurs, et ils ne sauraient oublier que les Osmanlis
sont leurs alliés naturels et dans l'occasion leur refuge.
« Je lui ai fait lire la lettre d'Antoinette ; j'étais bien aise à
tout hasard de lui prouver qu'elle peut écrire quatre pages sans
demander de ses nouvelles. 11 a lu cette prose avec une extrême
attention; mais quand il est arrivé au fameux passage : — Si j'étais
homme, j'irais me battre pour eux! — il a souri et m'a rendu le
papier, en me disant d'un ton dédaigneux et un peu sec :
« — Écrivez de ma part à M"^ Moriaz que je crois être un homme,
que je ne me battrai point pour les Bosniaques et que les Turcs
sont mes grands amis.
« — Elle est folle, lui dis-je. Heureusement elle change de folie
à chaque nouvelle lune.
« — Que voulez-vous? m'a-t-il reparti, pour n'être pas plat, il
est bon d'être un peu fou. Ma pauvre mère me disait souvent : —
Mon- fils, il faut employer sa jeunesse à faire une grosse provision
d'enthousiasmes bien ridicules ; autrement on arrive au bout du
voyage le cœur vide, car on en laisse beaucoup en chemin.
« Remettez-vous, seigneur, d'une si chaude alarme; on n'a au-
cun dessein sur votre fille, on la trouve charmante, mais on n'est
point amoureux d'elle. Avec beaucoup de précautions et de circon-
locutions, j'en vins à questionner tout doucement le comte Larinski
sur l'état de ses affaires, dont il n'ouvre jamais la bouche. Il fronça
le sourcil. Je ne perdis pas courage, je lui proposai cette place
de professeur de langues slaves dont l'abbé m'avait reparlé. J'ai
vu le moment où son ombrageuse fierté prendrait la mouche. Ce-
pendant, après réflexion, il s'est radouci, m'a remerciée, a décliné
mon offre obligeante, et il m'a annoncé... Devinez quoi. Combien
vaut ma nouvelle? que m'en donnez-vous?.. Il m'a annoncé, vous
dis-je, que dans quinze jours, vous m'entendez, il repartira pour
Vienne, oii on lui promet un poste dans les archives du ministère
de la guerre. Je n'ai pas osé lui demander quel était le traite-
ment; après tout, s'il s'en contente, ce n'est pas à nous d'être plus
difficiles que lui. Quand je vous affirmais que le comte Larinski
est un galant homme !.. Dans quinze jours! vous m'avez bien com-
prise.
« Mon cher ami, je suis enchantée de savoir que l'eau de Saint-
Moritz et l'air de l'Engadine ont tout à fait rétabli votre santé;
mais n'allez pas faire quelque imprudence. Les cures incomplètes
sont fatales. Gardez-vous de quitter trop tôt Churwalden pour re-
descendre dans l'air épais et mou de la plaine. Votre médecin, que
j'ai vu tantôt, déclare que si vous précipitez votre retour, il ne ré-
pond plus de vous. Antoinette, j'en suis certaine, joindra ses
SAMUEL BROHL ET COMPAGNIE. 21
instances aux nôtres. Qu'on ne vous revoie pas avant trois se-
maines !
(t Suivez mon ordonnance, mon cher professeur, et tout ira bien.
Camille sort d'ici; il devient insupportable. Il a eu l'audace de me
soutenir que je suis une bonne femme très crédule. C'est son mot,
qui n'est pas poli. 11 n'y a plus de neveux, et le respect est mort. »
Dix jours plus tard, M. Moriaz reçut à Ghurwalden une quatrième
et dernière lettre :
« 3 septembre.
« Décidément, mon cher ami, le comte Larinski est un homme
délicieux, et je ne me pardonnerai jamais de l'avoir mal jugé. Avant-
hier encore, je ne connaissais pas toute l'étendue de son mérite et
de ses vertus. Sa belle âme est un pays où l'on marche de décou-
verte en découverte , où se révèlent à chaque pas de nouveaux
points de vue. Soit dit entre nous, Antoinette est une visionnaire;
où donc a-t-elle pris que cet homme soit amoureux d'elle? Les
comtes Larinski ont des enthousiasmes d'artiste, un cœur sensible
et tendre, une imagination de poète; ils aiment tout et ils n'aiment
rien , ils admirent une jolie femme comme ils admirent une belle
fleur, un oiseau-mouche ou un tableau du Titien. Vous ai-je conté
que l'autre jour, en faisant sous ma conduite le tour de mon parc,
il est tombé en pâmoison devant mon hêtre pourpre, qui assurément
est une merveille? 11 était dans l'extase, je crois en vérité qu'il avait
les larmes aux yeux. 11 ne tenait qu'à moi de le soupçonner d'être
amoureux de mon hêtre ; cependant il ne m'a point demandé à l'é-
pouser.
«( Au surplus, fût-il amoureux de votre fdle à en perdre les yeux,
ne craignez rien, il ne l'épousera point, voici pourquoi... Attendez
un peu, il faut que je reprenne les choses de plus haut.
« L'abbé Miollens est venu me voir hier dans l'après-midi, tout
affligé de ce que M. Larinski n'avait pas goûté sa proposition.
« — Le mal n'est pas grand, lui dis-je, laissez-le donc repartir
pour Vienne, où il a ses habitudes, il y sera plus heureux.
« — Le mal que j'y vois , me répliqua-t-il , c'est que le voilà
perdu à jamais pour nous. Vienne est si loin ! Professeur à Londres,
qui n'est qu'à dix heures de Paris, il aurait pu passer quelquefois la
Manche pour venir faire de la musique avec moi.
« Vous comprenez que ce raisonnement m'a peu touchée; quoi
qu'il m'en coûte, je me fais violence et je me résigne à perdre à ja-
mais M. Larinski ; mais l'abbé est têtu.
« — Je crains, me dit-il, que les Autrichiens ne paient mal leurs
archivistes; les Anglais font mieux les choses, et lord C... m'avait
donné carte blanche.
22 REVUE DES DEUX MONDES,
« — Oh ! bien, repris-je, voilà un point délicat à toucher. Dès
qu'on aborde la question du pot-au-feu, notre homme prend un air
raide et compassé, comme si on attentait à sa dignité.
« — Je le crois bien, me répondit-il, le fond de son caractère est
une noblesse de sentimens vraiment incomparable; il n'est pas fier,
il est la fierté même.
« L'abbé est passionné d'Horace, il assure que c'est à ce grand
poète qu'il doit cette profonde connaissance des hommes qui le
distingue. Il me cita un vers latin dont il eut l'obligeance de me
donner la traduction et qui signifie à peu près que certains chevaux
se cabrent et ruent quand on les touche à l'endroit chatouilleux. —
Yoilà les Polonais, me dit-il.
« Sur ces entrefaites, M. Larinski entra, et je retins ces deux mes-
sieurs à dîner. Dans la soirée, ils me donnèrent de nouveau un
concert. Pourquoi Antoinette n'était-elle pas là? Je me croyais au
Conservatoire; puis on causa, et l'abbé, qui ne lâche jamais son
idée, dit au comte à brûle-pourpoint :
u — Mon cher comte, y avez-vous réfléchi? Si vous alliez à Lon-
dres, nous aurions l'espérance de vous revoir souvent, et au sur-
plus les appointemens... Puisqu'il m'a échappé, ce mot terrible,
écoutez-moi, je me ferais fort d'obtenir pour vous un traitement
digne de votre mérite^ de votre science, de votre caractère, de votre
situation...
« Il ne put achever sa litanie ; le comte se cabra comme le che-
val d'Horace, en s' écriant : — 0 Mozart ! quel vilain sujet de conver-
sation! — Puis, il ajouta gravement : — Monsieur l'abbé, vous êtes
mille fois trop bon ; mais la place qu'on m'offre à Vienne me paraît
mieux convenir à mon genre d'aptitudes; je ferais, je le crains, un
détestable professeur, et le traitement fût-il double, ce serait à mes
yeux une raison peu décisive.
« L'abbé insista, il insiste toujours : — Dans notre siècle, dit-il,
moins que dans tout autre, on ne vit de l'air du temps.
« — J'en ai vécu quelquefois, repartit gaîment le comte, et je ne
m'en suis pas mal trouvé. J'ai une santé à l'épreuve des accidens.
Eh ! bon Dieu, en ce qui touche à la question d'argent, vous ne
sauriez croire jusqu'où va mon indifférence. Ce n'est pas chez moi
une vertu, c'est une infirmité; je suis de mon pays et le fils de mon
père. Je me sens incapable de penser à l'avenir et de pratiquer
l'industrie toute française de l'épargne. Ma bourse est-elle pleine,
je la vide, après quoi je me condamne aux privations; je dis mal,
je les savoure. Il n'y a pas, selon moi, de vrai bonheur où il n'entre
un peu de souffrance. Au surplus, j'ai le goût des contrastes. De
loin en loin, je me crois millionnaire, je tranche du nabab, je m'a-
bandonne à mes fantaisies; le lendemain, je couche sur la dure, je
SAMUEL BUOIIL ET COMPAGNIE. 23
vis d'eau panée et je me trouve parfaitement heureux. Bref, je suis
fou une fois clans l'année et le reste du temps philosophe.
« — Le malheur, lui répliqua l'abbé, c'est qu'il suffit quelquefois
d'un jour de folie pour compromettre à tout jamais l'avenir d'un
philosophe.
(( — Oh! rassurez-vous, reprit -il, mes extravagances ne sont
jamais bien dangereuses. Il y avait de la méthode dans la folie
d'Hamlet, il y a toujours un peu de raison dans la mienne.
« En faisant sa déclaration de principes, il s'était rassis devant
le piano et laissait ses doigts courir sur le clavier. Tout à coup il
entonna une chanson allemande que je me fis traduire par l'abbé
Miollens et qui n'est pas longue. Le héros de cette chanson est un
sapin amoureux, planté au sommet d'une montagne aride du nord;
il est seul, il s'ennuie, la neige et la glace l'ont enveloppé d'un
blanc manteau, et il emploie ses tristes loisirs à rêver d'un palmier
que jadis il avait rencontré, paraît-il, dans ses voyages.
« M. Larinski avait chanté sa petite mélopée avec un accent si
pathétique, que le bon abbé s'émut et que je m'inquiétai. Ayez une
fois de l'inquiétude, elle revient toujours. Je me demandai s'il n'a-
vait pas rencontré son palmier dan l'Engadine, et je lui dis un peu
sèchement : — Le jour de votre départ est-il définitivement arrêté?
ne nous ferez-vous pas le plaisir de nous accorder un sursis?
« Il exécuta une gamme chromatique des plus perlées, et me
répondit : — Hélas! madame , je n'attends plus pour partir qu'une
lettre qui ne peut tarder; j'aurai le chagrin de vous faire mes
adieux avant huit jours.
« — Yous ne partirez pas, lui dit l'abbé Miollens, avant de nous
avoir fait entendre une fois encore la poésie du sapin. Yous l'avez
dite avec tant d'âme qu'il m'a semblé que vous nous racontiez un
épisode de votre histoire intime. Mon cher comte, vous arrive-t-il
quelquefois de rêver d'un palmier?
« Il répliqua : — Je n'ai plus le droit de rêver, je ne suis plus
libre.
« L'abbé fît un bond et s'écria naïvement : — Eh ! quoi, seriez-
vous marié?
« — Je croyais vous l'avoir dit , répondit-il avec un sourire mé-
lancolique, et il s'empressa de parler d'un ballet qu'il avait vu la
veille à l'Opéra et dont il n'était qu'à moitié satisfait.
« Yous me croirez sans peine , quand il prononça ces mots : Je
croyais vous l'avoir dit , je fus sur le point de lui sauter au cou.
J'étais si heureuse que j'avais peur qu'il ne lût dans mes yeux ma
joie, mon émerveillement , ma profonde gratitude. Je le crois très
fin, m'est avis qu'il a deviné depuis longtemps les préoccupations,
les défiances qu'il m'inspirait. Quand il se serait un peu moqué de
24 REVUE DES DEDX MONDES.
moi, je le lui pardonne; un galant homme, injustement soupçonné,
a bien le droit de se venger par un grain d'ironie. J'ai fait mettre
deux chevaux à ma calèche pour le reconduire au chemin de fer,
et nous l'avons accompagné jusqu'à la station, l'abbé et moi. On
ne peut témoigner trop d'égards aux honnêtes gens maltraités par
la fortune.
« Eh bien ! qu'en dites-vous, mon cher ami? Avais-je tort de pré-
tendre que M. Larinski est un homme délicieux? Il partira dans
huit jours et il est marié, mal marié, je le crains , car son sourire
était mélancolique. Vous verrez qu'il aura épousé, par reconnais-
sance , quelque grisette , quelque petite ouvrière , qui l'a soigné
dans une maladie, une de ces femmes qu'on ne peut produire ; cela
serait assez dans son caractère. Heureusement, devant le code, il
n'y a pas de bons et de mauvais mariages; je tiens celui-ci pour
inattaquable.
« L'alerte a été vive. Allumerai-je mes lampions? je suis bien
tentée d'illuminer Cormeilles et Maisons-Laffîtte. Comment vous y
prendrez- vous pour désabuser notre visionnaire? A votre place,
j'userais de quelques précautions. Soyez prudent, allez bride en
main, et à l'avenir, croyez-moi, ne grimpez plus sur des rochers,
vous voyez où cela peut conduire.
« Encore une fois, ne pressez pas votre départ. Nous avons de-
puis quelques jours des chaleurs étouffantes; à la lettre, nous
suffoquons. Vous avez besoin de passer encore une quinzaine à
l'ombre des sapins et à quatre mille pieds au-dessus du niveau de
la mer.
« Adieu, mon cher professeur; je suis interrompue dans mes écri-
tures par l'incrédule, par le sceptique, par le soupçonneux, par
l'absurde, par le ridicule Camille, qui se recommande respectueu-
sement à votre indulgente amitié. »
VI.
En lisant la quatrième lettre de M'"* de Lorcy, M. Moriaz éprouva
un sentiment de satisfaction et de délivrance dont il ne fut pas
maître. Sa fille venait de sortir pour faire une visite dans le voisi-
nage, et il était seul avec M"* Moiseney, qui lui dit : — Vous rece-
vez de bonnes nouvelles, monsieur?
— Elles sont excellentes, répondit-il; puis, se reprenant aussi-
tôt, il ajouta : Excellentes ou regrettables, ou fâcheuses; je laisse
cela à votre appréciation.
Lorsqu'il eut achevé sa lecture et remis la lettre dans l'enve-
loppe, il demeura quelques instans pensif; il se demandait com-
ment il procéderait pour annoncer l'excellente nouvelle. Depuis
SAMUEL BROHL ET COMPAGNIE. 25
trois semaines, sa fille était pour lui un mystère. Elle n'avait pas
prononcé une seule fois le nom du comte Larinski. Churwalden
lui plaisait autant que Saint-Moritz; en apparence, elle était gaie,
tranquille, parfaitement heureuse. S'était-elle calmée? S'était-elle
ravisée? M. Moriaz n en savait rien; mais il se doutait qu'il faut se
défier des eaux dormantes et que l'imagination des jeunes filles est
un abîme. Un bon averti en vaut deux; désormais il craignait tout.
— Si je lui parle, pensait-il , je ne saurai pas lui dissimuler ma
joie, et peut-être aura-t-elle une crise de nerfs. — Il avait horreur
des crises de nerfs; il résolut de recourir à l'entremise de M"* Moi-
seney, et il lui dit d'un ton brusque :
— Je suppose, mademoiselle, que vous êtes>u courant, qu'An-
toinette vous a fait ses confidences.
Elle ouvrit de grands yeux, fut sur le point de répondre qu'elle
ne savait rien; mais elle n'eut garde, et, redressant sa petite tête
pointue sur ses épaules.fluettes, elle dit fièrement : — Vous figu-
rez-vous, monsieur, qu'Antoinette puisse avoir, des secrets pour
moi?
— A Dieu ne plaise! reprit-il. Et approuvez-vous, encouragez-
vous ses sentimens pour M. Larinski?
M"* Moiseney fit un soubresaut; elle était à mille lieues de soup-
çonner que le comte Larinski eût inspiré un sentiment particulier
à M"* Moriaz, et, comme dans certaines occasions son esprit allait
vite, elle comprit sur-le-champ toutes les conséquences de ce pro-
digieux événement. Elle avait un nuage sur les yeux; dans ce nuage,
elle contemplait toute sorte de choses qui lui déplaisaient ou lui
plaisaient; la bouche ouverte, elle travaillait à se débrouiller. Elle
se disait : — C'est un coup de tête, cela n'est pas, cela ne peut pas
être; — mais elle se disait aussi : — Pas plus qu'une reine d'An-
gleterre, M"* Antoinette Moriaz ne peut se tromper; puisqu'elle le
veut, elle a raison de le vouloir. — M"* Moiseney finit par reprendre
possession d'elle-même , ses lèvres ébauchèrent le plus gracieux
sourire, elle s'écria :
— Il n'a pas de fortune, mais il a un beau nom. M'"^ la comtesse
Larinska! cela sonne bien à l'oreille.
— Gomme musique, j'en conviens, c'est parfait, lui répliqua
M. Moriaz. Malheureusement la musique n'est pas tout dans les
affaires de ce monde.
Elle ne l'écoutait pas. Tout entière à son idée, sans prendre le
temps de souffler : — Vous allez vous moquer de moi, monsieur,
poursuivit-elle avec une volubilité de langue extraordinaire. Croyez-
moi ou ne me croyez pas, il y a beau jour que j'ai prévu ce ma-
riage. J'ai des pressentimens qui ne me trompent jamais, j'étais
sûre que cela finirait ainsi. Quel beau couple! Vous les représentez-
26 RETUE DES DEUX MONDES.
VOUS se promenant au bois en calèche découverte ou faisant leur
entrée dans une avant-scène de l'Opéra? Ils feront sensation. Et
notez, je vous prie, que, sans me vanter, j'y suis pour quelque
chose. La première fois que j'ai vu le comte Larinski, vous savez, à
la table d'hôte de Bergiin, j'ai reconnu immédiatement que c'était
un homme tout à fait hors ligne...
— A la façon dont il mangeait ses truites, interrompit M. Moriaz;
cela fait honneur à votre perspicacité.
— Demandez plutôt à Antoinette, reprit-elle, si le soir même je
ne lui ai pas fait l'éloge de ce bel inconnu. Elle m'a soutenu qu'il
avait la tête enfoncée dans les épaules; le croiriez- vous? lui la tête
dans les épaules! Ah! j'étais sûre que cela finirait ainsi. Youlez-
vous mettre à l'épreuve ma perspicacité? Cette lettre que vous ve-
nez de recevoir, qui renferme de si excellentes nouvelles, vous
dirai-je d'où elle vient? C'est le comte qui l'a écrite, il s'est enfin
déclaré. Je l'ai deviné tout de suite. Ah! monsieur, je sympathise
avec votre joie. Voilà vraiment le gendre que je rêvais pour vous.
Un homme supérieur et pourtant le cœur sur la main, si bonhomme,
si rond.
— Croyez-vous, en vérité, qu'il soit aussi rond qu'une assiette?
lui demanda M. Moriaz en s'éventant avec la lettre.
— Il nous a raconté sa vie, répliqua-t-elle d'un ton docte. Com-
bien de gens peuvent en faire autant?
— Un beau récit. Je regrette seulement qu'il nous ait tu un dé-
tail qui était de nature à nous intéresser.
— Un détail fâcheux? demanda-t-elle en levant sur lui ses yeux
couleur groseille.
— Au contraire, une circonstance qui lui fait honneur, et dont je
lui sais beaucoup de gré. Croyez, ma chère demoiselle, que je serais
charmé de recevoir un gendre de votre main et de donner ma fille
à un homme dont vous avez deviné le génie et les nobles senti-
mens, rien qu'en le regardant manger. Par malheur, je crains que
ce mariage n'aille pas à bien, j'y vois une petite difficulté.
— Laquelle?
— Le comte Larinski avait oublié de nous prévenir qu'il était
déjà marié.
M"* Moiseney poussa un cri douloureux. M. Moriaz lui tendit la
lettre de M'"" de Lorcy; après l'avoir lue, elle demeura atterrée : un
doigt impitoyable avait crevé la bulle irisée qu'elle venait de souf-
fler, et qu'elle voyait resplendir au bout de son chalumeau.
— Ne vous abandonnez pas à votre désespoir, lui dit M. Moriaz,
un peu de courage, suivez l'exemple que je vous donne, imitez ma
résignation; mais, je vous prie, comment pensez-vous qu'Antoinette
prenne la chose?
SAMUEL BROHL ET COMPAGNIE. 27
— Ce sera pour elle un coup terrible, répondit M"'= Moiseney; elle
l'aimait tant !
— Qu'en savez-vous, puisqu'elle n'a pas jugé à propos de vous
le dire?
— Je le sais pertinemment. Cette pauvre chère Antoinette ! il
faut user des plus grands ménagemens pour lui apprendre cette
nouvelle, et moi seule, je crois...
— Je le crois comme vous, se hâta d'interrompre M. Moriaz, vous
êtes seule capable d'opérer notre malade sans la faire souflrir. Vous
êtes si adroite 1 vous avez la main si légère ! Sauvez la situation,
mademoiselle, c'est un soin que je vous laisse.
A ces mots, il prit sa canne et son chapeau, et s'empressa de
gagner le large, un peu inquiet de ce qui allait se passer, mais se
sentant trop heureux, trop réjoui, pour être un bon consolateur.
M"* Moriaz ne tarda pas à revenir de sa promenade, fredonnant
une romance, le teint animé, l'air heureux, 'œil en fête, une gerbe
de bruyères dans les bras. M"*" Moiseney alla au-devant d'elle, le
front lugubre, la tête basse, le regard noyé. Antoinette fut frappée
de la consternation qui se peignait sur son visage.
— Eh bien! qu'avez-vous, ma chère Jeanne? lui dit-elle; vous
avez une mine d'enterrement.
— Hélas! soupira M"* Moiseney, j'ai une triste nouvelle à vous
communiquer.
— Quoi donc? vous aurait-on écrit de Cormeilles que votre per-
ruche est morte?
— Ah ! ma chère enfant, soyez raisonnable, soyez forte, prenez
votre courage à deux mains.
— Pour l'amour de Dieu, de quoi s'agit-il?
— Que ne puis-je vous épargner ce chagrin !... Votre père a reçu
tantôt une lettre de M'"® de Lorcy.
Antoinette devint plus attentive, elle respira plus court. — Et
qu'y a-t-il dans cette lettre de si terrible, de si navrant? demandâ-
t-elle en se forçant à sourire.
— Heureusement je suis là, reprit M"® Moiseney. Vous savez que
vos joies et vos douleurs sont les miennes. Toutes les consolations
que peut prodiguer la plus tendre sympathie...
— Ma chère Jeanne, au nom du ciel, expliquez- vous d'abord,
vous me consolerez ensuite.
— Vous ne m'aviez rien dit, mon enfant, j'aurais le droit de m'en
plaindre; mais j'avais tout deviné. Je sais lire dans votre cœur.
J'étais sûre que vous l'aimiez.
— De qui parlez-vous? répliqua Antoinette, à qui le rouge monta
aux joues.
— D'un homme bien séduisant, qui, par une inconcevable étour-
28 REVUE DES DEUX MONDES.
derie ou par un calcul criminel, avait négligé de nous apprendre
qu'il était marié.
Et, à ces mots, M"* Moiseney étendit ses deux bras pour y rece-
voir M"^ Moriaz, qu'elle croyait déjà voir tombant en syncope.
M"* Moriaz ne tomba point en syncope. Après avoir rougi, elle
pâlit; mais elle resta debout, la tête droite et fière, et elle dit du
bout des lèvres : — Ah! M. Larinski est marié?... J'en fais mon
compliment bien sincère à la comtesse Larinska.
Là-dessus elle se mit en devoir d'arranger dans un vase les fou-
gères qu'elle venait de rapporter. M"* Moiseney demeura confondue
de son calme, elle la contemplait avec stupeur, et soudain elle s'é-
cria : — Dieu soit béni, vous ne l'aimiez pas! Votre père s'est
trompé, il se trompe souvent; il se met quelquefois dans l'esprit des
idées bien étranges , il était persuadé que ce serait pour vous un
coup mortel, il vous connaît bien peu. Eh ! sans doute, M. Larinski
n'est point mal, et je ne conteste pas qu'il n'ait du mérite; mais il
m'a toujours paru un peu suspect, ses allures sont un peu louches,
je le soupçonnais de nous cacher quelque chose. A ce qu'il semble,
il a fait une mésalliance qu'il n'a garde d'avouer. Il est déplorable
qu'un homme qui se présente si bien ait des goûts bas et une mo-
ralité douteuse. Son devoir était de tout nous dire; il n'a été ni
loyal ni délicat.
— Vous rêvez, ma chère, lui répondit Antoinette. Quelle loi di-
vine ou humaine obligeait M. Larinski à tout nous dire? Entendiez-
vous le confesser et qu'il nous rendît compte de ses erreurs comme
au tribunal de la pénitence?
En parlant ainsi, elle ôta son chapeau et sa mantille, alla s'as-
seoir dans l'embrasure d'une fenêtre, et ouvrit un livre qu'elle com-
mença de lire avec beaucoup d'application. — Dieu soit loué,
elle ne l'aimait pas, pensait M"^ Moiseney, qui ne s'avisa pas que
M"** Moriaz tournait à la fois deux ou trois feuillets sans s'en aper-
cevoir.
Si absorbée qu'elle fût dans sa lecture, elle reconnut le pas de
son père, quand il monta l'escalier pour regagner sa chambre. Elle
s'empressa d'aller le rejoindre. Il constata avec plaisir qu'elle n'a-
vait ni le teint défait ni les yeux rouges. Il fut moins content lors-
qu'elle lui dit d'un ton calme et net : — Aurez -vous l'obligeance de
me montrer la lettre que vous avez reçue de M'"* de Lorcy?
— A quoi bon? répondit-il. Je la sais par cœur, je suis prêt à te
la réciter.
— C'est une lettre qui n'est pas montrable?
— Si fait; mais puisque je te dis que je suis prêt à t'en rendre
compte!...
— J'aimerais mieux la lire de mes yeux.
SAiMUEL BROUL ET COMPAGNIE. 29
— Après tout, c'est ton droit. Tiens, la voilà; je t'en prie, ne va
pas t'arrêter à quelques expressions malheureuses.
— M'"* de Lorcy sait toujours trouver le mot juste pour exprimer
sa pensée, répliqua-t-elle.
Lorsqu'elle eut parcouru des yeux rapidement les huit petites
pages serrées de M'"* de Lorcy, elle regarda son père en souriant.
— Avouez, reprit-elle, que vous avez trouvé dans M'"* de Lorcy une
'alliée très utile et très zélée; rendez-lui cette justice qu'elle a bien
travaillé et que vous lui devez un beau cierge pour s'être employée
si activement à vous débarrasser de ce galant homme, de cet homme
délicieux; c'est son mot, s'il vous en souvient.
M. Moriaz se récria. — Or ça, fit-il, t'imagines-tu qu'il y ait là
un coup monté? Me soupçonnes-tu par hasard d'avoir tramé quel-
que noir complot avec M""* de Lorcy? Me crois-tu capable de trem-
per dans une perfidie?
— A Dieu ne plaise ! Je ne vous accuse que d'être trop joyeux et
de ne pas savoir vous en cacher.
— Est-ce un crime?
— C'est peut-être une imprudence.
— Je te jure, ma chère enfant, que je ne considère que ton bon-
heur, et M"" de Lorcy elle-même... Puisque M. Langis ne pense
plus à toi, quel intérêt, quelles raisons peut-elle avoir...
— Je ne sais, interrompit Antoinette ; mais ses préjugés lui tien-
nent lieu de raisons.
— Ainsi tu ne veux pas croire que le comte Larinski soit marié?
— Je le crois, sans en être sûre, et je voudrais m'en assurer. ]N'ai-je
pas été de bonne foi dans tout ceci? ne me suis-je pas prêtée doci-
lement à vos exigences? J'ai consenti à m'en rapporter au jugement
de M"* de Lorcy. Elle a daigné faire grâce à l'accusé. Elle a re-
connu que M. Larinski est un homme parfaitement honorable et
même délicieux ; mais elle a découvert, à quelques jours d'inter-
valle, d'abord qu'il ne m'aime pas, et ensuite qu'il m'a trompée en
me laissant croire qu'il était encore libre. Je veux en avoir le cœur
net, me convaincre qu'on ne se joue pas de moi.
— Et tu en conclus...
— Je conclus qu'avec votre permission nous partirons pour Gor-
meilles demain matin.
Cette conclusion agréait fort peu à M. Moriaz, dont la figure s'al-
longea sensiblement.
— Que craignez-vous? lui dit-elle. Vous savez que j'ai du carac-
tère et vous devriez savoir que, quoi qu'en dise M"**" de Lorcy, je ne
manque pas de bon sens. Quand il me sera prouvé que je me suis
trompée, je ferai une croix sur mon roman, il sera mort et enterré,
et je vous promets de n'en point porter le deuil.
30 REVUE DES DEUX MONDES.
— Soit, dit-il, je crois en ton bon sens, j'ai foi dans ta raison,
nous partirons demain pour Gormeilles.
A quatre jours de là, M'"« de Lorcy se promenait dans une
allée de son parc. Elle y fut rejointe par M. Langis, à qui elle dit
d'un ton de belle humeur : — Toujours grave et mélancolique,
mon cher Camille! Quand quitterez- vous vos airs penchés? Je ne
vous comprends pas. On fait ce qu'on peut pour vous être agréable,
pour arranger les choses à souhait, rien ne peut vous dérider. Vous'
me faites penser au lièvre de La Fontaine :
Cet animal est triste, et la crainte le ronge.
— La crainte et la haine, madame, répondit-il. Je hais cet
homme, il m'est insupportable, et je ne reviendrais plus à Maisons,
si je devais encore l'y rencontrer. Vous a-t-il fait ses adieux défi-
nitifs ?
— Pas encore, un peu de patience, nous n'en sommes plus à
compter les minutes. Quel mal désormais cet homme peut-il vous
faire? Le lion n'a plus de griffes; que dis-je? il a poussé l'obli-
geance jusqu'à se mettre à lui-même une muselière Poursuit-on
de sa haine un ennemi désarmé, qui se rend à discrétion?
— Fort bien, madame; s'il n'est pas parti dans trois jours, je
reviendrai à ma première idée ; c'était la. bonne.
— Vous lui couperez la gorge ?
— De grand cœur.
— Pour l'amour de l'art?
— Je ne suis pas sanguinaire ; mais j'aurais un singulier plaisir
à découdre la peau de ce ténébreux personnage.
M'"'' de Lorcy haussa les épaules. — Où prenez-vous qu'il soit té-
nébreux? Encore un coup, mon cher, vous êtes parfaitement dérai-
sonnable. Vous devriez adorer M. Larinski, vous lui avez la plus
grande obligation. Il a réussi le premier à faire parler le cœur de
notre chère indifférente, il a rompu le charme, c'était la Belle au
bois dormant; il l'a réveillée, et, par la grâce du ciel, il ne peut
pas l'épouser. Je la vois d'ici dans son Churwalden en proie aux plus
sombres ennuis, pleurant ses illusions, furieuse d'avoir été trom-
pée. Ne devinez-vous pas tout le parti qu'on peut tirer de la colère
d'une femme?
— Vous savez si je l'aime, repartit M. Langis, et pourtant je ne
veux rien devoir à son dépit.
— Vous êtes un enfant, laissez-vous conduire. Le moment est
venu de vous déclarer. Dans peu de jours, vous vous mettrez en
route pour Churwalden, et vous irez dire à cette femme en colère :
— Je vous ai menti, je vous aime. — Bref, vous lui conterez votre
amoureuse flamme, et libre à vous d'épuiser dans cette circonstance
SAMUEL BROUL ET COMPAGNIE. 31
tout votre trésor d'hyperboles. Elle vous écoutera, je vous en ré-
ponds, en se disant: Je cherchais une vengeance, la voici.
Je voudrais vous croire, madame, répliqua- t-il; mais êtes-
vous bien certaine que M"'' Moriaz soit encore à Ghurwalden?
Et du doigt il lui montrait au bout de l'avenue une charmante
robe couleur noisette, qui s'avançait vers eux en laissant onduler sa
traîne sur le gravier.
— Vraiment, je crois que c'est elle, s'écria M""^ de Lorcy. M. Mo-
riaz est un fier maladroit; mais après tout le mal n'est pas grand.
M"* Moriaz était arrivée la veille au soir à Gormeilles. Après s'être
reposée tant bien que mal des fatigues du voyage, elle n'avait rien
eu de plus pressé que de faire mettre deux chevaux à son coupé et
de venir rendre ses devoirs à sa marraine, qui ne pouvait qu'être
touchée de cette attention.
M'"^ de Lorcy courut à Antoinette et l'embrassa à plusieurs re-
prises, en lui disant : — Vous voilà enfln, ma belle! Que je suis
charmée de vous revoir ! Vous vous êtes bien fait attendre. Je com-
mençais à craindre que vous ne prissiez racine dans les Grisons.
C'est donc un pays enchanteur? Je croirais plutôt que votre père est
un vilain égoïste, qu'il vous a indignement sacrifiée à ses conve-
nances en traînant sa cure en longueur; mais vous voilà, je lui par-
donne. Vos pauvres, vos protégés, vous réclamaient à cor et à cri.
Qui donc me demandait l'autre jour de vos nouvelles? C'est M"* Ga-
let, à qui j'ai servi, selon vos ordres, le quartier de sa pension.
Comme vous la gâtez ! J'ai trouvé sur sa table un bouquet de du-
chesse, elle a prétendu que vous le lui aviez envoyé de là-bas, et
j'ai eu toutes les peines du monde à lui faire comprendre qu'on ne
cueille pas des camellias doubles sur le glacier du Roseg. Semez de
fleurs, si vous le voulez, l'existence et la mansarde de M"® Galet;
mais lui jeter à la tête un boisseau de camellias doubles, panachés
de blanc, c'est de la démence, et je me propose sérieusement de
vous faire enfermer. C'est égal, je suis bien contente de vous re-
voir. Vous avez un excellent visage; ne trouvez- vous pas, Camille,
qu'elle a bon air?
M"« Moriaz se prêtait avec froideur aux embrassades de M'"** de
Lorcy; en revanche, elle fit un gracieux sourire à M. Langis et lui
serra affectueusement la main. M'"^ de Lorcy les emmena dans son
salon, oii ils causèrent de choses indifférentes. Antoinette attendait
le départ de M. Langis pour aborder le sujet qu'elle avait à cœur
d'éclaircir. Au bout de vingt minutes, il se leva, mais il se rassit
presque aussitôt. Une porte venait de s'ouvrir et avait livré passage
au comte Abel Larinski.
A l'apparition de Samuel Brohl, les deux femmes changèrent de
couleur; l'une rougit de l'effort qu'elle dut faire pour dissimuler sa
32 REVUE DES DEUX MONDES.
contrariété, l'autre pâlit d'émotion. Samuel Brohl traversa le salon
d'un pas délibéré, sans avoir l'air de reconnaître la personne qui
était avec M'"* de Lorcy. Tout à coup il tressaillit, comme si une
torpille l'avait touché, et, profondément troublé, il fut sur le point
de perdre contenance. Était-il aussi étonné qu'il le semblait? Depuis
longtemps la butte de Sannois était devenue sa promenade favorite,
et il n'y allait jamais sans pousser jusqu'à un certain endroit d'où
l'on apercevait la façade d'une certaine maison , dont les volets étaient
demeurés pendant deux mois hermétiquement fermés. Il se pouvait
faire que la veille il les eût trouvés ouverts. L'induction est un pro-
cédé scientifique avec lequel les Samuel Brohl sont familiers.
Il avait de la volonté, de l'empire sur lui-même. Il ne tarda pas
à se remettre, il redressa la tête comme un homme qui se sent de
force à défier tous les dangers. Après avoir salué M""^ de Lorcy, il
s'approcha d'Antoinette et lui demanda de ses nouvelles d'un ton
grave, presque cérémonieux.
— Votre visite m'afflige, mon cher comte, lui dit M'"^ de Lorcy;
j'ai peur que ce ne soit la dernière. Venez-vous me faire vos adieux?
— Hélas! oui, madame, répondit-il. La lettre que j'attendais ne
m'est pas encore parvenue ; mais ce retard ne change rien à mes
projets, et dans trois jours j'aurai quitté Paris.
— Sans esprit de retour, sans regret? lui demanda-t-elle.
— Je ne regretterai que Maisons et le bienveillant accueil qu'on
m'y a fait. Paris est trop grand, les petites gens comme moi y sen-
tent leur petitesse plus qu'ailleurs; sans être fou d'orgueil, on
n'aime pas à passer à l'état d'atome. Le séjour de Vienne me con-
vient mieux, j'y respire plus à l'aise, c'est une ville à ma taille et
à mon goût. Les oiseaux ont tort de changer de nid.
Là-dessus, il se mit à décrire, à vanter avec chaleur le Prater et
ses cinq allées, Schœnbrunn, son jardin botanique et la Gloriette,
l'église Saint-Etienne, les eaux limpides du Danube, s'adressant
tantôt à Antoinette, qui l'écoutait sans mot dire, tantôt à M™^ de
Lorcy, dont les yeux, se portant par intervalles sur M. Langis,
semblaient lui dire : — Avais-je raison ? Confessez-vous que vos ap-
préhensions n'avaient pas le sens commun? Vous l'entendez, il n'a
qu'une demi-heure à passer avec elle, et il lui décrit le Prater.
Pensez -vous encore à lui couper la gorge? Dites-lui, de grâce, un
mot aimable et poli. Ce n'est pas lui, c'est vous qui êtes ténébreux;
dépouillez votre air sinistre. Combien de temps durera cette rêverie
taciturne où vous êtes plongé? Vous prêtez à rire, vous jouez un
sot personnage. Vous ressemblez à un sphinx du désert qui con-
temple un serpent et prend une innocente couleuvre pour une vi-
père. — M. Langis comprenait ce qu'elle voulait lui dire, mais il
ne dépouillait pas son air sinistre.
SAMUEL BROIIL ET COMPAGNIE. ZZ
Après avoir loué Vienne et ses environs, Samuel Brohl fit l'éloge
des Viennois, de leur caractère facile et insouciant. Il conta avec
enjouement quelques anecdotes. Il y avait dans sa gaîté quelque
chose de voulu, de tendu, de saccadé, d'un peu fébrile; pourtant
c'était de la gaîté. M'"* de Lorcy lui donnait la réplique, M'^'' Mo-
riaz continuait à se taire; elle froissait entre ses doigts la guipure
de son fichu Marie-Antoinette, et, l'œil fixe, elle semblait en comp-
ter les mailles.
Samuel Brohl s'interrompit au milieu d'une phrase, se leva brus-
quement. Il se tourna vers Antoinette; d'une voix sourde, il la pria
de dire à M. Moriaz combien il regrettait que son prochain départ
le privât de l'honneur et du plaisir de l'aller voir à Cormeilles, puis
il salua M'"* de Lorcy, la remercia des heureux momens qu'il avait
passés auprès d'elle et la chargea de le recommander au bon souve-
nir de l'abbé Miollens.
— Kous nous reverrons, mon cher comte, lui dit-elle d'une voix
claire en pesant sur ses mots, et j'espère que nous ferons avant peu
la connaissance de la comtesse Larinska.
Il la regarda d'un air étonné et murmura : — Il y a dix ans que
j'ai perdu ma mère.
Aussitôt, sans donner à M'"« de Lorcy le temps de s'expliquer
davantage, il se dirigea rapidement vers la porte, accompagné de
trois regards qui parlaient tous les trois, mais qui ne disaient pas
la même chose. La pièce était vaste; pendant les trente secondes
qu'il mit à la traverser, l'ange du silence plana dans l'air.
Il allait sortir; la fatalité voulut qu'il lui vînt une malheureuse
et funeste pensée. Il ne put résister au désir de revoir une fois en-
core M"*" Moriaz, de graver à jamais dans son souvenir cette image
adorée. Il se retourna, et leurs yeux se rencontrèrent. Il paya cher
cette défaillance de sa volonté. Apparemment la violence qu'il s'é-
tait faite une heure durant avait épuisé ses forces. Il lui sembla
que son cœur ne battait plus, il sentit ses jambes se raidir et lui
refuser le service, ses dents se serrèrent, sa pupille se dilata, sa
tête se perdit. Tout à coup il s'abattit lourdement comme une masse
de plomb, tomba à la renverse sur le parquet, où il demeura sans
connaissance.
M"« Moriaz ne put étouffer un cri et fut sur le point de se trou-
ver mal. M'"^ de Lorcy la prit par la taille, l'entraîna dans la pièce
voisine après avoir jeté à M. Langis un flacon de sels en lui di-
sant : — Chargez-vous du comte Larinski.
La première chose que fit M. Langis fut de poser le flacon sur
une table, après quoi il s'approcha de Samuel Brohl, qui, toujours
pâmé, inanimé, avait l'air d'un mort ou peu s'en faut. Il l'examina
TOME XX. — 1877. 3
Zll REVDE DES DEUX MONDES.
un instant, se pencha sur lui; croisant les bras et haussant les
épaule?, il lui dit : — Relevez-vous donc, monsieur, M"^ Moriaz
n'est plus là.
Samuel Brohl ne remua point. — Vous ne m'avez pas entendu,
continua Camille. Tous êtes superbe, monsieur le comte, vous êtes
très beau, votre attitude est irréprochable, et on vous prendrait
vraiment pour un trépassé. Vous êtes admirablement tombé, je
vous jure que je n'ai jamais vu au théâtre un évanouissement plus
réussi; mais arrêtez les frais de la représentation, je vous répète
que M"" Moriaz n'est plus là.
Samuel Brohl demeura inerte et rigide. — Peut-être voulez-vous
mettre à l'épreuve la vigueur de mon poignet, poursuivit Camille,
je vous donnerai cette satisfaction.
Et à ces mots, il le saisit à bras-le-corps, s'arma de toutes ses
forces pour le soulever et le déposer sur un canapé, où il l'étendit
de son long.
Il l'examina de nouveau et reprit : — Cette tragi-comédie du-
rera-t-elle longtemps encore? Ne trouverai-je pas le secret de vous
ressusciter? Voyons, que pourrais-je trouver... Écoutez-moi, mon-
sieur. J'aime de toute mon âme la femme que vous faites semblant
d'aimer... Cela ne suffit pas? Monsieur, vous êtes un Polonais de
hasard, et j'ai autant d'admiration pour vos talens de société que
j'ai peu d'estime pour votre personne... Gela ne suffit pas encore!
Je ne peux pourtant pas lever la main sur vous; je vous en conjure,
tenez l'affiont pour reçu.
Il lui parut que le mort avait légèrement tressailli, et il s'écria :
— Dieu merci, cette fois vous avez donné signe de vie, et l'offense
a trouvé le chemin du cœur. Je serais charmé de vous en rendre
raison, je suis à vos ordres. Le jour, le lieu, les armes, je laisse
tout à votre choix. Et tenez, vous pouvez compter sur mon absolue
discrétion; personne, je vous en donne ma parole, n'apprendra de
moi que vos évanouissemens ont des oreilles et ressentent les in-
sultes. Voici mon adresse, monsieur.
Et, tirant de sa poche une carte de visite, il essaya de la glisser
dans une main pendante et froide, qui la laissa échapper.
— Quelle obstination! dit-il. A votre aise, monsieur le comte; je
suis au bout de mon éloquence.
11 lui tourna le dos, s'assit dans un fauteuil, et, prenant un jour-
nal, il le déplia. Sur ces entrefaites, la porte se rouvrit, et M"'* de
Lorcy reparut.
— Que faites-vous donc là, Camille? s'écria-t-elle.
— Vous le voyez, madame, lui répliqua-t-il, j'attends que ce
grand comédien ait fini de jouer sa pièce.
11 ne s'était pas avisé que M"« Moriaz venait de rentrer, elle aussi,
SAMUEL BROHL ET COMPAGNIE. 35
dans le salon. Elle lui jeta un regard courroucé, indigné, mena-
çant, où il lut sa condamnation. Il essaya de trouver quelques mots
d'explication ou d'excuse pour désarmer sa colère; la voix lui man-
qua. Il s'inclina humblement, prit son chapeau et sortit.
}>[""' de Loi'cy, fort agitée, ouvrit une fenêtre, puis elle jeta de
l'eau à la figure de Samuel Brohl, lui frictionna les tempes avec
une vivacité qui n'était pas exempte de rudesse, lui fit respirer des
sels anglais.
— Ah! de grâce, ma chère, allez-vous-en, dit-elle à Antoinette;
votre place n'est pas ici.
Antoinette ne s'en alla point; le visage contracté, la lèvre frémis-
sante, elle s'assit à l'écart à quelque distance du sopha.
Les soins énergiques de 11'"* de Lorcy produisirent enfin leur effet.
Samuel Brohl n'était pas mort : ses bras remuèrent, ses jambes se
détendirent, et au bout de quelques instans il rouvrit les yeux, puis
la bouche; il se mit sur son séant et balbutia : — Où suis-je?.. que
s'est-il passé?.. Ah! mon Dieu, elle était là tout à l'heure!
M'"^ de Lorcy lui mit la main sur la bouche, et, se penchant à son
oreille, elle lui dit d'un ton sévère, impérieux : — Elle est encore là.
Elle ne réussit pas à se faire comprendre. On ne revient que par
degrés d'un pareil évanouissement. Samuel Brohl fut repris d'une
défaillance, ses yeux se fermèrent de nouveau, et il laissa tomber
son front dans ses mains. Après un silence de quelques minutes :
— Ah! madame, pardonnez-moi, dit-il d'une voix étouffée, je me
fais honte à moi-même; j'ai manqué de courage, mes forces m'ont
trahi. Je l'aime follement, et je m'étais juré de ne jamais la revoir.
C'est pour la fuir que je pars.
Il avait redressé la tête, il aperçut Antoinette, il la regarda avec
effarement comme s'il ne l'avait pas reconnue. Il la reconnut enfin,
fit un geste d'épouvante, se leva précipitamment et s'enfuit.
M^'" Moriaz s'approcha de M""* de Lorcy et lui dit : — Eh bien!
qu'en pensez-vous?
— Je pense, ma chère, répondit-elle, que M*^* de Lorcy est une
sotte, et que le comte Larinski est un homme très fort.
Antoinette la regarda avec un sourire amer, et lui touchant légè-
rement le bras : — Convenez, madame, lui dit-elle, que s'il avait
cent mille livres de rente, vous ne songeriez pas à mettre en doute
sa sincérité.
M"^ de Lorcy ne répondit rien; elle ne pouvait pas dire non, et
elle enrageait d'avoir tout à la fois raison et tort. C'est un accident
qui arrive quelquefois aux femmes du monde.
Victor Cherbuliez.
{La quatrième partie au prochain n°.)
L'ENFANCE A PARIS
m.'
LES HOPITAUX D'ENFAKS A LONDRES. — LES CONVALESCENS ET LES INFIRMES.
L'enfant sort de l'hôpital ou guéri, ou convalescent, ou infirme.
S'il est convalescent, il faut, avant de le rendre à sa famille, raffer-
mir sa santé ébranlée; s'il est infirme, il faut, dans certains cas, lui
trouver un asile. Ni la charité publique ni la charité privée ne sont
ici en défaut, et la combinaison de leurs efforts a créé une organi-
sation qui, sans être complète, vaut la peine d'être étudiée. Ce sont
donc les maisons de convalescence, les asiles et les hospices desti-
nés à l'enfance, qui feront l'objet de ce travail; mais avant d'entrer
en matière, je voudrais chercher quelques points de rapprochement
dans l'étude des mesures hospitalières qui sont prises en faveur des
enfans dans un grand pays voisin du nôtre. Les comparaisons entre
la France et l'Angleterre ont été pendant un temps et sont encore
aujourd'hui assez de mode. Ces comparaisons sont toujours aven-
tureuses lorsqu'on les entreprend dans la pensée préconçue d'établir
la supériorité d'un des deux pays sur l'autre. De quelque côté qu'en
se prononce, on risque fort d'arriver à des conclusions injustes,
faute d'avoir considéré le sujet sous tous ses aspects et d'avoir tenu
un compte assez large de la diiférence profonde des mœurs; mais
lorsque, sans chercher à mettre systématiquement en relief les
points de supériorité ou d'infériorité, on se borne à constater ce
qui existe et à signaler ce qui pourrait être utilement emprunté, on
fait une œuvre qui, pour être moins ambitieuse, n'en est peut-être
(1) Voyez la Revue du l"^^"" octobre et du i*^'' décembre 1876.
l'enfance a paeis. 37
que plus utile. C'est à cette tâche modeste que seront consacrées
les premières pages de notre étude.
I.
Les hôpitaux de Londres jouissent dans le monde médical d'une
réputation qui, sous certains rapports, n'est pas imméritée. L'é-
tranger qui passe devant leur façade admire leur solide et mas-
sive construction; il s'étonne du vaste emplacement qu'ils occupent
parfois dans les quartiers les plus riches de Londres, où le terrain
à lui seul représente une grande valeur. Le visiteur qui aura
franchi la porte d'entrée louera la hauteur et la bonne ventilation
des salles, l'aménagement confortable des dépendances, le luxe
même des bibliothèques, des amphithéâtres, des salles de cours ou
de réunion qui y sont souvent annexés. S'il jette un coup d'oeil
sommaire et pas trop investigateur sur les comptes- rendus de la
statistique annuelle, il sera probablement frappé d'un chiflfre de
mortalité en apparence moins élevé que celui de nos hôpitaux fran-
çais, et s'il se retire après cette visite un peu superficielle, il ne
tiendra qu'à lui de s'extasier sur l'excellente organisation des hôpi-
taux de Londres et de l'assistance médicale en Angleterre,
Cependant, si notre visiteur a l'esprit porté à l'observation et
l'œil tant soit peu familier avec les aspects de la misère, une chose
le frappera, sinon dans tous, du moins dans l'immense majorité de
ces établissemens, c'est qu'il ne reconnaîtra pas dans les malades
étendus sur l'étroite, mais propre couchette ces types d'hommes
et de femmes épuisés par la misère, abrutis par le gin, qu'il ren-
contrera dans la rue voisine (fût-ce la plus élégante de Londres),
cachant avec peine un corps usé et amaigri sous des haillons
qui furent autrefois des vêtemens de drap ou de soie. La plupart
des hôtes de l'hôpital, dont un certain nombre ne lui paraîtra
pas atteint d'affections très graves, lui sembleront appartenir à
cette classe intermédiaire entre la bourgeoisie et le peuple qui vit
sans efforts de son travail ou de son petit commerce et qui oppose
au mal un tempérament robuste dont les privations n'ont point à
l'avance épuisé les forces. En un mot, il aura le sentiment de se
trouver en présence de la maladie, mais non pas en présence de la
misère, et il se demandera en sortant si les vrais pauvres de Londres
échappent à la maladie, ou si l'assistance médicale n'est pas orga-
nisée pour eux.
La réponse à cette question se trouve dans les règlemens des
différentes fondations hospitalières qui s'élèvent en grand nombre
dans la ville de Londres, et ces règlemens ne s'expliquent eux-
mêmes que par l'histoire de ces fondations. Les hôpitaux de Londres
S8 REVDE DES DEUX MONDES.
ne sont point, comme ceux de Paris, rémiis sous une administration
unique qui en centralise les ressources et en règle souverainement
l'existence. Ce sont autant d'établissemens séparés dont l'origine
est en général assez ancienne, qui vivent de leur vie propre, et
qui ont chacun, avec leurs règlemens particuliers, leurs ressources
et leurs moyens d'existence. Les uns, et c'est le plus petit nombre,
sont ce qu'on appelle endoivcd, c'est-à-dire qu'ils possèdent une
fortune consolidée, sur les revenus de laquelle ils subviennent à
leurs dépenses. Les autres ont pour ressource principale le produit
de contributions volontaires qui sont versées annuellement dans la
caisse de l'hôpital. Parmi leurs souscripteurs figurent d'abord les
plus grands seigneurs de l'Angleterre, dont les souscriptions ont la
régularité et l'imponance d'une rente, et qui comptent au nombre
des protecteurs de la maison, puis des bienfaiteurs plus modestes,
auxquels le versement d'une somme dont le chiffre varie avec les
règlemens de l'hôpital assure le titre de gouverneurs. C'est l'assem-
blée des gouverneurs qui nomme le comité directeur [board of di-
rectors)^ et c'est ce comité qui est chargé de l'administration de
l'hôpital; mais les statuts de certains établissemens assurent à
chaque gouverneur le droit (dont heureusement il est fait peu
d'usage) d'assister aux séances hebdomadaires du comité et d'y
prendre la parole.
L'organisation des trois hôpitaux qui sont endowed {Saint-Tho-
mas, Saint- Bartholoynew et Guy s hospital) est celle qui se rapproche
le plus de l'organisation de nos hôpitaux français. L'entrée en est
libre [free), c'est-à-dire que l'admission des malades dépend uni-
quement des médecins attachés à l'hôpital, qui l'accordent ou la
refusent, suivant la nature et la gravité des affections. Sauf les cas
d'urgence, un jour par semaine est généralement réservé au renvoi
des malades qui sont considérés comme guéris, et à l'admission de
ceux qui doivent prendre leur place, usage singulier qui prolonge
inutilement le séjour des uns et retarde non sans danger l'admis-
sion des autres. De plus (mais ceci n'est point dans les règlemens)
les médecins font, à ce qu'il parait, un certain choix parmi les ma-
lades, et on les accuse de refuser l'entrée de l'hôpital à ceux dont
le cas paraît tout à fait désespéré. Quand nous aurons dit que dans
ces hôpitaux, comme au reste dans tous les hôpitaux de Londres,
le noinbre des lits de chirurgie est égal, sinon supérieur, aux lits
de médecine, tandis que la proportion est ordinairement en France
de un sur quatre, nous aurons signalé les principales différences
qui séparent ces hôpitaux de nos hôpitaux de Paris.
Il n'en est pas de même des hôpitaux fondés et soutenus par des
contributions volontaires. Pour attirer et retenir les souscripteurs,
il a été nécessaire de leur accorder, de par le règlement lui-même,
l'enfance a paris. 39
un privilège considérable : celui de signer des lettres de recom-
mandation qui donnent au porteur le droit d'être soigné à l'hôpital
pendant un temps plus ou moins long (généralement deux mois),
mais sans lesquelles les portes ne s'ouvriraient point devant lui.
C'est le système de l'admission par lettre opposé au système de
l'admission libre. Le Royal free hospital est le seul hôpital fondé
par des contributions volontaires qui n'ait point assuré ce privi-
lège à ses souscripteurs. Ce système a le singulier résultat de
créer une sorte d'aristocratie dans la misère, celle des pauvres qui
ont des relations. Aussi ceux-là qui obtiennent le plus facilement
leur admission dans les hôpitaux sont-ils les domestiques, les em-
ployés de commerce, les ouvriers aisés; quant aux vrais pauvres,
à ceux qui grouillent en nombre immense, effrayant, dans les bas-
fonds des inns , des courts, des laues, dont l'enchevêtrement se
cache derrière la façade des maisons les plus somptueuses de
Londres, il est bien rare qu'ils émergent de ces bas -fonds et qu'ils
puissent se présenter à la porte d'un hôpital, munis d'une lettre si-
gnée par un habitant de Belgravia ou par un commerçant de la
Cité. Par là s'explique cet aspect particulier de la population des
hôpitaux de Londres, si différente de !a popu<p.tion misérable qui
encombre les rues, et pour laquelle cet hôpital, à la porte du-
quel elle mendie, n'est môme pas un lieu d'asile. Aussi une cer-
taine réaction de l'opinion publique s'est -elle produite contre ce
système, qui fait trop facilement passer l'intérêt des souscripteurs
avant celui des malades, et la pratique se charge- t- elle de cor-
riger ce que les règlemens ont de défectueux. En premier lieu, il
est de principe que les lits chirurgicaux ne sont jamais refusés
aux victimes d'accidens qu'on apporte inopinément à l'hôpital. Le
nombre de ces accidens est toujours très grand dans une ville où la
circulation est aussi intense et où s'exercent tous les genres d'in-
dustrie, et ces admissions constituent déjà une dérogation fré-
quente à la règle. Mais en outre les médecins qui sont attachés
à ces hôpitaux, et qui comptent parmi les premiers de Londres,
usent de plus en plus librement de la faculté d'admettre sous leur
responsabilité des malades dont la situation leur paraît intéres-
sante, choisissant, il est vrai, de préférence les cas qui présentent
à la fois un certain intérêt au point de vue de l'enseignement cli-
nique et des chances favorables de guérison. Le chiffre de ces ad-
missions extraordinaires, qu'on classe dans les comptes-rendus de
certains hôpitaux sous cette rubrique : extra-cases for préserva-
tion of life, s'élève souvent, avec celui des admissions motivées
par des accidens chirurgicaux, à la moitié du chiffre des entrées.
Mais le système des lettres de recommandation n'en continue pas
moins à fonctionner, entraînant ce double inconvénient, tantôt de
/|0 REVUE DES DEUX MONDES.
laisser un certain nombre de lits vacans à l'époque où beaucoup de
souscripteurs sont absens de Londres, tantôt d'encombrer les salles
de malades atteints d'affections peu graves qui pourraient aussi
avantageusement être soignés à domicile, mais que le comité des
directeurs n'ose pas refuser, « crainte d'offense. » Aussi ce sys-
tème est -il critiqué avec vigueur dans les rapports adressés au
parlement , où il est traité de a mal sans compensation qui tend à
réduire au minimum le bien que pourraient faire d'aussi vastes éta-
blissemens et une mise de fonds aussi considérable. »
Il faut aller plus loin et dire que ce système serait tout à fait
inhumain, si la lettre de recommandation était l'indispensable con-
dition des soins que la charité publique ou privée met à la dispo-
sition des classes pauvres. Heureusement il n'en est point tout à
fait ainsi. Je ne parle pas seulement des admissions au traitement
externe [out patient treaUnent) organisées dans toute la ville par
l'entremise de dispensaires publics, et très libéralement accordées
en outre dans la plupart des hôpitaux, trop libéralement même,
puisque sur la porte de la salle de consultation on est obligé d'é-
crire en grosses lettres un avis rappelant que les pauvres seulement
sont appelés à profiter de ce traitement; mais je parle de l'asile
qu'offrent en outre aux malades les infirmeries des norkhouses.
Tout le monde connaît le nom de ces institutions essentiellement
anglaises, dont l'origine rem.onte au temps de la reine Elisabeth
et la réorganisation à un acte de 183/i ; on ne sait pas aussi bien
quelle est la complexité de leur destination. Le ivorkhousc n'est
pas seulement une maison de travail où l'on offre aux personnes
qui se déclarent incapables de gagner leur vie un asile dont on
s'efforce en même temps de les dégoûter par la grossièreté du ré-
gime et la rudesse du labeur; c'est encore, et à la fois, un dépôt
provisoire pour les enfans abandonnés, un asile pour les fous, une
maison d'accouchement pour les femmes enceintes, un refuge pour
les vieillards et les infirmes, enfin un asile pour les malades, tout
cela réuni et presque confondu sous un même toit, avec une sépa-
ration illusoire entre les sexes, sous la surveillance souvent nomi-
nale d'un maître et d'une matrone. Ces institutions très décriées,
non-seulement à l'étranger, mais en Angleterre, n'en rendent pas
moins beaucoup de services, entre autres comme asiles pour la
vieillesse. Lorsqu'on sait par expérience ce qu'il faut à Paris faire
de démarches et attendre d'années pour obtenir l'admission d'un
vieillard à Bicêtre, et combien pendant cette attente meurent sur
un grabat, on se prend à envier la facilité avec laquelle les vieil-
lards sont reçus en Angleterre dans les ivorkliouses sur la seule
constatation de leur indigence, et l'on se laisse aller à oublier que
cette facilité même encourage chez les parens l'imprévoyance et
l'enfance a paris. !ii
chez les en fans l'oubli de leurs devoirs. Les workhouses ne sont pas
moins utiles comme asiles pour les malades, et nous allons voir que
ce sont des critiques non point de principe, mais de détail, qu'on
peut diriger contre leur organisation.
Les infirmeries des ivorkhoiises n'ont point eu pendant longtemps
d'existence distincte du workhousc lui-même. Aucune disposition
réglementaire spéciale n'était prise en faveur des malades, et le
ivorkhoiise ne s'ouvrait devant eux qu'en vertu du principe général
de l'acte de 1602, qui met à la charge de la paroisse tous ceux de
ses habitans qui sont hors d'état de gagner leur vie. Longtemps ils
ont été confondus dans les mêmes salles que les mendians et les
vagabonds. Peu à peu, et au fur et à mesure que l'opinion publique,
si puissante en Angleterre, s'est inquiétée avec plus d'exigence de
l'organisation intérieure des ivorkhouses^ on leur a affecté des salles
distinctes. Ce progrès considérable n'a pas tardé à paraître insuffi-
sant, et un acte métropolitain de 1867 a imposé aux paroisses ou
unions de paroisses (1) qui reconstruisent leur workhouse d'éta-
blir l'infirmerie dans un bâtiment séparé. Les prescriptions de cet
acte ont été exécutées, et sur les trente paroisses ou unions de pa-
roisses de Londres, il y en a aujourd'hui vingt-quatre qui ont déjà
construit ou qui sont en train de construire des infirmeries sépa-
rées. L'acte de 1867 a donc eu pour conséquence de créer dans la
ville de Londres un nombre déjà assez considérable et qui ira s'ac-
croissant encore de véritables hôpitaux, ceux-là beaucoup moins
célèbres que les hôpitaux proprement dits de Londres, et peu con-
nus des hommes de science, qui n'ont rien à y apprendre, mais
dont la visite est indispensable à qui veut se rendre compte de la
distribution des secours médicaux à Londres.
L'admission dans les infirmeries des ivorkhouses s'opère avec la
plus grande facilité. Un habitant indigent d'une paroisse se sent-il
envahi par quelque maladie, il n'a qu'à se présenter devant le fonc-
tionnaire chargé de la distribution des secours [relievbtg officer).
Celui-ci lui remet un bulletin avec lequel il va trouver le médecin
des pauvres du district. Si le médecin reconnaît chez lui les symp-
tômes de quelque maladie ou l'existence de quelque infirmité, il
signe le bulletin en y inscrivant la mention du mal reconnu par lui,
et avec ce bulletin portant la double signature du relicving officer
et du médecin, l'indigent se présente à l'infirmerie, où il est reçu
immédiatement. On ne s'inquiète point, comme on le ferait en
France , de savoir si l'affection dont il souflVe a un caractère aigu
ou un caractère chronique, si c'est une maladie ou une infirmité,
(1) Lorsque plusieurs paroisses voisines sont trop petites ou trop pauvres pour sup-
porter à elles seules les charges que la loi des pauvres fait peser sur elles, elles s'as-
socient et forment ce qu'on appelle une union.
li'2 REVDE DES DEDX MONDES.
car l'infirmerie du ivorkhouse est à la fois un hôpital et un hospice,
et les affections chroniques pour lesquelles, il faut le dire, notre
organisation hospitalière n'offre que des ressources insuffisantes, y
trouvent un asile permanent. Aussi faut-il avoir visité les infirme-
ries des ivorkhouses pour se faire une idée des misères qui travail-
lent la population pauvre de Londres. Il n'y a pas une de ces figures
qu'on aperçoit reposant sur l'oreiller, dans le demi-sommeil de la
fatigue et de la souflfrance, sur laquelle on ne puisse lire la longue
histoire des privations, des luttes, des angoisses qui ont conduit ces
malheureux au ivorkhouse. Chez les uns, les plus jeunes , c'est la
tristesse qui paraît dominer; chez les autres, c'est l'abrutissement
et l'insouciance; mais ces yeux caves, ces joues amaigries, ces teints
échauffés ou livides montrent qu'ici la maladie est non pas un acci-
dent atteignant un tempérament dans sa force, mais une sorte
d'état habituel, fruit de la misère et trop souvent de l'inconduite.
Peut-être se rend-on encore mieux compte de l'état profondé-
ment misérable de ces cliens du workhouse, lorsqu'on examine la
physionomie de ceux qui, guéris ou à peu près, quittent l'infirmerie
pour faire place à d'autres. Le hasard m'a rendu ainsi témoin, pen-
dant une de mes visites, d'un douloureux spectacle. Dans la cour
d'un ivorkhouse, un groupe de femmes en haillons plus ou moins
malpropres, qui quittaient l'infirmerie, attendaient l'accomplisse-
ment des formalités nécessaires à leur sortie. Parmi elles, je remar-
quai une femme assez jeune, vêtue d'une robe et d'un châle noirs,
encore décens, mais usés jusqu'à la corde; ses yeux, renfoncés
dans leurs orbites, brillaient de l'éclat de la fièvre, ses pommettes
saillantes, ses mains amaigries, trahissaient les désordres intérieurs
de cette terrible maladie des pauvres, qu'on appelle en Angleterre
la consomption, et qui, à en juger par son teint d'un jaune livide,
paraissait se compliquer chez elle d'une maladie du foie. Pendant
que je la regardais, attendant debout à la porte du bureau la
délivrance de son bulletin^ de sortie, elle s'affaissa brusquement,
et si ses voisines ne l'avaient soutenue, elle fut tombée sans con-
naissance sur le pavé de la cour. Laissant les femmes qui l'envi-
ronnaient la faire asseoir sur une chaise et s'efforcer de la ranimer,
je demandai à voir son bulletin, m'étonnant qu'on pût renvoyer de
l'infirmerie une malade dont l'état paraissait aussi grave ; le bulle-
tin portait ces mots : sortie volontaire. A peine cette femme eut-
elle repris ses sens qu'elle demanda d'une voix faible si l'on croyait
pouvoir lui trouver un cab qui consentît à la ramener chez elle
pour six pence; c'était tout le contenu de sa bourse. Vainement
on lui représenta le danger qu'il y avait pour elle à quitter le
ivorkhouse dans cet état en lui demandant quels motifs si pres-
sans commandaient son départ. A tous les conseils, à toutes les
l'enfance a paris. Zj3
questions, elle se bornait à répondre en pleurant qu'elle voulait re-
tourner at home. De guerre lasse, on dut appeler un cocher aux
soins duquel on la recommanda; elle monta en chancelant dans la
voiture, qui s'éloigna au grand trot. Qu'est-elle devenue? Je serais
étonné si à peine arrivée à ce home qu'elle désirait tant revoir,
elle n'avait pas dû se coucher pour mourir, et si elle ne dormait
pas aujourd'hui dans la fosse commune d'un de ces lugubres cime-
tières qui sont , à Londres comme ailleurs, le plus sûr asile des
malheureux.
Comment sont aménagées les infirmeries de ces ivorkhouses, et
quels soins y reçoivent les malades? Pour répondre avec exactitude
à cette question, il faudrait en quelque sorte les décrire une à une,
car elles sont loin de présenter, au point de vue de la distribution
intérieure des salles et au point de vue de la composition du per-
sonnel, l'organisation sensiblement uniforme des hôpitaux. En 1866,
une enquête fut ouverte sur l'état de ces infirmeries par le bureau
du gouvernement local [local government hoard) et les résultats de
cette enquête ont été consignés dans un rapport peu flatteur qui a
été distribué au parlement; mais c'est précisément depuis cette en-
quête qu'une inspection plus sévère a été exercée sur les infirme-
ries des iTorkhouses^ et que la reconstruction d'un grand nombre
de ces infirmeries a été décidée. Il ne serait donc pas juste de ju-
ger de leur état présent par certains détails que l'enquête a révé-
lés : femmes couchées deux par deux , enfans quatre par quatre
dans un même lit; cuvettes remplacées par des vases ayant une
toute autre destination, etc.. Pour donner une idée de l'organisa-
tion actuelle de ces infirmeries, je crois préférable d'en décrire
deux : celle qu'on peut considérer comme la mieux organisée de
Londres, et celle qui peut passer pour un spécimen des plus défec-
tueuses. On aura ainsi une idée assez exacte de l'état un peu in-
cohérent de ces établissemens à Londres.
L'infirmerie de Chelsea est une des" plus nouvellement con-
struites; elle est indépendante comme bâtiment et comme adminis-
tration du workhouse de cette paroisse populeuse avec lequel elle
com'munique par un passage souterrain. Cette infirmerie se compose
d'un long bâtiment rectangulaire, construit en briques, auquel se
rattache un petit pavillon séparé, afl'ecté aux femmes atteintes de
maladies contagieuses. Au centre du bâtiment se trouvent les appar-
temens des employés, médecins, gardes-malades, etc.. Les ailes
sont formées par quatre grandes salles, dont deux au rez-de-chaus-
sée et deux au premier, qui tiennent toute la largeur de l'hôpital et
qui sont éclairées des deux côtés par d'assez larges fenêtres. Ces
quatre salles contiennent environ 250 lits, presque toujours rem-
plis. Tout à fait à l'extrémité, une cloison vitrée établit une sorte
ZiZl REVUE DES DEUX MONDES.
de salle de convalescence pour les malades qui peuvent se lever.
Les lits, beaucoup plus étroits que nos lits d'hôpital, sont assez
serrés les uns contre les autres. Il n'y a cependant aucune odeur,
grâce au procédé énergique de ventilation qui est usité en Angle-
terre, et qui consiste à tenir ouverte pendant presque toute la jour-
née la partie supérieure des fenêtres. En somme l'installation, très
simple, comme on le voit, de cette infirmerie, sans présenter aucune
particularité digne d'éloges, ne prête pas non plus à la critique.
Le côté faible, c'est l'insuffisance du personnel. L'infn-merie n'a
qu'un unique médecin, qui est en même temps chirurgien, direc-
teur et économe. C'est en effet un principe dans l'administration de
ces établissemens de ne pas séparer, comme en France, la partie
administrative de la partie médicale, et de concentrer toute l'auto-
rité en même temps que toute la responsabilité entre les mêmes
mains. On comprend que ce médecin -chirurgien -économe, aux
prises avec ses deux cent cinquante malades, soit littéralement
accablé sous le poids de sa besogne. Lorsque j'ai visité l'infirmerie
de Chelsea il était environ quatre heures du soir. C'est à peine si le
médecin, qui est cependant un jeune homme plein d'activité et
d'entrain, avait terminé sa visite quotidienne. Il est vrai que parmi
ses malades il compte un très grand nombre de chroniques. Mais
si les chroniques ont moins fréquemment besoin des secours du
médecin, ils sont, non moins fréquemment que les malades atteints
d'affections aiguës, obligés d'invoquer l'assistance de leurs gardes-
malades. Or le personnel des gardes-malades est aussi insuffisant
que le personnel médical. 11 n'y a pour toute l'infirmerie que cinq
■nurses (c'est le nom qu'on leur donne), dont quatre pour le jour et
une pour la nuit. Chaque nurse a donc pendant le jour la charge
d'une salle d'environ soixante malades, et, non moins que le méde-
cin, elle est dans l'impossibilité d'accomplir sa tâche d'une façon
satisfaisante. On va voir cependant que sous le rapport du per-
sonnel, aussi bien que sous le rapport de l'installation, l'infirme-
rie de Chelsea est une des plus favorisées de Londres.
L'infirmerie de V Union d'IIolborn est située dans Gray's Inn Lane,
c'est-à-dire dans un des quartiers les plus populeux de Londres.
C'est un ancien bâtiment qui n'avait pas été primitivement disposé
pour cet usage et dont les cours sont privées d'air et de lumière.
Cette infirmerie est moins exclusivement consacrée aux malades
proprement dits que celle de Chelsea; elle contient en plus grand
nombre des infirmes et des imbéciles (1). Aussi la maison est-elle
bondée depuis le rez-de-chaussée jusqu'aux combles. Elle abrite
(1) D'après l'enquête de 1866, la proportion dos maladies chroniques, par rapport
aux maladies aiguës, serait environ de moitié.
L ENFANCE A PARIS. /l5
près de 500 malades de toute nature, répartis en vingt-six salles
d'inégale grandeur, auxquelles on arrive par un véritable dédale
d'escaliers et de corridors. De ces vingt-six salles, il n'y en a pas
une seule dont l'installation ne soit défectueuse et qui ne contienne
un plus grand nombre de lits que ne le permettent les règles de
l'hygiène la plus élémentaire. Ces lits sont bas, étroits, serrés les uns
contre les autres, séparés en deux rangées entre lesquelles subsiste
à peine l'espace d'un étroit passage. Les salles sont insuffisamment
éclairées par d'étroites fenêtres, et, lorsque le jour baisse, il y a des
recoins tellement obscurs qu'on pourrait les croire inoccupés, si un
gémissement ou une toux déchirante ne venait vous révéler l'exis-
tence d'un être humain. Ces salles servent aussi de lieu de réunion
aux convalescens et aux infirmes qui ne sont point obligés de gar-
der le lit. Ils se rassemblent près de la cheminée et causent plus ou
moins bruyamment, sans égard aux souffrances de ceux qui les en-
tourent. Lorsque j'ai visité l'infirmerie de Gray's Inn, près d'un
groupe ainsi réuni, un homme, un vieillard, se mourait. Assis sur
son séant, il appuyait sa poitrine contre une table grossière qu'on
avait approchée de son lit, et, la tête cachée entre ses mains, il
tirait péniblement du fond de ses entrailles une respiration entre-
coupée. Les convulsions de son râle n'interrompaient pas la conver-
sation de ses compagnons de salle, qui, assis devant la cheminée,
presque auprès de son lit, tournaient de temps en temps la tête pour
jeter sur lui un regard de curiosité insouciante. Certes l'aspect de
la mort, et surtout de la mort à l'hôpital, n'est jamais gai; mais je
n'ai rien vu de plus triste que le spectacle de cette agonie en pu-
blic. Je ne pouvais m'empêcher de regretter pour ce malheureux
les rideaux de notre lit d'hôpital, qui permettent au mourant d'as-
surer au moins la solitude de sa dernière heure, et ces emblèmes
de la foi chrétienne adossés à la muraille vers lesquels il n'a qu'à
tourner ses regards pour soulager par l'espérance les angoisses de
sa pensée. Certes les petits autels que la dévotion de nos sœurs
enjolive de statuettes et de fleurs en papier ne sont pas l'expres-
sion la plus élevée de la religion, et j'aimerais mieux qu'on mît tout
simplement sous les yeux des malades l'image du Dieu crucifié;
mais rien n'est plus triste que ces murailles froides et nues djss
hôpitaux anglais, qui dans les infirmeries des ivorkhouscs suintent
en quelque sorte la misère et n'entretiennent les nouveau-venus
que des souffrances de ceux qui les ont précédés, sans y joindre
une pensée de consolation et d'espérance.
J'ai parlé tout à l'heure de l'insuffisance du personnel à l'infir-
merie de Chelsea. Que dire à ce point de vue de l'infirmerie de
Gray's Inn? Pour ces 500 malades, il n'y a qu'un médecin; encore ne
réside-t-il pas dans l'infirmerie, où il ne vient faire qu'une visite
46 REVUE DES DEUX MONDES.
quotidienne. Il n'y a que trois gardes-raalacles en titre; les autres
sont elles-mêmes des pensionnaires du ivorkhouse qu'on emploie
au soin des malades. Ce système des pauper nurses, — c'est le nom
générique qu'on leur donne, — n'est pas au reste particulier à l'in-
firmerie de Gray's Inn, et nous verrons tout à l'heure quelles objec-
tions générales il soulève; mais il n'y a même pas une jmuper nurse
par salle, et avec un personnel aussi restreint» il est de toute impos-
sibilité que les malades atteints d'affections aiguës ou chroniques
reçoivent les soins qui leur sont nécessaires. L'infirmerie de V Union
d Holhorn est au reste une de celles dont la reconstruction est dé-
cidée en principe. On ne peut donc en quelque sorte la citer que
comme un spécimen du passé; mais il y a quelques années, rien
ne distinguait cette infirmerie des autres institutions du même
genre. La grande enquête de 1866 n'a jeté aucun blâme par-
ticulier sur son installation. Le rapport ne reproche aux salles
que d'être mal éclairées, basses et pas assez spacieuses. « Mais,
ajoute l'enquête, les cours sont ornées de fleurs, et les murailles
agréablement colorées. » Les fleurs ont disparu, et j'affirme que la
couleur des murailles a singulièrement changé. Ce qui a surtout
changé, ce sont les appréciations de nos voisins eux-mêmes, beau-
coup plus sévères pour leurs propres défauts qu'ils ne l'étaient
autrefois, et une nouvelle enquête ne porterait assurément pas sur
l'infirmerie de Grays' Inn un jugement mpijis sévère que le mien.
II.
Cet exposé sommaire des procédés de l'assistance médicale et
hospitalière à Londres était nécessaire pour l'intelligence des me-
sures qui, dans cette organisation, concernent en particulier les en-
fans. Pendant longtemps en effet il n'y a pas eu à Londres d'hôpi-
taux spéciaux pour les enfans, et ils étaient reçus dans les hôpitaux
d'adultes. Ils sont admis encore aujourd'hui sur la présentation
de leurs parens dans les hôpitaux dont l'entrée est libre, par lettre
de recommandation dans les hôpitaux fondés par souscriptions vo-
lontaires. Parfois on les réuuit dans un même local, mais le plus
généralement ils sont mêlés avec les adultes. Sans doute ils sont
l'objet de soins particuliers de la part des illustres praticiens qui
desservent les hôpitaux de Londi*es et des gardes-malades en chef
qui les assistent; il n'en est pas moins vrai que l'œil a peine à s'ac-
coutumer à voir ces pauvres petits êtres perdus en quelque sorte
dans ces vastes salles, disparaissant presque dans des lits trop grands
pour eux, ou, lorsque la maladie commence à se relâcher, assis so-
litaires dans quelque coin. Il semble que cette séparation des cora-
l'enfance a paris. 47
pagnons de leur âge doive augmenter pour ces enfans les tristesses
de la maladie, et leur faire sentir plus durement leur misère.
On éprouve plus vivement encore cette impression pénible lors-
qu'on rencontre un enfant dans une des salles de l'infirmerie
d'un norkhoiise. Cette promiscuité présente même au point de vue
moral de graves inconvéniens. Trop souvent cette population des
malades du ivorkhousc se recrute parmi des hommes dont le vaga-
bondage et le gin ont ruiné la santé. Il est à craindre qu'un petit
garçon de dix ou douze ans, devenu leur compagnon de jour et de
nuit, avec une surveillance tout à fait insuffisante, ne soit pour eux
un objet de coupable amusement. Au reste, il faut dire que depuis
que les enfans orphelins et abandonnés, recueillis par les work-
houses, sont envoyés à la campagne, le nombre des enfans malades
reçus dans les infirmeries est tombé très bas. L'horreur profonde
que le ivorkhousc inspire avec juste raison à la population pauvre
y est sans doute pour beaucoup, et bien des mères qui ne savent à
qui s'adresser pour obtenir des lettres de recommandation pré-
fèrent (la mortalité considérable qui sévit sur les enfans dans cer-
tains quartiers de Londres est là pour en témoigner) garder chez
elles leurs enfans malades dans leurs taudis malsains que les con-
fier à l'infirmerie du ivorkhouse.
L'assistance médicale qui était donnée aux enfans dans les hôpi-
taux et les ivorkhouses était donc insuffisante. Le sentiment philan-
thropique de l'Angleterre l'a bien compris, et ces vingt dernières
années ont vu se multiplier le nombre des hôpitaux consacrés aux
enfans. Ainsi, tandis que dans des discussions récentes les partisans
de la suppression des hôpitaux d'enfans invoquaient, avec une con-
naissance incomplète des faits, l'exemple de l'Angleterre, l'Angle-
terre au contraire prenait modèle sur ce que no-us avons fait depuis
longtemps en France. Le premier hôpital d'enfans qui ait été ouvert
à Londres est the Royal Infinnary for Women and Childrcn, dont
l'origine remonte à 1816; mais cette institution n'a fonctionné
longtemps que comme un dispensaire où les enfans n'étaient admis
qu'au traitement externe. Ce n'est qu'à partir de 1856 qu'un legs
fait à l'hôpital a permis d'y établir des lits, où sont reçus également
les femmes et les enfans. Vient ensuite, par ordre de date, the
Samarilan free hospilal, qui reçoit aussi des femmes et des en-
fans au traitement externe, mais qui ne dispose que d'un très petit
nombre de lits. Cet hôpital possède aussi, comme loeaucoup d'autres
hôpitaux anglais, ce qu'on appelle un fonds samaritain, c'est-à-dire
un fonds destiné à pourvoir les malades à leur sortie de vêtemens,
d'appareils, et à leur donner un secours en argent; institution ex-
cellente qui complète heureusement, au point de -vue charitable,
l'œuvre de l'assistance médicale. L'hôpital de Vincent Square et the
AS REVUE DES DEUX MONDES.
Home for sick Children and dispensary for Women, situé à Syden-
ham, reçoivent également des femmes et des enfans. Bien que ces
hôpitaux n'admettent pas seulement des enfans en bas âge, ils pa-
raissent surtout destinés à satisfaire aux besoins auxquels répon-
dent dans nos hôpitaux les salles de crèche. Quant aux enfans plus
âgés, ils sont recueillis (sans parler des asiles pour les enfans idiots
ou incurables et des maisons de convalescence) dans sept hôpi-
taux spéciaux, qui tous à la vérité ne contiennent qu'un assez petit
nombre de lits, et, en réunissant leurs ressources, reçoivent à peine
par an un nombre d'enfans égal à celui qui est reçu dans nos deux
hôpitaux d'enfans (1). Tous ces hôpitaux ont été fondés par des
souscriptions volontaires, et les enfans n'y sont généralement reçus
que sur lettre de recommandation. Ne pouvant les décrire tous, je
choisirai le plus considérable et le mieux aménagé, celui de Great
Onnond sireet, pour y faire pénétrer le lecteur.
L'hôpital de Great Onnond street a été fondé en 1851. Il ne con-
tenait à cette époque que cinquante lits; mais, à une date récente,
il a été considérablement agrandi, et depuis qu'un nouveau bâti-
ment a été inauguré le 19 novembre 1875, il en contient cent
vingt-sept. Cet hôpital vit uniquement sur le produit de souscrip-
tions volontaires et de legs, qui sont très fréquens. Le rapport an-
nuel du comité de direction donne même aux annexes, suivant
une habitude très anglaise, le modèle d'une formule de legs à l'u-
sage des testateurs bienveillans, formule où rien n'est oublié, même
la mention de la dispense du paiement des droits; il ne manque
que le chiffre du legs. A la qualité de souscripteur est attaché le
droit de recommander des malades, soit pour le traitement externe,
soit pour le traitemei:t interne, et l'étendue de ce droit s'élève avec
le montant de la souscription : c'est assez dire que cet hôpital ne
(1) Voici, pour ceux que le détail de ces questions intéresse, l'indication exacte de
ces hôpitaux :
KOMS DES HOPITAUX.
Belgrave hospital for Cliildren (Cumber-
land Street)
East London hospital for Children (Ratcliff
Cross E.)
Evelina hospital (Southwark Bridge Road) .
Hospital for hip disoases in childhood
(Queen Square Blomsbury)
Hospital for sick Children (Great Ormond
Street)
North Eastern hospital for Children (Hack-
ney Road)
Victoria liospital for sick Children (Queen's
Road West-Chelsea)
Date de la
fondation.
Nombre d'enfacs
admis en 1875
Nombre
de lits.
au traitement
externe.
au
traitement
interne.
1SG6
1,040
132
»
1867
1869
9,015
22,000
384
56
1867
»
140
71
1851
12,721
519
127
1867
13,677
260
21
1866
17.551
248
54
l'enfance a paris. /|9
reçoit que des enfans privilégiés. Cependant les médecins t'ont fré-
quemment passer, de leur propre autorité, du traitement externe
au traitement interne les enfans dont le cas leur paraît intéressant;
mais la lettre de recommandation n'en est pas moins le mode d'en-
trée le plus fréquent. Aussi l'hôpital de Great Ormond street a-t-il
d'illustres patrons : d'abord la reine, qui a permis que chaque salle
du nouveau bâtiment reçût le nom d'une de ses filles; puis la
princesse de Galles et la princesse Christian. Le président et les
vice-présidens (fonctions tout à fait honoraires) sont le comte de
Shaftesbury, le comte de Granville, les archevêques de Cantorbéry
et de Londres. On voit tout de suite l'organisation en quelque sorte
aristocratique de cet hôpital, organisation qui, au reste, ne lui est
point particulière; car il est peu d'œuvres en Angleterre qui ne re-
cherchent le patronage des grands noms de l'aristocratie, sauf
(comme c'est ici le cas) à confier à un comité de management, plus
modestement composé, la direction effective des services. Le pro-
cédé réussit, car durant la seule année 1875, les souscriptions,
dons et legs, recueillis par l'hôpital de Great Ormond street, se
sont élevés à une somme totale de 18,1 Si livres 11 shillings, soit
environ Zi53,350 francs.
Ce revenu considérable sert non -seulement à pourvoir aux soins
des enfans admis à l'intérieur de l'hôpital, mais encore aux frais du
traitement externe très libéralement organisé : en eiïet les consul-
tations aussi bien que les remèdes eux-mêmes sont gratuits; ils
sont distribués, après la consultation , à la pharmacie de l'hôpi-
tal, ceux qui se présentent munis d'une ordonnance du médecin
n'ayant à fournir que les bouteilles et les bouchons. L'accès du
traitement externe n'est pas seulement ouvert aux malades munis
de lettres de recommandation; ceux qui se présentent sans lettres
sont admis à la consultation, mais pour une fois seulement. Pour
être admis à suivre un traitement régulier, il faut qu'ils obtiennent
une lettre revêtue de l'estampille de la Charity organisation So-
ciety, vaste société qui a été établie à Londres récemment pour
introduire un certain contrôle dans la distribution des aumônes
et pour prévenir l'exploitation des personnes charitables par des
escrocs. Cette société possède à Londres 37 bureaux, et chacun
de ces bureaux se charge de donner des renseignemens sur les
pauvres du district où il est installé. L'organisation de ce système
de contrôle ressemble beaucoup à celle de nos visiteurs de l'assis-
tance publique. C'est ainsi que par un long circuit nos voisins en
arrivent souvent à emprunter à notre administration ses procédés
de centralisation, tout en conservant, il est vrai, le zèle et l'activité
de la charité privée.
TOMB XX, — 1877, 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce double service du traitement externe et du traitement interne
exige un personnel nombreux : aussi comprend-il, outre 1 médecin
honoraire, 1 médecin en chef et 5 médecins assistans, 1 chirurgien
en chef et 3 chirurgiens assistans, dont 1 dentiste. Nous sommes
loin de ce médecin unique des infirmeries de ivorkhousc. Peut-être
même peut-on se demander s'il n'y a pas là un certain luxe de per-
sonnel, quand on compare le nombre des médecins avec celui des
lits. Les consultations du traitement externe ont lieu le matin. Quant
aux visites à l'intérieur de l'hôpital, elles se font dans l'après-midi,
suivant un usage général des hôpitaux anglais qui n'est pas sans
inconvéniens. Les heures qui suivent le repos de la nuit sont celles
où l'on juge le mieux de l'état des malades; mais les médecins
d'hôpitaux à Londres sont des médecins très courus, et peut-être
dans cette circonstance font-ils passer leur clientèle payante avant
leur clientèle gratuite.
Si maintenant nous pénétrons à l'intérieur de l'hôpital, si nous
visitons les cinq salles qui le composent, nous nous trouverons en
présence d'une installation assurément très supérieure à celle des
hôpitaux d'enfans que nous connaissons en France. Dans les salles
éclairées des deux côtés par de larges fenêtres, il n'y a aucune
odeur. La combinaison de la ventilation naturelle et de la ventila-
tion artificielle fait disparaître jusqu'à cette atmosphère un peu
lourde qu'on respire en général dans les salles d'hôpital les mieux
aérées. Les lits sont séparés les uns des autres par de larges inter-
valles ; de chaque salle dépendent une salle de bains et un cabinet
de toilette d'une propreté minutieuse. Si l'on pouvait se servir d'un
mot pareil lorsqu'il s'agit d'un hôpital, tout est confortable, et cer-
tainement ces beaux enfans anglais, dont la maladie parvient à peine
à pâlir les joues roses, doivent s'y trouver tout aussi bien que chez
eux, quoique la plupart paraissent appartenir à la classe à demi
aisée. Enfin on reconnaît les dispositions ingénieuses de la charité
privée à ceci : les murailles, au lieu d'être nues, sont ornées d'images
qui représentent les unes des sujets religieux, les autres des histoires
propres à amuser les enfans; sur chaque lit sont répandus des jouets,
et au milieu de la salle réservée aux plus grands s'élève un magni-
fique cheval à bascule qui sert à la fois à la récréation et à l'exer-
cice.
Au point de vue de la classification des maladies, les salles sont
divisées, comme chez nous, en salles de médecine et salles de chi-
rurgie; mais la séparation entre les chroniques et les aigus y est
inconnue. Je ne crois pas qu'il faille le regretter. Ce n'est pas au
reste la suppression de cette distinction assez artificielle qui consti-
tue la difl'érence la plus profonde entre les hôpitaux d'enfans à Lon-
l'enfance a paris. 51
dres et à Paris : c'est le système adopté pour les maladies conta-
gieuses. L'hôpital de Great Ormond street ne reçoit aucun enfant
atteint de petite vérole, de fièvre lyphoïde, de scarlatine ou même
de rougeole. Les enfans qui sont amenés à la consultation présen-
tant des symptômes de ces diverses maladies sont renvoyés à des
hôpitaux spéciaux, où ils sont immédiatement admis avec ou sans
lettres de recommandation. Ce n'est pas là au reste une règle spé-
ciale à l'hôpital de Great Ormond street, ni même aux hôpitaux
d'enfans; c'est l'application générale d'une mesure d'hygiène pu-
blique commune à tous les hôpitaux. Les Anglais ont poussé très
loin le système de la spécialisation des hôpitaux : outre les maisons
distinctes consacrées, comme chez nous, aux femmes en couche,
aux maladies de la peau, aux maladies contagieuses, ils ont ouvert
successivement des hôpitaux spéciaux plus ou moins considérables
pour les maladies de poitrine, de la gorge, pour la pierre, pour les
cancers, pour les ophthalraies, pour les fistules, pour la paralysie,
etc. Enfin il existe deux grands hôpitaux, the London Fever hospi-
tal, spécialement consacré aux malades atteints de fièvres conta-
gieuses, et the Small Poxkospital, destiné aux malades atteints de
la petite vérole. Dans ces deux hôpitaux, fondés par souscriptions
volontaires, les malades sont reçus ou gratuitement, avec une lettre
de recommandation des gouverneurs, ou moyennant paiement d'un
prix de journée par la paroisse à laquelle ils appartiennent. Mais,
comme ces deux hôpitaux, bien qu'assez vastes, ne suffisent pas
à recevoir le grand nombre de malades atteints de fièvres conta-
gieuses ou de petite vérole que contient la ville de Londres, il a
été nécessaire de construire des asiles métropolitains, deux pour
les fièvres et deux pour la petite vérole, dont les frais sont suppor-
tés par le fonds commun métropolitain des pauvres [metropolitan
common poor fund), et qui reçoivent principalement cette classe
de malades, ordinairement recueillis dans les infirmeries des ivork-
houses. Dans ces hôpitaux et dans ces asiies, oîi les autorités des
paroisses ont même le droit d'envoyer d'office les malades, les en-
fans sont reçus comme les adultes , et c'est là certainement un
moyen énergique d'empêcher les maladies contagieuses de se pro-
pager dans les hôpitaux d'enfans que de leur en fermer l'accès.
Il n'y auraii qu'à louer cette organisation, si, allant encore un peu
plus loin dans la voie où ils sont entrés, nos voisins créaient aussi
des hôpitaux spéciaux pour les enfans atteints de maladies conta-
gieuses.
Comme il faut toujours prévoir le cas où le médecin se serait
trompé dans son diagnostic en admettant un enfant, et celui où une
affection contagieuse viendrait tout à coup à se déclarer chez un ma-
lade déjà soigné depuis quelque temps à l'hôpital, toutes les pré-
52 REVUE DES DEUX MONDES.
cautions sont prises à Great Ormond street. Au troisième étage de
la maison sont installées des salles particulières ou des chambres
isolées destinées à ces cas exceptionnels ; l'une de ces salles est
consacrée aux enfans atteints de la coqueluche, les chambres aux
maladies proprement dites. Lorsque j'ai visité l'hôpital, la fièvre
scarlatine venait de se déclarer chez un enfant. Il avait été immé-
diatement transporté dans une de ces petites chambres, séparée du
corridor par une double porte. Une garde-malade, qui lui était spé-
cialement affectée, ne le quittait ni jour ni nuit, et ne soignait, par
crainte de propager la contagion, aucun autre enfant. Je ne pus
m'empêcher de penser à ce mélange de toutes les maladies, qui
est une si grande cause d'insalubrité pour nos hôpitaux en France,
et d'envier à l'Angleterre ce luxe et cette générosité des simples
particuliers, qui permettent d'opposer à l'insuflTisance de certains
établisse mens publics des modèles aussi accomplis de fondations
privées.
Ce qui constitue aussi une des grandes supériorités de l'hôpital de
Great Ormond street , c'est le personnel qui s'adonne au soin des
malades. Je ne parle pas seulement des médecins qui comptent
parmi les premiers de Londres, mais aussi des gardes-malades. Les
femmes qui remplissent ici les fonctions tenues dans nos hôpitaux
par les religieuses sont presque toutes des filles de médecins ou de
pasteurs qui se sont consacrées par dévoûment au soin des enfans,
sans autre rémunération que d'être logées et nourries à l'hôpital;
on leur donne le nom assez aristocratique de ladics, et elles sont
sous l'autorité d'une lady siqjer intendent. Les offices inférieurs
sont remplis par des femmes à gages qui, sous le nom générique
de seruhbers (Trotteuses), s'acquittent de fonctions analogues,
mais un peu inférieures cependant, à celles de nos infirmières.
Puisque je suis amené à parler de cette question du personnel
des gardes-malades dans les hôpitaux anglais, peut-être trouvera-
t-on un certain intérêt dans quelques renseignemens sommaires
sur la composition et le mode de recrutement de ce personnel. Ce
qu'il était il y a vingt ans, nous pouvons le demander aux docu-
mens officiels anglais : ils nous répondront qu'à cette époque les
femmes qui embrassaient la fonction de gardes-malades dans les
hôpitaux étaient généralement « trop vieilles, trop faibles, trop
ivrognes, trop sales, trop bêtes ou trop méchantes pour être capa-
bles de rien faire d'autre. » C'est à la personne qui a porté ce juge-
ment sévère et dont le nom est bien connu en France, c'est à miss
Florence Nightingale que revient l'honneur d'avoir entrepris la ré-
forme de ce personnel. Le vrai titre de gloire de miss Nightingale
n'est pas d'avoir fait avec un peu trop de bruit à l'époque de la
guerre de Crimée ce que d'humbles sœurs de Saint-Yincent-de-Paul
l'enfance a paris. 53
faisaient depuis longtemps, ce qu'à l'époque du siège de Paris a
fait silencieusement pour des blessés qui n'étaient pas ses compa-
triotes une jeune femme, une Genevoise, dont la mémoire mérite
de vivre dans tous les cœurs français, M"'' Hélène Vernet; c'est d'a-
voir eu le courage de proclamer l'infériorité de son propre pays sur
un point capital de l'organisaiion hospitalière et d'avoir adressé à
l'opinion publique un appel qui n'est pas demeuré stérile. Sur le
produit des sommes versées entre ses mains et réunies sous le nom
de fonds Mglitingale, on a pu établir à l'hôpital Saint-Thomas une
école pour l'éducation professionnelle des gardes-malades. Des mé-
decins éminens ne dédaignent pas d'adresser aux élèves de cette
école des cours où ils leur inculquent, avec des préceptes d'hygiène
et de médecine pratique, quelques notions élémentaires de chimie
et de physiologie. C'est là une institution excellente que nous au-
rions grand avantage à emprunter à nos voisins. 11 serait facile
d'établir dans nos hôpitaux des cours semblables qui seraient sui-
vis par les sœurs de l'hôpital et auxquels les communautés reli-
gieuses auraient le droit d'envoyer des élèves. On hausserait ainsi le
niveau des connaissances théoriques chez le personnel si dévoué des
hôpitaux, et nos sœurs n'auraient rien à envier sous ce rapport aux
élèves de l'école de Saint-Thomas. Les élèves de cette école aux-
quelles on délivre une sorte de brevet sont ensuite réparties entre les
principaux hôpitaux non-seulement de Londres, mais du royaume-
uni, où, sous le nom de head-nurses ou de sisters (sans que ce nom
implique aucun caractère religieux), on leur confie la direction et la
responsabilité d'une salle. Elles sont assistées pour la portion mé-
dicale du service par des nurses qu'elles forment à leur tour et par
des scriihbers qui font le gros ouvrage. Cette fondation a donné
d'assez bons résultats pour que d'autres institutions se soient éta-
blies ou transformées d'après ce modèle : c'est ainsi que the British
nursing Association, qui compte 60 membres, et the Bible Women
Association envoient leurs élèves, la première au Royal frce hos~
pital, la seconde à l'hôpital de Guy, et à celui de Oueen Charlotte.
Une association importante qui vient de se former sous le nom de
Metropolitan and national nursing Association et qui se propose
d'entreprendre le soin des pauvres à domicile envoie ses élèves à
l'hôpital de Westminster. On en pourrait encore citer d'autres, et il
est juste de reconnaître que le personnel des gardes-malades dans
les hôpitaux a fait depuis quelques années en Angleterre de sérieux
progrès.
Ces progrès tiennent encore à une autre cause : à la fondation,
au sein de l'église anglicane, de véritables congrégations religieuses
qui s'adonnent aux soins des malades. C'est un fait curieux à noter
dans l'état moral de l'Europe, que, tandis que les communautés re-
54 REVUE DES DEUX MONDES.
ligieuses sont l'objet d'attaques ardentes dans les pays catholiques,
elles tendent au contraire à se développer et à se fortifier dans
les pays protestans. Il y a longtemps qu'en Allemagne on emploie
les diaconesses de Kaisersvverth dans le service hospitalier; mais,
pour ne pas sortir de l'Angleterre, de véritables communautés re-
ligieuses y ont été fondées dans ces derniers temps. Sans parler
des diaconesses du diocèse de Londres [London Biocesan Deacones
Instiluiioji) et des diaconesses de Mildmay Ilouse, dont l'institu-
tion à un caractère moitié religieux, moitié laïque, la communauté
de Saint John House, qui compte 115 sœurs, soigne les malades
des deux hôpitaux de King' s- Collège et de Charing-Cross. Les
sœurs de Saint John Housc ont une règle plus stricte que celle des
diaconesses, moins stricte que celles des sœurs à' AU Saints, de
Saint Peter, de Saint Saviour, qui soignent également les malades
soit dans leurs propres hôpitaux, soit dans les hôpitaux généraux
de Londres. Ces communautés se rapprochent plus ou moins des
communautés catholiques par leurs statuts, par leur costume et
même par certaines pratiques religieuses; toutefois il règne sur
leur organisation intérieure, sur la nature et l'étendue des engage-
mens que les sœurs prennent, un certain mystère dont il n'est pas
aisé de soulever le voile. Ces communautés ne sont pas vues en
effet de très bon œil par tout le monde. Si on est d'accord pour
rendre hommage au bien qu'elles font, on fait des réserves « sur
leur caractère ecclésiastique. » On les accuse de prononcer en
secret les trois vœux catholiques : obéissance, pauvreté, chasteté.
Tout récemment une personne distinguée qui s'est beaucoup occu-
pée des questions relatives à l'assistance publique, miss Stephens,
a écrit un livre tout exprès pour se prononcer contre ces coagréga-
tions. Après avoir contesté qu'elles remplissent mieux leur tâche
que des associations laïques, elle s'efforce de les enfermer dans ce
dilemme : ou bien vous vous conformerez exactement au modèle
que vous offrent les communautés catholiques et alors vous serez
inconséquens {inconsistens) avec les principes de votre foi reli-
gieuse , ou bien vous vous écarterez de ce modèle et alors vous
ferez moins bien. On voit que l'existence de ces communautés sou-
lève une question théologique aussi bien qu'une question d'assi-
stance, et que leur avenir dépend en partie du dénoûment de la
crise que traverse en ce moment l'église anglicane. Mais, à ce
double point de vue, il y a là un fait assez intéressant pour que j'aie
cru devoir le signaler en passant.
Si depuis vingt ans le personnel des gardes-malades s'est consi-
dérablement amélioré dans les hôpitaux de Londres, il n'en est pas
de même dans les infirmeries des irorkhonses : le nombre de celles
qu'on appelle des irained nurses, c'est-à-dire qui ont reçu une cer-
l'enfance a paris. 55
taine instruction professionnelle, est extrêmement restreint. Là où
quelques-unes d'entre elles sont employées, elles sont obligées
d'appeler à leur aide, non-seulement pour les décharger du gros
ouvrage, mais pour les aider dans les soins médicaux, ces pmqocr
imrsfs dont j'ai déjà parlé. On appelle ainsi des femmes valides
qui ont été admises au workhousc, les unes pour une raison, les au-
tres pour une autre, et qu'on y conserve indéfiniment à la condi-
tion qu'elles s'occupent gratuitement du soin des malades. Deman-
dons à miss Nightingale ce qu'il faut penser de ces pauper îuirses.
Elle nous demandera à son tour « s'il est probable qu'on trouvera
des femmes propres à remplir un emploi qui demande avant tout la
sobriété, l'honnêteté, l'ordre, la propreté, une bonne réputation et
une bonne santé parmi des femmes qui n'ont été admises au ivork-
hoïise que parce qu'elles n'étaient les unes ou les autres ni sobres,
ni honnêtes, ni ordonnées, ni propres, ni de bonne réputation, ni
de bonne santé. » En admettant même une certaine exagération
dans ce jugement rigoureux, il est certain que ce personnel offre
bien peu de garanties, surtout lorsqu'au lieu d'être sous la surveil-
lance d'une garde-malade en chef instruite et expérimentée, il ne
se trouve, ainsi qu'il arrive souvent, que sous la surveillance de
la matrone du ivorkhouse. Celle-ci est parfois une femme de devoir
et de conscience ; parfois aussi c'est tout simplement la femme du
maître du ivorkhouse, et elle ne remplit ces fonctions que par acci-
dent. On pourrait presque dire qu'un coup d'œil jeté sur la toilette
de la matrone du ivorkhouse suffit pour juger à laquelle de ces deux
catégories elle appartient. Si l'on en rencontre dont les vêtemens
simples et décens conviennent à la tristesse du lieu, il en est d'au-
tres que nos yeux français, accoutumés à l'austère propreté des
sœurs, voient avec peine étaler au milieu de ces misères le con-
traste d'une robe de soie défraîchie et d'un chapeau à l'avant-der-
nière mode.
En résumé, si j'avais à mettre en relief le trait distinctif de l'or-
ganisation de l'assistance médicale à Londres (et l'on pourrait
ajouter en Angleterre), je dirais que ce trait distinctif est l'inégalité;
tant il est vrai que les institutions charitables d'un peuple ne sont
que le reflet de ses institutions sociales et politiques. Pour les pau-
vres recommandés, toutes les ressources de la science et tous les
ingénieux raffinemens de la charité privée; pour les pauvres incon-
nus, l'insuffisance et la rudesse de la charité publique. Dans le dé-
tail, cette organisation peut paraître sur certains points supérieure,
sur d'autres, inférieure à la nôtre. Quant à décider s'il se fait dans
une ville ou dans l'autre une plus grande somme de bien, c'est un
point qu'il est à la fois difficile et superflu de trancher. A quoi bon
en effet ces comparaisons oiseuses et dont le résultat, même s'il
56 REVUE DES DEUX MONDES.
nous était favorable, n'aurait jamais rien de définitif? N'oublions
pas que nos voisins sont un peuple de progrès, perpétuellement
occupé à se juger lui-même, et que si nous nous endormions dans
la pensée d'une supériorité acquise sur certains points, nous ris-
querions fort au réveil de nous trouver dépassés.
TH.
Revenons maintenant à notre sujet, c'est-à-dire aux enfans de
Paris, et occupons-nous d'abord de? convalescens. 11 n'existe à Paris
même que deux asiles qui leur soient ouverts, l'un pour les gar-
çons, l'autre pour les fdles, et ce sont deux asiles fondés par la cha-
rité privée. La maison de convalescence des garçons est située au
n° 67 de la rue de Sèvres. Cette maison est aujourd'hui exclusive-
ment entretenue aux frais de trois hommes qui me sauraient mau-
vais gré de trahir ici le secret de leur bienfaisance. Leur œuvre est
en effet moins connue que leurs noms, et, par sa modestie même,
elle n'en mérite que plus d'intérêt. Cette œuvre avait à l'origine un
caractère d'assistance à la fois médicale et religieuse. Ses fonda-
teurs allaient eux-mêmes recruter dans les hôpitaux des petits ma-
lades pour les amener à leur maison de convalescence. Ils les choi-
sissaient de préférence parmi les plus abandonnés, les plus ignorans,
et après les avoir gardés assez longtemps pour leur donner quelques
élémens d'instruction scolaire et religieuse, ils continuaient à les
rassembler le dimanche par l'attrait d'un patronage. L'œuvre, en
s' agrandissant, a changé de forme. Le patronage s'est transformé
en une sorte d'asile-école pour les enfans vagabonds et abandonnés.
Quant à la maison de la convalescence, elle a continué de subsister;
mais les enfans y sont envoyés directement par l'administration de
l'assistance publique, qui paie à l'œuvre une somme de hO fr. pour
les garder pendant un mois. S'ils sont conservés passé ce délai, leur
entretien tombe exclusivement à la charge de l'œuvre. C'est ce qui
arrive fréquemm.ent lorsque ces enfans sont à l'âge de la première
communion et que leur famille présente peu de garanties. On les
garde alors jusqu'à l'accomplissement de cette cérémonie , qu'on
est parfois obligé de faire précéder de l'administration du baptême.
La maison, qui peut abriter en même temps 30 convalescens, n'en
reçoit guère par an plus de 250 ou 300. Le séjour qu'y font les en-
fans est très profitable à leur santé; mais il faut attribuer ce résultat
plutôt aux bons soins dont ils sont l'objet de la part des sœurs de
Saint -Vincent -de -Paul qu'à l'aménagement même des bâtimens.
Peut-être en effet l'emplacement de cette maison , qui est située
dans un quartier populeux, non loin des élégans magasins du Bon-
Marché, ne convient-il pas tout à fait à une œuvre de convalescence,
L ENFANCE A PARIS. 57
ni même à une école; mieux eût valu l'établir dans les faubourgs,
auprès des fortifications. L'acquisition de la maison, qui est un an-
cien hôtel aristocratique, serait revenue moins cher aux fondateurs,
et les enfans de la convalescence, comme ceux de l'asile, ne s'en
trouveraient que mieux.
C'est dans ces conditions qu'a été ouverte la maison de convales-
cence des filles, située rue Dombasle, impasse Sainte-Eugénie, à
l'extrémité de la rue de Yaugirard. Ces fau])0urgs de l'ouest de Paris
ont en effet un air de campagne qui les rend singulièrement propres
à recevoir des œuvres de charité. Lorsqu'on s'y promène au prin-
temps, on se croirait en plein champ au parfum des lilas et à la sen-
teur du terroir. La langue même du peuple se ressent de cet aspect
rural. Si vous demandez à un habitant du quartier où est située l'im-
passe Sainte-Eugénie, il vous répondra qu'elle se trouve « tout à fait
dans le haut du pays. » Le jour où j'ai visité cet établissement, on
célébrait la première communion à la paroisse de Yaugirard. Les
enfans sortaient de l'église, les rues étaient remplies de petites filles
en robes blanches, et de petits garçons avec un ruban au bras; les
habitans, debout sur le pas de leurs portes, les suivaient de l'œil
avec bienveillance, et l'on ne rencontrait partout que visages
épanouis. Presque vis-à-vis* de l'église, on aurait pu voir sur la
muraille les affiches du dernier candidat à ladéputalion dans l'arron-
dissement, qui avait été nommé à une majorité considérable. Ce-
lui-ci promettait naturellement à ses électeurs comme don de joyeux
avènement la séparation de l'église et de l'état, l'instruction laïque
et la suppression du budget des cultes. Je lisais cela, et je me pre-
nais à penser à ce caractère singulier du peuple de Paris, qui choi-
sit pour le réprésenter des adversaires passionnés des institutions
religieuses, qui en supporterait probablement avec impatience la
suppression, et qui, à tout prendre, vaut mieux que ceux auxquels
il prodigue ses suffrages.
L'œuvre de l'impasse Sainte-Eugénie n'a que peu d'importance
comme maison de convalescence ; elle ne reçoit guère que douze ou
quinze enfans à la fois. C'est aussi une œuvre de première commu-
nion et de refuge pour les jeunes filles délaissées. Les femmes qui
dirigent cette œuvre sont revêtues d'un costume laïque. Ne leur
demandez pas quel esprit les anime, sous quels statuts elles vivent,
comment elles pourvoient à leur recrutement ; elles vous répon-
draient d'une manière évasive. N'insistez pas ; vous les mettriez
dans l'alternative de manquer à la vérité ou de trahir le secret
d'un des plus beaux mystères de la charité, d'une œuvre qui se
cache afin d'engager de plus près la lutte avec le vice, et de pou-
voir lui ravir jusque dans ses bras les créatures qu'il a perdues et
qu'elles ne renoncent pas à lui disputer. La maison de l'impasse
58 REVUE DES DEUX MONDES.
Sainte-Eugénie dépend en partie comme administration d'une autre
maison située rue Notre-Dame-des- Champs, n° 19, qui est elle-
même une maison de convalescence pour les jeunes filles sortant
des hôpitaux d'adultes. Je n'ai donc point à m'en occuper ici, mais
ce serait demeurer incomplet que de ne pas mentionner l'exis-
tence de la maison de convalescence établie dans l'asile Sainte-
Hélène, à Épinay-sous-Sénart (Seine-et-Oise). Cette maison est con-
fiée aux sœurs de Saint-Vincent-de-Paul et placée sous le patronage
de M. le curé de la Madeleine.
Il n'y a point d'établissement public affecté aux enfans convales-
cens comme les asiles de Vincennes et du Yésinet pour les conva-
lescens adultes; mais cette destination est en partie remplie par les
trois hôpitaux que depuis un certain nombre d'années l'Assistance
publique possède à ia Roche-Guyon, à Forges- les-Bains et à Berck-
stu'-Mer. Cela est vrai surtout de l'établissement de la Roche-Guyon,
que son fondateur le comte Georges de la Rochefoucauld, fidèle aux
traditions philanthropiques de sa famille, avait élevé pour en faire
une maison de convalescence pour les enfans. Cette maison a été
léguée par le comte de la Rochefoucauld à l'Assistance publique,
qui a affecté 40 lits aux enfans scrofuleux et en a réservé 60, dont
en général 30 seulement sont occupés, pour les enfans convales-
cens. Cette maison est dirigée par les sœurs de Saint-Vincent-de-
Paul. L'établissement de Forges-les- Bains est, au point de vue ad-
ministratif, une annexe de l'hôpital des Enfans-Malades. Il a le
même directeur et il est confié à la même communauté de sœurs,
celle des dames de Saint-Thomas-de-Villeneuve. L'établissement
de Forges contient 100 lits, qui sont tous réservés aux enfans scro-
fuleux dont un tiers vient de Sainte-Eugénie, et les deux autres
tiers des Enfans-Malades. On n'y envoie que ceux dont l'état s'est
assez amélioré pendant leur séjour dans ces deux hôpitaux pour
qu'ils puissent profiter du grand air de la campagne et du trai-
tement des eaux de Forges. C'est un bel établissement dont la
création remonte à une dizaine d'années, mais qui pour l'impor-
tance et la perfection de l'installation le cède à l'hôpital de Berck-
sur-Mer, où nous nous arrêterons un instant.
La pensée d'appeler les malades indigens h profiter de ce puis-
sant agent de thérapeutique qu'on appelle l'air de la mer n'est pas
nouvelle dans le domaine de la charité publique. Il y a quelque
quatre-vingts ans qu'a été fondé au bord de la Manche l'hôpital
anglais de Margate, destiné aux malades scrofuleux et en particu-
lier aux enfans. Mais nous sommes si ignorans en France de ce qui
se passe à l'étranger que ce n'est pas, ainsi qu'on pourrait le croire,
l'exemple de nos voisins, c'est un fait d'expérience et on pourrait
presque dire de hasard qui a attiré l'attention de l'Assistance pu-
l'enfance a paris. 59
blique sur les bienfaits que les enfans malades pourraient recueil-
lir d'un traitement continu au bord de la mer. On sait (l) que les
enfans abandonnés sont confiés par l'Assistance publique à des fa-
milles de nourriciers qui les élèvent à la campagne. Les rapports
d'un des médecins inspecteurs de l'Assistance publique, le docteur
Perrochaud, avaient signalé l'amélioration qu'avaient éprouvée dans
leur santé certains pupilles de l'Assistance publique atteints de scro-
fules qui avaient été placés par elle sur le littoral du Pas-de-Calais,
entre autres dans la petite comumne de Groflliers. Bien que la si-
tuation de cette commune fût peu favorable et que son éloigne-
ment de la mer contraignît d'amener les enfans en brouette deux
fois par jour sur la plage, les bons effets de ce séjour se faisaient
immédiatement sentir chez les petits scrofuleux, et les premiers
symptômes de leur mal ne tardaient pas à disparaître. On résolut
de tenter l'expérience dans des conditions encore très modestes,
mais plus favorables. Sur la plage immense du petit hameau de
Berck vivait, dans une cabane solitaire, une femme, venue on ne
savait trop d'où, et à laquelle on n'avait jamais connu ni mari, ni
enfans, ni famille. Aussi l'appelait-on Marianne-toute-seule, Malgré
son isolement, Marianne n'était pas devenue sauvage; elle aimait
les enfans et s'employait volontiers à garder ceux des pêcheurs pen-
dant que les pères étaient au large et que les mères ramassaient
des crevettes sur la plage. Aussi l'idée vint- elle de la mettre à la
tète d'une sorte de pensionnat, composé d'une douzaine d' enfans
malades. L'expérience réussit tellement qu'on résolut de l'entre-
prendre sur un plus grand pied. Sur un relais de mer de 3 hectares,
acheté à l'état, l'administration de l'Assistance publique construisit
un hôpital provisoire en charpente à double cloison, auquel des en-
duits intérieurs au mortier de chaux, des couvertures en ardoise et
des peintures de bonne qualité donnèrent un confortable plus que
suffisant. L'hôpital, destiné à recevoir 100 enfans des deux sexes,
fut commencé en février 1861 et inauguré en juillet. La construction
avait demandé quatre mois et coûté, terrain et mobilier compris,
102,118 fi-ancs. Les résultais obtenus dans cet hôpital et relevés
dans le rapport d'un éminent praticien des hôpitaux de Paris, M. le
docteur Bergeron, furent tellement satisfaisans que six ans après
des ordres étaient donnés pour construire sur une beaucoup plus
grande échelle un hôpital définitif destiné à recevoir près de 600 en-
fans. En s'en tenant à ce procédé simple, économique, mais très
suffisamment solide de construction, on aurait pu pour une somme
de 500,000 à 600,000 francs suffire à toutes les exigences de l'in-
stallation nouvelle. Mais ces façons modestes ne conviennent pas à
(î) Voyez la Revm du l»"" octobre.
60 REVUE DES DEUX MONDES.
nos administrations, qui aiment à faire grand et surtout à faire
beau. L'administration de l'Assistance publique n'a pu résister au
désir d'élever à Berck un bâtiment qui est à la vérité un modèle de
construction hospitalière, mais qui a coûté déjà près de 3 millions,
sans compter les dépenses assez considérables qu'on a été obligé
de faire depuis pour en préserver l'existence compromise par les
déplacemens du rivage de la mer. Cet établissement est magni-
fique : construit tout en briques, avec perrons et appuis de fenêtres
en pierre de taille, il ressemble à s'y méprendre à ces grands hô-
tels qu'on construit en Angleterre au bord de la mer, et en parti-
culier au Piivillon-Hotel de Folkestone. Le plan en est très simple.
L'établissement a la forme d'une sorte de fer achevai. Les bâtimens
de droite et de gauche sont destinés à recevoir les garçons et les
filles; au premier étage sont les dortoirs, au rez-de-chaussée
les réfectoires et ateliers. Au fond du fer à cheval sont situés les
services généraux de l'hôpital, cuisine, buanderie, etc., et du côté
de la plage le fer à cheval est fermé par un bâtiment plus bas pour
ne pas faire obstacle à l'arrivée de l'air de mer. Les deux extré-
mités de ce bâtiment sont affectées aux logemens des employés
et religieuses. Au centre s'élève la chapelle, qui sert en été aux
baigneurs. Le bon aménagement intérieur répond à la disposition
judicieuse du plan. Signalons, comme détails d'installation bien en-
tendue, l'adoption du système des fenêtres anglaises dites familière-
ment à guillotine, qui permet d'aérer les salles par le haut, et la
création d'une vaste piscine où les enfans peuvent en hiver prendre
des bains de mer chauds.
D'après cette description sommaire, on voit tout de suite que, bien
que l'établissement de Berck porte le nom administratif d'hôpital,
l'installation en est fort différente de celle de Sainte-Eugénie et des
Enfans-Malades. C'est beaucoup moins un hôpital qu'un asile hy-
giénique où, tout en soignant la santé des enfans, on s'efforce de
les occuper, les filles à la couture, les garçons à diverses petites in-
dustries, et où on leur donne en même temps l'instruction primaire.
On n'y envoie des hôpitaux de Paris que des enfans suffisamment
valides pour n'être pas obligés de garder le lit habituellement, ce
qui est la condition indispensable pour profiter du traitement; le
plus de temps possible doit être en effet passé en plein air. On
mène les plus grands et les plus grandes en promenade le long des
dunes, on fait asseoir les plus petits aux belles heures de la journée
sur le bord de mer. Ils s'ébattent à leur aise, creusent des trous
dans le sable et poussent des cris de joie en voyant la vague qui
vient les remplir, tout comme ces jolis enfans brillans de vigueur et
de santé qu'on voit jouer sur la plage de Trouville. Il y a quelque
chose de consolant à penser que ces salutaires plaisirs sont com-
l'enfance a paris. 61
muns aux enfans de toutes les classes, et que ceux qui en ont le
plus besoin n'en sont pas les seuls déshérités.
L'hôpital de Berck se recrute, sur la proposition des médecins,
parmi les enfans qui sont admis dans les services aigus ou chro-
niques des hôpitaux d'enfans de Paris. Il reçoit en outre un certain
nombre de pupilles de l'Assistance publique qui viennent de l'hos-
pice des Enfans-Assistés. Enfin il ouvre également ses portes aux
enfans de la Seine et de Seine-et-Oise dont les parens sont en état
de payer une pension de 1 fr. 80 cent, par jour. L'hôpital de Berck
est porté sur les tableaux administratifs comme pouvant recevoir
600 lits, en y comprenant l'ancien hôpital qu'on a eu le bon esprit
de ne pas démolir, et qui peut parfaitement servir. Malheureuse-
ment cet ancien hôpital, qui servait d'infirmerie, ayant été évacué à
la suite d'une épidémie qui s'y était déclarée, on s'est demandé, avant
de l'occuper de nouveau, s'il ne convenait pas de lui donner quelque
destination particulière, en l'affectant soit aux enfans payans, soit
aux pupilles de l'Assistance publique. Lorsque j'ai visité au mois
d'octobre l'hôpital de Berck, la question était pendante depuis un
an ; depuis un an aussi l'hôpital était vide, et 100 lits demeuraient
inoccupés, tandis que des enfans soignés dans les hôpitaux de Paris
attendaient leur envoi à Berck, et que la liste des expectans s'allon-
geait à la porte de ces hôpitaux. Il serait à désirer qu'on évitât des
tâtonnemens aussi longs et des incertitudes aussi préjudiciables.
L'hôpital de Berck-sur-Mer a été confié aux sœurs du tiers ordre
de Saint-François, qu'on appelle plus communément les francis-
caines, dont la maison la plus voisine est à Calais. Cet ordre, ex-
trêmement ancien et qui a devancé de plusieurs siècles les sœurs
de Saint- Vincent-de-Paul dans le soin des malades, mérite une
mention particulière parmi les communautés religieuses que nous
avons déjà eu l'occasion de rencontrer. La communauté s'en tient à
l'ancienne défense de « recevoir à iceux services des malades au-
cune personne séculière, de quelque sexe ou condition qu'elle soit. »
Les franciscaines de l'hôpital de Berck suffisent à tous les travaux
depuis les plus relevés jusqu'aux plus grossiers. Aussi sont-elles au
nombre de 70; revêtues « d'un habit de drap vil » (ce sont les termes
de leurs statuts), la taille serrée par une corde à nœuds, la jambe
emprisonnée dans une serte de houseau en laine blanche qui s'ar-
rête à la cheville, et que portent également les femmes du pays, elles
ont les pieds nus dans des sandales ou des sabots. On a même eu de
la peine à leur faire accepter cet adoucissement contraire aux règles
primitives de leur ordre, et pendant longtemps elles se sont obs-
tinées à courir sans chaussures sur la dalle froide des couloirs. On
les rencontre partout, à l'école comme à la buanderie, à l'infirme-
rie comme au bûcher, ployant sous des tas de linge ou des fardeaux
62 REVUE DES DEUX MONDES.
de bois. La sœur qui dirige l'école des garçons paraît avoir été
choisie avec discernement parmi les plus vieilles et les plus laides
de l'établissement; elle conduit sans difficulté une classe de près de
100 enfans, dont quelques-uns ont plus de quinze ans, et apportent
sur les bancs de l'école l'expérience précoce du gamin de Paris. Cet
ordre paraît, à en juger d'après les apparences, se recruter surtout
dans les rangs un peu inférieurs de la société. Une certaine jovia-
lité un peu rude est la manière d'être caractéristique des sœurs;
mais si au point de vue de la distinction des manières elles ne va-
lent pas les dames de Saint- Thomas -de-Villeneuve ou même les
sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, elles ne le cèdent en revanche à
aucun autre ordre pour l'accompHssement de tous les devoirs de
leur tâche. C'est une grande sécurité pour le directeur de pouvoir
s'en remettre uniquement à elles et de n'avoir pas à surveiller ce
personnel toujours si douteux des infirmières. En résumé, l'établis-
sement de Berck est un établissement modèle qui ne laisse abso-
lument rien à désirer au point de vue des constructions et au point
de vue de l'organisation intérieure du service. On ne saurait regret-
ter qu'une chose : c'est la somme considérable qu'il a coiitée. Peut-
être aurait-on pu au prix d'un moindre sacrifice d'argent obtenir
des résultats thérapeutiques aussi satisfaisans et employer à l'amé-
lioration des hôpitaux de Paris une partie du capital considérable
qui a éié dépensé sur la plage de Berck. Ajoutons, pour être com-
plet, que la charité privée s'est inspirée des progrès réalisés par la
charité publique. Sur la plage de Berck s'élève un petit hôpital qui
contient aujourd'hui '2li lils et que les héritiers du baron Nathaniel
de Rothschild ont fait construire pour les enfans israélites atteints
de scrofules. Cet hôpital est destiné à s'agrandir encore et pourra
recevoir environ une cinquantaine d' enfans.
IV.
Les mesures d'assistance médicale prises en faveur des enfans ne
serjiient pas complètes si ceux-ci ne trouvaient d'asile que dans les
hôpitaux et dans les maisons de convalescence. Il y a en effet un
principe qui domine l'admission dans les hôpitaux et que le direc-
teur de l'Assistance publique rappelait encore dans une circulaire
du 28 juillet 185Zi, c'est que le malade soit atteint d'une affection
curable. L'application de ce principe a ses rigueurs. C'est ainsi
qu'on voit trop souvent de hialheureux phthisiques renvoyés d'hô-
pital en hôpital attendre dans la misère une mort certaine, mais
souvent lente à venir. Peut-être est-on moins rigoureux en ce qui
concerne les enfans. Dans les salles des chroniques ou dans les hô-
pitaux réservés aux scrofuleux comme Forges ou Berck, on pourrait
l'enfance a paris. 63
en trouver plus d'un, moins malade qu'infirme et conservé bien au-
delà du temps qu'on conserverait un malade ordinaire dans un hô-
pital d'adultes. 11 est vrai que pour les adultes atteints d'affections
non guérissables s'ouvre un asile spécial : l'hospice des Incurables,
tandis qu'aucun asile public d'incurables n'est affecté aux enfans.
Nous aurions donc à signaler ici une grave lacune si la charité
privée n'était venue la combler. 11 existe en effet au n" 223 de la
rue Lecourbe une des maisons les plus intéressantes que j'aie visi-
tées et dans laquelle, malgré sa tristesse, je demande à mes lec-
teurs la permission de les faire pénétrer un instant : c'est l'asile
pour les jeunes garçons incurables fondé par les frères de Saint-
Jean-de-Dieu.
L'asile de la rue Lecourbe a eu des débuts modestes comme tous
les établissemens dont la création est due uniquement à la cha-
rité privée, et il s'est élevé peu à peu au rang important qu'il oc-
cupe maintenant dans nos œuvres de bienfaisance par la force
cachée de l'ordre qui l'a fondé. J'ai parlé de l'intérêt qu'il y aurait
à tenter une étude sur le développement et l'esprit différent des
congrégations religieuses en France. Assurément l'ordre de Saint-
Jean-de-Dieu mériterait bien quelques pages dans cette étude. Voici
un ordre qui porte un nom illustre dans l'histoire du catholicisme.
Lorsqu'il était dans toute sa force et son éclat, il avait divisé le
monde chrétien en seize provinces et placé chacune de ces provinces
sous la direction d'un supérieur appelé provincial, sous l'autorité
duquel les différentes maisons situées dans les provinces étaient
placées. Le nombre des établissemens possédés par l'ordre de Saint-
Jean-de-Dieu s'élevait autrefois à près de 300. L'orage est venu;
les révolutions ont fermé et détruit un grand nombre de ces éta-
blissemens; l'ordre a perdu de sa force et de sa richesse, mais l'or-
ganisation ancienne subsiste toujours. Pour le supérieur-général
des frères de Saint-Jean-de-Dieu, qui réside à Rome, la France n'est
qu'une province. Le provincial réside à Lyon, et c'est sous son au-
torité que sont placés les huit autres établissemens que l'ordre pos-
sède en France. Cet ordre fait partout un bien immense; ici soignant
les malades, là recevant des mains de l'état ou des départemens des
aliénés qu'on lui confie, traitant par conséquent avec l'autorité pu-
blique, connu et apprécié par elle. Eh bien, cet ordre si puissant et
si bienfaisant ne vit en France, comme au reste presque toutes les
congrégations d'hommes, que d'une vie illégale et précaire. 11 n'est
pas reconnu; il ne peut pas posséder, et, pour assurer la trans-
mission de ses établissemens charitables, il est obligé d'avoir re-
cours au subterfuge d'une société civile constituée entre vingt de
ses membres choisis parmi les plus jeunes et les mieux portans. Ces
entraves ne l'empêchent pas de prospérer et d'étendre son action
64 REVUE DES DEUX MONDES.
bienfaisante. Je n'ai pu savoir le nombre des maisons que l'ordre
des frères de Saint-Jean-de-Dieu possède dans la chrétienté. Les
membres de l'ordre que j'ai interrogés ne le savaient pas eux-
mêmes. Souvent ils n'apprennent le nom et l'existence de quel-
qu'une de leurs maisons que par un pieux usage. Lorsqu'un frère
vient à mourir sous n'importe quels cieux, en Europe, en Amé-
rique, ou ailleurs, toutes les autres maisons de l'ordre en sont in-
formées dans le plus bref délai possible, et, aussitôt que la nouvelle
est reçue, la messe doit être dite, et la communauté tout entière
doit se mettre en prière pour le repos de l'âme du frère trépassé.
Le bâtiment où est situé aujourd'hui l'asile des jeunes garçons
incurables est un bâtiment entièrement neuf qui a remplacé la mo-
deste maison particulière où l'œuvre avait été d'abord installée.
Cette réédification aurait été tôt ou tard rendue nécessaire par l'ex-
tension qu'avait prise l'œuvre elle-même; mais ici c'est la néces-
sité qui a fait loi. On ne saurait s'imaginer tout ce que cette mal-
heureuse maison a souffert pendant les événemens de 1870 et de
1871. Située à quelques centaines de mètres des fortifications, sous
le feu des batteries de Ghâtillon et de Meudon, elle avait été expo-
sée pendant un mois au bombardement prussien. Force avait été
d'évacuer les bâtimens et de faire descendre les enfans dans les
caves. A peine la paix avait-elle été signée, à peine le supérieur
de la maison avait-il pu se rendre compte du dégât commis et son-
ger au moyen de le réparer, que l'insurrection de la commune écla-
tait. Le feu des batteries de Meudon, occupées cette fois par des
troupes françaises, s'ouvrait de nouveau, et force était de condam-
ner une seconde fois à une existence souterraine, dans l'atmo-
sphère humide d'une cave, tout ce personnel d'enfans infirmes et
souffreteux. Pendant ce temps, une ambulance était établie dans le
parloir de la maison, et les fédérés daignaient permettre, au prix
de quelques grossièretés et de quelques injures, que les frères soi-
gnassent leurs blessés. Enfin, lorsque la résistance de l'insurrection
paraissait à la veille d'expirer et que la communauté pouvait se
croire arrivée au bout de ses tribulations, l'explosion de la cartou-
cherie du quai de Javel lézardait la maison du haut en bas et la ren-
dait inhabitable. On pouvait craindre que l'œuvre, qui ne dispose
d'aucune ressource assurée, ne succombât sous le poids de tant d'é-
preuves et de tant de charges; mais il n'en fut rien, et aujourd'hui
un bâtiment plus grand, plus solide, mieux installé, s'élève à la
place de l'ancienne maison. Comment cela s'est-il fait? « La Provi-
dence est venue à notre aide, » vous répondent les frères, et dans
la bouche d'hommes qui ont passé par de pareilles angoisses, cette
réponse, on peut le penser, n'a rien de banal.
Tel qu'il est aujourd'hui installé , l'asile de la rue Lecourbe peut
LENFANCE A PARIS. 65
recevoir 200 enfans. II comprend trois divisions : les grands , les
petits et les infirmes. On s'étonnera peut-être de trouver cette der-
nière catégorie dans un asile où l'existence d'une infirmité, et d'une
infirmité incurable , est une condition sine qua non d'admission. Il
suffit de jeter un coup d'œil sur le personnel de l'établissement
pour voir que cette condition n'est pas de celles par-dessus les-
quelles on passe. Il est difficile d'imaginer une collection p^us
complète et plus triste de tous les désordres qui peuvent atteindre
le pauvre corps humain, sans compter que de ces infirmités les plus
cruelles et même les plus malsaines ne sont pas toujours les plus
apparentes; mais il y a cependant des degrés dans cette misère, et la
division de c-e qu'on appelle les infirmes se compose d'enfans qui
sont absolument hors d'état de prendre aucun soin d'eux-mêmes,
culs-de-jatte, paralytiques, etc., qu'il faut soigner, tourner et re-
tourner comme des enfans au maillot. Si la sévérité d'une règle
qui n'admet pas d'exception ne faisait obstacle au séjour sous le
même toit de frères et de religieuses , ces enfans seraient assuré-
ment mieux confiés à des soins de femmes , et les religieuses par-
viendraient peut-être à réaliser avec eux ces miracles de propreté
auxquels elles arrivent dans les hospices et dans les asiles d'aliénés
avec ceux qu'on appelle les gâteux.
La division des grands est celle qui donne le moins de mal. On
emploie ceux d'entre eux qui sont capables de travailler à deux
industries sédentaires qui exigent peu de dépense de forces, la
brosserie et la confection des habits. Il y a aussi une petite classe
d'aveugles reçus contrairement à la règle en attendant qu'ils puis-
sent être admis à l'institution des Jeunes-Aveugles, et auxquels un
professeur aveugle lui-même donne des leçons de musique et de
chant. Quant aux petits, sauf quelques élémens d'instruction pri-
maire qu'on s'efforce d'inculquer à leurs intelligences lentes et re-
belles , c'est surtout à améliorer leur santé qu'on s'emploie , en
combattant les progrès de leurs infirmités par la bonne nourriture
et l'exercice. C'est en effet une nécessité de combattre par le mou-
vement l'atrophie de leurs membres et l'aggravation de leurs infir-
mités. Le frère chargé de la division des petits, qui est un ancien
soldat, prend le mot d'exercice au sens militaire. Il leur apprend à
marcher au pas, les grands jours au son du tambour; c'est à la fois
merveille et pitié de voir l'amour-propre et l'ardeur fébrile que ces
pauvres petits êtres mettent à marquer la cadence et à faire résonner
les dalles de la cour, qui avec son pied-bot, qui avec sa jambe unique,
qui avec ses deux béquilles. Parfois, lorsque les enfans sont pris très
jeunes, leur santé parvient à peu près à se rétablir, et telle infirmité
qui paraissait incurable disparaît avec l'âge. Ce fut entre autres le
TOMB XX. — 1877. 5
66 REVUE DES DEUX MONDES,
cas d'un pauvre enfant qui avait été recueilli en bas âge, à la fois
comme orphelin et comme infirme. Peu à peu sa santé s'était réta-
blie, son infirmité avait disparu, et rien ne militait plus pour son
maintien à l'asile des jeunes garçons incurables, rien que l'abandon
complet où il se serait trouvé, si on l'avait mis dans la rue. Force
fut donc de le garder à la maison, où il devint un objet d'envie pour
ses camarades et un sujet d'orgueil pour les bons pères qui admi-
raient naïvement en lui le seul enfant sain de corps et libre de
membres qu'ils eussent élevé. L'infirme a quitté l'asile pour entrer
dans un régiment d'artillerie et n'a jamais cessé d'être en relations
avec ses parens d'adoption. C'est l'enfant des Incurables.
Les charges de la maison sont lourdes et sont destinées à s'ac-
croître encore. En effet, lorsque les enfans atteignent l'âge de vingt
et un ans, qui est celui de leur sortie réglementaire de la maison,
une question se présente, qui préoccupe singulièrement les frères.
Que vont-ils devenir? Quelques-uns sont repris par leur famille,
d'autres trouvent à se placer, d'autres, et c'est l'infiniment petit
nombre, entrent aux Incurables; mais que faire des autres, de ceux
qui n'ont pas de famille, qui ne sont pas en état de gagner leur vie,
et pour lesquels il n'y a pas de place aux Incurables? A moins de
se résigner à les voir mourir de faim à la porte de l'asile on est
bien obligé de les garder. Les pensionnaires adultes de l'asile ainsi
conservés sont déjà au nombre de douze, et ils deviendront de
plus en plus nombreux avec le temps. Il y a là pour les finances de
l'œuvre une lourde charge : aussi se demande-t-on sur quelles res-
sources elle peut vivre. Il ne faut guère compter sur la pension de
15 à 20 francs par mois qui, aux termes du règlement, est exigée
par tête d'enfant. Lorsque cette pension n'est pas payée par un
bienfaiteur étranger, il est rare que la famille s'en acquitte réguliè-
rement. Souvent même elle n'est pas exigée. En dehors des res-
sources générales de l'ordre, l'œuvre vit donc de dons, de legs , de
quêtes, c'est-à-dire du pain quotidien de la charité, dont la portion
est parfois un peu exiguë. Mentionnons enfin, non pour l'impor-
tance de la somme, mais pour la rareté du fait, une subvention du
conseil municipal de Paris. L'asile des jeunes garçons incurables
est le seul établissement dirigé par des congréganistes qui ait
échappé à l'hécatombe. Lorsque vint en discussion la question de
savoir si la subvention accordée jusque-là à cet établissement serait
retirée comme l'avaient été les autres, le conseiller municipal qui
représente le quartier eut le courage de dire qu'étant entré par ha-
sard dans cet établissement , il avait pu constater « que ces frères
faisaient vraiment beaucoup de bien. » Il est regrettable que MM. les
conseillers municipaux ne prennent pas plus souvent la peine de
D ENFANCE A PARIS. 07
visiter les établissemens situés dans les quartiers qu'ils représen-
tent. Chacun aurait pu rendre un pareil témoignage, et en mainte-
nant les subventions qu'il a rayées, le conseil municipal aurait fait
de ses fonds disponibles un emploi beaucoup plus judicieux qu'en
les attribuant à la soi-disant société de bienfaisance présidée par
M. Greppo.
Un asile pour les jeunes filles incurables a été également fondé à
INeuilIy, avenue du Roule n" 30, qui est, à quelque différence près,
le pendant de l'asile de la rue Lecourbe. Cet asile n'a pas eu les dé-
buts pénibles et difficiles de la maison des frères de Saint-Jean-de-
Dieu; il a été ouvert en 1853 sous le patronage efficace de M'""® la
princesse Mathilde et avec le concours de personnages éminens qui
en sont demeurés les protecteurs. Mais le véritable fondateur de
l'œuvre a été un homme de bien, M. l'abbé Moret, qui y avait con-
sacré sa vie et qui y est mort, lui-même âgé et infirme, il y a deux
ans. La maison, récemment construite à nouveau, est un bel éta-
blissement, très judicieusement aménagé, avec des dortoirs spa-
cieux, des ateliers bien aérés, communiquant entre eux par des
galeries extérieures qui donnent à la cour l'aspect d'un cloître. On
peut y recevoir 300 pensionnaires ; l'établissement n'en contient
aujourd'hui que 240. On admet des jeunes filles de six à vingt-deux
ans, quelques-unes moyennant pension, le plus grand nombre gra-
tuitement; mais il n'y a pas d'âge réglementaire de sortie, et les
pensionnaires une fois admises peuvent y demeurer le reste de
leur vie. Cette clause des statuts, que je n'entends pas critiquer,
limite à 20 ou 30 par année le nombre des admissions nouvelles et
aura pour résultat de transformer dans un temps donné le carac-
tère de la maison en en faisant plutôt un hospice d'adultes. Il est
vrai que ce personnel des infirmes se renouvelle vite et n'atteint
guère la vieillesse. On voit, assises dans des chaises roulantes, af-
faissées sur elles-mêmes, les cheveux gris, le visage flétri, des
femmes qui n'ont pas trente-cinq ans. Cependant , par une com-
pensation singulière, les maladies aiguës sont très rares dans cet
asile comme dans celui de la rue Lecourbe : l'infirmerie y est pres-
que vide. La maison, qui a été reconnue d'utilité publique, vit sur
le revenu de legs qu'elle a reçus et sur le produit du travail, qui se
compose d'articles de couture, d'ouvrages au crochet et de fleurs
artificielles livrées aux magasins de mode. La maison est tenue par
des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul et paraît sous une direction
intelligente.
Si larges que soient dans leurs admissions les deux maisons dont
je viens de parler, il y a cependant certaines catégories d'enfans
infirmes devant lesquelles leurs portes ne s'ouvrent point : ce sont
68 REVUE DES DEUX MONDES.
les sourds - muets , les aveugles, les épileptiques et les i.^iots. La
raison de cette exclusion, c'est qu'à Paris même ou dans les envi-
rons immédiats des maisons spéciales sont ouvertes aux enfans at-
teints de ces infirmités. Je n'aurais pas conduit jusqu'au bout la
triste nomenclature que j'ai entreprise de toutes les soufTrances phy-
siques auxquelles l'enfance est sujette et des remèdes qu'on oppose
à ces souffrances, si je ne disais un mot de chacun de ces établisse-
raens, en m'arrêtant de préférence à ceux qui sont les moins connus.
Je ne parlerai donc qu'en passant de la maison consacrée aux gar-
çons sourds-muets, qui s'élève au n" 2bli de la rue Saint-Jacques.
Cette maison a été, dans ce recueil même et à une date assez ré-
cente, l'objet d'une étude très détaillée de M. Maxime Du Camp, sur
laquelle il serait téméraire à moi de revenir. Je rappellerai seule-
ment que cette institution a été longtemps unique en Europe et que
c'est à l'abbé de l'Épée que revient la gloire de s'être occupé le pre-
mier de l'instruction des sourds-muets, « avec la solUcitude d'un
prêtre (pour employer ses belles paroles) qui, n'ayant éprouvé de-
puis soixante ans qu'il existe aucun des fléaux personnels auxquels
tous les enfans des hommes sont exposés, et craignant avec justice
de vivre trop à son aise en ce monde, cherche du moins à gagner le
ciel en tâchant d'y conduire les autres. » Nous avons d'autant plus
le droit de mettre ainsi en avant nos titres de gloire que dans cer-
tains pays voisins on semble systématiquement disposé à les ou-
blier. C'est ainsi que dans un congrès qui a été tenu à Dresde en
1875, et auquel assistaient IhQ sourds-muets et un certain nombre
de professeurs, il n'a été fait aucune mention ni de l'École de sourds-
muets de Paris ni de la méthode de l'abbé de l'Épée, et cela, bien
qu'une réaction sensible se soit produite depuis vingt ans en Alle-
magne en faveur de cette méthode, à laquelle on avait opposé long-
temps celle de Samuel Heinicke. On a fait plus et on a été chercher
en Amérique des spécimens de l'application de cette méthode dans
les écoles fondées par Laurent Clerc et sans dire que celui-ci était
un élève de l'abbé Sicard, élève lui-même de l'abbé de l'Épée.
L'École de la rue Saint- Jacques n'est pas ouverte seulement aux
enfans de Paris ; on y reçoit aussi des enfans de la province. Elle
a un caractère mixte d'établissement d'instruction et d'établisse-
ment de bienfaisance, et les élèves se divisent en pensionnaires,
demi-boursiers et boursiers, ces deux dernières catégories étant ce-
pendant beaucoup plus nombreuses que la première. Les industries
qu'on leur enseigne sont toutes des professions manuelles (sauf
celle du dessin), mais qui supposent cependant un degré assez déve-
loppé d'intelligence; ainsi la lithographie, la sculpture sur bois, etc.;
quant aux leçons qu'on leur donne, ce sont à peu près celles qu'ils
l'enfance a paris. 69
recevraient clans une bonne école primaire, sauf, bien entendu,
l'enseignement de la langue spéciale qu'ils parlent entre eux et
qu'on appelle la dactylologie. On a beaucoup discuté sur le degré
de développement que comportaient l'âme et l'esprit d'un sourd-
muet. Des criminalistes ont plaidé leur irresponsabilité au point de
vue légal. Des jurisconsultes ont soutenu la nullité de leurs actes.
Des théologiens du moyen âge leur ont contesté, au nom d'un texte
de l'Écriture judaïquen}ent interprété, la possibilité de sauver leur
âme. On est sans doute bien revenu de ces préjugés absurdes et
barbares; mais une visite à l'École des sourds-muets en dit plus
là-dessus que bien des raisonnemens. A l'exception de quelques
enfans chez lesquels la surdi-mutité congénitale n'est évidemment
que la résultante d'une infériorité physique générale, il n'y a pas de
différences très sensibles, au point de vue de l'aspect des physio-
nomies, entre les enfans de l'École des sourds-muets et ceux d'une
école primaire de campagne. J'ai été surtout frappé de la diffé-
rence qui existe entre la classe des plus grands, de ceux qui ont
déjà passé quelques années dans l'institution, et celle des plus
petits auxquels on apprend péniblement les premiers principes de
la dactylologie. La mine éveillée et suffisamment intelligente des
premiers, celle endormie et plutôt hébétée des seconds, montrent
bien la vérité de cette maxime de l'abbé de l'Épée, « que les
sourds-muets ne sont tels que parce qu'on ne cultive pas en eux
le trésor d'une âme créée à l'image de Dieu, mais renfermée dans
une obscure prison dont on n'ouvre ni la porte ni les fenêtres pour
lui laisser prendre l'essor, et se dégager de la matière qui l'appe-
santit. » Un fait assez mince dont j'ai été témoin aurait suffi d'ail-
leurs pour établir ma conviction. Voulant faire montre devant moi
des connaissances d'un enfant, on lui posa par écrit cette ques-
tion au tableau : « Qu'as-tu fait dimanche dernier? » Il répondit
par écrit également : « J'ai été voir iM. X. — Pourquoi? » Après
un moment d'hésitation l'enfant écrivit : « Parce que je l'aime
beaucoup. » Pour moi, qui ne suis ni théologien, ni criminaliste, je
n'en demande pas davantage : celui qui est capable d'aimer n'est-il
pas capable de tout comprendre?
L'assistance charitable des sourds-muets est complétée à Paris
par trois sociétés : la Société centrale d'éducation et d'assistance,
dont le siège est rue Saint-Jacques, à l'institution des Sourds-Muets
et qui n'est en quelque sorte qu'une annexe de cette institution; la
Société générale d'éducation, de patronage et d'assistance, fondée
par le docteur Blanchet, qui étend aussi sa protection aux enfans
aveugles; enlin la Société pour l'instruction des sourds-muets par
l'enseignement simultané des sourds-muets et des entendans par-
70 REVUE DES DEUX MONDES.
lans. Celte société favorise l'envoi des sourds-muets dans des écoles
spéciales qui sont fréquentées également par des enfans entendans
parlans. On enseigne aux sourds-muets admis dans ces écoles à
produire et à comprendre des sons par le simple mouvement des
lèvres. Cette méthode, qu'on appelle la méthode phonomimique,
et qui est mise en pratique par M. Auguste Grosselin, se rapproche
de celle dont Heinicke a été l'inventeur en Allemagne. Je dois
dire que l'efficacité en est vivement contestée par les partisans de
la méthode de l'abbé de l'Épée. Quant aux sourdes-muettes, de-
puis 1859 elles ne sont plus reçues à l'École de Paris, mais en-
voyées dans celle de Bordeaux qui dépend également du gouver-
nement. Aussi la charité a-t-elle ouvert pour les sourdes-muettes
du département de la Seine un asile qui est situé à Bourg-la-Reine
et confié aux religieuses de Notre-Dame-du-Calvaire. Un ouvroir
annexé au pensionnat permet de garder les sourdes-muettes sans
famille, et quelques-unes sont même admises comme religieuses
dans la communauté.
L'institution des Jeunes-Aveugles située sur le boulevard des In-
valides est peut-être encore plus connue que l'institution des
Sourds-Muets. Cette institution, qui reçoit des garçons et des filles,
a également le double caractère d'une institution d'enseignement et
d'un établissement de bienfaisance. Toutefois c'est ici l'enseigne-
ment qui paraît dominer, tandis qu'aux Sourds-Muets c'est la bien-
faisance. Aux Jeunes-Aveugles, le nombre des boursiers est beau-
coup moins considérable, et ceux-là même qui sont admis à la
faveur assez rare d'une bourse entière doivent verser avant d'en-
trer le prix de leur trousseau, ce qui exclut les véritables indigens.
La direction donnée à l'enseignement se ressent naturellement
de ces conditions d'entrée. On cherche à faire de tous les élèves des
joueurs d'orgue, ou sinon, des accordeurs de piano, professions
qu'on pourrait presque qualifier de professions de luxe. Ce n'est qu'à
défaut d'aptitudes qu'on fait de ces enfans des tourneurs, ou des
empailleurs de chaises. Il n'y a pas à critiquer cette tendance , mais
seulement peut-être à regretter que la charité publique ou privée
ne se soit pas inquiétée de la création d'un asile ou les conditions
d'admission seraient moins onéreuses, et où les parens à l'indi-
gence complète desquels vient s'ajouter le malheur d'avoir un en-
fant aveugle pourraient lui procurer le moyen d'apprendre une
profession usuelle. Quant à la maison elle-même, je m'arrêterai
d'autant moins à en parler que M. Maxime Du Camp en a fait ici
même une de ces descriptions auxquelles il n'y a rien à ajouter. Je
n'ai pu que vérifier la parfaite exactitude de ses observations et
entre autres constater comme lui chez les enfans aveugles l'exis-
l'enfance a paris. 71
tence de cette sorte de seconde vue de l'instinct qui supplée par-
fois à celle des yeux. J'en ai eu une preuve assez singulière. Deux
petites filles étaient à travailler seules pendant la récréation dans
une salle où j'entrais. L'une d'entre elles transcrivait une composi-
tion d'orthographe, l'autre copiait de la musique. La première fut
invitée à nous donner lecture de sa composition. C'était, il m'en
souvient, une description du boulevard et de ses boutiques; comme
la petite fille nous donnait lecture de cette description, sans hési-
tation, mais d'une voix traînante, et comme je l'écoutais un peu
distraitement tout en me demandant si c'était là un sujet très bien
choisi, je me pris à regarder sa compagne, gentille enfant, aux che-
veux blonds, aux traits délicats et qui aurait été jolie si des yeux
expressifs avaient animé son visage. Elle avait continué son travail
de copie; mais peu à peu et sans que j'eusse conscience d'avoir fait
un mouvement qui pût lui indiquer que mon attention s'était portée
sur elle, elle eut le sentiment que je la regardais; elle rougit légè-
rement, cessa de copier sa musique et leva la tête comme si elle
s'attendait à ce que je l'interrogeasse. J'avoue que je sentis expirer
sur mes lèvres ces paroles banales d'encouragement qu'on adresse
dans les écoles aux petites filles bien sages. Je ne sus que lui poser
amicalement la main sur l'épaule, pour lui montrer qu'elle ne
s'était pas trompée, et lui demander quel âge elle avait. Elle me
répondit : Seize ans. Seize ans !
Moins connue et non moins intéressante est la maison des sœurs
aveugles de Saint-Paul, située rue d'Enfer, n" 88. Cette maison est
établie sur un terrain qui a appartenu autrefois à Chateaubriand
et qui a été légué par lui à l'archevêché de Paris. L'ancien salon
de M""^ de Chateaubriand forme aujourd'hui une partie de la cha-
pelle, et la salle à manger a été transformée en sacristie. La
maison a un double but : recevoir des petites filles aveugles qui
appartiennent à des familles indigentes; donner aux jeunes filles
aveugles qui se sentiraient anim^ées de la vocation religieuse les
moyens de satisfaire cette vocation , en les admettant à prononcer
leurs vœux et à faire partie de la communauté. Cet ordre est
unique en France et peut-être au monde. C'est en effet une règle
générale des communautés religieuses de ne pas admettre dans
leur sein des novices ayant une infirmité incurable. Aussi l'ordre
a-t-il été fondé dans cette destination spéciale; bien que, sur les
52 sœurs dont il se compose, il n'y en ait que 18 qui soient pri-
vées de la vue, la communauté n'en porte pas moins le nom de
communauté des sœurs aveugles de Saint-Paul, pour mieux mar-
quer son but et mettre ainsi sur un pied d'égalité les aveugles
et les voyantes. Les sœurs aveugles sont de préférence employées
72 REVUE DES DEUX MONDES.
à l'enseignement des enfans. Elles y acquièrent une très grande
habileté. J'ai vu une jeune sœur qui est à la tête de l'imprimerie
décomposer un placard et rejeter les lettres une à une dans leur
casier respectif avec autant de précision et presque autant de rapi-
dité qu'un compositeur ordinaire. Les procédés d'instruction pour
l'écriture, la lecture, le calcul sont les mêmes que ceux employés
àl'instruction des jeunes aveugles. On y pousse cependant moins
loin l'étude de la musique, et on applique de préférence les enfans à
des travaux de confection et de couture dont la vente sert à couvrir
les frais de la maison. D'ailleurs les deux institutions n»e préparent
pas les enfans au même avenir. L'institution des Jeunes- Aveugles
rend ses élèves à la vie commune une fois leur instruction termi-
née, et doit les mettre en mesure d'y faire leur chemin. La maison
des sœurs de Saint-Paul offre au contraire aux enfans qu elle reçoit
un asile permanent où il en est bien peu qui ne restent pas, les
unes parce que leur famille ne se soucie guère de les reprendre, les
autres parce qu'elles préfèrent à une existence même passée dans
l'aisance la sécurité d'une demeure familière où elles se sentent da-
vantage chez elles. Aussi l'aspect de la maison des sœurs de Saint-
Paul a-t-il quelque chose de moins scolaire et de plus maternel que
celui de l'institution des Jeunes-Aveugles. 11 est touchant de voir
des petites bambines de cinq ans, qui, prévenues de l'entrée de la
supérieure dans leur salle de classe p-ar le moindre son de sa voix,
l'arrêtent au passage qui par le pan de sa robe, qui par son cha-
pelet, et se hissent sur leurs baAcs pour se jeter à son cou. On
seni qu'on n'est pas dans un pensionnat, mais dans une famille.
Cette famille se compose de plus de 50 enfants. Pour les unes,
ce sont leurs parens qui paient, au moins au début, une pension
qui est fixée à l\00 francs; pour d'autres, ce sont des personnes
charitables; d'autres enfin sont admises gratuitement. Le nombre
de celles-ci a naturellement un peu diminué depuis que le conseil
municipal a supprimé la subvention de 1,900 francs que la maison
touchait depuis sa fondation. Ce n'est là au reste qu'une petite tri-
bulation comparée à celles dont la maison a eu à souffrir pendant
la commune. Les sœurs ont été chassées de la maison et le fonda-
teur de l'œuvre, le vénérable abbé Juge, emprisonné au dépôt
de la préfecture de police, où il a été quelque temps le com-
pagnon de captivité de l'archevêque de Paris, n'a dû qu'à l'arrivée
de l'armée de Versailles de ne pas partager son sort, Pour com-
pléter ce qui concerne l'assistance des enfans aveugles, ajoutons
qu'une société de patronage s'occupe de les aider à trouver une
place à leur sortie de l'institution nationale, et que les sœurs de
Saint-Vincent-de-Paul reçoivent dans leur maison de la Providence
l'enfance a paris. 73
Sainte-Marie, qui est située rue de Reuilly, les jeunes filles aveugles
qui n'ont point de famille pour les recueillir.
Les tristes infirmités dont je viens de parler, et qui paraissent en-
core plus douloureuses lorsqu'elles viennent fondre sur des enfans,
peuvent retarder et même entraver le développement de l'intelli-
gence; mais du moins elles ne l'attaquent pas dans son germe. 11
n'en est pas de même de l'idiotie. Ici nous descendons d'un degré
et nous allons nous trouver en présence d'enfans qui n'ont de l'être
humain que la forme, et encore dans certains cas singulièrement
altérée. L'idiotie cependant a des degrés comme la folie; on peut
la combattre, sinon la guérir, et c'est un des progrès les plus inté-
ressans de la science aliéniste que les tentatives faites pour l'édu-
cation des enfans idiots. Avant d'en arriver à ce point particulier,
donnons d'abord une idée rapide des mesures d'assistance prises
en faveur des enfans idiots.
Il existe à Paris deux asiles publics d'enfans idiots : Bicêtre pour
les garçons et la Salpêtrière pour les filles. Le quartier des enfans
idiots est situé à Bicêtre dans la partie la plus vieille et la plus dé-
fectueuse de la maison. Les dortoirs et l'infirmerie sont situés dans
un bâtiment qui est un des restes de l'ancienne prison. Ce bâtiment
n'est même pas contigu au préau qui est réservé aux enfans. Une
salle basse et à peine aérée, dans laquelle on respire une odeur
nauséabonde, sert de salle de récréation aux enfans de l'infirmerie
et de salle de visite à leurs parens. Les ateliers où l'on fait tra-
vailler les enfans sont de véritables échoppes. Il n'y a de satisfai-
sant que le gymnase; le préau qui en dépend et le jardin potager
sont situés dans un air excellent. Le quartier des idiots peut rece-
voir 130 enfans, qui tous ou presque tous y sont placés d'office par
le préfet de police en vertu des pouvoirs que lui conférera loi de
1838, et appartiennent aux classes les plus pauvres de la société.
Le département de la Seine paie à TAssistance publique une
somme de 1 fr. 80 c. par jour pour l'entretien de ces enfans, et
cherche sans grand résultat à se faire rembourser par les parens.
Ce quartier a quelque peu perdu de son intérêt pour le visiteur de-
puis qu'on a transféré à l'asile de Vaucluse, dont je parlerai tout à
l'heure, une partie des enfans qu'il contenait et qui étaient les plus
intelligens. Les enfans qu'on y a laissés y sont divisés en deux caté-
gories : les bienportans et les malades. Par « malades » on désigne
non pas ceux qui sont temporairement atteints de maladies aiguës,
mais ceux dont l'état d'imbécillité est tel qu'ils ne peuvent se suffire
à eux-mêmes pour les actes les plus simples de la vie, et qu'ils ont
besoin de soins constans. Ces malheureux enfans partagent leur vie
entre l'infirmerie et cette salle nauséabonde dont je parlais tout à
74 REVUE DES DEUX MONDES.
l'heure. On ne saurait se défendre, en les voyant, d'un dégoût mé-
langé de pitié, moins pour eux qui sont affranchis de la plus cruelle
des souffrances, celle de comprendre leur misère, que pour la na-
ture humaine elle-même, dont on serait tenté de révoquer en doute
la divine origine. On se trouve en effet en présence de toutes les
monstruosités que pourrait accumuler dans son désordre une créa-
tion inconsciente : hydrocéphale à la tête grosse deux fois comme
celle d'un homme ordinaire; microcéphales dont les cheveux joi-
gnent les yeux et dont l'enveloppe crânienne ne contient pas la
place du cerveau, et bien d'autres infirmités encore que la plume
se refuse à décrire. Ceux-là même sur lesquels quelque difformité
apparente n'attire pas sur-le-champ l'attention ne vivent mani-
festement que de la vie animale, tantôt riant sans cause, tantôt pleu-
rant à chaudes larmes, sans trahir d'autre sentiment et d'autre
désir que celui de la gloutonnerie. Tout ce pauvre monde grouille
sous les yeux d'une surveillante laïque et de deux infirmières, qui
ne parviennent pas, malgré leur bonne volonté, à les maintenir
dans un état de propreté même relative. Je ne connais pas de spec-
tacle plus triste et plus troublant. On sort le cœur serré en regret-
tant de ne pouvoir partager cette superstition touchante des peuples
de l'Orient, qui considèrent les idiots comme visités de Dieu et
comme étant de sa part l'objet d'une bénédiction spéciale.
La division des bien portans se compose presque exclusivement
d'enfans épilepliques. A les voir jouer de loin, on les prendrait, avec
leur uniforme bleu, pour les élèves d'un pensionnat mal tenu; de
près on ne tardera pas à remarquer sur la figure de chacun d'eux
quelque symptôme soit d'abrutissement, soit au contraire d'exces-
sive excitabilité. Si l'on assiste quelque temps à leurs exercices ou
à leurs jeux, on verra probablement l'un d'entre eux s'arrêter, saisi
d'un frisson subit et, lorsque les gardiens n'arrivent pas à temps
pour l'enlever, se rouler en écumant sur le sable. Les chutes de
quelques-uns sont si soudaines qu'on est obligé de leur garnir la
tête d'un bourrelet, destiné à les empêcher de se briser le crâne
en tombant sur le pavé. Si triste que soit la condition des épilep-
tiques, leur mal n'est cependant pas sans remède. On parvient
sinon à les guérir complètement, du moins à calmer les crises et
à les rendre assez rares pour qu'ils puissent être rendus à leur fa-
mille sans danger. Au contraire, si les crises se rapprochent, l'in-
telligence s'affecte de plus en plus, et ils ne tardent pas à devenir
de véritables idiots. Parfois ils sont sujets à ce qu'on appelle en
style médical des impulsions instinctives, c'est-à-dire à des actes
irréfléchis et dangereux. Leur manie la plus fréquente est celle des
incendies, et ce sont souvent les craintes qu'ils inspirent aux voisins
l'enfance a paris» 75
qui font demander et obtenir qu'on les envois d'office à Bicêtre. Di-
sons à ce propos qu'il est regrettable que, faute d'installation pour
les recevoir, les hôpitaux d'enfans ferment systématiquement leurs
portes aux enfans épileptiques. La plupart des enfans admis d'office
cà Bicêtre sont déjà trop avancés dans la maladie pour pouvoir être
traités avec un complet succès. Reçus plus tôt dans les hôpitaux
d'enfans, ils auraient chance d'être radicalement guéris de cette
terrible maladie qui, pour peu qu'on la laisse s'invétérer, défie les
efforts de la science et réduit en quelque sorte à l'état animal ses
infortunées victimes. Il y a là une amélioration urgente, réclamée
depuis longtemps par la Société de chirurgie, et sur laquelle je me
permets d'appeler, de mon côté, la sollicitude de l'administration.
L'espérance de rendre à leur famille un certain nombre d'en-
fans épileptiques sinon guéris, du moins améliorés, fait qu'on
donne aussi des soins à leur éducation professionnelle et intellec-
tuelle. On apprend à quelques-uns d'entre eux l'état de menuisier
ou celui de cordonnier, et on leur constitue, en rémunérant leur
travail, un petit pécule qu'ils dépensent, il est vrai, tout entier les
jours de promenade à acheter des sucres d'orge et à monter sur les
chevaux de bois. On les fait travailler au jardin, ceci surtout dans
un intérêt d'hygiène et pour combattre leur tendance à la torpeur
et à l'engourdissement. Dans le même dessein, on leur apprend la
gymnastique, l'escrime, voire la danse. Leur professeur est un pen-
sionnaire de l'institution, et il leur enseigne de préférence la danse
qui était de mode en son temps : la gavotte. Plus grande est l'uti-
lité des leçons qu'ils reçoivent à l'école ; mais l'enseignement des
enfans épileptiques est une œuvre ingrate, non pas que leur in-
telligence soit plus rebelle que celle des enfans idiots, tout au
contraire, mais parce que chaque attaque d'épilepsie leur fait ou-
blier presque complètement ce qu'ils ont appris, et que la tâche est
perpétuellement à recommencer. Cependant lorsque les attaques
vont diminuant d'intensité et de fréquence, on arrive à des résul-
tats assez satisfaisans et, grâce à ces -leçons, grâce aux quelques
élémens d'enseignement professionnel qu'on leur donne, le temps
que passent dans ce triste séjour ceux qu'on peut rendre à la liberté
n'est pas complètement perdu.
Le quartier des filles idiotes à la Salpêtrière présente, s'il est pos-
sible, des conditions d'installation encore plus défectueuses que le
quartier des garçons idiots à Bicêtre. Une partie de ce quartier est
même destinée à disparaître; mais celle qui sera conservée, malgré
quelques améliorations qui ont été apportées dans les dortoirs, n'en
demeure pas moins absolument mauvaise. La population de ce quar-
tier, qui s'élève environ à 120 enfans, ne se compose pas tout à fait
76 REVUE DES DEUX MONDES.
des mômes élémens que celle de Bicêtre; outre les malades et les
épileptiques, elle comprend un certain nombre de jeunes filles à
demi idiotes qui correspond à cette catégorie de garçons qu'on en-
voie aujourd'hui à Yaucluse, et dont on s'efforce également de dé-
velopper l'intelligence par des leçons suivies. La personne qui leur
donne ces leçons est une femme admirable dont l'histoire touchante
a éié rapportée ici même (1). Pour ne pas se séparer de sa mère
idiote, elle a demandé à être admise avec elle à la Salpêtrière, où
elle a été pendant longtemps employée gratuitement au soin des
enfans. Si j'en parle à nouveau, c'est parce que j'ai eu assez sou-
vent l'occasion de témoigner une certaine méfiance vis-à-vis des
surveillantes laïques pour ne pas laisser échapper l'occasion de
dire qu'on trouve aussi parfois dans ce personnel assez peu sûr
d'admirables exemples de charité et de dévoûment. Les résultats
qu'obtient l'institutrice de la Salpêtrière sont surprenans lorsqu'on
a égard aux sujets ingrats qui lui sont confiés. Les cahiers qu'on
vous montre ne sont pas très différens de ceux qu'on rencontrerait
dans une école élémentaire; mais ce qui est différent, c'est l'âge
des enfans, et il faut se tenir pour satisfait lorsqu'une fille de
quinze ans parvient à écrire à peu près correctement l'orthographe
en grosse écriture ronde. Une distribution de prix récompense
chaque année les plus méritantes.
En résumé, ces deux asiles constituent un spécimen déplorable
de notre ancienne assistance hospitalière. Il est regrettable qu'au
moment oii on a construit les magnifiques asiles de Ville-Éverard
et de Sainte-Anne l'on n'ait pas songé à y installer un quartier pour
les enfans et pris son parti de supprimer dès cette époque ces deux
quartiers de Bicêtre et de la Salpêtrière qui font véritablement peu
d'honneur à la charité publique. Un asile spécial pour les enfans
idiots vient, il est vrai, d'être ouvert à la colonie de Vaucluse; mais
cet asile, qui d'ailleurs ne reçoit que des garçons, n'est pas assez
vaste pour remplacer les quartiers de Bicêtre et de la Salpêtrière.
C'est à un autre point de vue qu'il faut en étudier l'organisation
comme une tentative intéressante pour appliquer les enfans idiots
à la culture de la terre et pour donner à leur intelligence voilée le
développement qu'elle comporte.
Les premières tentatives qui ont été faites en France pour l'édu-
cation intellectuelle des idiots remontent assez loin. C'est en 18Zi2
que fat ouverte dans le quartier des idiots de Bicêtre une école où
furent-mis en pratique les principes professés par un médecin qui a
(1) Vayez l'ctudc d.î M. Maxime Du Camp sur les Aliénés à Paris, dans la Revue
du 1" novembre 187-2,
L ENFANCE A PARIS. 77
laissé un nom honoré dans la science aliéniste, M. Félix Voisin
principes déjà mis en pratique par lui dans son établissement or-
thophrénique. Cette école ne tarda pas à être confiée à un homme
dévoué dont le nom commence aujourd'hui à sortir de l'obscurité
modeste où il a longtemps vécu : M. Delaporte. L'école de Bicêtre
a longtemps végété dans le misérable local dont nous avons parlé,
connue seulement des spécialistes et n'obtenant qu'une médiocre
attention de la part de l'Assistance publique. Pendant ce temps,
les médecins aliénistes anglais, s'emparant de cette idée, faisaient
construire à Earlswood un magnifique asile qui contient aujourd'hui
800 enfans, et ils complétaient le système d'éducation intellectuelle
mis en pratique à Bicêtre par l'emploi des enfans aux travaux agri-
coles et industriels. C'est à la suite d'une visite faite en 1861 à
l'asile d'Earlswood que M. le docteur Billiod, l'éminent administra-
teur de la colonie d'aliénés de Vaucluse, conçut la pensée d'établir
dans une ferme qui dépend de la colonie un asile pour les enfans
idiots ou arriérés , mais susceptibles de recevoir une certaine édu-
cation. La réalisation de cette pensée, poursuivie par lui avec per-
sévérance, a été retardée par les événemens de la guerre. L'asile de
Vaucluse n'a été ouvert que le 1*'' juillet 1876. Le noyau de la po-
pulation a été formé au moyen de 30 enfans choisis dans le quar-
tier de Bicêtre parmi ceux dont l'intelligence paraissait le plus
facile à développer, à l'exclusion des épileptiques auxquels l'accès
de la colonie est rigoureusement interdit. Ce noyau sera complété
par des enfans qu'on recevra directement des familles comme pen-
sionnaires. M. Delaporte a été mis à la tête de la colonie, et on n'au-
rait pu mieux marquer la pensée qui a présidé à cette fondation
qu'en en confiant la direction à celui qui doit y remplir les fonc-
tions d'instituteur. On ne compte pas seulement dans cette colonie
enseigner aux enfans le travail agricole, on cherchera aussi à faire
de quelques-uns d'entre eux des cordonniers, des menuisiers, des
tailleurs. J'ai visité la colonie de Vaucluse peu de temps après son
inauguration. Je n'ai donc rien à dire des résultats de cet enseigne-
ment professionnel, et je ne puis parler que de l'installation maté-
rielle de l'asile, qui est excellente sous tous les rapports; mais ma
visite n'a pas été perdue, car j'ai assisté à la classe des idiots. C'est
un spectacle à la lois intéressant et pénible de voir au prix de quels
efforts, presque douloureux, ces pauvres enfans parviennent à ré-
pondre aux questions les plus simples. Autant que j'ai pu en juger
pendant la durée d'une leçon d'une heure, la grande difficulté de
l'éducation des idiots provient de ce que rien ne vient en aide au
maître, ni les suggestions instinctives de l'enfant, ni ses observa-
tions personnelles, ni les notions de cette expérience usuelle qu'on
acquiert dès l'enfance. Il faut tout leur apprendre, même les choses
78 REVDE DES DEUX MONDES.
les plus simples , même à se connaître eux-mêmes. On sait que
l'exercice : tête droite , tête gauche , est le premier qu'on enseigne
aux conscrits, et qu'il faut quelques jours pour les habituer à obéir
promptement et sans se tromper à ce commandement. Ce sont des
exercices analogues qui forment le commencement et la base de
l'instruction des idiots. On ne saurait s'imaginer la peine et le
temps qu'il faut prendre pour les accoutumer à désigner sans se
tromper leurs yeux , leur bouche, leurs bras, leurs jambes, leurs
pieds, etc.. Une bonne partie de la classe se passe ensuite en le-
çons de choses; on leur enseigne le nom des animaux les plus
usuels, et l'observation des phénomènes constans de la nature. A
douze ans, ils ne savent pas que les feuilles poussent sur les arbres
au printemps , et que c'est le grain de blé semé en automne qui
donne la moisson en été. Aussi les premières promenades qu'on a
fait faire dans les champs à ces pauvres petits êtres, qui avaient
végété jusque-là dans les préaux de Bicêtre, étaient-elles pour eux
une occasion perpétuelle d'étonnement et d'extase. On n'a pas seu-
lement à lutter contre la lenteur de leur intelligence, mais aussi
contre la grossièreté de leurs instincts. 11 se livre chez eux une sorte
de combat entre la bête et l'homme. Pour les aider à triompher dans
ce combat, on compte beaucoup sur l'instrudion religieuse. C'est
sous la forme plus tangible des préceptes de la doctrine chrétienne
que les premières notions morales arrivent à leur conscience en-
gourdie ; c'est par là qu'on peut seulement parvenir à développer
chez eux le sentiment de la responsabilité, dernier progrès qu'il
faut les amener à accomplir pour qu'ils vivent de la même vie mo-
rale que les autres hommes. On peut penser tout ce que l'accom-
plissement d'une pareille tâche suppose de patience et réserve de
déboires. Voilà trente-cinq ans que M. Delaporte s'y dévoue sans
avoir reçu jusqu'à présent d'autre récompense que sa nomination
comme oflîcier d'académie. Puisse la reconnaissance des enfans
qu'il a conduits des ténèbres à la lumière, et le modeste témoignage
qui lui est rendu ici, lui tenir lieu de ce que cette récompense a eu
peut-être d'insuffisant.
Arrivé au terme de ces deux (1) trop longues études, que j'ai dû
consacrer aux souffrances physiques de l'enfance et aux remèdes
qui sont apportés à ces souiïrances, je les terminerai par l'expres-
sion d'un vœu qui en est en quelque sorte la conclusion naturelle.
Il y a peu de temps, un riche banquier est mort en laissant 1 mil-
lion à l'Assistance publique et en disposant que sur cette somme
500,000 francs seraient employés à la construction d'un nouvel hô-
pital. Le vœu que j'exprime est celui-ci : c'est que ces 500.000 Francs
(1) \o\e/. la Revue du 1" déceiubi'C 187G.
l'enfance a paris. 79
soient affectés à la construction d'un hôpital d'enfans. Sans doute
chaque service de notre Assistance publique a ses lacunes, et si j'a-
vais étudié la question des hôpitaux d'adultes comme je viens d'étu- '
dier la question des hôpitaux d'enfans, j'aurais à signaler plus d'une
amélioration qui serait un emploi utile du legs de M. Moïana. Mais
une raison décisive doit, à mon avis, déterminer en faveur des en-
fans les préférences de l'administration de l'Assistance publique.
Cette raison, la voici. L'ouverture prochaine du nouvel Hôtel-Dieu
va mettre 800 lits nouveaux à la disposition de l'Assistance pu-
blique pour le service des adultes. Si l'on veut bien, par pur amour
du beau architectural, ne pas condamner à mort les bâtimens de
l'ancien Hôtel-Dieu , qui au point de vue hygiénique valent peut-
être bien les nouveaux, et conserver au moins l'aile qui est située
sur la rive gauche de la Seine, le service des adultes se trouvera
sinon largement, du moins suffisamment assuré. N'est-il pas temps
maintenant de songer aux enfans et de donner une satisfaction par-
tielle aux vœux exprimés par la Société de chirurgie? Ou bien, si,
comme je le crains, cette somme est insuffisante pour l'érection et
l'entretien d'un nouvel hôpital, ne pourrait-on l'employer à réaliser
dans ceux déjà existans les réformes que j'ai eu occasion de si-
gnaler non-seulement comme utiles, mais comme indispensables :
extension donnée au service des chroniques, ouverture de salles de
rechange, de salles de récréation et de salles disposées pour rece-
voir des épileptiques, enfin, et par-dessus tout, adoption de dispo-
sitions sérieuses et permanentes pour l'isolement des maladies con-
tagieuses. Si les hommes considérables dans l'administration et
dans la science, si les publicistes et les personnes charitables qui
se sont occupées bien avant moi de la condition de l'enfance souf-
frante, voulaient s'associer à l'expression de ce vœu en le fortifiant
de leur autorité, l'écho en arriverait peut-être jusqu'à l'oreille de
l'administration, et il aurait quelque chance d'être adopté. S'il
devait en être ainsi, je ne regretterais ni la fatigue ni les impres-
sions pénibles que j'ai dû parfois causer à mes lecteurs, et je me
sentirais le courage nécessaire pour continuer quelque jour, au tra-
vers des aspects si variés de la misère chez l'enfance, un voyage
dont la tristesse m'a parfois rappelé ces cercles douloureux de
VEnfer du Dante, dont chacun enserre de nouveaux tourmens et de
nouvelles victimes :
Nuovi tormenti e nuovi tormentati,
Mi veggio intorno, corne ch' io mi muova.
Othe^in d'Haussonville.
UN
CRITIQUE AU XVIir SIÈCLE
On lit toujours l'abbé Desfontaines, mais on parle de Fréron, on
écrit des livres pour et contre lui, et la bataille qui se livre au-
tour de ce nom est presque aussi vive qu'il y a un siècle, quand
V Écossaise fut jouée au Théâtre-Français. Il n'en faut plus douter :
Fréron est immortel. Il n'y a pas que les poètes, les historiens, les
savans de génie qui entrent au temple de mémoire : l'événement a
prouvé que les critiques y ont aussi leur place. On peut disputer
sans fin sur les mérites et les défauts de Fréron ; il n'importe. Puis-
qu'il est encore attaqué par les uns, défendu par les autres, il existe.
Je voudrais essayer de montrer, comme je la vois, la figure iro-
nique et fine du célèbre critique français. Tout d'abord il faut
triompher de la puissance invétérée de mille associations d'idées
toutes faites que nous avons puisées dans les livres et dans la tra-
dition. Au fond de nos consciences, nous portons tous un portrait de
Fréron, portrait d'une assez fastidieuse uniformité : Fréron est l'en-
nemi de Voltaire, de D'Alembert, de Diderot, le délateur des ency-
clopédistes, le censeur vénal et bas des plus beaux génies du
XVIII* siècle ; c'est l'ange de ténèbres qui lutte avec les dieux de lu-
mière; jésuite ou ex-jésuite, comme son maître l'abbé Desfontaines,
Fréron est l'incarnation du fatal génie de la société de Jésus en
guerre avec l'esprit moderne.
Ce portrait est-il véritable? est-il seulement vraisemblable? Au
dernier siècle, dans le feu des batailles épiques pour la tradition
ou pour la révolution, on pouvait croire encore que tous les bons
étaient d'un côté, tous les méchans de l'autre. Depuis, nous avons
lu Sainte-Beuve, et nous avons appris à nous défier de ces juge-
mens d'une simplicité naïve. Les hommes ne sont jamais ni absolu-
ment bons ni tout à fait mauvais. La nature humaine, pétrie de.bien
FRÉRON. 8J
et de mal, est un composé de grandeur et de bassesse, de bon
sens et de déraison, à peu près partout et toujours le même, et la
dernière besogne dont se chargerait un critique serait assurément
de discerner les bons d'avec les méchans. Il a trop médité, avec
Pascal, ces mots profonds : summum Jus, summa injuria. Notre
équité, fruit mûr et exquis du scepticisme, nous met également en
garde contre la faveur et le dénigrement.
Nous vivons en un siècle où il est fort de mode de réhabiliter les
gens; mais le panégyrique appelle la satire, et tandis que les uns
ont accordé libéralement à Fréron toutes les vertus, les autres l'ont
traité de coquin et de maraud presque aussi haut que le seigneur de
Ferney. Il y a eu un très grand abus d'épithètés. Il fallait laisser
parler les faits. Pour qui les sait, l'éloge et le blâme ne signifient
plus grand'chose. En tout cas, celui-là ne croit pas plus à la scélé-
ratesse de Fréron qu'à l'esprit de M'"^ de Pompadour.
I.
Fréron ne fut pas un enfant précoce. Il passa ses premières
années dans une vieille ville de Basse-Bretagne, à Quimper, où son
père possédait une échoppe de joaillier, rue Obscure. Cette ruelle
sombre, dont les masures projetaient de chaque côté les pignons
sur la voie, si bien qu'il faisait presque nuit à midi, une arrière-
boutique humide et une petite basse-cour, voilà les premiers lieux
et les premiers objets qui frappèrent l'imagination du futur criti-
que et qui, jusqu'à dix ou douze ans peut-être, composèrent pour
lui l'univers. Fréron a toujours eu l'esprit lent et le travail difficile.
Ce qu'il avait une fois mis dans sa tête y acquérait la solidité du
granit de son sol breton, mais il n'était pas facile d'y faire entrer
quelque chose. Pour ses parens, Fréron était un enfant arriéré, une
manière de petit idiot inoffensif à qui l'on confiait la garde des
dindons. Tel il nous apparaît en effet, sur son petit fauteuil, une
verge à la main, dans la basse-cour de son père (1). Fréron rap-
pelait souvent ce trait de son enfance.
Il semble bien que, comme il arrive, l'intelligence de Fréron se
développa avec d'autant plus de puissance qu'elle avait été moins
précoce, car on ne peut douter qu'il n'ait fait d'excellentes huma-
nités. Il commença ses études à Quimper et fit sa rhétorique à
Paris sous le père Brumoy et le père Bougeant. Un oncle qu'il avait
aux environs de la rue Saint-Jacques lui donna un asile dans sa
maison; puis il entra au noviciat des jésuites de la rue du Pot-de-
(1) L'Espion anglais, III, 178.
TOME XX. — 1877. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
Fer. Fréron fut bientôt nommé régent au collège Louis-Ie-Grand;
il professa deux ans et demi (1). On ne sait pour quelle cause il
sortit de la société de Jésus; il n'avait pas vingt ans lorsqu'il
quitta l'institut. Voltaire parle de « fredaines, » mais il paraît bien
que tout le crime du jeune régent était d'avoir été reconnu au
Théâtre-Français sous des habits laïques. Quoi qu'il en soit, Fréron
entra dans le monde avec le petit collet et sous le nom d'abbé. Il
collabora d'abord aux Observations sur les écrits modernes et aux
Jugcmens de l'abbé Desfontaines, le meilleur guide, à tout prendre,
qu'un jeune homme désireux de faire de la critique pût suivre
alors. On lui payait vingt-quatre livres la feuille d'impression :
c'était toute sa ressource pour vivre.
Puis l'abbé Fréron devint le chevalier Fréron. Il porta l'épée,
l'habit à larges basques et le chapeau sous le bras. Il fréquentait
les tripots et trichait volontiers au jeu comme le chevalier des
Grieux ou le premier grec venu (2). Bref, Fréron fut quelque temps
un petit-maître d'une élégance accomplie. Il avait ce qu'on appelait
une noble figure, bien encadrée dans une forte perruque à trois
rouleaux poudrés et posés sur de larges épaules. Dans les portraits
de Cochin, tous de profil, le front est étroit et violemment déprimé
par places, le nez très aquilin et carré à son extrémité, la bouche
à la fois spirituelle et sensuelle, le regard intelligent, quoiqu'un
peu voilé. La tête est droite, dans l'attitude doctorale qui convient
à un Aristarque, mais sans raideur, sans nul air de défi. Certes,
il y a du pédagogue dans cette figure, du régent de collège, du
pédant, si l'on veut; ce qui domine pourtant, c'est la solidité, la
rectitude, un sens étroit, mais droit et judicieux. Nulle \ie intense
n'allume cet œil vague; les traits sont gros et noyés dans la graisse.
Si un sourire ironique et contenu, d'une imperceptible finesse, sem-
ble voltiger sur la lèvre supérieure du critique, l'inférieure avance
d'une manière déplaisante et donne au bas de la physionomie une
vulgarité presque bestiale. Il est impossible de rencontrer de plus
solides mâchoires, un appareil de mastication plus formidable. La
bonne chère et le vin, voilà les passions maîtresses de cette forte et
solide nature, qui s'alourdit d'assez bonne heure. Fréron avait le
tempérament aussi dur que la tête. Il eût dû vivre un siècle: mais
des excès de toute espèce, un état en quelque sorte permanent d'in-
digestion et de congestion, et d'horribles attaques de goutte le
tuèrent avant soixante ans. Il avait apporté de « sa province, »
comme il disait, certain goût de grosse ivresse; seulement, à Pans,
(1) Anecdotes sur Fréron (Voltaire).
(2j II paraît bien, comme l'affirme l'auteur des Anecdotes, que Fréron est « riiomme
de lettres » dont parle Tabbé de La Porte dans l'Observateur littéraire, 175S, II,
319-20
FRÉRON. 83
ce n'était plus du cidre qu'il buvait, ainsi qu'aux pardons de Bre-
tagne; l'abbé Desfontaines, qui était un bon et vrai Normand, sem-
ble lui avoir aussi donné le goCit de la grasse vie plantureuse de sa
patrie. Bref, dans cet Aristarque modèle, si fm et si judicieux à ses
heures, peut-être alors aussi digne qu'un autre d'être le vengeur du
goût, des mœurs et de la religion outragés par les philosophes, il y
avait une brute cynique, débridée, qui se cabrait et ruait lorsqu'un
sang enflammé coulait à torrens dans ses veines et l'aveuglait de
lueurs rouges.
Le rouge, telle était, ce semble, la couleur préférée de Fréron. Il
portait volontiers un habit d'écarlate. Piron, qui a fort connu le
critique, fait même à ce sujet un récit très piquant et qui montre à
merveille ce que c'était que Fréron. Le critique et le poète étaient
à table chez M. S... Piron tira de sa poche une jolie tabatière for-
mée de deux morceaux de porcelaine de Saxe et montée en or. On
fut curieux de la voir de près, et, de main en main, elle parvint à
Fréron, qui la loua si fort que Piron se crut obligé de lui dire
qu'elle était bien à son service. « 11 ne fit point le sot, l'accepta
très obligeamment et la serra, puis parla d'autre chose. » Le pro-
cédé ne fut pas du goût de tous les convives. Melot, bibliothécaire
des manuscrits, qui se trouvait placé à côté de Fréron, enleva la
boîte de la poche du critique et, secondé de toute la ronde, força
Piron de la reprendre. Mais, au sortir de chez M. S..., dès que Piron
se trouva seul aux Tuileries avec l'ami Fréron, il le supplia de si
bonne grâce d'accepter la tabatière que celui-ci la prit une seconde
fois. R*entré chez lui, Piron raconta l'aventure à sa femme. Elle le
savait plus attaché qu'il ne le voulait paraître à cette bagatelle, à
cause de la main dont il la tenait; elle court chez Prault, alors le
libraire de Fréron, et lui remet huit louis, s'il veut négocier le ra-
chat de la tabatière auprès du critique. Quand Prault put le joindre,
trois ou quatre jours après, il le trouva en bel habit d'écarlate. Il
était trop tard : Fréron avait vendu la tabatière au valet de chambre
du duc de Valentinois, curieux des moindres bagatelles élégantes.
Piron, qui avait rédigé de sa main ce récit inédit (1) à la lin d'un
recueil de trente-deux épigrammes dirigées contre Fréron , s'est
surtout proposé d'établir que le convive de M. S... n'était pas un
voleur, ainsi que Le Brun, piqué au vif par les critiques de Fréron,
l'avait écrit dans une brochure. Sans doute Piron voyait bien quel-
que indécence dans le sans-gêne de TAristarque; mais ce qui le fâ-
chait, c'est que, le jour même où celui-ci endossait le magnifique
habit écarlate qu'avait payé la tabatière, il publiait un article contre
la Louisiade de son bienfaiteur! Dévaliser les gens et les louer en-
(1) OEuvres inédites de Piton, publi:es sur les manuscrits autographes originaux,
avec introduction et notes, par M. Honoré Bonhomme, p. 195 et suiv.
8A REVUE DES DEUX MONDES.
suite pour obtenir son pardon, c'est ce qu'on voit trop souvent;
mais critiquer les poètes qui nous oITrent des tabatières de porce-
laine de Saxe et nous habillent d'écarlate, n'est-ce pas montrer au
monde qu'on a l'âme haute et fière d'un juge incorruptible et d'un
véritable censeur littéraire?
L'année où meurt l'abbé Desfontaines, Fréron prend son essor et
s'essaie à voler de ses propres ailes. Ainsi que l'a tant répété Vol-
taire (non sans quelque variante), Fréron est né, il est sorti du
(t cadavre de Desfontaines. » En 17Zi5, il publie ses premières
feuilles périodiques de critique littéraire sous ce titre : Lettres de
M'"* la comtesse de *** siœ quelques écrits modernes. Fréron n'avait
rien d'une comtesse, on doit en convenir, et ses airs éventés de pe-
tit-maître n'ont jamais dû tromper personne. Comme le prouve
l'exemple de Desforges -Maillard, la mode était à ces innocentes
mystifications. 11 ne parut que dix-neuf Lettres : la feuille de Fréron
fut supprimée, et l'auteur enfermé au donjon de Vincennes. Je ne
crois pas qu'il l'ait fait exprès ; en tout cas, c'était bien jouer pour
commencer. On verra bientôt qu'à cette époque, où les journalistes
étaient sous la main de la police, il suffisait d'un mot, d'une simple
allusion satirique à un personnage un peu connu (Fréron avait
parlé de l'abbé deBernis), pour faire suspendre ou supprimer un
journal et envoyer les écrivains dans quelque prison d'état. Fréron
a visité tour à tour presque tous les châteaux de cette espèce desti-
nés aux beaux esprits, depuis le For-l'Évêque jusqu'à la Bastille.
Mais c'est ici qu'éclate la bonté de son caractère : tant qu'il fut
jeune, et aussi longtemps que la goutte ne le tortura pas trop, il
prit très bien la chose et ne protesta point contre les tyrans. Il faut
ajouter qu'il sentait moins ses maux que d'autres. Dès sa première
détention au château de Vincennes, Fréron prit l'habitude de s'é-
tourdir dès le matin sur son malheur, « ce qui lui faisait, disait-il,
supporter patiemment le reste de la journée (1). »
Aller à Vincennes était bien pour un jeune critique : trouver des
protecteurs et surtout des protectrices pour l'avenir était mieux.
Fréron n'y manqua pas. On devine de quel côté il se tourna. Sans
être un grand saint, Fréron était un bon chrétien. Il croyait tous
les mystères et tous les dogmes de sa religion avec la simplicité in-
génue d'un homme qui n'y avait jamais réfléchi. La nature d'ail-
leurs n'avait point fait de lui un métaphysicien. Il est impossible
de moins penser sur les matières abstraites. Que peut bien avoir
fait Fréron de ses facultés rationnelles? On en découvrirait diffici-
lement la trace dans toute son œuvre. En vrai régent de collège,
il haïssait d'instinct les philosophes qui n'avaient point pris leurs
(1) L'Espion anglais, ibid.^ p. 165.
FRÉRON. 85
degrés en Sorbonne, et, plus encore que les philosophes, il détestait
cette philosophie nouvelle qui, avec les idées et les mœurs, trans-
formait la littérature. Ainsi Fréron ne pensait guère; il ne réflé-
chissait jamais : c'était, je le répète, un excellent chrétien. Ajoutez
que le criiique était déj<à marié et père de famille. Les protecteurs
d'un si solide défenseur de la morale, de la religion et du goût
étaient tout désignés : il suffît à Fréron d'adresser quelque supplique
à Stanislas par le canal d'un secrétaire pour que le roi de Pologne,
sa fille, la bonne reine Marie Leczinska, le dauphin, la dauphine,
3Iesda:ries de France et tout le haut clergé étendissent les mains
sur le gazetier bien pensant. Désormais cet épicurien bas-breton,
qu'Horace eût souvent trouvé de mauvaise compagnie, surtout
après boire, est couvert du bouclier de la religion.
La vie de Fréron, d'apparence si sage et si bien ordonnée, n'é-
tait peut-être pas fort édifiante; mais, outre que les petits scan-
dales domestiques du journaliste n'arrivaient point à la connais-
sance de la reine, on sait que les dévots ne tiennent guère qu'à la
pureté de la foi, laquelle fut toujours entière chez Fréron. Il n'était
pas plus mal marié que Jean-Jacques ou Diderot; mais il ne l'é-
tait pas moins. 11 avait épousé, dans un premier mariage, une
nièce qu'il rencontra chez sa sœur : elle faisait l'office de servante,
balayait la rue devant la boutique de cette sœur, qui, dit-on, était
fripière à l'enseigne du Riche Laboureur. Fréron demeurait chez
sa sœur et payait 1,200 livres pour son entretien. Ennuyé des mau-
vais traitemens qu'il voyait la tante infliger chaque jour à la nièce,
Fréron emmena la jeune fille dans une chambre garnie de la rue
de Bussi; puis il acheta des meubles, et, devenu père, il épousa
par dispense sa jeune parente. Cela n'empêcha pas Stanislas, qui
avait fait entrer Fréron dans son académie de Nancy, d'être le par-
rain de son fils. Tous les ans, le critique allait à Versailles présenter
ce fils au roi de Pologne : l'enfant tendait à son protecteur un com-
pliment en mauvais vers que Fréron avait composés pour la cir-
constance.
L'air de la cour, qu'il prit souvent, n'a jamais fait de Fréron un
gentilhomme. Le pédant de collège perçait sous le courtisan. De
bonne heure opulent et prodigue de son or, il contestait avec ses
créanciers, lésinait et finalement s'entêtait dans son refus de les
payer. Les dévots plaident volontiers; il n'y avait presque pas de
semaine qu'on n'appelât aux audiences du Châtelet quelque procès
de Fréron. Nous possédons justement les pièces d'un procès (J) qui
jette un jour étrange sur les relations de Fréron avec sa famille.
Le 1" juin 175/i, à neuf heures du matin, Fréron comparaissait
(1) Revue rétrospective, 2« série, X, p. 452 et suiv.
86 REVUE DES DEUX MONDES.
au Châtelet de Paris, devant un magistrat qui lui faisait subir un
long interrogatoire à la requête du sieur Edme Gauthier, marchand
de vin. Fréron, alors âgé de trente-cinq ans, était déjà membre
des académies d'Angers, de Montauban et de Nancy ; il venait de
fonder V Aimée littéraire; il habitait dans la rue de Seine un appar-
tement somptueux, où il avait dépensé pour plus de 30,000 livres
en dorures. Que réclamait Edme Gauthier? b^ livres 12 sous, prix
de quelques paniers de vin fournis en illiQ pour un repas de
baptême où Fréron avait été parrain. L'enfant baptisé ce jour-là
était celui de la propre sœur de l'illustre critique. Ce procès bur-
lesque, qui avait fait du bruit parmi les gens de lettres, excita la
verve de quelques contemporains. L'abbé de La Porte raconte qu'un
nommé F. Olivier, lequel écrivait volontiers pour les cabaretiers, et
dont la littérature se ressentait des lieux où fréquentait l'auteur,
rédigea un mémoire très piquant et fort ingénieux pour Edme
Gauthier contre Fréron. a Cet écrivain, » dit l'abbé, qui connaissait
bien Fréron, dont il avait été pendant tant d'années le collabora-
teur, (( cet écrivain fut prié de tenir l'enfant de sa sœur sur les fonts
de baptême. Il fit venir du cabaret, à crédit, le vin du repas qui
devait suivre la cérémonie. 11 en but trop, selon sa coutume, s'enivra,
injuria les convives et se brouilla avec l'accouchée, prétendant que
c'était à elle de payer le vin. Le marchand ne veut connaître que
celui qui l'a fait venir et en exige le paiement (1). » Voilà la version
du cabaretier, la voilà telle que l'a reproduite l'abbé de La Porte
d'après le mémoire de J. Olivier, six ans après l'audience du Châ-
telet, quatorze ans depuis le commencement de la guerre.
Voici maintenant ce que répondait Fréron. Il reconnaissait avoir
tenu avec la demoiselle Gauthier, femme du cabaretier, sur les
fonts de baptême de la paroisse Saint-André-des-Arts, au mois de
mars 17/iù, l'enfant du sieur Duché, son beau-frère, et de sa sœur.
Il demeurait alors chez ce beau-frère, rue Christine, tout près de
la rue Dauphine, où était l'échoppe de Gauthier. Il est même mis à
la charge de Fréron d'avoir reçu deux bouteilles pour essai, d'y
avoir goûté et trouvé le vin bon. A l'audience, le gazetier ne se
souvient plus de rien; il se borne à répondre qu'étant en pension
chez son beau-frère « il a bu du vin sans savoir par qui le sieur
Duché se le faisait fournir. » Mais un point sur lequel le commis-
saire-enquesteur du Châtelet insiste avec complaisance est celui-ci.
Pourquoi Fréron écrivait-il au cabaretier, il y a deux nrois : « Je
suis fâché que vous soyez la dupe de mon beau-frère et de ma sœur;
si j'avais à me louer d'eux, je paierais encore cette dette. » Qu'est-ce
à dire? C'est donc parce que Fréron croit avoir à se plaindre des
|1) L'Observateur littéraire, 17C0, I, 177.
FRÉRON. 87
siens qu'il refuse de payer? Fréron distingue ce qu'on paie à titre
de débiteur ou à titre de bienfaiteur, mais l'élève des jésuites se
trouble un peu ici et perd sa superbe assurance.
Laissons ce procès, dont nous ignorons l'issue. Il n'y pas de rai-
son d'ailleurs pour qu'il ait jamais pris fin. 11 est plus intéressant
de savoir ce qu'était ce Duché, beau-frère de Fréron, et de connaître
les bienfaits que celui-ci lui reproche si amèrement. Nous sommes
servis à souhait par le hasard qui a conservé, à titre de document
juridique (1), la lettre dont il vient d'être question à l'audience du
Châtelet, lettre adressée par Fréron à son beau-frère, mais par
l'intermédiaire du cabaretier. Duché, maître de musique, qui de-
meurait alors rue de la Comédie-Française, avait le premier donné
l'exemple de cette façon peu civile de correspondre entre beaux-
frères. Les lettres étant à cachet volant, le cabaretier gardait les
originaux comme pièces à l'appui et n'envoyait que les copies. Le
6 mars 175Zi, j\r'^ Gauthier remit à Fréron l'insolente épître de Du-
ché. Le critique bondit sous l'outrage et écrivit en réponse une des
plus furieuses lettres qui se puisse lire en bon français; elle était
ainsi datée : A Paris, ce jeudi viatiii, le lendemain de la lettre
fausse, imjmdente et stupide du sieur Duché. Je n'en citerai que
l'exorde et la péroraison :
<c II faut que vous soyez bian effronté, bien consommé dans l'impos-
ture, pour m'oser dire que je dois quelque chose à M™« Gauthier; mais
cela ne m'étonne pas de votre part; vous êtes un ingrat et vous l'avez
toujours été. Votre frère, le cordonnier, ma le dit encore l'autre jour
dans une maison où je dînais et où il apporta des souliers. Il n'y a sorte
de biens qu'il ne vous ait fait, et vous l'avez payé de l'ingratitude la
plus noire. Dieu sait aussi (et les hommes un peu) ce qu'il pense et ce
qu'il dit de vous. Avez-vous oublié, malheureux, ce que vous êtes, — que
vous n'a\iez ni habits, ni linge, ni bas, ni souliers, quand mon aimable
sœur s'est amourachée de vous? Votre mémoire ne vous rappelle -t-elle
plus que vous m'avez usé plus de deux douzaines de chemises, plus de
vingt pairas de bas, et que votre grand chagrin était de ne pouvoir
mettre mes souliers, parce que la nature vous avait doué d'un pied trop
énorme? »
Voilà le ton. Le dernier trait, et les mots : « Dieu sait (et les
hommes un peu), etc., » permettent encore de reconnaître l'écri-
vain ironique et gai sous le beau-frère en colère. A cette époque,
la mère de Fréron vivait encore, car il se plaint que sa sœur lui ait
écrit qu'il possédait 10,000 livres de rente. Il ne nie point d'ailleurs
que ce soit la vérité. « Vous me coûtez, vous et votre femme, écri-
(l) Revue rétrospective^ 2^ série, X, 449 et suiv.
88 , REVUE DES DEUX MONDES.
vait-il à Duché, plus de 12,000 francs. Je paie pour vous les
i.Olili livres de M'"^ Didier, que vous avez reçues et mangées; je
paie 100 écus de pain au boulanger; je paie 1,200 francs à M. Mar-
tin, dont il y en a 600 au moins pour ma noire sœur. J'ai payé des
cafetiers, des rôtisseurs, des tailleurs de cors, que sais-je? j'ai
presque oublié mes bienfaits aussi bien que vous. Je vous ai laissé
mes meubles, qui valaient 1,000 écus au moins. Je vous ai nourri,
chauffé, etc., pendant trois ans. Vous étiez un pauvre petit maître
de musique qui ne gagnait pas dix francs par mois. Je vous ai
trouvé des écoliers, je vous ai mis à même de gagner votre vie...
Ma bibliothèque, qui valait 800 francs, mes habits, qui en valaient
2,000, tout cela a été vendu, car vous avez tous deux la fureur de
vendre, et il y a apparence que vous avez vendu jusqu'à votre hon-
neur. Vous avez bien fait de vous y prendre de bonne heure, car à
présent vous n'en trouveriez rien. »
Fréron a voulu rendre évidemment insulte pour insulte, il a
voulu prendre le ton et le fouet du justicier, il a désiré d'être dur
jusqu'à la cruauté, et il l'a été. Mais quoi! cet homme, qui refusait
opiniâtrement de payer pour son beau-frère une vieille créance de
bli livres 12 sous, donnait en une année plus de 12,000 francs à
sa a noire sœur » et au petit maître de musique qu'elle avait
épousé; il soldait les anciennes dettes et payait les nouvelles, celles
de tous les jours, du boulanger et du rôtisseur; il était venu en aide
aux siens, il les avait nourris, chauffés, vêtus; il leur avait lar-
gement et généreusement abandonné ses meubles, ses habits, ses
livres. Que veut-on de plus? Le voilà jugé. C'est dans une lettre
irritée, furieuse, toute frémissante encore d'une grosse colère bre-
tonne, et où l'homme a visiblenient fait effort pour être méchant,
qu'il paraît au contraire comme le plus tendre et le meilleur des
frères, le plus dévoué et le plus généreux des humains! Je veux
que ces vertus soient simples, peut-être communes dans la condi-
tion de Fréron et des siens; mais Fréron n'a jamais prétendu au
martyre, il ne s'est point annoncé au monde comme un apôtre de
l'humanité : c'était un simple bourgeois, un journaliste, un cri-
tique. On vient de voir que c'était peut-être un honnête homme, et
même un bonhomme.
II.
Il reste à rappeler la lutte du critique avec les plus illustres écri-
vains du dernier siècle, lutte provoquée, acceptée et soutenue par
lui jusqu'à la dernière heure, et dans laquelle il rencontra des ad-
versaires plus redoutables que le sieur Duché et son cabaretier.
Dès 17Zi9, époque où Fréron inaugura une nouvelle revue critique
FRÉRON. 89
de littérature, les Lettres sur quelques écrits de ce temps, Voltaire
mande au comte d'Argental : « Pourquoi permet-on que ce coquin
de Fréron succède à Desfontaines? Pourquoi souffrir Raiïiat après
Cartouche? Est-ce que Bicètre est plein (1)? » Il semblerait que
Fréron eût osé adresser quelque critique au grand écrivain. Le cas
ne serait point pendable, mais il n'en est rien. Fréron, qui déjà n'a-
vait pas trouvé de son goût Denys le tyran ^ « avait déchiré d'un
bout à l'autre » VAristo?nène de Marmontel. Or Marmontel était le
protégé de Voltaire, un disciple du maître. Ainsi, non-seulement
Fréron avait succédé à Desfontaines, il n'admirait pas suffisamment
le génie dramatique de Marmontel. C'étaient là, aux yeux de Vol-
taire, deux crimes irrémissibles, quoiqu'au fond il fût sans doute du
même avis que le critique.
Mais si Fréron s'attaquait à Voltaire, au dieu lui-même, et non
plus à ses saints? Il l'osa. Le tome VI^ des Lettres sur quelques
écrits de ce temps (2), de 1752, s'ouvre par ce portrait :
« S'il y avait parmi nous, monsieur, un auteur qui aimât passionné-
ment la gloire, et qui se trompât souvent sur les moyens de l'acquérir;
sublime dans quelques-uns de ses écrits, rampant dans toutes ses dé-
marches; quelquefois heureux à peindre les grandes passions, toujours
occupé de petites; qui sans cesse recommandât l'union et l'égalité entre
les gens de lettres, et qui, ambitionnant la souveraineté du Parnasse,
ne souffrit pas plus que le Turc qu'aucun de ses frères partageât son
trône; dont la plume ne respirât que la candeur et la probité, et qui
sans cesse tendît des pièges à la bonne foi; qui changeât de dogme se-
lon les temps et les lieux, indépendant à Londres, catholique à Paris,
dévot en Austrasie, tolérant en Allemagne : si, dis-je, la patrie avait pro-
duit un écrivain de ce caractère, je suis persuadé qu'en faveur de ses
talens on ferait grâce aux travers de son esprit et aux vices de son
cœur. »
Tout le monde reconnut Voltaire. Certes , ce portrait est un des
plus fins, des plus vrais et des plus littéraires que l'on connaisse.
Il y a beaucoup d'art et un très grand bonheur dans le choix et la
place des mots de cette longue période, si légère d'allure. Toutes
les épigrammes sont finement aiguisées et portent comme des traits
lancés d'une main assurée. L'ironie, délicate et enjouée, fait peu de
cruelles blessures; elle en fait pourtant quelques-unes, il faut en
convenir, mais si discrètement ! Ceux qui ne connaissent pas Fré-
ron, ou, ce qui revient au même, ne le jugent que sur la réputa-
(1) Correspondance générale, 24 juillet 1749.
(2) L'article est consacré aux Mémoires sur la vie de mademoiselle de Lenclos, par
Bret. Cet article de Fréron me paraît un petit chef-d'œuvre, très bien fait pour donner
une idée juste de la nature de son talent, d'une ironie fine et aimable.
00 RETUE DES DEUX MONDES.
tion qu'on lui a faite, s'attendent toujours à rencontrer un gazetier
impudent , grossier, mal élevé, au verbe haut, à la voix rogue et
dure; ils s'imaginent que Fréron avait volontiers l'insulte à la
bouche, et qu'il se vengeait du dédain et de la haine des libres
pensem's en les injuriant. C'est trop juger les écrivains catholiques
du dernier siècle par quelques-uns de ceux du nôtre.
Si Fréron n'était pas un humaniste, il avait du moins fait de
bonnes humanités. Ses excellens maîtres, les pères jésuites de ce
temps-là, lui avaient inspiré l'amour de nos grands classicpies; il
avait le culte de Boileau et de Racine; il possédait les traditions du
goût et du génie littéraire de notre nation; il respectait trop la langue
française pour l'avilir par un parler bas et vulgaire; à l'école de Des-
préaux et de Desfontaines, il apprit à estimer l'office de la critique,
et, sans parler de mission ni d'apostolat, il sut toujours garder le
respect de soi-même. On ne le prendra pas à traiter de Mandrins
ceux qui l'appellent Cartouche. Dans les conjonctures les plus graves
pour lui, quand ses adversaires sont sur le point de triompher, qu'ils
ont la faveur du ministre ou l'oreille de la favorite, quand ses feuilles
peuvent être supprimées d'un moment à l'autre et qu'il ignore cha-
que soir s'il ne se réveillera pas le lendemain dans quelque prison
d'état, Fréron écrit sur les ouvrages de ses plus mortels ennemis
de ce ton uni et calme d'homme du monde, avec cette politesse de
lettré et cette pointe d'ironie souvent imperceptible qui font du
portrait de Voltaire une des meilleures pages de la littérature fran-
çaise au xviii^ siècle.
Voltaire ne pouvait être de ce sentiment. Tl entra en fureur, et
de Berlin, où il se trouvait alors, il mit en mouvement M""® Denis et
fit agir à Paris tous ses amis auprès de Malesherbes, le directeur
de la librairie. Il voulait qu'on ôtât à Fréron a le droit qu'il s'était
arrogé de vendre les poisons de la boutique de l'abbé Desfontaines. »
En d'autres termes et à défaut d'une lettre de cachet pour faire
enfermer Fréron, il demandait qu'on brisât la plume de l'audacieux
gazetier. Les amis de Voltaire étaient déjà puissans : ils arrachèrent
à Malesherbes l'ordre de suspendre les Lettres sur quelques écrits.
Mais ce qui prouve que tous les gens d'esprit n'étaient point avec
l'homme de France qui en avait le plus, c'est cette épigramme ;
La larme à l'œil, la nièce d'Arouet
Se complaignait au surveillant Jlalsherbe,
Que l'écrivain, neveu du grand Malherbe (1),
Sur notre épique osât lever le fouet.
— Souffrirez-vous, disait-elle à l'édile,
Que chaque mois ce critique enragé
Sur mon pauvre oncle à tout propos distile
Le fiel piquant dont son cœur est gorge?
(1) Fréron descendait par les ifemmes du poète Malherbe.
FRERON. 91
— Mai3, dit le chef de notre librairie,
Notre Aristarque a peint do fantaisie
Ce monstre en l'air que vous réalisez.
— Ce monstre en l'air? Votre erreur est extrême,
Repond la nièce; eli! monseigneur, lisez;
Ce monstre-là, c'est mon oncle lui-môme!
S'il faut en croire certain pamphlet du temps, c'est à Voltaire
lui-même que Frcron aurait dû de pouvoir reprendre la plume.
Voltaire en effet se vanta d'avoir « demandé sa grâce à M. de Males-
lierbes (1). » Rien ne paraît plus vraisemblable pour qui connaît
Voltaire. Il n'est point d'esprit sublime qui n'ait été plus souvent
troublé et obscurci par les fumées d'un tempérament presque tou-
jours semblable à un volcan en éruption; mais, à la première éclair-
cie, la raison et le cœur de ce grand homme reprenaient le dessus,
dominaient le tumulte des passions déchaînées et découvraient la
justice à la pure lumière de l'amour.
Les Lettres de Fréron reparurent au bout de quelques mois. Le
critique connaissait trop bien Voltaire pour croire à une longue
trêve. J'estiir.e même qu'il eût été fâché de le voir amender ses dé-
fauts, pardonner les offenses et aimer ses ennemis, car le portrait
qu'il avait fait n'eût plus été ressemblant. Fréron ne désarma pas;
il attaqua même, toujours avec une grande modération dans la
forme, mais avec plus de fermeté et de résolution que par le passé.
Les jésuites, le roi de Pologne Stanislas, la petite cour du dauphin
et de Mesdames, le poussèrent dans une voie fausse et qui n'était
pas la sienne. Le siècle devenait philosophe, c'est-à-dire incroyant,
déiste ou athée; le libre examen ébranlait les fondemens du trône
et de l'autel; dans les salons comme dans les cafés, au Palais-Royal
et dans Versailles même, on s'occupait bien plus de métaphysique
et de théories économiques que de petits vers et de tragédies.
L'Encyclopédie, c'est-à-dire la science, avait détrôné la littérature.
Dans les livres comme dans les lettres, il n'était plus question que
de philosophes et d'encyclopédistes. Voilà l'ennemi qu'on avait
signalé au critique.
Fréron eût préféré d'autres adversaires. Ainsi que les gens de
goût de l'ancienne école, il se piquait d'ignorer les sciences. La
philosophie était pour lui une disciplme d'école. Il lui semblait
aussi indécent de parler de telles choses devant les personnes du
monde que de physique ou de médecine. Quand on discutait devant
lui de l'origine de l'univers, des êtres et des sociétés, il demeurait
stupide. Il pensait en lui-même que ceux qui prenaient à cœur de
résoudre de pareils problèmes pourraient bien être fous à lier. La
solution, Fréron l'avait trouvée dès ses plus jeunes ans, lorsqu'il
(1) Correspondance générale, 22 juillet 1752.
92 REVUE DES DEUX MONDES.
étudiait au noviciat de la rue du Pot-de-Fer. Depuis il avait grandi
et oublié son rudiment. L'étrange manie qu'avaient les gens de
vouloir refaire le catéchisme ! Il y a un peu d'ahurissement dans
l'attitude de Fréron devant Diderot, D'Alembert et les autres ency-
clopédistes. Il en convient lui-même : « Je vois évidemment, écri-
vait Fréron dès 1760, qu'une nouvelle manière de penser et d'exister
s'est emparée de toutes les tètes françaises, et que les idées que
j'ai eues jusqu'à présent sont d'une absurdité à me faire regarder
comme un imbécile, un ostrogoth, un être digne de mépris, ou tout
au moins de commisération (1). » C'est bien cela, et Fréron ne sa-
vait pas si bien dire; mais voilà précisément ce qui le fâchait.
A l'égard des encyclopédistes et des philosophes, sa critique est
des plus simples : il les trouve obscurs et ne peut les entendre. Il
laisse le fond de leurs écrits et ne s'attache qu'à la forme; mais
l'ordonnance et l'économie du discours lui paraissent aussi incom-
préhensibles que la matière. Contraint de plier son esprit à ce dur
labeur, il semble qu'on le voit et l'entend soupirer, poser et re-
prendre le livre, lire, relire vingt fois la même phrase sans pouvoir
s'en tirer, et finalement s'endormir sur quelque in-folio de VEncy-
clopédie. Le réveil est terrible : c'est celui d'un magister qui se sent
pris en faute devant ses écoliers et qui à tort et à travers distribue
des pensums et des punitions. Prenons, par exemple, le discours
de réception de D'Alembert à l'Académie française. Le philosophe
avait remarqué, à propos de Descartes et de Newton, si éloquens lors-
qu'ils parlent de Dieu, du temps et de l'espace, que « ce qui nous
élève l'esprit ou l'âme est la matière propre de l'éloquence. » L'an-
cien régent de collège se réveille ici et croit se retrouver sur son
terrain : il s'agit de définir l'éloquence. Fréron objecte à D'Alem-
bert que « le propre de l'éloquence est non pas d'élever l'esprit ou
l'âme, mais de persuader et de toucher, de convaincre l'esprit et
d'émouvoir le cœur. Que ne s'en tient-on, continue-t-il, aux an-
ciennes définitions de l'éloquence, qui sont très bonnes, sans en
aller chercher de neuves qui ne sont pas justes! » Yoilà ce que c'est
que d'avoir conservé ses cahiers de rhétorique! Dans cet article,
comme en son compte-rendu des Pensées sur V interprétation de la
nature^ de Diderot, Fréron ne manque pas de reprocher au phi-
losophe « un peu d'entortillage et d'obscurité. » La faute en est
surtout à l'étude de la philosophie, qui commence à prévaloir sur
la belle littérature. Or « l'amour de la philosophie poussé à l'excès,
répétait le critique, nuit aux beaux-arts et au bon goût. » Qui se
trompe de Fréron ou des philosophes? D'Alembert voit une cause
d'élévation pour l'âme humaine dans « le contraste entre le peu
(1) L'Année littéraire, 1700, III.
FRERON. 93
d'espace que nous occupons dans l'univers et l'étendue immense
que nos réflexions osent parcourir en s'élançant, pour ainsi dire, du
centre étroit où nous sommes placés. » Cette pensée, qui est
très belle et très claire, n'a que le tort de rappeler une des pensées
les plus sublimes et les plus justement célèbres de Pascal. Fréron,
qui n'avait sans doute pas lu Pascal chez les jésuites, n'a pas l'air
de connaître le passage classique dont nous parlons. Il se trouve
encore arrêté par « l'obscurité » du texte et avoue que ses lumières
naturelles ne la sauraient percer. « Je n'entends pas trop, dit-il,
la pensée de l'auteur, lorsqu'il dit que ce qui nous anéantit nous
élève, que ce qui nous rapetisse nous rend grands. »
Il y voyait plus clair quand il avait à examiner quelque ouvrage
purement littéraire sorti de la plume d'un philosophe. Le goût très
fin et très classique de Fréron était surtout blessé par le pathos, le
ton déclamatoire et lyrique qui domine en tant de pages, d'ailleurs
fort éloquentes, de Diderot et de Rousseau. On est trop enclin à ju-
ger, par ces écrivains célèbres, de la nature véritable du style au
xviii« siècle. Montesquieu, Yoltaire, Grimm, D'Alembert, M'"*" du
Deffant, n'ont rien de cette emphase sentimentale qui n'offense pas
moins notre goût que celui de Fréron. Le critique représentait donc
la pure tradition des lettres françaises lorsqu'il écrivait, dans son
examen du Discours sur V origine et les fondemens de l'inégalité
parmi les hommes : « Après un exorde diffus, où M. Rousseau se
suppose modestement dans le Lycée d'Athènes, ayant les Platon et
les Xcnocrate pour juges , et le genre humain pour auditeur, il
élève la voix et, de ce ton qu'affecte ridiculement et en toute occa-
sion une certaine bande anséatique de prétendus philosophes, il
s'écrie : O homme, écoute j voici ton histoire (1). » Qui n'en dirait
autant de l'exorde emphatique des Pensées de Diderot sur l'inter-
prétation de la nature : « Jeune homme, prends et lis! »
Mais, à l'époque où il écrivait, Fréron devait user de tant de pru-
dence et de ménagement envers les amis des maîtresses du roi et
les puissans maîtres de l'opinion, qu'il y perdait beaucoup de ses
avantages. On avouera en effet que ce n'est pas précisément par le
génie épique ou dramatique que les encyclopédistes se recomman-
dent de la postérité. Aussi, dès que l'un d'eux publiait un poème ou
une tragédie, Fréron taillait sa meilleure plume et s'apprêtait à lui
dire la vérité. Justement, en 1757, Diderot donna au public une
grosse tragédie en cinq actes et en prose, un drame larmoyant, le
Fils îiaturel, que Fréron trouve « détestable » et considère comme
un attentat « contre le bon sens et le bon goût. » Yoilà sa pensée
vraie, non pas telle qu'il l'eût exprimée dans ses feuilles, car il ré-
(1) L'Année littéraire, 1755, VII, 37.
9& REVUE DES DEUX MONDES.
pugnait à se servir d'expressions aussi fortes, mais telle qu'il la ré-
vélait à Malesherbes dans une lettre particulière (1).
On avait déjà imprimé seize pages de la critique du Fils naturel i
Fréron avait lu l'article à mesure qu'il le faisait, et le public atten-
dait, lorsqu'il apprit que M. de Malesherbes voulait le réconcilier
avec Diderot! Ce jour-là Fréron dut croire que le chef de la librai-
rie était aussi devenu fou. Il proteste à M. de Malesherbes qu'il est
trop jaloux de lui plaire pour avoir un instant balancé sur le parti
qu'il avait à prendre : « Il suffit que vous désiriez que nous vivions
en bonne intelligence, M. Diderot et moi, pour que je m'y prête de
bonne grâce. » Mais il ne peut croire que, de la part des encyclo-
pédistes, ce désir de rapprochement soit sincère. Il soupçonne un
piège et se flatte même d'avoir éventé le complot : Diderot vise à
l'Académie ; on ne pouvait empêcher Fréron de parler du Fils na-
turel, « le seul ouvrage que Diderot ait écrit du genre de l'Acadé-
mie; » qu'ont fait les encyclopédistes? Ils ont imaginé de le rendre
l'ami de passage de Diderot, uniquement pour que sa comédie ne fût
point tournée en ridicule, « bien déterminés, ajoute Fréron, après
qu'ils auront obtenu ce qu'ils veulent pour le moment, à rire de ma
simplicité d'avoir donné dans ce piège, » Et Fréron énumère à M. de
Malesherbes toutes les raisons qu'il a de se plaindre de ces philoso-
phes qui l'ont fait mettre à la Bastille, qui lui ferment toutes les
voies aux récompenses littéraires, qu'il « croit mériter aussi bien
qu'eux pour le moins, » et qui le flétrissent dans le monde par mille
infâmes calomnies. Si l'on pensait qu'il a fait les premières avances,
on lui prêterait une lâcheté à laquelle il ne s'abaissera jamais, a Je
ne crains, s'écrie fièrement le critique, je ne crains ni M. Diderot
ni aucun de ces messieurs (2). »
Ce qui faisait reculer Fréron devant la pensée d'un rapproche-
ment avec Diderot et ses amis, c'était bien moins l'hérésie religieuse
ou politique que l'hérésie littéraire. « Diderot et les siens, disait
Fréron à M. de Malesh3rbes, sont des novateurs très dangereux en
matière de littérature et de goût, pour ne parler que de ces sujets,
les seuls qui soient de ma compétence; c'est sur eux principalement
que doivent tomber les traits de la critique. » Peut-être n'eût-il pas
tenu un langage aussi peu chrétien , aussi dégagé des intérêts su-
périeurs de la foi et des bonnes mœurs, devant la reine ou le dau-
(1) Cette lettre inédite, très belle et très curieuse, vient d'ôtrc publiée et commentée
par M. Etienne Charavay, avec le savoir exact et minutieux, le tact achevé et délicat
dont cet archiviste est coutumicr. Voyez Diderot et Fréron, documens sur les rivalités
littéraires au dix-huitième siècle. Paris, Lemerre 1 875.
(2) En répondant k ime lettre de La Condaœine (vers 1754?), Fréron disait déjà •
o ... Et vous verrez qu'un Breton n'est point fait pour sacrifier à un vil intérêt ses
sentimens et ses amis. » Mémoires et correspondances historiques et littéraires inédits,
publiés par M. Charles Nisard (Paris 1858), p. 140,
FRERON. 05
phin de France, — mais c'est qu'alors il eût été moins sincère. Nous
touchons ici au fond de sa pensée : comme tous les purs lettrés, il
s'inquiétait peu de la qualité des doctrines et ne considérait que la
façon dont les choses étaient dites. Or l'auteur du Fils naturel, qui
était déjà le père d'un gros livre érudit et ennuyeux au gré de Fré-
ron, V Encyclopédie y venait d'exposer sur le théâtre de Corneille et
de Racine une sorte de monstre sans nom, en dépit de La Chaussée,
un drame bourgeois, une comédie larmoyante, dont Boileau eût
purgé la scène française ! On juge de sa douleur quand, son article
écrit, — un article auquel il avait travaillé « plus de huit jours, »
— il crut voir se dresser tout à coup à ses côtés , souriant et lui
tendant la main, le détestable auteur d'une pièce plus détestable
encore! La fortune lui épargna cette honte et ce chagrin. Diderot
et Fréron ne se réconcilièrent point. Seulement le critique, par
égard pour M. de Malesherbes, consentit à se taire quelques mois
sur le Fils naturel. Quand on n'en paria plus, il publia son examen.
Il le fît avec une modération et une discrétion qu'il faut bien recon-
naître, et qui ne sont plus guère dans nos mœurs. « Je suis bien
sûr, disait-il en parlant du Fils naturel, de ne point blesser, dans
l'examen que j'en vais faire, les égards que mérite M. Diderot. Je
suis certain encore, d'après tout ce qu'on m'a dit de son caractère
et de sa façon de penser, qu'il est moins fait qu'un autre pour s'in-
digner avec hauteur d'une critique juste, honnête et polie. »
Dans ces derniers mots, Fréron fait allusion à la susceptibilité de
Voltaire ou peut-être de D'Alembert. Sainte-Beuve, dans un article
sur Malesherbes, a cité une lettre où ce savant demande « jus-
tice )) au chef de la librairie d'une note dans laquelle Fréron a osé
citer un de ses ouvrages. L'outrage était sanglant en effet et criait
vengeance. D'Alembert paraît ici et ailleurs encore (1) comme un de
ces apôtres de la liberté qui seraient les pires tyrans de l'humanité
s'il leur était jamais donné de la gouverner. En attendant, ces amis
du droit et de la justice persécutent leur famille (quand ils en ont
une), dénoncent leurs adversaires à l'autorité et trouvent tout na-
turel d'envoyer leurs censeurs à la Bastille. Voici cette lettre de
D'Alembert, « qui, dit Sainte-Beuve, voulant toute liberté et toute
licence pour lui, n'en souffrait aucune chez les autres : »
« Monsieur,
« Mes amis (2) me forcent à rompre le silence que j'étais résolu de
(1) Voyez, dans l'Espion anglais, le plaisant démêlé qu'eut D'Alembert, en 1755,
avec le père Tolomas, régent de rhétorique au collège de Lyon, et la lettre, d'une va-
nité si ridicule, qu'il écrivit à la Société royale de Lyon.
(2) Sainte-Beuve ajoute ici entre parenthèses : « Les amis servent toujours à. mer-
veille en ces occasionvlà, »
96 REVUE DES DEUX MONDES.
garder sur la dernière feuille de Fréron. L'auteur des Cacouacs (1), en
attaquant VEncyclopcdie en général et quelques-uns des auteurs en par-
ticulier, avait jugé à propos de ne rien dire nommément contre moi; il
a plu à Fréron de ne pas suivre cet exemple. Dans un endroit des Ca-
couacs, il est parlé de la géométrie : Fréron, en rapportant cet endroit,
a ajouté une note dans laquelle il cite un de mes ouvrages, pour faire con-
naître que l'auteur a voulu me désigner en cet endroit, quoique la
phrase qu'il rapporte ne se trouve dans aucun de mes ouvrages. Mes
amis m'ont représenté, monsieur, que les accusations de l'auteur des
Cacouacs étaient trop graves et trop atroces pour que je dusse souffrir
d'y être impliqué nommément; je prends donc la liberté de vous porter
mes plaintes du commentaire que Fréron a fait à mon sujet, et de vous
en demander justice. »
Malesherbes, qui était l'ami des philosophes, mais qui l'était en-
core plus de l'équité et de la tolérance littéraire, refusa de punir
Fréron. C'était un des principes les plus fermes de ce sage en ma-
tière de presse, que la critique littéraire devait être permise, et que
l'examen d'un livre dans lequel l'auteur n'est jugé que d'après son
œuvre est critique littéraire. Il fît pourtant quelques remontrances
à Fréron, qui répondit, au jugement de Sainte-Beuve, « avec toute
sorte d'esprit et de justesse (2). »
« Monsieur,
« Il m'est impossible de vous envoyer la note des articles encyclo-
pédiques où je suis directement ou indirectement attaqué. Je n'ai jamais
lu toute VEncyclopklie ni ne la lirai jamais, à moins que je ne commette
quelque grand crime, et que je ne sois condamné au supplice de la
lire. D'ailleurs ces messieurs me font venir à propos de botte dans les
articles les plus indifférens et où je ne soupçonnerais jamais qu'il fût
question de moi. On m'a dit qu'à l'article Cependant, par exemple, il y
avait deux traits, l'un contre Dieu, l'autre contre moi; mais l'article où
ils se sont le plus déchaînés sur mon compte, c'est l'article Critique; il
y en a mille autres que je ne me rappelle pas et mille autres que je n'ai
pas lus. »
Puis Fréron recommence la kyrielle de ses récriminations contre
les encyclopédistes qui l'ont fait mettre à la Bastille, qui se sont
efforcés de lui ôter la protection du roi de Pologne, qui ont pensé
le faire chasser de l'académie de Nancy, qui ont écrit mille horreurs
sur son compte à la cour de Lunéville, etc. Ce qui est piquant, c'est
qu'à cette date (27 janvier 1758), il y avait quatre ans que le roi
(1) Plaisanterie de Moreau contre les encyclopédistes.
(2) Sainte-Beuve n'avait public qu'une partie de la réponse de Fréron. M. Etienne
Charavay a donné la lettre tout entière dans l'excellent opuscule déjà cité.
FRERON. 97
de Prusse avait agréé Fréron pour être de l'académie de Berlin.
« Lorsque Diderot et D'Alembert le surent, prétend l'illustre cri-
tique, ils signifièrent à M. de Maupertuis qu'ils renverraient leurs
patentes si j'étais reçu. » Il faut avouer que Fréron avait de justes
sujets de n'aimer pas les encyclopédistes. En tout cas, il était dans
son droit : il avait le beau rôle ; mais vers la fm de sa lettre à Ma-
lesherbes il s'exalte trop lui-même et s'échappe à écrire :
« Ils ont beau écrivailler, s'exalter réciproquement, faire les enthou-
siastes, mettre dans leur parti des femmes et des petits-maîtres; ils ne
seront jamais que d'insolens médiocres. Je crois que je m'y connais un
peu, monsieur; je sais ce qu'ils valent, et je sens ce que je vaux. Qu'ils
écrivent contre moi tant qu'ils voudront, je suis bien sûr qu'avec un
seul trait je ferai plus de tort à leur petite existence littéraire qu'ils ne
pourront me nuire avec des pages entières de Y Encyclopédie. Ils le sen-
tent eux-mêmes, et c'est parce que leur plume ne sert pas bien leur
haine qu'ils ont recours à d'autres moyens pour se venger. A cet égard,
ils auront toujours l'avantage sur moi. J'ignore l'art des intrigues sourdes
et des basses manœuvres. »
C'est presque du délire; mais le toréador serait mal venu à se
plaindre de la fureur du taureau qu'il excite. Fréron d'ailleurs se
livre ici à tout son ressentiment dans l'intimité, dans le secret
d'une lettre confidentielle. Sa colère apaisée, la tête refroidie, il va
reprendre sa plume de critique et discuter, souvent avec une mor-
dante ironie, mais du meilleur ton, les qualités et les défauts litté-
raires des livres de Voltaire, de D'Alembert et de Diderot. On n'en
peut dire autant de ceux-ci. A la distance où nous sommes de cette
époque, et avec nos préjugés, nous avons peine à comprendre l'a-
charnement qu'ont mis ces grands hommes à poursuivre Fréron
per fas nefasque. C'est qu'il n'y a pas de grands hommes pour les
contemporains, il n'y en a que pour la postérité. L'idée que nous
nous faisons du grand homme est aussi erronée que celle qu'on
avait autrefois du génie ou de la sainteté. Il n'est rien de tel pour
dissiper les préjugés à cet égard que de lire la Correspondance de
Voltaire. Je nomme Voltaire, parce que c'est le plus beau génie de
notre xviii« siècle, l'esprit le plus vif et le plus lumineux de tous
les siècles. Ce n'était pourtant qu'un homme, — c'est-à-dire un
être pétri de vertus et de vices, d'astuce et de franchise, de vanité
et d'humilité, de malice et de bonté, d'avarice et de générosité,
d'hypocrisie et de sincérité, tour à tour d'une cruauté et d'une ten-
dresse que rien n'égale, digne ou rampant selon l'occasion, apôtre
qui par momens laisse percer les griffes du tigre, Protée rompu à
TOMB IX. — 1877. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
toutes les métamorphoses, réunissant en soi tous les contrastes
comme la nature elle-même, et, comme elle aussi, au-dessus de
tous les petits jugemens étroits, relatifs et bornés d'une morale
mesquine.
Contre Fréron, Voltaire s'est tout permis, sans scrupules, sans
remords. « Il semble que cet homme, a-t-il dit en parlant du cri-
tique, soit le cadavre d'un coupable qu'on abandonne au scalpel des
chirurgiens. » Deux ans après la lettre de Fréron à Malesherbes
que nous venons de citer, on voit paraître coup sur coup la satire
du Pauvre Diable, où Fréron, une trentaine de vers durant, est
fouetté jusqu'au sang; VÉcossaise, où le critique est rais au pilori
en plein Théâtre-Français; \q% Anecdotes sur Fréron^ que la Corres-
poiulance de Grimm elle-même appelle un « tas d'ordures détesta-
bles; » enfin le XYIII'' chant de la Purelle, où Voltaire a mis ses
ennemis en capilotade, où il nous les montre, Fréron en tête, en-
chaînés deux à deux, traversant la forêt d'Orléans : ils sont en
route pour Marseille, où ils rameront sur les galères de l'état. Vol-
taire a dit et écrit cent fois que Fréron avait été aux galères ; il a
dû finir par le croire.
L'Écossaise fut représentée le 26 juillet 1760. On connaît le
sujet et la fortune de cette comédie larmoyante, une des plus mé-
diocres de Voltaire. La toile se lève sur un café de Londres; dans
un coin, auprès d'une table sur laquelle il y a une écritoire, Fre-
lon (1) lit la gazette. Il est là comme chez lui; il donne audience
aux autjpurs et rédige ses feuilles en causant de la pièce nouvelle
avec les habitués du café. Il sèche d'envie. On donne des places
aux gens de lettres, des pensions aux officiers, des récompenses
à des inventeurs de machines. A lui, rien, a Cependant, s'écrie-t-il,
je rends service à l'état; j'écris plus de feuilles que personne, je
fais enchérir le papier... Je voudrais me venger de tous ceux à qui
on croit du mérite. Je gagne déjà quelque chose à dire du mal. Si
je puis parvenir à en faire, ma fortune est faite. » Et il fait comme
il dit. Il sert la jalousie d'une mégère, surprend les secrets d'une
famille, dénonce les gens à la police, joue le rôle d'un espion, d'un
bravo, d'un vil entremetteur. Dès la seconde scène, un personnage
s'étonne qu'on ne l'ait pas encore montré en public, « le cou dé-
coré d'un collier de fer de quatre pouces de hauteur. »
On le voit, ce n'est pas la satire d'un critique que Voltaire a mise
sur la scène. C'est un homme, Fréron, qu'il a voulu exposer au
pilori. Or, cet homme, nous le connaissons. Malesherbes lui écrit
(1) A la représentation, d'après la volonté de Voltaire (Correspondance, 25 mai 1760),
au lieu de Frelon on prononça le mot anglais wasp, «. frelon, » « guêpe. » Le critique
avait, dit-il, prié les comédiens de conserver le nom de Frelon, et môme de mettre
celui de Fréron, « s'ils croyaient que cela put contribuer au succès de la pièce. »
avec bonté et le défend contre l'intolérance et l'injustice de ses ad-
versaires; le duc de Choiseul l'emploie et le protège; le roi de Po-
logne, le dauphin, Mesdames, lui donnent maintes preuves de leur
estime; la reine enfin, Marie Leczinska, jette un moment les yeux
sur Fréron pour en faire son secrétaire des commandemens. Entre
cet homme-là, que nous voyons passer fier et le sourire aux lèvres
dans les galeries du palais de Versailles, — et la risible marionnette,
taillée à coups de serpe, qui se démène et gesticule sur le théâtre
au milieu d'une troupe d'autres fantoccini, — le contraste est trop
grand, et toute illusion dramatique s'évanouit devant tant d'invrai-
semblance. Palissot, la même année, avait donné l'exemple de ces
tristes personnalités en mettant sur la scène, dans sa comédie des
Philosophes, Diderot, D'Âlembert et Jean-Jacques Rousseau. Mais
Palissot a écrit une bonne pièce, quoiqu'un peu froide, pleine de
vers bien venus, légers et spirituels. UÉcossaisc, que Voltaire se
vante d'avoir « barbouillée en moins de huit jours, » n'est qu'une
pochade dans le genre anglais. Si l'on excepte Fabrice, le maître
du café, et Polly, la suivante de Lindane, tous les autres person-
nages sont dignes des tréteaux de la foire.
Je conçois que Fréron, qui avait le courage de son état, n'ait
pas craint de venir à la première représentation de VÉcossaise. Ce
n'est certes point à son déshonneur qu'il assista ce jour-là. Un plus
grand que lui venait de s'abaisser, de descendre à la platitude des
farces du boulevard. On dit que Fréron s'amusa fort, encore qu'il
fût outré dans le fond; mais, la pièce finie, il fallait la juger. Fréron
était en verve; il fit œuvre de maître ouvrier. La copie terminée fut
envoyée au censeur; on la renvoya au critique couverte de ratures,
et l'on sait sur quelles parties portent d'ordinaire les corrections
des censeurs. Fréron passa par une de ces crises qu'ont traversées
presque tous ceux qui font métier d'écrire pour le public. Il fut in-
digné, hors de lui; à son tour il demanda justice, écrivit lettres
sur lettres à Malesherbes.
« C'est bien la moindre des choses, disait Fréron, que je réponde
par une gaieté à cet homme qui m'appelle fripon, cocpdn, ifnpu-
clent... J'ai recours à votre équité, monsieur; on imprime tous les
jours à Paris cent horreurs; je me flatte que vous voudrez bien me
permettre un badinage. Le travail de mon Année littéraire ne me
permet pas de faire de petites brochures détachées; mon ouvrage
m'occupe tout entier... Mes feuilles sont mon théâtre, mon champ
de bataille; c'est là où j'attends mes ennemis et où je dois re-
pousser leurs coups...
« Quoi ! il sera permis à ce malheureux Voltaire de vomir la ca-
lomnie, il sera permis à cet infâme abbé de La Porte de me dé-
chirer dans ses feuilles, il sera permis à ce tartuffe de Diderot, à ce
100 REVUE DES DEUX MONDES.
bas flatteur Grimm, d'aller au parterre de la Comédie, le jour de la
première représentation de VÉcossaise, exciter leur cabale et leur
donner le signal de l'applaudissement, et je ne pourrai jeter sur
mes vils ennemis un ridicule léger! » (31 juillet 1760.)
A la fin Malesherbes céda. Il comprit, comme il l'écrivait au cen-
seur, que « le pauvre Fréron était dans une crise qui exigeait quel-
que indulgence. » La haute équité du directeur de la librairie nous
a ainsi conservé un des meilleurs articles de journal qui se puisse
lire en notre langue : je veux parler de la Relation d'une grande
bataille (1). Fréron, qui n'a jamais eu plus d'esprit, je dis du meil-
leur, du plus brillant et du plus fin (2), que dans ces pages, a
caractérisé sous des noms légèrement travestis les principaux chefs
de l'armée philosophique qui, à la première de l'Écossaise, envahit
le parterre de la Comédie-Française.
L'avant-garde était conduite par une espèce de savetier^ appelé
Biaise, qui faisait le diable à quatre, c'est-à-dire par Sedaine, au-
teur des opéras-comiques connus sous ces titres. Le redoutable
Dortidius (Diderot) était au centre de l'armée : « Son visage était
brûlant, ses regards furieux, sa tête échevelée, tous ses sens agités
comme ils le sont, lorsque, dominé par son divin enthousiasme, il
rend ses oracles sur le trépied philosophique, » Là, au centre de
l'armée, était l'élite des troupes, tous ceux qui travaillent à ce
grand dictionnaire dont la suspension fait gémir l'Europe (3), les
typographes qui l'ont imprimé, les libraires qui le vendent et les
garçons de boutique. A l'aile droite se tient le prophète de Boëhmis-
broda ou Grimm ; la gauche a pour chef le pesant La Morlière. Un
corps de réserve, formé de laquais et de savoyards en redingote,
recevait l'ordre d'un « petit prestolet » (l'abbé de La Porte), que
Fréron déchire avec tout l'entrain d'un ancien collaborateur.
Après chaque acte, le général Dortidius dépêche un courrier aux
graves sénateurs de la république des philosophes, à Tacite et à
Théophraste, c'est-à-dire à D'Alembert et à Duclos, qui n'avaient
point voulu exposer dans la mêlée leurs augustes personnes et at-
tendaient, tourmentés d'une noble inquiétude, dans le jardin des
Tuileries. L'aide-de-camp chargé du message était Mercure, u Mer-
cure exilé de l'Olympe et privé de ses fonctions périodiques » (en-
tendez Marmontel à qui l'on venait de retirer le brevet du Mercure).
Bientôt l'armée victorieuse déboucha par le pont Royal au bruit
(1) L'Année littéraire, 18G0, V, 209 et suiv.
(2) Je le dis aj rès Sainte-Beuve, qui, quoiqu'il n'ait jamais écrit d'étude sur Fré-
ron et qu'il paraisse même partager plus d'un préjugé vulgaire à l'endroit de ce cri-
tique, n'a pas laissé de le louer et de lui donner le beau rôle en toute cette affaire de
l'Écossaise. Voyez Causeries du Lundi, II, 108-9.
(3) Cette phrase malheureuse est de Voltaire.
FRERON. 101
des trompettes et des clairons (le nom de la grande actrice, de
l'amie de Voltaire et de Marmontel , ne pouvait manquer à la
fête!). Le sénat philosophique fut entouré des vainqueurs couverts
de sueur et de poussière, qui criaient : Victoire 1 victoire ! Dortidius
raconte la bataille, « d'un style sublime, mais inintelligible ». Après
commence la distribution des récompenses aux guerriers qui se
sont le plus distingués : les sénateurs tendent la main à l'un, sou-
rient agréablement à l'autre, promettent à celui-ci un exemplaire
de leurs œuvres, à quelques-uns des places de courtier dans VE}î-
cydopcdîe, à tous des billets pour aller encore à V Écossaise gratis.
Le soir il y a banquet, feu d'artifice, concert de musique italienne,
intermèdes bouffons, illuminations à la façade de tous les hôtels des
philosophes et bal philosophique qui dure jusqu'au matin. En se
retirant, les sénateurs ordonnent qu'on ait à s'assembler aux Tuile-
ries, sur les six heures du soir, pour chanter un Te Voltarium.
III.
Voltaire ne rit pas longtemps. Ce n'était pas son compte que
Fréron s'amusât à VÉcossaise. Il ne connut qu'assez tard à Ferney
la nouvelle de la première représentation. Quelques jours après, il
écrivait à M™^ Du Deffant, en la raillant sur son goût pour les
feuilles de Fréron : « On dit que l'Écossaise, en automne, amène la
chute des feuilles (1). » Le mot était joli, mais il n'était pas d'un
prophète. Jamais les feuilles de Fréron ne furent plus lues, et l'on
voit que ce n'était pas seulement par les dévots. D'Alembert témoi-
gne aussi qu'il a été plus d'une fois témoin du goût très vif de
M"' Du Deffant pour les articles de Fréron : elle en citait surtout
avec éloge les méchancetés qui regardaient Voltaire. « Est-il pos-
sible, écrivait l'auteur de la Ileuriade à Marmontel, qu'il y ait en-
core quelqu'un qui reçoive Fréron chez lui? Ce chien, fessé dans la
rue, peut-il trouver d'autre asile que celui qu'il s'est bâti avec ses
feuilles? » Or il était vrai que l'on continuait à recevoir Fréron dans
la plus haute société et chez les ministres; le critique allait souvent
à Versailles pour faire sa cour à la reine, à la dauphine et à Mes-
dames, qui l'honoraient de leur bonté. Le duc de Choiseul, qui
protégeait décidément le journaliste, s'était adressé à lui pour ré-
pondre à une ode de Frédéric contre le roi. Enfin, loin de rentrer
sous terre, ce gazetier maudit venait, toujours en se jouant, et par
manière de badinage, de porter un coup terrible au patriarche.
Voici à quelle occasion. Au commencement de l'année i7G0, Fré-
ron avait sollicité des comédiens français une représentation d'une
(1) Correspondance, 6 auguste 1760.
102 REVUE DES DEUX MONDES,
des pièces de Corneille en faveur d'an liéritier obscur de ce grand
nom, dont toute la ressource était un emploi de 50 francs par mois.
Cet homme avait une fille unique âg:ée de seize ans qu'il mit en
pension à l'abbaye de Saint-Antoine, grâce au produit de la repré-
sentation de Roclogune. Mais, la pension n'ayant plus été payée, la
jeune fille fut recueillie chez Titon du Tillet, en attendant que l'oc-
casion se présentât de lui faire un sort honnête. C'est dans cette
maison que la connut le poète Le B;;un. Il en écrivit à Voltaire, qui
s'empressa d'appeler auprès de lui la petite-nièce (et non la petite-
fille, comme le répète volontiers Voltaire) du grand Corneille. Il est
impossible de déployer plus de bonne grâce, de montrer plus de
cœur et de sensibilité qu'en fit paraître Voltaire. Cette jeune fille,
il ne la traita pas seulement en galant homme, il l'entoura de soins
délicats et veilla sur elle avec une sollicitude et une tendresse de
père; mais enfin il n'était pas fâclié d'avoir recueilli chez lui la pe-
tite-nièce de Corneille. Ce que Fréron avait fait pour le descendant
du poète disparaissait dans l'éclat du sacrifice qu'ofTrait le pa-
triarche aux mânes du grand tragique. En outre il faisait pièce aux
jésuites, aux dévots,, aux ministres, à l'Académie, à cette France
ingrate, oublieuse de ses plus beaux génies.
Le Brun adressa une ode à Voltaire, VOmbre du grand Corneille,
où les éloges se montaient à un ton vraiment pindarique. Malheu-
reusement il règne en toute cette ode un désordre de pensées et
une incohérence de langage non moins pindariques. Fréron consacra
une Lettre de son Année littéraire de 1760 à l'examen de cette pièce
lyrique, qui parut en brochure, avec des lettres de Le Brun et les
réponses de VoUaire en faveur de la petite-nièce de Corneille. Je
ne citerai qu'une remarque critique de Fréron pour montrer l'utilité
de l'office qu'il a si vaillamment rempli : « Le poète veut peindre la
triste situation de M"* Corneille (1); il dit entre autres choses :
Et d'un astre d'airain l'inflexib'-e vengeance
Lui versant l'iadigencc
Trempa ses jours amers dans l'urne des mallieurs.
« Vin flexible vengeanee d'un astre d'airain qui verse Vindigenee
et qui trempe les jours amers de M^'' Corneille dans l'urne des mal-
heurs! Si ce n'est pas là du beau, c'est du moins du neuf; mais ad-
mirez avec moi, monsieur, l'admirable combinaison de toutes ces
idées. Un astre d'airain! Cet astre ne doit pas être fort lumineux;
d'ailleurs, si cet astre est d'airain, il ne doit rien verser, etc. »
Je ne sais si beaucoup de poésies lyriques résisteraient à une
(1) Ode et lettres à M. de Voltaire en faveur de la famille du grand Corneille et la
rcponse de M. de Voltaire. Genève et Paris, Duchesne, 17G0. Réimprime à la suite de
la seconde partie de la Wasprie, Berne, 17G1.
FKÉRON. 103
critique aussi exigeante et raisonnable. Je veux le croire ; mais ce
qui n'est point douteux, c'est que l'ode de Le Brun était détestable.
Il fallait le dire, et il y avait à cela quelque courage, puisque Vol-
taire louait publiquement , dans une lettre imprimée, les vers de
ce poète, qu'il décriait en secret : « Je vous ferais attendre ma ré-
ponse quatre mois au moins (il est vrai que l'ode avait trente-trois
strophes!), ei je prétendais la faire en aussi beaux vers que les vô-
tres. » Ce sont là de ces complimens obligés qui ne tirent pas à
conséquence. En réalité, Voltaire était de l'avis de Fréron. Au cours
d'une lettre à M'"'' d'Argenta), il avoue que « l'ode est bien longue »
et « qu'il y a de terribles impropriétés de style. » M. Le Brun est
son ami, donc Fréron est « un infâme, » un « chien enragé qu'en
bonne pohce on devrait étouffer, etc. » Sacer csto.
Voltaire désirait très foit de lire la critique de Fréron sur l'ode
de Le Brun (1). Il la demande sans cesse et presse tous ses amis de
Paris de la lui envoyer, a iN'aurai-je point la feuille contre M. Le
Brun, contre M"*" Corneille et contre moi? » Il ne la reçut que le
30 janvier, et ce fut Le Brun qui la lui fit tenir. Voici ce qu'il
y lut :
« Vous ne sauriez croire, monsieur, le bruit que fait dans le monde
cette générosité de M. de Voltaire. On en a parlé dans les gazettes, dans
les journaux, dans tous les papiers publics, et je suis persuadé que ces
annonces fastueuses font beaucoup de peine à ce poète modeste, qui
sait que le principal mérite des actions louables est d'être tenues se-
crètes. Il semble d'ailleurs par cet éclat que \l. de Voltaire n'est point
accoutumé à donner de pareilles preuves de son bon cœur, et que c'est
la chose la plus extraordinaire que de le voir jeter un regard de sensi-
bilité sur une jeune infortunée; mais il y a près d'un an qu'il fait le
même bien au sieur L'Écluse, ancien acteur de TOpéra-Gomique, qu'il
loge chez lui, qu'il nourrit, en un mot qu'il traite en frère. Il faut
avouer qu'en sortant du couvent M*^^ Corneille va tomber en bonnes
mains. »
Tout cela, il faut en convenir, est touché à point et de ce toui'
(l) Le BruD, sûr de l'impunité (il était secrétaire des commandemens du prince de
Conti), se déchaîna avec une incroyable violence contre Fréron dans deux gros pam-
phlets aujourd'hui oubliés : la Waxprie ou l'Ami Wasp (en deux parties, Berne, 1761)
et l'Ane littéraire, ou les âneries de maître Aliboron dit Fréron (1761). La Wasprie,
que j'ai lue d'un bout à l'autre dans l'espoir d'y découvrir quelques traits de n.œurs ou
de caractère conccrn:mt Fréron, n'est qu'une longue invective, un torrent d'injures
grossières où le critique est appelé filou, bipède, chiffonnier littéraire, cuistre h} ber-
nois, etc., le tout enjolivé d'innombrables citations grecques et latines à l'effet de prou-
ver que les poètes d'Athènes et de Rome ont tous dit avant Le Brun ce que Fréron s'est
permis d'appeler du galimatias double.
lOZi REVUE DES DEUX MONDES.
qui fait tout passer. Si c'avait été un autre que Fréron, si c'avait
été Voltaire lui-même, par exemple, qui eût écrit contre un adver-
saire cette page d'une ironie si vive et d'une médisance si achevée,
le patriarche l'eiit trouvée de bonne guerre; mais il n'est plus
question de littérature. Cette fois Fréron mérite bien « le carcan. »
Voltaire bondit de joie à l'idée que son ennemi est enfin dans ses
mains. Un libelle diffamatoire! Il n'a que quatre lignes; mais n'im-
porte. Fréron s'est attiré une affaire qui va le conduire devant le
lieutenant criminel. Voltaire le croit; c'est chose assurée. Vite, une
procuration du père de Marie Corneille, une autre procuration du
sieur L'Écluse, le dentiste persécuté, calomnié, qui tantôt est bien
un ancien acteur de l'Opéra-Comique, et tantôt n'est plus que le
cousin de celui qui a monté sur le théâtre de la foire (1). Voltaire
est si préoccupé qu'il présente L'Écluse à Le Brun dans ces deux
personnages, et cela à deux jours de distance (2)! Voltaire se
promet d'intervenir au procès. On va écrire au chancelier et faire
agir tous les ministres, le parlement, le comte de Saint-Florentin,
le prince de Conti, le lieutenant de police Sartine, etc. Voici déjà
un éloquent certificat de M""^ Denis, cette « respectable veuve d'un
gentilhomme mort au service du roi, » que Fréron (qui s'en serait
douté?) a désignée comme une danseuse de corde! La nièce de Vol-
taire, cette grosse personne qui se piquait de littérature, comme
on sait, a rédigé d'un bout à l'autre une éloquente protestation.
Cela commence ainsi : « Je me joins au cri de la nation contre un
homme qui la déshonore, » et finit par ces paroles mémorables :
« Si cette insolence n'était pas réprimée, il n'y aurait plus de fa-
milles en sûreté ! »
Quelle comédie! Elle ne pouvait finir d'une façon tragique. Males-
herbes protégeait « le monstre. » A Paris, rien ne bougeait. La
Tournelle criminelle tenait ses trois audiences par semaine, on ex-
posait en place de Grève force misérables condamnés au carcan,
le fer rouge du bourreau marquait de fleurs de lis des troupeaux
de galériens; mais il n'y avait pas d'apparence que Fréron fût au
nombre de ces malheureux. Bientôt Voltaire lui-même désespère
d'obtenir justice. « Plus j'y fais réQexion, écrit-il au poète Le Brun
(19 février 1761), plus je suis sûr, monsieur, que nous ne trouve-
rons personne à Paris qui prenne intérêt à M"* Corneille et à son
nom. » C'est une chose « honteuse » que M. de Malesherbes sou-
(1) Les pièces de rOpéra-Comique étaient représentées sur deux théâtres situés, l'un
dans le cul-de-sac des Quatre-Veats, faubourg Saint-Gormain, à côté de la foire, et
l'autre dans le préau de la foire Saint-Laurent, du côté du faubourg Saint-Martin : ils
n'étaient ouverts que pendant le cours de ces doux foires.
(2) Correspondance, 30 janvier (cf. IG janvier) et 2 février 1761.
FRERON. 105
tienne Fréron; mais il le protège, il faut s'y résigner. Dans les pre-
miers jours d'avril, Voltaire n'exige plus qu'une « rétractation, »
un simple « désaveu » de la part de Fréron. Le critique ne ré-
tracta rien et n'avait rien à rétracter. Voltaire avait bien choisi son
heure, en vérité! En ce moment, il répandait, par milliers d'exem-
plaires, un pamphlet des plus injurieux contre Fréron, ces A?iec-
dotcs sur Fréron écrites par un homme de lettres à un magistrat qui
voulait être instruit des mœurs de cet homme. J'ai déjà dit que
Grimm lui-même appelle ce plat libelle « un tas d'ordures. » Vol-
taire, qui en rougissait un peu, l'attribuait tantôt à Thieriot, tantôt
à La Harpe (1). Son impuissante colère contre le gazeiier tour-
nait en aigreur contre Malesherbes. Dans la r&ncune comme dans
la haine, il lui arrive souvent de perdre toute mesure. Il osait écrire
que, s'il hésitait à lui rendre justice, le chef de la librairie « par-
tagerait l'infamie de Fréron , » et que, si le nom de Fréron était
celui du dernier des hommes, le nom de Malesherbes serait à coup
sûr l'avant-dernier (2).
Quelques années plus tard , après la réhabilitation de Calas, le
feu de la discorde se ralluma. Fréron, avec une malice vraiment
diabolique, s'amusa du ton et des prétentions de Voltaire en cette
affaire. Il remarqua finement que le patriarche était de celte famille
de justiciers (elle existe encore) qui croient toujours à la vertu des
accusés, jamais à celle des juges! Certes Fréron est enchanté, avec
toute l'Europe, que les Galas soient réhabilités. Il parle même, tou-
jours avec l'Europe, de la bonté et de la naïveté des sentimens de
Voltaire, mais il n'y croit guère. Qu'est-ce que le patriarche a vu
dans cette affaire? Un sujet tragique. « Voilà d'abord sa tête poé-
tique qui s'échauffe; qu'on ne s'y trompe pas, ce n'est pas tant un
sentiment d'humanité que celui de ranimer son existence et de faire
parler de lui qui l'a transporté dans cette occasion (3). »
On imagine la fureur de Voltaire quand ces lignes furent mises
sous ses yeux. A quelles extrémités ne se serait-il point porté contre
Fréron, s'il avait seulement eu le crédit du plus mince courtisan de
Versailles! Peut-être est-il bon que les hommes de génie, ces mor-
tels irritables, soient d'ordinaire impuissans et désarmés. S'ils
trouvent jamais la fameuse formule qui doit leur livrer le secret de
l'univers et les élever au rang des dieux, c'en sera fait de la cri-
tique et surtout des critiques. Mais non; Voltaire n'eût point écrasé
Fréron, dont malgré tout il estimait le jugement littéraire. On con-
naît d'ailleurs sa célèbre boutade contre Jean-Jacques. Fréron ju-
(1) Elles doivent avoir été, sous une première forme, l'œuvre de l'abbé de La Portât
(2) Correspondance, 6 avril 17G1.
(3) V Année littéraire, 1765, III, 156.
106 REVUE DES DEUX MONDES.
geait bien Voltcaire quand il se persuadait que, s'il lui fût arrivé
quelque accident fâcheux, le patriarche lui eût donné le couvert;
« bien plus, il n'en dirait rien, à condition toutefois que le journa-
liste s'engagerait à ne plus outrager dans sa personne le génie, la
raison, les lumières, le bon goût, la vertu, les talens, etc. »
Cette ironie, pour être cruelle, en est-elle moins légère et de cette
finesse aiguisée qui rappelle l'aimable persiflage de Lucien? Qui
donc, au dernier siècle, a mieux connu Voltaire? qui l'a pénétré plus
avant (1)? Ce n'est pas que Fréron fût un psychologue accompli. Il
avait trop peu réfléchi : il est superficiel et n'a aucune idée des
mystères de l'âme humaine; mais il a des instincts presque infail-
libles : il chasse de race. On peut trouver qu'il incline trop à cher-
cher dans des vues intéressées le principe de nos actions. Je le
veux bien, mais à la condition qu'on nous démontre qu'il a tort.
La conduite de Voltaire dans l'affaire de Calas n'était pas inspirée
par des motifs aussi simples que Fréron se le figurait : il était pour-
tant plus près que personne de la vérité, et cela par une sorte d'in-
tuition inconsciente.
IV.
Fréron, qui avait perdu sa première femme en 1762 (2), songea
à se remarier. Il se rappela qu'il avait en Bretagne, dans la famille
des Roy ou, à laquelle il était allié par sa mère, une jeune et ai-
mable cousine qui pourrait élever ses deux enfans et tenir sa mai-
son. Anna ou Annétic Royou, comme il l'appelle, n'avait que seize
ans; elle était fille du procureur fiscal de la baronnie de Pont-
l'Abbé, petite ville maritime à quelques lieues de Quimper-Corentin.
Il y avait loin en ce temps-là de Paris aux côtes de l'Armorique.
Fréron annonçait chaque semaine sa prochaine arrivée à Pont-
l'Abbé, mais, dans le temps où il se disposait à partir, les affaires
(quelquefois aussi d'horribles coliques d'entrailles) semblaient se
donner le mot pour le retenir dans la capitale.
Ainsi, en juillet 1766, Fréron était tout occupé de corriger un
mémoire important que le duc de Choiseul lui avait fait porter. Ces
« occupations extraordinaires » lui rapportaient autant et quelque-
fois plus que son travail périodique (3), comme il le mande lui-
(1) Il faut surtout lire le portrait de Voltaire qui parut dans r Année littéraire de 1760.
(2) Voyez la curieuse lettre de coûdolcance de Piron à Fréron, qui lui avait envoyé
un billet d'enterrement, et la réponse du critique au poète. OEuvres inédites de Piron,
p. 200.
(3j L'Année littéraire paraissait tous les dix jours, c'est-à-dire le 10, le 20 et le der-
nier jour de cUaque mois, par caLier de trois feuilles d'i apression ou de 72 pages; il y
fRERON, 107
même à M. de Kerliézec, beau-frère de M. Royou : « Mon voyage
de Bretagne de l'année dernière et ma maladie, lui écrivait-il,
m'ont fait perdre plus de trois cents louis d'or. » Cn lit en effet
dans la Correspondance de Grimm (J) que Fréron avait été recueillir
en Basse- Bretagne la succession d'mie nièce. Cet héritage passait
pour être assez considérable, « vu le trafic lucratif que la défunte
faisait de ses charmes dans les ports les plus fréquentés de la pro-
vince. ') INéanmoins Fréron regrettait la perte de ses trois cents louis
d'or. Et cela se conçoit lorsqu'on songe qu'il avait à Paris une mai-
son montée sur le plus grand pied, avec laquais, chaise de poste et
maison de campagne. Il est vrai qu'il eut pendant quelques années
un revenu d'environ Zi 0,000 livres de rente. Il demeurait toujours
dans cet appartement de la rue de Seine où il avait dépensé pour
plus de 30,000 livres en dorures (2). 11 y tenait table ouverte,
comme un fermier-général, et donnait dans un luxe ruineux, a C'é-
tait une profusion, un désordre, un gaspillage incroyable : il est vrai
que rien n'était si gai que ces soupers, dit un contemporain (3). J'ai
vu quelqu'un qui a été longtemps un convive assidu de ces orgies,
et qui avoue que c'est le temps le plus heureux de sa vie. En effet,
tous étant gens de beaucoup d'esprit, un sot n'aurait pu se plaire
en pareille compagnie, et les femmes même qui y étaient admises
et en faisaient l'âme devaient nécessairement avoir une tournure
analogue à celle de la société. » Je dois dire que sur ce dernier
point on ne sait rien. Ce qu'on sait mieux, c'est le tour de licence
que prenaient parfois les amusemens de cette sociéié. On peut lire
dans V Espion anglais le récit d'une mystification (au sens étymo-
logique du mot) un peu écœurante que Fréron et son monde firent
subir au petit Poinsinet, comme on appelait le cousin du traducteur
ô!Anacréon. Je sais bien qu'il s'agissait de Poinsinet, le plus vain
et le plus naïf des petits auteurs du siècle. Mais la farce rabelai-
sienne dans laquelle Fréron joua ce jour-là le principal rôle n'était
guère plus alors qu'aujourd'hui dans le goût de la bonne compagnie.
avait tous les trois mois un double cahier, soit, au bout de l'année, 40 cahiers ou huit
volumes complets. La liste des collaborateurs de Fréron est fort longue. Outre l'abbé
de La Porto, on cite l'abbé Du Port du Tertre, PaUssot, de Caux, Louis, d'Arnaud de
Baculard, Bret, Bergier, Patte, Poinsinet, Le Roi, etc.
(1) A la date du 1" octobre 1765.
(2) Fréron était locataire du sieur Le Lièvre, apothicaire distillateur du roi, et inven-
teur de ce Baume de vie, qu'il a vingt fois célébré en vers et en prose dans son Année
littéraire. V'oyez 1755, V, 25; 1756, II, 67; IV, 262, etc. JI ne se peut rien imaginer de
plus burlesque que ces annonces du Baume de vie, qui guérissait tous les maux
comme certains remèdep, mais qui était moins iaoffensif quand, à l'exemple de Fréron,
on en prenait avec excès.
(3) L'Espion anrjlais, 111, 168.
108 REVDE DES DEUX MONDES.
Le samedi 23 août 1766, Fréron s'échappe enfin de Paris, se jette
dans un chaise de poste à deux places, son domestique à côté de lui
et Thérèse entre eux deux, passe par Quimper, où il arrive le jeudi
28, vers cinq heures du soir, pour prendre une cousine, la met dans
sa voiture en même temps que le domestique monte à cheval et
court devant les trois chevaux de la chaise, et arrive enfin à Pont-
l'Abbé. La noce eut lieu dans les premiers jours de septembre. Dès
le 10 de ce mois, Fréron est à Quimper avec sa jeune femme. Le
père et la mère du critique étaient certainement morts, car il n'est
point question d'eux. Le pauvre joaillier et sa femme n'ont pas
même un souvenir de leur enfant. Cependant Fréron possédait tou-
jours cette maison de la rue Obscure où s'étaient passées ses pre-
mières années. Il la louait et sans doute la visita. Il décrit dans le
plus grand détail l'accueil vraiment très bon, très empressé et très
brillant que lui firent ses compatriotes. Ce ne sont, durant huit
jours, que grandes mangeries, fêtes, dîners, soupers, où assiste
tout Quimper, chez l'évêque, chez le procureur du roi, au collège
des jésuites.
Fréron est enchanté de sa femme : elle réussit très bien dans le
monde; elle a le maintien le plus honnête et le plus aimable. Mais
sait -on ce qui dans son Annélic lui plaît par-dessus tout, ce qui
paraît même l'avoir agréablement surpris, comme s'il n'y comptait
pas ? Le voici : « Je suis encore bien content d'elle par rapport au
manger; elle s'est modérée dans tous ces grands repas, et n'a pas
eu jusquà présent la plus légère incommodité. » On sent que Fré-
ron admire une si haute vertu et désespère d'atteindre à tant de
perfection. Au reste, il n'y a plus lieu d'être surpris des « coliques
d'entrailles » qui le torturaient sans doute à Quimper comme à Pa-
ris, lorsqu'on sait ce qu'il mangeait entre les repas sans nombre
qu'on lui faisait faire dans sa ville natale. Il représente naïvement
à sa belle-mère qu'elle lui a envoyé de Pont-l'Abbé des crêpes qui
n'étaient pas bonnes : il les avait trouvées trop épaisses, trop grasses
et pas assez sucrées. « Nous vous serons bien obligés, écrit-il, si
vous voulez bien nous en envoyer vingt-quatre douzaines et recom-
mander à la crêpière qu'elles soient meilleures ! » Fréron retourna
à Pont-l'Abbé, puis revint à Paris.
Tous ces faits, qui sont de la plus grande exactitude, puisqu'ils sont
tirés des lettres mêmes de Fréron, publiées par M. Du Chatellier,
mettent à néant les calomnies insensées de l'avocat Royou contre
Fréron , son beau-frère. Il fallait être aussi aveuglé par la haine
que l'était Voltaire pour accueillir sérieusement le mémoire que cet
homme lui envoya de Londres au commencement de l'année 1770.
On y voit Fréron, trois jours après son mariage, dissiper à Brest avec
FRERON. ^09
des bateleuses les 20,000 livres de dot d'Annétic. Il revient à Pont-
l'Abbé dans un assez fâcheux état et implore de son beau-père quel-
ques écus pour se rendre à Paris; mais il n'était pas à Alençon que
déjà sa bourse était vide. Il dut faire « le reste de la route jusqu'à
Paris comme les capucins, et ne donna pour toute voiture à sa
femme qu'une place sur un peu de paille dans le panier de la voiture
publique! » Plaintes de l'infortunée Annétic. Arrivée du frère à Pa-
ris pour s'informer si sa sœur était aussi cruellement traitée qu'elle
le marquait. iNoire trahison de Fréron qui, sachant que son beau-
frère a été compromis dans l'affaire de La Ghalotais, obtient une
lettre de cachet pour le faire enfermer et vient l'arrêter lui-même,
escorté d'un commissaire. Le seigneur de Ferney, qui, comme il le
répétait sans cesse, ne pouvait s'accoutumer avoir « un Fréron pro-
tégé, » et qui trouvait d'ailleurs fort mauvais que ce gazetier n'eût
pas encore été pendu (1), éprouva une vive joie à la lecture de cet
incroyable factum d'avocat. Il le communiqua sur-le-champ à D'A-
lembert et à quelques autres, afin d'avoir l'avis de Duclos avant de
rien faire. Duclos s'informa d'abord auprès de diverses personnes de
Bretagne qui étaient à Paris : toutes lui assurèrent que ce Royou
était, à la vérité, un homme de beaucoup d'esprit, « mais un très
mauvais sujet (2). » On écrivit en Bretagne pour avoir plus de dé-
tails. Dans l'intervalle, D'Alembert et Duclos exhortaient Voltaire à
aller, comme on dit, bride en main. Le 27 avril, Duclos avait terminé
son enquête, et Voltaire savait à quoi s'en tenir sur le compte de
Royou : il n'en parla plus.
Ce mémoire, s'il est bien authentique, est un de ces coups de
tête, véritables accès de délire, qui ne sont pas rares dans la vie de
Corentin Royou. Je dois ajouter que ce personnage épousa la fille
de Fréron en 1791. Le fils du critique, Stanislas Fréron, l'ami de
Camille Desmoulins, qui fut député à la convention, qui vota la mort
de Louis XVI, qui terrorisa Marseille et Toulon et alla mourir obscu-
rément à Saint-Domingue, à la suite de Pauline Bonaparte, était
une sorte de fou du même genre. On pourrait citer vingt actions
qui témoignent d'une dégénérescence intellectuelle et morale fort
avancée chez les Royou et chez le dernier des Fréron.
L'illustre critique commençait lui-même à se survivre. Ses feuilles,
qui avaient eu longtemps un cours prodigieux à Paris et dans les
provinces, étaient déjà moins lues. Les numéros de VAnnce litté-
raire paraissaient moins régulièrement encore qu'autrefois. Le pu-
blic criait à la négligence, devenait exigeant, se plaignait. La len-
(1) Correspondance, 16 juillet 1770, 11 auguste 1770 et passtw.
(2) Correspondance avec D'Alembert, 12 avril 1770.
110 REVUE DES DEUX MONDES.
teur d'esprit bien connue du critique n'était peut-être pas la seule
cause de ces retards. En tout cas, Fréron révélait à ses lecteurs un
secret bien curieux dans les premières pages de F Année littéraire
de 1772. Il prétend que, désespérés de ne pouvoir faire supprimer
son journal, les philosophes avaient formé le projet de le faire tom-
ber. Voici comment. Il avait été convenu, entre Fréron et le chef
de la librairie, que le critique ne connaîtrait pas le nom de son
censeur. Fréron remettait ses articles à une personne chargée de les
porter au censeur. Pendant plusieurs années, l'Aristarque s'applau-
dit de cet arrangement; mais, l'ofilcieux médiateur s'étant démis de
son emploi, un autre prit sa place. « J'ignorais, dit Fréron, qu'il
fût l'ami de mes ennemis; ils lui firent part d'un moyen neuf et ad-
mirable qu'ils avaient imaginé pour dégoûter le public de mon ou-
vrage : c'était de me renvoyer tous les articles un peu saillans sans
les faire voir au censeur, en me marquant que ce dernier leur refu-
sait son approbation. » Ainsi toutes les fois que Fréron s'avisait de
s'égayer aux dépens de quelque grand ou petit philosophe, le nou-
veau facteur lui rapportait ses extraits en lui confiant d'un air tou-
ché que le censeur ne voulait pas en entendre parler. Fréroa ras-
sembla tous les articles qu'on avait impitoyablement proscrits; il les
porta au chef de la librairie en le suppliant de lui faire rendie jus-
tice. Le censeur protesta que jamais il n'avait vu ces articles, et
qu'il n'y trouvait rien de répréhensible. Cette histoire paraîtra sans
doute bien extraordinaire; elle n'est pas invraisemblable. Les phi-
losophes avaient plus d'un Damilaville dans l'administration, et
surtout au département de la librairie. Plus on approche de la
révolution , plus la secte des philosophes, si j'ose dire, se répand et
s'organise en silence à la manière d'une autre compagnie de Jésus. Le
but était le même au fond : il s'agissait d'instruire et de convertir.
Il serait facile d'indiquer dans l'une comme dans l'autre société des
profès, des coadjuteurs, des scolastiques, des novices et même des
facteurs, s'il fallait en croire Fréron. Ce qui donne du poids à son
témoignage, c'est que ses révélations ont passé sous les yeux du
censeur avant que d'être publiées, et qu'elles mettaient directe-
ment en cause le directeur de la librairie.
Peut-être aussi , avec la vieillesse qui s'approchait et les longues
souffrances d'un état valétudinaire, Fréron ressentait-il pins vive-
ment les humiliations, les avanies auxquelles il était chaque jour
exposé comme le premier folliculaire venu. On se représente diffi-
cilement ce qu'était, il y a un siècle, la condition sociale d'un cri-
tique, d'un précurseur de Sainte-Beuve. Ce n'est pas seulement
Voltaire qui, dès qu'on ne loue point les mauvaises tragédies de
ses amis, estime que la critique littéraire est « un procédé lâche
TRÉRON. 111
et méchant que les magistrats devraient réprimer. » Si Fréron ne
partage pas l'enthousiasme du public pour le vengeur de Calas,
Grimai écrit que « cette bassesse mériterait une punition exem-
plaire. » Fréron pense-t-il que Fontenelle a été un « corrupteur de
tous les genres dans l'art d'écrire, » il se rencontre une M""^ T...,
une puissante amie du philosophe, pour menacer le journaliste
d'une lettre de cachet (1). De même, si Walpole n'est pas traité
dans les feuilles de l'Année littcraire au gré de M'"-^ Du Déliant, la
(i belle philosophe » signale sur-le-champ cette « impertinente
licence » au duc de Ghoiseul. Il s'agit de « faire dire un mot » à
Fréron par M. de Sartine (2), en d'autres ternies, de l'envoyer en
prison. La duchesse de Ghoiseul abonde dans le sens de sa bonne
amie; mais elle n'y met pas tant de façons : « Je vous demande,
écrit-elle au duc, de faire mettre M. Fréron au cachot pour lui ap-
prendre à écrire, et je crois que vous ferez bien de vous en faire un
mérite auprès de l'ambassadeur d'Angleterre. » Notez que Walpole
ne voulait pas du tout être vengé; cette affaire le fâchait. Il recon-
naissait qu'il avait commencé et qu'il était injuste d'empêcher les
autres de prendre avec lui la même liberté. Mais c'était un Anglais,
un « ami de la liberté de l'imprimerie » qui parlait à des Françaises
une langue inconnue. Le duc de Ghoiseul dut condescendre à la vo-
lonté de ces nobles caillettes et faillit se rendre ridicule en servant
leurs mesquines susceptibilités. Il avoue à M'"'' Du Deffant qu'il ne
voyait guère de reproche à faire au critique, mais comme en France
la galanterie ne perd jamais ses droits, il parle de « corrections sé-
crètes » pour Fréron et pour le censeur. Après les marquises, les
actrices. Ce ne fut pas trop de la double égide du roi de Pologne et
de la reine de France pour sauver deux fois l'infortuné critique des
fureurs de la Clairon. On souffre à lire la lettre si humble qu'il dut
écrire au maréchal de Richelieu pour u se justifier de l'horrible
imputation qu'on a faite d'un article de ses feuilles, » oii l'on pré-
tendait qu'il avait voulu désigner M"^ Clairon. « Je prends avec
confiance la liberté de réclamer de nouveau votre justice et votre
bonté, disait Fréron en terminant, pour faire cesser l'inquiétude
affreuse que l'ordre du roi ajoute à mes maux (3). » Mais il était
trop malade ; l'exécution fut suspendue. La reine intervint, et le
critique n'expia point dans un cachot « l'horrible imputation » d'a-
voir laissé échapper peut-être une maligne allusion à M''^ Clairon.
Une pareille existence n'était pas sans amertume. Si, comme
(1) Piron, OEuvres inédites, p. 202.
(2} Correspondance de la marquise Du Deffant, 27 décembre 1766.
(3) Correspondance extraite des archives de la Comédie-Française, dans k Revue
rétrospective, 2« sér., X, 143 et suiv.
112 REVUE DES DEUX MONDES.
on l'a vu et comme l'a écrit Palissot, Fréron avait reçu de la na-
ture, avec beaucoup d'esprit , un caractère facile et gai et des
mœurs très douces, il faut admirer que les hommes n'aient pas dé-
truit chez lui cette belle égalité d'humeur, cette rare et forte com-
plexion, et prouvé une fois de plus, dans la personne d'un adversaire
de Rousseau, la vérité des théories sociales du philosophe genevois;
mais la santé du critique, depuis longtemps dérangée par des excès
de table, était gravement atteinte. Dès 1773, le bruit avait couru
que Fréron était mort. On se figure l'allégresse de Voltaire à cette
nouvelle : il fait toujours bon survivre aux gens que l'on déteste;
c'est la seule vengeance que nous laisse la constitution de notre
société civilisée. Fréron pourtant ne mourut que trois ans plus tard,
dans les premiers jours du mois de mars de l'année 1776. Le roi
Stanislas, la reine Marie Leczinska, le dauphin, la dauphine, pres-
que tous ceux qui lui avaient fait du bien n'étaient plus. Le crédit
des encyclopédistes et de la cabale de Voltaire grandissait chaque
jour, et déjà la philosophie gouvernait le royaume. Il paraît que la
suppression de r Année Ultcrairc avait été décidée en haut lieu
pour 1776. Fréron reçut cette nouvelle à la Comédie. Il avait co-
pieusement dîné, à son ordinaire; il suffoqua, chancela et tomba,
on peut le dire, à son poste de critique, devant cette arène de la
scène française où il avait été juge de tant de luttes glorieuses pour
l'esprit humain. Il râlait quand on l'emporta de la Comédie. Pen-
dant ce temps, 31'"* Fréron était à Versailles, aux genoux de Mes-
dames de France; elle priait, supphait ces princesses de ne pas
souffrir qu'on ordonnât la suppression des feuilles de son mari. Elle
triompha de l'insensibilité et de l'égoïsme de ces vieilles filles; elle
les toucha, les intéressa; C Année littéraire était sauvée. En effet,
ce recueil a continué de paraître durant de longues années encore;
mais celui qui l'avait fondé n'y devait plus écrire. Quand M'"* Fré-
ron revint à Paris, le laborieux critique était déjà délivré de l'exis-
tence et entré dans la paix éternelle.
Jules Soury.
LE JOURNALISME
AUX ÉTATS-UNIS
L'exposition universelle de Philadelphie , en inaugurant dans le
Nouveau-Monde ces grandes fêtes de l'industrie dont l'Europe a
pris l'initiative, nous a permis de juger des progrès accomplis par
les États-Unis dans tous les domaines de l'activité humaine. On
peut mesurer le chemin parcouru par cette nation, qui ne compte
encore qu'un siècle d'existence, et le sentiment qui domine est ce-
lui de l'étonnement. Des critiques de détail ont pu être formulées;
mais, pour qui s'attache à la réalité des choses, les résultats obte-
nus sont prodigieux et de nature à faire réfléchir l'homme d'état et
l'économiste.
Si l'on se reporte par la pensée à ce qu'étaient les colonies an-
glaises et à ce que sont les États-Unis aujourd'hui, on se demande
quels puissans engins de civilisation ont pu favoriser, précipiter cet
essor si rapide d'un peuple dont l'histoire , pour être courte, n'en
est pas moins bien remplie, et à qui n'ont été épargnées ni les
épreuves de l'adversité, ni celles, plus difficiles peut-être à suppor-
ter, d'une éclatante prospérité. L'exposition de Philadelphie a ré-
pondu à ces questions. En assignant à la presse à imprimer de Hoe
la place d'honneur dans la galerie des machines, les commissaires
américains ont voulu rendre hommage à cette force dont Napo-
léon l" disait qu'elle était plus à redouter que des centaines de
mille baïonnettes. Elle l'a prouvé aux États-Unis; elle y est parve-
nue à un tel degré de puissance et d'influence, elle a, sous un ré-
gime de liberté complète, donné des résultats parfois si inattendus
qu'il nous a paru utile de résumer ici l'ensemble de nos études et
de nos observations personnelles sur le journalisme américain.
Cette histoire de la presse a été faite et bien faite pour la France
TOME XX. — 1877. 8
llZl REVUE DES DECX MONDES.
et pour l'Angleterre. En ce qui concerne ces deux pays, les livres
et les documens abondent. M. Hatin, dans son savant ouvrage:
Monucl de la liberté de la presse en France, nous a retracé les dé-
buts et les tâtonnemens de nos devanciers, les luttes soutenues
depuis François P'" jusqu'à la chute du second empire par les jour-
nalistes contre les divers pouvoirs qui se sont succédé. M. Germain
nous a donné le Martyrologe de la presse de il 89 à i864. Le même
sujet a été traité par M. Fernand Girardin dans son livre : la Presse
périodique de i789 à i867 . En Angleterre, F. Knight Hunt a publié
ihe Fourlh Estate, Alexander Andrews the Ilistory of British jour-
nalisme James Grant ihe Neivspaper jjress, îis origin, progress
and présent position. Aux États-Unis, les documens sont rares, et
ce n'est que tout récemment qu'un écrivain consciencieux, Frédéric
Hudson, a publié sur l'histoire du journalisme en Amérique un livre
curieux, plein de faits intéressans, mais groupés sans ordre et d'une
lecture fatigante. Avant lui, Isaïah Thomas avait écrit, en 1810, une
Histoire de Vimpri?nerie aux États-Unis, et Joseph Buckingham
un ouvrage intitulé : Buckingham's réminiscences, dans lequel il
parle incidemment de la presse dans les états de la JNouvelle-Angle-
terre. Ce dernier ouvrage parut en 1852; l'édition en est épuisée
depuis longtemps. C'est à l'aide de ces matériaux divers et des
écrits récens de Bennett, d'Henri Raymond et d'autres journalistes
éminens qui nous ont laissé dans leurs mémoires les résultats de
leurs travaux et de leur expérience personnelle , que nous essaie-
rons de retracer l'histoire du journalisme aux États-Unis, depuis ses
débuts jusqu'à nos jours.
I.
C'est en 1/1 38 que l'imprimerie fut découverte à Mayence. Le
premier journal connu ne parut que dix-neuf ans plus tard à Nu-
remberg en lZj57. En 1Z|99, Ulrich Zell imprima la Chronick à Co-
logne. Ces premiers essais informes rappellent les acta diurna qui
circulaient de main en main à Rome sous forme de manuscrits, et
rendaient compte des incendies, desjugemens, exécutions, phéno-
mènes atmosphériques et autres nouvelles locales. L'Italie dispute à
l'Allemagne l'honneur de l'avoir devancée dans cette voie, et ré-
clame la priorité pour Venise. La Grazetta, — ainsi nommée suivant
les uns parce qu'elle se vendait une grazetta, petite pièce de mon-
naie d'alors, suivant d'autres du moi grazza, commérage, bavar-
dage, — fut imprimée en 1570. On affirme qu'il en existe des
copies dans une ou deux collections particulières à Londres. D'autre
part, le catalogue de la collection du British Muséum indique un
LE JOURNALISME AUX ETATS-UNIS. 115
numéro d'une feuille imprimée sous le titre de New Zcitung mis
Hispanien iind Italien, qui porte la date du mois de février 153/i.
Ce journal, publié à Nuremberg, et dont on ne possède qu'un exem-
plaire unique, je crois, contient la nouvelle de la conquête du Pérou.
C'est le premier écrit périodique qui rende compte d'un fait exté-
rieur. Voici comment il s'exprime : « Le gouvernement de Panumyra
(Panama) a écrit à sa majesté Charles V qu'un navire venait d'arri-
ver du Pérou avec une lettre du régent Francisco Piscara (Pizarro),
annonçant qu'il s'était emparé du pays; avec 200 Espagnols, infan-
terie et cavalerie, il avait attaqué un grand seigneurnommé Gassiko
(cacique). Les Espagnols avaient été vainqueurs et lui avaient pris
5,000 castillons (pièces d'or), et 20,000 marcs d'argent. Enfui on
avait fait payer au même Cassiko 2 millions en or. »
Des journaux que nous venons de citer, si tant est qu'on puisse
leur donner ce nom, il ne reste qu'un souvenir confus et quelques
rares numéros enfoiais dans des collections peu faciles d'accès. A
mesure que nous avançons, l'obscurité disparaît, les faits et les
dates se précisent. En 1615 paraît à Francfort die Frankfurter
Oberpostamts-Zeitiing, qui fut le premier journal quotidien et qui
existe encore. Jusqu'ici l'Angleterre ne figure pas sur cette liste
chronologique. Ce n'est qu'en 1622 qu'elle prend le cinquième rang
avec l'apparition du Weckly Neires, jouraal hebdomadaire, comme
son nom l'indique, et qu'elle précède la France de neuf années. En
1631, la Gazette de France est publiée à Paris. La Suède, l'Ecosse,
la Hollande, inaugurent successivement l'ère du journalisme en
16/iZi, 1653 et 1656.
C'est en 1690 que paraît à Boston le premier journal publié aux
États-Unis sous le titre de Puhlick Occurrences. On a cru longtemps
que le ?iews Letter, publié quatorze ans plus tard, était !e doyen des
publications périodiques américaines. Il n'en est rien ; les recher-
ches faites par le Tév. J.-B. Felt constatent que la priorité appar-
tient sans conteste à Benjamin Harris, éditeur du Publick Occur-
rences. J'ai sous les yeux une copie de son premier numéro, daté
Boston, 25 septembre 1690. L'éditeur débute modestement : a Mon
intention, dit-il, est de fournir au public une fois par mois un
compte-rendu de ce qui pourrait se passer d'important. Si, jyar
extraordinaire y il venait à ma connaissance quelque nouvelle sé-
rieuse dans l'intervalle, je publierai une feuille extra. Je prie toutes
les personnes honorables de Boston de me tenir au courant. Consi-
dérant surtout qu'il importe de faire la guerre à l'esprit de men-
songe, je n'imprimerai rien dont je n'aie contrôlé l'exactitude, et
si je commets quelque erreur involontaire, je la rectifierai dans le
numéro suivant. »
116 REVUE DES DEUX MONDES.
Il n'en eut ni le temps ni le loisir. Ce programme hardi, ou du
moins qui parut tel aux autorités anglaises, attira sur la tête de l'é-
diteur la censure administrative; dans les vingt- quatre heures, les
exemplaires furent saisis, et Benjamin Harris invité à s'occuper
d'autre chose que de renseigner, une fois par mois, ses concitoyens
sur ce qui pouvait se passer à Boston ou ailleurs. Ce début était peu
encourageant. Harris quitta Boston, se rendit à Londres et y fonda
en 1705 le Post, qui vit encore et occupe un rang distingué dans
la presse anglaise.
Pendant quatorze ans, aucune nouvelle tentative ne fut faite. De
temps à autre, on recevait quelques feuilles imprimées à Londres;
on les lisait à haute voix sur les places publiques, elles circulaient
ensuite de mains en mains jusqu'à ce qu'elles tombassent en mor-
ceaux, ou qu'un riche individu s'en rendît propriétaire. Maculées,
à peine lisibles , elles se vendaient encore une livre sterling. Le
génie pratique des Américains ne pouvait longtemps s'accommoder
d'un pareil état de choses, et la presse allait faire son apparition
définitive; dans quelles conditions et dans quel milieu politique et
social? C'est ce que nous allons examiner. Pour avoir une idée du
chemin parcouru, il importe de se rendre un compte exact du point
de départ. Le contraste est tellement grand entre les colonies an-
glaises de l'Amérique en 1690 et la puissante république qui achève
de célébrer l'anniversaire séculaire de son indépendance qu'aucun
pays à aucune époque de l'histoire n'en a offert de pareil.
Les colonies anglaises comptaient alors près d'un million d'ha-
bitans de race blanche et de nègres, la plupart esclaves. Cette po-
pulation, dispersée sur la côte et sur les rives des grands fleuves,
était comme perdue dans un espace immense. Peu de grandes
villes, quelques villages, beaucoup de fermes très éloignées les
unes des autres, et çà et là sur la frontière française ou indienne
quelques campemens de hardis colons, pionniers, chasseurs, trap-
peurs, ainsi se groupaient dans les colonies du nord les occupans
du sol. Boston et Philadelphie étaient alors les villes principales;
elles renfermaient chacune environ 8,000 habitans. New-York, qui
naissait à peine, en avait 6,000, et offrait l'aspect d'un grand vil-
lage. On tirait tout d'Angleterre : en fait de commerce, celui du
cabotage existait seul, mais déjà les populations des côtes s'exer-
çaient à la pêche et préludaient par de timides essais aux entre-
prises hardies qui devaient les entraîner plus tard à la poursuite
des cachalots jusqu'aux régions du pôle. L'argent était rare, pres-
que inconnu; on avait recours aux échanges. En 1635, les achats
se soldaient au moyen de balles de fusil; une balle équivalait à un
sou. En 1652, on frappa quelques pièces de monnaie; pendant
LE JOURNALISME AUX ÉTATS-UNIS. 117
treille ans, on se servit de la même matrice et les pièces ainsi frap-
pées portèrent toutes la môme date. Les routes étaient rares. Une
diligence reliait New-York à Philadelphie et mettait deux jours à
faire ce trajet; aussi l'avait-on surnommée V Éclair. Le système
postal était des plus primitifs; on expédiait les lettres de JNew-York
à lioston une fois par mois. Benjamin Franklin fut un des premiers
directeurs de la poste; il raconte que, pour développer le système
postal, il visita, avec sa fille Sally, les diverses stations, et qu'il mit
cinq mois à ce voyage, que l'on peut accomplir aisément aujour-
d'hui en cinq jours.
Par contre, l'éducation fit de bonne heure de grands progrès. Les
puritains émigrans avaient apporté avec eux et implanté dans ce
continent à peine connu deux idées fortes et vivaces : le sentiment
religieux auquel ils avaient tout sacrifié, et comme complément
direct le culte de la Bible. Cela impliquait la lecture assidue des
livres saints : aussi vit-on, dès le début, partout où se groupaient
quelques colons, s'élever le temple, construction aussi grossière et
primitive que les cabanes de troncs d'arbres, et la maison d'école.
Si pauvres qu'ils fussent , ils ne reculaient devant aucun sacrifice
de temps et de travail pour satisfaire à ces deux besoins de leur
nature. A Boston, où fut fondée la première école, chaque famille
donnait par année un boisseau de maïs ou 1 fr. 25 c. en argent
pour le soutien de l'école et de l'instituteur. En 1700, dix pasteurs
se réunirent dans une salle d'école et déposèrent sur une table une
dizaine de volumes chacun, en disant l'un après l'autre : Je donne
ces livres pour aider à la fondation d'un collège dans le Connecti-
cut. Telle fut l'origine du Yak Collège.
Alors comme aujourd'hui l'instituteur était entouré d'une grande
considération. Il était, après le ministre, l'homme le plus estimé et
le plus influent de la communauté. Il jouissait de privilèges parti-
culiers et exerçait une juridiction spéciale sur les parens, qu'il
pouvait même contraindre à envoyer leurs enfans à son école.
Si des colonies du nord nous passons à celles du sud, le contraste
est frappant, et nous retrouvons en germe ces divergences de vues
et d'idées qui devaient aboutir, le 12 avril 1861, au premier coup
de canon tiré par les confédérés sur le fort Sumter, et à la guerre
civile la plus longue et la plus sanglante des temps modernes. L'es-
prit puritain dominait d'une manière absolue dans les états de la
Nouvelle -Angleterre. La vie sociale était gouvernée par les pré-
ceptes de la loi religieuse, dont la loi civile n'était que le reflet et
la consécration. Cette vie grave, austère, condamnait l'homme à
lutter contre les penchans de sa nature dans l'ordre moral, de
même que le climat et les difficultés de la vie matérielle l'obli-
118 REVUE DES DEUX MONDES.
geaient à un labeur incessant. Le plaisir sous toutes ses formes,
même les plus modestes, était banni. La musique était condamnée
comme un instrument de Satan, le^chant dans les temples devait
être sans accompagnement. Amos n'avait-il pas écrit : « Je ne veux
pas enlendre la mélodie de tes violes? » L'élément puritain, fortifié
par l'élément hollandais, qui colonisa New -York, réussit, dans les
premières années, à faire dominer ses vues <et ses tendances dans
les colonies du sud; mais, bien que la race fût la même, le milieu
était changé. Les conditions de la vie étaient autres, autres aussi le
climat, les productions du sol. La grande divergence des peuples
du noi-d et des peuples da midi s'accusait et s'accentuait, en atten-
dant l'heure de la lutte inévitable, lutte aujourd'hui terminée en
apparence.
Le point de départ de ces deux civilisations parallèles est le même.
Chez toutes deux, nous retrouvons les mômes traits caractéristiques :
l'amour de l'indépendance, le sentiment religieux. Mais dans le
nord la nature même du sol et du climat limite l'indépendance ex-
cessive et facilite le groupement de la population; dans le sud, au
contraire, tout favorise et déveloj^pe le premier au détrinient du
second. Dans les états de la Nouvelle-Angleterre, l'église est le
centre autour duquel se construisent les habitations. Constamment
en lutte avec la nature, l'homme a besoin de se rapprocher de
l'homme, l'isolement est un danger et une difficulté nouvelle ajou-
tée à tant d'autres.
Les conditions de la vie sont bien différentes dans la Virginie,
dans la Caroline du sud. Les coluns qui s'y fixent se recrutent dans
une autre classe de la population angla'se que les émigrans du
nord. Les modestes ressources de ces derniers les contraignent au
travail aussitôt débarqués et ne leur permettent pas les dépenses
nécessitées par un long et coûteux voyage pour v.g rendre de New-
York ou de Boston dans les colonies du sud. De grandes concessions
déterres ont d'ailleurs précédé les colons. Certaines familles de l'a-
ristocratie anglaise ont reçu de la coui'onne, à titre d'apanage ou
de don, de vastes espaces incultes qu'elles abandonnent aux fils
cadets. Ces derniers viennent demander à ce nouveau continent
la fortune que leur enlève le droit de primogéniture, et la vie large
et facile à laquelle ils sont habitués. Des plantations se fondent,
isolées les unes des autres; le sol, puissamment riche, donne en
abondance le nécessaire et bientôt le superflu.
Si la vie est rude et simple, si le luxe et le confort n'existent pas
encore, les élémens qui les constituent ne font pas défaut : d'abord
la grande propriété, puis un nombreux personnel de serviteurs ou
d'esclaves; les travaux d'une plantation l'exigent. Les chevaux im-
LE JOURNALISME AUX ÉTATS-UNIS. 119
portés d'Angleterre se multiplient rapidement sous ce climat où
l'hiver est presque inconnu. Le planteur du sud, à cheval dès le
matin, parcourant son estalc, dirigeant ses nombreux travailleurs,
retrouve ici la vie anglaise du gentleman f armer A\ sait commander
et se faire obéir. Souverain absolu de tout ce qui l'entoure,' il peut
donner à ses goûts, plus athlétiques qu'intellectuels, pleine satis-
faction. Combats de taureaux, courses, chasse, tels sont les seuls
plaisirs à sa portée, et ce sont ceux que les puritains du nord ont
le plus en horreur. Çà et là quelques rares églises s'élèvent dans le
voisinage des plantations, mais elles sont peu fréquentées, les dis-
tances sont grandes, et les plus proches voisins s'y rendent seuls.
Pour aller d'une plantation à l'autre, il faut remonter ou descendre
en bateau les grands cours d'eau, ou parcourir à cheval, par des
chemins à peine tracés, de vastes espaces. La vie sociale est à peu
près nulle au début, et le sentiuient de l'individualité se fortifie de
tout ce que perd l'instinct de sociabilité.
Dans de pareilles conditions, il est difficile de fonder et de main-
tenir des écoles; aussi n'y songe-t-on guère. On va plus loin même,
et ici s'accentue de plus en plus la divergence de vues. Le gouver-
neur anglais Berkeley, fidèle représentant des idées du temps, disait
en 1700 : « Je remercie Dieu de ce qu'il n'y a en Virginie ni écoles
libres ni imprimerie, et j'espère qu'il en sera de même pendant des
siècles. » Bien que ce vœu n'ait pas été exaucé et que la Virginie
ait occupé et occupe encore un rang distingué dans les états du sud
au point de vue de l'instruction publique, les progrès ont été lents et
contrariés par la tendance aristocratique qui répugne à donner aux
classes inférieures une instruction dont elle sent le prix et qu'elle
entend réserver à ses membres. Habitués de bonne heure au com-
mandement, aux exercices corporels, excelleas cavaliers, chasseurs
infatigables, les colons du sud devaient être et furent les chefs de
l'insurrection qui affranchit les colonies du joug de la mère patrie.
Ils devaient être et ils furent aussi les chefs de la nouvelle répu-
blique, chefs politiques et militaires, présidens, hommes d'état, offi-
ciers. L'intérêt commun, la nécessité, firent taire longtemps les
dissentimens particuliers; mais les mœurs, les idées du sud, étaient
antipathiques aux habitans de la Nouvelle-Angleterre, l'esclavage
surtout leur inspirait une répulsion profonde et bien justifiée. Puis
le nord était manufacturier, et le sud agricole. L'un voulait des ta-
rifs protecteurs pour ses fabriques naissantes, l'autre était partisan
du hbre-échange, condition essentielle de sa prospérité. Longtemps
on se fit des concessions mutuelles, on essaya de nombreux com-
promis, jusqu'au jour où, consciens de leur force, sûrs du nombre
et impatiens d'affirmer et d'appliquer leurs idées, les états du nord
120 REVUE DES DEUX MONDES.
déclarèrent l'institution de l'esclavage condamnée par la conscience,
incompatible avec un gouvernement républicain, et appelèrent Abra-
ham Lincoln à la présidence des États-Unis pour appliquer et faire
triompher leur programme. En même temps, par l'adoption du tarif
Morill, ils déclaraient la guerre aux intérêts du sud. On vit alors
cette même force, qui avait fondé et créé l'Union, se retourner contre
elle. La rupture du nord et du sud désorganisa les cadres de l'ad-
ministration, de la diplomatie, de l'armée et de la marine, où les
officiers étaient presque tous des hommes du sud. On sait le résul-
tat de cette lutte gigantesque, la victoire du nord, la ruine du sud
et les haines profondes qui subsistent.
De cet exposé rapide se déduisent certaines -conclusions. Il est
évident que le nord a dû être et a été le foyer du journalisme. La
presse naît de la diversité des intérêts et des tendances. Elle tarde
à paraître là où celte diversité tarde à se produire. L'antagonisme
de vues entre le nord et le sud s'est accentué surtout dans le
nord, où l'éducation était plus répandue, où les grands centres se
créaient et se peuplaient plus rapidement, où les idées républicaines
dominaient et où les intérêts commerciaux, politiques et sociaux ap-
pelaient la libre discussion et demandaient des renseignemens exacts
et précis. L'histoire de la presse aux États-Unis est donc surtout
l'histoire de la presse des états du nord, et ce ne sera qu'incidem-
ment et accessoirement que nous aurons à en suivre le développe-
ment dans le sud.
II.
Nous avons constaté que le premier journal américain avait paru
le 25 septeiijbre 1690 , qu'il avait vécu un jour , et que l'éditeur
avait dû émigrer en Angleterre. L'insuccès d'IIarris avait découragé
ceux qui pouvaient être désireux de l'imiter; aussi de 1690 à l70/i
aucune tentative ne fut faite pour remplacer le Publick Occurrences.
Le 24 avril 170Zi, John Campbell, directeur des postes à Boston,
tenta de nouveau l'aventure. Sous le titre de Boston news Letters,
il publia sous un petit format une sorte de feuille d'avis hebdoma-
daire. Le premier numéro ne contenait que des annonces de mai-
sons à louer ou à vendre, des signalemens de domestiques qui
avaient quitté leurs maîtres, des indications de navires en par-
tance.
Si dépourvue d'intérêt qu'elle nous paraisse, cette publication
causa une profonde émotion dans la ville de Boston. Le premier nu-
méro fut porté en hâte par le magistrat au président de l'université
d'Harvard comme une des plus étonnantes curiosités que l'on pût
LE JOURNALISME AUX ÉTATS-UNIS. 121
voir dans la colonie. Enhardi par le succès, Campbell ne s'enferma
pas longtemps dans le cadre étroit de son premier numéro. Timi-
dement d'abord, il donna quelques rares nouvelles commerciales,
maritimes, puis enfin politiques. Il se sentait surveillé; mais l'opi-
nion publique l'appuyait et le poussait à marcher en avant. Il re-
produisit quelques extraits de la Gazette de Londres; cependant il
faut croire que les exemplaires lui parvenaient avec irrégularité,
car dans un de ses numéros il s'excuse modestement auprès de
ses lecteurs d'être en retard de treize mois sur les nouvelles d'Eu-
rope. Est-ce là ce qui nuisit à son succès pécuniaire? Nous ne sa-
vons; en tout cas, ce ne fut pas la concurrence. Quoi qu'il en soit,
après quinze ans d'existence le ISeivs Letler n'était pas dans une
position brillante, à en juger par un appel que Campbell adressa
à ses lecteurs. Il leur dit que la vente hebdomadaire atteint à peine
300 numéros, qu'il est obligé d'augmenter le prix de l'abonnement
de 6 shillings par an, et qu'encore à ce prix il couvrira seulement
ses frais matériels et ne recevra aucune rémunération pour son tra-
vail personnel.
Ce second début n'était pas encore encourageant; pourtant il y
avait progrès. Un journal, prenons ce titre ambitieux à défaut
d'autre, avait pu vivre quinze années. La carrière était ouverte, de
nombreux concurrens allaient entrer en lice.
Campbell ne les vit pas avec plaisir. Le Boston Gazette publia son
premier numéro le 21 décembre 1719. « Je plains les lecteurs de
cette nouvelle feuille, écrit-il dans le numéro qui suivit la publication
de son rival, on y sent l'odeur de la bière bien plus que celle de
la lampe. C'est une lecture malsaine pour le peuple. Pour moi, voici
près de seize ans que je publie mon journal, et je puis dire que
c'est à lui que l'on doit d'avoir si peu de fausses nouvelles en cir-
culation. » Vraies ou fausses, il est certain que Campbell en mettait
peu en circulation, et on ne saurait accuser ses contemporains d'in-
gratitude pour l'accueil qu'ils firent à son rival d'abord, puis en
1721 au Courant publié par James Franklin, frère de l'illustre Ben-
jamin Franklin, qui n'allait pas tarder à entrer en scène et à don-
ner un vigoureux essor au journalisme américain. James Franklin
releva vivement les attaques de Campbell et le réduisit au silence.
Le pionnier de la presse de Boston abdiqua et rentra dans la vie
privée, non sans prédire toutes les catastrophes possibles à ses
concurrens. Ces discussions personnelles n'étaient guère de nature
à intéresser longtemps le public. Il importait d'élargir le champ des
débats. Les circonstances s'y prêtèrent, et Benjamin Franklin débuta
dans le journalisme en se constituant l'avocat et le défenseur de
la vaccine. Lady Wortley Montagne venait d'importer d'Angleterre
122 BEVUE DES DEDX MONDES.
la découverte nouvelle. Le clergé se déclara contie l'innovation; les
Franklin et leurs adhérens furent dénoncés comme libres penseurs,
athées, inspirés du diable. La polémique américaine naissante s'af-
firmait par cette liberté de langage et d'injures qui la caractérise
encore aujourd'hui et qui ne laisse pas de nous étonner par sa vio-
lence. Les Franklin répondirent avec la même vivacité, et James,
l'éditeur en nom, fut, comme d'ordinaire, arrêté et mis en prison.
C'était une solution, mais cela ne prouvait pas qu'il eût tort et que
la vaccine fut une idée diabolique.
Cette première mésaventure fut suivie d'une autre. En juin 1722,
un pirate fit son apparition en vue de Block Head. Le Courant
gourmanda la lenteur des autorités à envoyer des vaisseaux. Le
lendemain, James Franklin retournait à la prison de Boston, et un
ordre en conseil lui interdisait à l'avenir de parler dans son journal
de ce qui pouvait, de près ou de loin, concerner le gouvernement,
l'administration, le clergé et les collèges. 11 fallait bien de l'habileté
pour continuer à publier un journal dans ces conditions; mais ce
n'était ni l'habileté, ni l'énergie qui manquaient aux Franklin. Ben-
jamin n'était alors âgé que de seize ans, mais il y avait en lui l'é-
toffe d'un homme, et les difficultés, loin de les abattre, développent
des natures comme la sienne.
Des mesures arbitraires prises contre des journaux aussi peu lus
ne pouvaient provoquer un vif mouvement d'opinion publique, ni
soulever des passions bien violentes. Il fallait, pour en arriver là,
que le gouvernement fournît un autre aliment à l'irritation, et que
la presse pût prendre en main une cause vraiment populaire. La
maladresse des autorités anglaises lui fit beau jeu. Pour s'assurer
le concours de l'église anglicane, on proposa de lui donner le rang
de religion d'état. C'était s'ahéner les nombreux dissidens des colo-
nies du nord. Les Franklin venaient de fonder la première fabrique
de papier. Les autorités anglaises affirmèrent que les colonies ne
pouvaient en aucune façon s'affranchir de l'importation de la mère
patrie. Pitt lui-même, l'ami de l'Amérique, déclarait u que les co-
lonies n'avaient pas le droit de fabriquer même un fer à cheval. »
En 1750, interdiction de travailler le fer, défense de scier le bois
et de le débiter en planches, de faire usage des cours d'eau comme
force motrice, d'élever des fabriques ou manufactures. Les colons
devaient se borner à la culture des terres et tirer d'Angleterre tout
ce qui leur était nécessaire. Dans les colonies du sud , la canne ne
pouvait être convertie en sucre ou en mélasses, le coton ne pou-
vait être travaillé. Les taxes enfin, votées par le parlement, où les
colons n'étaient pas représentés, pesaient sur une population ac-
tive, énergique, dont elles gênaient la production, et qui sentait sa
LE JOURNALISME AUX ETATS-UNIS. 123
force croître avec ses griefs. La presse se fit l'écho, timide d'abord,
indigné bientôt, d'une pareille oppression. Ces phrases brèves et
incisives, qui précèdent une révolution et en deviennent le mot
d'ordre, circulèrent. « L'impôt sans le droit de représentation est
une tyrannie , » écrivait James Otis.
La lutte commençait; nombre d'esprits ardens et aventureux se
jetèrent dans la mêlée. Les rares journaux publiés à Boston, New-
York, Annapolis, Gharleston, vii-ent s'augmenter considérablement
ie nombre de leurs lecteui's. D'autres se fondèrent. Samuel Adams
lança le premier à l'Angleterre le mot attribué depuis à Napo-
léon F'" : nation of shopkeepers (nation de boutiquiers). On le re-
trouve dans VIndepcndeni Advertiser de 17Zi8. A ses côtés, Hugh
Gaine, Philip Freneau, le poète de la révolution, James Oiis, John
Adams, Samuel Gooper, Joseph Warren, Benjamin Austin, combat-
tant les prétentions de l'Angleterre, prêchaient la résistance à l'op-
pression , et Benjamin Franklin répondait hardiment aux menaces
des autorités : « Quiconque peut, comme moi, vivre de pain et d'eau
n'a besoin de personne et ne craint personne. »
Devant ces symptômes, le gouvernement anglais s'émut. Des
troupes furent envoyées aux colonies; les journaux, menacés d'a-
bord, suspendus ensuite, se publièrent en cachette. Le Stamp act,
dirigé surtout contre eux, vint mettre le feu aux poudres. Il impo-
sait un droit de timbre de 5 à 20 centimes par exemplaire et de
2 shillings (2 fr. 50 cent.) par annonce. C'était la ruine de la presse,
et cela au moment où la presse devenait le symbole et le palladium
des droits des colonies. « Le soleil de la liberté s'est couché, écri-
vit Benjamin Franklin, il ne reste plus aux Américains qu'à allumer
les lampes de l'industrie et de l'économie. » — « Soyez assuré, lui
répondit le colonel Thompson dans son journal, que nous allons al-
lumer des torches et non des lampes, d La foule acclama, envahit
les résidences des autorités anglaises, les saccagea, aux cris de
H vive la liberté, pas de timbre! » Dans l'assemblée de la Caroline
du nord, le président John Âshe répondit au gouverneur Tyron :
(( Nous résisterons à cette loi jusqu'à la mort. » Le premier navire
qui apporta d'Angleterre la cargaison de papier timbré destiné aux
colonies reçut ordre du colonel Ashe, soutenu par la population,
de s'éloigner sous peip.e de voir son chargement jeté par-dessus
bord. Les autorités hésitèrent, et celte hésitation raviva le courage
des hommes politiques plus clairvoyans qui ne cessaient, dans le
parlement, de défendre la cause des colons. Camden, Pitt, Barre,
provoquèrent une enquête, et la formation d'une commission spé-
ciale. Benjamin Franklin, mandé à la barre de la chambre des
communes, plaida éloquemment les droits de ses compatriotes. Ses
125 REVUE DES DEUX MONDES.
réponses énergiques et brèves aux questions qui lui furent posées
impressionnèrent vivement la majorité, et le ministère, convaincu
enfin que le droit de timbre ne pourrait être perçu que par la force,
se décida à le supprimer.
Cette nouvelle fut accueillie en Amérique avec une joie dont les
journaux se firent l'écho retentissant. Ils la célébrèrent comme une
victoire personnelle. C'étaient eux que cet impôt menaçait surtout,
c'étaient donc eux qui triomphaient. Après avoir vaincu pour leur
compte il leur incombait, maintenant que leur existence était as-
surée, de revendiquer les droits communs, l'affranchissement du
commerce des colonies et la consécration du principe posé par eux :
(( Pas de taxe sans droit de représentation. » C'était au nom de ce
principe même que l'Angleterre avait fait sa révolution. Ses colo-
nies d'Amérique s'en emparaient à leur tour et paralysaient sa force
en ébranlant sa conviction dans son droit.
Organe des revendications populaires, la presse voyait son rôle
grandir et son existence s'identifier avec celle des colonies. Elle
avait combattu, pour elle-même il est vrai, mais elle avait vaincu.
C'était un journaliste, Benjamin Franklin, qui le premier avait fait
entendre la voix de l'Amérique dans le parlement anglais, c'étaient
les journaux qui ralliaient en un faisceau commun les volontés, les
énergies et les passions. Ils portaient à la connaissance de tous les
faits d'oppression, les actes de résistance, les excès de la solda-
tesque : ils prêchaient l'union, la confédération des colonies, signa-
laient les dangers de l'isolement et lançaient aux masses encore dis-
séminées, mais déjà exaspérées, leur nouveau mot d'ordre : « Join
or die, unissez-vous ou périssez. »
On les lisait, on les approuvait, et, le 5 septembre 177/i, 53 dé-
légués représentant les provinces, sauf la Géorgie, se réunissaient à
Philadelphie. Dans cette réunion solennelle, qui décida des desti-
nées de l'Améiique, Patrick Henry électrisa l'assemblée par son
éloquence. On décréta la formation de compagnies de volontaires;
ils afïluèrent, et dans toutes les colonies on se mit à fondre des
balles, à fabriquer des cartouches, à exercer les hommes au manie-
ment des armes. La presse, qui jusqu'ici n'avait été que l'écho des
sentimens populaires, les devançait : elle indiquait le but à atteindre,
les moyens d'y parvenir. Inconsciente encore de sa force, elle l'ap-
prenait en s'en servant, et devenait une puissance en parlant au nom
de toute une population dont elle allait être un des plus puissans
instrumens d'affranchissement.
Nous sortirions du cadre restreint de ce travail, si nous suivions
pas à pas les péripéties de cette lutte, qui devait aboutir le 25 no-
vembre 1783 à l'évacuation des colonies américaines par les troupes
LE JOURNALISME AUX ÉTATS-UNIS. 125
anglaises et à la naissance de la grande république des États-Unis.
Lorsque lord North reçut la nouvelle de la capitulation de l'armée
commandée par Cornwallis, et de la reddition des armes et des
drapeaux entre les mains de Washington et de Rochambeau, il s'é-
cria : « Il me semble que j'ai reçu une balle dans la poitrine. Grand
Dieu! tout est perdu. » Il disait vrai. Il eût pu ajouter que cette
balle, qui portait un coup si terrible à l'influence anglaise, avait été
fondue dans un atelier d'imprimerie et qu'un fragment de journal
avait servi de bourre.
La guerre était terminée; la victoire complète. Les divergences
de vues avaient disparu devant un danger commun , mais avec la
paix elles allaient reparaître. Il ne s'agissait plus de combattre, il
fallait organiser. Si l'on s'entendait sur le but, on n'était pas d'ac-
cord quant aux moyens. La presse et la population se scindèrent en
deux grands partis politiques, représentés par deux hommes émi-
nens : d'un côté les fédéralistes, dirigés par Alexander Hamilton; de
l'autre les démocrates, qui reconnaissaient comme chef Thomas
Jefferson. Pendant la guerre, l'énergie populaire avait pu suppléer
à la faiblesse du lien fédéral créé par les représentans réunis à
Philadelphie, mais cette ébauche de constitution ne pouvait suffire
à la situation nouvelle. Les journaux fédéralistes en réclamaient le
maintien avec quelques légères modifications, ils se déclaraient par-
tisans des droits des états, droits qu'il importait pourtant de limiter,
si l'on voulait constituer une véritable Union. Leurs adversaires,
faisant bon marché des droits des états, réclamaient une Union in-
time, absolue, seule garantie, disaient-ils, de force et de durée,
sans laquelle la nationalité américaine succomberait infailliblement
dans une nouvelle lutte avec l'Angleterre. On s'arrêta à un moyen
terme, qui pour le moment suffisait aux nécessités de la situation et
devait en effet assurer à la république de longues années d'une
éclatante prospérité. C'est pourtant à l'origine et aux conditions de
ce pacte fédéral que devaient en appeler les états du sud lors de la
guerre de sécession. Comme toutes les constitutions, celle-ci por-
tait en elle des germes de conflit et laissait la porte ouverte à des
interprétations différentes.
Quelle était l'importance et quel était alors le nombre des jour-
naux aux États-Unis? Nous avons constaté qu'en 170/i il ne se publiait
qu'un journal. Il paraissait une fois par semaine, et cela suffisait et
au-delà aux besoins d'une population urbaine de 8,000 habitans.
En 17'25, Il journaux représentent à eux quatre un tirage annuel de
170,000 exemplaires. La population est de 1 million. Au début de
la guerre d'indépendance en 1775, la presse est représentée par
37 journaux. Leur tirage total annuel est de 1,200,000 exemplaires.
126 REVUE DES DEUX MO^■DES.
La population a plus que doublé, elle est de 2,800,000 habitans.
En 1800, nous trouvons 359 journaux, un tirage annuel de
22,321,700 exemplaires pour une population de 7,239,81/i. Le
nombre des journaux est presque décuplé , leur tirage est dans la
proportion sur la période précédente de 20 à 1 pour une population
triplée. On peut juger par ces chiffres de l'influence que les événe-
mens exercèrent sur la presse américaine et de l'incroyable essor
qu'ils lui permirent de prendre. Nous sommes loin du temps où
Campball pouvait à peine tirer à 300 exemplaires sa feuille heb-
domadaire et faisait à ses rai'es lecteurs un appel aussi pathétique
qu'inutile.
La presse traversa, non sans encombre et sans bon nombre de
faillites, la période critique de 1783 à 1790. Les journaux parais-
saient, publiaient quelques numéros, puis succombaient, quitte à
renaître quelques semaines ou quelques mois plus tard sous un
titre nouveau. Vers 1790, l'horizon s'éclaircit un peu; sous la main
ferme et sage de Washington, la confiance renaissait, et quelques
feuilles mieux rédigées, mieux renseignées que les autres grou-
paient autour d'elles des sympathies, des lecteurs et des appuis
financiers. Un homme de talent et d'énergie, qui avait joué un rôle
dans la guerre de l'indépendance, le major Bursell, fonda à Boston
la Ccntinely feuille dévouée à l'administration de Washington et qui
lui prêta en mainte occasion un concours aussi intelligent que dé-
sintéressé. Ce fut le premier journal aux États-Unis qui gagna de
l'argent; il en fit un noble emploi : Bursell publia gratuitement tous
les actes du congrès, et lorsque le secrétaire des finances lui fit
demander son compte, il l'envoya acquitté. Par l'organe de son pré-
sident, le congrès répondit : « Lorsque M. Bursell a généreusement
offert de publier les lois et actes du congrès sans rémunération,
nous étions pauvres et nous avons accepté sa proposition; main-
tenant nous pouvons payer nos dettes, et ceci est une dette d'hon-
neur. » Un mandat de 7,000 dollars accompagnait cette réponse.
A l'époque où Bursell publiait son journal, deux personnages qui
devaient jouer un grand rôle dans notre histoire se trouvaient à
Boston. L'un, Louis-Philippe, duc d'Orléans, appelé à régner un
jour sur la France, donnait des leçons dans une école; l'autre était
Talleyrand, le futur ministre de l'empire. Tous deux alors (1795)
avaient quitté la France pour se soustraire aux fureurs révolution-
naires. Ils fréquentaient assidûment les bureaux du journal la Ccti-
îineî, surtout à l'arrivée des journaux d'Europe, rares alors, et ap-
portés par des navires voiliers. Bursell leur communiquait avec
obligeance les numéros du Moniteur, Pour le remercier, Louis-Phi-
lippe se dessaisit en sa faveur d'un atlas qu'il possédait, livre rare
LE JOURNALISME AUX ÉTATS-UNIS. 127
aux Ëtats-Unis. C'est à l'aide de ces cartes que Bursell put tenir ses
lecteurs au courant de la marche des armées françaises, et retracer
les étonnantes campagnes d'Italie. Le modeste cadeau du duc d'Or-
léans fit la fortune de la Cenlinel, qui avait sur ses rivaux le pré-
cieux avantage de pouvoir préciser là où ils en étaient réduits aux
conjectures. Bursell continua d'éditer la CV«/ùîf^ jusqu'en 1828. Il
vendit son journal à Adams et Hudson, et se retira des alfaires avec
une fortune considérable pour l'époque.
Boston avait alors le privilège d'être la ville la plus peuplée et la
plus intelligente des États-Unis. Il s'y publiait plusieurs journaux;
l'un des plus influons était le Chronide , qui comptait parmi ses
rédacteurs John Prentiss, qui vient de mourir âgé de plus de quatre-
vingt-quatorze ans, et qui a joué dans le congrès un rôle impor-
tant. Le Chromcle avait pour éditeur Benjamin Austin. Une de ces
discussions si fréquentes entre journalistes américains surgit, en
août 1805, entre lui et Selfridge, collaborateur du Boston Gazette,
et se termina par l'assassinat en pleine rue et en plein jour du fds
d'Austin, âgé de vingt et un ans, par Selfridge. Ce dernier en fut
quitte pour quelques mois de prison. Il y a soixante-dix ans que le
revolyer a pour la première fois joué son rôle dans le journalisme
aux États-Unis. Depuis il n'a cessé de figurer comme un des objets
indispensables d'un cabinet de rédaction, et plus d'une fois cet ar-
gument a servi, non à convaincre peut-être, mais à faire taire un
adversaire. L'histoire de la presse aux États-Unis est pleine de faits
pareils, et l'on ne saurait trop flétrir cette brutalité des mœurs po-
litiques qui a envahi le congrès et l'a parfois transformé en une
arène de combattans.
Si Boston jouissait d'une supériorité incontestée au point de vue
intellectuel, d'autres villes grandissaient aussi. New- York, Salem,
Providence, voyaient s'augmenter, avec le chifïre de leurs habitans,
leur importance commerciale et politique. De nouveaux états obte-
naient leur admission dans l'Union. Vermont en 1791, Kentucky
en 1792, Tennessee en 1796, portaient à 16 le nombre des états.
Alors, comme aujourd'hui, aussitôt qu'un nonwQdu seltlemenl se for-
mait, on voyait s'élever le temple, l'école et le bureau du journal.
Beaucoup de ces feuilles éphémères ne faisaient que paraître et dis-
paraître, mais la semence était jetée, le germe devait lever plus
tard. Nous avons vu, de nos jours, la presse faire plus encore et
devancer la civilisation dans les vastes solitudes qui séparent de
la Californie les états de l'ouest. Le Frontier Index, publié pendant
la construction du grand chemin de fer du Pacifique, se déplaçait
à mesure que les travaux avançaient, et précédait de quelques jours
les rails et la locomotive. On peut ne voir là qu'un tour de force
128 REVUE DES DEUX MONDES.
d'originalité, mais si l'on se reporte à l'époque dont nous parlons,
si l'on tient compte de ce qu'étaient alors ces états nouveaux où le
colon disputait le sol aux animaux féroces et aux Indiens, on con-
viendra que les journaux qui paraissaient dans ces villages naissans
étaient bien les ancêtres du Fronticr Index. Eux aussi étaient les
fanaux mouvans qui précédaient et éclairaient la marche des pion-
niers et des colons qui, partis de l'Atlantique, ne devaient s'arrêter
qu'aux rives de l'Océan-Pacifique.
III.
La période comprise entre 1810 et 1820 est marquée aux États-
Unis par un développement constant que ralentissent parfois, sans
l'arrêter, les guerres avec les tribus indiennes, la rupture avec l'An-
gleterre, la bataille de la Nouvelle-Orléans, les dissensions inté-
rieures qui aboutissent au compromis du Missouri, la crise finan-
cière, la guerre des banques. En 1802, le président Jefferson nous
achète pour 80 millions la Louisiane. La presse est unanime pour
approuver cet achat, qui inspirait aux deux parties contractantes
des réflexions qu'il est utile de relever ici : « Nous sommes par-
venus à un âge avancé, écrivait Monroe, négociateur du traité,
mais nous n'avons pas vécu en vain, et ce traité est le plus grand
service que nous ayons rendu à notre patrie. » Napoléon, de son
côté, disait : « Cet accroissement de territoire consolide à jamais la
puissance des États-Unis. J'ai suscité à l'Angleterre un rival sur
les mers qui tôt ou tard abaissera son orgueil. »
L'épreuve ne devait pas tarder à se faire, mais les circonstances
étaient peu favorables aux Etats-Unis, dont la marine naissante ne
pouvait encore lutter avec celle de l'Angleterre. Les difficultés qui
surgirent en 1807 et qui aboutirent à la guerre en 1812 trouvèrent
l'opinion publique divisée. La presse se partagea en deux camps,
dont l'un, organe du parti démocratique et représentant des états
de l'ouest, voulait la guerre, et dont l'autre, écho des opinions des
fédéralistes de la Nouvelle-Angleterre et notamment de Boston, la
déclarait impolitique et désastreuse. Les premiers l'emportèrent. Le
danger commun fit taire ces dissidences, et la presse, en surexcitant
puissamment les passions patriotiques, apporta à l'administration
un concours énergique et décisif. La bataille de la Nouvelle- Or-
léans, gagnée le 8 janvier 1815 par le général Andrew Jackson, et
la prise, par la frégate américaine Constitution^ de deux bâtimens
de guerre anglais permirent aux États-Unis de négocier une paix
honorable qui non-seulement consacrait à nouveau leur indépen-
LE JOURNALISME AUX ÉTATS-UNIS. 129
dance, mais forçait l'Angleterre et avec elle les états européens à
compter avec la jeune république. Uh autre résultat de cette guerre
fut de donner à la presse antifédéraliste la consécration du succès,
d'augmenter son prestige auprès de l'administration et dans le
congrès et de faire élire président son candidat James Monroe, qui
reçut 183 votes présidentiels contre 3Zi donnés au candidat fédé-
raliste Rufus King.
De cette époque date l'influence considérable exercée par la
presse sur les élections, et la pratique, depuis consacrée par l'u-
sage, de distribuer au parti victorieux les places et les emplois
conquis par le vote sur le parti vaincu et dépossédé. Le cadre de
ce travail ne nous permet pas d'étudier les conséquences qu'a eues
pour les États-Unis l'application de cette théorie absolue, vivement
critiquée par les uns , qui y voient une destruction systématique et
périodique des rouages administratifs, préconisée par les autres,
qui n'admettent pas que l'administration laisse aux mains d'adver-
saires politiques le maniement des affaires.
La paix était à peine conclue que la presse républicaine, repré-
sentée par ce que l'on a appelé le triumvirat des journaux, VEn-
quirer, le Globe et VAlbany Argus, organisa dans tous les états une
coalition puissante, dirigée par Martin van Buren, William Marcy,
John A. Dix, qui devaient tous trois jouer un rôle considérable dans
l'histoire de leur pays. Cette coalition ne tarda pas à dominer le
président et son cabinet. Van Buren, Marcy et Dix étaient désignés
dans la presse sous le nom de régence d'Albany. Ils faisaient et ren-
versaient les ministres; leurs journaux, tout-puissans, exigeaient
et obtenaient le renvoi de leurs adversaires de toutes les places,
les plus élevées comme les plus modestes, et désignaient au pouvoir
exécutif leurs candidats, aussitôt acceptés. Ce n'était pas seulement
le pouvoir fédéral qui était obligé de compter avec eux; dans cha-
que état, ils exercèrent la même inquisition et rencontrèrent la
même obéissance. En quelques mois, les fédéralistes furent exclus
de toutes les positions officielles et remplacés par les candidats
proposés par les journaux du parti vainqueur.
A aucune époque, l'intervention de la presse dans les ques-
tions de personnes et de politique générale ne fut aussi dictatoriale.
C'est la presse qui souleva la question de l'acquisition de la Flo-
ride à l'Espagne et décida le vote par le congrès d'une somme de
25 millions de francs, prix auquel l'Espagne consentit à céder sa
colonie. « L'Amérique aux Américains r, devenait le mot d'ordre na-
tional. Il a reçu depuis de nombreuses consécrations par la con-
quête de la Californie et du Texas, l'annexion de l'Orégon, l'achat
d'Alaska à la Russie et les démonstrations menaçantes faites à di-
TOME XX. — 1877. 0
130 BEVDE DES DEUX MONDES.
verses reprises sur les frontières du Mexique et sur celles du Ca-
nada.
Au début de cette étude, nous avons précisé les causes princi-
pales auxquelles était due la colonisation de l'Amérique par l'Eu-
rope, les mobiles auxquels obéissaient les émigrans : l'amour de
l'indépendance et les convictions religieuses. La presse politique
répond au premier de ces besoins : par elle et avec elle, le colon a
ébranlé, puis secoué le joug de la métropole; par elle et avec elle,
il a vaincu, proclamé son indépendance politique, fondé une répu-
blique, créé une constitution, concilié dans une assez juste mesure
les droits de l'état et ceux de l'individu. Examinons maintenant
quelle satisfaction a été donnée aux deux autres besoins de sa na-
ture. A côté de la presse politique, il y a la presse religieuse; résu-
mons en quelques mots son histoire et les résultats obtenus.
Le premier journal exclusivement consacré aux questions reli-
gieuses parut à Boston le 3 janvier 1816. L'éditeur était INatha-
niel Willis, qui a raconté dans une autobiographie très curieuse
comment, après de longues années d'épreuves, de perplexités et
de difficultés, il réussit enfin, avec l'appui du docteur Morse, à
fonder le Recorder, qui subsiste encore, et qui a tracé le che.'inn
où depuis se sont engagés nombre de rivaux. Presque simultané-
ment parurent le Congregatiomilist, puis le Watchman, organe des
haptists, qui compte 21,000 abonnés, le ISeiv-York Observer, qui
tire à 60,000 exemplaires, le Zion Herald, journal des métho-
distes, le Christùin Èegister, oracle des unitairiens. L'église pres-
bytérienne est représentée par VEvangeîist, primitivement publié
par une association de jeunes gens réunis dans un dessein commun,
celui de favoriser les progrès de l'éducation, de soutenir la cause
de la tempérance et de combattre l'institution de l'esclavage. Vln-
dependent, organe des congrégationalistes, une des feuilles les plus
répandues de la presse religieuse, doit également son existence à
trois négocians de New-York, Ghittenden, Hunt et Bower, qui con-
sacrèrent des sommes considérables à assurer le succès de cette
publication. Henry AVard Beecher, le célèbre prédicateur, fut un de
ses premiers éditeurs et y soutint, avec une vigueur et une âpreté
de langage qui n'avaient rien à envier aux feuilles politiques, de
nombreuses controverses avec VErangelist et d'autres publications
rivales. On se passionne aussi vivement aux États-Unis pour les
discussions religieuses que pour les discussions politiques, et la
modération de la forme et du langage fait également défaut aux
unes et aux autres. Le catholicisme compte de nombreux adliérens
et, dans la presse, des partisans zélés; rédigés avec talent, ses jour-
naux ont des lecteurs nombreux et assidus, et soutiennent avec leui-s
LE JOURNALISME AUX ÉTATS-UNIS. 131
adversaires des controverses dans lesquelles de part et d'autre on
fait preuve d'une incontestable érudition. Les juifs possèdent deux
journaux. Les spirilualistes, au nombre de 1,500,000, ont égale-
ment plusieurs organes, dont le Spiritualist est le plus important.
La presse exclusivement religieuse compte peu de journaux quo-
tidiens : d'ordinaire ils paraissent le samedi ou le dimanche matin;
leurs abonnés les lisent le dimanche après le service divin. Les
controverses théologiques, les récits de conversion, les progrès des
missionnaires et la reproduction des sermons des principaux prédi-
cateurs en remplissent les colonnes. Il est rare qu'ils empiètent sur
le terrain de la politique, mais au début de la guerre de sécession,
et pendant toute la durée de cette lutte, ils ont joué un rôle des plus
importans. Adversaire passionnée de l'esclavage, la presse religieuse
a contribué tout autant, si ce n'est plus, que la presse politique à
précipiter les événemens. Dès le début, elle s'est déclarée hostile à
toute tentative de compromis. Sans défaillance aucune, même dans
les plus mauvais jours, elle a soutenu le courage et l'ardeur du
parti républicain et de l'administration de Lincoln. Divisée sur tant
de points, elle s'est trouvée unanime pour conseiller et soutenir la
résistance. Les feuilles cathoKques, très influentes sur la popula-
tion irlandaise, parlaient et agissaient dans le même sens que leurs
rivales de toutes sectes. On peut affirmer sans exagération que la
presse religieuse a joué, pendant cette période critique de l'histoire
des États-Unis, le premier rôle. Les attaques dirigées contre l'escla-
vage sont venues d'elle, et deux de ses hommes les plus éminens,
Henry Ward Beecher et Wendell Philipps, ont exercé sur l'opinion
publique une véritable dictature.
C'est en grande partie à ces deux hommes que la presse reli-
gieuse est redevable de l'immense développement qu'elle a pris
dans ces derniers temps. Quelques chiffres permettront de s'en faire
une idée. Il se publie aux États-Unis Zi20 journaux exclusivement
religieux. Leur tirage annuel est de près dJim milliard et demi
d'exemplaires, le chiffre de leurs abonnés dépasse 9,000,000. Ce
n'est pas tout. L'Association de la presse évangélique et, après elle,
d'autres associations analogues , représentant des sectes diverses,
se sont assuré le concours de nombreuses feuilles politiques et
ont obtenu d'elles, en échange de l'appui qu'elles leur apportent, de
consacrer chaque semaine un certain nombre de colonnes à l'exa-
men et à la discussion des questions religieuses. C'est ainsi que le
Tiew-York Herald, un des journaux les plus répandus aux États-
Unis, publie chaque lundi un résumé des sermons prononcés la veille
dans les principales églises de New- York. Plus encore , recourant
aux services coûteux du câble transatlantique, il se fait télégraphier
132 REVUE DES DEUX MONDES.
un extrait des prédications les plus importantes des églises de Rome,
de Londres et de Paris.
Revenons maintenant à la presse politique. Nous l'avons laissée
à l'apogée de son pouvoir et de son influence; elle vient de les
affirmer par une révolution dans les mœurs politiques , et , posant
en principe que les emplois et les places de tout ordre appartien-
nent au parti victorieux, elle a passé de la théorie à la pratique,
chassé les fédéralistes vaincus de l'administration et inauguré le
règne àespolitidans. Du moment où le fait d'appartenir au parti qui
triomphe donne un droit incontestable aux dépouilles, la vie po-
litique devient une carrière comme une autre, et, plus que d'autres,
de nature à tenter des esprits aussi aventureux que peu scrupuleux.
L'influence, et partant le droit, se mesure au nombre d'électeurs
que l'on peut entraîner. Un siège dans le cabinet revient à celui
qui, dans une élection présidentielle, peut entraîner les suffrages
d'un ou plusieurs états, et les subordonnés qui manipulent la ma-
tière électorale dans les villes et villages ont en perspective un em-
ploi dans les douanes ou dans les bureaux de l'administration.
Les conditions nouvelles de la vie politique aux États-Unis de-
vaient amener une révolution dans la presse. De 1820 à 1832, elle
devient exclusivement l'organe des partis qui se disputent le pou-
voir. Contrôlée, dominée par une poignée de politicians, elle me-
nace de tomber dans le discrédit. L'opinion publique, qu'elle cesse
de représenter, s'éloigne d'elle et attend pour la diriger des hommes
nouveaux et des organes plus indépendans.
D'un autre côté, les progrès rapides du commerce demandaient
qu'une part plus large fût faite aux annonces, que le prix d'abon-
nement fût réduit, que des renseignemens plus précis sur les mar-
chés étrangers fussent fournis. Les journaux inféodés aux partis
n'avaient ni le temps ni les moyens de satisfaire à ces besoins nou-
veaux. Il fallait créer une presse nouvelle, ce que l'on a appelé de-
puis la presse indépendante : elle date de 1832.
Un homme dont le nom est bien connu en Europe, le fondateur
et le propriétaire du Neiv-York Herald, J. Gordon Rennett, l'in-
carnation du journalisme aux États-Unis, est entré le premier dans
la voie nouvelle. L'immense fortune qu'il a réalisée, l'éclatant suc-
cès de sa tentative hardie, prouvent la puissance d'une idée juste,
saisie à temps et suivie avec persévérance. L'histoire de J. Gordon
Bennett et du New- York Herald peut être considérée comme l'his-
toire du journalisme américain. En étudiant la carrière de cet
homme remarquable, qui a refusé les fonctions d'ambassadeur pour
rester journaliste, nous assisterons à la naissance, aux progrès et
aux transformations de la presse moderne aux États-Unis, et nous
LE JOURNALISME AUX ÉTATS-UMS. 133
verrons comment, en s'appliquant à donner une légitime satisfac-
tion à tous les intérêts et à tous les besoins, elle est devenue ce
qu'elle est aujourd'hui.
IV.
James Gordon Bennett débuta dans le journalisme sous les aus-
pices de la régence d'Albany. Il fut un des partisans déclarés de
Jackson et de Martin van Buren, et fil ses premières armes dans le
Courier, l'organe le plus accrédité du parti. Jeune, actif, énergique,
il ne devait pas servir longtemps en sous-ordre; ses velléités d'in-
dépendance et surtout de réformes dans l'organisation de la presse
amenèrent des tiraillemens auxquels il crut se soustraire en fondant
un nouveau journal. En 183-2, il publia le New-York Globe. Le prix
d'abonnement était réduit de 10 dollars à 8.
Cette première tentative échoua. Une réduction de 2 dollars n'é-
tait pas suffisante pour rallier de nombreux abonnés; d'autre part
les chefs et les organes accrédités du parti voyaient avec inquiétude
se fonder une feuille nouvelle qui, tout en se déclarant fidèle, en-
tendait s'affranchir dans une certaine mesure d'un contrôle sévère.
Bennett hésitait à rompre, à se déclarer franchement indépendant.
Son journal, en tant que feuille de parti, était terne, comparé à ses
rivaux; sans satisfaire personne, il mé':ontentait tout le monde:
Bennett comprit son erreur et suspendit sa publication. Il essaya
alors de renouer avec ses anciens amis; mais ses exigences rendi-
rent toute négociation impossible, et la rupture fut complète.
Libre désormais de toute attache de parti, ne comptant plus que
sur lui-même, Bennett partit pour New-York aussi léger d'argent
que riche d'espoir. Il allait enfin tenter de réaliser son rêve. Créer
une feuille indépendante en dehors et au-dessus des partis, une
feuille qui ne fût ni fédéraliste, ni républicaine, ni démocratique,
mais purement américaine et dévouée à l'intérêt national, quitter
le terrain de la polémique pour celui des faits, renseigner exacte-
ment ses lecteurs en leur laissant la tâche de se former à eux-mêmes
leur opinion, mettre cette feuille à la portée de tous par un prix
d'abonnement très réduit, demander à l'annonce, encore peu pra-
tiquée et dont il prévoyait le développement, les ressources néces-
saires, tel était le plan du futur éditeur du Neiv -York Herald, et
c'est avec un capital de 500 dollars qu'il songeait à le réaliser.
Pour tenter aujourd'hui une entreprise pareille à New-York, il
faudrait un capital minimum de 300,000 dollars (1,500,000 fr.). Le
compte-rendu soumis récemment aux actionnaires d'un journal qui
n'occupe dans la presse new-yorkaise qu'un rang inférieur constate
134 REVUE DES DEUX MONDES.
en effet que le comité d'administnation a dCi sacrifier 200,000 dol-
lars du fonds social (1 million) pour le maintenir pendant une
année.
Le premier numéro du îSew-York Herald parut le 5 mai 1835.
Dans ce premier numéro, qui se composait de douze colonnes de
texte et de quatre d'annonces, Bennett expose son programme à
ses lecteurs. Tout d'abord le prix de l'abonnement est réduit à
3 dollars par an (15 francs). C'est aux annonces qu'il entend de-
mander le plus clair de ses recettes. Quant à sa ligne politique, il
déclare nettement n'en pas avoir. « Notre seul guide, dit-il, sera le
bon sens appliqué aux affaires. Nous n'appartenons à aucun parti,
nous ne sommes l'organe d'aucune faction ou coterie et nous ne
soutiendrons aucun candidat, pas plus pour la présidence que pour
le plus mince emploi. iNotre but est de recueillir et de donner des
faits exacts, des renseignemens précis sur tout ce qui se passe.
Notre journal s'adresse aux masses, au négociant comme à l'ouvrier,
au banquier comme au commis. Chacun d'eux trouvera dans nos
colonnes ce qui peut l'intéresser, lui servir, et tirera lui-même ses
conclusions des faits que nous mettrons sous ses yeux. »
Fidèle à son programme, il supprimait les articles politiques et
les remplaçait par les documens officiels, par les résultats des élec-
tions, s'abstenant de toute appréciation, de tout commentaire. Cette
tentative originale fut accueillie avec le sourire de l'incrédulité. On
n'admettait pas encore qu'un journal indépendant de tout parti poli-
tique pût se maintenir quelque temps, bien moins encore prospérei'.
Aucune feuille jusqu'ici ne s'était occupée des affaires financières;
Bennett fut le premier qui publia une cote des fonds publics. C'est
dans son numéro du 13 mai 1835 qu'elle parut. 11 y rendait compte
des Tentes et achats effectués à la bourse de la veille et des prix
obtenus par les valeurs diverses. Cette innovation fut fort mal ac-
cueillie. Les banquiers et courtiers contestèrent son droit à rendre
compte de leurs opérations; c'était, affirmaient-ils, intervenir dans
leurs affaires privées. Le New- York Herald fut assailli de réclama-
tions, de menaces, de procès, l'éditeur lui-même fut injurié et mal-
traité à la Bourse; mais le bruit qui se faisait autour de la feuille
nouvelle attirait sur elle l'attention et lui amenait des abonnés et
des acheteurs.
La crise financière de 1837 assura son succès : prédite par lui,
annoncée jour par jour dans son bulletin financier, elle lui donna
une autorité telle qu'on cessa de contester l'utilité de ses rensei-
gnemens. Son exemple trouva promptement des imitateurs : ses
concurrens., qui av'aient été les plus ardens à le blâmer, suivirent
son exemple, et la masse du public sut gré au Herald d'avoir ré-
LE JOURNALISJIE AUX ETATS-UNIS. 135
solûment persévéré dans la voie nouvelle doat l'utilité n'était plus
contestable.
lî nnett fut également un des premiers à se rendre compte d'es
progrès immenses que devait amener, tant dans l'industrie que
dan^ le mode de locomotion, l'application pratique de la vapeur.
« Une des tentatives les plus grandioses du siècle, écrit-il en 1835,
est celle qui consiste à relier l'ancien au Nouveau-Monde par un
service de bâtimens à vapeur. » Sans cesse ni trêve, il développa
celte thèse pendant des mois, ralliant des adhérens, gourmandant
la lenteur du congrès à voter une subvention et lui prédisant, ce
qui arriva en effet, que l'Angleterre, plas intelligente et plus sou-
cieuse des intérêts commerciaux, prendrait l'initiative et ferait, de
la compagnie projetée une co npagnie essentiellement anglaise.
Un an après la publication de son premier numéro, Bennett avait
pu rembourser les avances consenties par ceux qui lui avaient fait
crédit pour le papier, les types, etc. Le nouveau journal pouvait
équilibrer ses recettes et ses dépenses. L'éditeur, sans plus atten-
dre, décida d'agrandir son format et affirma une fois de plus son
programme. « Dans une ville comme New-York, écrivait-ii, il n'y
a pas de limite à l'esprit d'entreprise; le travail,, la capacité et le
talent peuvent tout oser. L'année dernière, quand je commençai la
publication de mon journal, sans capital et sans amis, on se mo-
quait de moi, j'étais un fou, un cerveau fêlé. A force de travail,
d'économie et de détermination, je me suis maintenu, j'ai eu raison
de mes adversaires, et j'inaug ire aujoui'd'hui dans le journalisme
une ère nouvelle dont les résultats étonneront un jour l'Amérique
entière. »
Ce n'est pas, on le voit, par la modestie que brillait l'heureux
éditeur du Neiv-York Herald^ mais on ne saurait lui refuser un
coup d'oeil juste, une indomptable persévérance et une remarqua-
ble intelligence des transformations que la société moderne était
appelée à subir, des besoins nouveaux qui allaient se manifester et
du rôle que la presse était destinée à jouer. Les chemins de fer et
les bateaux à vapeur, en abrégeant les distances, en facilitant les
transports, ouvraient à son ambition un champ immense dans l'ave-
nir et, pour le présent, devaient, d'après ses calculs, décupler, cen-
tupler le nombre de ses lecteurs. Aussi fut-il le premier à s'assurer,
partout où cela lui fût possible, des correspondans intéressés à la
vente de sa feuille. Lorsqu'en 1836 le général Houston quitta New-
York pour prendre le commandement des troupes américaines qui
allaient envahir le Texas, il invita Bennett à l'accompagner. Le
Herald commençait à peine à percer, mais son éditeur n'en répon-
dit pas moins : v Qu'irais-je faire au Texas? New-York n'est même
pas assez vaste pour moi. »
136 REVUE DES DEUX MONDES.
En 1838, le petit vapeur Sirhis, venant d'Angleterre, entra dans
le port de New-York, salué par les applaudissemens frénétiques de
la population. Les magasins fermèrent, les affaires furent suspen-
dues, on ne parlait que du Sirîus et de la perspective brillante
de la navigation à vapeur. Le Herald en avait le premier signalé
les avantages et prédit le succès. Bennett n'hésita pas à s'embar-
quer et à venir en Europe. En quelques mois, il parcourut l'Angle-
terre, la France, l'Allemagne et l'Italie, choisissant dans chacune
des capitales des correspondans à même de le bien renseigner, or-
ganisant un service de dépêches régulières. A son retour, il fit
construire toute une flottille de bateaux chargés d'aller au-devant
des paquebots avant leur temps d'arrêt forcé à la quarantaine et
de lui rapporter en toute hâte les lettres et les journaux d'Europe.
Ses concurrens devaient l'imiter sous peine de succomber dans
la lutte. Il suffisait en effet de quelques heures, de quelques mi-
nutes pour décider du succès. Aux portes des principaux journaux
stationnaient des armées de news-boys impatiens qui se disputaient
les feuilles humides pour les porter jusque dans les quartiers les
plus reculés de la ville. C'était à qui des éditeurs publierait le pre-
mier V extra contenant les nouvelles. Le second se vendait à peine,
le dernier ne trouvait plus d'acheteurs. Bennett triomphait toujours.
Semblable à un général d'armée, il dirigeait tout son monde, sur-
veillait le tirage, répartissait à chacun sa tâche. Les chevaux les
plus rapides attendaient au quai l'arrivée des sacs de dépêches, les
transportaient au bureau du journal, où une nuée d'employés dé-
coupaient, traduisaient, composaient la copie aussitôt livrée aux
typographes.
Constamment battus par leur heureux rival, ses concurrens ima-
ginèrent de faire cause commune contre lui, de réunir leurs res-
sources. Ils organisèrent des relais plus fréquens, des bateaux plus
rapides. Rien n'y fit; la lutte fut acharnée, mais courte. Le sang-
froid de Bennett, son coup d'œil juste et prompt, l'admirable orga-
nisation de son état-major, l'amour-propre surexcité de ses em-
ployés, largement payés, triomphèrent de toutes les résistances. On
raconte encore dans les bureaux des journaux de New-York les
principaux incidens de ces luttes de vitesse, ces extra publiés
d'heure en heure, à mesure que les nouvelles d'Europe arrivaient,
les pièges tendus aux concurrens. On se passionnait, on engageait
des paris comme on le fait pour les courses de chevaux, et des
sommes importantes servaient d'enjeu. Le Herald était le favori, et
un riche négociant de New-York offrit un jour de parier 3,000 dol-
lars contre 500 en sa faveur sans trouver preneur.
Ce n'était pas seulement son habileté à devancer ses rivaux et
son indépendance avérée qui assuraient à Bennett la faveur pu-
LE JOURNALISME AUX ETATS-UNIS. 137
blique. Bien que formé à l'école du journalisme politique, il en ré-
pudiait comme écrivain ,Ies procédés et la forme, et lorsqu'il fonda
le Herald, il adopta une manière à lui, qu'il appelait dans l'intimité
le « genre français, » et qu'ont imitée depuis les journalistes améri-
cains. Avant lui, on copiait exactement les écrivains anglais. Les
articles de fond, les editorials, s'étalaient amplement et lourde-
ment en colonnes serrées, coupées par de rares alinéas, et se pro-
longeaient de numéro en numéro jusqu'à complet épuisement du
sujet traité. Une érudition indigeste en faisait le fond, un style
pompeux et solennel constituait la forme. Les argumens, longue-
ment développés, se liaient les uns aux autres par des transitions
pesamment amenées. Lus séparément, ces articles étaient inintelli-
gibles, il fallait relire toute la série ou n'avoir pas oublié, en ou-
vrant son journal, ceux de la veille et des jours précédens. Ces lon-
gues et pénibles élucubrations étaient signées invariablement des
noms de Honestus, Scœvola, Americus^ Puhlius, Scijno,
Bennett introduisit le premier dans la presse américaine l'article
court, nerveux, précis, l'entrefilet, le paragraphe découpé en ali-
néas, le bulletin résumé des nouvelles du jour. Il abandonna le
moule anglais emprunté à Addison, Janius, Swift, et conservé pré-
cieusement comme une tradiiion des grands maîtres. Gela lui était
facile. Contrairement à ses rivaux, il n'avait ni thèse à développer,
ni parti à soutenir, ni système politique à étayer laborieusement
par des argumens. 11 ne se préoccupait que des faits, il les donnait
le plus souvent sans commentaire aucun, parfois avec un commen-
taire sobre et précis. « Je ne vous vois lire que le New -York Ile-
raid, » disait un de ses amis à un ministre anglais accrédité près
du cabinet de Washington. « C'est le seul de vos journaux qui soit
intelligible, » répondit-il. Et il avait raison alors.
Bennett portait, il y a peu d'années , sur notre presse française
un jugement curieux : « Les journaux français, disait-il, sont très
en retard quant au format , aux annonces et aux nouvelles étran-
gères; mais ils ont au suprême degré l'art de la forme. Un journal
en France qui saurait s'affranchir des partis politiques, se borner
comme le mien à donner des nouvelles sur tout ce qui se passe dans
le monde, et laisserait ses lecteurs tirer leurs propres conclusions,
réussirait comme j'ai réussi. »
Où Bennett fut vraiment sans rival , ce fut dans le parti qu'il
sut tirer de l'annonce. Avant lui les feuilles politiques, les seules
qui existassent alors , consacraient à l'annonce la quatrième page,
comme nos journaux. On la lisait à peine; mal rédigée, maintenue
sans changement pendant des semaines et des mois dans le même
cadre loué à l'année, souvent même à crédit, elle rapportait peu
138 KEVDE DES DEUX MONDES.
au négociant, mmns «ncore au journal. Le prix éleyé de l'abonne-
ment, en limitant à un petit nombre de lecteurs la cijxulation de
la feuille, paralysait l'annonce. On tournait dans un cercle vicieux,
car on ne pouvait élever le prix de cette dernière qu'à la condition
d'augmenter le tirage et de réduire le prix de vente. Bennett, en
mettant son journal à la portée de tous au prix réduit de 15 francs
par an , s'assurait une circulation considérable, mais ruineuse, à
moins de combler et au-delà le déficit par une extension considé-
rable donnée à l'annonce. Il y réussit en remaniant le système en
usage, en y introduisant la variété et la clarté.
Aucune annonce ne pouvait paraître plus d'une fois, à n.oins
d'être modifiée ou renouvelée. Insérée sous des rubriques spéciales,
elle ne pouvait en rien se distinguer des autres, le type était uni-
forme, ^e prix le même. Les offres et les demandes étaient classées
par catégories où chacun, suivant sa convenance, savait trouver ce
qu'il cherchait. Lorsqu'en 18Z|5, Bennett fut sollicité par l'adminis-
tration fédérale de reproduire les avis officiels, il s'y refusa péremp-
toirement, alléguant qu'il ne reconnaissait pas à l'état le droit de
fixer lui-même le prix qu'il lui convenait de payer, et n'admet-
tant pas, disait-il, que le gouvernement jouît d'une faveur refusée
aux simples particuliers. L'annonce est en effet tellem.ent entrée
dans les mœurs aux États-Unis, que le gouvernem.ent lui-même y
a constamment recours, et se sert de ce moyen pour soutenir les
journaux qui lui sont dévoués. Bennett déclara qu'entendant main-
tenir son indépendance et la mettre à l'abri de tout soupçon, il
n'insérerait aucune annonce ministérielle.
Il pouvait s'en passer. Ce mode de rapports entre le consomn.a-
teur et le producteur joue aux États-Unis et en Angleterre un rùle
dont nous n'avons aucune idée. L'annonce est, pour la race anglo-
saxonne, le premier et le dernier mot, l'âme même du commerce.
Elle envahit tout, on la retrouve partout; nouveau Protée, elle em-
prunte toutes les formes; mais c'est surtout dans les journaux
qu'elle se produit comme un des rouages essentiels et organisés de
la vie de tous les jours. Le grand négociant qui offre en vente un
chargement entier y a recours aussi bien que la modeste maîtresse de
maison à la recherche d'une « bonne pour tout faire. » Appartemens
à louer, chevaux et voitures à vendre, mobiliers à céder, offres
d'association, tout s'y trouve. Sous le titre personal s'établit une
correspondance secrète dont les seuls intéressés ont la clé. On y
coudoie drames et comédies, romans d'amour, plaintes touchantes,
avis grotesques. Le tableau est complet.
En parcourant ces colonnes serrées, on peut, mieux et plus faci-
lement que par tout autre moyen, se faire une idée des mœurs, cou-
LE JOURNALISME AUX ETATS-UNIS. 139
tuniGs, civilisation, de ce peuple nouveau, dont les uns ont fait le
type achevé du progrès moderne, dont les autres accusent la cor-
rupli m et prédisent la ruine prochaine, que l'on accable de louange
et de blâme également peu mérités, et que l'on juge sans le bien
comprendre.
Les chiffres donneront une idée de ce qu'est l'annonce. Nous
avons sous les yeux un numéro du ISew-York Herald, feuille qua-
druple dans laquelle nous constatons huit colonnes d'articles di-
vers, ircnte-huit colonnes de nouvelles télégraphiques et autres, et
cinquante colonnes d'annonces, en tout quatre-vingt-seize colonnes.
Notons que tout a été composé à nouveau, que pas une ligne, même
des annonces, n'a paru dans le numéro de la veille et ne paraîtra
dans celui du lendemain. Pour imprimer ce numéro, on a employé en
tout 8/i9,550 lettres. Le tirage a absorbé plus de onze tonnes de
papier. La composition seule a coûté 600 dollars. Joignons à cela le
ti'aitement des rédacteurs et des correspondans , celui des plieuses
et des vendeurs , le coût des télégrammes de toutes les parties de
l'Union, les dépêches d'Europe à 11 fr. par mot, et on se rendra
compte de cette immense machine qui s'appelle le New-York He-
rald, Le Times de Londres est loin d'eu approcher, et pourtant il
publiait il y a peu d'années l'avis suivant : « Notre édition d'aujour-
d'hui se composera de 24 pages. Il y a cinquante ans, nos annonces
s'élevaient à 150 par exemplaire, aujourd'hui elles atteignent
4,000. » Les chiffres que nous relèverons plus loin constateront
combien l'Angleterre est dépassée par les États-Unis tant par le
nombre des journaux que par l'importance de leur tirage.
Bennett fut également le premier à signaler le conflit inévitable
qui se préparait entre les états du nord et ceux du sud, et à ré-
sister à la pression exercée par les hommes politiques du parti répu-
bhcain pour déterminer la crise. La guerre déclarée, il organisa
imiïié liatement dans ses bureaux un bureau spécial du sud où se
dépouillaient les journaux, les dépêches, les lettres de ses corres-
pondans répartis dans les différens états confédérés. Il affecta aux
dépenses de ce travail une somme de deux millions cinq cent mille
francs, et débuta par donner une liste exacte des différens corps
d'armée du sud, avec leurs forces en cavalerie, infanterie, artillerie,
l'indication précise de leurs dépôts, les noms des commandans et
officiers. Les détails étaient si précis que ses ennemis l'accusèrent
d'avoir des intelligences dans le camp ennemi. Rappelant habile-
ment son opposition à la guerre, sa partialité apparente pour le
sud, on insinua qu'il continuait par cet exposé formidable à sou-
tenir la cause de l'esclavage et à trahir le nord; mais où le déchaî-
nement ne connut plus de bornes, ce fut deux jours après la fatale
IZiO REVUE DES DEUX MONDES.
bataille de BuU's Run. L'opinion publique, mal renseignée par le
gouvernement, considérait cette première bataille rangée comme
indécise, lorsque parut un extra du Herald annonçant que les
troupes fédérales avaient été battues complètement et donnant une
liste complète et nominative des tués et des blessés.
Les bureaux du ministère de la guerre furent assiégés par une
foule inquiète. Le ministre fit répondre qu'il n'avait pas de détails et
ne comprenait pas comment le New- York Herald avait pu en don-
ner d'aussi complets. Accusé hautement de connivence avec l'en-
nemi et de publication de nouvelles fausses, Bennett provoqua la
nomination d'une commission d'enquête. Il mit sous les yeux des
membres les lettres et dépêches de ses correspondans, les listes
partielles envoyées par eux, soigneusement contrôlées; il dépouilla
et résuma devant eux le travail énorme de son bureau spécial où
s'agitait jour et nuit une armée d'employés; il les congédia émer-
veillés et parfaitement édifiés sur l'authenticité des pièces et sur la
manière dont il se les était procurées. Le ministre de la guerre
constata olTiciellement ce résultat et écrivit à M. Bennett pour le
remercier et le féliciter de ses efforts patriotiques.
La circulation du Herald doubla presque instantanément, et l'on
vit pendant toute la durée de la guerre ce curieux spectacle d'un
journal renseignant le public et l'administration elle-même sur la
marche, les revers et les succès de ses troupes, devançant les infor-
mations officielles, osant dire toute la vérité dans les circonstances
les plus critiques. Ce fait constate combien est entière la liberté de
la presse aux États-Unis : aucune entrave administrative, aucune
loi spéciale ne la limite. Si ce régime, ou plutôt cette absence de
régime, offre des inconvéniens, il présente aussi d'immenses avan-
tages; c'est à lui que les États-Unis ont dû de s'affranchir du joug
de l'Angleterre, c'est à lui aussi qu'ils sont en partie redevables de
leur prospérité de 1775 à 1861. Pendant la crise terrible de la
guerre de sécession, ils lai ont dû de connaître toute la vérité, de
mettre leurs efforts à la hauteur du péril. Lorsque le président Lin-
coln fit le premier appel de 75,000 hommes pour briser la résis-
tance du sud, les journaux dénoncèrent cette levée comme insuffi-
sante. « Trois cent mille hommes ne suffiront pas, » osèrent-ils
dire. Pendant la guerre, nous les voyons railler le prétendu mou-
vement tournant de Mac-Glellan. h Appelons les choses par leur
nom, disait le iMeiv-York Herald, ce prétendu mouvement est une
retraite devant des forces supérieures. » Constamment tenue en
éveil, surexcitée par la presse, l'opinion publique ne s'égara pas :
elle entendit la vérité et sut la comprendre; elle ne s'endormit pas
dans ce calme menteur d'où un peuple ne sort qu'exaspéré contre
LE JOURNALISJÎE AUX ETATS-UNIS. 141
son gouvernement et sans confiance en lui-même. Nous en avons
fait une triste et douloureuse expérience. Le silence imposé à la
presse est aussi fatal au pouvoir qui l'impose qu'au peuple qui le
subit.
La guerre civile terminée laissait le nord vainqueur, mais épuisé
d'hommes et d'argent. La dette fédérale s'élevait à plus de 14 mil-
liards de francs. En quatre années le gouvernement avait demandé
au crédit plus de 13 milliards, sans compter les impôts. L'or était
monté jusqu'à 285, c'est-à-dire que l'on donnait 285 dollars en
papier-monnaie pour 100 dollars en numéraire. La ruine absolue
du sud entraînait celle de nombreuses maisons de commerce, de
banques et de particuliers du nord, créanciers des planteurs pour
des sommes considérables et dont les créances ne reposaient plus
que sur des ruines fumantes et un sol sans valeur depuis que
l'émancipation des esclaves le laissait sans culture. Le pays était
inondé de papier-monnaie, le numéraire avait disparu. A la fin
de 186/i, la circulation des greenhacks dépassait 3 milliards 1/2,
Le gouvernement et la presse abordèrent l'examen des questions
financières avec la même liberté d'allures. Toutes les opinions se
produisirent librement, furent examinées, discutées dans les jour-
naux, et, quoi qu'on ait dit et pu dire de la corruption administra-
tive aux États-Unis, il n'en est pas moins vrai qu'en quelques années
le crédit fut rétabli sur des bases solides, et qu'aujourd'hui les
fonds publics américains constituent un placement de premier
ordre. Le cours du 5 pour 100 fédéral consolidé est de 105 à 108.
Sans doute on peut relever à la charge de l'administration actuelle
nombre de faits scandaleux. On a vu un ministre de la guerre spé-
culer sur les contrats, trafiquer de son influence. Il n'est pas le
seul, et la presse américaine ne s'est pas fait faute d'étaler au grand
jour toutes les plaies honteuses de l'administration; mais il faut
aussi tenir compte du droit qu'elle possède de tout dire, droit dont
elle use et abuse. Pourtant les plaies dévoilées sont les moins dan-
gereuses; celles que l'on ignore ou que l'on cache par crainte du
scandale n'en existent pas moins, et, comme un cancer dissimulé,
elles s'étendent, se propagent et causent d'incalculables ravages.
En 1866, Bennett céda à son fils la direction de son journal.
Nous avons vu qu'il avait débuté dans sa carrière d'éditeur avec
500 dollars (2,500 francs). Il se retira avec une fortune personnelle
de vingt-cinq millions de francs. Un de ses amis lui demandait alors
s'il était vrai, comme le bruit en courait, qu'il songeait à vendre le
Herald. « Il n'y a pas de capitaliste à New-York assez riche pour
l'acheter, » répondit- il. Il avait raison, et lorsque son fils en prit
possession, l'estimation faite fut de 20 millions de francs.
142 REVUE DES DEUX MONDES.
James Gordon Bennett J-" continue à marcher sur les traces de
son père et à maintenir le Herald au premier rang de la presse
américaine. Actif et énergique, il s'est signalé lui aussi par cer-
tains faits que ses adversaires qualifient de gigantesques réclames.
Nous en citerons quelques-uns : au lendemain de la bataille de Sa-
do\^"a et de la paix conclue avec l'Autriche, le roi de Prusse pro-
nonça un discours important à l'ouverture du Rcichstag. Le corres-
pondant à Berlin du JSnv-York Herald se présente au bureau du
télégraphe quelques heures après et remet à l'employé étonné le
discours du roi, en le priant de le télégraphier à New -York.
((A New-York, répond celui-ci; mais il me faut le temps de calculer
ce que cela coûtera, c'est une somme énorme. — Télégraphiez tou-
jours, dit le correspondant, déposant 50,000 francs sur le bureau,
nous compterons après. » Tout compte fait, la dépense était de
36,000 francs, mais le Herald publiait le discoui*s à l'heure même
où il paraissait dans les journaux de Berlin.
En 1868, il fit mieux encore : il envoya Stanley, devenu fameux
depuis, en qualité de correspondant à la suite de l'arm^ée du gé-
néral anglais Napier, qui entrait en Abyssinie. On attendait avec
une vive émotion à Londres les nouvelles de cette expédition hasar-
deuse. Stanley, à la disposition duquel le journal avait mis des
sommes considérables, trouva moyen de gagner de vitesse, à l'aide
de relais organisés d'avance, les courriers du général en chef. Le
Herald fut le premier à annoncer les succès obtenus et à envoyer
de New- York au gouvernement anglais, par le télégraphe, les nou-
velles impatiemment attendues. On n'a pas oublié enfin que, sur
l'ordre de son éditeur, Stanley se rendit en Afrique, retrouva Li-
vingstone, et devança si bien l'expédition anglaise envoyée à la
recherche de l'illustre voyageur, qu'il revenait à Zanzibar, son but
atteint, au moment où les explorateurs se mettaient en marche
pour pénétrer dans l'intérieur de l'Afrique. Ce résultat extraordi-
naire, dû à l'initiative d'un simple journaliste, parut si peu vrai-
semblable, que l'on commença par révoquer en doute les récits de
Stanley, et que l'on n'y ajouta foi que le jour où il remit à la So-
ciété géographique de Londres les lettres et le journal de Living-
stone lui-même. Réclame pour réclame, celles-là ont du moins le
mérite d'une incontestable utilité.
Si nous avons choisi le New-York Herald pour en faire l'objet
d'une étude particulière, c'est que son histoire résume mieux qu'au-
cune autre celle du journalisme moderne aux États-Unis. Il nous
a paru curieux aussi de constater les résultats d'une entreprise
aussi hardie qu'originale : fonder dans un milieu moderne un jour-
nal indépendant de tout parti politique, ne relevant d'aucun, ne
LE JOURNALISME AUX ÉTATS-UNIS. 143
professant aucune opinion, ne s'attachant qu'à fournir des faits
exacts et laissant ses lecteurs dégager eux-mêmes leurs impressions
et tirer leurs conclusions. Le succès éclatant du Herald prouve
qu'aux États-Unis tout au moins la réussite est possible dans ces
conditions, et qu'un journal peut vivre et prospérer sans lier son
existence à celle d'un parti politique quelconque.
Une étude analogue sur la presse politique nous mènerait trop
loin. Bornons-nous à constater qu'à côté du Herald vivent et pros-
pèrent également, bien qm'à un moindre degré, nombre de journaux
appartenant à cette catégorie. Parmi les plus célèbres, nous cite-
rons le iSew-York Tribune^ fondé en 1851 et dirigé pendant trente
et un ans avec un incontestable talent par Horace Greeley, qui dis-
puta en 1S72 la présidence des États-Unis au général Grant, et n'é-
choua cpie de quelques voix. Le ISeiv-York Times, édité par Henry
J. Raymond, le Ledger, fondé par Banner, le World, occupent dans
la presse américaine le second rang.
Nous avons sous les y^eux le relevé statistique de la presse aux
États-Unis en 1870; nous en extraierons quelques chiffres qui ont
leur éloquence. A cette date, il se publiait 5,871 feuilles, comptant
20,8/i2,Zi75 abonnés. Le tirage annuel de tous ces journaux réunis
dépassait 1 milliard 1/2 d'exemplaires, pour une population de
38,555,000. Si nous comparons maintenant la presse des États-Unis
à celle des autres pays, nous arrivons aux résultats suivans : en
1870, l'Angleterre comptait l,Zt56 journaux, la France environ 1,700,
la Prusse 809, l'Autriche 650, la Russie 337, l'Italie 723. Un calcul
approximatif "^oxUni sur le monde entier donne un total, moins
les États-Unis, de 7,642 journaux et publications périodiques de
toute nature. Si l'on rapproche ce total de celui des États-Unis, on
se rendra compte de l'immense développement de la presse chez
ce peuple, qui vient de célébrer le premier anniversaire séculaire
de son indépendance. C'est en parlant de cette presse que William
Thackeray écrivait : a Yoyez-la, elle ne repose jamais. Ses ambas-
sadeurs parcourent le monde entier, ses messagers sillonnent toutes
les routes, ses correspondans marchent à la suite des armées, ses
courriers attendent dans l'antichambre des ministres : elle est par-
tout. Un de ses agens intrigue à Madrid, un autre relève la cote de
la Bourse de Londres. La presse est reine. Gardienne des libertés
publiques, son sort est lié au leur; elles vivront ou périront en-
semble. ))
G. DE Varigny.
LA
VIE DE PROVINCE
EN GRÈCE
m."
EXCURSIONS EN ACHAÏE ET EN ARCADIE.
Le printemps en Grèce commence à la fin de février. Pendant
que les hommes, soumis aux rigoureuses prescriptions du carême,
vivent tristement, durant deux mois, dans l'abstinence et le re-
cueillement, la nature au contraire s'éveille et présente en face du
silence et de la paix des villes le tableau charmant de la campagne
en fleurs, retentissante de bruit, exubérante de vie et de gaîté. —
C'est la saison laborieuse où chacun, surveillant son champ, ses vi-
gnes, ses oHviers, prépare les fruits de la récolte prochaine. Ce
sont les mois bénis du voyageur qui parcourt sans fatigue, sous un
ciel clément dont les rayons réchauffent, sans brûler encore, des
plaines renouvelées sous leur jeune verdure, les montagnes cou-
vertes de bois, de mousses, de plantes odorantes, de forêts en pleine
végétation. Pour qui ne connaît pas la Grèce, ce n'est que le prin-
temps avec toute sa fraîcheur, le printemps d'Italie, le mois d'avril
de France; mais quand, pendant de longues suites de jours, les
yeux fatigués d'une lumière trop vive n'ont eu pour horizon que des
(1) Voyez la Bévue du 15 mars et du 15 septOiiibre 1876.
LA. VIE DE PROVINCE EN GRÈCE. lZi5
cimes desséchées , un ciel ardent ou pâle , des arbres au feuillage
toujours brûlé, puis dépouillés avant l'hiver, le spectacle de cette
métamorphose presque subite étonne et ravit en même temps; il
semble que l'on soit brusquement transporté dans une autre con-
trée ou que l'on découvre tout d'un coup, comme par miracle,
quelque nouvelle terre promise.
Lassé du repos monotone de la ville, je choisis cette époque pour
parcourir seul, presque toujours à pied, les sites les moins connus
de la campagne d'Achaïe , et visiter successivement les monastères
ou les villages des environs d'Aigion, réservant pour la fin du prin-
temps une excursion plus lointaine au monastère de Mégaspiléon,
et à la vallée légendaire des Chutes du Styx.
I.
Les couvens sont très nombreux en Grèce, et si différens les uns
des autres à tous les points de vue, qu'il serait difficile au voyageur
d'en faire l'objet d'une observation commune; ils apparaissent plu-
tôt comme autant de petites cités isolées qui ont chacune leur po-
pulation toute distincte, soumise à des règlemens, à des coutumes
qui lui sont propres et qui n'ont plus d'existence en dehors des
murs où ils ont pris naissance. Le plus grand couvent d'Achaïe,
après le Mégaspiléon (grande grotte), est le monastère de Taxiar-
que, appartenant, comme toutes les corporations religieuses grec-
ques, à l'ordre de saint Basile. Il est situé dans l'intérieur des terres,
à quatre heures d'Aigion ; 200 moines environ l'habitent. Quelques
misérables, les fous, y sont recueillis par charité ; on les emploie à
de grossiers travaux. PcpcUnitza, village assez proche de Taxiarque,
est un couvent de femmes.
Prenant ces deux monastères comme but de ma première excur-
sion, je partis seul, un matin, d'Aigion, avant le jour. Une grosse
pluie était tombée pendant la nuit et cessait à peine; la teire était
toute mouillée. Traversant vers le sud la ville encore obscure, j'a-
vais franchi les quelques milles qui la séparent des montagnes , et
quand les premières lueurs de l'aurore jaunirent l'horizon , j'entrais
dans les taillis épais et dans les bois du Mavrithioti. La matinée
était fraîche; mais le soleil en se levant attiédit l'atmosphère, la
nature brilla bientôt verdoyante et gaie sous ses rayons d'or. Les
senteurs puissantes des branches et des feuilles trempées d'eau me
pénétraient tout entier; les fleurs des arbres à fruits sauvages, s'en-
tr'ouvrant au jour encore humides, exhalaient ces parfums légers
qui montent au cerveau. Les gouttes de pluie ramassées en perles
au bout des feuilles, scintillaient comme des diamans, et quand
lOMB XX. — 1877. 10
1^6 REVUE DES DEUX MONDES.
un soulïle de vent balançait en passant la cime des arbres, elles
tombaient toutes ensemble, colorées aux reflets du soleil doré,
comme une pluie d'étincelles de mille couleurs, et, dégouttant
sur le sable ou de feuille en feuille, faisaient, dans la solitude des
grands bois, un petit bruit imperceptible, comme un frissonnement.
Plus loin , la verdure pressée étalait sur la route déjà séchée ses
larges ombrages : à peine cachés dans les châtaigniers ou volant
d'aibre en arbre, les merles et les grives s'agitaient en sifflant
joyeusement pour saluer le matin. Une foule d'insectes aux bril-
lantes couleurs, aux ailes transparentes, bourdonnaient dans l'air,
secouant la rosée, et mêlaient le bruissement léger de leur vol au
chant babillard des oiseaux.
J'avais suivi je ne sais quel sentier, marchant au îiasard devant
moi, oublieux de l'heure et du monastère que je voulais gagner,
quand je m'avisai que je ne connaissais pas ma route, et que je
m'étais égaré. Un enfant que je rencontrai se mit à rire en me
voyant, et répondait à toutes mes questions : « Je ne sais pas, je ne
sais pas. » Gomme tous les petits Grecs, qui sont par la finesse et la
malice les \Tais frères de nos gamins de Paris, l'enfant ne décou-
vrait dans notre rencontre qu'une occasion pour lui de se moquer
d'un étranger, et il m'aurait vu radieux prendre un chemin tout op-
posé à celui que je cherchais. Désespérant d'obtenir de lui la moindre
indication , je dus prendre le parti de l'attacher solidement par la
taille à l'aide de ma ceinture, dont je conservai l'extrémité dans la
main, et de ne le délivrer que lorsqu'il m'aurait guidé. L'entêté se
mit à crier, à me battre, puis à pleurer; enfin il se lassa et céda. En
moins d'une heure, nous pouvions apercevoir du haut d'une colline
le chemin qui serpentait jusqu'au pont.
L'enfant jugea que c'était l'instant de la séparation et s'arrêta :
je voulus lui donner quelque monnaie, je lui offris de partager mon
repas; — mais ni l'argent, ni l'occasion si rare pour un paysan de
manger du caviar ne séduisirent ce digne descendant de Lycurgue,
et, dès que je l'eus détaché, il détala comme un lièvre en se retour-
nant par instans pour me jeter des pierres, — Les arbres me déro-
bèrent en descendant la vue du torrent; le sentier s'encaissait peu
à peu dans un ravin où le soleil ne pénétrait plus. Un bruit sourd
répété par l'écho sous la voûte des bois m'annonçait seul le voisi-
nage des eaux furieuses quand j'atteignis le pont : de constniction
vénitienne, en pierre, il est jeté d'une seule arche, en dos d'âne,
comme un toit; ses assises sont formées de deux énormes ro-
chers qui s'avancent l'un vers l'autre. Au-dessous, étranglé entre
les blocs sombres de granit qui écrasent ses rives, le fleuve roule en
grondant l'écume de ses eaux grossies par la fonte des neiges; des
LA VIE DE PROVINCE EN GRÈCE. 1Û7
roches détachées du bord surgissent nouées au milieu des vagues
qu'elles brisent, et le vent jette jusqu'à moi lu poussière blanche
de l'eau.
Une végétation abondants se presse au-dessus du torrent. Les
chênes verts, les pins, des arbres à baies rouges, des merisiers sau-
vages se confondent enlacés dans des lianes. La solitude est com-
plète, on n'entend plus les oiseaux chanter; le soleil les appelle, et
le grondement des flots qui heurtent les rives et qui roulent des
pierres les elTraie sans doute.
Plus loin, le sentier moins obscur est tout encombré de rosiers,
de jasmins sauvages, d'églantiers, de clématites en fleurs. L'ombre
reparaît de nouveau avec les grands arbres, le sentier est plein de
mousse; tout à coup, à un détour, une longue vallée profondément
encaissée s'étend à rues pieds, inondée de soleil entre deux hautes
montagnes boisées. Le fleuve, tout à l'heure étroit et furieux, coule
ses eaux paisibles et transparentes sur un large lit de sable au mi-
lieu des lauriers -roses. Des orangers, des peupliers aux sommets
toufi'us, des trembles, d'immenses platanes aux troncs argentés, le
pied dans l'eau, ^poussent le long de ses rives. En face de moi, à
droite du torrent, sur un plateau à mi-côte, le monastère, con-
struction carrée aux lourdes murailles blanches, apparaît entouré
de verdure dans un jardin planté de cyprès, de mûriers, de figuiers,
de jasmins, de rosiers géans. Vers le sud, une terrasse naturelle
s'avance plongeant sur le torrent : deux moines en robe noire s'y
promènent.
Je descendis, suivant le même chemin, devenu plus facile, et je
me trouvai avant le soir au bord du Selinus, large en cet endroit
comme un lac. La vallée que les montagnes protègent une partie
du jour contre les rayons du soleil était fertile et en partie défri-
chée. De temps à autre j'apercevais, occupés à tailler leurs vignes,
des diacres et de jeunes moines. Quelques-uns suivaient, en sens
inverse, la même route que moi; ils m'adressaient en passant, sans
me connaître, un signe amical et mettaient la main sur leur cœur.
Ln moinillon d'une douzaine d'années qui venait derrière moi
me rejoignit. Il m'avait vu sans doute à Aigion, et me connaissait
comme l'hôte d'une famille qui protégeait son couvent. — Vous allez
àTaxiarque? me demanda-t-il; — il était posé devant moi, incertain,
les yeux baissés, retenant à son épaule un fagot et une faucille qui
pendaient sur sa robe de lin bleue, pâlie par les lavages et le so-
leil; sa figure dorée comme une pêche mûre était encadrée par de
longs cheveux châtains bouclés sous son bonnet bleu; il répéta deux
ou trois fois : — C'est bien, c'est bien ;... mais je veux les prévenir,
reprit-il tout à coup, — et il se mit à courir pour me devancer.
l/i8 REVUE DES DEUX MONDES.
Le monastère est construit entre quatre murs de pierre grossière-
ment crépis à la ciiaux, contre lesquels sont adossés tous les bâii-
mens intérieurs. Quelques fenêtres grillées, percées au nord, éclai-
rent les chambres qui donnent sur la vallée. Un jardin bien cultivé,
planté d'une inanité de rosiers et de jasmins rouges, s'étend devant
la grande porte couronnée de pampres déjà verts et de vignes sau-
vages, et se prolonge à l'ouest jusqu'à la terrasse, en face du cou-
vent de femmes, Pépélénitza, dont on distingue sur le versant op-
posé, au milieu des arbres et des rochers, les différentes maisons. La
porte à peine franchie, le spectacle change brusquement : l'horizon
est fermé; plus de verdure, à peine un coin du ciel au-dessus de
nos têtes. Autour d'une cour, carré régulier dont le centre est une
église, suspendues à des bâtimens élevés sans ordre, percés d'une
infinité de petites portes et de fenêtres irrégulières, courent de
longues galeries construites en bois blanc ou en vieux chêne fine-
ment sculpté; les unes, au nord, n'ont qu'un étage et serpentent
le long des murs en faisant une ligne presque droite, tandis que les
autres, à l'est, en ont deux et jusqu'à trois, selon que les construc-
tions sont plus ou moins élevées. Appliquées devant les portes de
chacune des chambres, elles remplacent les escaliers qui font dé-
faut à l'intérieur, et, suivant le caprice des architectes qui ont élevé
chaque cellule sur un plan différent, elles montent, descendent,
remontent, toujours reliées entre elles, pour permettre aux moines
de sortir de chez eux et de communiquer les uns avec les autres.
Ajoutez que toutes ces galeries ont été construites à différentes
époques comme les logis dont elles dépendent, qu'il est à peine
deux portes ou deux fenêtres qui se ressemblent, et que le rez-de-
chaussée est formé d'énormes voûtes en pierre qui servent de gre-
niers et de cave, vous vous représenterez à peine encore l'aspect
du couvent de Taxiarque. Des robes noires ou bleues, des draps,
des couvertures, des linges sales ou mouillés pendent aux balus-
trades des balcons et sèchent au soleil. Des moines ouvriers tra-
vaillent sur une galerie, tandis que d'autres se promènent grave-
ment au-dessus d'eux sans rien faire. Devant un bâtiment neuf, au
sud, un vieillard à la barbe blanche, couché dans un fauteuil d'o-
sier, fume son chibouk et reçoit sur un plateau des confitures et
du café. A chaque instant, une têie vieille ou jeune apparaît der-
rière une porte, regarde et se retire, ou bien des moinillons bleus
regagnent sans rien dire feur chambre ou leur école et passent
comme des ombres suivant en courant le labyrinthe des galeries.
Précédé des moines qui m'avaient fait à l'entrée les honneurs du
couvent, je montai chez l'higoumène (supérieur). C'était le moine
le plus riche de Taxiarque; il venait de se faire bâtir au midi trois
LA VIE DE PROVINCE EN GRECE. l/jO
chambres planchéiées en sapin blanc; je le trouvai qui m'attendait
dans la première. Fort âgé, peu causeur, il m'exprima en quelques
mots d'une voix chevrotante qu'il m'offrait de grand cœur l'hospi-
talité ; on m'apporta le café avec les fameuses confitures de roses
que chaque moine fait au printemps et qui jouissent en Achaïe d'une
réputation incontestée ; je vis l'higoumène donner des ordres pour
qu'on eût soin de me préparer une chambre, et, après quelques com-
plimens échangés de part et d'autre, je le quittai pour visiter ainsi
successivement tous les personnages iinportans du monastère. Cha-
cun me fit le même accueil; les uns, plus curieux ou plus bavards,
prolongeaient par mille questions notre conversation ; d'autres, plus
graves, me parlaient de leur fortune, de leur bien-être, de l'état
de Taxiarque; quelques-uns, insoucians, ressemblaient à des gens
qu'on éveille brusquement, et qui, l'esprit encore engourdi, mau-
gréent de se voir dérangés et ne demandent qu'à se rendormir.
Ce qui me frappa surtout, c'est la parfaite quiétude, la satisfaction
placide qu'exprimaient les visages de tous ces êtres voués à un
éternel repos. Pas une plainte, pas un regret. Chaque moine est
gras, souriant; sa vie s'écoule sans intérêt, mais sans secousse,
dans une innocente torpeur : logé, nourri, vêtu, il n'a plus rien à
désirer. Les révolutions du monde, les inventions nouvelles, les
découvertes les plus inattendues, rien ne le trouble, rien ne l'é-
meut, il vit avec lui-même, occupé du seul souci d'augmenter sa
fortune pour être assuré d'une existence toujours tranquille, et si
quelque railleur s'avisait de vouloir faire entendre qu'il n'y a rien
de beau, de grand dans la vie que l'action, il verrait chacun se-
couer la tête d'un air incrédule , et tous les yeux béatement en-
tr'ouverts traduire pour toute réponse cette vieille maxime : « Le
bonheur est le contentement de son état. »
Comme je sortais d'une chambre fort sale (où je venais de faire
ma dixième visite), un beau moine noir, grand, mince, au regard
clair, m'arrêta au passage et me demanda courtoisement en italien
de venir chez lui. « Je suis le grcmimateus (secrétaire), me dit-il; si
vous voulez venir me voir, ma chambre est au-dessous de celle-ci ;
je vous montrerai des livres, vous me ferez grand plaisir. » Celui-là
ne ressemblait pas aux autres : d'une taille élégante, que sa longue
robe dessinait à peine, il était soigné dans sa mise, son col et ses
manches laissaient passer du linge blanc. Sa barbe noire, longue
et soyeuse, était coquettement étalée en éventail sur la poitrine,
es cheveux détachés couvraient de boucles brillantes ses épaules
et son cou, et ses grands yeux franchement ouverts brillaient pleins
d'intelligence, éclairant sa figure très pâle.
(( Je pourrai vous montrer le couvent, l'église, la bibliothèque,
150 REVUE DES DEUX MONDES.
me disait-il pendant que nous descendions; il y a des manuscrits
anciens que vous déchiffrerez peut-être, car moi je ne suis pas
très savant. » Il me fit entrer dans sa chambre sur ces mots, que
je croyais avoir mal entendus : moi, je ne suis pas très savant!
Un Grec, un moine, un grammatcus, dii'e un pareil mot, se mon-
trer modeste! Certes celui-ci ne ressemblait à personne, et je pou-
vais m'attendre avec lui à plus d'une surprise. Je remarquai que,
soit en grec, soit en italien, il mettait une certaine élégance dans ses
paroles et choisissait ses expressions ; il ne se servait pas d'images
pour exprimer des idées nouvelles, et sa langue n'avait pas la sim-
plicité enfantine, quelquefois poétique, plus souvent grotesque, que
j'avais trouvée chez les autres caloyers (bons moines). Il savait la
valeur des termes qu'il employait et parlait de temps à autre de
choses qui dénotaient des connaissances sérieuses. Sa chambre était
très propre et plus ornée que celle des autres; il avait collé des
gravures, des cartes modernes à côté d'images religieuses ; devant
la fenêtre, une table en bois blanc tachée d'encre était couverte de
livres et de papiers ; c'était la demeure d'un homme qui tenait à
s'entourer de tout ce qu'il ne connaissait pas et qui voulait voir,
du moins par l'imagination, ce que sa réclusion lui interdisait d'al-
ler chercher. Je lui fis compliment de son installation et je ne lui
cachai pas ma surprise. Il en parut charmé.
(cYous êtes bien heureux, reprit -il, vous retournerez à Paris;
moi je n'irai probablement jamais. Je ne me plains pas d'être ici,
puisque j'y fais ce que je veux, mais je suis très seul, et bien sou-
vent l'ennui me prend. Je voudrais pourtant connaître un peu le
monde par moi-même, je voudrais voyager. Il y a près de dix ans
que j'amasse de l'argent ; peut-être un jour en aurai-je assez pour
partir, mais ce sera bien tard. »
Et il me faisait mille questions sur le prix du voyage de Patras
en France, sur le temps qu'on pouvait demeurer à Paris en vivant
petitement avec 1,000, 1,500 drachmes. « Vous voyez ce plan de
Paris, disait-il en me montrant une carte faite en 1856, je le con-
nais comme vous; voici la rue de Rivoli, la place de la Concorde, le
fleuve, les ponts, » et il récitait par cœur les noms de toutes les
rues qui aboutissaient sur la rive gauche de la Seine. — C'est à
Paris, disait-il, que vont tous les étrangers, c'est là que sont les
savans; c'est là que sont les universités où l'on entre sans rien
payer. On peut y apprendre toutes les langues et les parler, car
chaque nation y est représentée par des voyageurs; on peut lire des
livres de toute sorte. Paris, reprenait-il en s'animant, il me sem-
ble que c'est une montagne d'où on découvre le monde entier.
Il s'interrompit un instant considérant le plan d'un œil plein de
LA VIE DE PROVINCE EN GRÈCE. 151
regret; puis, se tournant vers moi et me lançant un regard ma-
lin, il dit ces quelques mots, qui me rappelèrent à la réalité :
— J'irais,... et je reviendrais évêque.
Cette saillie me fit rire en me révélant que dans ce monastère
du sommeil un ambitieux intelligent veillait.
Pendant qu'il parlait, j'avais remarqué près du lit une caisse de
fer soigneusement fermée, à peu près semblable à d'autres caisses
sur lesquelles j'avais vu chaque moine s'asseoir de préférence aux
chaises. — Que faites-vous de cette caisse, lui demandai-je; est-ce
un coffre-fort?
— Oïd, me répondit-il avec le plus grand sérieux, c'est mon
coffre- fort !
— Mais vous avez chacun le vôtre alors, car j'en ai vu de pareils
dans presque toutes les chambres ?
— Gela vous étonne; il est vrai, reprit-il, vos monastères sont
loin d'être organisés comme les nôtres. Chez vous, ce sont des com-
munautés; ici, c'est bien différent. Vous avez déjà pu voir que cha-
cun de nous vit chez lui, séparé des autres, — ce n'est pas un rè-
glement qui l'ordonne : — si vous aviez visité tout le couvent, vous
sauriez que plusieurs des nôtres se sont associés et demeurent en
commun; mais c'est que par-dessus tout nous tenons à conserver
notre indépendance, et que la plupart d'entre nous pensent qu'on
n'en jouit réellement qu'en vivant seul. Chacun en venant ici ap-
porte sa fortune, ses biens, qu'il garde en sa possession; le plus
souvent, il achète autour du couvent des vignes qu'il fait valoir et
dont il vend la récolte comme il l'entend. Quelques-uns qui sont
venus pauvres ont aujourd'hui assez d'argent pour se faire con-
struire un appartement et vivent fort à leur aise; d'autres, qui ont
fait de mauvaises affaires, sont tombés dans une situation difficile.
En fait, notre couvent est une ville, une commune, si vous aimez
mieux, mais d'où les femmes sont exclues. Nous avons notre gou-
vernement, nous choisissons notre président, nos représentans au
conseil; chacun de nous, par des contributions, paie sa part de la
dépense générale, mais quant aux bénéfices, il n'en est pas de
communs. Chacun vit et travaille pour soi; on prête, on emprunte à
grosse usure, on vend, on achète, et vous n'ignorez pas qu'une
grande partie des raisins secs qui sont exportés d'Aigion en xVngle-
terre vient de Taxiarque. — Cela serait bien sans doute, conti-
nuait-il, et quand le coffre-fort est plein, chacun est ainsi maître
de faire ce qu'il veut, mais à quoi leur sert tout ce travail et tant
d'économie? Ils meurent comme tout le monde; leur richesse leur
échappe sans qu'ils en aient profité pour autre chose que pour se
construire une chambre plus ou moins belle et s'acheter des robes
152 REVUE DES DEUX MONDES.
d'un grand prix. Au reste, ils n'en ont pas conscience, — et il prit
plaisir à laisser percer toute la rancune et le mépris que lui inspi-
rait la société où il était condamné à vivre, — ils n'en ont pas con-
science, et chacun d'eux se croit content quand il peut reposer
tranquille dans ce monastère comme s'il dormait déjà dans la
tombe.
11 me parlait encore quand on vint me prévenir que l'higoumène
m'invitait à. partager avec lui le repas du soir. On me conduisit
ensuite à ma chambre, qui était celle que j'avais remarquée à mon
arrivée. Nouvellement bâtie, son plancher, ses murs, ses armoires,
le lit, les portes, les fenêtres, tout était en sapin blanc. Un balcon
donnait à l'ouest sur la vallée en face du couvent de femmes. Le
(jrammateus et deux ou trois jeunes diacres vinrent me tenir com-
pagnie jusqu'à ce que je fusse couché et me quittèrent en me ré-
pétant que le lendemain, qui était un jour de fête, ils me feraient
visiter complètement le couvent. J'aurais bien dormi dans mon nou-
veau lit, si un tremblement de terre comme on en ressent si souvent
à Aigion n'était venu secouer le monastère. Au premier bruit des
clés sautant dans les serrures, tout le monde s'était précipité dans
la cour : deux cents spectres blancs couraient, gesticulaient en fai-
sant de grandes ombres noires au clair de la lune; c'est tout ce que
j'aperçus : cinq minutes ne s'étaient pas écoulées que chacun était
rentré chez soi et s'était rendormi.
Je fus de nouveau réveillé, mais cette fois le matin, par un bour-
donnement étrange dont je ne pus venir à bout de me rendre
compte : on eût dit des roulemens d'un tambour couvert d'un
crêpe ou le tintement lointain d'une cloche fêlée. Un petit moine
qui m'apportait le café m'apprit que c'étaient les cymbales (cloches
en bois), et que je les entendrais toute la journée. Je pris mon parti
de me lever; le moinillon revint avec deux serviettes sur le bras et
me présenta une aiguière d'argent à long col et au bec finement
ciselé, dont le pied reposait sur le double fond percé à jour d'un
grand plat également en argent. Il versait lentement au-dessus du
plat son eau parfumée d'essence de roses, et je n'avais pas achevé
ma toilette, que le grammaicm était déjà venu me rejoindre.
Je passai la journée avec lui; il me montra la bibliothèque, que je
trouvai pauvre et en piteux état; puis, l'office du matin terminé,
nous descendîmes à l'église. Elle est construite au milieu de la cour,
bâtie en pierre tendre de la montagne, peu élevée, peu spacieuse,
et ne produit aucun effet. Cinq piliers carrés soutiennent une
voûte devant la porte; sous les deux cintres latéraux sont suspen-
dus deux croissants en bois sec et un tambourin en fer, analogue
au gong des Chinois : ce sont les cymbales dont le son pénétrant et
LA VIE DE PROVINCE EN GRÈCE. 153
sourd m'avait éveillé et que les moines frappent à certaines heures,
avec des baguettes ou une batte. A l'intérieur, l'église, richement
ornée, mais sans goût, est couverte d'images et d'offrandes pré-
cieuses de toute sorte; de petites niches où logent des saints de bois
grossièrement sculptés sont percées le long des murs.
En sortant, le grammatcus engagea conversation avec deux fous
qui rentraient du bois dans les bûchers; l'un était un ancien avo-
cat, l'autre un paysan inoffensif qui payait pension pour être assez
maltraité par les moines. L'avocat s'était pris à Taxiarque d'une
passion pour l'horticulture; il vint avec nous dans le jardin, où il
se mit à couper de longues tiges de jasmin qu'il perça pour en faire
des tuyaux de pipe et me faire honneur en me les offrant. Le gram-
mateus, qui savait fort bien ce que faisait notre compagnon en ré-
coltant sans façon dans la propriété d' autrui le produit le plus ap-
précié, se contenta de me dire avec un sourire de satisfaction mal
dissimulée : — Ne les prenez pas au moins, les moines ne veulent
pas qu'on coupe leurs jasmins. — Mais ils sont coupés, repris-je.
— Ce n'est pas nous, c'est celui-ci, et il me montrait le pauvre fou
qui s'en allait tout triste de notre refus, emportant ses tuyaux. —
Mais s'il rentre avec ses tuyaux dans le couvent, ils vont le battre!
— Je le crois, dit simplement le grammatcus. — Je rappelai le
malheureux et je pris les jasmins. — Nous ne pouvons pas nous
montrer avec cela, s'écria-t-il quand le fou fut parti, on croirait que
c'est moi qui les ai coupés; ce serait une mauvaise affaire;... mais,
attendez, — et souriant à mes scrupules, il alla sans hésitation
replanter au milieu des buissons le corps du délit. — Venez, main-
tenant, dit-il.
Mon grammatcus perdait ainsi dans cette malheureuse prome-
nade une partie de son prestige. La pensée de ma complicité in-
volontaire me fit craindre de prolonger mon séjour à Taxiarque, et
je partis le lendemain matin. Aucun moine ne voulut rien accepter
en échange de l'hospitalité qu'on m'avait largement offerte; chacun
me fit ses adieux, et je m'éloignai dans la direction du couvent de
femmes, Pépélénitza, que j'avais entrepris de visiter.
H.
Je dus revenir sur mes pas et suivre d'abord sur la rive droite
du torrent le chemin que l'on prend pour arriver à Taxiarque. Le
pont une fois traversé, je changeai de route, remontant vers le sud-
ouest, pour me diriger de mon mieux à travers des montagnes et
des bois que je ne connaissais pas, cherchant un monastère que
j'avais à peine vu de loin.
Tout en cheminant, je songeais au moyen de mener à bien mon
15Û REVDE DES DEUX MONDES.
expédition, et mes réflexions n'étaient pas de nature à ma faire es-
pérer que je réussirais. Ea Grèce comme en France, il n'est pas
bienséant qu'un homme visite seul un couvent de femmes, et je le
savais assez pour n'avoir parlé de mon projet à personne en quit-
tant Aigion. J'en avais dit quelques mots à Taxiarque au gramma-
teiis, que ma prétention avait fait rire, et qu'il avait refusé de
prendre au sérieux. J'étais donc parti sans aucun renseignement,
sans conseil, ne sachant rien de ce que je voulais voir, sinon que
c'était un couvent de femmes, et qu'il s'appelait Pépélénitza. On
m'avait dit qu'il jouissait d'une assez mauvaise réputation; quel-
ques-unes des recluses avaient donné l'année précédente matière
aux médisances en augmentant d'une façon inattendue la popula-
tion du couvent. Les moines de Taxiarque, si voisins de Pépélénitza
quand le torrent est à sec, avaient été quelque peu soupçonnés
d'être les complices de cette faute; l'affaire s'était ébruitée, on en
avait causé jusqu'à Athènes, le gouvernement s'en était ému, et il
fut question de supprimer Pépélénitza. Les pénitentes perdaient
ainsi leur établissement, leurs biens, et se voyaient rendues tout
à coup à une société où elles couraient le risque d'être fort mal
accueillies. Elles firent si bien qu'une des puissantes fam.illes du
pays, les X.., tout dévoués au clergé, prirent soin de leur cause et
sauvèrent le couvent. C'étaient ces racontars qai m'avaient fait ar-
rêter mon projet; je comptais me présenter comme l'hôte des X...
eL prendre ainsi ma part de la reconnaissance qui leur était due.
Ces réflexions en amenaient d'autres, toutes riantes, et je m'imagi-
nais déjà l'accueil de ces infortunées plus faibles que criminelles,
heureuses de recevoir un étranger compatissant qui leur avait pres-
que rendu la vie, car au milieu de toutes mes rêveries, je n'étais
pas éloigné de croire que, puisque j'étais l'hôte des X.., j'étais leur
sauveur moi-même.
J'avais marché toute la journée sous bois; avant le soir, j'étais
sur les crêtes arides que domine Pépélénitza. Une quinzaine de
maisons, construites sur deux rochers séparés par un précipice que
traversait un mauvais pont en planches, s'élevaient, adossées à un
énorme roc d'où s'échappait une petite source. J'aperçus un chemin
très raide qui montait vers le sud au village, et en quelques mi-
nutes je l'avais gravi.
Le soleil encore chaud éclairait la petite place^où je me trou-
vais, — trois maisons à un étage, irrégulières, construites en
pierre, percées de quelques fenêtres, se dressaient devant moi. —
A mes pieds, de l'autre côté de la vallée, je voyais Taxiarque, dont
les murailles blanches, dorées par le soleil couchant, brillaient au
milieu des cyprès.
Je cherchai des yeux autour de moi un visage humain; les mai-
LA VIE DE PROVINCE EN GRÈCE. 155
soTis semblaient désertes, le village inhabité. Les portes et les fe-
nêtres étaient hermétiquement fermées, aucun bruit ne troublait le
silence du soir, et je me sentis rempli d'une impression de tristesse
profonde à la vue de la misère et de la malpropreté qui régnaient
partout. Des linges noirs, des hardes informes séchaient, suspendus
d'une fenêtre à une autre; la terre du chemin était semée de dé-
bris de toute sorte et d'ordures accumulées.
Le cœur plein de dégoût, incertain de ce que je devais faire, je
me décidai à appeler. Personne ne répondit. Un instant, je crus que
tout le couvent s'était barricadé à l'approche de l'étranger et qu'il
me faudrait retourner de nuit à Aigion ou à Taxiarque. Je donnai
de mon fusil quelques coups contre une porte; deux têtes de femmes
à la mine sauvage et renfrognée apparurent, pour se retirer aussi-
tôt. J'avançai vers une autre maison, et comme j'allais appeler de
nouveau, je vis sortir d'un jardin un être informe, hideux, que je
pris d'abord pour je ne sais quelle bête fantastique : c'était une
vieille femme complètement nue. Des cheveux ternes, d'un noir
mat, tombaient en désordre sur son corps, si sale et si brûlé qu'il
avait la couleur d'une, orange; sa figure, contractée par un sourire
répugnant et coupée de mille rides, montrait des yeux presque fer-
més, malades, sans cils, aux paupières rouges. Sa bouche, pen-
dante, cachait un menton fuyant et semblait tomber sur sa poitrine
abattue; elle poussait en remuant la tête une sorte de grognement
inintelligible et se dandinait en plein soleil, sans me voir, tenant
de chaque main des débris de vaisselle qu'elle frappait l'un contre
l'autre. Mon premier mouvement fut de prendre la fuite, et j'eus
peur; mais deux femmes, qui avaient sur celle-ci l'avantage d'être
vêtues, sortirent après elle, et, la poursuivant à coups de bâton, la
firent rentrer au logis : c'était une folle.
J'avais compris d'après l'accueil que l'on m'avait fait qu'aucune
femme ne consentirait à me parler, encore moins à me donner un
abri ; je songeais que je m'étais embarqué dans une mauvaise affaire
quand je pensai qu'il devait y avoir au moins un aumônier pour l'é-
glise de cet étrange couvent, et que lui seul pourrait me venir en
aide. Une des calogriai (religieuses, littéralement bonnes vieilles),
plus traitable, voulut bien m'indiquer du doigt sa maison.
Le prêtre n'était pas rentré ; ses fdles, deux enfans qui m'avaient
ouvert la porte, allèrent le prévenir qu'un étranger l'attendait; il
accourut aussitôt, et je n'ai pas oublié l'accueil qu'il me fit. C'était
un homme de trente ans, grand, très maigre ; sa figure, longue et
osseuse, en partie couverte par une barbe et des cheveux roux, tra-
hissait les fatigues et les privations d'une existence d'ascète. Ses
yeux bruns, au regard timide comme celui d'un enfant, exprimaient
156 REVUE DES DEUX MONDES.
à la fois la bonté, le calme, la résignation; à peine vêtu sous sa
grossière robe de lin, cet homme si misérable, qui s'avançait gau-
chement embarrassé de deux bras trop longs, et que le moindre mot
rendait confus, inspirait cette admiration respectueuse que donne
la foi absolue observée par un être qui se dévoue tout entier à sa
croyance et qui poursuit jusqu'à la fm avec conséquence le but qu'il
a donné à sa vie.
Dès les premières paroles, quand il se fut excusé de la froideur
que m'avaient montrée les calogriai, il me témoigna la reconnais-
sance que Pépélénitza conservait à ses sauveurs. — J'espère que
vous ne prendrez pas mauvaise opinion de notre couvent, me dit-il
ensuite, nous allons sortir ensemble, et je vous montrerai ce que
vous voudrez voir. Seulement nous sommes bien pauvres, et si vous
passez une nuit ici, j'ai honte de l'hospitalité que je vous offrirai.
— Je vis que ce scrupule l'affectait réellement, et, comprenant que
sa misère était complète et que mon arrivée la lui faisait sentir da-
vantage, je le rassurai de mon mieux en lui répétant que je ne de-
mandais qu'un abri sous son toit jusqu'au lendemain matin et que
je serais heureux de demeurer chez lui. Alors, plus confiant, avec
un regard où se peignaient le contentement et ses regrets : — Nous
allons d'abord nous occuper de votre dîner, me dit-il.
Il alla prendre au fond d'une petite armoire creusée dans le mur
un plat d'olives noires, du fromage de chèvre et un flacon d'huile,
qu'il plaça sur l'appui d'une des fenêtres, puis incertain, troublé,
il vint dire à voix basse quelques mots à l'oreille de sa fille , qui
sortit sans parler. Elle revint bientôt radieuse avec deux œufs
qu'elle tendit à Panaïoti (c'était le nom de son père), et que celui-
ci mit sous la cendre. Ces préparatifs me rendirent confus à mon
tour, et je me faisais un scrupule d'être venu mettre à contribution
la délicatesse de cet homme pauvre qui m'offrait ainsi tout ce qu'il
possédait. Notre repas terminé, comme le soleil se couchait, Pa-
naïoti me proposa de sortir pour visiter le couvent avant la nuit.
Mes impressions furent les mêmes que lors de mon arrivée;
même silence, même tristesse, même misère partout. Les maisons
étaient à peu de chose près toutes semblables, mais à mesure que
nous avancions dans l'intérieur du village elles paraissaient plus
sales et plus pauvres que celles qui m'avaient frappé en entrant.
Seule une petite église creusée dans le rocher, à droite du précipice,
me parut très propre et religieusement entretenue : c'était la cure
de Panaïoti. 11 prit plaisir à me la présenter dans tous ses détails et
me fit admirer un vieux crucifix de bois finement sculpté, le pied
presque enfoui dans un buisson de myrte sauvage et d'aneth, qu'il
avait placé au-dessus de l'autel, puis quelques vases modernes
LA VIE DL PUOVIXCE EN GRÈCE. 157
pleins de fleurs de la montagne; deux petits tableaux, des icônes,
tout cet humble trésor dont le soin lui prenait une partie de ses
journées. Nous traversâmes en sortant la passerelle de bois ver-
moulu jetée sur le précipice, et qui relie entre elles les deux par-
ties du couvent; elle tremblait légèrement sous nos pieds et n'avait
pas de parapet. Panaïoti, répondant à mon étonnement, me dit que
c'était la cause d'accidens qu'il serait facile d'éviter, et qu'il vou-
drait voir cesser ce danger de tous les jours; deux folles, à six mois
de distance, s'étaient ainsi laissées tomber et s'étaient tuées; pareil
sort devait arriver à celle que j'avais rencontrée.
De ce côté du précipice, les maisons plus grandes formaient de
petits bâtimens carrés qui servent d'ateliers de tissage. Nous en-
trâmes dans le plus proche : une vingtaine de femmes en robes
bleues étaient assises chacune devant un métier et tissaient, sans
parler, sans lever la tête, des pièces de coton semblables à leurs
vêtemens. Quelques-unes, les plus adroites, avaient en face d'elles
des métiers plus compliqués, chargés de fil de coton ou de soie de
dilférentes couleurs, et disposaient dans la trame de l'étoiïe des
dessins variés. Celles-ci travaillaient soit pour elles, soit pour
d'autres calogriai plus riches qui leur fournissaient le fil ; le pro-
duit de leur travail, vendu aux marchands d'Aigion, constitue un
petit revenu pour Pépélénitza.
Plus encore qu'à Taxiarque, chacun vit pour soi dans cette singu-
lière communauté. Les règlemens qui astreignent à certains devoirs
journaliers les calogriai laissent à celles-ci l'indépendance la plus
complète pour tout ce qui touche à leur habitation, leur nourri-
ture, leur travail et l'emploi de leur temps en dehors des offices
qu'elles ont coutume d'entendre deux fois par jour. Une seule
chose importe, c'est que chacune soit en état de subvenir à sa pro-
pre existence, et ne soit jamais exposée à devenir une charge pour
ses compagnes. La plupart ont de quoi vivre, et demeurent oisives;
celles qui sont dénuées de ressources travaillent poui* les autres
qui les paient en conséquence. Rien ne ressemble plus à une petite
ville dont les habitans auraient fait vœu de ne jamais sortir que
ce couvent de femmes; ce n'est qu'en le considérant à ce point de
vue que l'on comprend son organisation. Une chose seulement
étonne plus que les autres, dans un pays comme la Grèce, où les
croyances sont fermes, mais calmes, et où le sentiment de la foi ne
s'exalte jamais jusqu'au mysticisme, c'est qu'il est presque impos-
sible de découvrir quel motif a pu pousser ces femmes à la retraite.
D'autre part, si on se rappelle que les femmes en Grèce vivent trop
dépendantes, trop effacées pour songer jamais à prendre un parti
aussi grave que celui de se dérober au monde, et qu'elles ont toutes,
158 RE^TE DES DEUX MONDES.
pour les détourner d'une résolution qui est antipathique aux mœurs
grecques, une famille toujours nombreuse, on concevra avec peine
comment se recrute Pépélénitza.
Quelques habitans d'Aigion m'en ont pourtant donné plus tard
une explication plausible : la plupart des calogriai sont des pay-
sannes; jeunes filles qui renoncent à s'établir ou veuves sans fa-
mille, toutes viennent des villages, aucune ne sort des villes. Ce
qui les attire, c'est à la fois le repos et une sécurité qui leur fait
défaut dans la société où leurs parens les abandonnent. Celles qui
sont depuis longtemps dans le monastère et qui se sont amassé quel-
que argent par leur travail, ou encore celles qui y sont ariivées
avec une petite fortune, celles-là ont vraiment atteint leur but.
Chacune se fait élever à son gré, sans qu'aucun règlement y mette
le moindre obstacle, une maison qu'elle habite seule ou avec une
autre calogria, si elle a pris une associée. Cette maison est complè-
tement distincte des autres; un jardin, un mur même l'en sépa-
rent, et la propriétaire peut à son choix frayer avec ses voisines ou
viTre à l'écart. Le plus souvent elle a des champs près du couvent,
des vignes ou du coton qu'elle surveille et qu'elle fait valoir; c'est
sur ce revenu que vivent les calogriai qui sont arrivées sans res-
sources. Toute idée de charité mise de côté, les riches qui ont be-
soin de bras pour défricher, planter ou ensemencer leurs terres,
pour en faire travailler et vendre le produit, ne pouvant s'adresser
aux ergatès, qui sont le plus souvent des hommes, et qu'on paie
relativement fort cher, prennent le parti d'engager à leur service
ces compagnes misérables. On sait qu'en Grèce les femmes tra-
vaillent autant et mieux à la terre que les hommes; les calogriai
ont donc ainsi sous la main de bons ouvriers tout trouvés qu'elles
admettent en proportion de l'ouvrage qui est à faire. De la sorte,
une partie du couvent fait vivre l'autre, jusqu'à ce que la nouvelle
génération, enrichie à son tour par son travail ou par des legs,
jouisse d'un repos bien mérité en se faisant seiTir par d'autres no-
vices.
J'avais à plusieurs reprises aperçu, avant d'arriver à Pépélénitza,
comme des points bleus piqués au milieu des champs qui s'éten-
daient sur le versant de la montagne; c'étaient ces mêmes travail-
leuses que je rencontrai en revenant à la maison de Panaioti. Elles
s'étaient réunies pour le retour au coucher du soleil, et nous les
voyions venir au-dessous de nous, marchant de distance en dis-
tance, deux à deux ou par groupes, courbées sous les sacs qu'elles
portaient sur leur dos; les plus vieilles ou les plus faibles mar-
chaient en arrière sans se parler, sans s'attendi'e, et les plus va-
lides passaient déjà devant nous que les dernières s'apercevaient
LA VIE DE PROVINCE EN GRÈCE. 159
encore dispersées comme un chapelet dénoué le long du chemin,
les unes avançant lentement, les autres s'arrêtant essoufflées au
milieu d'une pente trop rude.
Les propriétaires assez riches pour se reposer se mirent à leurs
portes pour les voir passer ou pour les recevoir, et je regardais
successivement ces ouvrières dociles, prenant des chemins diffé-
rens, se diriger par groupes de quatre ou cinq femmes vers les
maisons oîi elles étaient attendues et où elles devaient rendre
compte du travail de la journée. Chacune, en passant sous la porte,
laissait glisser son sac et le rentrait devant la calogria jusqu'à ce
que les retardataires, arrivées à leur tour, fussent rentrées au logis.
Alors tout se referma, le silence se rétablit, et le village offrait sous
les teintes roses du crépuscule le même aspect triste qu'il présen-
tait en plein midi.
Panaïoti m'apprit que ces malheureuses payaient ainsi par leur
travail le droit de vivre sous un toit qui n'était pas le leur, et que
chaque calogria aisée logeait d'ordinaire cinq de ses compagnes,
qu'elle employait à la fois aux soins de son intérieur et à la culture
de ses terres. C'est à cette coutume, plus encore qu'à ce besoin
d'oppression et de vexations si naturel entre les femmes, qu'il faut
attribuer le caractère aristocratique de la petite société de Pépélé-
nitza. Avoir une maison, des terres, de l'argent à soi, n'étant là
que le privilège d'un petit nombre, celles qui sont ainsi favorisées
forment tacitement une classe distincte dans le couvent, un parti
dont tous les membres se jalousent et se haïssent, mais qui, se sen-
tant fort et nécessaire, use et abuse de son autorité envers le parti
le plus faible. C'est une oligarchie composée de despotes égale-
ment puissans, qui ont toutefois l'esprit de]s'entendre pour conserver
entre leurs mains tout le pouvoir. Le gouvernement de Taxiarque
était bien différent à ce point de vue : chacun y vit pour soi, mais
respecte en même temps l'indépendance d'autrui.
Panaïoti m'avait donné son lit; il voulut, malgré mes prières,
passer la nuit par terre, couché à côté de ses filles. A peine éveillé,
je parlai de partir pour ne pas lui rester plus longtemps à charge,
mais il m'engagea à venir avec lui à la messe du matin, qu'il disait
environ une heure avant le lever du soleil.
Nous sortîmes ensemble, traversant ce petit village où les mai-
sons noires étaient encore confondues dans la brume. Une pluie
d'été faisait entre les maisons de véritables lacs; pas uns lumière
n'apparaissait aux fenêtres , pas une voix ne faisait deviner que les
calogriai étaient éveillées. Nous trouvâmes l'église bien éclairée à
la lueur de quelques lampes de cuivre à cinq becs, et des cierges
de résine qui brûlaient autour du crucifix. Toutes les religieuses
160 REVUE DES DEUX MONDES.
étaient là, silencieusement agenouillées devant leurs bancs de bois.
J'allai me placer dans l'ombre , près de la porte, pendant que Pa-
naïoti, tout ruisselant d'eau , entrait du côté de l'autel pour dire la
messe. Elle ne dura qu'un quart d'heure; le pappas entonna en
terminant un étrange cantique que les assistans reprirent en chœur,
et je me hâtai de sortir pour ne pas me trouver sur le passage des
calogriai, qui se dispersèrent dans le village.
Panaïoti vint me rejoindre et voulut me faire partager un déjeu-
ner que ses petites filles avaient préparé pendant notre courte ab-
sence. Je vis de nouveau défiler en troupe serrée , à la lueur pâle
du matin, sous la pluie, ces mêmes travailleuses que j'avais vues
revenir la veille, et je dus attendre pour me mettre en route qu'elles
fussent rendues à leurs champs. J'arrivai moi-même à Aiglon dans
l'après-midi.
III.
Environ un mois après, au milieu d'avril, je me préparais ?. par-
courir l'est de l'Achaïe et à pousser mon excursion jusqu'aux sources
du Styx en Arcadie, quand j'appris que trois Français, dont deux
élèves de l'école française d'Athènes, en quête de monumens an-
ciens, viendraient au mois de mai explorer les environs d' Aiglon.
Je préférai les attendre, et c'est avec eux que je visitai d'abord les
quelques ruines qui subsistent encore dans celte contrée naguère
si riche en monumens de toute sorte, mais qui vit disparaître suc-
cessivement sous les secousses des tremblemens de terre, depuis
son antique capitale Hélice, jusqu'à ses plus pauvres bourgades.
Les habitans se servent, pour construire, des pierres des édifices
renversés et dissimulent soigneusement sous une couche de plâtre
les débris d'inscriptions qui se trouvent placés sur la façade de
leur maison; ils ont ainsi la double satisfaction de posséder un mur
très net, qui paraît neuf, et de s'éviter en même temps les investi-
gations des archéologues, et ces opérations de grattage et de la-
vage qui sont particulièrement désagréables aux propriétaires. On
trouve cependant deux beaux morceaux de plafond en marbre, à
caissons, étalés dans un champ au soleil, sur le bord de la route
poudreuse de Théméni. Ce sont les restes d'un tombeau romain
probablement enfoui, qu'on a respecté parce qu'il est assez éloigné
de la ville; — une dalle épaisse, qui se trouvait peut-être au seuil,
sert aujourd'hui de garde-fou à un petit pont jeté sur un ruisseau
à sec, et montre aux passans son inscription profonde et bien con-
servée.
M. Lebègue a publié un mémoire sur un temple plus important
LA. VIE DE PROVINCE EN GRÈCE. l6l
qu'on distingue vers l'ouest, à trois lieues d'Aigion, et dont on
cherche aujourd'hui à reconstituer l'histoire. Les habitans l'appel-
lent la Trapcza (table), parce qu'il est situé sur un plateau, au som-
met d'une montagne élevée. On n'y trouve pas d'inscriptions, mais
il subsiste un grand nombre de débris de marbre et une enceinte de
murs de construction cyclopéenne. Un troupeau de chèvres paissait
au milieu des ruines, quand nous le visitâmes un soir, au coucher
du soleil; le golfe de Gorinthe, avec sa couronne de montagnes
toutes colorées de teintes diverses, s'étendait à nos pieds, et ce
merveilleux spectacle nous rappelait, pour la centième fois, quel
soin religieux, quelle intelligente attention apportaient les Grecs à
choisir la demeure de leurs dieux.
Ge n'est qu'après ces^différentes promenades que nous résolûmes
de faire tous ensemble l'excursion que j'avais projetée. Escortés de
guides et d'agoyates, montés tant bien que mal sur les petits che-
vaux du pays, nous partîmes un matin en caravane, à la grande
joie des habitans d'Aigion , tout émus de voir défiler à la fois tant
d'étrangers dans leurs petites rues. Les femmes se mettent aux fe-
nêtres; les hommes, sortant de leurs maisons ou du café, nous sa-
luent d'un « bon voyage » ironique; les enfans courent autour de
nous, les chiens aboient et mordent nos chevaux, qui se cabrent,
jusqu'à ce que, sortis de la ville, nous atteignions, vers le sud-est,
le village de Zci-gaîatio, que nous traversons, grâce à Dieu , sans
éveiller une aussi vive curiosité. Ge petit bourg, à peine peuplé de
300 habitans, est un des plus riches d'Achaïe; il rivalise avec Thé-
méni, son voisin, pour la production des raisins de Gorinthe, et il jt
sur celui-ci l'avantage d'offrir aux voyageurs fatigués par le soleil
l'ombrage de ses vieux arbres, au pied desquels semblent enfouies
de petites maisons. Zevgalatio est tout proche du torrent que j'avais
si difficilement traversé pour aller à Taxiarque; mais cette fois nous
sommes plus près de la mer, et suivant notre route nous trouvons
bientôt un pont sur lequel nous avons soin de nous engager en
longue file, un à un, pour venir plus facilement à bout de nos che-
vaux , qui se défient des architectes de leur pays et font mine de
rebrousser chemin. Les braves bêtes savent mieux que leurs con-
ducteurs ce qu'est ce pont, étroit, long de 100 mètres environ, on-
dulé comme la lame d'une scie usée, sur lequel pareille cavalcade
ne passe pas une fois l'an. C'était en effet le résultat d'un plan as-
sez élémentaire; une douzaine de piles, en galets du torrent, ont été
élevées à la suite les unes des autres; chaque pile est reliée à
l'autre par un petit pont dont la voûte forme un angle obtus très
prononcé. Le voyageur monte le premier versant de ce petit pont
jusqu'au sommet, puis redescend pour gravir de nouveau la seconde
TOME XX. — 1877. 11
162 REVUE DES DEUX MONDES.
arche, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il ait atteint l'autre rive. Le
premier cavalier était déjà passé que les autres, échelonnés de dis-
tance en distance, montant, descendant, remontant, se dessinaient
encore sur la surface ondulée du pont, comme ces ligures qu'on
voit éternellement paraître et disparaître au fond de ces anciens
tableaux à mécanique qui faisaient les délices de nos grands-pères.
Le fleuve traversé, nous quittâmes la route pour entrer dans la
montagne vers le sud-est. Un petit rhemin rempli de pierres se
dessinait en lacet au milieu des genêts dorés et des hautes bruyères
disparaissant par place sous des buissons de chênes verts on d'ar-
bousiers. C'est un sentier à peine praticable pour un piéton ; nos
chevaux le gravissent sans broncher : au-dessus de nous, à mesure
que nous avançons, se dressent d'énormes rochers aux formes fan-
tastiques, dentelés, troués à jour, escarpés, parsemés çà et là d'ar-
bustes sauvages. Peu à peu le chemin s'encaisse, les chevaux pé-
nètrent dans un charmant fourré d'églantiers, d'aubépines roses;
les arbres de Judée déjà flétris ont secoué leurs longs bras fleuris et
couvert la terre d'une épaisse couche violette; nous nous croirions
égarés dans le dédale de quelque bois enchanté, si, par un brusque
détour, le sentier ne nous ramenait pas sur le flanc de la mon-
tagne. Toute la route que nous avons parcourue s'étend à nos
pieds : le Sélinus coule paisible au milieu de son lit de pierres
pendant que, descendant pêle-mêle de l'autre rive, un troupeau de
moutons s'échelonne le long de l'eau pour boire.
Ce spectacle nous faisait envie; le soleil devenait brûlant, la
chaleur accablante, et nous appelions depuis longtemps l'instant
de la première étape quand nous arrivâmes à Mamouscha. Quel-
ques cabanes en bois, abritées sous d'immenses platanes, près
d'une source vive, en font la halte habituelle des caravanes et des
bergers. Pendant que nos chevaux à peine essoufllés broutaient au-
tour de nous l'herbe protégée par une ombre toujours épaisse, on
nous servit une grande jatte de lait que nous dûmes partager avec
deux jeunes Grecs qui s'étaient arrêtés comme nous dans leur
voyage et qui parurent trouver tout simple cet intelligent procédé
de notre hôte, qui devant l'aflluence inaccoutumée des cliens trans-
formait son maigre repas en déjeuner de table d'hôte. L'un des
deux voyageurs était un soldat en congé qui regagnait Calavryta,
l'autre un jeune berger de seize à dix-sept ans, encore imberbe, le
teint bronzé, qui suivait la même route que nous et proposa de
nous accompagner à pied. Sa physionomie nous avait déjà frappés;
sous son vêtement pittoresque qui découvrait son col, ses bras et ses
jambes aux formes grêles, mais pures, il présentait le type exact de
ces gracieux adolescens que les anciens excellaient à modeler et
LA VIE DE PROVINCE EN GRÈCE. 163
dont la beauté semble toujours faite de la réunion de ces trois
qualités : la souplesse, la force, la santé. 11 avait de grands yeux
noirs, doux et audacieux, de longs cheveux bouclés, et, pour don-
ner plus de vraisemblance encore à cette vision de l'antique, sa
démarche et son costume rappelaient d'une façon frappante ces vers
de Théocrite :
« Lycidas était son nom, son état chevrier; — tout l'indiquait : la
dépouille d'un bouc aux poils jaunissans et portant encore l'odeur du
lait ép-iissi couvrait ses épaules, une large ceinture serrait son vieux
manteau autour de ses rein?, et sa main s'appuyait sur une houlette
d'olivier sauvage. »
Il fallut reprendre la route après une demi-heure de repos; le
petit berger voulait nous conduire à l'église de son village, Kla-
patzouna, que les Achaïens vont parfois visiter; si elle n'est pas
grande et si l'architecture laisse à désirer, elle a du moins le
rare mérite d'être creusée tout entière dans un tronc d'arbre : c'est
un platane gigantesque qui abrite ainsi dans son sein l'officiant,
l'autel et les fidèles. La légende lui attribue un caractère sacré; cha-
cun le respecte et le vante dans la province, et confond sous une
même dénomination l'arbre et la chapelle, qu'il appelle église de la
Vierge au platane. Nous avons eu l'occasion de parler ici même d'un
autre platane non moins célèbre qui servit de prison après 1821 (1),
lin détour et le moindre retard auraient compromis le succès de
notre excursion en nous exposant à nous voir refuser l'entrée du
couvent dans la nuit; nous dûmes poursuivre et presser notre
marche en ligne directe, sous un soleil de plomb, trouvant cepen-
dant une distraction et un plaisir dans la compagnie de notre petit
chevrier, qui dissipait par ses réflexions inattendues et toujours
originales l'accablement que la chaleur faisait peser sur la conver-
sation générale.
Avant le soir, nous commencions à descendre, et notre charmant
compagnon nous quittait comme nous prenions un sentier qui do-
mine d'abord une vallée profonde au fond de laquelle coule un
maigre torrent. Nos chevaux, pressentant le terme du voyage,
firent mine de hâter leur pas toujours égal jusqu'au moment où,
s' arrêtant au milieu de l'eau qui nous mouillait les jambes, nous
dûmes attendre qu'ils eussent bu et soufflé. Cette halte forcée était
la dernière. Bientôt nous pûmes voir au-dessus de nos têtes se
dresser Mégaspiléon, l'édifice le plus singulier, la construction la
plus étrange que j'aie rencontrée. L'impression que nous ressen-
(1) Voyez la Revue du 15 mars 1876.
164 REVUE DES DEUX MONDES.
tîmes tout d'abord tenait de la surprise et de la frayeur que pour-
rait inspirer la vue d'un immense château de cartes de toutes cou-
leurs collé contre une roche, habité par des êtres humains.
Dominant de vastes jardins pleins d'ombrage qui forment une
colline en pente douce jusqu'au fond de la vallée, une série de pe-
tits étages irréguliers couverts de peintures criardes, sales et
toutes différentes, s'élèvent les uns sur les autres dans le creux
d'un énorme rocher. Tous ces étages ajoutés successivement, sans
toit, au-dessus des premières constructions, ont formé peu à peu
un haut bâtiment sans profondeur qui semble plaqué sur le granit
et ne tenir que par un miracle d'équilibre. Le sommet, inégal par le
fait des constructions élevées au gré de chaque propriétaire à di-
verses hauteurs, semble composé de mansardes superposées, les
unes élancées et dépassant les autres comme des nids de vautours
attachés au rocher, les autres plus basses et paraissant inachevées.
Au lieu de s'agrandir en profondeur ou en largeur, cette étrange
cité, que peuplent près de quatre cents moines, resserrée d'une
part au nord contre la montagne, arrêtée de l'autre au sud par un
vallon rapide, s'est développée en hauteur. C'est une ville dont les
habitans, augmentant insensiblement, n'ont pour s'établir que les
quelques mètres carrés occupés par les fondateurs et prennent le
parti de bâtir leurs maisons les unes au-dessus des autres, jusqu'à
ce que l'immense roche qui soutient tout l'édifice soit complète-
ment couverte de cette nouvelle mosaïque. Une infinité de petites
fenêtres de toutes les formes, larges ou étroites, percées au hasard
et selon l'époque des constructions successives, apparaissent de
loin comme des trous noirs sur cette haute façade que le temps,
l'incurie et le mauvais goût des moines ont revêtue des teintes les
plus sales. Nous nous étonnions en avançant que les tremblemens de
terre, si fréquens et si terribles dans le nord du Péloponèse, ébran-
lant ce fragile entassement de cellules, ne l'eussent pas déjà fait
rouler pêle-mêle dans un éboulement jusqu'au fond de la vallée.
Suivant en file indienne un petit chemin ombragé qui serpentait
sur la colline, nous fûmes bientôt doucement surpris en nous trou-
vant au milieu des jardins que nous distinguions d'en bas, encore
fleuris, tout embaumés de ces chauds parfums que ramène le soir.
D'épais massifs d'églantiers, de rosiers, dominés par les cimes
pleines de fruits mûrs des merisiers, des figuiers, des orangers,
des néfliers du Japon, tendaient et enlaçaient leurs branches au-
dessus de notre sentier; des bandes d'oiseaux chanteurs frisson-
naient dans les feuilles et se dispersaient sous le ciel à notre ap-
proche pour se reformer derrière nous. Mais nous n'avions pas fait
cent pas que peu à peu des monceaux d'ordures, des débris de toute
LA VIE DE PROVINCE EN GRÈCE. 165
sorte provenant des cuisines, des linges pourris, des ruisseaux de
boue grise, souillant jusqu'à la terre de ce charmant jardin, vinrent
nous rappeler k la réalité. Ce paradis servait d'égout, et la saveur
des fruits que portaient ses arbres était due aux vertus des eaux
sales et des immondices dont les moines se débarrassent en les je-
tant par les fenêtres.
Les têtes pâles de quelques caloyers avertis par le hennissement
des chevaux apparaissent aux lucarnes; ils regardent, insoucians,
avec des yeux où perce pourtant une évidente malveillance, ces
étrangers curieux qui viennent surprendre la comédie de leurs in-
trigues et troubler la monotonie de leur impassible repos. La cha-
leur est tombée, c'est l'heure de la promenade : nous trouvons en
grand nombre les moines groupés sur une longue terrasse bordée
de grands arbres qui s'avance en face du couvent vers l'est. Mal-
gré tout le fracas de notre arrivée, c'est à peine si on semble nous
avoir vus : les uns nous regardent sans rien dire, d'autres détour-
nent la tête et reprennent en se promenant la conversation inter-
rompue; pas un ne s'avance, ils attendent. « Où est l'higoumène?
suis-je obligé de demander à celui qui se trouvait le plus près de
mon cheval. — L'higoumène est malade, reprit-il ; est-ce que vous
venez pour coucher ici? — Sans doute; nous venons d'Âigion, et
nous avons marché la journée entière. — Vous venez pour coucher,
répétait-il avec un regard défiant; mais vous êtes trop de monde,
je ne sais pas si on pourra vous loger. Du reste voilà son frère, le
prohigoumène, parlez-lui; c'est lui qui sait ce qu'il pourra faire. »
Et il me quitta.
Je transmis ce dialogue à mes compagnons , et , bien résolus à
ne pas perdre le fruit de notre expédition, nous mîmes pied à terre,
laissant nos chevaux aux hommes de l'escorte, pour nous diriger
tous les quatre vers le prohigoumène, qui semblait de son côté ve-
nir à nous. « Ils veulent visiter le couvent? me dit-il dès que nous
fûmes réunis; ce n'est pas le moment, nous sommes dans les élec-
tions, et vous êtes nombreux; il fallait venir le matin. »
« Nous ne demandons qu'un abri, repris -je, une salle où nous
puissions passer la nuit : laisse-nous seulement entrer, nous paie-
rons. — Oui, vous paierez, un thaler chacun, sans compter ce que
vous mangerez ; mais qui sont ces gens-là, demanda-t-il plus bas
en désignant mes compatriotes, es- tu allé dans leur pays? — Oui,
une fois, repris-je, pensant qu'il était prudent qu'un de nous du
moins passât pour être Grec ; mais ils savent parler le grec, » con-
tinuai-je pour prévenir de sa part toute réflexion inopportune.
La conversation devint alors générale; quelques moines se rap-
prochèrent, et nous nous dirigions déjà vers la porte du monastère
i66 REVUE DES DEUX MONDES.
quand le prohigoumène, montrant nos fusils : « Oh ! il faut laisser
vos armes, toutes vos armes, on ne peut pas entrer comme cela
ici. » Cette injonction inattendue nous décontenança; il est tou-
jours sage en Orient de se tenir sur la défensive, et l'accueil que
nous recevions ne nous encourageait pas à donner aux moines cette
preuve d'excessive confiance ; cependant ils étaient chez eux, nous
ne pouvions pas changer une règle aussi formelle : il fallut céder.
L'ancien portail, aux battans couverts de symboles religieux à
demi effacés, s'ouvrit devant nous et, passant sous une voûte en
maçonnerie, nous pénétrâmes dans une salle assez vaste, un peu
sombre, dont le plafond cintré était supporté par de lourdes co-
lonnes en granit. Une large porte ouverte au fond donnait accès à
la chapelle, et nous apercevions, perçant dans l'obscurité, ses ri-
ches ornemens, qu'éclairait la lueur des veilleuses de cuivre. A
gauche, une antique fenêtre à vitraux s'ouvrait sur la vallée. Nous
étions dans la salle d'attente du couvent, également qualifiée d'o-
ratoire par les caloyers. On nous montra l'église, ses murs et l'autel
couverts d'images et d'offrandes du plus mauvais goût; des reliques
et le trésor modeste de ce monastère, où chacun ne professe à vrai
dire de culte que pour soi-même.
En rentrant dans l'oratoire, les moines qui nous accompagnaient
allumèrent des cierges et se placèrent devant nous. Pensant que
c'était la coutume et qu'on traitait ainsi les étrangers qu'on voulait
honorer, nous allions remercier le prohigoumène quand , se tour-
nant vers nous : « C'est pour monter, dit-il, voici l'escalier, je vous
suis. )) Nous aperçûmes en effet une voûte noire qui donnait égale-
ment sur la salle où nous étions, en face de la fenêtre. Les pre-
mières marches taillées dans le rocher nous apparurent bientôt,
noires, inégales, humides, conservant après des siècles la crasse et
la boue amoncelées sous chaque génération. Les parois de granit,
auxquelles nous devions nous appuyer pour ne pas tomber, étaient
devenues grasses sous les mains sales et sous le frôlement des
robes de tous ceux qui passaient. En même temps, à mesure que
nous montions, une odeur fade, écœurante, se dégageait des cel-
lules sordides qui donnaient sur chaque palier et, mêlée aux' éma-
nations répugnantes que produit une ombre éternelle, remplissait
l'étroite cage de cet escalier, qu'un rayon de soleil n'avait jamais
pénétré.
La tête nous tournait quand nos conducteurs s'arrêtèrent; le
prohigoumène, ouvrant une porte, nous fit entrer dans un^ chambre
qui nous parut lumineuse après notre ténébreuse ascension, et nous
déclara que nous y pourrions demeurer jusqu'au lendemain matin.
— C'était d'ailleurs la plus belle, ajoutait-il, celle qu'on réserve
LA VIE DE PROVINCE EN GRECE. 167
aux étrangers de distinction : mon frère l'higoumène l'habitait au-
trefois; mais à présent qu'il est malade il ne l'a plus, coiitinua-t-il
avec un méchant sourire. — Nous ne faisions attention ni à ses
paroles qui pourtant avaient un sens, ni à la chambre : le mur qui
se trouvait sur la façade était pris tout entier par une large fenêtre
vitrée; chacun de nous, le corps penché en dehors, aspirait à pleins
poumons le grand air, cette richesse du pauvre dont ne jouissaient
même pas ces tristes moines. Quand il fut question de dîner, le dé-
goût que nous inspirait tout ce qui passait par la main des caloyers
faillit nous faire attendre à jeun jusqu'au matin; on nous apporta
cependant des œufs durs et des cerises que nous hésitions à laver,
tant l'eau qu'on nous présentait rappelait cette odeur fétide qui
nous poursuivait partout.
Cependant il fallut descendre et passer de nouveau par l'escalier;
nous n'avions pas vu les caves; c'est la partie du couvent dont les
moines sont le plus fiers. Ils sont en effet les seuls habitans d'A-
chaïe qui tirent parti du vin qu'ils récoltent en le conservant sans
y ajouter de résine; quelques négocians de Patras ont imité cet
exemple et s'en trouvent bien, mais la plupart des propriétaires
restent encore attachés à l'ancien usage et diminuent des trois
quarts la valeur de leurs vins pour ne pas vouloir construire de
caves. Celles de Mégaspiléon sont spacieuses, profondes, bien amé-
nagées; le produit de chaque vendange est versé non plus dans des
outres de peau de bouc, mais dans d'énormes tonneaux qui sont
célèbres dans toute la Grèce, tant leur taille est invraisemblable :
un seul de ces tonneaux, longs de ii à 5 mètres, ne tiendrait dans
aucune de nos caves. Le prohigoumène nous fit la gracieuseté de
nous offrir de goûter son vin, qui était bon et très différent du breu-
vage noir qu'on sert dans la campagne grecque. Après quoi nous
montâmes à la bibliothèque qui se trouvait près de la chapelle : les
caloyers la croient pleine de trésors et de manuscrits inédits; nous
avions. trop peu'de temps à nous pour ne pas les croire sur parole.
A^ous avions été frappés en visitant les souterrains où s'étendent
les caves d'une inscription assez ancienne fixée sur la paroi d'un
mur; elle était très lisible et semblait rappeler une légende locale.
Il y était surtout question d'une image de cire qui devait être con-
servée à jamais comme une sainte relique. Un des moines répon-
dant à nos questions nous fit entrer de nouveau dans l'église et
nous montra, soigneusement encadrée, une sorte de tablette telle-
ment noircie, qu'on ne pouvait distinguer ni la composition ni le
dessin qu'elle présentait à l'origine.
Vous avez pu voir dans les caves, nous dit notre compagnon,
quand il nous eut ramenés à notre chambre, une source d'eau vive
168 REVUE DES DEUX MONDES.
qui coule avec assez d'abondance. Nous l'appelons Vrysis tis koiis,
— source de la jeune fille. C'est la découverte de cette source qui a
fait élever notre monastère; l'inscription que vous avez remarquée
tout à l'heure le rappelle chaque jour à notre souvenir, et nous
apprenons tous ici cette histoire, parce qu'elle est très vraie et
qu'elle explique bien l'origine de Mégaspiléon. Si vous ne la con-
naissez pas déjà, je vous la conterai :
« Il y a longtemps, très longtemps, alors que les montagnes et les val-
lées étaient désertes et couvertes de bois, une jeune fille qui condui-
sait un troupeau de chèvres devait faire chaque jour beaucoup de
chemin pour les mener boire, car il n'y avait pas d'eau dans le pays
avant ce torrent ombragé de platanes que vous avez traversé pour ve-
nir ici. — Un soir elle remarqua que, bien avant d'arriver à la rivière,
le bélier conducteur avait déjà la barbe mouillée, et bientôt elle ob-
serva que chaque fois il en était ainsi. — Elle se promit de l'épier, et
un jour elle le suivit sa quenouille à la main, jusqu'à ce qu'elle le vît
arriver dans une grotte, au pied de ces rochers, boire à une source qui
était cachée par de grands buissons, mais qui est bien celle que vous
avez vue. Aussitôt la jeune fille voulut boire à son tour et se mit à ge-
noux au bord de l'eau, mais, comme elle allait pencher la tête, la grotte
s'éclaira tout à coup, et une voix s'éleva qui lui dit : « H existe une
image de moi cachée dans la forêt. Mettez le feu à cette forêt; un ser-
pent si grand qu'il a des os, s'y cache-, tuez-le, prenez l'image, et con-
struisez une église. » La jeune fille s'écria : « Mais comment me croira-
t-on? » La voix lui répondit : « Frappe la terre de ta quenouille, il en
sortira un cyprès, » et elle se tut. — La jeune fille retourna au village,
elle fit ce que la Vierge lui avait dit, et les hommes, mettant le feu au
bois, se postèrent à l'entour; le plus adroit des paysans tua le serpent
géant d'une flèche, on construisit une chapelle, et peu à peu le monas-
tère s'éleva. — Nous conserverons toujours cette image, c'est l'œuvre
de l'apôtre saint Lucas; elle est en cire et en mastic, et ce n'est pas le
temps qui l'a noircie, mais le feu : un miracle a fait qu'elle n'a pas été
fondue, et c'est le signe que la Vierge protégera toujours notre couvent. »
Le moine, terminant par un grand signe de croix, nous laissa
seuls sous l'impression de cette poétique légende; nous restions
accoudés devant la fenêtre ouverte et nous écoutions encore silen-
cieux dans l'ombre du soir les bruissemens indistincts de la vallée,
quand le prohigoumène, qui s'habituait à notre société, fit de nou-
veau son entrée. Il était suivi de quelques moines et paraissait dans
l'intention de passer la soirée avec nous. Nous n'avions encore
échangé aucune impression à son sujet, mais cet homme nous dé-
plaisait instinctivement à tous; sans nous en rendre compte, nous
LA VIE DE PROVINCE EN GRECE. 169
ressentions en sa présence ce sentiment de dégoût et d'indéfinis-
sable malaise qu'on éprouve en face d'une nature foncièrement
basse, à la fois vicieuse et inintelligente, qui puise son unique res-
sort dans l'astuce et ne connaît d'autre but que la satisfaction de
son intérêt. Il était d'une taille élevée et paraissait encore dans la
force de l'âge, bien qu'un embonpoint malsain alourdît sa démar-
che; sa figure, à demi cachée sous une barbe grisonnante et de
longs cheveux plats, présentait un profil correct, mais la peau
jaunie et gonflée sous la graisse détruisait la régularité de ses traits.
Il n'aurait jamais paru qu'insignifiant avec son sourire obséquieux
et sa parole qu'il avait rendue doucereuse, sans des yeux qui le
trahissaient malgré lui : deux yeux de chat, verts, glauques, à la
pupille dilatée. De gros sourcils gris leur faisaient parfois une om-
bre, et on ne distinguait plus sous la paupière qu'une lueur fauve;
mais quand ces yeux s'ouvraient, ils révélaient successivement et
jusqu'au fond tout ce que cachait ce corps maladif.
La pensée de cet étrange personnage, nous l'apprîmes plus tard,
par les conversations indiscrètes de quelques moines jaloux : il était
ambitieux du pouvoir. Tout en lui s'agitait et rampait sans cesse à
la poursuite de ce but, et il allait, couvrant d'un éternel voile d'hy-
pocrisie ses moindres actes, jusqu'à ce qu'il pût se croire enfin
arrivé au dénoûment de cette pitoyable comiédie. Son frère était
supérieur du monastère; au moment où couvait le feu des élec-
tions, l'avant- veille de notre arrivée, quelques jours avant le vote,
il était tombé subitement malade. Le prohigoumène avait voulu
prendre sur lui seul de le soigner, et sous ce prétexte le tenait en-
fermé, séparé du mionde, tandis que, faisant pressentir sa mort, il
travaillait sourdement à le renverser et à lui succéder. Nous ne
sûmes jamais le dénoûment de ce vilain drame, mais quand nous
insistâmes le lendemain matin pour saluer avant notre départ l'hi-
goumène, que nous n'avions pas pu visiter, chacun des moines nous
renvoyait à son frère, qui refusa toujours en disant : « Il soufiVe, il
ne faut pas qu'il parle; » et il agissait prudemment : la vue d'un
être humain aurait été pour le malade un secours inespéré, et bien
qu'étrangers au monastère, nous aurions pu nous faire l'écho de
ses plaintes.
Le prohigoumène à peine entré, sans paraître se soucier de l'ennui
marqué que nous éprouvions à le revoir, s'était assis et demandait
des renseignemens sur nos coutumes, qui, disait-il, l'intéressaient
vivement. L'un de nous, impatienté, s'était levé et chantonnait
en marchant de long en large : les moines se turent peu h peu, le
silence se fit, mais nous n'étions pas maîtres de la place; leur si-
lence était de l'admiration. Notre compagnon avait commencé je ne
sais quel refrain d'une chansonnette parisienne, et comme il s'in-
170 REVUE DES DEUX MONDES.
terrompait, étonné de l'attitude recueillie que nos visiteurs avaient
prise, le prohygoumène le supplia de continuer. Il n'avait jamais
entendu de musique européenne, et l'harmonie de ces couplets vul-
gaires, qu'il prenait pour des cantiques pieux, le surprenait autant
que s'il eût entendu parler une langue inconnue. La soirée se passa
de la sorte; il fut impossible de faire lâcher pied à aucun de nos
visiteurs, et malgré l'épouvantable cacophonie que nous arrivâmes
à produire en hurlant tous les quatre chacun un air différent, les
moines restèrent toujours fervens, toujours attentifs, jusqu'à ce
que époumonés, tombant de fatigue, nous renonçâmes à les lasser :
ce fut notre silence qui les fit partir.
Cette chambre, où ils nous laissaient enfin libres de coucher,
avait pour tout meuble une table; autour des quatre murs courait un
divan assez large où nous nous étendîmes tout habillés les uns à la
suite des autres. En moins d'un quart d'heure, nous nous sentîmes
envahis dans l'obscurité par une telle quantité de puces et de pu-
naises, vermine éclose dans le divan, que nous nous retrouvâmes
tous les quatre sur pied au milieu de la chambre. Après avoir se-
coué par la fenêtre nos vêtemens littéralement noirs d'insectes,
nous tirâmes la table à la courte paille : le plus heureux coucha
dessus, les autres installés tant bien que mal dessous. Dans le cou-
rant de la nuit, n'y pouvant plus tenir, je voulus sortir un peu,
marcher, chercher de l'air; les moines nous avaient enfermés. Ce
n'est qu'à la pointe du jour qu'un raoinillon, répondant à nos cris et
au bruit que nous faisions, vint enfin nous ouvrir la porte.
Il est cfiffîcile de peindre l'aspect nouveau, plus répugnant en-
core, que présentait l'intérieur du couvent au matin : des têtes
blafardes, les cheveux en désordre, les yeux à demi fermés et sans
regard, apparaissaient glissant dans l'ombre de l'escalier, éclairé
par leurs cierges : c'étaient le plus souvent des enfans en robe
bleue, des jeunes gens que les moines emploient comme domesti-
ques et qui commençaient leur insipide journée. Quand ils pas-
saient devant notre chambre, les lueurs indécises de l'aube don-
naient à leur visage une teinte livide : les lèvres pâles, les yeux
rougis, les mains longues et maigres pendant le long da corps, ils
allaient sans tourner la tête, présentant déjà dans leur regard, dans
leur sourire, par leur démarche honteuse sous une enveloppe mal-
propre, les germes de tous ces vices que la Grèce flétrit du nom de
coutumes turques.
Nous nous hâtâmes de descendre et de faire seller nos chevaux.
Le prohigoumène vint nous rejoindre en courant : il avait peur
que nous partissions sans payer. Nous nous plûmes à débattre avec
lui le prix de son hospitalité; le matin lui avait rendu toute sa pré-
sence d'esprit; plus féroce qu'un aubergiste suisse, il n'écoutait rien
LA. VIE DE PROVINCE EN GRÈCE. 171
et répétait toujours : « Vous le devez, il faut payer. » Nous cédâmes
pourtant, trop vite à notre gré, pour ne pas retarder davantage
notre départ, et nous suivîmes un autre chemin longeant la terrasse
vers l'est, sous le regard inquiet des moines, qui voyaient dispa-
raître avec joie cette troupe d'étrangers.
Pour moi, qui avais conservé l'impression de l'accueil des moines
de Taxiarque et du chapelain de Pépélénitza, cette visite au Mégas-
piléon était le renversement de nombreuses illusions. Au lieu d'une
société paresseuse, mais inolTensive, j'avais trouvé là des hommes
sans intelligence, sans foi, sans caractère, mais non pas sans pas-
sions. La dépravation flagrante qui s'étale dans ce couvent a laissé
au fond de tous ces cœurs deux sentimens profonds bien qu'exer-
cés dans une sphère étroite : l'ambition et l'envie troublent sans
cesse d'une agitation sourde, mais effrénée, le silence du cloître.
Chacun hait et jalouse son voisin comme un rival, — tout ce qui
n'est pas opprimé, anéanti, ne respire que dans la cabale et pour
l'intrigue; le plus humble travaille à ruiner le plus fort; les meil-
leurs doivent demeurer sans cesse dans une éternelle défiance, et
cet asile créé pour le repos n'est qu'un petit théâtre où de vilaines
passions se dissimulent, mais agissent, où l'homme se fait l'ennemi
de l'homme , et n'a d'autres jouissances que celles qu'il tire de
l'abaissement d'autrui.
La cause de cette corruption si profonde, ou de ce retour à l'état
primitif, est tout entière dans l'isolement des moines, quand on
songe à ce que sont ces moines. Dénués pour la plupart de toute
éducation, ne sachant même pas lire, parlant à peine leur propre
langue, ce sont des paysans paresseux attirés là par l'espoir de
vivre à leur aise. Ils sont loin des villes, — n'entretenant aucun
commerce avec l'extérieur, livrés complètement à eux-mêmes par
un gouvernement qui ne leur peut demander que la tranquillité
au dehors, ils ne voient pas le monde au-delà de leur étroite val-
lée; — sentant qu'ils échappent aux lois communes, trop inintelli-
gens pour y suppléer par de bons règlemens ou une vie austère, ils
s'abandonnent à leur nature et nous donnent l'exemple d'une so-
ciété vivant dans la société sans en faire aucunement partie. Un but,
une distraction puissante, pourraient seuls les changer. Toutes ces
volontés paresseuses, qui se laissent aller au mal faute de savoir
trouver autre part une émotion, auraient besoin d'être dirigées :
leur cours une fois changé, elles se tourneraient avec autant de
facilité, peut-être avec moins d'insouciance, vers un passe-temps
nouveau, et s'appliqueraient à bien agir. Ce que leur instinct ap-
pelle malgré eux, désir que l'oisiveté rend impuissant, mais plus
ardent encore, c'est l'action : tous, sans y songer, ils se souvien-
nent de leur nature créée pour le mouvement, leur esprit se révolte
172 REVCE DES DEDX MONDES.
contre cette éternelle torpeur; tout leur est un prétexte pour en
sortir, le vice plutôt que la vertu, parce que le vice signifie action
et excès, tandis que la vertu est le plus souvent faite de résistance
et d'abstention. Qu'une circonstance imprévue se présente, offrant
l'occasion de poursuivre un but noble, non plus d'une façon pas-
sive, mais efficace, ils saisiront tous cette occasion. C'est ainsi qu'en
1821 ce prodigieux élan de patriotisme et de courage que la soif
de l'indépendance inspira aux Grecs fut aussi imprimé aux moines
eux-mêmes, aux moines surtout, qui s'étaient faits avec enthou-
siasme les partisans de cette grande cause et qui furent les pre-
miers à la servir. L'insurrection éclata dans cette partie même de
l'Achaïe, à Calavryta; c'est de là qu'elle s'étendit à toute la Grèce,
enflammant l'Europe entière d'enthousiasme au récit des premiers
exploits de ses héros. Les moines montrent encore au sommet du
rocher qui abrite le monastère, dominant toute la vallée, un vieux
canon qu'ils ont conservé; c'est le seul débris qui rappelle, au mi-
lieu de cette société qui a perdu dans l'inertie jusqu'au dernier des
sentimens généreux, le passé glorieux d'une génération disparue.
IV.
L'impression pénible que nous avait laissée à tous ce court sé-
jour au Mégaspiléon se dissipa vite, grâce à la nouveauté du che-
min que nous suivions pour gagner les chutes du Styx. Nous écions
partis avant quatre heures; le soleil n'était pas encore levé. Ren-
dus plus frileux après la nuit que nous avions passée, nous nous
serrions d'abord sans rien dire, chacun dans notre manteau, gre-
lottant sous la fraîcheur des bois que nous traversions. Peu à peu, le
ciel gris s'éclaira; chaque fois que la silhouette inégale des monta-
gnes qui s'étendaient devant nous laissait voir l'Orient, nous décou-
vrions l'horizon délicatement teinté, selon l'expression incomprise
d'Homère, d'un voile de safran {krokopeplos); les buissons s'ani-
maient du chant matinal des oiseaux. Bientôt le ciel, devenu
pourpre, apparut lamé de lignes d'or, le soleil se leva.
Nous avions un long trajet à faire : il nous fallait gagner avant le
soir le village de Solo, bâti dans la vallée du Crathis, au pied du
Chelmos, immense rocher d'où se précipitent les eaux noires du
Styx et dont nous espérions pouvoir faire l'ascension avant la nuit.
Nos chevaux gravissaient avec peine une pente très raide, mais à
mesure que le soleil monte et devient plus ardent, les bois se pres-
sent, l'ombre s'épaissit, nous nous trouvons en pleine forêt. Plus
loin le sentier s'adoucit, et son inclinaison devient insensible; il ser-
pente au fond d'un charmant vallon où le pin, le cèdre, le bouleau
entremêlent leur feuillage ; un torrent d'eau claire coule au bord
LA VIE DE PROVINCE EN GRÈCE. 173
du chemin sur un lit de pierres. Au-dessus de nous, rien d'aride,
rien de brûlé; la vue, bornée par des collines, ne porte que sur
des bois verts, vigoureux, aux cimes toutes fraîches, et il ne tenait
qu'à nous de nous croire transportés en France, tant ce paysage dif-
férait de ce que nous voyions tous les jours en Grèce et ressem-
blait à nos belles vallées d'Auvergne.
Le soleil nous gagna comme nous atteignions le sommet d'un
second vallon plus vaste, inondé de lumière. En face de nous, sur
un petit plateau au bord du torrent devenu plus large, une troupe
de Vlaques, que les Grecs appellent indistinctement Bohémiens,
nous apparut au milieu de son campement. Ils étaient venus du
nord, par la Roumélie, et, passant par l'isthme de Gorinthe, conti-
nuaient leur immigration jusqu'à la mer. La Grèce est un pays du
reste si pauvre en pâturages qu'il est rare de leur voir pousser leur
marche jusque-là; c'était la première fois que nous les rencontrions
réunis en tribu, et, sortant du vallon tout ombragé pour surprendre
cette scène qu'éclairait un soleil ardent, nous regardions curieuse-
ment à nos pieds : une infinité de moutons, quelques bœufs, une
cinquantaine de chevaux broutaient l'herbe nouvelle, dispersés au
fond de la vallée. Les femmes. et les enfans au bord du torrent la-
vaient du linge, et, l'étendant sur des pierres, le faisaient sécher,
tandis que les hommes, groupés en cercle sur un petit plateau,
dansaient et chantaient autour d'un grand feu où rôtissait un agneau
(le classique ami à la palikare). La bande nous reçut avec des
cris de joie et des bravos, et nous dûmes suspendre un instant notre
route pour répondre à la politesse de ces braves gens, qui nous firent
boire à tour de rôle un grand verre de vin blanc.
Après cette halte, nous laissons la vallée, et, gravissant le co-
teau au sud-est, nous entrons dans la montagne, montant avec le
soleil qui nous brûle et que nous aurons à supporter jusqu'à Solo.
Autour de nous tout était déjà desséché; le sentier se perd au mi-
lieu de la poussière et des pierres, et quand nous atteignîmes le
sommet, nos guides, craignant de se fier à un pareil chemin, nous
firent suivre pendant plusieurs lieues, de l'ouest à l'est, la crête de
la montagne. Un nouveau panorama se déroulait à notre gauche,
au nord ; au-dessous de nous de hautes montagnes toutes dépouil-
lées, sauf une qui est couverte de sapins, s'échelonnent jusqu'à la
côte; le golfe étend ses eaux dormantes et bleues jusqu'au rivage
opposé, que nous distinguons avec ses mille découpures : un port
plus grand, presqu'au pied du Parnasse, se creuse et découvre
une tache blanche, c'est la ville de Galaxidi. A notre droite, au
sud, ce sont des sommets, des pics, des arêtes à l'infini, toutes les
cimes des monts d'Arcadie, couvertes çà et là de glaciers étince-
17A REVUE DES DEUX MONDES.
lans; le fond du tableau est fermé par une montagne grise, régu-
lière, unie comme un marbre, la tête couronnée de neiges éter-
nelles, spectacle saisissant sous ce ciel de feu. Le Ghelmos et les
eaux du Styx nous étaient cachés par cette immense silhouette,
nous étions encore loin de notre but.
Cependant la descente commença, rapide, dangereuse, tant les
chevaux, entraînés eux-mêmes par la raideur de la pente, glissaient
et roulaient à chaque pas sur les pierres. Bientôt nous fûmes obli-
gés de mettre pied à terre; poussant devant nous nos montures,
nous nous laissions aller, tombant les uns sur les autres, nous rele-
vant pour retomber de nouveau, quand nous découvrîmes enfin,
étalée à nos pieds, la délicieuse vallée du Crathis. Le chemin de-
vint plus difficile encore, mais nous savions que nous touchions à la
fm , et dans les intervalles que nous pouvions mettre entre nos
chutes ridicules, nous contemplions ce tableau que nous appelions
depuis si longtemps de nos vœux.
Une triple ceinture de montagnes brûlées encaisse comme dans
un cadre jaune la vallée la plus verdoyante qu'il soit possible de
voir. Le Crathis d'un côté, le Styx (aujourd'hui VEau noire) de
l'autre, roulent leurs flots relativement abondans au milieu d'un
fouillis d'arbustes jusqu'à ce que, réunis en un seul fleuve, ils sé-
parent ainsi la vallée en trois parties. Au milieu, entre le Crathis
et les eaux bouillonnantes du Styx, le village de Solo s'élève. Des
toits d'un beau rouge vif, tous séparés les uns des autres, surgis-
sent irrégulièrement entre des massifs où se dressent de hauts châ-
taigniers à la tige droite, au front large et épais, des sycomores à
l'ombre noire, des cerisiers, des mûriers et des figuiers couverts de
fruits.
Seul le fond de la vallée est sombre; l'esprit, frappé de ces con-
trastes successifs, obsédé de ces souvenirs banals et incomplets que
nous conservons du collège, cherche là l'entrée des enfers; notre
imagination rappelle peu à peu la fable gracieuse qui, de l'union
de Thétis à l'Océan, fait naître la nymphe Styx, dont le nom redouté
devient le symbole de la foi jurée. Et pendant que nous reconsti-
tuons dans le passé cette contrée mystérieuse, berceau de tant de
légendes, les yeux suivent au sud VEau noire, qui descend par sac-
cades en faisant mille circuits ; on la voit se perdre au loin sous les
rochers jusqu'au Chelmos, ancien Nonacris, dont le flanc escarpé,
droit comme une falaise, semble se retirer devant la nappe d'eau
qui tombe de son sommet inaccessible pour se disperser d'abord en
pluie fine et se reformer dans la vallée. Ce sont les chutes du Styx.
La poussière humide que le vent balaie noircit tous les rochers
d'alentour, et l'eau qui se précipite en ligne droite semble de loin
LA VIE DE PROVINCE EN GRÈCE. 175
un mince filet d'argent brodé sur un fond noir; aux deux côtés du
iNonacris, de hautes cimes désolées, semées çà et là d'épaisses cou-
ches de neige, achèvent de fermer l'horizon.
Un petit pont jeté sur le Crathis nous permit d'atteindre le vil-
lage après huit heures d'une marche pénible. Un enfant nous in-
diqua la maison d'un médecin auquel nous étions recommandés, et
dont la cordialité nous fit oublier l'accueil, exceptionnel en Grèce,
que nous avions reçu à Mégaspiléon. Ce médecin parlait français
comme nous; il étîiit encore jeune et n'exerçait sa profession que
depuis quatre ou cinq années. J'ai rencontré peu d'hommes qui
eussent plus justement que lui raison de se dire malheureux.
L'esprit indépendant dts Grecs les porte à faire donner à leurs
fils, aussitôt qu'ils en ont les moyens, une éducation libérale, et
les jeunes gens n'ont devant eux que deux carrières, la médecine
ou le barreau; les autres leur sont le plus souvent antipathiques,
ils les considèrent comme des pis-aller. JNotre hôte était le fils d'un
cultivateur aisé de ce petit village, qui trouva juste assez d'argent
sur ses économies pour envoyer l'enfant au gymnase d'Athènes,
puis à l'université, d'où il ne sortit que pour suivre les cours de la
faculté de médecine. Son diplôme obtenu, il vint, comme fait chaque
année le plus grand nombre des étudians grecs, parachever ses
études par un séjour dt; deux ou trois ans à Paris. Son esprit s'est
ouvert, son intelligence s'est faite, il a appris à vivre au sein même
de la vilie où l'on vit le plus vite et le mieux, il s'est créé mille be-
soins qu'il ignorait, après quoi, à la fleur de l'âge, trop tôt pour
être las de rien, il revient se fixer pour jamais à Solo, village perdu
dans les montagnes, que la Grèce même ne connaît pas, où rien ne
pénètre du dehors, où l'existence s'éteint, où chacune de ces fa-
cultés qu'il est allé développer en courant le monde s'anéantit suc-
cessivement faute d'aliment dans un milieu pire que la solitude,
car il demeure constamment auprès de gens qu'il voit heureux par
leur ignorance même.
L'infortuné sentait trop bien l'amertume et le vide de sa vie, et
notre visite, qui survenait pour lui comme un rayon de soleil dans
une cave, ne dura pas assez longtemps à son gré; après le déjeu-
ner qu'il nous avait fait soigneusement servir, nous dûmes repartir
pour aller visiter les chutes du Styx [ta liydata tis Stygos) et tenter,
s'il était possible, l'ascension du mont Chelmos. Il eut soin de nous
procurer un guide, et, sous l'ardent soleil de l'après-midi, nous
partîmes, comptant revenir le soir à Solo et passer une partie de la
nuit chez le médecin.
Après une heure de marche, nous dûmes abandonner nos che-
vaux, qui nous avaient permis de franchir impunément plus de
vingt fois les eaux mortelles du Styx. Mes compagnons, fatigués de
176 REVUE DES DEUX MONDES.
longues excursions dont je n'avais fait que la dernière partie, me
laissèrent monter seul avec le guide, un jeune berger de dix-sept
ans, qui n'avait jamais pensé faire cette ascension. Le versant que
nous voulions gravir était formé de petites pierres accumulées et
sèches qui faisaient sous le pied un terrain mobile sur lequel il
était impossible de marcher. Nous roulions sans cesse en arrière,
entraînés par notre propre poids, glissant pendant une dizaine de
mètres, obligés de recommencer encore le même effort en nous
servant des pieds et des mains pour avancer de quelques pas. Il
nous fallut une heure pour atteindre le sommet de ce premier co-
teau, qui n'avait pas 100 pieds de haut. Le reste du chemin nous
parut facile après un pareil début. Quelques touffes de thym et de
plantes sauvages poussaient entre les pierres, nous nous en ser-
vions pour nous y accrocher; à chaque instant, de petits serpens
analogues à ceux que nous appelons en France aspics sortaient à
notre approche, et mon guide, qui m'appelait déjà par mon petit
nom, me criait de ne pas les frapper : « Ils te sauteront au cou, di-
sait-il, si tu les manques! »
Enfin nous atteignîmes les premières neiges, et, tout brûlé par le
soleil, j'eus la surprise de pouvoir passer sous une grotte de glace.
Nous montâmes encore, mais la nuit tombait, il était neuf heures;
nous étions arrivés le plus près possible de la chute; le roc d'où
tombait le torrent se dressait à pic au-dessus de nos têtes, a II faut
descendre, me cria mon guide, qui s'était assis pendant que, Pau-
sanias à la main, je vérifiais l'exactitude de ce consciencieux géo-
graphe; si nous tardons, nous nous perdrons, nous ne pouvons déjà
plus revenir par le même chemin. » Nous résolûmes de nous laisser
glisser le long des rochers si pittoresques qui s'échelonnent au pied
du Chelmos et entre lesquels se précipite le Styx. Jamais ascension
en Suisse ou en Ecosse ne me coûta pareils efforts : en un quart
d'heure, nous étions arrivés en bas de ce sommet, que nous avions
mis quatre heures à atteindre. Dix fois nous nous crûmes perdus,
mais quand nous nous retrouvâmes, tous les deux épuisés, assis au
bord du Styx, je n'avais à déplorer que la perte de ma toque et de
mon épieu; mon guide regrettait davantage son fez et ses souliers,
qu'il avait vus tomber et disparaître l'un après l'autre.
La nuit était venue, nous allions droit devant nous, traversant et
retraversant le Styx, dont les eaux sombres frémissaient contre les
rochers; je m'expliquai seulement alors l'origine du nom de « Eau
noire, » qui a remplacé celui de Styx. Le torrent coule durant tout
son parcours sur un lit de rochers polis et veinés comme du marbre;
sèches, ces pierres ont une belle couleur verte, comme celle d'une
turquoise mouillée; mais, quand on les trempe dans l'eau, l'hu-
midité leur donne une teinte si foncée qu'elles paraissent noires ;
LA VIE DE PROVINCE EN GRÈCE. 177
c'est ainsi qu'on voit le Styx roulant au milieu de roches claires co-
lorer ses flots de la nuance de son lit, qui est sombre. Le nom de
« fleuve noir » n'a donc rien d'imaginaire, il exprime un fait très
réel et qui explique peut-être à lui seul cette superstition des an-
ciens, qui faisaient du Styx le fleuve de la Mort.
Mes compagnons et le médecin , inquiets de notre retard, nous
attendaient sur le chemin; il était plus de dix heures. Nous arri-
vânies enfin à la maison, où, sans avoir le courage de me sécher, je
m'endormis aussitôt. — Au milieu de la nuit, le médecin nous
éveilla. — Puisque vous voulez partir si vite, dit- il, il est temps;
les chevaux sont sellés, une heure a déjà sonné. — Notre excursion
était terminée; nous trouvâmes les chevaux et les agoyates rangés
dans la cour, au clair de la lune, dessinant autour d'eux de grandes
ombres, et pendant que notre hôte nous adressait encore de la main
de tristes adieux, nous suivions tout engourdis la route bordée de
saules et de grands châtaigniers que nous avions parcourue le ma-
tin; elle s'étendait maintenant ombragée ou toute blanche à la
clarté de la nuit, et le pas pressé de nos chevaux , les aboiemens
des chiens de garde éveillés sur notre passage troublaient seuls le
silence du petit village endormi.
Bientôt nous abandonnâmes la route pour nous diriger vers le
nord, suivant le cours du Grathis, qui sert de chemin jusqu'à la
mer. Je devais me séparer de mes compagnons ; ils allaient à Go-
rinthe, je retournais à Aigion ; au point du jour, nous nous quit-
tâmes. Un vieux Grec, notre guide , resta seul avec moi, prit à son
tour un autre chemin pour gagner Phtéri. son village, au pied du
Mavrithioti. Je m'arrêtai de mon côté, dans la matinée, à Diakophto,
petit bourg assez riche, où je trouvai des gens que je connaissais et
qui m'accueillirent bien. Après quoi, sans attendre le soir, je repris
le sentier qui serpentait au bord du golfe , au milieu de rochers
moussus au-dessous desquels je voyais la mer à mes pieds, toujours
limpide et bleue. Dans l'après midi, sous un soleil de plomb, qui
m'ôtait jusqu'à la faculté de penser, je traversais ces plaines fertiles
qui s'étendent au sud de Théméni; tout semblait engourdi dans une
même torpeur. Seul un essaim de grosses mouches criardes s'agi-
tait sans cesse autour de moi ; j'allais les yeux fermés, la tête basse.
A cinq heures, j'entrais dans les rues de la tranquille Aigion, qui
s'éveillait à peine du sommeil de la sieste.
Paul d'Estournelles de Constant.
1877. 12
LES
POISONS DE L'INTELLIGENCE
ir.
LE HACHICH. —L'OPIUM. —LE CAFÉ.
Tandis que le chloroforme et l'alcool sont d'un usage général
en Europe et qu'on en connaît très bien les efîets, le hachich est
presque complètement ignoré. Cependant l'ivresse qu'il procure
est très agréable, et présente des pa'-ticularités qui seraient fort
appréciées peut-être à Paris ou à Londres, comme elles le sont au
Caire ou à Damas; mais le hachich n'existe guère qu'en Orient.
II y a quarante ans environ, M. Moreau (de Tours) l'a révélé pour
ainsi dire aux savans européens dans un livre remarquable. Quel-
ques écrivains, Balzac, Théophile Gautier, Gérard de Nerval, firent
à cette époque, à l'hôtel Pimodan, des agapes dans lesquelles le
hachich jouait le principal rôle. En somme, c'étaient des expériences
qui avaient non-seulement l'attrait de l'inconnu, mais encore tout
le charme d'une ébriété purement psychique, bien plus spirituelle
et plus active que celle du vin. Il y eut un moment où le hachich
était à la mode; mais ce moment est passé, et aujourd'hui ce n'est
qu'exceptionnellement qu'il se rencontre encore çà et là quelques
amateurs.
Le hachich est l'extrait du chanvre indien. Cet extrait, mélangé
à des aromates de toute espèce et à des huiles végétales, constitue
(1) Voyez la JXnvm du 15 février.
LES POISONS DE l'iNTELLIGENCE. 179
le dawamesc, sorte de confiture nauséabonde qu'on prend avant le
repas. Il y a encore le hachich qui se fume soit dans des pipes,
soit dans des cigarettes : c'est celui qui est le plus usité en Orient.
L'extrait aqueux se nomme hafioun et est plus actif que les deux
autres préparations. Il faut à peu près quatre parties de dawamesc
pour une partie de hafioun. Il est très difficile d'en savoir plus long
sur la manière dont les Orientaux préparent le hachich, et on est
réduit à le prendre comme ils le préparent; mais, si on n'a que des
renseignemens pharmaceutiques insuffisans sur cette substance, on
en connaît beaucoup mieux les effets psychiques.
Ce n'est pas seulement d'après les renseignemens que m'a don-
nés M. Moreau ou d'après les remarquables observations rappor-
tées dans son livre que je parlerai du hachich; j'en ai moi-même
pris assez souvent et à des doses différentes, j'en ai fait prendre à
plusieurs de mes amis, et c'est surtout d'après mes remarques
personnelles que je décrirai les propriétés de cette substance.
A doses modérées, l'ébriété qu'elle donne est très agréable, très
instructive pour la juste connaissance des phénomènes intellectuels,
et n'a pas d'inconvéniens sérieux. Un léger trouble de la digestion,
un peu de lourdeur de tête et d'excitation cérébrale, voilà tout ce
qu'on a à craindre si on prend des quantités convenables soit de
dawamesc, soit de hafioun.
Quand on n'est pas prévenu, les premiers effets du hachich pas-
sent inaperçus. C'est une certaine excitabilité motrice et sensitive
de la moelle épinière. On sent des élancemens dans la nuque, dans
le dos, dans les jambes; des frissons parcourent le corps. On a
comme des bouffées de chaleur ou de froid qui montent à la tête;
avec tout cela règne un certain bien-être qu'on ne sait à quoi attri-
buer, et ce même sentiment de satisfaction générale que tout le
monde a éprouvé plus ou moins après l'absorption d'une certaine
quantité d'alcool. Peu à peu l'excitation de la moelle épinière pro-
duit des effets plus caractéristiques. On s'agite, on se promène de
long en large, on s'étire dans tous les sens; on a envie de danser,
de remuer, de soulever des poids énormes, et au milieu de cette
excitation simplement musculaire l'intelhgence reste calme ; mais
tout d'un coup, pour un mot dit au hasard par quelque assistant,
pour une remarque toute naturelle qu'on vient de faire, on est pris
d'un rire presque involontaire, rire prolongé, nerveux, convulsif,
qu'on ne saurait justifier, et qui semble interminable. Quand cet
immense éclat de rire a cessé, on sent qu'il était ridicule; on re-
prend ses sens et on comprend que, si l'on a ri ainsi, c'est que
l'on vient de subir les premières atteintes du poison.
A partir de ce moment, les idées deviennent de plus en plus pres-
sées. C'est un feu d'artifice perpétuel, une gerbe de feu qui éclate
180 REVUE DES DEUX MONDES.
dans toutes les directions. L'idée succède à l'idée avec une rapidité
vertigineuse. Les pensées vont, viennent, se pressent en désordre,
sans lois apparentes, en réalité suivant les lois fatales de l'associa-
tion des idées et des impressions. On parle avec agitation, presque
avec fureur, et on s'étonne de voir autour de soi des personnes ne
partageant pas l'ivresse qu'on ressent : on s'indigne de la lenteur
de leurs conceptions. En vain on voudrait exprimer tout ce qu'on
éprouve, le langage n'est pas assez rapide pour rendre la rapidité
de la pensée. Les idées, tristes ou joyeuses, fières ou humbles, gé-
néreuses ou lâches, sont toujours exagérées. Comme dans l'ivresse,
on ne connaît plus les bornes et ces justes limites
Quos ultra citraque nequit consistere rectum.
De même que les médecins disent en parlant d'un tissu qui a
augmenté de volume et d'épaisseur qu'il est hypertrophié, de même
on pourrait dire qu'il y a hypertrophie des idées. Ce qui à l'état
normal nous causerait un léger ennui devient une douleur écra-
sante qui nous fait verser des larmes, et nous apitoyer sur notre
sort. Les choses les plus simples deviennent des effets de théâtre,
et c'est avec des accens tragiques qu'on annonce qu'il est tard ou
qu'il fait du vent. Toutes ces billevesées donnent une joie enfantine
qu'on ne cherche pas à dissimuler. On passe du rire aux larmes
sans transitions. L'amour-propre s'exagère au point qu'on a tou-
jours peur d'apercevoir le mépris sur les figures des assistans, et
cependant on est tenté de les mépriser pour leur ignorance, tant
l'homme qui a pris du hachich est devenu supérieur aux autres
hommes.
Ainsi, sans parler encore des altérations des sensations, la per-
sonne morale est complètement transformée. Je ne sais si on a déjà
remarqué à quel point tous ces phénomènes ressemblent à ceux
qu'on observe dans l'hystérie. En général, les femmes hystériques
sont fort intelligentes; elles ont des conceptions brillantes, une
imagination vive et féconde; mais, quelque élevée que soit leur in-
teUigence, elle est défectueuse pour deux raisons principales, l'exa-
gération des sentimens et l'absence de volonté. Or ce double carac-
tère se retrouve également dans le hachich.
L'exagération des sentimens fait que pour les hystériques comme
pour les personnes qui ont pris du hachich, toutes les idées, tous
les sentimens sont démesurés; la joie aussi bien que la tristesse.
Leur amour-propre est exalté à ce point qu'on ne peut faire sans
les blesser amèrement la plus petite remarque. Souvent même elles
prennent pour une offense une observation qui n'a rien d'offensant.
Elles tendent à dramatiser la vie. L'existence régulière, simple,
que la nécessité des faits leur impose, ne les empêche pas de satis-
LES POISONS DE L INTELLIGENCE. ISi
faire ce penchant théâtral qui les domine. Elles sont sans cesse à
jouer avec un égal succès la comédie ou la tragédie dans les scènes
plates de la réalité. Terreur, joie, douleur, colère, tout chez elles
devient du drame, et ces passions surviennent presque sans cause,
à l'improviste pour ainsi dire, surprenant tout le monde par leur
brusquerie, leur mobilité et leur intensité. Pour le hachich, ainsi
que je l'ai dit déjà, on observe cette même transformation des sen-
timens. Je me rappelle qu'un de mes amis ayant pris du hachich
et étant arrivé à l'état d'ébriété, je voulus explorer sa sensibilité
avec une épingle; la vue de cette épingle lui inspira une frayeur
profonde. Il se sauva en criant, comme si je voulais lui faire une
grave blessure, puis il se jeta à mes genoux, en me suppliant, au
nom de l'amitié et de tout ce que j'avais de plus cher, de ne pas lui
infliger ce cruel supplice, et pour exprimer sa frayeur, ou pour im-
plorer ma pitié, il trouvait des gestes et des accens tragiques qui
faisaient l'effet le plus risible du monde.
L'impuissance de la volonté est très remarquable chez les hysté-
riques; elles sont incapables de se contenir et de dominer leurs
sentimens. Suivant une expression consacrée par l'usage et fort
juste, comme les termes populaires , elles disent tout ce qui leur
passe par la tête ,• à peine ont-elles conçu une pensée qu'immé-
diatement elles l'expriment tout haut, sans se préoccuper des consé-
quences de leur langage, en sorte que le débordeuient de paroles et
d'insanités tient non pas seulement à l'exagératiou des idées, mais
encore et surtout à ce que toutes les idées sont exprimées. Aussi,
si l'on cause un peu de temps avec une hystérique, on saisit sur le
fait les contradictions, les mensonges, les bizarreries de la pensée,
le jugement ou la volonté n'intervenant pas pour rectifier ce qu'elles
ont de défectueux. Par la même raison, un accès de colère, de tris-
tesse ou de joie ne peut être maîtrisé : les sentimens régnent en
souverains absolus. Cette sorte de puissance pondérative, qui nous
fait juger que telle chose est bonne à dire et telle autre bonne à
taire, est inconnue des hystériques.
Or, dans le hachich, cette puissance sur soi-même a aussi tout
à fait disparu. On ne peut plus se maîtriser, on ne s'appartient
plus, et on est livré sans frein aux conceptions plus ou moins rai-
sonnables de l'intelligence. Un jour, ayant pris une faible dose de
hachich, et n'en éprouvant jusque-là aucun effet, je me rendis à
une soirée intime, et j'écoutais tranquillement une conversation
assez sérieuse, quand tout à coup, à une remarque que fit quel-
qu'un, je me mis à sauter de joie et à exprimer mon enthousiasme
sur l'originalité de la pensée qu'on venait d'émettre; mon idée
n'était pas absurde, elle n'était qu'exagérée, et à peine l'avais-je
182 REVUE DES DEUX MONDES.
conçue qu'elle s'était traduite malgré moi, sans moi, pour ainsi dire,
par un geste extérieur et des paroles exprimant ce que j'éprouvais;
mais aussitôt, reprenant mes sens, je fus tout honteux de mon em-
portement, et je ne sais, à vrai dire, ce que pensent encore de moi
ceux qui ont assisté à cette fâcheuse scène. Certes je ne me serais
pas exposé à une semblable inconvenance, si j'avais pris une dose
plus forte de hachich, car alors on comprend très bien qu'on n'est
plus son maître. 11 se fait une sorte de dédoublement de la pensée,
grâce auquel on se rend compte qu'on n'est plus l'acteur conscient
et volontaire des paroles qu'on dit ou des gestes qu'on fait. On se
méfie de soi-même, on a peur de sa pensée. Aussi a-t-on hâte de
se soustraire au public, on veut être seul ou avec des personnes
intimes pour ne pas se donner en spectacle. Un de mes amis ayant
pris une certaine quantité de hachich s'agitait convulsivement et
demandait avec instance à être ramené chez lui. « Je ne sais pas
ce que je ferais, disait-il; je pourrais faire des sottises. » Chaque
fois que sa lucidité lui revenait, cette crainte, assez justifiée d'ail-
leurs, s'imposait à lui de nouveau. Cette conscience de l'impuis-
sance de la volonté se retrouve aussi dans certains cas pathologi-
ques, et assez souvent les médecins des asiles d'aliénés voient venir
à eux des malheureux qui les supplient de les enfermer, disant
qu'ils sentent leur folie revenue et qu'ils pourraient se livrer à
quelque acte funeste.
Ces phénomènes psychiques ne sont cependant pas les plus ca-
ractéristiques du hachich. Il y en a deux autres, qu'on ne retrouve
qu'incomplètement dans toutes les autres intoxications, c'est l'al-
tération des notions de temps et d'espace. Le temps paraît d'une
longueur démesurée. Entre deux idées nettement conçues, on croit
en concevoir une infinité d'autres, mal déterminées et incomplètes,
dont on a une conscience vague, mais qui remplissent d'admira-
tion par leur nombre et leur étendue, il semble donc que ces
idées sont innombrables, et, comme le temps n'est mesuré que par
le souvenir des idées, le temps paraît prodigieusement long. Par
exemple, imaginons, comme c'est le cas pour le hachich, que
dans l'espace d'une seconde nous concevions cinquante pensées
différentes; comme en général pour concevoir cinquante pensées
différentes il faut plusieurs minutes, il nous semblera que plusieurs
minutes se sont passées, et ce n'est qu'en faisant à l'inflexible hor-
loge qui nous marque les heures la constatation régulière du temps
écoulé que nous nous apercevrons de notre erreur. Avec le hachich,
la notion du temps est complètement bouleversée, les secondes
sont des années et les minutes des siècles; mais je sens l'insuffi-
sance du langage à exprimer cette illusion, et je crois qu'on ne la
LES POISONS DE l'iNTELLIGENCE. 183
comprend bien que pour l'avoir éprouvée soi-même. Il semble qu'on
assiste à la chute lente et cadencée des heures dans le sablier du
temps.
Rien ne peut être identifié à cette illusion; cependant, clans le
rêve, ou plutôt dans cet état intermédiaire qui n'est plus la veille
et qui n'est pas encore le sommeil, on éprouve parfois quelque
chose de semblable. Il me souvient qu'un soir, travaillant avec
un de mes amis, et accablé de sommeil, je le priai de me laisser
dormir quelques minutes; quand je me réveillai, il m'assura que
j'avais fermé les yeux à peine une seconde, pour me réveiller aus-
sitôt. Cependant dans ce court espace de temps, qui m'avait paru
très long, j'avais pu faire un rêve très compliqué, très détaillé, et,
grâce à la multiplicité de mes conceptions, la durée du temps
écoulé m'avait paru considérable. De même encore un iiulividu en-
dormi est réveillé en sursaut par le baldaquin de son lit qui tombe.
Le choc fait aussitôt naître une série de songes plus longs à raconter
qu'à concevoir. Notre homme se voit transporté sur une haute mon-
tagne, et il est environné par une foule hostile. On le précipite
du haut d'un rocher, et après une chute qui lui paraît durer des
siècles, il va se briser la tête dans un ravin : toutes ces conceptions
ont duré une demi-seconde à peine, le temps qu'il faut pour être
réveillé par une pièce de bois qui tombe. On peut même assez
facilement provoquer, par une sorte d'expérience psychologique,
une illusion semblable. Ainsi, par exemple, quand on fait une
course en voiture, si l'on est pris de sommeil et qu'on s'efforce d'y
résister, on ouvrira et on fermera les paupières à de fréquens inter-
valles, et l'espace parcouru, comme le temps écoulé, pendant que
les yeux sont fermés, nous paraîtront énormes. Il n'est même pas
besoin de sommeil pour faire naître cette illusion sur la durée du
temps. En fermant les yeux, le chemin qu'on parcourt, c'est-cà-dire
le temps pendant lequel on le parcourt, semblera interminable.
Quelqu'un qui connaît la route, et sait qu'elle n'est pas très longue,
se croira toujours arrivé, et chaque fois qu'il ouvrira les yeux, ce
sera une nouvelle déception. C'est qu'en eifet, à rester ainsi concen-
tré eu soi-même, sans voir, sans entendre, on n'a qu'une notion
très imparfaite du temps réel. Au contraire, quand tous nos sens
sont éveillés et attentifs, ils corrigent sans cesse l'appréciation fon-
dée uniquement sur des données psychiques. Nous ne savons que
très inexactement les services que nous rendent ainsi, à chaque
instant, tous nos sens, et ce n'est que par la réflexion et l'analyse
des faits psychologiques que nous arrivons à nous en bien rendre
compte.
Quoi qu'il en soit, dans le rêve et le sommeil, cette illusion sur
la durée du temps est vague et peu marquée. Au contraire, avec le
184 REVUE DES DEUX MONDES.
hachich, elle devient d'une netteté surprenante. Tout aussi éton-
nante est l'illusion de la vue qui nous fait paraître immenses des
distances fort courtes; je ne sache pas que celte illusion ait été ob-
servée dans d'autres conditions que l'empoisonnement par le ha-
chich, et je ne saurais guère en donner d'explication rationnelle.
La description même en est assez difficile. L'illusion fait qu'un pont,
une avenue, paraissent n'avoir pas de fin et se prolonger à des dis-
tances inouies, invraisemblables. Quand on monte un escalier, les
marches semblent s'élever jusqu'au ciel. Un fleuve dont on aperçoit
la rive opposée paraît aussi large qu'un bras de mer. Vainement on
se rend compte de l'erreur dont on est victime. Le jugement ne peut
rectifier cette apparence, et on dit : Voilà un pont qui a 100 mètres,
mais il me paraît aussi long que s'il avait 100,000 mètres,
Outre ces deux illusions de l'espace et du temps, qui sont très
tenaces et persistent souvent plus de vingt-quatre heures après
l'ingestion du poison, il y a d'autres illusions aussi étranges qu'on
pourra le supposer. Au contraire, les hallucinations sont rares,
quoique M. Moreau en ait observé un remarquable exemple.
La distinction entre l'illusion et l'hallucination est parfois assez
difficile à faire, mais il existe cependant une différence entre ces
deux manifestations morbides de l'activité psychique. Quand un
aliéné voit à côté de lui un spectre qui marche et qui parle , c'est
une hallucination. Si au contraire quelqu'un, la nuit, dans une
forêt sombre, devant un tronc d'arbre à formes étranges, croit re-
connaître un spectre, c'est une illusion. L'illusion suppose une sen-
sation vraie dont la perception est exagérée et fausse, tandis que
l'hallucination arrive spontanément sans qu'une sensation préalable
soit nécessaire pour l'éveiller. Or, dans le hachich, les sensations
sont tellement exagérées qu'elles donnent lieu à des illusions in-
nombrables. Les personnes qui sont autour de nous prennent des
figures grimaçantes, semblent nous railler, nous mépriser. On lit
sur leurs traits la terreur, la colère, le mécontentement, tous sen-
timens qu'en réalité ils sont loin d'éprouver, et, par une bizarre
illusion , nous croyons voir changer à chaque instant les visages
grimaçans qui nous entourent. Le plus léger bruit retentit avec
fracas , ce sont des chutes d'eau , des cataractes monstrueuses , des
fanfares ou des harmonies éclatantes. Quelques notes de musique
deviennent un concert aux accords célestes qu'on écoute avec re-
cueillement ou avec passion. J'ai vu des gens ordinairement assez
peu sensibles à la musique être plongés, par quelques sons musi-
caux, dans un état de béatitude indescriptible, tout à fait semblable
à l'extase qu'on décrit dans les livres saints; le cerveau est dans un
état d'éréthisme tel que la moindre excitation venant du dehors le
fait, pour ainsi dire, vibrer tout entier. D'ailleurs, pour décrire
LES POISONS DE l'iNTELLIGENCE. 185
toutes ces sensations, je ne saurais mieux faire que de renvoyer aux
pages brillantes que Théophile Gautier, grand amateur de hachich,
lui a consacrées dans le récit intitulé le Club des Ilachicliins.
Après Théophile Gautier, tout essai descriptif serait périlleux ;
aussi nous contenterons-nous d'insister sur un autre point psycho-
logique. Supposons que l'illusion soit plus puissante que dans
tous les exemples précédons ; au lieu d'être un simple trouble de
la perception, elle deviendra l'origine d'un trouble de la concep-
tion. Dans la vie ordinaire, les impressions extérieures éveillent en
nous des idées multiples; outre l'association des idées entre elles,
il y a l'association des impressions avec ces idées : par exemple une
saveur, une odeur, un bruit, font naître une infinité de concep-
tions qui se succéderont suivant le sens qu'il nous plaira de leur
donner. Ici encore la faculté de l'attention subsiste tout entière;
grâce à elle, nous pouvons entraver l'essor des conceptions que pro-
voquent une saveur, une odeur ou un bruit. Souvent, quand l'at-
tention est fixée sur un autre objet, nous n'entendons rien, nous
ne voyons rien de ce qui se passe au dehors : en réalité, nous
entendons et nous voyons; mais immédiatement, sans m.ême que
nous en soyons avertis, la volonté et l'attention éliminent et dé-
truisent celte sensation nouvelle, en sorte qu'elle passe dans l'in-
telligence sans y laisser de trace. Avec le hachich, grâce à la perte
de la volonté, grâce aussi à l'intensité des perceptions et à l'exci-
tation cérébrale qui nous a envahis, une impression extérieure fait
naître une série de conceptions délirantes : rien ne peut plus y
mettre un frein. De même qu'une pierre tombant du haut d'une
montagne ne peut être arrêtée dans sa chute et rebondit de roc en
roc en entraînant avec elle des avalanches de neige et de poussière,
de même une sensation va en grandissant et se transformant dans
ce mystérieux laboratoire des facultés intellectuelles. Ainsi par
exemple, pendant le sommeil, la piqûre d'une épingle nous fait
rêver qu'on nous poignarde dans les circonstances les plus bi-
zarres, et un ébranlement du lit nous fait songer non-seulement
à un tremblement de terre, mais à tout ce qui s'y rattache. Je
pourrais citer des exemples analogues pour le hachich. Les élan-
cemens qu'on ressent dans les membres et dans le dos sont sou-
vent le point de départ d'une foule d'idées absurdes. Un jour, à
l'hôtel Pimodan, je crois, M. X... se trouvait à table ayant pris du
hachich. Derrière lui était suspendue une gravure reproduisant ce
magnifique tableau de Salvator Rosa qui est au Louvre et qui
représente une bataille. Au premier plan est un grand cheval blanc
et noir, dont on aperçoit en pleine lumière la croupe vigoureuse,
et qui se redresse brusquement devant la lance d'un milicien. A un
moment, M. X... ressentit un élancement douloureux dans le cou,
186 REVUE DES DEUX MONDES.
et aussitôt, par une conception rapide et involontaire, il s'imagina
que c'était le cheval placé derrière lui qui lui avait donné un coup
de pied à la nuque. Ainsi une sensation réelle avait été l'origine
d'une conception manifestement fausse : si la dose de hachich avait
été plus forte, il n'est pas douteux que cette erreur eût continué;
mais M. X... n'était qu'au début, et l'idée délirante fut prompte-
ment rectifiée par le jugement, resté encore à peu près intact.
M. Moreau a beaucoup insisté sur la ressemblance qui existe
entre ces illusions du hachich et le délire systématique des alié-
nés. Chez la plupart des fous, l'idée délirante a un point de départ
réel, une sensation, une douleur, une impression venue du dehors;
les fous partent de là comme d'un principe pour concevoir, par une
sorte d'induction, très logique dans la plupart de ses points, tout
un système d'erreurs. Par exemple ils ont des nausées et des dou-
leurs gastriques , ils concluent qu'on les a empoisonnés , qu'on
veut les tuer, que de tous côtés s'agitent leurs ennemis, qui mé-
langent le poison à tous les alimens. Les meilleurs raisonnemens
du monde échouent devant la fixité de ce délire, et il serait inutile
d'en entreprendre la réfutation, car à chaque instant ils répètent
qu'ils ont la preuve de ce qu'ils disent et qu'ils s'aperçoivent bien
qu'on les empoisonne. C'est précisément ce qui se retrouve dans
l'ivresse du hachich. Chaque sensation fait aussitôt naître une pensée
folle, ou plutôt un millier de pensées folles. Il semble alors vérita-
blement qu'un voile se déchire, et qu'il nous soit, par cette précieuse
substance, accordé le don d'assister au travail même de l'intelli-
gence. Cet enfantement mystérieux et silencieux qui à l'état normal
produit nos pensées et nos jugemens n'a plus ni mystère ni silence :
on voit comuient tout se relie et tout s'enchaîne, on est témoin de
l'éclosion de ses idées; malheureusement on n'en est plus le maître,
et on est forcé de les suivre dans leur course désordonnée. Aussi les
trois états de rêve, de folie et d'intoxication par le hachich sont-ils
tellement analogues qu'on ne peut établir entre eux de différence
essentielle. Les impressions extérieures deviennent toutes- puis-
santes, et l'intelligence est soumise sans frein à l'excitation des
sens. Il est très certain que dans l'état ue veille les excitations ex-
térieures transforment certaines idées et en éveillent d'autres ;
mais nous n'en n'avons conscience qu'autant que nous y consen-
tons : l'attention et la volonté couvrent d'un voile épais tout ce tra-
vail inconscient, et, au milieu de l'activité confuse des opérations
intellectuelles, l'intelligence ne voit que ce qu'elle veut voir.
Ce qui distingue l'ivresse du hachich de celles de l'alcool et du
chloroforme, c'est que la mémoire reste intacte. On se souvient avec
une exactitude étonnante de tout ce qu'on a vu, fait et dit. Cepen-
dant, si la dose de poison est plus forte, la perte de mémoire est
LES POISONS DE l'iNTELLIGENCE. 187
complète; alors aussi il y a délire, et délire furieux. A cette dose,
le hachich a ses dangers, quoique je ne croie pas qu'un seul cas de
mort ait été signalé en Europe. Cependant on a vu dans quelques cir-
constances le délire persister pendant plusieurs jours et prendre des
proportions inquiétantes. Comme d'ailleurs, quand on prend du ha-
chich, on ne sait jamais précisément quelle dose de substance vrai-
ment active on absorbera, il est prudent de se faire surveiller par
quelqu'un qui doit conserver toute sa raison, et il en aura besoin
pour empêcher ses amis de se jeter par la fenêtre, car on se sent
si léger et si alerte qu'on croit volontiers posséder des ailes, et on
serait victime de cette illusion. Outre cette forme de délire qui est
assez commune, il en est encore beaucoup d'autres aussi bizarres
qu'on peuL l'imaginer et pouvant, à un moment donné, entraîner de
graves conséquences.
En Orient, le hachich est d'un usage très général. Presque tou-
jours on le fume dans de grandes pipes qui passent à la ronde. La
fumée en est fort agréable, et exhale une odeur aromatique parti-
culière. Lorsqu'au Caire ou à Damas on entre dans certains cafés
arabes, on sent cette odeur pénétrante qui prend à la gorge, et qui
enivre doucement même ceux qui ne fument pas. A cette faible
dose, le hachich procure une sorte de somnolence, pendant la-
quelle les objets extérieurs prennent des aspects fantastiques, et
passent comme un rêve devant l'intelligence engourdie. La musi-
que monotone et nasillarde berce doucement dans ce sommeil. Aux
murs sont figurées grossièrement des formes bizarres, bleues ou
rouges, de chatiieaux, de bonshommes grotesques, de karagheuz^
ou même simplement des lignes, des carrés, des triangles entre-
croisés. Pour les fumeurs, ces dessins rudimentaires éveillent des
illusions délicieuses, et ils se croient transportés dans le paradis de
Mahomet : cependant, pour charmer par des contes l'oisiveté des
assistans, un chanteur psalmodie un long récit, moitié religieux,
moitié héroïque ; ce récit est composé de couplets, et entie chaque
couplet, la musique recommence son rhythme interminable. Par-
fois un des fumeurs se lève en titubant, et, en hurlant, s'extasie
sur un objet fantastique qu'il vient d'apercevoir dans son ivresse,
et exalte le bonheur de l'ivresse par le hachich. Tous les autres
S3 mettent alors à rire bruyamment, et aussitôt, avec ce pro-
fond sentiment religieux qui n'abandonne jamais les Orientaux, et
qui est inconnu chez nous : Qu'Allah soit avec toi! Louange à
Allah! disent-ils à celui qui a parié. Souvent le chanteur, désireux
de partager le bienfait commun, demande à fumer à son tour; on
lui passe la bienheureuse pipe, et c'est avec délices qu'il en aspire
quelques bouffées : parfois même, pour égayer l'assistance, il fait,
en fumant ainsi, des gestes grotesques dont se pâment d'aise tous
188 , REVUE DES DEUX MONDES.
les fumeurs: puis le chant recommence, toujours entrecoupé de mu-
sique, sans que ni le chant, ni la musique, ni le hachich ne parais-
sent lasser personne. Jamais je n'oublierai ce spectacle, qui, dans
un coin obscur des bazars tumultueux de Damas, à la lueur d'une
lampe fumeuse, au son du tambourin et de la guitare à trois cordes,
m'a fait comprendre un des côtés de l'Orient.
II.
On pourrait presque dire que l'opium est au hachich ce que
l'Océan est à la Méditerranée. Le hachich n'est guère connu que
sur la côte syrienne et dans la Basse-Egypte, tandis que sur les
immenses rivages du Pacifique et des mers de Chine, le com-
merce de l'opium a pris une extension effrayante. Ce qui nous
importe plus encore, à nous Européens, c'est que l'opium est
de tous les médicamens le plus précieux et le plus employé, et
que, suivant la parole du vieux Sydenham, si on ne possédait l'o-
pium, il faudrait renoncer à la médecine. Sans vouloir entrepren-
dre l'étude complète de cette substance, nous allons rapidement
en décrire les effets sur le système nerveux.
L'opium est le suc du pavot, et comme il y a plusieurs variétés
de pavot, il y a aussi plusieurs variétés d'opium; mais c'est tou-
jours de la même manière qu'on le récolte. En Egypte, en Syrie
ou dans l'Inde, les trois pays où se fait la culture de l'opium, on
pratique des incisions demi-circulaires multiples à la capsule du
pavot, et on recueille avec soin le suc qui s'en écoule. Ce suc, des-
séché au soleil , noircit , s'épaissit , et prend la forme d'une pâte
brune, consistante, qui est l'opium. Ce que l'on appelle le laudanum
est une solution de cet opium dans un vin composé. Aussi les pro-
priétés du laudanum et de l'opium sont-elles semblables. On doit
les considérer comme un mélange de plusieurs corps ayant des pro-
priétés analogues, mais non identiques. Depuis Derosne (180/i) et
Robiquet (1817), qui ont isolé les premiers la narcotine et la mor-
phine, les chimistes ont étudié avec le plus grand soin les diffé-
rens composés chimiques mélangés dans l'opium. C'est ainsi qu'on
a découvert la codéine, la narcéine, la thébaïne, la papavérine, et
d'autres substances encore, qui sont toutes des bases, c'est-à-dire
des corps capables de s'unir à des acides pour former des sels cris-
tallisables, et qui, au point de vue chimique, sont probablement
des ammoniaques composées extrêmement complexes.
Ces différentes bases n'agissent pas sur les fonctions organiques
de la même manière. Ainsi la puissance soporifique de la narcotine
est presque nulle; on peut ingérer jusqu'à 2 grammes de cette sub-
stance sans en éprouver d'effets sensibles, tandis qu'un centi-
LES POISONS DE l'iNTELLIGENCE. 189
gramme de morphine, c'est-à-dire une dose deux cents fois plus
faible, agit d'une manière très suffisante pour provoquer des effets
thérapeutiques ou physiologiques. La thébaïne ne donne pas le
sommeil et excite chez les animaux des convulsions ressemblant à
celles de la strychnine, tandis que la morphine, à dose égale, produit
un sommeil comateux profond. Un autre point non moins remar-
quable dans cette action des alcaloïdes de l'opium, c'est que sur
l'homme ils n'agissent pas de la même manière que sur les ani-
maux ; c'est un fait très intéressant que Claude Bernard a mis en
lumière. Ainsi l'homme est particulièrement sensible à l'action de
la morphine, tandis que la thébaïne agit à peine sur son système
nerveux : au contraire les animaux ne ressentent qu'à très forte
dose les effets de la morphine, tandis que la thébaïne est pour eux
un poison violent; "2 grammes de morphine ne font pas mourir un
chien, que 10 centigrammes de thébaïne tueraient infailliblement.
On pourrait presque faire l'expérience inverse sur l'homme; 10 cen-
tigrammes de morphine ingérés et absorbés rapidement seraient
probablement mortels, tandis que 2 grammes de thébaïne auraient
une action moins redoutable. En physiologie générale, cette diffé-
rence de résistance aux agens toxiques est encore inexplicable. On
sait que la belladone et l'atropine, qui est la substance active con-
tenue dans cette plante, sont pour l'homme un poison terrible;
tandis que le lapin y est presque réfractaire. La même dose d'atro-
pine qui tuerait dix personnes robustes est à peine suffisante pour
tuer un lapin. Pour la morphine, cette différence est loin d'être
aussi marquée; cependant il y a antagonisme entre l'homme et les
animaux, en sorte que la morphine agit surtout sur l'homme. Si
donc nous nous occupons surtout de la morphine, c'est qu'elle est,
pour l'homme, la principale et la plus énergique substance conte-
nue dans l'opium : aussi décrire les effets de la morphine, c'est
presque décrire les effets de l'opium, la codéine et la thébaïne étant
peu abondantes et moins actives. De fait, dans la pratique médi-
cale, on prescrit presque indifféremment la morphine et l'opium :
aussi peut-on les comprendre dans une description commune.
Quand, dans le Malade imaginaire, on demande au bonhomme
Argan, affublé d'un bonnet et d'une robe, pourquoi l'opium fait
dormir, Argan répond naïvement : Quia habet jrroprietalem dor-
mitivam. Aujourd'hui on est devenu plus exigeant, et, comme on
cherche à connaître la raison des phénomènes, on a essayé de
trouver la raison de la propriété dormitive de l'opium dans l'état de
la circulation cérébrale. Il n'est pas certain qu'on ait encore trouvé
la vraie cause, mais n'est-ce pas déjà beaucoup que de chercher, et
le doute n'est-il pas le premier pas de la science?
Chacun sait qu'il y a dans le cerveau une infinité d'artères et de
190 REVUE DES DEUX MONDES.
veines, et de vaisseaux plus petits dits capillaires, qui portent à la
substance nerveuse le sang envoyé par le cœur. Ces vaisseaux ne
sont pas des tubes inertes; ils ont leur activité propre, leur autono-
mie pour ainsi dire, en sorte qu'à certains momens ils se dilatent,
et à d'autres momens se rétrécissent. Lorsqu'on fait à un chien ou
à un lapin l'opération qu'autrefois on faisait si souvent sur l'homme
et qu'on appelle le trépan, on voit la masse cérébrale à nu et sil-
lonnée par de nombreux vaisseaux ; mais, selon le diamètre de ces
vaisseaux, l'aspect du cerveau est tout diiTérent; tantôt il est vio-
lacé, boursouflé, parcouru par des vaisseaux très gros qui le recou-
vrent en tous sens : c'est la congestion du cerveau. Tantôt au con-
traire il est pâle, affaissé, revenu sur lui-mênae : c'est à peine si on
y peut distinguer de petits ramuscules sanguins; c'est la privation
de sang ou l'anémie du cerveau. Or, par suite de dispositions ana-
tomiques spéciales, il se trouve que la circulation de l'œil est l'image
de la circulation cérébrale, de sorte que, quand le cerveau est con-
gestionné, l'œil est congestionné aussi et réciproquement. On com-
prendra sans peine qu'il est bien 'plus facile de savoir si l'œil est
congestionné que d'ouvrir le crâne pour aller reconnaître l'état de
la circulation cérébrale. Il y a d'ailleurs un moyen facile de juger
de l'état des vaisseaux de l'œil. Cette ouverture circulaire et con-
tractile de l'iris, qu'on nomme la pupille, qui se rétrécit à la lu-
mière et se dilate dans l'ombre, est toujours rétrécie quand le cer-
veau est congestionné, et toujours dilatée quand le cerveau est
anémié, pourvu qu'on ne se place ni à une lumière éblouissante ni
dans une obscurité trop profonde. On a donc songé que, puisque
dans le sommeil normal comme dans le somiiieil par l'opium la pu-
pille était très rétrécie, le cerveau se trouvait congestionné dans
l'un et l'autre cas, et que le sommeil était la conséquence de cette
congestion cérébrale.
Malheureusement cette théorie n'est qu'une hypothèse, et bien
des faits tendent à prouver qu'elle n'est pas exacte. Plusieurs phy-
siologistes anglais, entre autres MM. Durham et Hammond, ont cru
prouver par de nombreuses expériences que pendant le sommeil il y
avait anémie du cerveau. Selon eux, on ne pourrait comprendre
que l'afïlux de sang dans un organe déterminât un repos, de cet
organe, et toutes les fonctions physiologiques doivent être ralenties
par le ralentissement de la circulation sanguine , pour le cerveau
aussi bien que pour tous les autres organes vasculaires.
Ainsi, malgré bien des travaux, on n'en est pas arrivé à juger
définitivement si l'opium anémie ou congestionne le cerveau, et on
n'en sait guère plus que ce qu'en savait Argan, c'est-à-dire qu'il
fait dormir. Ce sommeil n'est cependant pas le même que le som-
meil ordinaire, et il en diffère par quelques points. Une demi-heure
LES POISONS DE L INTELLIGENCE. 191
OU une heure environ après qu'on a pris de l'opium, on ressent une
légère excitation, un sentiment général de vivacité et de satisfac-
tion, qui est bientôt remplacé par une véritable somnolence, et un
état de rêvasserie plutôt que de rêve. On éprouve un certain plaisir
à s'abandonner, et on se laisse envahir par une douce torpeur; les
idées deviennent des images^qui se succèdent rapidement, sans
qu'on veuille faire d'effort pour en changer le cours. Tant que l'in-
toxication n'est pas profonde, cet effort est encore possible. On sent
qu'on va s'endormir, mais que si on voulait secouer sa paresse, on
pourrait triompher du sommeil. Peu à peu cependant les jambes
deviennent de plomb, les bras retombent presque inertes, les pau-
pières appesanties ne peuvent plus rester soulevées. On rêve, on
divague, et néanmoins on ne dort pas : la conscience du monde ex-
térieur qui nous environne n'a pas disparu. Les bruits du dehors,
le tic-tac de la pendule, le roulement des voitures, sont obscurément
perçus; mais il semble que tous ces bruits nagent dans le brouillard,
et qu'une autre personne soit à les entendre. Le moi actif, conscient,
volontaire, n'existe plus, et on s'imagine qu'un autre individu est
venu le remplacer. Peu à peu tout devient plus vague, les idées se
perdent dans une brume confuse, on est devenu tout immatériel,
on ne sent plus son corps, on est tout pensée; cette pensée va
voltigeant pour ainsi dire, de plus en plus brillante, mais aussi de
plus en plus confuse. Puis le monde extérieur disparaît; il n'y a
plus qu'un monde intérieur, quelquefois tumultueux, délirant et
provoquant une agitation fébrile, quelquefois au contraire, et le plus
souvent, calme et tranquille, s'abîmant dans un délicieux som-
meil. Ce qui fait le charme de ce sommeil, c'est qu'on se sent dor-
mir. C'est un sommeil intelligent et qui se comprend lui-même.
Aussi les heures passent-elles avec une merveilleuse rapidité. Le
matin surtout, à cette heure où l'opium paraît avoir épuisé son ac-
tion, tandis qu'en réalité il a conservé toute sa force, le sommeil a
un charme incomparable. L'intelligence, dégagée de tout lien ter-
restre, semble régner dans un monde d'idées tranquilles et sereines.
C'est là une ivresse toute psychique, bien supérieure à celle de
l'alcool et à celle du hachich, car, si le hachich donne pour quelques
heures la folie, l'opium donne le sommeil, et il n'y a pas de bien-
fait comparable à celui-là.
Il faut avoir souffert de l'insomnie pour apprécier l'opium ce
qu'il vaut. Entendre successivement passer toutes les minutes de la
nuit au milieu d'un silence écrasant, se retourner sur sa couche,
ébaucher des idées confuses sans pouvoir en approfondir une seule,
lutter contre une agitation invincible que la lutte ne fait qu'ac-
croître, est un supplice que l'on ne peut comprendre si on ne l'a
éprouvé. Macbeth s'en rendait bien compte, quand, après avoir as-
192 REVUE DES DEUX MONDES.
sassiné Duncan, il s'effrayait de l'insomnie que le remords allait
lui donner. « Ne dormez plus, lui disait la conscience de son crime,
Macbeth assassine le sommeil, l'innocent sommeil, le sommeil qui
débrouille l'écheveau confus de nos soucis, le sommeil, mort de la
vie de chaque jour, bain accordé à l'âpre travail, baume des âmes
blessées, loi tutélaire de la nature, l'aliment principal du salutaire
festin de la vie... » Avec l'opium, l'insomnie n'est plus à craindre;
au bout d'une heure, deux heures tout au plus, l'agitation doulou-
reuse fait place à une excitation confuse qui devient elle-même cette
somnolence lucide dont nous avons parlé. La douleur physique
n'existe plus : les cruelles névralgies, les plaies douloureuses, les
spasmes ou les contractures des muscles, l'anxiété fébrile de cer-
taines maladies générales, les souffrances morales et physiques
de l'alcoolisme, peuvent toutes être victorieusement combattues
par l'opium. S'il est vrai que le rôle du médecin soit surtout de
combattre la douleur, l'opium est une arme toute-puissante. Com-
bien de fois, pour guérir, l'art n'est-il pas vaincu? Devant un
phthisique, devant un cancéreux, qu'y a-t-il à faire? Nul ne pourra
espérer triompher du mal ou même entraver ses progrès; mais au
moins, grâce à l'opium, on pourra donner, à ce malheureux qui
souffre et qui va mourir, des nuits calmes et douces pendant les-
quelles il oubliera ses souffrances. Aussi la médecine, qui dispose
du chloroforme pour les opérations et de l'opium pour les maladies,
est si puissante contre toutes sortes de douleurs, que l'on pourrait
presque dire qu'on ne souffre plus que parce qu'on y consent.
C'est ainsi que l'opium, poison de l'intelligence, est aussi un des
modificateurs les plus énergiques de la sensibilité. On ne sait guère
si c'est par une action sur le nerf qui transmet l'excitation ou sur
le cerveau qui la perçoit; mais, sans même procurer le sommeil, il
a cette merveilleuse propriété de calmer l'excitabilité des nerfs et
cet accroissement maladif de la sensibilité que les médecins ont
nommé hypéresthésie. On a remarqué que lorsqu'il calmait l'hypé-
resthésie, il ne procurait pas le sommeil, en sorte qu'il semble épui-
ser toute sa puissance contre la douleur et qu'il ne lui en reste plus
assez pour donner le repos. Chez les personnes qui souffrent de né-
vralgies rebelles, l'opium apaise les souffrances, et il faudrait une
dose plus forte pour amener le sommeil. Néanmoins n'est-ce pas
assez que d'avoir calmé l'irritabilité d'un nerf malade? Certains indi-
vidus sont arrivés à ne plus pouvoir se passer d'opium, et ils pour-
raient en prendre des quantités formidables sans en ressentir l'ac-
tion. C'est qu'en effet l'opium est en cela tout différent de l'alcool.
L'alcool accumule ses effets sur le même individu : plus on a l'habi-
tude de boire, plus l'ivresse survient vite. On ne s'accoutume pas à
l'ivresse du vin; on s'accoutume à celle de l'opium, et c'est ainsi
LES POISONS DE L'imELLlGEiNCE. 193
qu'on a vu des malheureux abuser de cette substance au point qu'ils
buvaient par jour jusqu'à un litre de ce laudanum, dont vingt
gouttes constiiuent déjà une dose médicamenteuse très suffisante.
Quand on en est arrivé à ce degré d'intoxication, l'opium est de-
venu un stimulant nécessaire : on ne peut plus s'en passer, et on
est aussi malade par l'absence de laudanum que par un excès de ce
poison. J'ai vu des malades à qui on faisait chaque jour des injec-
tions sous-cutanées de morphine, et qui avaient lini par supporter
très bien jusqu'à un gramme de morphine par jour. Si par hasard
on diminuait la dose, et à plus forte raison si on oubliait de leur
faire l'injection, ils étaient pris d'accidens graves qu'il était facile
de rapporter à leur véritable cause, l'absence du stimulant dont leur
organisme avait pris l'habitude.
En Chine, l'opium est devenu un des besoins de la population,
comme en Europe l'alcool et le tabac. La consommation de l'opium
ne date pas de bien longtemps, et c'est peut-être la seule innova-
tion que la Chine ait acceptée de l'Occident : il n'y a pas lieu de l'en
féliciter. îl ne faut pas non plus féliciter les Anglais qui cherchent par
toute sorte de moyens à propager une habitude qui leur est aussi
lucrative qu'elle est funeste aux Chinois. Voici des chilfres montrant
la progression constante qu'a suivie le commerce de l'opium : en
1798, 300 tonnes de 1,000 kilogrammes; en 18(53, 3,000 tonnes; en
1866, 3,903 tonnes, et dans les dix dernières années la consom-
mation a encore grandi dans de plus fortes proportions. Tout cet
opium vient de l'Inde, et les fonctionnaires comme les négocians
des Indes réahsent des bénéfices de plus en plus considérables, à
mesure que l'usage de l'opium se répand.
Il y a des mangeurs, mais surtout des fumeurs d'opium. On met
l'extrait d'opium dans une pipe à long tuyau; en brûlant, l'opium
se boursoufle, adhère aux bords de la pipe, et il faut à chaque in-
stant introduire une aiguille dans la pipe même pour permettre le
passage de l'air. De plus, comme l'opium ne brûle pas facilement, il
faut avoir constamment une flamme à sa portée, celle d'ttne bougie
ou d'une lampe par exemple, qui sert à empêcher la pipe de s'é-
teindre.
Le nombre des fumeurs d'opium est considérable ; mais ceux
qui en abusent sont loin d'être les plus nombreux. Les plus riches
mandarins, les commerçans les plus intelligens, fumenT; l'opium
comme les derniers des coulies; c'est un plaisir analogue au plai-
sir du tabac chez nous, et qui ne fait guère plus de ravages, au
moins pariui la classe aisée; mais dans le peuple il n'en est pas
ainsi. 11 y a des éiablissemens spécialement consacrés à l'opium,
des sortes de fumoirs où, moyennant une somme modique, on
TOME XX. — 1877. 13
19Zi REVUE DES DEUX MONDES.
peut satisfaire cette passion. Il est rare qu'un fumeur en parte
avant d'être complètement étourdi, de mèiue qu'un ivrogne ne
quitte le cabaret que lorsqu'il est ivre. Certes, compris ainsi, l'o-
pium est un poison dangereux, et, au dire de tous les voyageurs,
les malheureux qui font journellement ces excès tombent bientôt
dans une effrayante dégradation morale et physique. Pâles, hâves,
décharnés, se traînant à peine, ils ne retrouvent un peu d'énergie
que si une nouvelle dose de poison leur rend une stimulation fac-
tice. Cependant il est très probable qu'on a exagéré les effets fu-
nestes de l'opium : le nombre de ceux qui meurent de cet abus est
peu considérable; beaucoup de personnes fumant l'opium, et en
fumant des quantités notables, conservent l'intégrité de leurs facul-
tés intellectuelles. 11 est vrai que les fonctions digestives restent
rarement intactes. La dyspepsie et un amaigrissement général sont
la conséquence de cette fâcheuse coutume; mais, quoi qu'il en goit,
la Chine n'est pas encore sur le point de périr, et si elle est en dé-
cadence, ce n'est pas l'opium qu'on doit en accuser.
L'opium a un antidote; de même qu'on peut donner le sommeil,
on peut aussi donner l'insomnie, et c'est un autre poison intellec-
tuel dont les effets sont diamétralement opposés au premier : je
veux parler du café. Le café a eu une fortune rapide, puisqu'il y a
un siècle il était à peu près ignoré; aussi, comme tous les parve-
nus, compte-t-il des détracteurs et des partisans; mais ses parti-
sans l'emportent, et il n'est guère de boisson plus répandue.
Tout le monde a pu juger des effets du café ; à certaines per-
sonnes il donne une excitation nécessaire au travail intellectuel.
Chez d'autres cette excitation se traduit par une insomnie cruelle,
en sorte que pour eux le café est un véritable poison qui les prive
du plus précieux des biens. Pour peu qu'on en ait pris une dose un
peu forte, il amène une agitation et une anxiété des plus pénibles,
une sorte de fièvre d'activité, toute différente de l'activité pares-
seuse de l'opium, dans laquelle la volonté semble endormie et assis-
ter paisiblement aux ébats de l'imagination. Avec le café, l'imagina-
tion est à peine excitée, au contraire la volonté paraît l'être. On veut
aller vite, on ne peut achever tranquillement la lecture qu'on a en-
treprise, on ne tient pas en place. Si je ne craignais de paraître
céder au plaisir de justifier une théorie, je dirais que les facultés
volontaires et conscientes semblent surexcitées; il y a comme un
effort perpétuel de l'attention et de la mémoire, tandis qu'avec l'al-
cool, le hachich et l'opium, il y a comme un assoupissement de l'at-
tention. Le café donne donc une véritable ivresse qui fatigue beau-
coup plus que l'ivresse somnolente de l'opium, mais elle conduit au
même résultat. En voulant trop faire, l'intelligence fait moins; à
LES POISONS DE L'INTELLIGENCE. 195
force d'être excitée, la volonté se nuit à elle-mêQie, et ce parfait
équilibre des facultés intellectuelles est rompu aussi bien par l'ex-
cès que par le défaut de volonté.
On dit généralement que le café produit l'anémie du cerveau,
tandis que l'opium et l'alcool am.ènent la congestion de cet organe;
mais cette théorie physiologique est loin d'être fondée sur des bases
indiscutables, et de nouvelles observations sont nécessaires. Cepen-
dant on connaît très exactement le rôle du café dans la nutrition gé-
nérale : il ralentit les combustions organiques, en sorte que c'est un
aliment d'épargne, ainsi qu'on l'a dit avec justesse. En elfet, à l'état
normal, il se passe dans l'intimité de nos tissus une infinité d'actions
chimiques dont le résultat final est la production de chaleur et la
mise en liberté d'acide carbonique. Cet acide carbonique passe dans
le sang veineux, et le sang veineux, arrivant au poumon, se débar-
rasse de tout l'acide carbonique qu'il contenait. La quantité d'acide
carbonique est donc, jusqu'à un certain point, l'expression de l'ac-
tivité nutritive. Or avec le café, sans que les forces aient diminué,
sans qu'il soit nécessaire de respirer plus d'oxygène, ou de consom-
mer plus d'alimens, la quantité d'acide carbonique diminue, et les
forces ne se trouvent pas amoindries. £)n cite toujours à ce propos
le fait de ces mineurs de Belgique qui peuvent faire un travail con-
sidérable presque sans prendre d'alimens, soutenus seulement par
l'absorption d'une grande quantité de café. C'est donc un aliment
modérateur de la nutrition, puisqu'il diminue l'activité des renou-
vellemens chimiques iocessans qui s'eiïectuent dans la trame de
tous nos tissus. On pourrait encore citer d'autres substances analo-
gues au café sous ce point de vue, notamment le thé et le coca. Il
est probable que la caféine, la théine et la cocaïne, qui sont les prin-
cipes actifs de ces alimens, ont entre elles une analogie à la fois
chimique et physiologique, et que leurs elîets sur les fonctions
intellectuelles sont à peu près identiques.
Peut-être est-il encore d'autres poisons de l'intelligence, notam-
ment la belladone et le tabac; mais les principes actifs contenus
dans ces plantes, l'atropine et la nicotine, agissent surtout sur la
fibre musculaire, et leur action sur les fonctions cérébrales semble
être consécutive à l'action qu'elles exercent sur les fonctions de la
moelle épinière.
Après avoir étudié isolément l'action de l'alcool, du chloroforme,
du hachich, de l'opium et du café, il nous sera facile de résumer
l'histoire des troubles que ces substances produisent dans les fonc-
tions intellectuelles. De môme que l'étude des troubles fonction-
nels de la moelle épinière, sous l'influence de la strychnine, du
19(5 REVUE DES DEUX MONDES.
bromure de potassium ou de l'atropine, nous donne de précieux en-
seignemens sur les fondions normales de cet organe, de même l'a-
nalyse des troubles fonciiotinels de l'intelligence empoisonnée par
des substances qui la pervertissent peut nous fournir sur le méca-
nisme de l'intelligence saine quelques notions incontestables.
"Le fait essentiel et que nous avons cherché à mettre en pleine
lumière, c'est que l'intelligence est toujours altt'rée dans le mènic
sens. Les facultés volontaires et conscientes se paralysent; les fa-
cultés Imaginatives et conceptives s'exaltent. De là une certaine
dualité dans le moi. Il y a le moi qui conçoit, il y a le moi qui di-
rige les idées. Quand la direction manque, le désordre dans la
conception est inévitable, et les illusions, les hallucinations en
sont la conséquence nécessaire : c'est qu'en effet il y a un certain
équilibre dans les forces intellectuelles qu'il n'est pas bon de dé-
ranger. Une fois que cette harmonie n'existe plus, l'homnie est livré
sans frein à une activité céiébrale désordonnée, qui ne lui permet
plus ni travail, ni modération, ni réflexion, et qui en fait, non une
bête brute, comme on l'a dit à tort, mais un maniaque et un fou.
Le langage, qui est l'expression la plus parfaite des expériences
et des observations de plusieurs siècles, dit que le vin trouble la
raison. C'est que la raison lî'est pas l'imagination. Avoir sa raison,
c'est être en pleine possession de soi-même, rectifier les concep-
tions par les sensati,ons extérieures et juger souverainement. Ce
moi qui juge, rectifie et dirige, c'est la volonté, c'est aussi l'at-
tention. Cette volonté n'est pas un être fantastique ni une forme de
langage, c'est quelque chose de réel, d'actif et de puissant. Elle est
le résultat des habitudes antérieures, des forces héréditaires accu-
mulées sur le fils d'une longue série d'ancêtres et des sensations
recueillies de tous côtés pendant des années. Elle a un pouvoir in-
discutable : elle force les idées à suivre une direction constante,
elle élimine à son gré les impressions du dehors et donne aux
conceptions un sens déterminé dont elle est maîtresse. Cependant
il se passe dans le cerveau une infinité d'actes dont nous n'avons
pas conscience, et qui, grâce à elle, passent inaperçus et ne viennent
pas nous troubler. De même que parfois, dans une foule d'hommes
se pressant autour de nous, il en est un que nous suivons du re-
gard, que nous distinguons de la foule, auquel nous parlons, qui
nous répond, sans que nous prenions souci des autres qui nous
entourent, de même, dans la foule de nos pensées, il en est une
que nous choisissons, que nous approfondissons, que nous étudions
avec persévérance, sans que les autres pensées, bruissant sourde-
ment autour de celle-là, viennent nous en détourner et nous faire
oublier le but que nous poursuivons.
LES POISONS DE l'intelligence. 1P7
Voilà la grandeur de l'intelligence humaine; c'est que non-seu-
lennent elle conçoit, et conçoit plus richement que toutes les autres
intelligences, mais elle est sa maîtresse et sa souveraine. Quand,
par une substance toxique, on altère cette faculté de la réflexion
et de la volonté, on altère l'intelligence dans ce qu'elle a de plus
élevé et de plus puissant. Peut-être serait-on tenté de croire que
pour les œuvres d'imagination l'excitation des conceptions est sa-
lutaire, et de dire que certains hommes ne produisent que dans ces
conditions; mais ce serait une funeste erreur. On a trop à perdre en
perdant le pouvoir de diriger sa pensée, tandis que par l'effort d'une
volonté ferme, rendue plus ferme encore par l'habitude du travail
et de la réflexion, on arrive à un résultat plus sûr et aussi brillant.
On ne sait jamais assez tout ce que pourrait l'attention et tout ce
que la volonté nous donnerait. Vouloir, c'est pouvoir. L'attention
concentrée sur une idée la rend tellement éclatante, qu'elle peut,
dans certaines circonstances et chez certaines personnes, la faire
apparaître sous une forme Imaginative avec autant de splendeur
que si l'intelligence était surexcitée par l'alcool ou l'opium. Il n'y
a donc pas à l'ivresse ces compensations qu'on a essayé d'y voir.
Ce sont des maux sans avantages, et l'abus de ces poisons redou-
tables qui détruisent le corps et l'intelligence doit être combattu
énergiquement par tous ceux qui s'intéressent à l'avenir de l'hu-
manité.
Mais l'homme n'est ni an?e ni bête : il doit garder sa volonté
intacte et ne pas l'anéantir par des poisons; mais il doit aussi res-
pecter et cultiver ces facultés inconscientes, presque instinctives,
qui sont une autre partie de lui-même. Livré à sa seule raison, il
ne serait qu'un être imparfait, une sorte d'égoïste ridicule, isolé
dans la création et l'humanité. La table rase que les stoïciens ont
voulu faire des passions humaines est une œuvr'e qui n'est pas seu-
lement chimérique, mais qui, si elle était possible, serait aussi fu-
neste que l'oubli de la raison. Les sentitnens, les passions, tous
ces mouvemens spontanés de l'âme, toutes ces facultés concepiives
brillantes qui dorment dans un coin de l'intelligence et que la vo-
lonté peut éveiller, ne sont pas des défauts de l'organisation hu-
maine. La nature nous les a imposés, et, loin de les subir avec ré-
signation, nous devons en être fiers, les développer et les accroître.
L'intelligence parfaite est l'équilibre entre la volonté et la passion :
il ne fauipas étouffer l'une au profit de l'autre; il faut les respecter
toutes deux, les fortifier par l'habitude et la réflexion, afin de trans-
mettre à nos fils les progrès que nous aurons faits sur nous-mêmes.
Charles Richet.
ESQUISSES DRAMATIQUES
M. VICTORIEN SARDOU.
De toutes les branches de notre littérature d'imagination à l'heure
qu'il est, la moins fertile, celle qui reverdit avec le plus de diffi-
culté, est à coup sûr le théâti-e. Tandis qîie le roman, presque en-
tièrement rajeuni, s'est ouvert des voies nouvelles et conquis de
nouveaux représentans pleins de sève et d'ardeur, l'art dramatique,
plus stationnaire, se contente d'attester sa vitalité par quelques
rares œuvres d'éclat et quelques recrues encore plus rares. Là du
moins les talens de vieille date n'ont pas à craindre d'être expulsés
de leur renommée par les victoires des jeunes rivaux; deux noms
nouveaux à peine depuis dix-sept ans, il n'y a pas là de quoi telle-
ment charger la mémoire des générations contemporaines qu'elle
en oublie les noms plus anciennement en possession de la célébrité.
Ne nous hâtons pas*cependant de crier irop vite à la décadence, et
préférons à ce mot si gros de tristesses celui de décroissance, comme
plus exact et plus équitable, car à vrai dire cette infertilité rela-
tive n'a rien qui nous étonne, et sans en chercher bien loin la rai-
son, nous la trouverons dans les difïicultés malaisément surmon-
tables que l'art dramatique oppose aux téméraires qui lui demandent
succès et profit.
Ils seront toujours peu nombreux, les heureux favoris de la na-
ture qui sont capables de sortir victorieux de l'incroyable effort
intellectuel qu'exige la production d'une véritable œuvre drama-
tique; nous disons véritable, parce qu'on n'ignore pas qu'au théâtre
comme ailleurs, et plus qu'ailleurs peut-être, il existe des recettes
et des procédés par la grâce desquels on peut produire des œuvres
faciles et même capables de faire illusion. L'inspiration ne sufîîtfpas,
ni les idées heureuses, ni l'art de la composition, il y faut une in-
EXQUISSES DRAMATIQUES. 199
tensité de labeur et une condensation des facultés que l'on peut
estimer la plus grande violence que l'esprit humain puisse accom-
plir sur lui-même. Pensez un peu : voici un personnage qui se pré-
sente devant vous, et sans qu'il s'annonce ni s'explique, il faut que
vous compreniez quels sont sa nature, son caractère, sa situation
morale présente, ses ressources pour lutter avec les difficultés de la
vie ou réaliser ses espérances; quant à son histoire passée, il ne
vous la racontera pas, et il faudra que vous la deviniez tout entière
par les paroles qui lui échappent comme par hasard ou par les allu-
sions discrètes de ses interlocuteurs. Ce n'est là qu'une première
difficulté, et elle est cependant déjà si grande que la plupart de
nos auteurs en vogue, y compris celui qui fait l'objet de la présente
étude, l'ont jugée trop ardue, et qu'à l'imitation inconsciente du
théâtre chinois, ils ont pris le parti de la tourner en permettant à
leurs personnages de multiplier les longs récits explicatifs et soi-
gneusement circonstanciés, au risque de mettre le spectateur en
doute s'il assiste à une représentation dramatique, ou à une lecture
de mémoires autobiographiques de l'acteur qid parle devant lui.
Ce personnage, une fois connu, entre en conflit avec d'autres per-
sonnages qui tous ont demandé le mêm.e effort d'esprit que nous
venons de décrire, et il faut qu'il reste logique avec lui-même; il
doit agir, et il faut qu'aucune de ses actions ne démente le carac-
tère sous lequel il s'est présenté devant le spectateur. Enfin, der-
nière et suprême difficulté, le théâtre n'est qu'action, et cependant
r.auteur dramatique n'a d'autre moyen de produire l'action que la
parole; c'est une incarnation continue où tout verbe doit devenir
chair. Combien la tâche du romancier est plus aisée et combien ses
ressources sont plus variées! Lui n'a pas qu'un moyen de présenter
et de créer ses personnages, il en trois : le dialogue, le récit, l'ex-
plication psychologique. 11 prend parole à volonté, se substitue à
ses personnages, distribue à son gré la lumière et l'ombre, suspend
à son gré le dialogue ou le récit, et, en un mot, se tient toujours
prêt à aider les enfans de son iinagination de toutes les ressources
de son esprit. Il peut se permettre toutes les hardiesses, car il est là
pour éclairer ce qui semblerait obscur, et justifier ce qui paraîtrait
faux et contradictoire; qu'un de ses personnages démente son carac-
tère par une action illogique, il lui suffira pour le remettre d'aplomb
d'avoir recours à l'analyse; la psychologie est science si commode
et d'un si complaisant secours ! C'est assez pour faire comprendre
combien en tout temps les auteurs dramatiques sérieusement di-
gnes de ce nom doivent être rares, et pourquoi il faut se garder de
tenir cette rareté pour un signe d'affaiblissement intellectuel, car,
si le mot de l'Écriture : « il y aura beaucoup d'appelés, mais peu
d'élus, » trouve sa réalisation quelque part en ce monde, c'est bien
200 REVUE DES DEUX MONDES.
au théâtre, dont les difficultés sont si grandes qu'elles n'ont vrai-
ment de comparables que celles du salut; encore même peut-on
dire qu'elles sont plus grandes. L'art dramatique en effet ne tient
compte ni de la bonne volonté ni des ouvriers de la onzième heure,
et si quelques pages heureuses ont souvent suffi pour faire vivre un
litre insuffisant, jamais belle scène ou passage éloquent n'a suffi
pour sauver une pièce mal conçue.
M. Victorien Sardou est un de ces élus. Voici maintenant dix-sept
ans bien comptés qu'il tient l'affiche, comme on dit dans le fami-
lier langage des coulisses, et le prodigieux succès de Dora prouve
qu'il n'esi pas à la veille de céder sa part de muraille. Acclame à
ses débuts comme un nouveau Molière par des amis trop complai-
sans, violiemment attaqué par les envieux pour son adresse à dé-
couvrir les nids à idées dramatiques que leurs auteurs ont pondues
sans les couver, sa fortune a triomphé également et de ces engoue-
mens meurtriers et de ces perfides brutalités. Un bonheur si continu
et si constant ne peut aller sans quelques qualités exceptionnelles
qui l'expliquent et le justifient, et il constitue en tout cas un fait
assez considérable pour mériter qu'on le discute et qu'on en cherche
la raison d'être.
Cette qualité exceptionnelle, c'est une science très complète de
la nature du spectateur, servie par une intelligence fine, souple,
adroite et leste dans ses mouvemens. Personne parmi les écrivains
dramatiques contemporains n'a mieux démêlé que M. Victorien Sar-
dou les moyens par lesquels on peut réussir au théâtre, et n'a su
les employer avec une plus juste tactique. Rien d'impérieux ni de
cassant; il n'a pas essayé, comme tant d'autres, d'imposer brutale-
ment ou cyniquement ses partis-pris au public, rôle que d'ordinaire
les fortes volontés aiment assez jouer, au risque de se briser contre
la résistance du goût général auquel il déplaît d'être pris à l'im-
proviste; rien non plus de timide et de poltron, ce même public qui
craint la violence ne haïssant rien autant toutefois que d'être traité
avec trop de réserves, et se trouvant toujours disposé à réclamer
un peu d'audace. Une ligne de démarcation bien difficile à maintenir
et à observer que celle qui sépare la violence de l'audace; M. Sardou
y a réussi. Risquez tout, mais ne choquez rien, telle est la presque
paradoxale exigence que le spectateur inconsciemment ou en secret
impose à l'auteur dramatique; cette exigence, M. Sardou l'a devi-
née, et crânement, résolument, il l'a adoptée comme programme
de ce qu'il peut et doit oser. De là ces amusantes comédies pleines
de mouvement et de pétulance, où fauteur réussit à produire l'il-
lusion du scandale sans en présenter la réalité, et à faire crier au
loup là où, vérification faite, il n'y a que d'honnêtes moulons et de
dévoués chiens de garde. M. Sardou est-il franc-maçoQ comme Jl
EXOUISSIS DRAMATIQUES. 201
était naguère adepte du spiritisme, je ne sais, mais en vérité je ne
connais rien qui ressemble autant à ce qu'on raconte des réceptions
franc-maçonniques avec leurs épreuves pour rire et leurs effrois
simulés que ses comédies.
Voici un amant enfermé de nuit sur le balcon d'une femme ma-
riée; il s'agit de sauter de ce balcon pour sauver l'honneur de sa
maîtresse; bravement il se lance tête baissée dans l'abîme et tombe
sur une touffe de dahlias qu'il écrase.* Un autre, surpris dans la
même position que le précédent, a l'héroïsme de se faire passer
pour voleur; on mande le commissaire de police afin qu'il dresse
son enquête pour une prochaine cour d'assises, et il arrive pour
constater une promesse de mariage. Un vieux célibataire libertin
s'avise de se placer en rivalité d'amour avec son fils naturel dont il
n'a jamais pris souci et qui l'exècre d'instinct cordialement. Au
moment d'être justement souffleté, il ouvre ses bras, et ce fils,
en qui la nature outragée n'avait fait parler jusqu'alors que le
mépris, dément en un clin d'oeil son caractère et ses répugnances
instinctives pour s'y précipiter. Un galant ivre s'introduit dans l'ap-
partement de sa voisine, qui, pour s'en débarrasser, s'avise de lui
donner de l'opium; l'ivrogne s'empare de la fiole, en avale le con-
tenu et tombe inanimé; la dame, qui le croit mort, s'empresse de
fuir ce cadavre accusateur, mais un médecin appelé en toute hâte
le ressuscite par quelques fortes doses de café noir. Un mari dé-
couvre que sa femme est en correspondance et en relations clan-
destines avec un homme qui lui est inconnu; éclat, fureurs, me-
naces de séparation judiciaire. Ce n'était cependant qu'une fausse
alerte; la dame n'avait eu que le tort de jouer trop gros jeu dans
une ville d'eaux où elle avait perdu une somme excédant ses res-
sources, en présence d'un témoin bien appris qui avait eu la galante
charité de la tirer d'embarras , d'où cette mystérieuse correspon-
dance et ces relations secrètes. Un jeune homme est aperçu tour-
nant autour de la maison d'une intéressante orpheline : les tuteurs
s'en émeuvent et prennent la résolution d'aller droit au séducteur;
on le fait entrer pour le démasquer et, après l'avoir poliment prié
de s'asseoir, on entame avec lui une discussion fort bien conduite
pour, contre et sur le progrès moderne. Il y a dans tout cela, il en
faut convenir, plus de peur que de mal, et le drame menace plus
qu'il ne frappe, mais c'est justement par là que l'auteur a prise sur
son public et donne satisfaction aux exigences très particulières que
le spectateur apporte au théâtre. L'auteur l'a ému un moment, juste
le temps nécessaire pour que cette émotion reste un plaisir; puis,
lorsqu'elle pourrait dégénérer en angoisse, il le replace rassuré dans
son assiette habituelle et lui dit rieusement : « Ce n'était qu'un jeu,
car, vous le savez, nous sommes au théâtre. »
202 REVUE DES DEUX MONDES.
Rien ne témoigne davantage de l'intelligence que possède M. Sar-
dou des dispositions du spectateur que la transformation qu'il a fait
subir au genre particulier de 'drame inventé par nos auteurs en
vogue, M. Alexandre Dumas en tête. Les romantiques avaient dé-
couvert, à l'imitation de Shakspeare, que l'élément dramatique ne
va jamais seul en ce monde, et ils lui avaient associé comme con-
traste l'élément comique; aussi hardis et plus hardis même que
leurs devanciers, bien que leur hardiesse n'ait pas été aussi remar-
quée, nos modernes auteurs ont retourné la question et démontré
que la comédie franche n'était pas dans la nature. C'est en cela que
consiste avant tout la forte originalité du théâtre de M. Alexandre
Dumas, dont toutes les pièces prises dans la réalité ordinaire et se
présentant avec une physionomie de comédie dégénèrent rapide-
ment en drames et se terminent en catastrophes.
Je ne puis dire que cette découverte de nos modernes auteurs
soit fausse. Eh oui ! la comédie n'est pas dans la nature, car il n'est
pas une seule de nos actions qui ne soit grosse de conséquences
dramatiques, car il n'est pas un seul de nos défauts, pour ne rien
dire de nos vices, qui ne soit toujours menaçant de quelque péri-
pétie terrible, et nos plus amusantes folies sont pareilles à la gaîté
de l'ivrogne dont les hallucinations plaisantes font rire aux éclats
les spectateurs indifïérens tout en faisant pleurer dans l'ombre ceux
qu'il ruine et déshonore. 11 n'est pas de rire qui ne soit précurseur
ou générateur de larmes, et il n'est pas de conduite, si plaisante
qu'elle soit, que le destin, dieu susceptible et hautain s'il en fut,
ne prenne en mauvaise part et ne soit toujours prêt à relever
comme un défi. Eh oui! la comédie franche est une invention de
l'art, rien que de l'art, et c'est précisément pour cela qu'elle est
de si difficile exécution et qu'elle a tant de prise sur le spectateur.
11 est si doux de rencontrer l'occasion de rire dans cette réalité
qui ne nous donne que des sujets de pleurs, de nous moquer de
l'avare qui nous affame, de déjouer l'hypocrite qui nous poignarde,
de plaisanter de la coquette qui nous brise le cœur; il est si bon
de se persuader un instant que tous ces vices de l'âme peuvent
tourner au jeu, et qu'ils ne sont qu'amusans, tandis que nous les
estimions tragiques.
La comédie franche possède une autre prise sur le spectateur,
c'est qu'elle est de tous les genres dramatiques celui qui répond le
plus exactement à la nature du plaisir qu'on demande au théâtre. Un
théâtre n'est après tout qu'un lieu de récréation où l'on vient cher-
cher une illusion de quelques heures. Le spectateur, en y entrant, sait
que ce qu'il va voir n'est qu'un jeu, et il consent à l'illusion, pourvu
qu'il n'en soit pas la dupe; il veut être ému, il vsut même qu'on lui
arrache des larmes, pourvu qu'il ne soit jamais amené à oubher
EXnUISSES DRAMATIQUES. 203
entièrement que tout cela n'est pas sérieux, et que son âme garde
le sentiment qu'aussi loin qu'elle aille dans l'émotion, elle n'est pas
coupée de sa ligne de retraite pour revenir à son équilibre ordi-
naire. Le secret de la résistance que rencontrent toujours plus ou
moins les tentatives de M. Alexandre Dumas est précisément dans
la violence qu'il exerce contre cette disposition du spectateur, et il
n'a pas fallu moins que son grand talent et son impérieuse volonté
pour lui imposer sa tyrannie dramatique, sous laquelle, — tous ceux
qui ont assisté à quelques représentations de ses pièces en ont été
témoins, — on le sent mal à l'aise et toujours prêt à la révolte.
Ce tempérament du spectateur, M. Sardou ne l'a jamais, au con-
traire, tenu en oubli à aucun moment de sa carrière, et ce que nous
écrivons ici comme un éloge, les malintentionnés pourront, s'ils le
veulent, le tourner en critique sévère, car c'est peut-être à ce souci
trop constant qu'il doit de n'avoir jamais produit une œuvre où il se
soit abandonné franchement et sans arrière-pensée à son inspiration,
au risque de rester incompris et d'échouer lorsqu'il se présenterait
devant le public. Le spectateur vient au théâtre pour son plaisir; mais
le plaisir est chose complexe et qui comporte bien des variétés. Il y
a du bonheur dans le rire, il y a de la douceur dans les larmes, et
l'elfroi même a sa volupté. Le spectateur, s'il était interrogé, ré-
pondrait qu'il veut être amusé, qu'il veut être ému, qu'il veut être
consolé et partir sur une impression heureuse. Gomment s'y prendre
pour satisfaire à la fois à ces trois conditions contradictoires? Eh
mais, en glissant légèrement et lestement sur chacune, en l'amusant
passablement, en l'émouvant avec vivacité, mais peu de temps , et
en arrêtant les quelques larmes très réelles qu'on lui aura fait ré-
pandre par une conclusion qui surgisse à l'improviste, comme un
enfant joueur sort de sa cachette pour rassurer ceux qu'il vient d'a-
larmer. Pour réaliser ce difficile programme, M. Sardou a eu re-
cours à une sorte d'éclectisme dramatique; il a demandé à tous les
genres en vogue dans ce siècle de lui prêter quelques-unes de leurs
ressources, et de cette fusion il est résulté un genre nouveau, tout
personnel à l'auteur, qui n'est pas sans offrir quelque ressemblance
avec ces chimères à face de femme, à ailes d'aigle, à corps de lion
et à queue de serpent dont s'est amusée l'imagination des anciens
poètes. Deux tiers de comédie, une scène de drame à la Dumas,
une conclusion de vaudeville sentimental, et le tour était joué;
M. Sardou tenait son spectateur par ses désirs les plus divers.
A vrai dire, nous ne conseillerions à personne une tentative du
même genre, car il a fallu, pour qu'elle réussît, la ressource très
singulière que M. Sardou a trouvée dans un certain don qui fait son
originalité et que nous connaîtrions seul s'il eût obéi docilement et
exclusivement à sa nature. A coup sûr, si quelqu'un était né pour
204 REVUE DES DEUX MONDES.
doter le théâtre français d'un genre dramatique analogue à la co-
médie d'imbroglio que les Espagnols ont si bien nommée de cape
et cCêpce pour indiquer qu'elle doit consister en deux choses, le
cache-cache et la pétulance d'action, c'était M. Victorien Sardou.
Qui sait mieux que lui embrouiller l'écheveau d'une intrigue, qui
possède mieux que lui l'art des surprises, qui sait mieux jouer avec
Téquivoque, prolonger un malentendu, faire soupçonner un secret
là où il n'y en a pas, donner à une fausse interprétation l'apparence
de la vérité, rendre à une énigme son obscurité au moment où elle
va être- découverte, renouveler un doute au moment où on le croit
prêt de se dissiper, ouvrir une fenêtre ou fermer une porte à pro-
pos, et, pour tout résumer d'un mot, qui connaît plus profondément
tout ce que l'incertitude renferme d'élémens dramatiques, de folles
anxiétés, de comiques terreurs ou de cruelles lubies? C'est avec ces
qualités seules qu'il s'est présenté à l'origine devant le public;
point n'est besoin de rappeler ces amusantes comédies pleines de
turbulence et de gai tapage par lesquelles il débuta dans la carrière
dramatique. Eût-il persisté dans ce genre, qui était le sien propre,
il aurait produit des œuvres moins retentissantes peut-être que
celles qu'il a fait applaudir, mais à coup sûr plus tranchées, plus
nettes et plus unes; il a préféré s'en éloigner, et nous ne saurions
dire qu'il ait eu tort pour son succès et sa fortune. Ce qui est cer-
tain, c'est qu'il n'est jamais plus heureusement inspiré que lorsqu'il
y revient; je n'en veux pour preuve que sa comédie à Andréa, qui
date des dernières années et qui est à mon avis une œuvre char-
mante, et celle peut-être où ce qui était son originalité propre
apparaît le mieux purifié de tout alliage et mélange. Il n'a point
renoncé cependant à ces qualités, seulement il les a détournées de
leur fin et les a réduites à l'état de moyens. C'est grâce à elles
qu'il a pu réaliser cet éclectisme dramatique où il a réussi à fondre
des genres si divers. Sa vivacité lui a fourni les moyens de mul-
tiplier les incidens capables de conduire une intrigue de l'état
d'honnête comédie à l'état de drame orageux, sa subtilité à faire
tenir ce drame en si délicat équilibre qu'il puisse donner toutes les
émotions du désespoir ou de l'anxiété sans les justifier en fait, et
son adresse à faire glisser une situation d'Alexandre Dumas fils
dans un dénoûment de Scribe.
Pour si habilement qu'il soit obtenu, cet éclectisme n'est pas
sans faiblesse. Le grand défaut des pièces de Victorien Sardou,
c'est qu'elles sont toujours construites en vue d'amener une scène
capitale, avant laquelle le drame n'est pas, et après laquelle il
n'est plus. L'exposition est d'ordinaire excellente, et la mise en
train de l'action bien lancée; mais une fois lancée, le développe-
ment simple et naturel en est empêché par cette fatale scène
EX(^)UISSES DRAilATlOUES. 205
arrêtée d'avance; deux actes se passent à multiplier et à semer les
incidens qui peuvent le produire et l'amener, et ces incidens se
succèdent si rapidement et sont quelquefois d.; nature si tc-nue,
qu'on a peine à les emmagasiner tous dans le souvenir, et qu'il en
reste bon nombre en rouie. Arrive enfin la fameuse scène, qui est
quelquefois fort belle, après quoi la pièce tombe dans un dénoû-
mcnt heureux et qui trop souvent serait insigniliaiit par cela même,
n'était une toute petite paille que nous allons y relever dans un in-
stant. Il résulte de tout cela cette fâcheuse conséquence que les
pièces de M. Victorien Sardou sont faites pour être jouées beau-
coup plus que pour être lues, et que quiconque ne les voit pas au
théâtre ne peut se rendre un compte exact de leurs réels mérites.
Nous venons de leur faire subir l'épreuve de la lecture , elles la
supportent mal. Ce n'est pas qu'elles soient défectueuses sous le
rapport littéraire, elles sont au contraire écrites d'un bon style, très
correct, parfois éloquent, sans grand relief cependant et sans em-
preinte de grille léonine, mais aussi sans rien de brillante ni de
forcé, en somme des plus agréables et des plus coulans. C'est que le
lecteur est dans de tout autres dispositions que le spectateur, et
qu'il se dit qu'aux lieu et place de tous ces incidens qui cachent
l'action ou la font voyager en zigzag dans un méandre sans fin , il
préférerait de beaucoup une marche plus simple et plus constante,
qui, dans sa lenteur progressive, permît aux caractères de se déve-
lopper, et au drame de s'acheminer vers son point culminant par
des péripéties véritables possédant chacune leur intérêt propre.
Quant au dénoûment, que lui importe qu'il soit heureux s'il est en
contradiction avec la logique et en désaccord avec le bon sens! Il
n'éprouve nullement le besoin d'être rassuré, et la vraie satisfaction
qu'il réclame, c'est une conclusion qui soit en harmonie avec les
émotions qu'il vient de traverser solitairement.
11 y a parfois une paille dans les dénoûmens de M. Victorien Sar-
dou, disions-nous il n'y a qu'un instant. Cette paille, c'est que ces
dénoûmens, où les situations les plus difficiles et les plus cruelles se
détendent comme par magie et so dissipent comme un rêve, sont
parfois innocemment immoraux. Certes on ne peut reprocher à
M. Sardou d'avoir jamais fait sciemment un accroc sérieux à la
morale; mais, dans sa préoccupation de renvoyer son spectateur
satisfait, il lui est arrivé trop souvent de retourner la moralité élé-
mentaire des livres à l'usage de la jeunesse, et de présenter la
bonne foi punie et le vice atnnistié. J'indique tout de suite comme
exemples les dénoûmens de la Famille Benoilon, des Vieux Gar-
çons, de JSos bons Villageois, et de la charmante comédie de Maison
neuve. La conscience du lecteur, sinon celle du spectateur, admet
difficilement que des personnages qui sont allés aussi loin dans la
206 REVUE DES DEUX MONDES.
légèreté et dans le vice que ceux de ces diverses pièces s'en tirent à
aussi bon compte, encoî*e moins peut-elle admettre qu'ils soient
aussi subilement guéris de leurs folies ou de leurs erreurs, et qu'il
ne leur en reste rien après le pardon, l'excuse ou l'amnisiie dont
les bénit M. Sardou. En supposant même qu'ils soient guéris, les
conséquences de leurs fautes restent, et il n'y a pas de dénoûment
heureux qui puisse les effacer. L'excellent oncle de Maison neuve
ouvre ses bras à ses neveux repentans, s'ensuit-il moins que ces
neveux viennent de se souiller et presque de se déshonorer ? Les
demoiselles Benoiton sont guéries par une série de cruelles aven-
tures de la manie du scandale, s'ensuit-il moins que ce scandale a
eu lieu? Le célibataire des Vieux Garçons rencontre un fils dans
son rival, s'ensuit-il moins qu'il vient de commettre un acte indi-
gne? L'auteur a beau donner un dénoûment heureux à une con-
duite coupable, la conscience et la logique, piotestant chacune de
leur côté, crient que ce bonheur est immérité et qu'une conclu-
sion où les personnages subiraient les conséquences de leurs fautes
les satisferait davantage.
Ces dénoûmens ont encore un autre défaut, mais qui cette fois
n'intéresse que l'art, c'est qu'ils sont d'ordinaire beaucoup trop
brusqués, et qu'ils réalisent tout à fait le deus ex machina des
pièces antiques. Nous connaissons bien la réponse : le dénoûment
est chose secondaire, car enfin il faut finir, et il y a de très grands
auteurs dramatiques, Molière en tête, dont les dénoûmens n'exis-
tent à peu près pas. Cela est vrai, mais la comédie de xMolière
n'est pas celle de M. Sardou. La comédie de Molière est la comé-
die de caractère, et le dénoûment y est chose indifférente, si dans
le cours de la pièce les personnages ont montré leur nature au com-
plet; une telle comédie pourrait même à la rigueur ne pas se ter-
miner du tout et s'interrompre sur quelqu'une des situations dra-
matiques amenées par le vice ou le défaut du personnage principal,
car elle dirait ainsi au spectateur : Voici jusqu'où peut aller un tel
caractère et ce qu'il peut engendrer de malfaisant, en laissant au
lecteur le soin de conclure. Il n'en va pas de même dans la comé-
die d'intrigue, où le dénoûment est une part essentielle de l'intrigue,
ni dans le drame de passion, où les personnages, une fois entraî-
nés, doivent aller jusqu'au bout d'eux-mêmes, et où il est inad-
missible que l'âme, une fois mise hors de son équilibre, se calme
subitement. Je n'indiquerai qu'un seul de ces dénoûmens brus-
qués, celui de Fernande. Dans cette pièce, l'auteur a très adroi-
tement rajeuni et varié le célèbre épisode de M'"« de La Pomme-
raye et du marquis Des Arcis du Jacques le Fataliste de Diderot.
La modilication qu'il a fait subir à la vengeance de la femme, qui se
prétend outragée par l'abandon qu'elle a provoqué elle-même, est
EXQUISSES DRAMATIQUES. 207
excellente et se prête parfaitement aux conditions dramatiques;
mais, avec la scène qui lui succède, le récit de Diderot reprend
toute sa supériorité sur le drame moderne pour l'éloquence, la pas-
sion et l'entente du cœur humain. Chez M. Sardou, le marquis Des
Arcis, en apprenant l'alîreuse vérité, s'abandonne d'abord à un
désespoir trop justifié, puis subitement il se calme, sans qu'on
trouve rien dans les rares paroles de Fernande, effrayée et sur-
prise, qui puisse motiver un si brusque rassérénement. C'est là ce
qui s'appelle faire contre fortune bon cœur; mais le spectateur admet
malaisément que le mari, si perfidement mystifié, consente à l'af-
front qu'on a fait à son honneur avec tant de docilité. Combien
Diderot est autrement dans la logique des passions et le sentiment
du pathétique lorsqu'il nous représente M"^ d'Aisnon tombant aux
pieds do. son mari, le suppliant de la pardonner avec des torrens
de larmes, et lui promettant d'être pour lui une épouse aimante et
dévouée avec une éloquence qui ne peut tromper et qui est autre-
ment convaincante que le plaidoyer de l'avocat Pomeyrol. Cette
scène de désespoir devait donc avoir son complément dans une
scène de supplication qui aurait ramené progressivement l'espé-
rance dans l'âme du marquis, et le dénoûment devenait alors non-
seulement véritablement heureux, mais encore pathétique, comme
la situation même qui l'avait engendré.
On lit dans certains traités de rhétorique que la meilleure ma-
nière de juger un auteur est de le juger dans son propre style et à
l'aide même des procédés qui lui sont familiers. Nous ne ferons
donc qu'imiter M. Sardou en multipliant les observations comme il
multiplie les incidens, et en revenant quelque peu sur nos pas,
comme il lui arrive de reprendre si souvent quelqu'un des fils de son
action que l'on croyait abandonné. La science que possède M. Sar-
dou du tempérament du spectateur et son adresse à le ménager ne
se manifestent pas moins dans le choix de ses sujets et dans la na-
ture de son observation morale que dans la fonne et la conduite de
ses pièces. Ici encore l'éclectisme domine. M. Sardou n'a pas de
parti-pris tranché ni d'opinion nettement résolue sur la nature
humaine; ne lui demandez ni la franchise d'indignation d'Emile
Augier, ni la misanthropie implacable de Dumas, ni le scepticismxe
railleur, mais optimiste au fond, de Scribe. Sans parti-pris dé-
cidé, que devient cependant la devise de la comédie : Casligat ri-
dendo mores? Une comédie qui ne flagelle pas quelqu'un ou quel-
que chose, est-ce bien une comédie? Le spectateur, qui n'aime pas
les exécutions trop cruelles et qui regimbe volontiers devant elles,
veut cependant qu'on flagelle ou plutôt qu'on fustige à peu près
jusqu'au premier sang. M. Sardou le sait, et il n'a garde de se re-
fuser à cette exigence, il fustige donc, et d'une manière très pi-
208 REVUt DE» DEVX MONDES.
quante; mais que fustige-t-il? N'y a-t-il pas dans notre société,
entre les gros péchés mortels et les insignifians péchés véniels, quel-
ques vices intermédiaires, produits plus ou moins passagers de la
mode ou épidémies d'imitation qui se prêtent pour une moitié à
l'indignation, pour l'autre à la raillerie, qu'on puisse invectiver élo-
quemment dans une scène tout en s'en amusant dans la suivante,
et qui permettent à l'auteur dramatique de prendre le masque de
justicier en conservant ses fonctions d'amuseur? Les folies de toi-
lettes des demoiselles Benoiton sont un de ces sujets qui permettent
à la fois la raillerie et l'indignation, ou encore la rage des modernes
bourgeois de vouloir faire maison neuve et d'échanger une vieille
et honorable enseigne contre une enseigne toute reluisante d'un or
menteur, ou les rabâchages politiques des ganaches retardataires
dont l'intelligence s'est arrêtée avec la chute de celui de nos nom-
breux régimes politiques qu'ils ont servis, ou les outrances de dévo-
tion d'une belle pécheresse sur le retour qui fait payer en jeûnes et
en mortifications à son honnête mari le tort qu'elle lui a fait en lui
méritant une épithète perdue dans la langue écrite depuis Molière,
ou les déloyautés taquines et les mesquines jalousies des amis pré-
tendus intimes qui empoisonnent votre bonheur sous prétexte de
dévoûment; sur tout cela, on peut frapper juste assez fort pour ré-
pondre au besoin de sévérité que le public apporte au théâtre, et
pas assez fort pour lui déplaire et le faire se récrier.
Non-seulement les sujets ont été toujours habilement choisis de
manière à permettre à l'auteur de se tenir en juste équilibre entre
ces deux exigences contraires du spectateur, la sévérité et l'indul-
gence, mais ils ont toujours été choisis à l'heure précise oii ils ré-
pondaient à quelque préoccupation du public. Rarement M. Sardou
s'est privé des ressources que lui offrait l'actualité. Le luxe de toi-
lettes des femmes avait atteint son point culminant sous le second
empire, et soulevait presque autant de blâmes dans le public que
le chômage des ouvriers lyonnais y soulève aujourd'hui de tris-
tesses, lorsque M. Sardou mit à la scène la Famille Benoiton. On
venait à peine de livrer à l'admiration de la foule le Paris nouveau
de M. Haussmann, et plus d'un bourgeois, pris de la fièvre urti-
caire du progrès, se sentait la démangeaison de fuir les obscurs
quartiers où s'était édifiée sa fortune pour aller porter ses lares
commerciaux dans quelqu'une de ces voies somptueuses encore dé-
sertes, lorsque, reprenant la donnée du Bourgeois gentilhomme et
la coulant dans les formes nouvelles de nos mœurs présentes, notre
auteur écrivit cette piquante comédie de Maison îiewe, une des
meilleures qui soient sorties de sa plume. Nous nous rappelons tous
le moment où l'empire, sorti victorieux de la longue épreuve d'iso-
lement que lui avait créée le coup d'état et assis dans une sécurité
EXQDISSES DRAMATIQUES. 209
qu'il croyait définitive, essayait de vaincre les dernières résistances"
des anciens partis et les conviait à se rapprocher da trône par un
mélange de railleurs reproches et de flatteuses avances; les Gana-
ches, pour qui les relit aujourd'hui, font revivre encore avec viva-
cité le sentiment politique de cette heure passagère. On commen-
çait bien à s'alarmer quelque peu des menées du radicalisme,
encouragé par la durée déjà longue du régime impérial, lorsque
parut cette parodie des coteries politiques provinciales qui a pour
titre : Nos bons Villageois, et il y avait bien quelque mésintelligence
entre le gouvernement d'alors et messieurs du clergé, refroidis par
les affaires italiennes, lorsque la comtesse Séraphine vint présenter
au Gymnase le spectacle de ses tardives dévotions. De même les
Merveilleuses ne pouvaient choisir un temps plus opportun que la
troisième république pour étaler sur la scène les folles mœurs de
la première, et il est remarquable que Babagas, satire d'ailleurs
peu cruelle des républicains, a choisi pour faire son entrée un des
très rares momens d'indécision où la fortune a fait semblant de ne
pas vouloir sourire à ces heureux prédestinés , terreurs du passé,
mais maîtres du présent et peut-être de l'avenir. Comme tout réus-
sit aux habiles, quand ce n'est pas la volonté de l'auteur qui choi-
sit l'heure de ses productions, le hasard se charge de ce soin et
s'en acquitte à merveille. Le drame de Patrie! on en conviendra,
ne pouvait arriver en meilleur temps qu'à la veille de la terrible
guerre de 1870, et le remarquable tableau des discordes civiles
qui porte pour titre la Haine, venant dans les années qui ont suivi
la commune aux durables souvenirs, ne pouvait certes être accusé
de manquer d'actualité.
Ces deux derniers titres. Patrie! et la Haine, rappellent la
plus haute et la plus hardie des ambitions qu'ait eues M. Sardou;
il a voulu se mesurer avec le drame historique, et son adresse est
telle qu'on ne peut dire que la tentative lui ait été fatale. Cer-
tainement, s'il relit aujourd'hui l'imparfait tableau qu'il a essayé de
tracer de la révolte des Flandres, il doit s'avouer qu'une succession
de scènes rapidement enlevées et courant pour ainsi dire les unes
après les autres ne suffit pas pour faire un drame où revive l'âme
d'une époque aussi pleine de mâles sentimens que celle qu'il a
mise au théâtre, que quelques traits excellens ne suffisent pas pour
composer une figure comme celle du duc d'Albe, qu'il est parfaite-
ment inutile d'introduire un personnage tel que le Taciturne pour
le faire entrevoir à peine, et que lui faire prononcer quelques pa-
roles insignifiantes est plutôt une parodie qu'une imitation de ses
habitudes silencieuses. 11 n'en est pas moins vrai que ce drame dé-
fectueux de Patrie! contient une des plus belles scènes qu'il y ait
TOME XX, — 1877, 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
dans le théâtre moderne; nous voulons parler de la scène finale ou
Karloo poignarde sa maîtresse coupable d'avoir voulu le sauver en
dénonçant ses complices de conspiration. Cet assassin qui frappe
en aimant et comme d'un bras mou de tendresse, cette mourante
qui se ranime au sein de l'agonie pour se reprendre à l'amour de
son meurtrier, cette passion qui n'abdique pas même devant la
tombe et qui voit son ciel dans l'enfer qui s'ouvre pourvu que le
bien-aimé le partage, tout cela enlève l'ârne à des hauteurs peu
communes et lui fait retrouver des émotions dont la littérature
contemporaine la tient sevrée depuis trop longtemps. « Monsieur,
disait naguère un vétéran des luttes littéraires de la restauration à
un poète qui lui avait remis un volume de vers audacieux, vous avez
rajeuni en moi les sensations romantiques; » je me permettrai de
présenter le même compliment à M. Sardou. Ah! que voilà donc
cette fois un dénoûment original et bien trouvé, et que la place de
M. Sardou serait grande si son aimable bagage contenait nombre
de scènes de cette valeur !
Le drame de la Haute est dans son ensemble fort supérieur à
celui de Pairie! Les mobiles d'action des citoyens de la hargneuse
Sienne et les sentimens irréconciliables qui divisaient les diverses
classes dans cette plus démocratique des cités italiennes ont été
mieux rendus, et semble-t-il mieux pénétrés par l'auteur que les
mobiles d'action et les sentimens des honnêtes citoyens des Flandres
du XVI'' siècle. Que de beaux traits pris sur le vif de la nature ita-
lienne ! Gomme la familiarité menaçante de la nourrice Uberta, lors-
qu'elle s'aperçoit que Gordelia cherche à sauver le meurtrier de
son fils, donne un juste sentiment de cette égalité que les Italiens
ont toujours su trouver dans l'excès de la passion, et que l'élan de
véhémence qui porte la fille des Saraceni à étancher la soif de
l'homme même qui l'a déshonorée et qu'elle vient de frapper il n'y
a qu'un instant est bien de son temps et de son pays! Un vigoureux
christianisme passé dans le sang à l'égal de l'orgueil de race, et
poussant à la charité avec autant de fougueuse spontanéité que la
nature à la vengeance, voilà bien l'Italien du moyen âge. La pièce
a subi de nombreuses critiques; on lui a entre autres choses repro-
ché l'amour de Gordelia pour Orso, amour qui, né d'un élan de cha-
rité, germe et grandit spontanément au sein de ce même sentiment
du déshonneur qui avait armé son bras. JNous ne saurions partager
cet avis. M. Sardou, dont la faculté d'observation, pour si fine qu'elle
soit, aime d'ordinaire à s'arrêter aux sentimens aisément saisissa-
bles, n'a peut-être regardé qu'une fois tout au fond de la nature
humaine, et c'est le jour où il a écrit les deux derniers actes de la
Haine. Ni la psychologie ni même la physiologie n'ont encore tout
EXQUISSES DRAMATIQUES. 231
expliqué des obscurités de la nature. L'amour de Gordelia tire sa
force du viol même dont l'horreur l'égaré. Involontairement son
âme s'est mêlée au sein du crime à celle du meurtrier de son hon-
neur, elle sent et dit que, quoi qu'il arrive, elle ne sera plus que la
veuve d'Orso. Nous n'insisterons pas davantage; les passions du
genre de celle de Gordelia devant toujours être exceptionnelles
sont par conséquent difficilement appréciables par l'expérience
commune, et rentrent dans cet ordre de choses qu'il suffît de com-
prendre par intuition et qui ne peuvent se discuter. Quant à la
scène finale où Gordelia et Orso, mariés dans l'église comme pesti-
férés, trouvent dans la mort l'union qui les aurait fuis dans la vie,
elle est d'une tendresse désespérée et d'un coloris sombre vrai-
ment superbes. Gela est sérieusement beau, il m'étonnerait que
ceux qui ont accordé leur admiration au tableau où M. Laurens a
présenté d'une manière si saisissante les effets de l'excommunica-
tion au moyen âge la refusassent à la scène du dramaturge.
Il nous reste à mentionner une dernière faculté, la première en
ligne peut-être parmi celles qui l'ont aidé à mener depuis tant
d'années déjà sa laborieuse et fertile carrière, nous voulons parler
de la faculté d'assimilation qu'il possède à un degré remarquable.
Nul mieux que lui n'excelle à s'emparer d'une idée dramatique déjà
présentée sous une autre forme, à la repenser de nouveau, à la faire
passer dans sa propre substance, et à la transformer au point de
la rendre méconnaissable. Cette faculté , presque singulière tant
elle est complète, ne se borne pas aux données dramatiques, elle
s'étend aux procédés et aux formes mêmes de ses rivaux, et de ce
fait sa nouvelle comédie. Dora, est une preuve des plus convain-
cantes.
Est-ce une pièce de Sardou ou une pièce d'Alexandre Dumas que
ce drame de Dora, que nous venons de voir représenter sur la
scène du Vaudeville avec une perfection que bien peu d'œuvres ont
obtenue? On pourrait aisément s'y tromper. D'ordinaire, nous l'a-
vons dit, M. Sardou se contente d'une situation et d'une scène à la
Dumas dans cet éclectisme habile qui compose son genre drama-
tique; mais cette fois l'assimilation est complète, sujet?, caractères,
passions, intrigues, dénoûment même, tout cela pourrait être de
M. Dumas aussi bien que de M. Sardou. Et tout cela est en effet en
partie de M. Dumas, car il a collaboré inconsciemment à ce drame;
il est certain que le M. de Maurillac et le député Favrolles de Dora
sont proches parens du M. de Nanjac et de l'Olivier de Jalin du
Demi-Monde ; il est certain que l'espionne Zicka refait, sans trop
y songer, les narrations autobiographiques de l'affreuse Amf^Ti-
caine de V Étrangère; il est certain que Favrolles, tendant sa sou-
ricière pour prendre la malfaisante petite bête qui fait de tels ra- '
212 REVUE DES DEUX MONDES.
vages dans le ménage de son ami Maurillac, rappelle quelque peu
les ruses d'Olivier de Jalin au dénoûment du Demi-Monde ; il est
certain enfin que les personnages épisodiques de la princesse Ba-
riatine et du député dijonnais ont tout à fait le ton et les allures
de ces comparses amusans faits pour les arrière-plans du drame,
et que M. Dumas aime d'ordinaire à confondre sur le premier plan
avec les personnages principaux. Eh bien! nous ne nous en plai-
gnons pas, car la pièce de M. Sardou a gagné à cette assimilation
si complète une unité d'action et de ton, une^simplicité de plan,
une logique de déduction que ses œuvres précédentes n'ont jamais
présenté à ce degré. L'intrigue a marché cette fois sans dévier, se
ralentir et se reprendre, pas de mesquines surprises, à peine quel-
ques incidens parasites ou inutiles. Chaque partie du drame pos-
sède son intérêt propre et se suffit à elle-même; la matière a été
heureusement coupée et intelligemment distribuée de manière
qu'aucune ne nuise trop à une autre dans le souvenir du spectateur.
Il n'y a plus là des actes entiers employés à préparer la situation
capitale; cette situation, à la fois naturelle et imprévue, éclate à sa
place logique, c'est-à-dire au troisième acte, par les moyens les plus
aisés du monde, sans que rien dans l'exposition, qui est excellente,
et dans le second acte, qui est plus languissant, ait pu la faire soup-
çonner, tant l'auteur a mis d'habileté à la masquer. Une fois créée
cette situation est poussée jusqu'à ses dernières limites avec une
violence extrême, et cependant avec une minutie d'analyse et un
souci des nuances qui sont des plus remarquables. On a là au com-
plet le spectacle d'une âme en proie au sentiment de l'incertitude,
sentiment des plus dramatiques assurément, mais des plus dange-
reux à prolonger longtemps, à cause des saccades contradictoires,
et des alternatives de défaillance et d'espoir qui le composent, et
qui font éprouver au spectateur quelque chose de la sensation pé-
nible que donne un voyage sur une route u pavé inégal. Enfin
arrive le dénoûment, que cette fois on n'a pas envie de trouver brus-
qué et qui est accueilli avec bonheur, car la situation a donné tout
ce qu'elle contenait de passions, et il est temps d'en finir. Une des
scènes de ce drame, celle qui donne naissance à la situation capi-
tale, a été rapidement célèbre; mais à mon avis cette célébrité mé-
rite de s'étendre aux deux actes entiers qui sont consacrés au déve-
loppement de cette situation, car ils sont au nombre des plus
émouvans qu'il y ait dans le théâtre contemporain. Dora, c'est
M. Dumas sans ses puissans défauts, M. Dumas moins ses tirades
misanthropiques, son pessimisme meurtrier, ses boutades amères,
en sorte que c'est vraiment tant pis pour lui si la pièce n'est pas
signée de son nom.
• r^ous n'avons pas à entrer dans l'analyse de cette œuvre, que tout
EXQCISSES DRAMATIQUES. 213
Paris a vue à l'heure présente. Suivre le développement de l'action
scène par scène nous fournirait d'ailleurs peu d'occasions de cri-
tiques, car c'est surtout par l'ensemble que vaut Dora, et cet en-
semble a été coulé dans le moule dramatique en une seule fois et
d'un jet heureux. Nous nous bornerons à présenter à l'auteur deux
observations. 11 nous semble qu'il n'a pas fait de son espionne Zicka
tout ce qu'il en pouvait faire. Il tenait, s'il l'eût voulu, un carac-
tère, il n'a présenté qu'un instrument d'action. Zicka pouvait et
même devait être le personnage capital de la pièce, elle n'en est
que le principal ressort. On voit agir Zicka, mais on ne la voit pas
penser, on ne la voit pas sentir, on n'assiste pas aux orages et
aux conflits de sa vie morale intérieure, car nous comptons pour
rien ou peu de chose la narration quelque peu sèche et concise
qu'elle fait au troisième acte de son affreux passé et les déclama-
tions devenues passablement banales qu'elle lance à l'adresse deja
société marâtre. C'était cependant un caractère curieux à pénétrer
et tout naturellement fertile en grands effets dramatiques que celui
de cette femme homicide par métier et presque par devoir, cou-
verte par le secret contre les conséquences de ses manèges, et qui
partout où elle passe porte le deuil avec elle par cela seul qu'elle a
passé. Pour n'être qu'un instrument passif, Zicka n'est-elle donc
pas une personne vivante? Si elle est sans responsabilité, est-elle
donc sans remords, et si elle est sans moralité, est-elle sans con-
science? Zicka aimait en secret M. de Maurillac, l'époux de l'in-
nocente Dora; pourquoi n'avoir pas insisté davantage sur cet amour
condamné au silence forcé, pourquoi ne nous en avoir pas montré
le désespoir profond et continu coupé çà et là de vains rêves et
d'illusions rapides que le sentiment de la réalité replonge bien vite
dans la nuit? Cet amour était le vrai moyen d'éclairer en pleine lu-
mière la sombre et infernale situation dans laquelle Zicka se débat
au sein des ténèbres, et alors, en place d'une marionnette perverse,
nous nous trouvions en présence d'un personnage vraiment drama-
tique parce qu'il devenait moral et humain.
Notre seconde observation a trait au caractère même de Dora. Il
nous semble que, pour si Espagnole qu'elle soit, cette intéressante
personne manque quelque peu d'une certaine fierté et d'une cer-
taine délicatesse. On dirait vraiment qu'elle n'a pas confiance en sa
valeur, car il lui échappe trop fréquemment des paroles d'où l'on
peut induire que le prix dont elle s'estime n'a rien de fort élevé.
Elle ne dit pas : Je suis pauvre, mais que l'homme qui me prendrait
s'enrichirait en m'épousant! elle dit : Je suis pauvre, mais que je
saurais gré à l'homme qui me ferait la charité de m'épouser ! Lors-
que M. de Maurillac lui annonce qu'il l'épouse, — car il ne prend
pas garde qu'il ne lui demande pas si elle veut accepter sa main, il
214 REVUE DES DEUX MONDES.
lui déclare d'emblée qu'il prend la sienne, — quel est le premier
cri que lui arrache la joie cle ce bonheur inespéré? « Ah! que voilà
une bonne action dont vous ne vous repentirez pas !» Ah ! dirons-
nous à notre tour, que voiLà une parole déplaisante et qui sonne
mal! Il noQS semble qu'à la place de M. de Maurillac nous ne pour-
rions nous empêcher de répondre : « Une bonne action, mademoi-
selle? dites une heureuse action. » Ce sont là de ces nuances qui se
sentent ou ne se sentent pas, niais les sentimens vivent précisément
de nuances, et pour un cœur hautain et susceptible, cette parole de
quasi-déférence, aimante sans doute, mais trop peu fière, serait ca-
pable de renouveler les soupçons qui coûtèrent jadis si cher à la
pauvre Griselidis, et de donner envie de refaire la cruelle expé-
rience du marquis de Saluées. Elle l'a dit, penserait ce cœur, c'est
une bonne action; l'amour qu'elle prétend avoir n'est que de la re-
connaissance; ce qu'elle aime en moi, c'est de l'avoir arrachée à la
vie de misère et d'expédiens, c'est d'avoir entouré sa vie de sécu-
rité, mais l'amour persisterait-il si ces biens matériels que je lui
prodigue étaient retirés? Encore une fois ce n'est qu'une nuance,
mais elle déteint sur tout le caractère de Dora et lui enlève une
partie de son intérêt.
Nous avons maintenant achevé de résumer les impressions que
nous a laissées une lecture récente et attentive des œuvres de
M. Sardou, aidée de nos souvenirs plus anciens. En somme, notre
littérature dramatique possède des talens plus vigoureux, d'une
portée d'esprit plus grande, d'une audace plus fière, elle n'en pos-
sède pas qui aient une plus parfaite intelligence de la scène, une
connaissance plus fine du public, et qui soit plus assurée contre
l'insuccès ou la déchéance. Si ses armes ne sont pas de la trempe
la plus forte, son escrime est excellente, et, grâce à elle, il est
toujours sûr de protéger les défauts qui pourraient se trouver dans
sa cuirasse et de rétablir l'égalité du combat, c'est-à-dire de main-
tenir sa réputation contre n'importe lequel de ses rivaux. Il ira
longtemps, perfectionnant et agrandissant toujours davantage sa
manière par cette intelligente faculté d'assimilation qui lui per-
met de faire profit des innovations de ses confrères sans épouser
du même coup leurs défauts comme il arrive à ceux qui ne sont
que de vulgaires imitateurs, et plus tard, dans bien des années,
quand, sa carrière close, la génération qui suivra la nôtre voudra
rechercher et étudier les caractères divers du théâtre contempo-
rain, elle en trouvera dans ses œuvres le résumé le plus ingénieux
et le plus vivant microcosme.
Emile Montégut.
LES MÉMOIRES
PRINCE DE HARDENBERG
I.
AVANT lÉNA.
Les quatre beaux volumes qui viennent de paraître à Leipzig sous le
titre de Mémoires du chancelier d'état prince de Hardenberg (1), et dont la
publication est célébrée par la presse allemande comme un événement
littéraire, contiennent à la fois beaucoup plus et beaucoup moins que
la plupart des ouvrages appartenant au genre des mémoires. On se flat-
terait vainement d'y trouver l'autobiographie détaillée et complète de
rhomme d'état qui, né en 1750 dans l'électorat de Hanovre, entra en
1790 au service de la maison de Brandenbourg, négocia la paix de Bàle,
remplaça par intérim le comte Haugwitz comme ministre des affaires
étrangères, déposa ce pesant portefeuille quelques mois avant la ba-
taille d'Iéna, le reprit pour peu de temps dans les derniers jours de
1806, reparut sur la scène en 1810 comme chancelier d'état et pendant
les douze dernières années de sa vie ne cessa plus de jouer en Prusse
le premier rôle. Le prince de Hardenberg n'a jamais songé à mettre le
public dans le secret de son histoire intime; il estimait, nous dit-il,
« qu'il ne convient pas de mener le lecteur à la gaide-robe. » Jamais
non plus il n'a pensé à raconter aux curieux tous les incidens de sa
(1) Denkicûrdigkeiten des Staatskanzlers Fursten von Hardenberg, herausgegebea
Yon Leopold Ranke; Leipzig, Duncker et Humblot, 1877, 4 vol. in-S».
216 REVUE DES DEDX MONDES.
longue carrière politique, toutes les affaires auxquelles il a pris part.
Ses soi-disant mémoires, qui n'embrassent qu'un espace de quatre an-
nées, n'en sont pas moins un ouvrage de grand prix. On y trouvera des
renseignemens de première main et du plus haut intérêt sur l'histoire
intime du gouvernement prussien depuis la rupture de la paix d'Amiens
jusqu'au traité de Tilsitt; à ces renseignemens sont jointes toutes les
pièces à l'appui, dont la plupart étaient demeurées inédites.
Ce fut à Tilsitt même, oh il séjourna du 21 février au 7 novembre
1808, que Hardenberg entreprit de recueillir ses souvenirs et de narrer
pour la postérité les événemens qui venaient de se passer sous ses
yeux. Il avait rapporté de Riga une provision de papiers diplomatiques
qu'on y avait mis en dépôt pour les dérober à la dangereuse curiosité
du vainqueur. Son écrit était principalement destiné à prouver qu'il n'é-
tait point responsable des désastres que venait d'essuyer la Prusse,
que le système de conduite qui avait prévalu n'était pas le sien. Ce mé-
moire justificatif fut trouvé après sa mort parmi d'autres papiers cache-
lés et transporté avec eux aux archives de Berlin, pour n'être publié
qu'après cinquante ans accomplis. Quand le terme fut échu, ce fut
M. de Bismarck qui brisa les sceaux et qui commit aux soins de M. Ranke
ce précieux dépôt, en le chargeant de la publication. C'était une bonne
fortune pour les Mémoires du prince de Hardenberg que d'être confiés
à de telles mains. M. Ranke ne s'est pas contenté de les publier, en y
pratiquant quelques coupures; il les a accompagnés de deux volumes de
commentaires, qui renferment l'histoire suivie de la politique prussienne
de 1793 à 1813, et dans lesquels on retrouve cette impartiaUté magis-
trale, cette hauteur de vues et de raison, cette finesse d'aperçus, ce
style ferme, élégant et lumineux, qui sont la marque distinctive de l'il-
lustre historien dont on peut dire qu'il a deux patries, la Prusse et l'Eu-
rope.
Rien dans l'histoire n'est plus propre à intéresser les Français d'au-
jourd'hui'que le récit des malheurs de la Prusse en 1806 et de son
relèvement laborieux, graduel, méthodique, œuvre d'une patience intel-
ligente et courageuse dont elle a le droit d'être fière. On a vu trop sou-
vent dans la déclaration de guerre que Frédéric-Guillaume III a si
cruellement expiée à léna un coup de tête, une résolution soudaine,
irréfléchie, arrachée à la faiblesse d'un roi par une reine aussi passionnée
qu'imprudente, par des intrigues de cour, par une armée infatuée de
son passé, par la pression d'une opinion publique affolée. A toutes les
grandes crises se trouvent mêlées des passions imprévoyantes et fu-
nestes, qui conspirent avec les destinées; dans tous les temps et dans
tous les pays, on a vu de belles souveraines qui ont des ressentimens
ou des fantaisies à satisfaire et dont les déraisons traversent les calculs
des hommes d'état, des ministres de la guerre qui déclarent qu'on est
prêt, qu'il ne manque pas un bouton de guêtre à la victoire, des intri-
LES MEMOIRES DU PRINCE DE IIARDENBERG. 217
gues, des pratiques secrètes, des factions attentives à tirer parti des
événemens, un populaire qui s'écliaulTe sans savoir pourquoi et des
souverains qui, las de résister, s'abandonnent à la fortune et jouent leur
couronne dans de tristes hasards. Cependant il ne faut pas s'y tromper,
en 1806 comme en 1870 la guerre a été le dénoùment presque inévita-
ble d'une situation tendue, d'un conflit d'intérêts qui allait s'aggravant
d'année en année. Il s'agissait jadis pour la Prusse de recourir aux
armes ou de renoncer à toutes ses ambitions légitimes et même à son
indépendance, et il y a six ans, Napoléon III avait à décider s'il accep-
terait une diminution de son influence et de sa dignité, qui devait en-
traîner la déchéance de sa dynastie. En 1870 comme en 1806, l'art du
provocateur a été de se faire provoquer, l'art de l'agresseur a été de se
faire attaquer. En 1870 comme en 1806, la faute a consisté non à faire
la guerre, mais à l'avoir prévue sans s'occuper de la préparer, à s'être
laissé surprendre par l'événement, à n'avoir su choisir ni l'heure, ni
l'occasion, à s'être trop peu soucié de mettre les apparences de son côté.
Il n'est pas permis à un gouvernement d'avoir raison et de se donner
l'air d'avoir tort.
Par le traité de Bâle, signé le 5 avril 1795, la Prusse s'était détachée
de la coalition européenne, elle avait fait sa paix avec la révolution
française, et en vertu de la convention supplémentaire du 17 mai, le
bénéfice de la neutralité, qui allait devenir pendant dix ans son sys-
tème, fut étendu à tous les états de l'Allemagne du nord compris dans
la ligne de démarcation qu'on avait fixée. Le comte Ilaugwitz racontait
jadis à M. Ranke qu'il avait assisté aux derniers momens de Frédéric-
Guillaume II, et que bien près de sa fin, le roi, repassant dans son esprit
tous les événemens de son règne, lui avait dit : « Je n'aurais jamais dû
entreprendre la guerre contre la France. Que n'étiez-vous alors auprès
de moi ! Heureusement nous en avons été quittes pour un œil poché. »
Il ajouta que la politique de neutralité était la bonne, il exprima le désir
que son fils ne s'en départît jamais. Frédéric-Guillaume III était disposé
à accomplir le vœu de son père, qui était aussi le vœu de la grande
majorité de ses sujets. Le 6 juillet 1798, quand la noblesse des trois
Marches, en grand appareil, revêtue de ses insignes, la tête poudrée, se
réunit à Berlin dans la Salle-Blanche pour prêter son serment d'hom-
mage au nouveau roi, on vit apparaître soudain au milieu de cette bril-
lante et patriarcale assemblée une figure étrangère et étrange, un per-
sonnage aux cheveux noirs sans un grain de poudre, la taille ceinte
d'une large écharpe tricolore. C'était l'envoyé de la république fran-
çaise Sieyès. Tout le monde savait à Berlin qu'il avait voté la mort de
Louis XVI, et on peut se représenter l'effet que produisit dans la Salle-
Blanche l'entrée du régicide. La république avait chargé ce régicide
d'obtenir pour elle l'alliance de la monarchie du grand Frédéric. Sieyès
demandait plus que la Prusse ne pouvait lui accorder. Frédéric- Guil-
21S REVUE DES DECX MONDES.
laume III désirait vivre en paix avec la république, il consentait à être
son ami , il ne voulait pas être son allié ni épouser ses querelles , il
entendait demeurer neutre. Cette neutralité, comme le remarque
M. Ranke, a eu des conséquences heureuses pour l'Allemagne et en
particulier pour la gloire de sa littérature. La cour de Weimar, l'uni-
versité d'Iéna, étaient comprises dans la ligne de démarcation; on y
jouissait des doux loisirs de la paix, du repos et de la liberté d'esprit
qu'elle procure, sans se désintéresser des grandes passions et des
grandes idées qui remuaient le monde; c'était comme un observatoire,
commandant un vaste horizon et protégé contre la fureur des vents,
d'où l'on avait vue sur les tempêtes. Les onze années qui se sont écoulées
entre la paix de Bâle et la bataille d'Iéna ont été les plus fécondes pour
la littérature allemande, les plus riches en productions originales. C'est
l'époque de Fichte et de Schelling, de Voss, de Wolf et de l'ccole histo-
rique de Gôttingue, l'époque qui a vu naître les Élégies romaines^ Her-
mann et Dorothée^ Wilhelm Meister, la Cloche, Wallenstein^ Guillaume-
Tell et la Pucelle d'OrUans. « La littérature d'alors, ajoute M. Ranke,
avait un caractère d'idéologie cosmopolite; le temps allait venir où elle
le perdrait et où les impulsions patriotiques s'empareraient de tous les
esprits. »
Tout en politique est affaire de circonstances; le meilleur système
de conduite devient désastreux lorsqu'il n'esi plus conforme aux temps.
Un bon pilote doit savoir changer de manœuvres, il doit selon le veut
larguer ses ris ou plier ses voiles. Si utile qu'eût été à l'Allemagne dans
le principe la politique de neutralité, se promettre de jouir éternelle-
ment des bienfaits de la paix au milieu de l'éternel orage déchaîné sur
l'Europe était une utopie. Placée entre la Russie et la France, qui mul-
tipliaient leurs obsessions pour l'attacher à leur cause, la Prusse refu-
sait de choisir entre Napoléon et Alexandre I", tout ea s'appliquant à
conserver les meilleurs rapports avec l'un et l'autre. Tout craindre,
tout espérer, ménager tout le monde sans s'engager avec personne,
manquer toutes les occasions et se persuader qu'on est habile parce
qu'on réserve Tavenir et qu'on se dispense de vouloir, telle fut la poli-
tique prussienne dans les premières années de ce siècle.
On a souvent répété qu'il y avait alors à Berlin deux hommes diri-
geans qui se partageaient ou, pour mieux dire, qui se disputaient la
conduite des affaires étrangères, et que l'un, le comte Haugwitz, était
un partisan résolu de l'alliance française, tandis que l'autre, le baron
de Ilardenberg, tenait pour l'alliance russe. Les pamphlétaires du temps
accusaient le premier d'être à la solde du cabinet de Saint-Cloud, le se-
cond d'avoir part a à la pluie d'or » que l'Angleterre versait à pleines
mains sur ses amis du continent. On se convaincra par la lecture des
Mémoires qu'il y avait entre ces deux hommes d'état moins une contra-
riété sérieuse de principes qu'une rivalité personnelle, des conflits
LES MÉMOIRES DU PRINCE DE IIARDENBERG. 219
d'amour-propre et des dissentimens sur les mesures à prendre dans les
occurrences qui pouvaient se présenter. On ne saurait trop dire quels
étaient les principes du comte Haugwitz; à proprement parler, il n'en
avait point. Adroit plutôt qu'habile, il estimait que l'adresse suffît à
tout, et il vivait au jour le jour, plein de confiance en lui-même, per-
suadé qu'en toute rencontre il saurait inventer quelque expédient pour
sortir d'embarras. Hardenberg, sans avoir du génie, était un politique
d'une tout autre valeur; il avait des vues d'ensemble et le sentiment
des situations. Son grand mérite est d'avoir compris de bonne heure
que la Prusse devait opter entre les deux ennemis qui recherchaient
son amitié, et que plus on retardait le jour de cette option , plus on
laissait les difficultés s'aggraver, les dangers s'accroître, les chances fa-
vorables s'évanouir. Hardenberg jugeait que, dès le lendemain de la
rupture de la paix d'Amiens, la Prusse aurait dû faire son choix, se
prononcer hautement pour ou contre Napoléon, se poser vis-à-vis de
lui comme la protectrice de l'Allemagne du nord et lui interdire l'occu-
pation du Hanovre, ou au contraire accepter franchement ses proposi-
tions d'alliance , en lui disant : Vous n'avez en vue que votre agran-
dissement, nous avons besoin, nous aussi, de nous agrandir. Donnant
donnant , vous aurez notre appui , permettez-nous de prendre nos
sûretés, aidez-nous à satisfaire nos convoitises; ce que nous convoi-
tons, ce n'est pas seulement le Hanovre, ce sont les villes hanséatiques,
c'est peut-être aussi la Saxe ou la Bohême. « Il ne fallait pas être scé-
lérat à demi, » s'écrie à ce propos Hardenberg; mais il s'empresse
d'ajouter qu'il eût été impossible d'amener le roi à signer un pareil traité
et qu'il n'aurait jamais osé lui en donner le conseil.
Hardenberg ne mentait pas quand, peu de jours après la bataille de
Friedland, il écrivait au général Duroc : u Les grands hommes revien-
nent le plus facilement des préventions qu'on peut leur avoir données.
Votre auguste souverain, monsieur le grand-maréchal, en a eu contre
moi; je ne les ai pas méritées, et j'espère qu'il me sera aisé de les dé-
truire. U n'a pas tenu à moi que dans l'époque où j'eus l'honneur de
négocier avec votre excellence, la Prusse ne soit devenue l'alliée de la
France sur un plan libéral et grand, conforme aux véritables intérêts
des deux états. J'aurais voulu que la politique de la Prusse eût du ca-
ractère, qu'elle eût été digne d'une grande puissance... On m'a accusé
tantôt d'être Anglais, tantôt d'être Russe; je ne suis ni l'un ni l'autre,
mais je suis un bon et zélé Prussien. » Hardenberg avait le droit de te-
nir ce langage; il n'est pas moins vrai qu'il avait toujours eu le senti-
ment des périls attachés à l'alliance française, parce qu'il avait démêlé
dès le principe le but oi^i tendaient les insatiables ambitions de Napo-
léon I". La Prusse ne pouvait renoncer sans abdiquer à son rôle de
puissance prépondérante en Allemagne; le comte Haugwitz lui-même
se plaisait à dire qu'il entendait faire de son maître l'empereur de l'Ai-
220 REVUE DES DEUX MONDES.
lemagne du nord. On aurait pu se flatter de gagner à ce projet Sieyès
et le directoire; la Prusse protestante s'était facilement entendue avec
une république qui avait des sécularisations à lui proposer et qui, au
surplus, n'a?pirait pas à conquérir le monde; mais l'accord était-il pos-
sible avec le moderne Charlemagne, aspirant à mettre la main sur
tous les états germaniques comme sur l'Italie, et à placer sa famille
sur tous les trônes de l'Europe? Après Âusterlitz et même avant, il
avait décidé qu'il n'y aurait plus sur le continent de puissance qui pût
l'obliger de compter avec elle, que son épée aurait raison de ses enne-
mis et que ses amis seraient ses vassaux. Ne s'était-il pas écrié dans
une négociation : « La Russie doit savoir que la France peut appliquer
à l'égard des états du continent le même système qu'emploie l'An-
gleterre dans les Indes à l'égard des nababs. » Ce mot autorisait Jé-
rôme Bonaparte à dire en 1807 à l'un des amis de Hardenberg : « Vous
êtes bien plus heureux d'être nos ennemis que d'être nos alliés. » Le
2 janvier 1806 avait paru dans la Gazette de France un article intitulé
Tableau de l'Europe, dans lequel on annonçait que c'en était fait de la
balance politique et de l'équilibre européen, que dorénavant l'Europe
demanderait la paix et la sécurité à l'homme qui était son protecteur
et qui déciderait de l'existence des pays et de la conservation des cou-
ronnes : « L'année qui commence pour nous sous les plus heureux
auspices sera une grande époque dans l'histoire moderne, elle verra
fonder un nouveau système d'équilibre entre toutes les parties de l'Eu-
rope; ce ne seront plus des forces égales qui par leur opposition se
maintiendront en repos; mais une seule puissance prépondérante, trop
forte désormais pour être attaquée et trop grande pour avoir besoin de
s'étendre, tiendra tout en paix autour d'elle. » Dans cet article, remarque
Hardenberg, la Prusse n'était pas nommée, a omission fatidique, eme
ominôse Aiislassung. »
Un vasselage plus ou moins onéreux, déguisé sous le nom d'une
alliance avec le tout-puissant conquérant, ou une alliance en règle avec
la Russie, il n'y avait, selon Hardenberg, plus d'autre alternative pour
la Prusse, et le 18 juin 1806 il présentait au roi un mémoire qui renfer-
mait ces lignes : « Votre majesté a été placée dans la situation singu-
lière d'être à la fois Tallié de la Russie et de la France, de ce qu'il y a
dans ce moment de plus hétérogène en politique. Cet état ne peut pas
durer. Quoi qu'on fasse, quelle que soit l'adresse qu'on y mette, l'un
ou l'autre de ces deux alliés sera mécontent de la Prusse et son ennemi
secret. Elle sera isolée, sans amis, sans confiance, sans considération
et sans secours, et dans un danger continuel sur toutes ses frontières,
sans moyens de le parer efficacement, tandis que la ruine de son com-
merce la consumera et augmentera de jour en jour le mécontentement
intérieur. Je suis donc intimement persuadé qu'il faut dès à présent
opter entre les deux alliances et préparer avec la plus grande activité et
LES MÉMOIRES DU PRINCE DE HARDENBERG. 221
énergie les moyens de remplir les obligations de celle qu'on aura choi-
sie. Je crois que plus que jamais les demi-mesures, l'indécision, l'espoir
de se tirer facilement des difficultés toujours renaissantes, conduiraient
l'état à une ruine certaine. » Quelques mois auparavant, Joseph deMaistre
écrivait de Saint-Pétersbourg à son roi : « Il faut que la Prusse prenne
garde à elle; jamais puissance ne se trouva engagée dans un pas plus
difficile; placée entre deux puissances formidables, vulnérable de toutes
parts, mais surtout par la Pologne, le parti qu'elle prendra peut décider
de son existence. Le plus dangereux sera celui de tergiverser, et c'est
probablement celui qu'elle choisira. »
L'homme qui tergiversait, c'était le roi, moins par faiblesse de carac-
tère que par système et de parti -pris. La neutralité à outrance était sa
devise, et la tergiversation était chez lui un principe, un procédé de
gouvernement; il était le plus méthodique et le plus obstiné des irré-
solus. Les mémoires de Hardeuberg nous le montrent sous un jour nou-
veau. On a vu trop souvent dans Frédéric-Guillaume III un homme
sans volonté, gouverné par les conseils et par les passions des autres,
entraîné tour à tour par des courans contraires; on l'a représenté su-
bissant tantôt l'influence du comte Haugwitz, qui cherchait à l'engager
avec la France, tantôt celle ^de Hardenberg, qui le poussait dans les
bras de la Russie. Ses sujets eux-mêmes le jugeaient ainsi; au mois
d'avril 1806, il parut à Berlin une caricature où on le voyait entre ses
deux conseillers, dont l'un lui présentait une épée, tandis que l'autre,
le tirant par la basque, lui glissait dans la main un bonnet de nuit. Un
fait cité par Hardenberg prouve combien Frédéric-Guillaume III dépen-
dait peu des conseils de ses ministres. Quand les Français, au mois de
juin 1803, s'emparèrent du Hanovre sous le commandement du général
Mortier et occupèrent non-seulement le cours du Weser, mais les bords
de l'Elbe et Guxhafen, l'empereur Alexandre proposa au roi de Prusse
de signer avec lui une convention militaire en vertu de laquelle ils au-
raient fait avancer une armée sur l'Elbe et sommé les Français d'éva-
cuer leur nouvelle conquête. Malgré les sympathies françaises qu'on lui
attribuait, le comte Haugwitz appuyait chaudement ce projet; toutes
ses sollicitations ne purent triompher de la résistance du roi, qui bien-
tôt après se rendit à Ansbach. Hardenberg était le seul de ses ministres
qui s'y trouvât avec lui ; le roi ne daigna ni prendre ses avis , ni le
mettre au fait, et il déclara, par un ordre de cabinet, qu'il resterait
fidèle à sa politique d'isolement, et qu'aussi longtemps qu'un de ses
sujets n'aurait pas été tué sur le territoire prussien, il se tiendrait à l'é-
cart de toute querelle.
Sans doute Frédéric-Guillaume III aimait à consulter, il consultait
tout le monde, il avait même la manie des conférences, et il s'ensuivait
que d'habitude ses secrets étaient mal gardés; mais son parti était tou-
jours pris d'avance. Gherchait-oû à l'en ramener, il était inépuisable
222 REVUE DES DEUX MOJNDES,
en argumens bons ou mauvais pour se démontrer à lui-même qu'il
avait raison et pour écarter toutes les mesures qu'on lui proposait. Le
conseiller de cabinet Lombard écrivait un jour à Hardenberg : « Le
roi est inquiet, comme toujours dans les temps de crise. Par un conr
traste singulier, il a alors, avec un attachement invincible à son idée,
le besoin d'écouter tout le monde. » Il écoutait, mais il n'en faisait qu'à
sa tête. Au reste sa façon de consulter était particulière et peu propre
à encourager la franchise. Lorsque les Français se permirent d'enlever
nuitamment près de Hambourg le chargé d'affaires anglais Rumbold,
qui était accrédité auprès de Frédéric-Guillaume III, ce rapt d'ambassa-
deur le scandalisa justement. Il écrivit au comte Haugwitz : « J'ai de-
mandé satisfaction à Bonaparte de la lésion de la neutralité; s'il ne
l'accorde point, que doit faire la Prusse?.. Il y a plusieurs personnes qui
votent en faveur de la guerre, moi pas. » Ce moi pas était significatif,
remarque Hardenberg, et le roi l'avait souligné de sa main.
Ses ministres n'étaient que des commis, qui, dans mainte circon-
stance, avaient peine à l'approcher et en étaient réduits trop souvent à
lui adresser des mémoires écrits. Des mesures importantes étaient prises
sans qu'ils en eussent connaissance. Les seuls confidens intimes du roi
étaient les conseillers irresponsables dont se composait son cabinet
privé et qui s'arrangeaient pour être toujours de son avis. Ils se per-
mettaient quelquefois de communiquer et de traiter directement avec
les envoyés des puissances à Berlin. On peut juger de la complication
que cela mettait dans les affaires; mais cette complication plaisait au
roi, et à peine lui suffisait-elle ; ce malade avait le goût des maladies
compliquées. Hardenberg avait pris l'intérim des affaires étrangères;
quand expira le congé du comte Haugwitz, le roi les pria l'un et l'autre
de rester en charge, il lui convenait d'avoir deux ministres des affaires
étrangères. Hardenberg refusa obstinément cette moitié de portefeuille
qu'on lui offrait; il n'en demeura pa^ moins ministre occulte par la
volonté de son souverain. A l'insu du comte Haugwitz, il eut la conduite
des négociations importantes qu'on venait d'entamer avec la cour de
Saint-Pétersbourg; il communiquait avec le roi par l'entremise du di-
recteur des postes, et quand il avait besoin de le voir, il obtenait des
audiences secrètes dans les appartemens de la reine. L'Europe n'a revu
depuis rien de pareil, elle a vu toutefois quelque chose d'approchant.
0.1 a dit de Napoléon III qu'il avait pratiqué jusqu'au bout le gouver-
nement personnel, mais que dans les dernières années de son règne il
n'y avait plus personne. On a dit aussi qu'après avoir été son propre
médecin, s'étant trompé dans plusieurs cas d'une incontestable gravité,
il s'était pris à douter de lui-même et' s'était abandonné aux empiri-
ques. Frédéric-Guillaume III était quelqu'un; la preuve en est qu'il a
grandi dans le malheur et qu'ayant appris à douter de lui-môme, il
s'est livré non aux empiriques, mais à d'excellens médecins , qui ont
LES MÉMOIRES DD PRINCE DE IIARDENCERG. 223
pansé et guéri les plaies de son pays. Il n'en est pas moins vrai que son
gouvernement personnel attira sur la Prusse des malheurs qui sem-
blèrent irréparables. Passe encore s'il avait pu s'entendre avec lui-
même; mais il y avait en lui des hommes différens qui se disputaient, un
prince bien intentionné, désireux d'assurer longtemps à ses siijets tous
les avantages de la paix, un père de famille très attentif à sa cassette,
s'appliquant à refaire le trésor amassé par son grand-oncle et dissipé
par son prédécesseur, un vrai roi de Prusse préoccupé de s'arrondir et
en même temps soucieux de sa réputation et du qu'en dira-t-on. Il se
faisait scrupule de recevoir des présens d'une main révolutionnaire, d'a-
bord parce que cela blessait sa conscience, ensuite parce que cette
main prenante ne donnait pas assez. Lorsqu'il eut accepté de Napoléon,
en échange de Glèves, d'Ansbach et de Neuchatel, le Hanovre, patri-
moine des rois d'Angleterre et objet de ses plus chères convoitises, il
était à la fois content et mécontent, et ce fut avec une parfaite sincé-
rité qu'il écrivit plus tard à Napoléon : « L'acquisition répugnait à mes
principes, et le sacriûce déchirait mon cœur. » Frédéric-Guillaume III
aimait à parler de son cœur, c'est encore une tradition de famille. N'ou-
blions pas « qu'il se défiait de ses forces, que le terrible Napoléon l'ef-
frayait, qu'il avait le pressentiment des malheurs qui lui étaient réser-
vés. » — « Combien de fois, s'écrie Hardenberg, n'a-t-il pas maudit sa
haute situation, soupiré après l'obscure destinée d'un simple particu-
lier! » Les flatteurs, les courtisans, les adjudans et les conseillers secrets,
le désaccord entre le cabinet ou la cabale et le ministère, une politique
louvoyante, honnête dans ses principes, louche dans sa conduite, une
passion dangereuse pour les échappatoires, pour les biais, pour les
moyens termes, pour les demi-mesures, voilà ce qui perdit la Prusse.
Le 5 février 1806, Frédéric- Guillaume III commençait une lettre à
Napoléon par ces mots: « Monsieur mon frère, je ne sais rien être à
demi. » Hardenberg obtint que cette phrase malencontreuse fût biffée.
Il ajoute en note : « Comment faire sortir ainsi le roi de son caractère,
lai faire dire qu'il n'est rien à demi? »
Il faut lire dans les Mémoires le détail minutieux, aussi instructif
qu'intéressant, de toutes les négociations entreprises parle roi de Prusse.
Il passait sa vie à traiter successivement ou simultanément avec la Rus-
sie et avec la France, concertant avec chacune d'elles la conduite à tenir
dans tel cas donné, et se berçant de l'espoir qtie ce cas ne se présente-
rait jamais. Il transpirait toujours quelque chose de ces négociations
secrètes, les défiances allaient croissant à Saint-Pétersbourg comme à
Paris, et de plus en plus la politique prussienne, si désireuse de ne point
se compromettre, se faisait une réputation de duplicité , s'attirait dans
toute l'Europe un discrédit qui devait lui être fatal. Un habile qui fait
des dupes y trouve son compte ; mais on se moque des gouvernemens
qui, en biaisant, se dupent eux-mêmes. Le machiavélisme de l'irréso-
224 RETUE DES DEUX MONDES.
lution n'inspire ni crainte , ni respect, et c'est un triste marché que de
renoncer à être respectable, quand on n'est pas en état de se faire
craindre.
Ce fut en 1805 surtout que la politique prussienne poussa ses con-
tradictions jusqu'au scandale. Le roi entrait dans de violentes colères à
la seule pensée qu'on pût lui demander de se joindre à la troisième
coalition. « Plus la tempête approchait, plus il éprouvait le besoin de
ne rien faire. » Il appréhendait les sollicitations de la Russie , il avait
résolu de ne point se rendre à l'entrevue que l'empereur Alexandre lui
avait proposée, et qu'il n'avait pas osé refuser. Le 3 octobre , Harden-
berg reçut un billet et une nouvelle qui le jetèrent dans une étrange
surprise; le conseiller de cabinet Beyme lui manda que le roi souffrait
depuis quatre semaines d'un mal de pied fort douloureux, qui, par in-
tervalles, l'empêchait de marcher. Il comprit sur-le-champ ce que cela
voulait dire, que c'était « un prétexte préparé pour ne pas aller à
l'entrevue. » Il représenta au roi qu'il risquait de s'aliéner à jamais
l'affection de l'empereur Alexandre, que personne ne prendrait au sé-
rieux son mal de pied; il se heurta contre une opiniâtre résistance.
Tout à coup survint un incident. Une des colonnes françaises qui tra-
versaient l'Allemagne du midi à grandes journées pour tomber sur le
flanc de l'armée autrichienne se permit de violer le territoire de la
principauté d'Ansbach, laquelle faisait partie des possessions prus-
siennes en Franconie. Le roi s'en indigna; ses impressions étaient vives,
et, dans le premier moment, il aurait voulu que Hardenberg donnât sur
l'heure aux envoyés français l'ordre de quitter Berlin. De ce jour, il se
décida à entrer dans la coalition; mais, le naturel reprenant le dessus,
il tâcha de gagner du temps, et, par son ordre, ses ministres, comme le
dit Hardenberg, durent « épuiser toutes les cascades de la diplomatie. »
Dans le mémoire préparé par Lombard pour servir de canevas au roi
dans ses entretiens avec l'empereur Alexandre, on déclare « que la Prusse
n'a jamais méconnu ni les atteintes portées par la France à la foi des
traités, ni le droit qu'avaient les puissances d'en faire justice les armes
à la main, que dans ce temps le mal n'était pas encore parvenu à ce
comble oii l'examen est un mal de plus, que tout a changé, que l'exa-
men est devenu inutile, que la Prusse se flatterait en vain d'un autre
avenir que celui de tant d'états successivement envahis ou blessés, que
son honneur au surplus réclame une satisfaction éclatante, qu'elle sent
trop désormais l'insufTisance des demi-mesures, qu'elle consacre à la
défense de la cause commune 180,000 hommes et au-delà, s'il le faut,
mais qu'elle doit être conséquente jusque dans l'emploi de ces moyens,
et constater par le mode de sa coopération la fermeté de ses principes,
et que c'est seulement comme médiateur armé que le roi entrera d'abord
en scène. » — a La fermeté des principes, s'écrie à ce propos Harden-
berg, c'était l'opiniâtreté dans le système de tergiversation et de fai-
LES MÉMOIRES DU PRINCE DE IIARDENBERG. 225
blesser ne sont-ce pas encore les demi-mesures qui nous ont perdus?
nous avons rassemblé 180,000 hommes pour ne rien faire. »
On sait le reste. Frédéric-Guillaume III poussa si bien le temps avec
l'épaule que Napoléon eut le loisir d'écraser l'Autriche et la Russie à
Austerlitz, et que le comte Haugwitz, expédié de Berlin pour lui signi-
fier une sommation, n'eut garde de s'acquitter de son message et re-
vint de Schœnbrunn en rapportant à son maître un traité d'alliance of-
fensive et défensive avec la France, dont le prix était le Hanovre. Le
roi trouva bon ce que son ministre avait fait, et, par raison d'économie,
il s'empressa de remettre son armée sur le pied de paix. Cette défail-
lance et ce revirement produisirent dans toute l'Europe une vive sensa-
tion. C'est à ce sujet que Joseph de Maistre écrivait de Saint-Pétersbourg
(c qu'il fallait acheter la Prusse tout uniment comme on achète le tra-
vail d'un ouvrier. » — « La Prusse, disait Fox au baron Jacobi, se rend
complice des oppressions auxquelles se livre Bonaparte; il est impos-
sible de regarder ces sortes d'échanges autrement que comme des vole-
ries. » Et le 25 avril 1806, ce même Fox s'écriait dans le parlement :
« La Hollande et d'autres puissances ont été contraintes par la peur
à faire des cessions de territoire à la France, mais aucune autre puis-
sance que la Prusse n'a été poussée par la peur à commettre des vols
ou des spoliations sur ses voisins, to commit robberies or spoliations on
ils neighbours. C'est par là que la maison de Brandenbourg se distingue
de toutes les autres. Nous ne pouvons nous empêcher de regarder
avec quelque pitié mêlée à beaucoup de mépris une monarchie qui peut
alléguer qu'elle en est réduite à de pareilles nécessités. C'est l'union de
tout ce qu'il y a de méprisable dans la servilité avec tout ce qui est
odieux dans la rapacité. »
Les inconséquences de la politique prussienne n'avaient pas seule-
ment pour effet de révolter l'Europe, elles encourageaient Napoléon à
tout oser, à tout se permettre avec le cabinet de Berlin, qu'il renonçait
de plus en plus à ménager. Comme le comte de Goltz récrivait à Har-
denberg, le vainqueur d'Austerlitz « n'avait offert à la Prusse l'appât
de l'acquisition du Hanovre que pour la perdre en la brouillant avec
ses meilleurs amis. » Frédéric-Guillaume III avait ratifié le traité, mais
avec des réserves ; il ne désespérait pas d'obtenir davantage ou tout au
moins de pouvoir acquérir le Hanovre sans se dessaisir de la princi-
pauté d'Ansbach, et il écrivait à Napoléon : « Je souffre de devoir sacri-
fier une province qui fut le berceau de ma famille... et qui enfin sous le
rapport des intérêts réels et des affections m'est également précieuse. »
Napoléon profitait de ses hésitations pour rendre le traité plus onéreux,
et la Prusse n'obtenait plus le Hanovre qu'à la condition de fermer aux
Anglais les bouches du Weser et de l'Elbe; c'était se mettre en guerre
avec eux, et en peu de temps ils lui capturèrent plusieurs centaines de
lOMB XX. — 1877. 15
226 BEVUE DES DEUX MONDES.
bâtimens de commerce. Encore ce Hanovre si chèrement acheté, était-on
bien sûr de le garder? Pitt venait de mourir, Napoléon pensait sérieu-
sement à conclure la paix avec l'Angleterre, et Talleyrand déclarait en
son nom à lord Yarmouth qu'on était prêt à restituer le Hanovre à
George III, quitte à chercher quelque compensation pour la Prusse.
Bientôt on créait la confédération du Rhin, placée sous la protection de
la France, sans daigner s'en expliquer avec le gouvernement prussien;
on l'engageait pour la forme à créer de son côté une confédération des
états du nord de l'Allemagne ; mais on lui interdisait d'y faire entrer
les villes hanséatiques, et sous main on agissait sur la Saxe et sur la
cour de Cassel pour qu'elles fissent la sourde oreille aux appels qui
leur viendraient dé Berlin. On ne laissait pas de multiplier les déclara-
tions rassurantes; mais le comte Haugwitz, désabusé, avait écrit de Pa-
ris dès le 8 février 1806 : « Je ne puis me défendre du soupçon qu'on
gagne du temps pour faire prendre aux armées françaises des positions
alarmantes pour la sûreté de la Prusse. »
Dans l'intervalle, on employait, pour préparer l'opinion publique aux
événemens, des procédés qui ont été appliqués souvent depuis et tout
récemment encore; tel procédé qu'on croit original n'est qu'un plagiat,
un emprunt fait à la politique napoléonienne. Le gouvernement français
faisait rédiger à Paris et se faisait adre*sser de Cassel ou de Mannheim
des lettres qui étaient insérées au Moniteur, et dans lesquelles on signa-
lait le mauvais vouloir, l'aigreur de la presse allemande à l'égard de la
France. On se plaignait de tel article paru dans la Gazette de Bayreuth,
et on ajoutait a que la Gazette de Wesel ne paraissait pas dirigée dans un
meilleur esprit, qu'évidemment M. de Hardenberg inspirait ou dictait
lui-même les articles de ces journaux, que sans doute tout ce que pou-
vaient dire les gazettes prussiennes était très indifférent à la France,
mais qu'il était bon de constater que la faction anglaise levait la tête en
Prusse comme ailleurs. » L'occasion était bonne pour parler de « la pluie
d'or » que l'Angleterre répandait sur les journalistes allemands, dont la
plupart cependant lui étaient peu favorables. « Si l'Angleterre, remar-
que à ce propos Hardenberg, avait réellement ajouté à tant de sommes
dépensées en subsides inutiles 200,000 livres sterling à distribuer aux
diligens écrivains allemands qui s'efforcent d'ameuter l'opinion publique
contre elle, on aurait vu tout l'effet que peut produire l'argent anglais
sur des auxiliaires de cette espèce. » Le 8 février 1806, le comte Haug-
witz énumérait dans une dépêche adressée de Paris « tous les griefs que
Napoléon croyait être autorisé à avoir contre la Prusse et qui consistaient
principalement dans un tas de petites choses, l'esprit des gazettes et les
propos de société. » Hélas ! Napoléon I»"" s'est chargé de tout apprendre
à ses ennemis et aux héritiers de ses ennemis, la guerre, la politique,
la diplomatie, la science des faiblesses humaines, l'art de les exploiter,
de combiner la ruse avec les abus de la force et de mettre les moyens
LES MEMOIRES DU l'MNCE DE IIARDENBERG. 227
révolutionnaires au service d'une ambition dynastique, tout enfin jus-
qu'au parti qu'un habile Iiomme peut tirer « d'un tas de petites choses. »
Quand le bruit se répandit à la cour de Frédéric-Guillaume III que
Napoléon se proposait de restituer le Hanovre à l'Angleterre, la coupe
des amertumes déborda, et le 11 août, à la suite d'i-me dépêche reçue
de Paris, la mobilisation fut décidée. A la politique des tergiversations
succédait la politique des résolutions précipitées. La Prusse se croyait
prête, elle ne l'était pas. Les incapacités les plus notoires occupaient les
premiers postes, le désordre régnait dans toutes les têtes. Le président
Haenleiu écrivait à Hardenberg le 24 août : « Il faut pleurer sur tout
ce qu'on voit et ce qu'on entend, cela passe toute idée. » Le 17 sep-
tembre, le roi parlait de ses alliances à son ex-ministre des affaires
étrangères; il en était certain, plus que certain, et il comptait dans le
nombre l'alliance de la Grande-Bretagne, avec qui il était en guerre,
celle de l'Autriche, qui lui fit défaut, celle de la Piussie, qui n'était que
préparée; il ne reçut qu'après les batailles d'Auerstaedt et d'Iéna la ré-
ponse à la lettre par laquelle il avait demandé 60,000 hommes à l'em-
pereur Alexandre. Le 26 septembre, il écrivit de Naumburg à Napoléon
une fière et noble déclaration qui se terminait par ces mots : «Plaise au
ciel que nous puissions nous entendre sur des bases qui vous laissent
toute votre gloire, mais qui laissent aux autres peuples leur honneur et
qui fassent finir pour l'Europe cette fièvre de crainte et d'attente, au
milieu de laquelle personne ne peut compter sur l'avenir ni calculer ses
devc'irs. » Cette déclaration était conçue en des termes dont la franchise
pouvait paraître offensante, et pourtant Frédéric-Guillaume III nourris-
sait l'espoir que l'acte d'énergie qu'il venait de hasarder imposerait à
Napoléon, que ce terrible homme demanderait à ouvrir des négocia-
tions. L'aigle qui prend son vol pour fondre sur sa proie s'amuse-t-il à
négocier? A la vérité, le ministre de France à Berlin, Laforest, affirmait
que, quand les deux quartiers-généraux se seraient rapprochés, on
échangerait des explications qui arrêteraient tout. Lorsqu'il se présenta
au quartier prussien, il fut hébergé par le duc de Brunswick, qui le re-
çut chapeau bas et lui offrit l'hospitalité. Comme le roi, le généraUssime
de l'armée prussienne s'obstinait à ne pas désespérer de la paix; ils con-
naissaient bien peu et la situation et leur ennemi. Napoléon avait déjà
tiré du fourreau cette épée dont les rapidités déroutaient tous les calculs
et qui visait toujours au cœur.
Ne peut-on pas appliquer à la bataille d'Iéna la réflexion qu'inspirait
à M. Thiers le désastre de Sedan? Les grandes victoires qui décident en
quelques heures du sort d'un pays, disait-il un jour, sont remportées
moins par une armée sur une autre que par un gouvernement habile et
prévoyant sur un gouvernement aveugle et maladroit, qui joint les em-
portemens aux faiblesses.
G, Valbert.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
28 février 1877.
Qu'en sera-t-il de toutes les histoires qui courent le monde soir et
matin, de tous ces bruits qui se succèdent comme pour occuper les es-
prits impatiens dans cette phase nouvelle des affaires d'Orient? Un jour
c'est la Russie qui va passer le Pruth sans plus tarder, ou qui se dis-
pose à envahir l'empire ottoman par la frontière d'Asie : on compte les
corps d'armée, les bataillons, les sotnias de cosaques et les canons; on
connaît les plans de campagne, on sait le moment oh l'exécution com-
mencera. Un autre jour c'est la Porte qui doit envoyer un ultimatum
à la Russie pour lui demander de désarmer. Tantôt la rupture va être
poussée jusqu'au bout; tantôt les ambassadeurs vont revenir à Constan-
tinople, tout est sur le point de s'arranger au moyen de quelque com-
binaison proposée par l'Angleterre, à moins qu'une maladie du sultan
Abd-ul-Hamid et une révolution nouvelle en Turquie n'embrouillent
encore cet inextricable écheveau oriental. Ainsi en quelques heures, au
gré du télégraphe, ce grand agitateur du monde, on passe de la guerre
à la paix ou de la paix à la guerre, et en définitive ce n'est ni la guerre
ni la paix; c'est l'attente dans une situation où rien ne peut se décider
si vite et où les imaginations inventives suppléent à la réalité.
Tout ce qu'il y a de vrai et de précis se réduit à quelques faits. D'un
côté, la négociation directe engagée par la Turquie avec la Serbie et le
Monténégro semble toucher à un dénoûment favorable, et si même au
prix d'une prolongation d'armistice cette négociation réussit en effet,
c'est déjà un commencement de solution, un premier gage d'apaise-
ment. D'un autre côté, il y a toujours sans doute la difliculté la plus re-
doutable, celle des réformes, des garanties, qui ont été l'objet des ré-
centes délibérations de l'Europe à Constantinople, qui résument dans sa
gravité le problème oriental. Ce que la Russie en pense, elle l'a dit, elle
REVUE. — CHRONIQUE. 229
l'a du moins laissé entendre par la circulaire du prince Gortchakof.
L'Angleterre, elle aussi, n'a point tardé à exprimer son opinion dans les
débats de son parlement; elle l'a développée avec ampleur, sans subter-
fuge, par les explications nouvelles de lord Derby répondant au duc
d'Argyll aussi bien que par un habile discours du ministre de la guerre,
M. Gathorne Hardy. A son tour, l'empereur Guillaume, en ouvrant ces
jours derniers le Reichslag à Berlin, s'est étudié tout à la fois à réser-
ver la politique de TAUemagne et à témoigner une certaine confiance
dans le maintien de la paix continentale, « alors même que ne se réa-
liserait pas l'espérance de voir la Porte exécuter de sa propre initiative
les réformes que la conférence a reconnu être un besoin européen... »
Au fond, ce qui résulte de toutes ces manifestations récentes, égale-
ment sérieuses, quelles que soient les nuances de langage, c'est que
l'accord formé à Constantinople survit à la conférence comme la garan-
tie la plus précieuse; jusqu'ici, il reste intact. La question est maintenant
de savoir comment on l'interprète, comment on veut en poursuivre l'ap-
plication, quelles conséquences les diverses politiques prétendent dé-
gager de cette rassurante communauté de vues, et c'est là évidemment
l'objet nouveau du travail de négociation engagé aujourd'hui entre les
puissances dans l'intérêt de la paix européenne, pendant que la Porte
négocie sa paix particulière avec la Serbie et le Monténégro. Ces deux
ordres de faits se déroulent parallèlement; ils se lient , selon l'expres-
sion de l'empereur Guillaume. Résumons cette situation au point où
elle est arrivée. La paix avec la Serbie et le Monténégro, si elle est dé-
finitivement conclue, c'est le premier pas; le second pas, c'est l'entente
maintenue, organisée, fortifiée entre les puissances dans l'intérêt de ce
programme de réformes et de garanties représenté comme une condi-
tion de la paix européenne par une amélioration sérieuse de l'état de
l'Orient.
Le double but est précisé et reconnu ; il se dégage de cette laborieuse
histoire qui va de péripétie en péripétie depuis plus d'une année. Quels
seront les meilleurs moyens pour l'atteindre? En d'autres termes quelle
est la forme la plus efficace sous laquelle se manifestera et s'exercera
cet accord européen auquel les grands gouvernemens attachent un juste
prix, qu'ils se préoccupent de maintenir après l'avoir créé? Voilà toute
la question, et puisqu'on s'est entendu sur le principe de cet accord,
pourquoi ne continuerait-on pas à s'entendre sur les moyens d'exécu-
tion? Qu'on le remarque bien, dans une affaire dont le péril est dans ce
qu'elle a d'immense et de vague, tout est à combiner, à mesurer, si l'on
veut tenir compte des intérêts divers qui sont en jeu, que la diplomatie
a réunis dans ses programmes. On veut assurer aux populations orien-
tales les bienfaits de la civilisation, la sécurité de leur foi, de leur vie,
de leurs intérêts; mais en même temps on veut maintenir la paix euro-
230 REVUE DES DEUX MONDES.
péenne. Évidemment, pour rester dans le programme, la première con-
diti-on est de ne pas se méprendre, de savoir ce qu'on veut et ce qu'on
doit éviter, jusqu'où l'on peut aller ensemble.
En réalité, il n'y a pas mille moyens, il n'y en a que deux, coerci-
tion matérielle à l'égard de l'empire ottoman ou une intervention mo-
rale fortement organisée, incessamment active, pesant sur la Turquie
de tout le poids de l'Europe. La coercition, c'est la guerre. Il y a long-
temps que, dans des circonstances analogues, toujours à propos de l'em-
pire ottoman, le prince de Metternich écrivait : « Tout ce qu'à Saint-
Pétersbourg on s'est plu dans ces derniers temps à désigner sous le
nom illusoire de mesures coercilives à employer contre les Turcs n'est,
au jugement de notre cour, que la guerre, n Et cette coercition qui est
la guerre, comment s'exercera-t-elle? Si elle prend la forme d'une in-
tervention collective de l'Europe, il n'y a pas à s'y tromper, c'est la
question d'Orient dans toute sa gravité; c'est le commencement du par-
tage, c'est l'impossibilité de s'entendre à un moment donné, c'est la
confusion inévitable, et, par la fatalité d'une fausse politique, on aurait
compromis pour longtemps la paix européenne sans avoir amélioré le
sort des populations chrétiennes. Alors éclaterait au milieu de tous les
conflits la vérité de ces paroles de lord Wellington, dont les politiques
anglais ont si souvent reproduit le sens, que M. Gathorne Hardy citait
dans la chambre des communes en les empruntant aux dépêches du
vieux duc récemment publiées : « L'empire ottoman existe, non pour
le bénéfice des Turcs, mais de l'Europe, non pour conserver les maho-
métans au pouvoir, mais pour sauver les chrétiens d'une guerre dont ni
l'objet ne pourrait être défini, ni l'étendue prévue, ni la durée calcu-
lée... » L'intervention commencerait par la bonne intelligence, par la
paix entre les puissances, c'est possible, quoique difficile à admettre;
elle finirait fatalement par placer en présence tous les intérêts, même,
si l'on veut, toutes les ambitions, sur un terrain contesté, dans des
provinces dont il y aurait à disposer, autour d'une question qui resterait
plus que jamais livrée à tous les hasards, qui réveillerait bien d'autres
questions.
Est-ce par l'intervention de la Russie seule, avec la délégation ou le
consentement tacite de l'Europe, que la coercition pourrait s'exercer
utilement? La Russie n'a point encore visiblement renoncé à cette poli-
tique; elle garde cette pensée et elle s'est mise en mesure de l'exécu-
ter. Depuis quelques mois, elle a fait un effort considérable, coûteux,
onéreux à ses finances, à son industrie et à son commerce, pour ras-
sembler une armée nombreuse en Asie et sur les frontières du Pruth.
Si cette armée n'a pas reçu le signal du départ à jour et à heure fixes,
comme on le dit légèrement, elle peut entrer en campagne. Si elle ren-
contre des difficultés, elle les surmontera. Les résistances que les Turcs
REVUE. — CHRONIQUE. 231
lui opposeront, elle les vaincra par les armes : soit, nous admettons
tout; mais qui ne voit que la Russie n'aura ni délégation ni consente-
ment de l'Europe pour une intervention , que le danger n'est que dé-
placé ou localisé, qu'il reste toujours menaçant sous une autre forme?
C'est l'imprévu qui commence pour l'Orient comme pour l'Occident. La
Russie est-elle maîtresse des événemens dont son entrée en campagne
pourra devenir le signal? Si elle cède à la fascination de la victoire, si
elle s'avance au-delà de ce qu'elle prévoit elle-même, nécessairement
tout est ébranlé, toutes les politiques sont dans l'inquiétude si ce n'est
sous les armes, la paix est à la merci d'un incident. Si la Russie s'ar-
rête spontanément après ses premiers succès, si elle se borne à quelque
traité imposé par la victoire , à des réformes et des garanties souscrites
par des vaincus, elle aura risqué beaucoup, elle aura sacrifié des vies
humaines et de l'argent pour ne recueillir que des fruits médiocres, tout
au moins disproportionnés avec l'effort qu'elle aura fait. Elle aura exposé
la paix européenne : en quoi une campagne heureuse couronnée par
une victoire d'orgueil militaire, payée de quelques avantages person-
nels, aura-t-elle réformé l'administration ottomane et assuré d'une
manière tlEcace la condition des chrétiens? La Russie se trouvera dans
l'alternative de laisser une œuvre inachevée en se retirant après ses
succès ou d'être conduite à des occupations indéfinies qui raviveront
tous les périls. Ici encore le double but qu'on se propose n'est point cer-
tainement atteint. Ce n'est pas une solution. La Russie elle-même en y
réfléchissant comprendra qu'une coercition exercée par elle seule sous
l'œil d'une Europe inquiète et défiante ne peut la conduire qu'à un ré-
sultat douteux ou périlleux.
Il n'y a donc, à l'heure sans doute décisive où nous sommes, qu'une
combinaison possible, rassurante, faite pour concilier tous les intérêts,
le maintien de l'acoord établi à Constantinople, l'intervention ou, si l'on
veut, la coercition morale persévérante, poursuivie avec toute l'autorité
d'une action collective. C'est uniquement cette action morale que la di-
plomatie travaille maintenant à organiser dans ses négociations avec
Saint-Pétersbourg, car c'est à Saint-Pétersbourg que tout doit visible-
ment se décider, et, avant de répondre officiellement à la circulaire du
prince Gortchakof, les cabinets ont voulu, selon toute apparence, pré-
parer la solution qui sera adoptée en commun. La Russie est heureuse-
ment dans des conditions où elle peut prendre un parti en toute liberté.
Malgré une imposante démonstration de puissance militaire, elle n'est
point engagée, elle n'a point à craindre de paraître reculer, elle n'a
essuyé aucun échec personnel; elle a confondu sa politique avec celle des
autres puissances, et eût-elle à tempérer ou à diminuer ses armemens
dans une situation nouvelle, elle ne le ferait que de son propre mouve-
ment, dans le sentiment de sa force, pour rester dans les limites d'un
système d'action concerté par l'Europe. S'il y a quelque satisfaction à
232 REVUE DES DEUX MONDES.
donner à ses vœux, à ses idées, les cabinets n'hésiteront certainement
pas. On prétend que quelqu'un disait récemment à lord Beaconsfîeld
qu'il fallait faire à la Russie un pont doré, et lord BeaconsQeld aurait
répondu aussitôt qu'il fallait lui faire un pont d'or, puis il aurait ajouté,
en souriaut, qu'il fallait lui faire uw pont de diamant. Le pont de dia-
mant qu'on peut ménager à la Russie, sans calcul et sans arrière-pen-
sée , c'est de coucourir avec elle à une œuvre sérieuse en Orient sans
compromettre la paix de l'Occident.
Ce que la Russie désire, après tout, les autres gouvernemens le dé-
sirent comme elle. En déclarant en commun, dans une conférence, la
nécessité d'améliorations réelles et de garanties en faveur de ces amé-
liorations, on a gardé le choix des moyens, de l'heure ; on ne s'est pas
prononcé sur ce point, et il est clair que si la Porte, usant de cette « ini-
tiative propre,)) dont parlait récemment l'empereur d'Allemagne, se
décidait à mettre sérieusement la main aux réformes qu'on lui a de-
mandées, il n'y aurait aucune raison pour les lui imposer par la force,
pour substituer à son action indépendante une coercition matérielle
exercée soit au nom de l'Europe, soit au nom d'une seule puissance.
C'est là toute la question , c'est ce qui laisse une certaine latitude aux
résolutions de l'Europe. Ce qu'on lui demande en effet, la Turquie té-
moigne la volonté de l'accomplir. Elle est engagée dans un vaste travail
de réorganisation, de réforme intérieure s'étendant à tout l'empire et
dépassant ce que réclame la diplomatie, La chute du dernier grand-
vizir, Midhat-Pacha, bien que préparée par des intrigues de sérail, ne
paraît pas se lier à quelque réaction préméditée contre l'œuvre réfor-
matrice. La constitution qui a été proclamée subsiste, et on parle tou-
jours de la réunion prochaine d'un parlement à Constantinople. Le mal
profond de l'empire est avoué, il y a un désir évident, quoique peut-
être assez vague, de chercher le salut dans une politique nouvelle;
qu'on laisse du moins à la Porte le temps de démontrer sa bonne vo-
lonté ou son irrémédiable impuissance.
Certes la Turquie a trop mérité les défiances, les sévérités dont elle
est l'objet; mais enfin il ne faudrait pas lui créer des conditions im-
possibles, lui demander des réformes et en même temps la placer dans
une situation violente, sous le coup d'une exécution militaire, toujours
menaçante. — On peut laisser à la Turquie des mois et des années,
dira-t-on, elle ne fera rien de plus que ce qu'elle a toujours fait; ce sera
du temps perdu, c'est une illusion de se fier aux promesses turques
mille fois renouvelées, mille fois démenties. C'est possible; il y a mal-
heureusement une autre illusion, une double illusion, c'est de croire
que ce qui est déjà difficile par la paix deviendrait facile par la guerre,
qu'on peut aller conquérir des améliorations pour les chrétiens les
armes à la main, — ou bien encore de supposer que ces améliorations
nécessaires, désirables, destinées à réparer des maux séculaires, peuvent
REVUE. — CHRONIQUE. "233
être accomplies en un jour par la magie d'une décision de conférence
ou d'une coercition matérielle. Elles ne peuvent au contraire se réaliser
efficacement que dans le calme, avec un peu de temps, et c'est là que
l'influence active, pressante de l'Europe peut avoir ses effets salutaires
en aidant la Turquie, sinon pour la Turquie elle-même, du moins dans
UH intérêt universel, dont l'intégrité de l'empire ottoman reste la ga-
rantie. La guerre précipiterait la dissolution, cela n'est point douteux;
l'action morale, diplomatique, n'est point infaillible assurément; elle
peut, dans tous les cas, adoucir le mal, tempérer ou ajourner indéfini-
ment les crises, et ce résultatjVaut bien que les gouvernemens de l'Eu-
rope y mettent toute leur prudence, même de la longanimité, qu'ils ne
se hâtent pas d'ouvrir ce grand vide oii peuvent disparaître pour long-
temps la paix et la sécurité du monde!
Tandis que ces questions agitent l'Europe et tiennent tout en suspens,
la vie intérieure de la France, il faut l'avouer, n'a point l'éclat qu'elle
a eu dans d'autre temps; elle est même réellement assez peu active, et
l'activité qui se déploie par instans dans notre monde politique res-
semble à de la confusion. Nos chambres, sagement réservées sur les
affaires extérieures, prennent leur revanche dans nos affaires législa-
tives, par toute sorte de petites choses; elles multiplient les abroga-
tions de lois, les propositions souvent aussi intempestives que mal cal-
culées; c'est ce qu'on appelle toujours faire les réformes que la France
attend, et le plus curieux est que, lorsqu'il arrive au sénat d'arrêter
au passage un de ces projets improvisés par la seconde chambre, on
se hâte de crier contre le sénat, qui décidément empêche tout, qui re-
pousse systématiquement toutes les innovations qu'on lui soumet! Quelle
est aujourd'iîui, nous le demandons, l'opportunité d'une proposition
ayant pour objet de réformer une des dispositions essentielles de nos lois
militaires, de substituer le service de trois ans au service de cinq ans
établi par la législation de 1872? Cette proposition, présentée déjà dans
la session dernière il y a six mois et repoussée par la chambre, a été
récemment reproduite comme s'il y avait une urgence extrême, et cette
fois elle a été prise en considération, malgré l'opposition de quelques
députés plus prudens, plus avisés que les autres. Que dans tout ce tra-
vail confus et décousu que poursuit une commission passablement inex-
périmentée sur les affaires de la presse on se laisse aller à des fantaisies,
c'est un désordre sans doute, ce n'est pas d'une gravité démesurée. Il
n'en est plus de même lorsqu'il s'agit de notre reconstitution militaire,
de ce qui est, à vrai dire, le fondement de cette reconstitution. Ici tout
est grave parce que tout peut avoir des conséquences désastreuses.
Ainsi voilà une loi de la première importance qui ne date que de
cinq ans. Elle entraîne nécessairement toute une organisation engagée
pour ainsi dire sur le principe du service de cinq ans. Elle est en
pleine exécution, elle n'a point eu encore le temps d'avoir tous ses
234 REVUE DES DEUX MONDES.
effets. Sans doute elle peut avoir des parties défectueuses par elles-
mêmes ou par l'épreuve qui en a été faite. Il est certain notamment
que le volontariat d'un an n'a pas été appliqué avec une intelligence
complète de l'institution. C'est une fausse application à rectifier. D'au-
tres dispositions peuvent demander aussi une exécution mieux enten-
due; mais enfin cette loi de 1872 longuement étudiée, mûrement votée,
reste le principal ressort de notre organisation militaire. Avant même
qu'elle soit suffisamment éprouvée cependant, on propose delà changer!
On ne réfléchit pas que, cette loi laissât-elle à désirer sous quelques
rapports, elle vaudrait mieux qu'une perpétuelle mobilité, que, si la
proposition récente était adoptée, il faudrait nécessairement tout re-
commencer dans d'autres conditions. Ce n'est sans doute encore qu'une
prise en considération qui n'implique en aucune façon heureusement
une adoption définitive. Il n'est pas moins vrai qu'une commission va
être nommée, que toutes les discussions vont se renouveler, et pendant
quelque temps notre organisation militaire se trouvera mise en doute
dans un de ses principes essentiels. Voilà le danger, et ce qu'il y a de
plus étrange, c'est que, si le gouvernement ne s'est pas prêté à cette
prise en considération, il ne s'y est point opposé, sous le singulier pré-
texte de témoigner sa déférence à la chambre. On nous permettra de le
dire, la vraie déférence qu'un gouvernement doit à une assemblée inex-
périmentée, c'est de ne pas la laisser sans direction et de l'arrêter quand
elle va se livrer à une imprudente fantaisie.
La politique est un champ de bataille : c'est peut-être, sans parler
de l'occasion, ce qui avait tenté, à une époque déjà ancienne, un
homme que la mort vient d'enlever au monde parlementaire et qui
avait passé une partie de sa vie dans des luttes d'un autre genre, qui
s'était recommandé au pays par ses services dans une autre carrière.
Le général Changarnier s'est éteint tout récemment plein de jours à sa
quatre-vingt-quatrième année. Malgré le poids de l'âge et bien des cir-
constances contraires, c'était encore une figure. Avec sa tenue soignée,
ses manières qui se ressentaient du commandement, son allure ferme et
droite, ce vieillard, qui se raidissait contre les ans, représentait tout un
passé voyageant chaque jour sur le chemin de Versailles.
Le général Changarnier était à la fois un des aînés et un des derniers
survivans de cette génération d'africains qui se formait autrefois sous
l'illustre maréchal Bugeaud, qui a compté les Lamoricière, les Cavai-
gnac, les Bedeau, les Duvivier. Gomme ceux-ci, il avait grandi dans cette
guerre d'Afrique, il avait eu son jour légendaire à la retraite de Con-
stantine, il avait conquis sa renommée par tous les dons supérieurs de
Faction et du commandement. Comme ses brillans émules, il avait été
aussi fatalement attiré dans la politique en 18/t8, et un moment même,
durant cette période agitée, sous la présidence napoléonienne, il avait
été presque l'espoir du parlement contre le futur empereur. 11 s'était
BEVUE. — CHRONIQUE. 335
fait dans son poste de gouverneur militaire de Paris un rôle assez con-
sidérable pour que sa destitution fût une crise des plus graves et devînt
comme un signe des événemens prochains. Ni Changarnier, ni Cavai-
gnac, ni bien d'autres ne pouvaient arrêter le torrent des choses. L'hon-
neur de ces vaillans soldats engagés dans des camps politiques différens
avait été de disparaître ensemble avec les libertés du pays et de sup-
porter avec dignité la mauvaise fortune. Exilé par le coup d'état de dé-
cembre 1851, rentré en France vers 1859, le général Changarnier n'a-
vait rien fait pour adoucir les rigueurs et moins encore pour retrouver
les faveurs de l'empire. Un jour seulement, aux approches de la guerre
de 1870, il avait senti se réveiller son ardeur militaire; il avait tout ou-
blié et il était accouru à Paris pour redemander une place dans cette
armée qui allait combattre. U avait été poliment évincé; aux premiers
désastres, malgré les refus officiels, il n'avait point hésité à partir pour
Metz, et, sans y être obligé, à soixante-dix-huit ans, il avait tenu à par-
tager jusqu'au bout les épreuves, le malheur de cette armée victime de
l'incapacité et des intrigues d'une coupable ambition.
Lorsqu'à la fin de la guerre il avait été envoyé par quatre départemens
à celte assemblée souveraine de Bordeaux et de Versailles chargée d'ar-
racher la France au gouffre où elle menaçait de disparriître , il s'était
flatté peut-être de reprendre un rôle politique comme en 18Zi9. H avait
ses illusions et une certaine confiance en lui-même que l'âge ne dé-
courageait pas. Il s'est mépris sans doute sur ce qu'il pouvait et sur ce
que les circonstances permettaient. C'était sa faiblesse : il n'est pas
moins resté pour tous, dans le nouveau sénat comme dans la dernière
assemblée, l'homme illustré par d'anciens services, dévoué avant tout
au pays, préoccupé, o.u milieu des luttes politiques, de la réorganisation
militaire de la France, et portant dans l'étude de ces questions le sen-
timent du devoir inviolable du soldat. U représentait la vieille armée
devant notre jeune armée, et il a eu en toute justice ses obsèques de
vétéran aux Invalides avant d'aller reposer dans sa terre natale d'Au-
tun. Par ces funérailles exceptionnelles, auxquelles ont assisté M. le
maréchal de Mac-Mahon et les principaux ministres, on a voulu honorer
le vieux capitaine devenu par surcroît un sénateur inamovible de la ré-
publique; on a eu raison. Et maintenant c'est au sénat, puisque le sé-
nat est le grand électeur des inamovibles, de donner au général Chan-
garnier un successeur qui soit un allié de plus pour la bonne politique,
pour la politique modérée et prudente dont la France a besoin plus que
jamais.
Ce serait sans doute s'exposer à des confusions ou prendre des mi-
rages pour des réalités que de chercher trop d'analogie entre ce qui se
passe à Versailles et ce qui se passe à Rome. Toujours est-il cependant
que le ministère italien, avec son parlement aux couleurs ardentes, avec
sa majorité de gauche, se trouve dans une situation qui n'est point sans
236 REVUE DES DEUX MONDES,
quelque ressemblance avec celle de notre ministère. En Italie comme
en France, ce n'est pas tout de gagner des victoires de scrutin, d'ar-
river au pouvoir; il s'agit le lendemain de réaliser les programmes de
réformes, de contenir les impatiens sans trop les décourager, de satis-
faire les ambitions et de donner des places sans tout désorganiser, de
maintenir une certaine cohésion dans cet amalgame de partis ou de
fractions de partis dont se compose une majorité qui la veille était une
opposition. Ce n'est pas plus facile de l'autre côté des Alpes que de ce
côté; le président du conseil italien, M. Depretis, en fait aujourd'hui
l'expérience, et le ministre de l'intérieur lui-même, M. Nicotera, n'est
point sans avoir ses embarras dans son propre camp.
Le chef du cabinet, Piémontais de caractère et de tempérament,
garde son calme, il ne se hâte pas ; il développera dans quelques jours
ses plans financiers impatiemment attendus sur les modifications d'im-
pôts, sur les chemins de fer, sur le cours forcé. Pour le moment, il
temporise, il convie les députés de la gauche à des conférences, il né-
gocie avec eux, il les raisonne et il n'est pas sûr de les retenir jusqu'au
bout dans la discipline. M. Nicotera, le Napolitain, le mazzinien d'au-
trefois, serré de plus près par ses anciens adversaires de la droite aussi
bien que par ses anciens amis de la gauche, qui commencent à le
trouver trop modéré, s'emporte par instaus contre les accusations et les
railleries qui le poursuivent. Au demeurant, c'est une situation indé-
cise, tout au moins mal garantie, et la question est de savoir si un jour
ou l'autre, sur un incident imprévu, sur un de ces projets financiers
qui sont en perspective, cette majorité, en apparence si forte, ne se
dissoudra pas. On n'en est point là, il est vrai; le cabinet Depretis, avec
un peu de résolution ou d'habileté, peut détourner le danger, et les an-
ciens modérés libéraux si gravement éprouves dans les élections der-
nières ne semblent pas avoir regagné encore assez de terrain pour être
en position de profiter immédiatement des divisions ou des fautes de
leurs adversaires. L'expérience du gouvernement de la gauche continue
au-delà des Alpes; mais ce n'est plus de cela qu'il s'agit : l'intérêt du-
moment en Italie est moins dans ces affaires de parlement et de majo-
rité, quelque sérieuses qu'elles soient, que dans ce livre nouveau, d'un
accent si vif, récemment publié par le général de La Marmora, sous ce
titre : I segreti di stato nel governo coustituzionale. Cette publication a
déjà retenti en Europe : elle est d'autant plus curieuse, d'autant plus in-
structive qu'elle n'est qu'un incident d'une lutte assez grave, et que par
son caractère, par les positions qu'il a occupées, le général de La iMar-
mora donne une autorité particulière à tout ce qu'il fait.
A vrai dire, ce livre lui-même a son histoire, il n'est que la suite de
cet autre ouvrage. Un po' piu di luce, que le général de La Marmora
publiait il y a quelques années, en 1873, et où, lui l'ancien président
du conseil de 18GG, il dévoilait hardiment le mystère des événemens de
REVUE. — CHRONIQUE. 237
cette année décisive. Ces révélations saisissantes ont eu le don de pro-
voquer de la part de M. de Bismarck des déchaînemens de colère, et
par contre-coup elles ont pu créer des embarras au cabinet italien, qui
s'est trouvé exposé aux récriminations, aux réclamations impérieuses
du chancelier allemand. Comment se tirer de là? Le cabinet italien de
1873, cela va sans dire, a désavoué et désapprouvé le grand coupable,
le livre révélateur; mais il ne s'en est pas tenu à cette désapprobation
toute naturelle, il a fait inscrire dans un nouveau code pénal soumis
encore à la chambre des députés de Rome un article qui punit d'une
façon spéciale les divulgations de papiers d'état et qui ressemble à une
satisfaction promise au tout -puissant ministre de l'Allemagne. Voilà
justement l'origine de ce livre nouveau où le général de La Marmora
relève le défi et accepte la lutte sur tous les points, sur les accusations
dont il a été l'objet en Allemagne, sur le désaveu qui lui a été infligé
par le cabinet de Rome, sur l'article du code pénal nouveau dont ses ré-
vélations ont été l'occasion. Contre les restrictions nouvelles offertes aux
ressentimens allemands, l'illustre vétéran de l'indépendance italienne
s'arme de toutes les garanties constitutionnelles, du principe de la res-
ponsabilité ministérielle, qui implique pour les ministres le droit de se
défendre, de la dignité nationale offensée par un article du code pénal
qui ne serait qu'une concession à une influence étrangère, et chemin
faisant il a encore plus d'une anecdote piquante.
Assurément, par l'extension qu'il donne au droit de divulguer les
mystères de la diplomatie, le général de La Marmora soulève des ques-
tions délicates que nous voudrions réserver. Ce droit, dans sa pensée,
a sans doute des limites, et ne peut s'exercer que sur des faits accom-
plis; mais à quel moment ces faits sont-ils accomplis? Jusqu'à quel
point les divulgations trop promptes ou trop complètes sont-elles ou ne
sont-elles pas de nature à réagir sur les relations entre les gouverne-
mens, sur les événemens qui se succèdent et s'enchevêtrent? Évidem-
ment il y a une mesure qui peut se resserrer ou s'élargir selon les cir-
constances, surtout selon la situation d'un pays. Gela dit, il y a dans
ces pages un tel accent d'honnêteté et de libéralisme, une si généreuse
confiance dans la vertu de la publicité, qu'on ne peut avoir que du res-
pect pour cet ancien président du conseil qui, après tout, dans son der-
nier livre comme dans le premier, n'a fait que se défendre contre les
diffamations allemandes en disant : Voilà la vérité ! voilà ce qui s'est
passé à Berlin, à Florence, à Paris.
Chose curieuse cependant, le général de La Marmora a eu long-
temps la fortune d'être attaqué ou raillé dans son pays pour ses préfé-
rences prussiennes; on rappelait prussamane comme on appelait Cavour
anglomane. C'est lui qui a noué l'alliance de l'Italie et de la Prusse en
1866, et qui, à un moment donné, même pour la cession de la Vénétie,
a refusé de se dégager vis-à-vis de Berlin , sous prétexte que c'était
238 REVUE DES DEUX MONDES.
« une question d'honneur et de loyauté. » A peine les victoires prus-
siennes ont-elles été assurées, c'est La Marmora qui est signalé à Berlin,
sur un mot d'ordre mystérieux, comme ayant trahi l'alliance de 1866,
comme le grand ennemi! C'est lui qui est devenu la bête noire des Alle-
mands et de M. de Bismarck; c'est contre lui qu'on propose à Rome des
lois répressives destinées à apaiser l'Allemagne! Et, d'un autre côté,
dans les partis italiens, quel est celui qui s'est montré le plus acerbe
contre le général de La Marmora, le plus favorable aux prohibitions, aux
restrictions de publicité? C'est la gauche aujourd'hui régnante. Le livre
des Segreti cli stato aura-t-il assez d'influence pour suspendre le vote
de l'article nouveau du code pénal italien dans la chambre des députés
de Rome? 11 y a dans tous les cas un phénomène contemporain qui
donne singulièrement raison au général de La Marmora. Pendant qu'on
discute sur les « secrets d'état » et sur les manières de réprimer les
divulgations, ces secrets s'échappent sans cesse. Depuis trente ans, les
révélations se sont succédé tantôt en Angleterre, tantôt en France, tan-
tôt en Italie, et M. de Bismarck n'a pas été le dernier à se les permettre
quand il s'y est cru intéressé. En ce moment même, tandis que paraît
le nouveau livre du général de La Marmora, on met au jour en Italie
un rapport secret que M. Nigra adressait en 1866 au prince de Garignan
exerçant la régence pendant que le roi était à la tête de l'armée, et ce
rapport, assurément remarquable, dévoile une fois de plus les confu-
sions, les défaillances de la politique napoléonienne à cette époque.
On a beau faire, la lumière éclate un jour ou l'autre. Ces révélations
sont souvent un abus sans douté, elles créent des embarras aux gou-
vernemens, et la difficulté est de les prévenir ou de les réprimer. La
seule compensation, le général de La Marmora l'indique avec une con-
fiance digne d'être partagée : c'est que désormais, au temps où nous
vivons, la crainte d'une publicité toujours possible reste une garantie
d'honneur dans les relations des peuples et le frein salutaire des mi-
nistres qui seraient tentés de mettre la main à des combinaisons ina-
vouables, à de mauvaises actions diplomatiques. Ce n'est pas en s'inspi-
rant de ces sentimens que l'Italie nouvelle risque de s'égarer.
Les États-Unis touchent donc au moment où la question présidentielle
va être réglée, où toutes les difficultés de cette élection laborieuse, obs-
cure et si violemment disputée, vont être résolues. La principale de ces
difficultés, on le sait, était dans l'appréciation des votes émis dans quatre
états, la Floride, la Louisiane, la Caroline du sud et l'Orégon. A qui ap-
partiendraient ces votes? Chaque parti les revendiquait pour son candi-
dat. Une commission d'arbitrage, composée de cinq sénateurs, cinq re-
présentans et cinq membres de la cour suprême, a été nommée pour
trancher le différend, et cette commission est arrivée, non sans peine,
au bout de son œuvre. C'est le candidat démocrate, M. Tilden, qui a eu
la mauvaise chance; s'il n'a pas perdu de terrain, il n'en a pas gagné,
REVUE. — ClIUONIQUE. 239
il lui manquait une voix! Tous ces suffrages contestés ont été attribués au
candidat républicain, M. llayes, qui arrive ainsi au chiffre voulu; mais
à quel prix ce résultat est-il acquis? M. Hayes atteint bien strictement
le chiffre légal, 185 voix, et, bien que la décision des arbitres ne soit pas
probablement mise en doute, il est impossible d'oublier que la plupart
de ces suffrages, dont profite le candidat républicain, ont été arrachés par
la violence dans des états oii de prétendus gouvernemens républicains
ne se soutiennent que par la force. Cela est si vrai qu'on commence à
voir le danger, et que le cabinet de Washington a menacé de ne plus
mettre les armes fédérales au service de ces déplorables gouvernemens.
C'est donc dans des conditions passablement précaires et difficiles que
M. Hayes va arriver au pouvoir, et si, comme on le dit, il a témoigné
l'intention de suivre une politique conciliante, il ne peut certes mieux
faire en présence du parti démocrate redevenu depuis quelques années
assez puissant pour balancer, à une voix près, l'ascendant du parti ré-
publicain. 185 contre 184! Encore, si on comptait les suffrages émis au
premier degré, la victoire resterait-elle au candidat démocrate. Les États-
Unis vont avoir un président élu à une voix de majorité, comme la France
a eu sa constitution présente à la majorité d'une voix. C'est peut-être
assez pour commencer, ce ne serait pas suffisant si l'habileté et la pru-
dence ne venaient achever une victoire si modeste et si difficilement
obtenue. ch. de mazade.
HUloire de la Floride française, par M. Pa-ul Gaffarel, Paris, Didot.
L'histoire de la géographie est une branche intéressante de la science :
suivre le progrès des connaissances humaines concernant cette planète
que nous habitons, depuis les frayeurs légendaires des antiques voyages,
depuis les premières audaces des hommes à la triple ceinture d'airain,
jusqu'aux dévoùmens éclairés de nos modernes explorateurs dans le
centre de l'Afrique, c'est se donner le beau et fortifiant spectacle de ce
que peut l'intelUgence contre les obstacles de la nature aveugle. Suivre
en particulier l'histoire des colonisations modernes, s'attacher plus spé-
cialement encore à celle de la colonisation française, redire ce que nous
avons autrefois, dans cette noble carrière, dépensé de mâle énergie,
d'intrépide bravoure, d'intelligens efforts, mais aussi de fautes diverses,
c'est faire en même temps une étude politique et morale, c'est surtout
donner à notre pays un utile conseil et le rappeler vers de grands des-
seins dont jadis l'ont éloigné des passions et des erreurs qui ne sont
plus de notre temps. Dans l'une et l'autre de ces deux voies scientifi-
ques, M. Paul Gaffarel a pris une bonne position en publiant d'abord, il
y a peu d'années, une curieuse Élude sur les rapports de 'l'Amérique et
de l'ancien continent avant Christophe Colomb, en donnant ensuite une
complète histoire de nos établissemens floridiens pendant le xvi* siècle.
240 REVUE DES DEUX MONDES.
Au moment où commence la triste période de nos guerres religieuses,
quand la marine française a perdu son éclat du temps de François I",
quand nos mœurs plient sous le poids de la corruption italienne, quand
la prépondérance espagnole nous étouffe de toutes parts, un grand pa-
triote, Gaspard de Coligny, ouvre à la France le secret d'une grandeur
nouvelle : nos manet Oceamis; arva, beata petamus arva. Les noms de
Jean Ribaut, de René de Laudonnière, du sieur de Forquevaulx, du
charpentier dieppois Nicolas Le Challeux, de l'héroïque De Gourgues,
figurent très honorablement auprès du sien. M. Paul Gaffarel a raconté
leurs diverses expéditions simplement, avec précision et clarté, en met-
tant sous les yeux de son lecteur les cartes nécessaires. Il a fait quel-
que chose de plus : dans une seconde partie de son volume, il a réim-
primé soigneusement certaines relations originales devenues très rares.
Il y a même ajouté des narrations et des lettres inédites d'un réel in-
térêt. Nous citerons particulièrement les Lettres et papiers d'état du sieur
de Forquevaulx , que lui a offerts un manuscrit de la Bibliothèque na-
tionale, à Paris. Là sont réunies près de cinq cents pièces adressées par
Charles IX et Catherine de Médicis à leur ambassadeur en Espagne,
Raymond de Pavie, sieur de Forquevaulx, avec les réponses. Cinquante-
quatre de ces lettres se rapportent aux affaires floridienncs; trente-cinq
étaient entièrement inédites : M. Gaffarel nous les fait connaître. On
devine de quel puissant intérêt peuvent être de tels documens, dont le
style énergique et naïf respire encore toute l'ardeur de ces hommes du
xvi« siècle. Chacune de ces pages témoigne de l'esprit d'aventure , de
l'ardent patriotisme, de l'esprit d'indépendance politique et religieuse,
qui faisaient la forte vie de ces générations. Les fautes commises appa-
raissent en même temps, l'inconstance, la témérité, l'imprévoyance;
mais beaucoup de ces défauts venaient sans doute de l'inexpérience po-
litique. On ne croit plus aujourd'hui, comme le pensait encore Montes-
quieu, que « les princes ne doivent point songer à peupler de grands
pays par des colonies; » on n'estime plus que « l'effet ordinaire des co-
lonies soit d'affaiblir le pays d'où on les tire, sans peupler ceux où on
les envoie. » Voltaire ne presserait plus M. de Chauvelin de débarrasser
la France du Canada; nous n'aurions plus d'éloges pour Bonaparte ven-
dant la Louisiane aux États-Unis. A la parole fatale qui nous a coûté si
cher : « Périssent les colonies plutôt qu'un principe! » l'auteur de
VHistoire de la Floride souhaite à bon droit de voir notre temps sub-
stituer la ferme et saine résolution qui sacrifierait aux colonies bien des
utopies mauvaises et beaucoup de prétendus principes, a. geffroy.
Le direclew-gérant, G. Buloz.
LES BORGIA
L'histoire sera surtout le fait (Je notre siècle, si grand d'ailleurs
par les mouvemens intellectuels qu'il a poussés de tous côtés. Dès
le début, nous la voyons se mettre en campagne, escortée et suivie
d'une théorie de muses, de génies, issus d'elle ou s'y rattachant :
la poésie, la peinture, la musique, le roman et le drame, qui allè-
grement l'environnent et partent pour s'associer à ses travaux. Mais
ce ne sera là que le profit de la première étape ; bientôt la lassitude
gagne, drames et romans historiques restent en chemin, la musique
s'arrête épuisée, elle cependant continue sa marche. Dirai-je quelle
part magnifique revient à la France dans ce mouvement, citerai-je
tant de noms partout populaires? C'est une joie de voir jaillir du
sol national toute une floraison d'écrivains qui, de talens divers,
différant de manière et de style, tendent au même but : reconstruire
nos origines, rattacher le présent au passé et montrer l'intime
connexion de la France moderne avec son histoire, travail surtout
nécessaire au lendemain du xviii® siècle et de la révolution et qui
nous pouvons le dire, aura porté les plus beaux fruits et les plus
durables de la littérature contemporaine.
Le moyen âge décernait à ses grands saints de? sobriquets
mystiques, ainsi voudrait-on en user vis-à-vis de is illustres
pères de la réformation historique : l'un s' appelles u l'intuition,
l'autre la profondeur, celui-ci l'universelle intelligence, celui-là
l'objectivité, tel autre enfin la couleur et la vie même. Tandis que
les Anglais ont Macaulay, les Allemands ont Rànke, l'historien de la
papauté, dont les disciples peuplent l'Italie : à Rome, à Florence, à
Milan, à Ferrare, vous ne rencontrez qu'eux ; ils scrutent les papiers
d'état, déchiffrent les correspondances, fouillent les archives et
leur font raconter tout ce qu'elles savent et souvent même beau-
coup plus qu'elles n'en savent , car chacun a sa thèse en poche,
TOME XX. — 15 MARS 1877, 16
242 EEYUE D£S DEUX MONDES.
thèse parfois ingénieuse, mais toujours plus ou moins désagréable
au doux pays où fleurit l'oranger. Quand le Germain franchit les
Alpes, soyez sûrs que ce n'est jamais ni pour la gloire, ni pour le
salut de l'Italie, et ce que je ne me lasse pas d'admirer, c'est de
voir les Italiens se montrer si pleins d'accueil envers ces étrangers,
ces barbares qui les dénigrent, et ne respirer que sympathie à l'en-
droit de ces bons gros professeurs de Gôttingue et d'iéna venant
s'installer et s'attabler chez eux pour leur débiter tranquillement,
entre la poire et le fromage, qu'ils ne seront jamais une nation,
que l'unité de l'Italie est une idée contre laquelle tout son dévelop-
pement historique proteste, que Machiavel avait raison de rire au
nez de Veltori célébrant leur courage et leur patriotisme, et que
Dante disait des Florentins de son temps qu'une loi édictée en
octobre n'avait déjà plus de valeur à la mi-novembre!
L'ouvrage nouveau de M. Grégorovius sur Lucrèce Borgia se se-
rait bien gardé de contredire à cette tendance, non que la haine
de race ou de religion s'y affiche ouvertement; l'écrivain auquel
nous avons affaire est un habile et ne démasque point son jeu, il se
contente de narrer et place le vif de sa polémique dans les gestes
et les mœurs de ses personnages. Ici d'ailleurs le choix du sujet
en dit assez; « qu'il s'agisse du mythe ou de l'histoire, nous éprou-
vons, tous tant que nous sommes, je ne sais quel besoin de résu-
mer toutes les vertus comme tous les vices dans certaines person-
nalités typiques (1). »
D'accord, mais ces personnalités typiques, ne serait-ce pas mieux
de les oublier au fond du ténébreux abîme que de leur tendre la
perche pour les aider à remonter vers la lumière? à quoi M. Grégo-
rovius va nous répondre que ce qui constitue la vraie originalité
des Borgia, ce qui motive l'espèce d'intérêt hystérique qu'ils exci-
tent et leur succès à travers les âges, c'est justement ce fond de
christianisme duquel ils se détachent avec violence, comme un singe
noir velu sur un nimbe d'or. Supprimez l'horrible contraste, et le côté
démoniaque disparaît, et les Borgia reprennent la file des coquins
vulgaires. Or, comme il convient à sa thèse que les Borgia soient
la satire et la représentation vivante de l'église et qu'ils rendent
indispensable la venue de Luther, notre Allemand se délecte à nous
les peindre au naturel, et volontiers nous les ferait plus noirs qu'ils
ne sont, s'il y avait moyen de noircir le diable. Tout au plus,
M. Grégorovius éprouve-t-il une velléité de réhabilitation au sujet
de Lucrèce, qu'il appelle, non sans émotion, « une victime de
(1) Lucrezia Borgia nach Urkunden uncl Correspondenzen ihrer eigenen Zeit, von
Ferdinand Grégorovius, Stuttgart 1875. — Trad. eu français, Paris, 1876. Sandoz et
Fischbachcr.
LES EORGIA. 243
l'histoire, n D'un coup de poing bien appliqué, il renfonce dans sa
boîte à surprise l'épouvantail traditionnel ; la virago-poignard-et-
poison disparaît, et nous avons à sa place un second rôle de
tragédie, une confidente, une complice même au besoin, mais
rélément virtuel, génial enlevé, on ne nous laisse qu'une cire
molle que le crime pétrit à son effigie. La réhabilitation ne saurait
d'ailleurs porter que sur certains points fort restreints. On peut en
effet essayer de nous prouver que Lucrèce ne fut jamais une grande
empoisonneuse de facto, comme Locuste, par exemple, la Tofana
ou la marquise de Brinvilliers ; mais prétendre la disculper quant
à ses mœurs devient une tâche plus ingrate. A chaque instant, le
panégyriste trahit son embarras, et nous relèverions au passage des
argumens bien précieux. Ainsi, dans les élancemens d'estime qui
le travaillent, il recueillera toutes les dédicaces rimées en l'honneur
de la belle dame, et lorsqu'il vous aura fait assister à cet unanime
concert de louanges, il s'écriera d'un air triomphant: — A lire de
pareilles choses, peut-on, je le demande, admettre que les poètes
les eussent écrites, s'ils avaient jamais supposé que Lucrèce Borgia
fût coupable des crimes dont on l'accuse? — Or, ces poètes qu'un
historien appelle en témoignage, qui sont-ils? Bembo, les deux
Strozzi, des amoureux, Arioste, le plus plat, le plus effronté des
courtisans et le plus corrompu des hommes. Ouvrez son Roland
furieux et vous y apprendrez que Rome a donné le jour à deux
Lucrèce, mais que pour la beauté, comme pour la vertu, Rome
préfère la moderne à l'antique. Et ce sont de telles raisons qu'on
oppose, sans compter que l'auteur de ces jolis phébus était capable
de pousser le cynisme jusqu'à chanter une églogue à la gloire de
cet exécrable cardinal Hippolyte d'Esté qu'il s'agissait, lui aussi,
de réhabiliter d'un fratricide. Vrai chef-d'œuvre de poésie et de
moralité, cette églogue où l'assassin est peint de couleurs sédui-
santes et la victime barbouillée de suie, et qui renferme également
une enthousiaste apologie de Lucrèce, louée non point simplement
pour sa beauté, pour son esprit, pour ses bonnes œuvres, mais
pour son incomparable chasteté déjà célèbre dans le monde avant
sa venue ci Ferrare , c'est-à-dire sa chasteté au Vatican : objet
rare !
Le livre de M. Grégorovius apporte en somme peu de chose à la
discussion. Les faits qu'il nous donne sont connus de tous les esprits
familiers avec l'histoire de la renaissance italienne. Je ne sais rien
dans ce qu'il raconte qui ne soit dans les récens travaux publiés
en Allemagne sur Florence et sur Rome, et particulièrement dans le
troisième volume du grand ouvrage de M. de Reumont intitulé ;
Histoire de la ville de Rome, Pareille remarque peut se faire à
2iA REVUE DES DEUX MONDES.
l'endroit d'un écrit apologétique de M. Cappelletti (j), lequel à son
tour ne contient rien qui ne soit dans Grégorovius. A vrai dire, ce
serait même là moins un livre qu'une manière de conférence sur
Lucrèce Borgia, inspirée par l'ouvrage delV illustre Grégorovius, et
très agréablement assaisonnée d'une pointe de pittoresque. L'auteur
parcourt l'Italie en évoquant sur sa route les souvenirs mélancoli-
ques du passé. Arrivé à la station de Ferrare, il visite l'hôpital de
Sainte-Anne, donne un pleur à l'infortuné poète qui l'habita, puis
se rend au palais des ducs d'Esté, non sans avoir, chemin faisant,
semé quelques lieux-communs sur les misères du temps et la dé-
cadence d'une cité jadis si renommée entre les capitales des états
italiens et désormais réduite au plus lamentable abandon.
Cadono le città, cadono i regni,-
Côpre i fasti e le pompe arena ed erba;
comme chantait ce pauvre Tasse dont il vient d'inventorier la pri-
son. Après quelques momens consacrés à la description du Gastello
et des fresques qui le décorent, — les unes attribuées à Titien, les
autres de Dosso Dossi, — l'auteur se transporte au Palazzo dit dci
Diamanti, jadis la demeure ordinaire de ce cardinal Hippolyte,
abominable par ses crimes, qui n'ont pour circonstances atténuantes
que ses bons rapports avec l'Arioste. « Arrivé à l'étage supérieur,
je parcourus les salles qu'habitèrent l'Arioste et son Mécène , et ce
fut alors comme si je les voyais assis là vis-à-vis l'un de l'autre, et
comme si j'entendais le cardinal dire à son protégé : Messer Ludo-
vico, e dove diavolo avete trovate lutte queste corbellerieip.) ? Ce palais
renferme en outre une splendide galerie où parmi des peintures de
maîtres ferrarais, — des Garofalo, des Costa, des Dossi, des Lana,
des Galassi, — se rencontrent des chefs-d'œuvre des écoles de
Bologne et de Venise, — des Augustin Garrache, des Guerchin, des
Garpaccio , etc. Enfin mon attention se fixa sur un certain cadre
longuement décrit par le marquis Gherardo Bevilacqua Aldobran-
dini, et représentant l'arrivée à Ferrare de Lucrèce Borgia, épouse
d'Alphonse P"', 5 février 1502. » Ge fameux cadre ayant mis en
goût le touriste, l'ouvrage de M. Grégorovius fit le reste, et la litté-
rature sur les Borgia, déjà si copieuse, s'enrichit d'un volume de
plus. Des gros livres sortent les petits en attendant que les petits,
à leur tour, fassent souche : ite et multiplicamini. Voyez plutôt
(1) Lucrezia Borgia e la storia, per Licurgo Cappelletti, Pisa, 187G.
(2) Un mot de simple observation à ce sujet : Arioste, le plus joyeux, le plus gaillard
des poètes, naît à Ferrare, l'endroit du monde le plus terne et le plus monotone. Fiez-
vous donc à la théorie des milieux ! C'est qu'il n'y a rien de plus imprévu que le talent,
et il ne serait pas le talent s'il n'était imprévu.
LES BOFxr.IA. 2/15
depuis vingt cans quelle progéniture : en 1857 se publie à Turin
un ouvrage de Domenico Cerri, Borgia ossia Alessandro VI e i moi
contcmpomnci; deux ans plus tard paraissent à Milan les lettres de
Lucrèce à Bembo. Cependant le marquis Giuseppe Campori di Mo-
dena imprime en 1866, dans la Nuova Antologîa, une étude som-
maire intitulée : Vua vittima délia storia, en 1867, monsignor An-
tonelli, de Ferrare, donne ses Memorie storichc ou Lucrezia
Borgia in Fcrrara^ et le signor Giovanni Zucchetti, de Mantoue,
écrit en 1869 sa Lucrezia Borgia, duchessa di Ferrara. Et l'ou-
vrage du chevalier Gittadella, que j'allais oublier, homme de tant
d'érudition, guide sûr et diligent à travers l'histoire et les monu-
mens de son pays : Saggio di alhero genealogico e di memorie
sulla famiglia Borgia specialmente in relazione a Ferrara. A ne
parler que de l'Italie, le terrain était, on le voit, préparé à souhait,
et c'eût été bien telle aventure si de tout cet humus historique un
dotto Tedesco , aussi subtil et profond que V illustrissimo Ferdi-
nando Gregorovius che da tanti anni dijuora in Italia, n'eût pas
tiré quelque important produit.
On s'imagine avoir tout fait quand on s'est écrié : Reportons-nous
au temps où de telles choses s'accomplissaient, à ces temps où
chaque pape marchait environné de ses concubines et de ses bâ-
tards, où Paul III absolvait, bénissait de sa main sacrée un Pier
Luigi Farnèse coupable de plus d'infamies que n'en concevrait à
notre époque le dernier repris de justice, où Léon X, livrant à des
histrions le Vatican, se gaudissait au milieu d'un ramas de cour-
tisans et de courtisanes, aux mille obscénités des comédies de
Machiavel. Comme si l'exemple de pareilles mœurs, capables
tout au plus de rendre la postérité moins sévère envers de graves
défaillances, pouvait jamais aller jusqu'à diminuer l'horreur de
certains crimes qui n'ont pas de nom, et dont la flétrissure reste
empreinte au front de madame Lucrèce en dépit de toutes les
eaux lustrales et de tous les parfums d'Arabie qu'on répand sur
elle. Qu'ils expliquent donc, ces virtuoses d'une bien tardive réhabi-
litation, qu'ils expliquent la répugnance et le dégoût qui firent
tressaillir l'antique et loyale maison d'Esté aux approches du jour
où la fille incestueuse des Borgia en devait franchir le seuil. Ni le
duc Hercule, ni son fils Alfonse ne voulaient consentir à cette dé-
gradante alliance. Ils refusèrent d'abord et bataillèrent, puis l'ava-
rice aidée de la raison d'état finit par l'emporter. On accepta, mais
en rougissant et la conscience pleine et résonnante des atroces dé-
nonciations de Jean Sforza, seigneur de Pesaro, l'époux sortant I
Soyons justes et rendons à ces avocats d'une cause détestable la
part de succès qui leur revient. A quoi tant d' efforts ont réussi, je
2A6 REVOfi DES DECX MONDES.
vais le dire : Lucrèce Borgia reste aujourd'hui ce qu'elle était jadis.
Cette instruction nouvelle ne nous a rien appris et ne nous fera rien
oublier. Ce qu'on peut affirmer toutefois, c'est qu'aux yeux des
poètes et des artistes, Lucrèce Borgia y perdra tout, comme type,
sans y gagner quoi que ce soit en considération aux yeux des hon-
nêtes gens.
L'atmosphère de l'histoire a'ses variations'barométriques : tantôt
c'est le vent d'accusation qui souffle, et tantôt c'est le vent contraire.
Pour Lucrèce Borgia, les courans du jour sont à la réhabilitation;
une brise de vertu, d'innocence et de pureté souffle sur toute la
ligne, et cette mode, M. Grégorovius n'a même pas le mérite de
l'avoir inventée, car, avant que l'idée lui vînt d'écrire son livre,
les panégyristes italiens en avaient donné partout la note. Rien
de plus facile à jouer que ces airs de flûte fort improprement ap-
pelés des thèses historiques. Les documens pour et contre s'équi-
librant presque toujours en semblable sujet, il s'agit de ne mettre
en lumière que ceux qui nous agréent et de laisser habilement les
autres dans l'ombre où, soit dit en passant, un avocat adverse ne
manquera pas de les relever en temps et lieu pour renverser toutes
vos batteries, et ainsi de suite à travers les âges ! Et la vérité, que
deviendra-t-elle? La vérité 1 peut-être en saurait-on à la fin quelque
chose, mais il faudrait alors s'adresser à la psychologie. M. Grégo-
rovius nous peint une Lucrèce au dehors toute sympathique ; quant
à ce qui se passe dans cette âme assurément beaucoup plus compli-
quée et plus mystérieuse qu'il n'a l'air de croire, le savant alle-
mand ne prend pas la peine de le découvrir. J'admets que Lucrèce,
fille et sœur de deux scélérats, ait été cruellement jugée, et que,
sur la mémoire de cette femme « légère, aimable, infortunée, » ait
réagi l'universelle exécration qui s'attache aux noms d'Alexandre VI
et du duc de Valentinois; ce qu'on est forcé pourtant de reconnaître,
c'est que cette douce, élégante et dévote personne assista sa vie du-
rant en spectatrice imperturbable à ces crimes de famille et qu'elle
en profita quand elle ne les partagea pas.
Le plan serait ici d'évoquer ce monde énormément surfait et de
réduire à leur proportion, à leur taille de scélérats vulgaires, ces
demi-dieux dont les romantiques du latinisme de ce temps nous
ont dressé l'apothéose. Un disciple de Pomponius-Lœtus, Michel
Fernus, nous représente Alexandre YI sous les traits d'un olym-
pien : « Il monte un cheval blanc comme neige; son front est
rayonnant, l'éclair de sa dignité vous foudroie. Ainsi son peuple
qu'il bénit le salue et l'acclame; ainsi sa présence réjouit cha-cun
et s'annonce à tous comme un présage de bonheur. Quelle man-
suétude dans son geste, que de noblesse sur son visage, de libé-
LES BORGIA. 247
ralité dans son regard! et combien cette taille auguste et cette
attitude augmentent encore la vénération qu'il vous inspire 1 »
Admirons la mythologie dans Homère et dans Hésiode; mais, quand
l'histoire se mêle d'imiter ses crimes et ses turpitudes, prenons les
personnages pour ce qu'ils sont et ne nous laissons abuser ni par
notre imagination ni par la distance. Ce sujet, nous ne l'eussions
point choisi, cependant il ne nous effraie pas, et puisqu'il s'offre à
notre élaboration si bien préparé et mis à point, lançons-nous tout
de suite in médias res.
I.
Au jour de son élection à la papauté (11 août 1492), le cardinal
Rodrigue Borgia avait cinq enfans. Sur les origines de leur mère,
Vannozza Catanei, planent certains doutes. Elle était pourtant, dit-
on, de famille honorable. Quand et comment les rapports s'établi-
rent avec Rodrigue Borgia, rien de positif ne l'indique; tout ce que
nous savons, c'est que vers 1Ù80, à la date où pour la première fois
son nom perce, elle était la femme d'un Milanais, George de Croce,
exerçant sous le pape Sixte IV l'emploi de greffier apostolique, et
que cinq ans plus tard, ce personnage étant mort en lui laissant
un fils, elle épousa un gentilhomme de Mantoue, Carlo Canale,
d'abord secrétaire de la Pénitencerie, puis (lZi90) gouverneur de
Tor'di Nona. A Rome, les propriétés de l'illustre dame faisaient
nombre; maisons, palais, vignes sur l'Esquilin, Ostcria ciel Leone
vis-à-vis de Tor' di Nona; au pays de Viterbe, le château de Brada,
qu'elle habitait en souveraine. Dans les tragédies de famille qui si-
gnalent le règne d'Alexandre YI, cette Vannozza n'apparaît guère
qu'une fois. Elle avait eu du cardinal cinq enfans, — quatre fils et
une fille, — tous reconnus: l'aîné, Pedro Luis, créé duc de Candie
par Ferdinand le Catholique, meurt jeune, et son frère Jean hérite
du titre; en septembre lù93, César, archevêque de Valence, reçoit
le chapeau de cardinal, et pour Geofroy, le plus jeune, son père le
pape obtient la main d'une fille naturelle d'Alfonse, roi de Naples,
dona Sancia d'Aragon, laquelle apporte en dot à son mari la prin-
cipauté de Squillace. Les fils ainsi dûment lotis, restait à pourvoir
la fille.
Celle-là, qui ne la connaît? Sa renommée emplit l'histoire, et
cependant, ni ses mérites, ni ses crimes ne sont en proportion du
bruit qui s'est fait autour d'elle. Un homme d'esprit disait que
l'histoire n'existait pas, et que c'étaient les historiens qui l'avaient
inventée; Montesquieu, appuyant, nous raconte que « les histoires
sont des faits faux composés sur des faits vrais ou bien à l'oc-
248 REVOE DES DEUX MONDES.
casion des vrais. » En faveur d'un pareil scepticisme, le cas de
Lucrèce Borgia témoignerait presque. Ne nous hâtons pas trop ce-
pendant, et avant d'accuser l'histoire, quittons-en un peu la sur-
face et cherchons la vraie figure sous les vernis et les repeints
qui la recouvrent. Quelle surprise alors de la trouver si parfaite-
ment dissemblable du type mis en circulation dans les annales,
dans les romans et sur la scène ! Cette héroïne du poignard, cette
empoisonneuse imperturbable, est la personne du monde la plus
froide et la plus incolore : pas un acte d'elle, pas un écrit que l'his-
toire ait retenu. Ses lettres ne nous livrent aucune individualité;
elles sont correctes, insignifiantes, sans passion, sans esprit, sans
observation, et forment, par le vide qu'on y rencontre, un singu-
lier contraste avec les lettres de sa belle-sœur, la charmante mar-
quise de Gonzague, qui sait bien trouver, elle, le moyen de faire
transparaître le piquant et l'attrait de sa personnalité à travers
la raideur et le pédantisme de l'épistolographie du temps. C'est à
se demander si Lucrèce a jamais senti son cœur battre; la passi-
vité, voilà son fait : tout s'accomplit au-dessus d'elle, en dehors
d'elle, et, quel que soit le sort que son père ou son frère lui
imposent, elle s'en accommode aussitôt. L'exemple n'est d'ailleurs
point rare de ces créatures qui par inertie et lassitude glissent au
crime. L'inceste de cette fille d'un Alexandre VI et de cette sœur
d'un César Borgia trahit surtout ce caractère d'effroyable inertie.
La sombre aventure des Cenci au moins a son expiation tragique,
et l'humaine pitié sait où se prendre; mais quel autre sentiment
éprouver que le dégoût, en présence de ce monstrueux commerce
lâchement consenti et dont un rejeton, V infant romain, viendra
témoigner devant l'histoire? Pour comble de disgrâce, la beauté
même de Lucrèce Borgia reste une énigme : quelques médailles
gravées pendant la période de Ferrare sont, au dire de M. Grégo-
rovius, tout ce que nous avons d'authentique comme renseignement.
Il nous en coûte cependant toujours un peu de renoncer à nos
fictions. La poésie et la musique aidant, on s'était créé dans les
nuages une Lucrèce de fantaisie; les uns se la figuraient sous les
traits d'une pompeuse et plastique matrone : la George du théâtre
de la Porte-Saint-Martin; d'autres entrevoyaient la svelte encolure,
l'œil perfide et l'attrait vipérin d'une Rachel, quelque chose rappe-
lant la fameuse légende des sorcières de Macbeth : « l'horrible est
le beau, le beau est l'horrible. » Mais les délicats, les raffinés, ne
cessaient d'invoquer Léonard de Yinci, le droit d'interpréter un tel
modèle n'appartenant qu'au peintre de la Joconde. Mérimée n'y a
point manqué : « Je distinguai tout de suite un portrait de femme
qui me parut être un Léonard de Vinci; c'était évidemment un por-
LES BORGIA. 249
trait, non une tête de fantaisie, car on n'invente pas de ces physio-
nomies : une belle femme avec les lèvres un peu grosses et les
sourcils presque joints. — C'est en effet un Léonard, dit la mar-
quise, et c'est le portrait de la trop fameuse Lucrèce Borgia (1). )>
Hélas! il faut en rabattre : ce portrait tant cherché ne se rencontre
pas plus à Rome, où Mérimée croyait l'avoir vu au palais Aldo-
brandi, qu'il ne se trouve à Modène ou à Ferrare, et pourtant les
peintres les plus en renom à cette époque ont reproduit ses traits;
à Ferrare, on en comptait bon nombre : des Dossi, des Garofalo, des
Costa; Titien aussi doit l'avoir peinte, mais il semble que cette page
se soit perdue. On a de lui à Vienne, dans la galerie du Belvédère,
un portrait d'Isabelle de Gonzague d'Esté, la rivale de Lucrèce en
beauté. C'est un visage exquis, très régulier, du plus pur ovale,
avec des yeux d'un brun foncé et respirant toutes les suavités de
Yélcrnel féminin : quant à un portrait de Lucrèce par la main de
ce maître, inutile de chercher; celui de la galerie Doria à Rome,
attribué à Véronèse, né seulement en 1528, doit passer pour une de
ces mille inventions dont les galeries ont le privilège. Une autre
curiosité de ce genre est une figure de grandeur naturelle repré-
sentant une amazone tenant un casque dans sa main qui se voit
dans la même galerie et s'annonce à tous comme un portrait de
Yannozza par Dosso Dossi. Tout au plus accorderait-on quelque
vraisemblance au portrait que possède, à Ferrare, le directeur du
cabinet des médailles, et cela non point à cause du nom de Lucrèce
Borgia écrit au bas en caractères archaïques, mais parce que cette
image se rapproche en certains traits de la médaille. Il y a là ce-
pendant encore bien des doutes, lesquels s'étendraient sur deux
majoliques que leur possesseur, un Anglais résidant à Venise, se
complaît à célébrer comme l'œuvre même du duc Alfonse, grand
dilettante en ces matières. Ajoutons que cette hypothèse, s'ap-
puyât-elle des preuves les plus authentiques, ne nous offrirait
qu'un document assez médiocre, la majolique étant un art décora-
tif et de sa nature peu soucieux des ressemblances. Force est donc
de s'en rapporter à quelques médailles gravées pendant la période
de Ferrare. Une de ces médailles eut pour auteur Filippino Lippi,
qui l'exécuta l'année du mariage de Lucrèce avec Alfonse (1502); le
revers en est original et plein d'une douce ironie quand on songe à
qui s'adresse tout ce symbolisme caractéristique. On y voit l'Amour
aux ailes éployées, fortement attaché au tronc d'un laurier près
duquel pend une viole et s'ouvre un cahier de musique. A l'une
des branches de l'arbuste, son carquois flotte vide, et par terre gît
(1) llciimée, Il Vccolo dl Madama Lucre^'a, dans les Coites et Xtuvelles,
250 REVUE DES DEUX MONDES.
l'arc dont la corde est brisée; légende : Virtuli ac forniœ pudici-
iia prœdosissimum. Que nous chante cette allégorie? Sans doute
que la saison des amours folâtres est passée, et qu'il convient d'al-
ler s'asseoir désormais sous le laurier de-s Este. N'importe, l'image,
tant soit peu badine, s' adressant à toute autre femme, appliquée à
Lucrèce Borgia, touche au naïf de l'âge d'or. A voir cette tète char-
mante aux longues tresses dénouées, l'étonnement vous gagne;
impossible de rêver un contraste plus frappant que celui qui dis-
tingue cette effigie de l'image qu'on se représente de Lucrèce Bor-
gia. Vous avez devant les yeux un visage enfantin d'expression un
peu étrange et d'un profil joli sans rien de classique. « Lucrèce n'est
point une beauté, écrit à Francesca Gouzague la marquise de Go-
trone; elle a l'aimable attrait, le dolce ciera. » Une existence légère
et par la pente du plaisir glissant à l'infortune, voilà ce que l'air de
ce gracieux visage vous raconte. Lucrèce Borgia ne relève pas de
la tragédie, l'héroïne est au-dessous de sa destinée; c'est une
agréable personne, qui n'eût pas demandé mieux que de vivre hon-
nêtement, et dont une atmosphère de crimes empoisonna les jours.
Victime de fatalités inextricables, elle devait après sa mort avoir à
répondre devant l'opinion des scélératesses dont le réseau avait en-
veloppé son existence. A peine morte, la flétrissure indélébile repa-
raissait à son front, et cependant Lucrèce n'avait guère vécu que
comme une princesse de son temps. Sa première jeunesse seule-
ment s'était passée dans l'horrible milieu de sa famille, et cette pes-
tilence avait suffi pour stériliser à distance tout eflbrt vers le bien.
Chose étrange cependant, qu'un grand poète s'éprenant, — ainsi
que d'ailleurs c'était son droit, — du type vulgaire et traditionnel,
ait justement choisi la période de Ferrare, c'est-à-dire le moment
même où la vraie Lucrèce, dégagée des erreurs du passé et n'entre-
voyant pas encore les ombres de l'avenir, se profile en pleine lu-
mière et presque rayonnante sous son nimbe d'apaisement, de
piété sereine et d'humanisme 1 Mais n'anticipons pas, et, certains
de la retrouver plus tard charitable, dévote et bonne au pauvre
monde, parcourons rapidement ses aventures conjugales.
II.
Et d'abord, quels rapports de famille ! Rome fut toujours par ex-
cellence le sol propre aux ménages irréguliers ; mais, depuis que le
monde est monde, pareil scandale ne s'était vu. Gette enfant, qui
dès le berceau connaît son extraordinaire bâtardise et ne cessera
d'être fille de cardinal que pour s'intituler fille de pape! Dans le
quartier de Ponte, l'un des plus vivans de la grande cité, à deux
LES BORGIA. 251
pas d'un palais qu'habite Rodrigue Borgia, sur la place Pizzo di
Merle, est la maison de Vannozza. Là, parmi les richesses d'un
ameublement de l'époque, au milieu des vastes fauteuils sculptés,
des bahuts énormes, de ces reliquaires, de ces lits que recouvre un
ciel d'épais et lourds rideaux, de tout ce massif et ce colossal de la
première renaissance, remue, fermente l'étrange couvée : filles et
garçons pullulent et grandissent dans l'immorale et farouche pro-
miscuité des nymphes et des sylvains au fond d'un bois. Ils savent
que cette superbe femme est leur mère et que le mari de cette
femme ne leur est rien, leur véritable père étant cet illustre per-
sonnage habillé de pourpre dont le portrait s'étale sur le mur et
qui de temps en temps vient les faire sauter sur ses genoux avant
de se mettre à table et de fêter joyeusement les vins d'Espagne et
de Sicile en compagnie des plus beaux, des plus savans et des plus
débauchés seigneurs qu'on renomme : Orsini , Porcari , Cesarini,
Barberini, etc. Gomment Lucrèce n'eût-elle pas ignoré les scru-
pules alors que ses oreilles, s'ouvrant à peine aux bruits du monde,
n'entendaient que récits d'histoires absolument semblables à la
sienne? Des cardinaux s' affichant avec leurs concubines et traitant
leurs bâtards en fils de princes, ce n'était point l'exception, c'était
la règle. On lui montrait les Rovere, les Piccolomini, environnés de
familles nombreuses ; elle voyait les enfans d'Innocent VIII comblés
d'honneurs, son fils Gibô s'alliant aux Médicis, sa fille Théodorine
épousant le Génois Uso di Mare, et tout le Vatican grouillant des
progénitures papales. En mai lZi89, Lucrèce avait neuf ans; à cette
date, Julie Farnèse, jeune et éblouissante de beauté, s'empare du
cardinal vieillissant, qui, devenu pape et toujours plus affolé d'ar-
deurs juvéniles, jusqu'au bout traînera la chaîne. « Jamais un
souci, rien ne l'arrête, il rajeunit tous les jours, » remarque l'en-
voyé de Venise, parlant d'Alexandre VI, déjà septuagénaire.
Julie avait des cheveux d'or comme Lucrèce et triomphait partout
sous le nom de la belle Farnèse. Elle avait quinze ans quand ce
vieillard de cinquante-huit ans la suborna. En l'apercevant un jour
chez Adrienne Orsini, dont elle allait épouser le fils, ses instincts
diaboliques s'enflammèrent, et bientôt la chute de cet ange fut con-
sommée, si tant est qu'on puisse ainsi désigner une donzelle dres-
sée aux mœurs d'une pareille époque. La belle-mère ne se contenta
pas de fermer les yeux, elle prit part active à cette honte, livrant
endormie à ce ribaud la future épouse de son fils, et quelques jours
après (20 mai l/i89) les noces de Julie Farnèse et du jeune Ursi-
nus Orsini se célébraient au palais même du Borgia, qui signait au
contrat et bénissait les deux conjoints. Du sacrilège adultère de ce
prêtre avec la noble dame une grande maison devait sortir. En
252 REVUE DES DEUX MONDES.
effet, jusqu'au temps des Borgia, les Farnèse, dont sur le sol ro-
main deux splendides monumens immortalisent aujourd'hui le nom,
les Farnèse comptaient à peine. C'est au pape Alexandre YI que
cette famille doit la grande figure qu'elle a faite depuis. L'idolâtre
amant de la belle Julie, en conférant au frère de sa maîtresse la di-
gnité de cardinal, préparait le pontificat de Paul III, ancêtre des
Farnèse de Parme : principium et fons, et c'est ainsi que du limon
bourbeux la vie se dégage, et que les monstrueux sauriens sortent
du vice et de la corruption pour se répandre sur le monde.
Cette Adrienne Orsini, belle -mère si accommodante, avait de
longue date toute la confiance du cardinal Rodrigue. Il se confessait
à elle de ses péchés, lui disait ses plans, ses intrigues, et jamais ne
cessa de la consulter. Ce fut aux mains de la chère dame que passa
Lucrèce en quittant le toit deVannozza. Il s'agissait avant tout pour
la fille du cardinal de se former à la tenue, aux élégances, au loeau
langage des jeunes personnes de maison princière. Nous la voyons
à la fois apprendre à s'habiller, et s'accoutumer, se rompre aux plus
sévères exercices de la dévotion. Cette piété de sacristie, — très ri-
gide et particulière de tout temps à l'éducation des femmes ita-
liennes, — n'a rien qui doive épouvanter et procède beaucoup moins
des besoins de l'âme que d'une certaine attitude morale qu'on pense
devoir s'imposer : pécher, au demeurant, est peu de chose, mais la
décence et le goût veulent que la pécheresse la plus relâchée ne
manque point l'ofTice et conserve partout les dehors d'une catho-
lique exemplaire. De femme sceptique et professant tout haut la
libre pensée, il n'y en avait point; même parmi les hommes, les
esprits forts n'auraient osé jeter le masque. Un tyran sans foi ni
loi, l'atroce Malatesta de Rimini, bâtissait des églises; la Vannozza
édifiait, ornait une chapelle à Santa-Maria-del-Popolo, et Lucrèce,
sabien-aimée fille, devenait, par les soins de madame Adrienne Or-
sini, un modèle de vertu pratiquante.
A côté de l'instruction morale, la culture intellectuelle eut natu-
rellement sa place. La fille d'Alexandre YI reçut l'enseignement clas-
sique de son temps; l'étude des langues, la musique, les arts du des-
sin, l'occupèrent, et plus tard son rare talent à parfaire des broderies
de soie et d'or émerveilla Ferrare. Elle parlait l'espagnol, l'italien,
le français, le grec et le latin, écrivait indistinctement, même au be-
soin rimait dans toutes ces langues, et notons que ce n'étaient là que
simples rudimens et premiers degrés d'éducation, pendant le séjour
à Rome, alors que ni les Bembo ni les Strozzi n'avaient encore mis la
main à son développement. Remarquons aussi, pour donner une idée
de ce qu'était aux xv'= et xvr siècles cette culture chez les femmes,
que Lucrèce ne compte point parmi les savantes et les beaux esprits
LES BORGIA. 253
de l'époque, les Constance Yarano, les Elisabeth d'Urbin, les Victoria
Colonna. Théologie, philosophie, histoire, jurisprudence, mathéma-
tiques et médecine, ces femmes, comme le docteur Faust, avaient
tout parcouru, tout étudié; correspondre en latin avec les plus fa-
meux professeurs, discourir sur les pères de l'église, composer de
la musique et scander des vers, c'étaient jeux familiers et passe-
temps ordinaires. Peut-être aurait-on mauvaise grâce à se monter
la tête à propos de ce savoir réduit à des formules académiques et
d'où la vie est absente, mais ces habitudes de haute culture intel-
lectuelle rehaussaient le ton générai, imprimaient à la conversation
une méthode, un goût, je ne sais quoi de substantiel et de supérieur
dont il semblerait que la tradition se fût transmise à nos salons du
xvii" siècle (1). On prenait un thème, un sujet, on le traitait selon les
règles, un peu à la manière des dialogues antiques, avec cette diffé-
rence que les femmes s'y évertuaient de droit et de pleine compé-
tence; telle était la conversation de la renaissance, — science dont
la France avait depuis fait un art si charmant et qui n'existe plus
dans notre monde, où désormais une soirée est impossible sans un
morceau de chant ou de piano qui vienne à souhait combler les
vides.
Rodrigue Borgia aimait à préparer de loin l'établissement de ses
enfans, et jamais paternité ne s'afficha plus âpre que la sienne à
ce devoir. Ses trois fils, dès leur premier âge, entraient dans la fa-
veur d'Innocent VIII; tandis que l'aîné, don Juan, poussait du côté
de l'Espagne, César, homme d'église malgré lui, recevait le titre
et la dotation d'évêque de Pampelune, et Geofroy, son plus jeune
frère, un enfant de neuf ans, était nommé chanoine archidiacre de
Valence. Quant à Lucrèce, le cardinal rêva d'abord pour elle un
mariage espagnol; mais entre les fiançailles et la célébration de
cette alliance, la papauté faisait irruption dans la famille, et ce
qui naguère eût convenu à la simple fille d'un cardinal ne remplis-
sait plus l'ambition de la fille d'un souverain pontife. Le 11 août 1492
eut lieu ce grand événement. Rome entière attendait, frémissait d'im-
patience aux portes du conclave; mais dans la maison de Vannozza,
chez madame Adrienne Orsini, quelle fièvre d'angoisses! Vannozza
désormais vivait à l'écart avec son mari, ce Canale, secrétaire de la
Pénitencerie. Elle avait cinquante ans et ne demandait plus rien à
l'existence, en dehors de l'accomplissement d'un vœu suprême : voir
le père de ses enfans monter sur le trône de saint Pierre. Au palais
(l) « Ce qui est remarquable et vraiment distingué dans les romans de M"'^ de Scu-
déry, ce sont les conversations qui s'y tiennent, et pour lesquelles elle avait un talent
singulier, une vraie vocation.» Sainte-Beuve, Mademoiselle de Scudéry, dans les Cau-
series du lundi.
254 REVUE DES DEUX MONDES.
Orsinî, Adrienne, Julie Farnèse, Lucrèce, prosternées aux pieds du
crucifix, priaient ensemble et d'un cœur si pur, si ému, si profon-
dément chrétien, que leurs voix furent exaucées. A l'aurore, des
messagers du Vatican accouraient leur annoncer la bonne nouvelle.
On raconte que dans la matinée de ce bienheureux jour, lorsque
Alexandre YI fut transporté du conclave dans la métropole de Saint-
Pierre pour y recevoir le premier hommage, son œil rayonnant de
joie chercha tout de suite les siens ; à travers l'immense foule, il
semblait de sa vue les fortifier en l'espérance de l'avancement de
ses desseins, de sa fortune et de sa grandeur, et leur dire sans
parler : Je vous vois !
Tous étaient là venus à la hâte célébrer ce grand triomphe. De
longtemps Rome n'avait admiré le spectacle d'un si beau pape. Il
avait la majesté jointe à la grâce, le charme et la séduction dans
l'autorité : une stature souveraine, le geste imposant, des mains d'ar-
change et quelle voix! Évidemment Dieu l'avait créé pour monter
aux autels et pontifier : Ecce sacerdos magmisl Bénisseur magnifique
dont l'exemple enflamma plus tard notre cardinal de Rohan et que
tant d'autres prélats, grands seigneurs, imitèrent sans l'égaler.
Veut-on un crayon pris sur le vif, un contemporain, Gaspard de Vé-
rone, va nous le fournir : « Il est beau, séduisant, joyeux d'aspect et
plein de douceur, d'attrait en ses paroles. A la vue d'une belle femme,
toute sa personne entre en effervescence, et, plus vivement que l'ai-
mant n'attire le fer, il l'attire à lui. » Ce genre d'organisations phy-
siques et morales ne manque pas de représentans : Casanova, le
régent, s'y rattachent; mais l'original est de voir un Casanova, un
Philippe d'Orléans, lier et délier au nom du Christ. Staiura proce-
rus, coloî^e medio^ ni gris oculis^ ore pauhdum pleno, ainsi nous
le dépeint Jérôme Portius en lZi93 : haut de taille, d'un teint légè-
rement coloré, l'œil noir, la bouche un peu charnue, et de plus une
santé splendide, capable de supporter sans gêne aucune toutes les
fatigues du sacerdoce et du plaisir, beaucoup d'éloquence, d'éclat
mondain et de courtoisie. Vous restez émerveillé devant l'équilibre
parfait de cette puissante et royale nature, ne respirant que man-
suétude et placidité olympienne.
Onze jours après son élection, Alexandre faisait évêque de Va-
lence son fils César, âgé de seize ans, et bientôt le Vatican se peu-
plait d'Espagnols, parens, amis, cliens et familiers de la nouvelle
maison régnante, tous en quête de places et d'honneurs, tous avides
d'argent et se ruant à la curée. Parlant de cette clique dévorante,
Jean-André Boccace écrit au duc de Ferrare {ili92) : « Dix papau-
tés, si on les avait, ne suffiraient point à la satisfaire. » Préparer
pour sa fille une brillante alliance fut alors la pensée du saint-
LES BORGIA. 255
père. D'un gentilhomme espagnol désormais on n'en voulait plus;
il fallait un prince. Jean Sforza, seigneur de Pesaro et neveu du
duc de Milan, se présente, et le pape l'agrée. Pour Lucrèce, son
extrême jeunesse (elle avait treize ans) dispense ses parens de la
consulter, et le mariage s'accomplit sans qu'elle proteste. Telle est
d'ailleurs l'inertie inhérente à ce caractère que les choses se pas-
seront toujours de même sorte. Cette union dura quatre ans.
Alexandre, qui tient à fréquenter librement sa bien -aimée fille,
l'installe dans une résidence voisine du Vatican. Là madame Lu-
crèce aura sa cour, dont la grande-maîtresse sera la complaisante
Adrienne, qui, sur l'ordre de sa sainteté, quittera le palais Orsini
pour venir vivre avec les jeunes époux, et l'étroit cercle de famille
ne tardera pas à se compléter par la présence d'une personne éga-
lement chère au cœur du souverain pontife. J'ai nommé Julie Far-
nèse.
L'adultère patent de la sœur attirait mille bénédictions sur la
famille. Le frère de Julie, un jeune drôle fort renommé pour sa
débauche, recevait la pourpre; Rome l'appelait « l'Éminence-Cotil-
lon. » Vainement le sacré-collége crie au scandale, que pouvait re-
fuser aux caresses de la courtisane ce pape de soixante-six ans? La
belle Julie n'était plus désormais qu'un instrument de fortune aux
mains de la race la plus férocement cupide. Ses parens exploitaient
sa honte. Gomment s'expliquer autrement que par l'intérêt les rela-
tions d'une si jeune femme avec un vieillard revêtu de ce caractère?
Quelle que soit l'attraction démoniaque qu'on prête à la nature
d'Alexandre VI, le magnétisme devait avoir à cette époque beau-
coup perdu de son prestige. Ce qu'il y a de certain, c'est que ce
commerce, né de la surprise et du rapt, s'établit ensuite pour des
années. J'imagine qu'à l'outrage de la première heure un mouve-
ment de pudeur succéda, et que, cette honte une fois bue, la vanité
d'abord, puis la spéculation s'en mêlèrent. Ce chef auguste de la
chrétienté, ce monarque spirituel et temporel devant qui Ptome et
l'univers s'humiliaient, le voir là devant soi, ému, asservi, prompt à
se rendre à vos moindres caprices d'enfant gâté, — ce rêve de toute-
puissance et domination, quand Julie ne l'aurait pas eu, les Far-
nèse à coup sûr l'eussent fait pour elle et pour eux. Julie avait à ce
point dépouillé les scrupules qu'elle habitait le propre palais de Lu-
crèce; nous l'y trouvons en i/i9'2 accouchant d'une fille qu'on nomma
Laure. « L'enfant passait officiellement pour être d'Orsini, mais par
le fait il était du pape, et lui ressemblait singulièrement, adeo ut
vere ex cjus semine oria dici possil, » Un rôle ingrat pourtant était
celui du mari; si dorée que fut la pilule, il n'aimait point à l'avaler
devant tout ce monde. Il imita l'antique Amphitryon et s'éloigna,
256 REVUE DES DEUX MONDES.
laissant la divine Alcmène aux bras du Jupiter mitre. Du reste, pour
cacher sa honte, les châteaux ne lui manquaient pas; le pauvre
homme n'avait qu'à choisir entre tant de riches domaines dont le
pape avait doté sa femme, « la fiancée du Christ, » ainsi que les
mauvais plaisans de Rome avaient baptisé Julie.
Une lettre du témoin que nous venons de citer, Lorenzo Pucci,
envoyé de la république de Florence et allié aux Farnèse, nous
montre l'intérieur du palais de Santa-Maria-in-Porticu, et nous met
en rapport direct avec le personnel qui l'habite. « Hier au soir,
comme c'était vigile, je montai à cheval avec monsignor Farnèse
pour aller assister aux vêpres du pape. Or, tout en attendant que la
présence de sa sainteté fût annoncée dans la chapelle, j'entrai un
moment au palais de Santa-Maria voir madonna Julie. Je la trouvai
qui venait de se laver la tête; elle était assise près du feu avec
madame Lucrèce, fdle de notre maître, et avec madame Adrienne;
on m'accueillit de la meilleure grâce. Madame Julie voulut m'avoir
à côté d'elle, puis, après un peu d'entretien, voulut me montrer
son enfant qui déjà commence à grandir. C'est le vivant portrait
du pape. Mais elle, vous n'imaginez pas beauté pareille ! Elle a pris
un certain embonpoint, et je la proclame ici la plus splendide créa-
ture. Elle dénoua devant moi ses cheveux et se fit accommoder. Ses
longues tresses ruisselaient jusqu'à ses pieds; elle portait une coif-
fure de fin linon parfilé d'or, et sa beauté brillait comme un soleil.
En vérité, j'eusse donné beaucoup pour que vous eussiez été pré-
sente, afin de vous renseigner de vos propres yeux. Elle était vêtue
d'une robe fourrée et taillée à la napolitaine, de même aussi madame
Lucrèce, qui nous quitta pour se déshabiller et revint un instant
après en habit de velours violet... Les vêpres terminées et les car-
dinaux partis, je quittai ces dames. »
C'était la maison de Gomorrhe que ce palais, et les révélations ul-
térieures de Sforza, le mari de Lucrèce, nous édifieront sur ce qui
s'y passait. Le 10 août ili96, l'aîné des infans romains, don Juan,
duc de Candie, arrivait dans Rome en grande pompe. Pour la pre-
mière fois Alexandre VI voyait tous ses enfans rassemblés autour de
lui. Jean résidait au Vatican , Lucrèce au palais de Santa-Maria,
César et Geofroy au château Saint-Ange. Autant de groupes, autant
de cours se visitant, s'entremêlant, toujours en fêtes. La musique,
la danse, les banquets et les mascarades ne cessaient pas; de somp-
tueuses cavalcades parcouraient la ville et rentraient au Vatican,
conduites par Lucrèce et dona Sancia d'Aragon, femme de Geofroy.
A ces réunions, à ces jeux, le pape prenait part, tantôt de façon
tout intime et tantôt officiellement, de l'air d'un souverain qui re-
çoit les princesses de sa maison. A table, Alexandre VI se compor- ,
LES BORGIA. 257
tait sobrement : il dînait et soiipait d'un plat, pourvu que ce fut
exquis. On sait que sur le reste sa modération laissait à désirer; des
bruits abominables circulaient, des histoires qu'on se refuserait à
croire si le récit des ambassadeurs ne les attestait : — ce père, par
exemple, vendant au pape sa fdle mariée, et dont le gendre, un soir
dans sa vigne, tranche la tête qu'il plante au bout d'un pieu avec
cette inscription : « Ceci est la tête de mon beau-père, coupable d'a-
voir procuré sa fille au pape, ce qu'ayant entendu, le pape l'a con-
damné à l'exil avec la décapitation préalable. » — Lts rapports du
même envoyé vénitien parlent aussi d'une Espagnole, maîtresse du
duc de Gandie, et que ce fils respectueux et désintéressé conduisit à
son père avec l'aisance d'une validé offrant au padichah quelque
Circassienne de haut prix. L'adorable princesse d'Aragon occupait
aussi la renommée : à cette fille naturelle du roi de .Naples les
bonnes raisons ne manquaient pas pour mal tourner; sortie de la
plus vicieuse des cours, elle avait au plein de cette corruption ro-
maine épousé un enfant. Le jeune et timide Geofroy lui semblait
d'un bien mince attrait quand elle le comparait à ses aînés bouil-
lans d'audace et d'ambition. Bientôt le duc de Gandie et César se la
disputèrent, et la belle créature, déjà formée aux leçons de sa sœur
Lucrèce, fut à l'un d'abord, puis à l'autre. Les Borgia ne compre-
naient point différemment l'existence de famille et vivaient ainsi en
patriarches! A mesure que vous vous rapprochez davantage de cet
effroyable milieu, vous devenez plus indulgent envers Lucrèce, en
même temps que vous éprouvez quelque désappointement à la voir
ressembler si peu au type héroïque traditionnel, tant en histoire
le faux, l'absurde même est quelquefois plus vraisemblable que le
vrai. Quels exemples, en effet, s'offraient à ses yeux journellement!
Tous les vices marchaient à découvert en s'emmitouflant dans la
douillette sacerdotale; le loup féroce et le pourceau empruntant
la peau de l'agneau sans tâche ! un paganisme dépassant la fable
antique, un culte dont les desservans sacrés étaient des êtres
qu'elle ne connaissait que par leurs infamies; son père le pape,
son frère César le cardinal, molochs à double tête qu'elle retrou-
vait célébrant avec une onction dérisoire les mystères de l'Incréé,
après avoir assisté quelques heures auparavant aux orgies qui se
succédaient derrière la scène! Ce qui caractérise les Borgia, c'est
moins le nombre et l'énormité de leurs crimes que la situation
exceptionnelle dans laquelle ces crimes furent commis. Ces tyrans-
là n'étaient point en somme plus cruels que les autres despotes ita-
liens de cette époque; sous le rapport des félonies, du brigandage
et des exécutions sommaires par le poison et par le fer, l'histoire
des Yisconti et des Sforza, des Malatesta de Rimini et des Baglioni
TOMB XX. — 1877, 17
258 REVDE DES DEUX MONDES.
de Pérouse ne le cède en rien à leur histoire , et pour la mora-
lité les cours de Louis XIV et de Louis XV ne valent guère mieux;
mais les Borgia portent la pourpre et la tiare, leurs mains souillées
touchent aux choses divines, et de cette circonstance aggravante de-
vait naître le prestige presque fantastique et cette espèce d'attrait
repoussant qu'exercent ces grands réprouvés sur nos imaginations.
Les autres sont des luxurieux, des fourbes, des assassins, eux ne se
contentent pas de tout cela; ils ont en plus le sacrilège, qui les in-
vestit d'une force démoniaque irrésistible et constitue leur origina-
lité, leur pittoresque parmi les races hiératiques et royales ayant
mission de régir les hommes en les édifiant.
III.
Je m'aperçois que je n'ai pas encore dit un mot du mari de Lu-
crèce. C'était un assez médiocre personnage que ce tyranneau de
Pérouse. Depuis l'heure incertaine où, faute de mieux, on l'avait
pris, le temps avait m.arché, et la fortune des Borgia de même. Les
Sforza étaient en baisse ; leur alliance ne suffisait plus à l'ainbition
de la famille; père, frère et fille ne demandaient qu'à se débarras-
ser de cet intrus. On l'avertit de renoncer à la dame et de solliciter
d'xUexandre VI la cassation du mariage; il eut l'air de ne pas com-
prendre, peu s'en fallut que cette maladresse ne lui coûtât la vie.
Un soir, César vint informer Lucrèce que l'ordre était donné de
mettre à mort le caro sposo. La chance voulut que Jean Sforza fût
en ce moment à la maison, et, son frère à peine sorti, Lucrèce cou-
rut à la pièce voisine, décida le jeune homme à fuir sans perdre
une minute. Un cheval tout sellé l'attendait , et le lendemain Jean
Sforza rentrait dans sa principauté de Pérouse, sauvé par la vitesse
du noble animal, qui tombait expirant sur les marches du palais.
Cette escapade, où Lucrèce fit du moins preuve de quelque intérêt
pour son triste mari, mécontenta les Borgia; ils eussent préféré tout
autre genre de disparition : vous tuez un homme, il se tait, tandis
que , du fond de l'exil , on parle , on proteste ; ce qui arriva.
Alexandre VI nomme une commission sous la présidence de deux
cardinaux, et la séparation des époux est prononcée, l'arrêt dé-
clarant que Jean Sforza n'a jamais rempli ses devoirs de mari.
Voilà donc Lucrèce Borgia reconnue et proclamée vierge devant
l'Italie entière , qui bat des mains et salue cette découverte d'un
immense éclat de rire. Jean Sforza remua d'abord ciel et terre, ré-
cusa juges et témoins; puis, sur l'avis de son frère Ascanio et de
Ludovic Le More, duc de Milan, il se résigna; mais si, par force, il
avoua ses torts conjugaux, il en raconta les motifs, — tellement
LES BORGIA. 259
odieux et révoltans, qu'après les avoir lus dans les dépêches on
se refuse à les traduire (1).
Vers le même temps, un tragique et mystérieux événement
s'accomplit. Alexandre VI chérissait entre tous son fils aîné, le duc
de Gandiç, et voulait lui tailler une principauté dans le patrimoine
des Orsini. N'ayant point réussi, il essaya de le dédommager en le
nommant duc de Bénévent. Quelques jours après (U juillet ih97),
le nouveau duc et son bon frère César dînaient chez leur mère, à
sa vigne de Saint-Pierre-in-Vincoli , en compagnie d'autres sei-
gneurs. Le repas fini, tous remontent sur les mules pour rentrer au
palais apostolique. On arrivait aux environs de l'ancien palais
Borgia, résidence actuelle du cardinal \ice-chancelier, lorsque le
duc prit congé de la bande et s'éloigna accompagné d'un seul
écuyer et d'un homme masqué qui venait d'assister au festin sans
se faire connaître , et qui depuis un grand mois se montrait cha-
que jour chez l'altesse. A la place des Juifs, le duc dit à son écuyer
de l'attendre une heure et de s'en retourner ensuite au palais, s'il
ne le voyait pas revenir; sur quoi l'homme masqué, enfourchant
sa mule, se mit en croupe, et tous les deux partirent au grand
trot. Où s'en allaient-ils? Jamais on ne l'a su. Le lendemain, au
lever, les domestiques avertirent le pape que le prince n'était pas
rentré. Alexandre eut une commotion dont bientôt il se remit,
pensant que le duc se serait attardé à ses plaisirs et qu'il repa-
raîtrait le soir. La nuit vient , point de duc ; le pape , anxieux ,
ordonne des perquisitions. Un peu au-dessous de l'hôpital San-Giro-
lamo, un Esclavon, nommé Giorgio, avait au bord du Tibre un chan-
tier dans lequel il montait la garde. Mis en demeure de déclarer
s'il n'avait aperçu personne pendant la nuit précédente, l'Esclavon
répondit que, vers cinq heures, il avait vu venir par la ruelle^ à
gauche de l'hospice, deux hommes inquiets, allant de çà et de là,
comme pour bien s'assurer que nul témoin indiscret n'observait la
place. Ces hommes s'étant éloignés, deux autres avaient paru, sur
un signe desquels un cavalier s'était avancé , ayant en croupe de
son cheval blanc un cadavre dont les jambes pendaient d'un côté,
la tête et les bras de l'autre. Parvenus au bord du Tibre, les cama-
rades qui étaient à pied prirent le corps mort et le lancèrent au mi-
lieu du gouffre. Sommé de dire pourquoi il n'avait point aussitôt
couru dénoncer le fait au gouverneur, le marchand répliqua que
c'était peut-être le centième cadavre qu'il voyait ainsi jeter à l'eau,
et qu'il avait pensé qu'on ne s'occuperait pas plus de celui-ci que
(1) D'après une dépêche de l'envoyé de Ferrare Costabili (23 juin 1497), Jean Sforza,
parlant au duc Ludovic de ses rapports avec Lucrèce, aurait de la sorte exposé les
faits : (i Anzi haverla conosciuta infinité volte, ma che papa non se l'ha tolto per altro
se non per usare con lei. »
260 REVUE DES DEUX MONDES.
des autres. Cependant nombre de pêcheurs fouillaient le Tibre.
Vers la vesprée, on retrouva le duc; il avait tous ses vêtemens, son
manteau même, et dans sa bourse 30 ducats. Neuf blessures le
balafraient, le mutilaient, aux bras, au ventre, aux jambes, et la
gorge tranchée. En apprenant cette mort de son fils , jeté à l'eau
comme une bête immonde, le pape eut un profond désespoir; il
s'enferma chez lui, pleura, et plusieurs jours se passèrent sans
nourriture ni sommeil. Le temps seul adoucit un peu cette afflic-
tion. Au château Saint-Ange, des voix gémissantes, horribles, cha-
que nuit menaient leur vacarme , l'épouvante régnait à la cour et
dans Rome, le spectre implorait vengeance, la victime dénonçait à
cris redoublés l'assassin dont le nom circulait de bouche en bouche:
(( Caïn, qu'as-tu fait de ton frère? »
Ainsi la conscience publique interpellait César Borgia. Quant au
pape, il ne posait pas même la question, sachant trop bien au fond
de l'âme à quoi s'en tenir. Il oublia pourtant, assuma sa part de
complicité morale dans le crime commis sous ses yeux, et de ce
jour son terrible fils devint le maître, et lui seul gouverna sous le
nom d'Alexandre VI. Qu'était-ce après tout qu'un fratricide dans
de pareils rapports de famille? D'ailleurs les hommes de la renais-
sance ne ressemblent en rien à ce que nous sommes. Ils ne con-
naissent ni l'opinion, ni ce que nous appelons aujourd'hui « le sys-
tème nerveux. » La loi de conservation est l'unique loi, et chacun
la pratique à son profit comme il l'entend. L'idée de distinguer
entre le bien et le mal ne les prend même pas. Machiavel, après
avoir raconté (1) l'anecdote de Jules II, s'aventurant dans Pérouse
pleine encore des soldats de Gianpolo Baglioni qui vient de lui rendre
sa ville, raille celui-ci d'a\oir perdu là une si belle occasion d'ex-
terminer son ennemi par trahison, et il tei-mine par cette réflexion :
« Ce trait, dont la grandeur eût infailliblement effacé la honte, ce
trait l'aurait couvert de gloire, mais l'homme est ainsi fait qu'il
ne sait jamais être bon ni méchant dans l'entière acception du
mot. » Alexandre VI n'était qu'un voluptueux superbe; chez César,
l'ambition, passion déjà plus noble, prédominait: le père n'en
voulait qu'aux jouissances de la vie, le fils n'aspirait qu'au pouvoir,
et malheur à qui se trouvait sur son chemin, frère ou beau-frère,
il supprimait tout sans sourciller! Cependant Lucrèce avait épousé
en secondes noces un prince de la maison d'Aragon qui régnait à
Naples, et, dit-on, elle aimait son mari, le duc Allonse, jeune
homme de dix-sept ans et d'une beauté rare, quand un brusque
revirement des choses renversa ce bonheur domestique.
Alexandre ne se contentait plus d'adorer sa fille, il la consul-
(1) Maccluavelli, Discorsi, t. 27.
LES BORGIA. 261
tait en politique et vantait partout le jugement et la présence d'es-
prit de la nouvelle duchesse de Biselli. A Rome, Lucrèce était
une vraie puissance; dame souveraine de Spolèle et de Nepi , à
la veille de posséder en fief Sermoneta, elle avait un train d'exis-
tence digne du rang qu'elle occupait. De Rome à sa bonne ville
de Spolète, elle ne voyageait qu'en somptueuses caravanes, suivie
d'une longue file de mulets chargés de coffres. La garde du pa-
lais du pape l'entourait, le gouverneur, les cardinaux et les pré-
lats lui faisaient cortège. Au départ comme au retour, le pape as-
sistait à ces triomphantes équipées. Les plus grandes dames et les
plus nobles seigneurs d'Espagne et d'Italie rivalisaient de luxe
et d'empressement dans ces cavalcades dont l'appareil royal pas-
sionnait la ville. Il y avait là cependant quelqu'un que tout ce
bruit importunait, et ce quelqu'un n'était autre que le principal
meneur de toutes les révolutions et de tous les crimes du Vatican.
Depuis le 10 août 1/198, César Borgia s'était démis de sa dignité de
cardinal. Arrêtons-nous un moment à voir comme l'habit séculier
sied à sa figure. Une dépêche de l'envoyé de Ferrare va nous ren-
seigner : <( Je visitai avant-hier César dans sa maison du Transte-
vère, il partait pour la chasse en costume de cavalier : habit de
soie, armes à la ceinture, et sur le dos une simple capeline comme
en portent les jeunes clercs. Tout en chevauchant côte à côte, nous
devisâmes quelque peu et du ton le plus familier. C'est un homme
d'un génie supérieur, doué de très grandes manières; il a tout à fait
l'air d'un fils de prince : avec cela, beaucoup de bonne humeur et
de gaieté, toujours en fête. » Notons l'air jovial , trait particulier
d'Alexandre VI, qu'on ressaisit également chez Lucrèce, ce bon rire
épanoui des âmes honnêtes, si bien à sa place sur des bouches
pures et candides 1
César Borgia n'avait qu'un désir, mais frénétique, — étendre
partout ses possessions, devenir un puissant prince. Pourquoi ren-
contrait-il sur son chemin cet Alfonse d'Aragon, le mari de sa
sœur, qui l'aimait, aberration étrange et sotte injure aux droits du
père et du frère! — Le 11 juillet de l'an 1510, une scène sanglante
se passait sur la place Saint-Pierre : le duc de Biselli, assailli sur les
degrés de la basilique, tombait grièvement blessé aux bras et à la
tête. Environ quarante cavaliers étaient apostés là que les meurtriers
rejoignirent s' enfuyant avec eux par la Porta-Pertusa. Alfonse fut
transporté à Santa-Maria, son doriiicile conjugal; d'enquête, il n'y
en eut pas l'ombre, et comme on redoutait quelque tentative d'em-
poisonnement, le blessé ne prit sa nourriture que des mains de Lu-
crèce et de sa sœur. Alexandre avait tout de suite reconnu d'où par-
tait ce nouveau coup. Décidément bon sang ne mentait pas. Peut-être
aussi qu'à l'orgueil du père un peu de trouble se mêlait. A force d'ad-
262 REVUE DES DEUX MONDES.
mirer son fils César, il en eut peur. Sa crainte cependant ne l'empêcha
point de se montrer sympathique au duc Alfonse; il lui donna seize
hommes de garde et vint souvent le visiter. Le duc ne voulait pas
mourir de ses blessures, et de son côté César grommelait : a C'est
à refaire; chose manquée le jour sera la besogne du soir! » — Le
18 août, vers la première heure de la nuit, le jeune prince fut as-
sassiné dans son lit, et le corps immédiatement transporté à Saint-
Pierre, où se trouvait au milieu de ses gens le trésorier pontifical
François Borgia, fils du pape Galixte. Le médecin du jeune prince et
l'infirmier, arrêtés un instant pour la forme, furent aussitôt remis en
liberté. Tous nommaient l'auteur du crime. César, pénétrant à neuf
heures dans la chambre du malade, avait commencé par en éloigner
Lucrèce et dona Sancia, et presque aussitôt il appelait Micheletti, son
capitaine, qui d'un bon coup de poignard tranchait le nœud. Infor-
tuné duc! jamais aventure tragique ne tomba plus vite en oubli. Ce
drame horrible s'effaça comme une fantasmagorie, et de l'assassi-
nat du prince Alfonse d'Aragon, une des plus illustres et des plus
touchantes victimes des Borgia, il n'en fut pas plus tenu compte
que de la mort d'un palefrenier du Vatican.
Nul accusateur n'élevait la voix, que dis-je? le scélérat se dé-
nonçait lui-même; cynique d'audace, il s'écriait : « J'ai tué celui-là
comme j'avais tué l'autre, Gandie, mon propre frère, » et nul homme
ne reculait d'horreur devant ce monstre, pas un prêtre ne l'excom-
muniait, pas un cardinal ne lui marchandait ses révérences. Et les
prélats! comment eussent-ils fait pour ne pas le courtiser plus bas
que terre, ce puissant coquin dont les mains rouges de sang distri-
buaient des chapeaux de cardinal au plus offrant, car il fallait au
Borgia de l'or immensément pour conquérir la Romagne. Ses con-
dottiers, — des Orsini, des Vitellozzo, des Bentivoglio, — formaient
autour de sa personne un état-major resplendissant, et le pape équi-
pait à son intention sept cents gendarmes, obtenant en outre de la
république de Venise qu'elle intervînt pour assurer à ce bien-aimé
fils l'appui des seigneurs de Rimini et de Faënza. Alexandre VI
pratiquait à l'endroit des faits accomplis la résignation des belles
âmes; qu'était-ce après tout qu'un meurtre de plus ou de moins?
Citerait -il à son tribunal de souverain justicier ce César dont le
nom seul épouvantait Rome et devant lequel lui-même il tremblait
déjà? Des accusations, des lamentations, du sentiment, entre Bor-
gia, c'eût été vouloir tenter Dieu et le diable. Pardonner, oublier
valait mieux, et puis ce meurtre d'Alfonse d'Aragon, fort repro-
chable assurément en principe, pouvait amener des avantages dans
ses conséquences. Lucrèce, par là, redevenait veuve, et la politique
de famille allait encore profiter de l'accident. « Tu felix Austria
nubeï »
LES BORGIA. 263
Lorsqu'en lisant la dépèche de l'ambassadeur vénitien vous ve-
nez de vous représenter les choses comme elles se sont passées,
votre esprit reste confondu à l'idée du rôle que Lucrèce joue dans
cette tragédie domestique. Son frère, qu'elle n'a que sujet de soup-
çonner et de craindre, entre de nuit chez son mari , et sans rien
prévoir des sombres desseins du personnage, elle quitte aussitôt la
place, emmenant dona Sancia, sa belle-sœur, et livrant ainsi la vic-
time à la merci du misérable et de ses estafiers. On l'attaque, ou
le tue, elle cependant reste à l'écart, pas un élan pour sauver son
époux, pas un cri d'alarme. Et pourtant elle l'aimait, ce prince
d'Aragon, à Rome et dans leur résidence de Nepi, ils avaient en-
semble vécu d'heureux jours dont le souvenir vibrait encore; mais
nous oublions que Lucrèce Borgia ne fut jamais une héroïne, et
voilà que nous subissons à notre tour l'influence du préjugé. Une
Médée, cette créature indolente et sans ressort, un tison embrasé,
cette jeune femme qui de sa vie n'eut de passion, ô romantisme,
ce sont là de tes coups! Cœur médiocre, vicié, sinon vicieux, cire
molle que deux ouvriers de Satan pétrissent à leur gré! On dit
bien qu'au lendemain du crime son indignation éclata; eut-elle en
effet le courage de se révolter contre le meurtrier, de défendre
contre ces tyrans ses droits et sa propre dignité? Est-il vrai, comme
on le raconte, qu'elle osa traiter son frère d'assassin et poursuivre
son père de ses larmes vengeresses? Quoi qu'il en soit, César ne de-
vait point tarder à trouver irritante la présence de cette sœur au
Vatican. Le pape, toujours empressé d'obéir aux vœux de son fils,
et, d'autre part, agacé d'un déploiement de tendresses posthumes
qui réveillait en lui de secrets instincts de jalousie, Alexandre VI
engagea Lucrèce à se rendre pour quelque temps dans sa bonne
ville de Nepi.
IV.
C'était une rupture. « Madame Lucrèce, sage et libérale personne,
jouissait naguère de la faveur du pape, à présent le pape ne l'aime
plus. » Ainsi prononce l'ambassadeur vénitien Polo Capello. A Nepi,
la jeune veuve d'Alfonse d'Aragon allait trouver le paysage le plus
conforme à sa triste pensée. Officielle ou non, la douleur ne saurait
se mieux loger qu'au sein de cette nature de l'Étrurie volcanique
et ravinée, avec ses sombres forêts de chênes, ses crevasses pro-
fondes, ses rochers noirs, ses pics abrupts de terre cuite au soleil
et ses torrens qui roulent en mugissant au creux des vallées, tan-
dis que des hauteurs la clochette des troupeaux et la flûte plain-
tive des pâtres leur répondent. Là du moins madame Lucrèce pou-
vait librement vaquer à son affliction et pleurer sans réserve ce
264 REVUE DES DEUX MONDES.
beau jeune homme que deux années durant elle avait appelé son
époux. Dieu seul sait combien de temps ce grand deuil se fût pro-
longé; heureusement César quitta Rome pour aller guerroyer, et
Lucrèce y rentra pour ressaisir ses droits de favorite en attendant
quelque prochain hymen.
Lucrèce était bien de sa race ; sans avoir l'imperturbable vitalité
de son père, elle tenait de lui ce précieux fonds de belle humeur
qu'on nomme la philosophie des bonnes gens, et que les méchans,
paraît-il, peuvent également posséder par occasion. Sur ces tempé-
ramens d'élite, le chagrin glisse et n'appuie pas. Quelques mois à
peine s'étaient écoulés, et de l'âme de Lucrèce le spectre d'Alfonse
s'eflaçait pour faire place aux plus riantes images d'avenir. Dans
cette jeune femme élégante et- joyeuse, nul ne reconnaissait la veuve
de l'aimable prince traîtreusement assassiné. La vie en effet la re-
prenait par tous les sens, et quel spectacle que cette Rome de la
renaissance pour remuer les sens les plus alanguis et pousser aux
émerveillemens la plus apathique intelligence! La nature, l'art,
l'histoire, tout est grand, de proportion démesurée, formidable!
L'art s'appelle ici Michel-Ange, et le crime Borgia! Sur ce sol cou-
vert des ruines de l'antiquité qui veut renaître et des monumens du
moyen âge chrétien qui s'en va, l'esprit des temps modernes a
soufflé; de ces débris du passé, de cet amalgame de décombres, un
monde nouveau se dégage, non sans d'effroyables convulsions. La
destruction lutte avec les forces créatrices, les monstres qu'on si-
gnale aux bouleversemens du globe reparaissent englués dans ces
fanges d'où la jeunesse universelle va sortir. Le même enfantement
laborieux produira des crimes et des chefs-d'œuvre titaniques; le
bien, le beau, y sont, comme le mal, du plus grand style. La pa-
pauté s'empaganise à ce point que vous croyez voir en personne le
diable d'enfer célébrant la messe sacrilège des nuits de sabbat, et,
comme jadis, pour mieux hâter la fin des choses, la société romaine
eut son Néron, vous avez Alexandre VL
C'en est fait de cette société, de cette église, de ces cités, de
ces républiques et de cette civilisation ; toute cette humanité-là
roule aux abîmes qui vont à jamais l'engloutir. « La renaissance,
écrit M. Grégorovius, sera toujours un des plus grands problèmes
psychologiques de la civilisation, tant à cause des contradictions qui
fermentent en elle que par le caractère démoniaque des individus.
Une ardente fièvre de jouissance matérielle, intellectuelle, de
beauté, de puissance et de renommée, y met en jeu toutes les
forces, toutes les vertus, tous les vices. Vous diriez une bacchanale
de la civilisation, et quand on dévisage les bacchantes, on les voit
grimacer comme ces prétendans de VOdyssic qui sentent leur fin
s'approcher, » Grimaces, en effet, ces peintures dont par les ordres
LES BORGÏA. 265
d'un Alexandre VI se décorent les murailles du Vatican et qu'un
Pérugin, l'homme des béatitudes, exécutait de sa main angélique!
Mais le vrai peintre d'une pareille cour était ce Pinturicchio qui ne
rougissait pas de représenter la vierge Marie sous les traits de l'im-
pudique Julie Farnèse. Celui-là s'entendait en grimaces, et même à
ces terribles Borgia ne ménageait point la caricature. « Au château
Saint-Ange, nous raconte Vasari, il peignit plusieurs salles à grot-
icsc]u\ » ces grotesques figurant Alexandre VI, César Borgia,
Lucrèce, les frères et la sœur, toute la sainte famille; c'étaient des
sujets ayant trait à l'expédition française en Italie et glorifiant
Alexandre VI, vainqueur de Charles VIII. On y voyait le roi de
France sous divers aspects, tantôt pliant le genou devant le pape
dans ces mêmes jardins du château Saint-Ange, tantôt lui servant
la messe dans Saint-Pierre. J'en passe, et des meilleurs, comme le
serment d'obédience prêté par Charles VIll au saint-père et la
cavalcade à Saint-Paul, où le roi tient au pape l'étrier. Toutes ces
fresques ont aujourd'hui disparu, et sans doute avec elles bien des
portraits de la famille Borgia. Que de fois ce Pinturicchio n'a-t-il pas
dû retracer l'image de la belle Lucrèce ! N'est-ce point permis aussi
de croire que dans les divers tableaux de ce maître plus d'un per-
sonnage nous montre la tête d'un Borgia? Qui sait dans quelles
galeries de Rome ou de Florence, dans quels vieux châteaux de la
Campagna se dérobent ces masques illustres voués au plus fâcheux
incognito et que nous coudoyons peut-être sans les saluer? —
iMichel-Ange arrivait à Piome pour la première fois en lZi96 ; il avait
alors vingt-trois ans et pouvait se rencontrer avec Copernik et Bra-
mante, qui, vers le même temps, parcouraient la ville éternelle.
Michel- Ange, Copernik, Bramante, quels passans que ceux-là!
« Rome, a-t-on dit, ne vécut jamais que d'importations; ses poètes,
ses artistes, ses philosophes, lui viennent du dehors, mais son génie
est l'assimilation. » Elle absorbe en effet aussitôt qui s'approche de
son cercle, donne à tout couleur et proportions romaines. La cou-
leur est sévère et sombre, la proportion colossale : les Thermes de
Caracalla, le Colisée, le môle d'Hadrien ! Florence elle-même, le
génie de la grâce et de la mesure, se laisse détourner par elle vers
cette voie de la force, du surhumain : témoin Michel- Ange. Gomme
elle eut des empereurs syriens, elle aura des papes espagnols, après
les Héliogabale, les Borgia. Lucrèce connut-elle à cette époque
l'ami futur de cette noble Victoria Colonna, son antitype ? Quoi qu'il
en soit, c'est sous l'impression des événemens que nous venons de
raconter que le jeune artiste travaillait à la célèbre Pictà, qui fut
son premier succès. Cette œuvre de début, commandée par le car-
dinal La Groslaye, il la terminait juste au moment oii le grand
Bramante arrivait. Contemplez ce groupe d'un idéal si ému, si tou-
266 RETUE DES DEUX MONDES.
chant, et dites s'il ne vous semble pas fait pour servir de fond à
cette période des Borgia. « Cette image de la Pitié, sévère à la fois
et radieuse de flamme ineffable, nous apparaît, au sein de ces ténè-
bres morales, comme un flambeau de purification pieusement allumé
dans le sanctuaire profané de l'Église (1). » Involontairement on
se prend à rêver aux stations que fit Lucrèce devant le divin marbre,
plus éloquent peut-être et prêchant mieux le recueillement que la
parole des confesseurs et des abbesses.
Cependant le pape n'était pas homme à laisser sa fille gaspiller
le temps en vaines sentimentalités. Alfonse d'Aragon allait avoir
pour successeur Alfonse d'Esté. Le second mari de Lucrèce vivait
encore, que déjà cette union avec Ferrare occupait le Vatican.
C'était la politique d'Alexandre et de César qui, par là, s'assuraient
la Romagne, dont Venise leur disputait la possession, et se ména-
geaient des ouvertures sur Bologne et Florence d'autre part.
Hercule d'Esté, père du futur époux, trouvait dans la combinaison
une manière de garantir ses états contre le brigandage des Borgia.
Il est vrai qu'à cet avantage se mêlait qaelqae désagrément. Pour la
maison d'Esté, — la plus ancienne et peut-être la seule légitime des
maisons princières d'Italie, — c'était en effet un médiocre honneur
que d'épouser toute une race de pareils aventuriers. L'altesse
régnante en devint fort perplexe; l'intérêt pourtant prit le dessus,
car le bonhomme Hercule aimait l'argent ni plus ni moins que le
ferait un marchand enrichi, et nul mieux que lui ne s'entendait à
réviser des comptes. Mais son fils Alfonse manifesta d'abord la plus
mauvaise volonté; de mœurs simples et sérieuses, il avait un carac-
tère assez original et la tête dure. iNi le faste romain, ni l'élégance
de sa femme ne le touchaient , et son orgueil n'admettait point
qu'un gentilhomme en passe, comme il était, d'épouser la veuve
du duc d'Angoulême et de s'allier aux rois de France, épousât la
fille d'un pape espagnol et qui ne s'appelait que Lenzuoli Borgia.
Quant aux grandes dames de la famille, leur opposition ne se modé-
rait pas, la sœur d'Alfonse, Isabelle de Mantoue, sa belle-sœur
Elisabeth d'Urbin, fulminaient d'aigreur et de malveillance, terribles
colères dont Lucrèce eut pourtant raison par la suite. C'est que le
charme était dans sa nature, et que sa nature, jusqu'alors compri-
mée à Rome, tiraillée, soumise à l'incessante inoculation d'une pesti-
lence ambiante, allait enfin pouvoir, à Ferrare, développer ses bons
côtés.
Néanmoins le jeune duc héréditaire consentit, mais après de
rudes combats, et parce que le duc régnant, son père, le menaça
d'épouser Lucrèce au cas où lui s'entêterait à la refuser. Une fois
(1) Gregorovias, t. I*', 125.
LES EORGIA. 267
la parole du prince son fils obtenue, Hercule d'Esté allicha des pré-
tentions exorbitantes à l'endroit de la dot. On voulait bien vendre
son honneur, mais à la condition de se le faire payer cher, usage
encore fort à la mode de notre temps. Le Borgia, voyant à quel
arabe il avait affaire, ne marchanda point : dot de cent mille écus
d'or, suppression pour cinq ans des revenus que Ferrare doit au
saint-siège, il se laisse tout imposer, et, tant de rançons n'épuisant
pas sa magnificence, il se charge des joyaux et des parures de la
mariée. Un jour, devant les ambassadeurs de Ferrare, il ouvre une
cassette remplie de perles, y plonge ses bras jusques aux coudes
et s'écrie dans son orgueil de père : « Tout cela, c'est pour Lucrèce ! »
Tel est ce représentant de Jésus-Christ, un Soliman, un Orosmane.
Rubens, s'il eût vécu de son temps, eût fait de lui la joie de sa
palette, et nous l'aurions sous vingt aspects en mage d'Orient étoffé
de toute sorte de caftans, verts, j aunes, écarlates, avec une tiare
sur un turban !
Le 15 janvier 1502, Lucrèce quitte la ville éternelle, que jamais
plus elle ne reverra, et prend le chemin de ses nouveaux états. Une
longue file de cavaliers chamarrés de brocart d'or et d'argent l'ac-
compagne; parmi les cardinaux de ce cortège royal, les principaux
sont des Borgia, et parmi les altesses paradent les jeunes ducs Fer-
dinand et Sigismond d'Esté, frères d'Alfonse de Ferrare. Entre le
cardinal Hippolyte d'Esté et César Borgia voyage la brillante fiancée,
ayant à sa gauche l'ambassadeur de Louis XII. N'était-ce pas le roi
de France, protecteur de la maison d'Esté et des Borgia, qui de sa
main puissante conduisait la jeune épouse au palais de Ferrare?
V.
César sentait monter son étoile; fortement établi en Romagne,
il recherchait maintenant une alliance plus étroite avec la France,
et de là aussi le succès lui venait. A ce politique du meurtre et de
l'hypocrisie, tout réussissait, jusqu'à l'impitoyable régime de son
gouvernement, habile à s'imposer par la terreur sur un sol naguère
en proie aux discordes civiles et dont la population l'avait sans trop
de peine adopté. Mais en même temps le tyran de la Romagne
voyait chaque jour grossir le nombre de ses ennemis et se disait
que seuls le nom et l'influence de la France pourraient le proté-
ger contre les forces coalisées que soulevaient son ambition et sa
trop rapide fortune. César n'avait point simplement à redouter les
troupes de ses adversaires ; il soupçonnait, appréhendait sa propre
armée. C'était pourtant une superbe armée que la sienne, nom-
breuse , bien équipée ; les plus vaillants capitaines de l'Italie ser-
vaient sous ses ordres, sans parler de la légion auxiliaire française
268 REVUE DES DEUX MONDES.
et des mercenaires étrangers. Ses gardes du corps surtout avaient
grand air : riches pourpoints à ses couleurs (rouge et jaune),
écharpes brodées , ceinture à boucle ciselée retenant l'épée. A la
fière prestance de ces hommes répondait leur bravoure; seulement
on ne pouvait s'y fier. Ces troupes d'ailleurs appartenaient bien
moins à leur général qu'aux divers chefs qui les avaient racolées
et les regardaient comme une sorte de propriété. Ces chefs étaient
des condottiers : barons romains, seigneurs de villes et de territoires
dans rOmbrie et la Marche, — et l'on conçoit aisément quel sinistre
épouvantail devait être à leurs yeux le sort infligé par César à l'élite
des châtelains de la Romagne, les Colonna, les Savelli, etc. Cepen-
dant le pape armait vigoureusement. On préparait une expédition
pour la Toscane, où les dissensions entre Sienne et Florence et la
guerre de Pise offraient des avantages à ne pas dédaigner. Tandis
que ses alliés Vitellozzo-Vitellozzi et Pandolfo-Petrucci enlevaient
Arezzo d'un coup de main, César prenait Urbin par ruse et trahison,
et forçait le duc Guibaldo à gagner d'abord Mantoue, puis Venise.
Peu de jours après, une transaction secrète le rendait maître de Ga-
mérino, et ses sbires égorgeaient César Varano et ses deux fils, qui,
moins heureux que Guibaldo, n'eurent pas le moyen de fuir. Urbin
et Camerino devenaient des fiefs du duc de Romagne et de Yalenti-
nois; mais partout déjà s'organisait la résistance. Si l'Italie avait
eu, comme avant là9!i, une politique nationale, un ensemble systé-
matique de gouvernement, rien n'eût été plus simple que de mettre
ordre à de tels agissemens.
Le malheur voulait que, "de tous les états italiens, Venise fût le
seul ayant alors une importasce politique et militaire, et Venise,
placée entre la France et l'Allemagne, avait ses mouvemens para-
lysés. Notre Louis XII était l'arbitre omnipotent; dans l'été de 1502,
quand il parut en Lombardie, le roi fut assiégé de protestations et
de plaintes portées contre les Borgia; l'universel mouvement de ré-
probation dont César et son père le pape étaient l'objet produisit
sur Louis XII une impression très grave. Il se montra mécontent,
irrité, et la cause des deux compères eût pris un vilain tour sans
l'intervention du cardinal d'Amboise , qui réussit à ramener son
maître, si bien que, les ambassadeurs de Venise s'efforçant d'éclai-
rer le monarque et de lui représenter qu'il était peu séant pour
le roi très chrétien de couvrir de sa protection un brigand souillé
de crimes abominables, Louis XII leur répondit qu'il ne pouvait
empêcher le saint-père de régir à son gré les territoires de l'église.
C'était à ses propres condottiers que le duc de Valentinois allait
maintenant avoir affaire. Le duc, au moment d'attaquer Bologne,
apprend la défection de ses capitaines et reçoit en même temps la
nouvelle d'un retour offensif de Guidobaldo contre Urbin. Sur la
LES BOr.GIA. 269
grande route qui conduit d'Ombrie en Toscane s'élève une colline
en plate-forme d'où le regard s'étend vers le lac Trasimène et qu'un
château-fort couronne de son quadrilatère; là se sont réunis tous
les ennemis du Borgia : Yitellozzo-Vitelli, Gian-Paolo Baglioni, Oli-
veretto da Ferno; après avoir donné au duc de Romagne l'Italie cen-
trale, ce monde-là s'est dégoûté de son héros, lequel, à vrai dire,
commence à l'effrayer. On prétend que la peur est le commence-
ment de la sagesse; la peur n'engendre que la haine. Ils se révoltent
donc et ne travailleront désormais que pour leur propre compte :
700 cavaliers et 9,000 hommes d'infanterie occupent la plaine.
Nous sommes au 7 octobre 1502; la nuit tombe. Dans une salle
voûtée de la citadelle d'Imola, deux personnages sont assis face à
face, tous les deux du même âge. L'un est en costume de chambre;
son visage rond et plein bourgeonne de pustules et de petites ver-
rues; quand il parle et s'anime au feu de la conversation, sa main
joue avec le manche de son poignard; s'il se lève, sa taille se déploie
imposante et fière, et toute sa physionomie respire une sorte de
noblesse qui doit être au moins celle de la vie des camps et du cou-
rage : cet homme, c'est César Borgia, duc de Valentinois et d'Ur-
bin. L'autre porte un costume de velours noir, et son étroite et
blanche collerette rehausse encore l'air maladif de son visage. Ces
yeux vibrans d'esprit, cette bouche, ont connu, — trop connu peut-
être, — les voluptés de l'existence; mais le front est sérieux, la
bouche plissée d'ombres sévères. Vous songez à deux choses qui
se contredisent et qui très souvent néanmoins vont ensemble : le
sensualisme et la pensée abstraite. Il se nomme Machiavel; tous
les deux dans la plus difficile et la plus périlleuse position où des
hommes se puissent rencontrer, tous les deux dans la fosse aux
lions !
Avec l'aide des Orsini et de Vitellozzo, un chef de bande à
sa solde, César s'était emparé de la Romagne; pour peu que la
France l'eût souffert, il aurait mis la main sur Florence; mais,
Louis XII ne goûtant point ce plan, force fut bien d'y renoncer.
Restait à se dédommager de la mésaventure. On arma contre Bo-
logne, et la campagne allait son train, lorsque tout à coup les
Orsini et Vitellozzo se détachent, ameutent contre lui la popula-
tion d'Urbin, soulèvent et dispersent ses mercenaires, et le voilà
réduit à s'enfermer avec 100 lances dans le château d'Imola, que
des cohortes d'ennemis et de soldats mutinés cernent de toutes
parts. Les révoltés ont invité la république de Florence à s'unir avec
eux pour débarrasser l'Italie de ce brandon incendiaire, comme ils
l'appellent; mais la seigneurie préfère rester neutre et se contente
d'observer le duc. Or le délégué à ce poste d'observation n'est
autre que messer Nicolo Machiavel. Il apporte au susdit seigneur
270 REVDE DES DEUX MONDES.
de la part de son gouvernement, non pas un traité d'alliance, mais
purement et simplement de belles paroles, ce qui l'expose à chaque
instant aux mauvais traitemens du terrible sire, lequel a la colère
prompte et ne se gêne pas pour larder un homme à coups de stylet
et le jeter ensuite aux oubliettes, cet homme fùt-il cent fois sous la
sauvegarde du droit des gens.
C'est le soir de leur première entrevue; César s'épanche à cœur
ouvert, il cause de belle humeur et d'abondance comme on fait
avec un ami. « Secrétaire, dit-il, tu peux m'en croire, je suis inno-
cent des projets qu'on me prête. Ces plans contre la république
sont l'œuvre de ce traître de Vitellozzo, un drôle sans foi et sans
courage. Moi, j'ai l'âme trop débonnaire, c'est ce qui m'a nui. Ce
duché d'Urbin, en trois jours je l'ai conquis, et pas un cheveu n'est
tombé de la tête de personne, et maintenant je les ai là debout
contre moi, eux tous comblés de mes bienfaits; ô ma clémence!
ma clémence ! » Ainsi bien avant dans la nuit, à la lueur des flam-
beaux, se prolonge l'entretien. Cependant le duc a beau faire
montre de sa franchise et communiquer à l'envoyé de Florence les
dépêches qu'il reçoit, ses plans restent impénétrables. Autour de
lui tout est silencieux, mystérieux; on dirait qu'il prépare un grand
coup contre ses ennemis, et pourtant il ne cesse de négocier avec
eux, corrompt à prix d'or et de cadeaux Pagolo Orsini, leur parle-
mentaire. Celui-ci, de retour au camp, vante la bonté, l'aménité du
seigneur duc; bientôt les révoltés demandent à rentrer en grâce
près de l'ancien maître et lui promettent de prendre Sinigaglia
pour le dédommager d'avoir perdu Cologne par leur faute. Jamais
César n'avait eu l'abord plus charmant, plus affable. Il congédie les
troupes françaises; quel besoin de ces étrangers, entouré comme il
est de bons et fidèles amis? Quelqu'un pourtant, — Machiavel, —
l'a deviné. Il se demande si c'est croyable que cet homme puisse
renoncer à sa vengeance, et ce qu'il entrevoit d'avance l'épouvante.
Le duc bardé de fer monte à cheval, et lentement, sur la route de
Césena, marche à la rencontre de ses amis. Là, par une matinée de
décembre, Machiavel aperçoit sur la place du marché un billot
jaspé de sang, près de ce billot une hache ruisselante, et près de
cette hache un cadavre taillé en quatre morceaux : tout ce qui
subsiste de messer Ramiro d'Orco, l'atroce lieutenant en Romagne,
— son bras droit que le tyran vient de s'amputer pour le jeter en
pâture à l'exécration populaire; — ainsi, la nuée sanglante éclairant
sa marche, il arrive à la porte de Sinigaglia. Après avoir passé la
nuit précédente à Fano, où les divers capitaines demeurés fidèles à
sa cause se sont distribué les rôles dans le drame qui va se jouer,
les Orsini et Vitellozzo reçoivent César Borgia comme leur seigneur
et maître. On est joyeux, on s'embrasse, on rit. Mais Vitellozzo se
LES r.ORGIA. 271
tient à l'écart de la gaîté commune; il est morne, abattu; tout à
l'heure, avant de se porter à la rencontre du duc, il a pris congé de
tous ses amis.
C'est qu'en efTet leur sort était réglé. A peine ont-ils mis le
pied dans le château de la ville, que saisis, garrottés sur l'ordre de
César, ils sont aussitôt égorgés. Sombre et terrifiant spectacle à ne
pas s'effacer même de la mémoire d'un Machiavel ! Quel sentiment
pensez-vous qui l'anime à ce sujet? l'horreur du meurtre? Pas le
moins du monde. Cet acte infâme, loin de le révolter, l'attire, le
séduit; il l'analyse avec amour, s'y délecte; on songe à l'abeille bu-
tinant sa fleur, non, plutôt à ces sbires qui, mandés sur les lieux où
vient de se commettre un crime, tombent en arrêt devant un coup
de couteau bien appliqué et, n'envisageant que la besogne preste-
ment troussée, opinent que l'homme qui a fait cela n'est point un
coquin ordinaire. Morale du temps, disions-nous; hélas! on vou-
drait le croire, mais les faits sont là qui, tout récens, nous décon-
certent : souvenons-nous du 2 décembre et de cette opinion pu-
blique qui le lendemain , oubliant le crime pour l'œuvre d'art,
s'écriait, comme Machiavel à Sinigaglia : « C'est bien joué! »
Ce qui plaît surtout au secrétaire florentin dans cette tragédie,
c'est l'astuce profonde du héros, son incomparable dissimulation.
Selon lui, une bonne scélératesse correctement et magistralement
ourdie vaut mieux que toutes les démonstrations chevaleresques, et
là-dessus Machiavel est bien de son pays. « Que celui-là qui dans
une souveraineté nouvellement conquise prétend vivre grand et re-
douté, — écrira-t-il dix ans plus tard, — que celui-là s'efforce
cV imiter cet homme. » Et son enthousiasme ne fléchira que devant
les événemens qui précipiteront la chute de l'idole. A la mort d'A-
lexandre VI (pendant l'automne 1503), il séjourne à Rome en qua-
lité d'ambassadeur au moment où le conclave élève Jules II à la
papauté. César, malade au lit de son côté, sentant que ses ennemis
de partout le menacent, appelle à son chevet Machiavel et lui fait
cet aveu : « J'avais paré d'avance à tout ce qui pourrait advenir au
cas où mon père mourrait de mort subite; seulement je ne m'étais
pas avisé que moi-même, ce jour-là, j'aurais à lutter contre la mort.»
11 demande un sauf-conduit pour traverser le territoire de la répu-
blique et se rendre en France par Florence. — « Refusez,^» écrit à
la seigneurie l'impassible politique, et il ajoute froidement, sèche-
ment : « Le bruit a couru hier que le pape avait fait jeter le duc dans
le Tibre. Je n'oserais dire que ce bruit soit vrai, mais, s'il ne l'est
encore, il le sera. » Et autre part : « Ainsi, par degrés, ses péchés
l'ont conduit à l'abîme et au châtiment. » Le succès ! Machiavel ne
reconnaît au monde que ce dieu. Tant que le crime se porte bien,Ul
le salue et le maxime^ mais gare à lui s'il tombe malade ;^point de
272 REVDE DES DEUX MONDES,
miséricorde alors, rien que le sarcasme et le mépris ! Rester mal-
gré les dieux fidèle à la cause vaincue, quelle idée ! Ce vieux Caton
n'était qu'un maître sot.
VI.
Nous avons quitté Lucrèce sur le chemin de Ferrare, nous la re-
trouvons maintenant triomphalement établie dans la seconde capi-
tale de la renaissance italienne. Passer ainsi sans transition de la
Rome d'Alexandre VI à la ville d'Hercule et d'Alfonse d'Esté n'était
point une épreuve commode. Il y fallait beaucoup de souplesse et
d'élasticité, les défauts même de la noble personne vinrent aider à
cette acclimatation contre laquelle un naturel moins neutre que le
sien eût assurément réagi. Cette société d'une Adrienne Orsini,
l'œil du saint-jjère, ou d'une Julie Farnèse, son rœiir, — de grands
seigneurs, de cardinaux dissolus et de belles dames toujours en
train d'amusemens , de bals et de soupers, — ne ressemblait
guère au cercle intellectuel et posé de Ferrare , et si Lucrèce , au
milieu des licences du Vatican, livrée aux exemples étalés journel-
lement sous ses yeux , ne s'éleva point en corruption à la hauteur
du type romanesque inventé depuis, on est presque tenté d'attri-
buer ce phénomène à la seule inertie de son tempérament. A Fer-
rare, le théâtre change, et Lucrèce de plain-pied s'y retrouve chez
elle, avenante, rieuse, facile à contenter. Son apathique indiffé-
rence devient égalité d'humeur. Elle n'aime ni ne hait, ne connaît
larmes ni colères et charme, ensorcelle tout le monde, son beau-
père d'abord, ensuite ses belles-sœurs Isabelle Gonzague et la non
moins charmante Elisabeth de Montefeltre, deux altesses dont le
premier mouvement n'avait eu rien d'empressé. Sans être une
prude fieflée, et tout en ne reculant pas devant une représentation
de la Calandre ou de la Mandragore, Isabelle réprouvait les scan-
dales de la vie romaine. Admettons aussi que chez elle , de même
que chez sa belle-sœur d'Urbin, Elisabeth de Montefeltre, quelque
jalousie pouvait bien se mêler au préjugé, car Lucrèce était égale-
ment aimable et belle, et c'était après tout une rivale qu'il leur
fallait accueillir d'un cœur léger. Lucrèce, par sa grâce inalté-
rable, les désarma, et bientôt des rapports d'intimité parfaite s'éta-
blirent entre la fille d'Alexandre VI et la spirituelle marquise de
Mantoue.
Ferrare était alors le centre d'une société polie et raffinée qui
pouvait, à certains égards, se targuer vis-à-vis de Rome d'une sorte
d'honnêteté relative : le vice n'y embouchait pas la trompe des
lupercales à toute heure du jour ou de la nuit, comme au Vatican,
et la dépravation ménageait encore les bienséances. A mesure que
LES BORGIA. 273
la décadence politique s'affirmait davantage, le goût des lettres et
des arts tendait à croître. L'époque s'acheminait, par décourage-
ment, vers la culture intellectuelle et l'humanisme, et la résidence
des seigneurs d'Esté s'ouvrit la première à ce mouvement. Que
pouvaient les Italiens sur un sol en proie à l'étranger? Plus d'indé-
pendance nationale, de liberté; à Milan, à Naples, quand ce n'était
pas l'Espagne, c'était la France qui commandait, la main à la garde
de son épée et la mèche allumée. Que pouvaient, contre les lances
des barbares et leurs arquebuses, ces Italiens jaloux, soupçonneux
les uns des autres, incapables de jamais fraterniser? Oublier l'ac-
tion, la volonté, oublier tout dans la contemplation et l'ivresse de
l'idéal, se soumettre, s'enfuir vers le paisible champ des arts, et là
s'armer du ciseau, de la palette et de l'équerre, saisir la plume et
créer des œuvres plus durables que le fer des envahisseurs. Peintres,
poètes et savans allaient s'emparer de la scène, et la gloire qu'ils
répandraient autour d'eux remplacerait, pour leurs sérénissimes
protecteurs, l'éclat des armes et de la politique. Ainsi, quand s'étei-
gnit l'esprit républicain, quand disparut la puissance des vieilles
municipalités italiennes, on vit se former ici et là des centres aris-
tocratiques, espèces de soleils attirant à leurs flammes des popula-
tions de lettrés et d'artistes en quête d'une cour qui les pensionnât,
et tout un monde de beaux esprits désœuvrés ne demandant pas
mieux que de se vouer au culte des Muses moyennant finance. Rap-
pellerai-je tous ceux dont la société de Ferrare citait les noms avec
orgueil? Giraldi, Calcagnini, Tebaklo et Ercole Strozzi, le jeune
Bembo, et comme bouquet Arioste. Il avait alors vingt-sept ans et
jouissait d'un grand renom de latiniste et de poète comique. Étant
donnés le climat du pays et le lyrisme particulier au temps, on
se figure de quelle averse de poésie madame Lucrèce fut inondée.
Il en plut sous toutes les formes : sonnets, tercets, distiques, épi-
grammes, acrostiches, épithalames. La fille d'Alexandre VI, tou-
jours gracieuse, ramassait tous ces complimens et remerciait les
auteurs de ce même sourire immuable dont elle repoussait naguère
les mots à double entente et les gravelures des libertins jeunes ou
vieux du Vatican.
A sa vue, tous les cœurs s'enflamment; Arioste, qui se contente
de la chanter, l'appelle la belle des vierges, pulcherrima virgo :
c'est abuser et du latin et de la poésie, cette vierge avait eu déjà
trois maris, sans compter père, frères, et le reste. Pour sa beauté,
jmlcherrima est aussi trop; mais elle avait la grâce irrésistible
et le piquant, dans le profil beaucoup de gentillesse, quelque
chose d'enfantin avec des yeux de magicienne qui, disait-on, te-
naient sous leur magnétisme le Cupidon endormi placé dans sa
TOME XX. — 1877, 18
274 RETUE DES DEUX MONDES.
chambre à coucher. Organisation absolument féminine, plutôt ym-
turée que naturante, pour employer une expression de Spinoza, et
qui, toujours recevant, doublait d'attrait en vous rendant l'impres-
sion par vous transmise ! Chacun cherche en elle ce qui n'y est pas,
content même alors qu'il ne trouve rien, et ne peut s'expliquer le
charme auquel il cède. Ainsi l'aima Bembo, ainsi l'aimèrent les
deux Strozzi, dont le plus jeune tragiquement mourut pour elle,
sinon par elle.
La fameuse mèche de cheveux as, l'Ambroisienne à Milan nous
raconte les amours de Bembo , quoique la lettre accompagnant
cette relique si chère à lord Byron ne renferme aucun témoi-
gnage d'un sentiment réciproque chez Lucrèce, dcsiderosa gra-
tificarvi n'étant en somme qu'une de ces formules de condescen-
dante politesse à l'usage des princes et qui ne prouvent rien. Que
le cœur de Lucrèce ait répondu à la passion du brillant cavalier
vénitien, c'est là pourtant un fait très vraisemblable. De 1503 à
1506, Bembo entretint avec la princesse les relati-ons les plus sui-
vies. Jeune, beau, plein d'esprit et fort couru des femmes, il la
divinisait dans ses vers, dans ses lettres. Ce qu'il y a de certain,
c'est que le duc Alfonse, farouche et rancunier, devint jaloux, et
que, pour fuir les périls dont cette jalousie le menaçait, Bembo dut
transférer ses pénates à la cour de Guidobaldo, duc d'Urbin, d'où
il continua jusqu'en 1519 à correspondre avec sa belle. Du roman,
passons à la tragédie. Un autre poète de cette pléiade mythologique.
Hercule Strozzi, s'était également épris de la tyndaride ferraraise,
puis tout à coup, on l'avait vu rechercher la main de la jolie Bar-
bara Tirelli, veuve d'Hercule Bentivoglio, et l'épouser en mai 1508.
Treize jours après, dans la matinée du 6 juin, le corps du poète
gisait à l'angle du palais d'Esté, enveloppé de son manteau, les
cheveux hérissés, et balafré, transpercé de vingt-deux blessures.
D'où partait ce crime? la question ne fut pas même posée. « H n'y
eut point d'enquête, dit Paul Jove, le préteur resta bouche close. »
On attribua ce meurtre au duc Alfonse, convaincu que sa femme
aimait Strozzi; d'autres accusèrent Lucrèce, arguant de sa jalousie
à l'égard de Barbara Tirelli et donnant aussi pour raison la crainte
qu'elle aurait eue que Strozzi ne divulguât le secret de sa liaison
avec Bembo dont il avait été le confident. Quoi qu'il en soit, si la
fille des Borgia avait pu oublier le drame qui jadis trancha les jours
de son frère le duc de Gandie, ce lugubre événement était de na-
ture à le lui rappeler. Soyons juste, après tout : Lucrèce, en venant
de Rome à Ferrare, n'avait point tant changé d'atmosphère, et l'an-
tique palais des seigneurs d'Esté servait journellement de théâtre
à des tragédies domestiques dignes même du Vatican.
LES BORGTA. 275
Parmi les jeunes beautés que Lucrèce ayait amenées de Rome
brillait une aimable parente, Angela Borgia, dont les charmes ne
tardèrent pas à déduire les deux frères du duc Âlfonse. L'un se
nommait le cardinal Hippolyte d'Esté, l'autre simplement GiuUo;
il était bâtard du feu duc Hercule, au demeurant, cardinal et
bâtard : deux scélérats. Un jour rpie le sombre Hippolyte faisait sa
cour, Angela commit l'imprudence de vanter les beaux yeux du
prince Giulio, ce dont le saint homme de cardinal se promit à l'in-
stant de tirer une vengeance diabolique. H soudoie deux bravi,
leur commande de guetter son frère au retour de la chasse et de
lui arracher les yeux, ces yeux que donna Angela trouvait si beaux!
L'attentat fut exécuté, son éminence étant présente. Malheureuse-
ment les choses ne marchent pas toujours comme on voudrait ; le
cardinal Hippolyte voulait les deux yeux de son frère, il n'en eut
qu'un. Après le premier arraché, la victime poussa de tels cris et
se défendit tellement que les bandits lâchèrent pied. On recueillit
le mutilé, on le pansa, on le soigna si bien qu'il en fut quitte pour
rester borgne. Mais la blessure, par son trou béant, clamait ven-
geance, et le duc, ô dérision! prononça deux années d'exil. Le
bâtard attendit, méditant, couvant sa revanche, vainement, car à
son retour le cardinal, averti qu'il s'agissait de l'empoisonner, in-
forma du complot le duc Alfonse, qui, se croyant menacé dans sa
personne et sa dynastie, ne prit plus conseil que de sa frayeur, et,
tandis que l'échafaud se dressait et que les prisons s'emplissaient
de suspects, le royal bâtard pourchassé fut encore trop heureux de
pouvoir à son tour gagner Mantoue, Sur ces entrefaites, Alexan-
dre "VI vint à mourir.
VU.
On raconte que César, voulant s'emparer des biens de quelques
riches cardinaux, organisa dans les jardins du pape, à Belvédère, un
de ces petits soupers fins à la mode des Borgia. 11 va de soi que les
vins destinés aux convives étaient scrupuleusement médicamentés
selon la formule: mais le sommelier se trompa de flacon, et ce furent
le saint-père et son loyal fils qui sablèrent le poison en guise de vin
d'Espagne et de Sicile. Le pape succomba ; César, jeune et vigou-
reux, se tira d'affaire.
Plusieurs contestent'cette histoire, qu'ils traitent de légende, et
veulent que le pape soit mort d'une fièvre quarte. Entre deux té-
moignages également incertains, mieux vaut toujours choisir celui
qui nous exphque les faits reconnus vrais. Or la vérité, c'est que
276 REVTE DES DEUX MONDES.
père et fils tombèrent malades le même jour, à la même heure, et
que leur état présentait tous les symptômes d'une intoxication fou-
droyante. 0 Providence! ils se sont empoisonnés croyant empoi-
sonner leurs hôtes, et tandis que l'un râle, agonise, l'autre expire,
et son corps aussitôt tuméfié, putréfié, méconnaissable, devient une
chose tellement horrible que nul domestique n'ose en approcher et
qu'il faut requérir au coin du prochain carrefour un homme de
peine qui rapidement, en trois bonds, fait passer l'affreuse dépouille
du lit pontifical à la voirie.
Qu'était-ce donc finalement que ce poison des Borgia, toujours
entrevu à travers les mirages du fantastique, et de quelles drogues
pharmaceutiques ce philtre de malheur se composait-il? Un soir, il
y a de cela bien des années , j'étais au Théâtre-Italien écoutant
l'opéra de Donizeiti. Le second acte suivait son cours, et, par son
chaleureux entrain dramatique non moins que par la perfection
d'une exécution inoubliable, soulevait à chaque instant l'enthou-
siasme de la salle. Le grand trio venait de finir; Gennaro et Lucrèce,
— disons Mario et la Grisi, — allaient commencer leur duo, quand
mon voisin de stalle, un vieil habitué de la maison, secouant une
somnolence que son âge et la désuétude rendaient peu surprenante,
me souffla ces m.ots à l'oreille : — Vous savez que je possède par
héritage la propriété du poison des Borgia. Dans ma famille, on se
le lègue de père en fils; j'en ai la recette dans mes papiers, et je
vous la communiquerai pourvu que vous me promettiez d'être dis-
cret.
Ne rions pas; cet heureux possesseur de la cantarella (1) n'était
point un Jean-Marie Farina d'espèce ordinaire; il avait son brevet,
mais un brevet de duc, et s'appelait Riario-Sforza, un très galant
homme de petit vieillard, sachant par cœur Dante, Pétrarque et
Rossini, ne dédaignant pas les coulisses de l'Opéra et terminant
volontiers au foyer de la danse une soirée commencée chez le nonce.
J'avais alors vingt ans, et connaître la recette d'un poison histo-
rique était bien le moindre de mes soucis. Que de fois n'ai-je pas
regretté depuis cette négligence; penser qu'on pourrait tenir un
secret digne d'intéresser la science, et se voir réduit aux conjec-
tures, errer, tâtonner d'après la glose quand la vérité s'offrait à
vous comme la fleur bleue du conte de Novalis, et qu'il vous en eût
si peu coûté pour la cueillir !
« Au XVI* siècle, écrit M. Ch. Flandin, on connaissait l'oxyde
d'arsenic ou acide arsénieux, et, de plus même, on savait préparer
(1) C'est le nom de la mixture talismanique. Pourquoi ce mot, qui se traduit en
français par celui de chanterelle, et semblerait, quand on y pense, être la racine d'une
expression cynique, mais pittoresque, fort usitée en langage de police correctionnelle?
LES BORGIA. 277
les composés d'arsenic les plus solubles. Le poison lent des Borgia
était donc l'acide arsénieux peu soluble; le poison le plus violent
était une de ces préparations solubles d'arsenic dont les effets sont
si rapides qu'on pourrait presque dire qu'ils sont instantanés (1). »
J'ai lieu de supposer que la fameuse poudre blanche ayant goût de
sucre, et qui, solide ou dissoute, agissait infailliblement, devait
être une composition pins complexe. Il y avait l'acide arsénieux et
puis encore quelque chose, un nescio quid, employé scrundum artem
dans les officines de l'antiquité romaine et du moyen âge italien, et
que nous ignorons, nous autres modernes, car ce n'est pas pai'ce
que nous savons moins que les anciens, c'est au contraire parce que
nous savons beaucoup plus, que l'art des empoisonnemens secrets
a si notablement décliné. Tacite nous dit que Locuste mettait du
génie à composer ses philtres; elle pratiquait surtout l'art des mé-
langes, un art que nous avons perdu ou plutôt que nous avons
voulu laisser se perdre. Elle associait les matières toxiques, usait
avec un prodigieux instinct des substances tirées du règne végétal,
ce qui ne l'empêchait pas de recourir dans l'occasion aux poisons
minéraux. Le poison donné à Claude et le premier que prend Bri-
tannicus sont peut-être des composés minéraux, les effets qu'ils
produisent sur les intestins semblent se rapporter à cette classe
d'agens toxiques; mais le poison qui frappe comme le glaive, celui
qui provoque des convulsions soudaines et simulant l'épilepsie,
c'est indubitablement un poison végétal. La terrible arqua tofana^
si renommée au xvn* siècle, ne serait elle-même qu'une contre-
façon du poison des Borgia. C'est du moins ce que nous racontait ce
soir-là, dans un entr'acte, le duc de Riario-Sforza, et je n'oublierai
jamais l'expression hoffmanesque de ce petit vieillard revendiquant
d'un ton paterne et doucereux les droits de sa famille sur une
propriété de pareille espèce. Ce simple mot d'acqua tofana, qu'il
prononçait du nez en le ponctuant d'une exclamation, vous émer-
veillait, et l'eau vous en venait à la bouche rien qu'à l'entendre cé-
lébrer l'appétissante limpidité du breuvage. Il suffisait de quatre ou
six gouttes pour tuer un homme, caractère également propre au
poison des Borgia, qui savaient graduer les doses au point de pou-
voir annoncer l'époque fixe du dénoûment, car ces mélanges, dans
la composition desquels entraient aussi la cantharide et le seigle
ergoté, produisaient des maladies déterminées dont les jours sont
en quelque sorte comptés.
Alexandre VI succombait aux armes mêmes qu'il avait tant ma-
niées pour ses crimes; le poison se retournait contre l'empoison-
(1) Ch. Flandin, Traité des Poisons, t. I", p. 73.
278 REVUE DES DEUX MONDES.
neur. Mort tragique, pleine de visions infernales ! La légende parle de
sept diables rassemblés dans sa chambre au moment fatal et venant
s'assurer du règlement d'un certain certain pacte contracté avec
Satan lors du dernier conclave, et moyennant quoi le Borgia, pour
douze belles années de pontificat, vendait son âme. Légende, que
nous veux-tu? Alexandre n'a rien d'un Faust; il n'en connaît ni les
troubles d'esprit, ni les doutes, ni les révoltes de Titan. Ce pape
matérialiste, athée, abominable, vous le disséqueriez au scalpel de
la psychologie la plus sévère que vous ne trouveriez pas au fond de
sa conscience un grain de scepticisme philosophique. Sans s'épar-
gner un adultère, un inceste, sans commettre un meurtre, un sa-
crilège de moins, cet homme croit naïvement qu'il croit en Dieu,
que ses péchés lui seront remis et qu'il trônera dans le paradis des
anges, la tiare au front, la chape d'or et de lumière sur le dos,.glo-
rieux, radieux, et contemplant dans l'azur infini la divine mère du
Christ, présente sous les traits de Julie Farnèse. Le vrai tyran doit
toujours, en fait de croyance, savoir se maintenir au niveau de la
populace, car le despotisme ne s'appuie que sur la superstition et
la grossièreté des mœurs, et c'est en adorant des idoles qu'il affer-
mit sur le trône cette sorte d'idolâtrie dont il est l'objet. Ces idées
du monde invisible ne possèdent, n'épouvantent que les cerveaux
qui pensent : ces terreurs -là sont pour Pascal; les Alexandre VI
n'en ont cure.
Parmi les hallucinations de la suprême heure entrevit-il seule-
ment, ce moribond, les noces d'or de sa maîtresse avec son succes-
seur? A peine a-t-il vidé le Vatican que Julie Farnèse y rentre au
bras de Jules IL Quelle prêtresse du vice et de la corruption, cette
femme! Les anciens l'eussent divinisée, et je ne sais à lui comparer
que Diane de Poitiers. Mais Diane, dont l'étreinte embrasse deux
règnes, n'a pour amans que de simples rois, Julie Farnèse a deux
papes. Diane n'a que Fontainebleau et Jean Goujon, Julie a le
Vatican et Michel -Ange! Comme elle avait piétiné la tiare du
Borgia, elle mit également le Rovere sous sa pantoufle, ce Jules II,
l'implacable ennemi d'Alexandre VI et de César, dont il causa la
ruine. Triomphe romanesque de l'impudicité, la concubine d'A-
lexandre VI, hier vihpendée et flagellée par toute l'Iialie, se re-
trouve du jour au lendemain en plein crédit, en pleine gloire,
et la voilà très haute, très puissante dame gouvernant le monde
et l'église, et mariant au neveu de Jules II la fille qu'elle a eue
d'Alexandre VI!
On peut voir dans l'arène de Padoue une fresque de Giotto, re-
présentant un évêque nu de corps et qui, la mître en tête, couvre
de sa bénédiction pontificale un prêtre à genoux qui lui tend un
LES BORGIA. 279
sac d'argent. La figure d'Alexandre VI évoque forcément devant vos
yeux ce personnage de l'enfer dantesque :
O Simon raago, o miscri seguari
Chc le coso di Dio, chc di bontate
Denno esstre spose, voi rapaci
Per oro e pcr argento adulterate (1) !
Sa vie est une perpétuelle parodie de l'Évangile. « Tu ne tueras pas,
tu ne commettras point l'adultère, tu ne porteras pas de faux témoi-
gnage, etc., » pas un précepte qui ne soit à chaque instant retourné
conime on retourne un vêtement pour une mascarade. Je viens de
citer l'évêque de Giotto, c'est l'antechrist de Luca Signorelli qu'il
fallait dire. L'antechrist apparaissant aux hommes sous forme de la
caricature du Christ, idée de génie bien digne d'un précurseur de
Michel-Ânge, et que le peintre de Gortone a transcrite sur les murs
du dôme d'Orvieto ! — Au milieu d'une nombreuse assemblée se
tient le Christ, — type et costume traditionnels, à ce point que
votre illusion est d'abord complète; — regardez de plus près, l'effroi
vous gagne. Ces yeux ont la fascination du basilic, cette bouche tire
de l'enfer son expression. Vous avez devant vous l'antechrist. Der-
rière le faux messie, Satan se dresse et familièrement lui parle à
l'oreille. L'antechrist, la main posée sur sa poitrine avec un geste
d'hypocrite mansuétude, semble dire : « Venez à moi, qui suis le
sauveur. » xV ses pieds, les trésors s'amoncellent, une foule im-
mense l'environne, — riches marchands, grands seigneurs et peuple,
— tous l'honorent , l'adorent. Un jeune moine, dont le visage in-
dique une foi profonde en même temps qu'une parfaite stupidité,
marmotte son oremus; ses mains jointes et ses yeux pleins de con-
fiance et de vénération se tournent béatement vers l'idole. Cependant
apôtres et suborneurs vont et viennent; une jeune nonne compte
dans sa main l'argent qu'elle a reçu, un beau jeune homn.e tend la
sienne. A côté, le meurtre et la violence : un moine, pour avoir re-
fusé de vénérer l'infâme, gît par terre, la tête fendue en deux.
Je ne pense pas qu'on puisse mettre le doigt sur une plus sai-
sissante allégorie de la vie d'Alexandre VL Et pour que rien ne
manque à cette apocalypse, où l' Ancien-Testament, la satire de Juvé-
nal et l'épopée dantesque se confondent, la figure qui juste sur le
mur d'en face fait vis-à-vis à l'antechrist est le Christ de Fiesole, le
vrai, celui dont le souffle disperse les sortilèges du démon et juge
en dernier ressort les mauvais papes !
(1) Infern., XIX.
280 REVUE DES DEUX MONDES.
VIII.
Le règne d'Alexandre YI restera l'affliction de l'église. A lui re-
vient le discrédit où tomba depuis la papauté. Non pas qu'il soit le
seul ou même le premier coupable. Avant ce Borgia , le népotisme
florissait sans doute et se pratiquait au Vatican sur la plus grande
échelle. Sixte IV ne s'en gênait pas, et, pour la simonie, la démo-
ralisation et le brigandage, la période d'Innocent VIII marque une
date. N'est-ce pas son vice-camerlingue qui, parodiant Ézécliiel,
s'écriait : « Dieu ne veut point la mort du pécheur; il veut qu'il
paie et qu'il vive? » Mais c'est l'œuvre d'Alexandre VI d'avoir fait
de l'église un règne absolument temporel , et d'avoir transmis à
ses successeurs des tendances systématiques qui devaient tôt ou
tard amener la crise. Encore s'il eût apporté quelque idée politique,
le moindre sentiment de réforme à l'établissement de cette dynas-
tie de papes-rois; mais non, l'église disparaît sous lui sans que
l'état se fonde. C'est que le grand-pontife n'était, en dernière ana-
lyse, qu'un homme de plaisir et de sens, un voluptueux frénétique
n'aimant que la richesse et le pouvoir : adroit, roué, rusé, inven-
tif, magnifique avec des intermiltences de parcimonie; une ma-
nière de Louis XV assis sur le trône de saint Pierre et façonné aux
mœurs barbares du xV siècle. La souveraineté qu'il exerce n'est
pas héréditaire, il lui faudra donc, de son vivant, assurer un sort
princier k chacun de ses bâtards, j'allais dire de ses légitimés,
pour parler le langage du grand-roi; mais ces sortes de compro-
mis hypocrites entre la débauche et l'honnêteté ne sont le fait
que des pieux monarques temporels , les papes n'ont que des bâ-
tards. _Entretenir des maîtresses, pourvoir à la situation d'une lignée
de garçons et de filles, chose coûteuse, très coûteuse! Qu'à cela
ne tienne, on vendra les bénéfices, on trafiquera des indulgences,
et comme dans une basse-cour on tâle les chapons pour ne tuer
que les plus gras, on supputera la fortune des cardinaux pour
n'empoisonner que les plus riches, dont on héritera. Impossible
d'imaginer un meilleur père : ni le vol, ni l'assassinat ne l'effarou-
chent quand il s'agit du bonheur de ses enfans. Il aime sa Lu-
crèce d'un cœur idolâtre, ne trouve jamais qu'elle soit une assez
haute, une assez puissante princesse, et, dans l'occasion, il la fera
veuve pour la mieux marier. Et César, son bien-aimé fils, ce César
devant lequel il tremble, est-il rien qu'il soit capable de lui refu-
ser, fût-ce l'absolution d'un fratricide? A ce compte, Alexandre VI
réaliserait le type du père de famille par excellence. Les événe-
mens au milieu desquels il vit, — calme, reposé, bien portant, jo-
LES BOr.GIA. 2S1
vial, — ces événemens seuls sont tragiques, lui ne respire que
sensualisme, hilarité paterne. C'est, dans la plénitude de son em-
bonpoint (leuri, dans la riche et luxuriante abondance de sa progé-
niture, l'immortel don Magnifico de l'opéra italien, si splendide-
ment représenté jadis par le grand Lablache! Nulle trace de vues
politiques, et, — curiosité bien autrement remarquable au sein de
cette Iialie de la renaissance, — aucun sentiment des lettres ni
des arts, pas l'ombre de ces goûts de culture intellectuelle qui, s'ils
ne réussissent pas à réhabiliter nombre de scélérats de cette épo-
que, les élèvent du moins fort au-dessus de cette race d'Espagnols
romanisés adonnée aux seules jouissances physiques, et dout les
fêtes jamais ne connurent que les délices de l'ivresse et du jeu. Le
concert de malédictions qui, des quatre coins de l'Italie, éclata
aussitôt contre la mémoire d'Alexandre VI préludait, dès cette pre-
mièj e heure, au jugement de la postérité.
« Rome entière, — écrit Guicciardin, âgé de vingt et un ans à
cette époque et mieux que personne posté pour nous transmettre
les impressions de ses contemporains, — Rome entière, saisie de
joie indescriptible, accourut à Saint-Pierre contempler ce défunt,
ce démon d'ambition insatiable et de pestilentielle perfidie, dont
la cruauté féroce, la monstrueuse luxure, la rapacité, l'audace
effrontée dans l'administration du temporel et du spirituel, avaient
empoisonné le monde. Et pourtant, cet homme, de sa jeunesse au
terme de son existence, un bonheur constant, inouï, l'avait poussé,
et, si grandes que fussent les choses auxquelles il visait, celles
qu'il atteignit furent plus grandes encore. Exemple solennel fait
pour confondre l'erreur de ceux qui font dépendre de notre mé-
rite ou de nos fautes le bien et le mal qui nous arrivent en ce
monde, au lieu d'en rapporter la cause à la sagesse et à la justice
de Dieu, dont l'omniscience plane au-delà du cercle étroit où nous
nous agitons, et se réserve, pour d'autres temps et d'autres lieux,
de récompenser les vertus et de punir le vice! » A cet anaihème de
l'histoire, la poésie bientôt mêle sa voix. Et cette satire sanglante,
qui l'écrira? Le courtisan des heureux jours du règne, l'homme aux
sonnets, aux épithalames, l'Arioste. Écoutez-le flétrir lis scandales
du sanctuaire, cette course effrénée aux emplois, aux dignités ec-
clésiastiques. Il est vrai que nous sommes sous Léon, X et que les
Borgia sont parterre : admirable occasion pour leur tomber dessus.
« Et qu'adviendra-t-il, s'il monte au rang suprême? enrichir, agran-
dir ses fils et ses neveux sera son premier souci paternel.
« Penser au Turc, il n'en a cure, et cependant toute l'Europe l'aide-
rait à commencer par là sa haute mission.
282 REVUE DES DEUX MONDES.
« Les colonnes s'écroulent, et les ours se gorgent. Prendre d'abord
Préneste, puis Tagliacozzo pour ses chers siens, c'est le début.
« L'un décapité, l'autre étranglé, gisent en Romagne, dans les Mar-
ches; lui triomphe, rouge du sang des chrétiens.
« Il donne l'Italie en proie à l'EspagQol, au Français, libres d'agir à
leur guise aussi loin qu'il reste un lopin de territoire à conquérir pour
sa race de bâtards!
« Pieuvent ensuite les excommunications, et sur l'atroce Mars crève
en même temps la nuée des indulgences, car il faut bien pourvoir à la
paie des Suisses et des Allemands I »
L'église avait reçu un choc , et sans être atteinte dans sa vie
même, qui ne saurait périr, elle pouvait faire son deuil de tout un
ordre d'idées mystiques se rattachant à la papauté. Quant aux
Borgia, du coup s'écroulait la maison, et Lucrèce, après quelques
larmes pieuses données à ce père cause à la fois de son abaissement
moral et du rang souverain qu'elle occupait, — Lucrèce n'eut
qu'à se féliciter d'avoir troqué à temps son nom de famille contre
le titre de duchesse de Ferrare. A Rome, en Italie, les affaires
allaient mal : l'espèce de royaume que César s'était bâclé de fraude
et de rapine, se démembrait à vue d'œil. A peine à ce flibustier
restait-il encore la Piomagne. Tous les tyrans naguère dé,iOssédés
par lui rentraient dans leurs états en triomphateurs. Jean Sforza
revenait de Mantoue à Pérouse, Guidobaldo de Venise à Lrbin,
César, tout valétudinaire, l'esprit troublé, accourt à Nepi se mettre
sous la protection des troupes françaises. L'élection de son ami le
cardinal d'Amboise l'aiderait à déjouer le mauvais sort; mais le
cardinal a renoncé, et c'est Piccolomini qui, sous le nom de Pie III,
ceint la tiare. Celui-là n'a pas moins de douze enfans, filles et
garçons : autant d'altesses à doter. Heureusement la mort le guette
au seuil du Vatican et coupe court aux apanages. Pie 111 permet à
César de renti-er à Rome, lui, Vannozza, son frère et ses neveux,
le loup, la louve et les louveteaux, — qui dit Borgia, dit fanjille
unie. Mais aussitôt les Orsini se lèvent, menaçans, terribles, et
voilà toute la tribu contrainte à se réfugier dans le fort Saiitit-
Ange. Monté au trône pontifical le 22 septembre. Pie III en des-
cend le 18 octobre; place maintenant à Jules III Ces Rovere, ces
Borgia, ces Médicis sont les dynastes de la papauté moderne. Cha-
cune de ces maisons fournit deux papes à l'histoire, et vous n'en
trouvciez point dont les noms soient plus mêlés à la politique. Les
Roveie haïssaient les Borgia; Jules II saisissant le pouvoir, c'en était
fait de César et de sa fortune. A dater de ce jour, son ro.iian n'est
plus qu'une suite d'aventures misérables, où le héros n'a d'autre soin
LES BOKGIA. 285
que celui de sauver sa peau. La bête fauve est lancée, on la poursuit,
on la traque. Enfermé d'abord au château d'Ischia, on le transfère
ensuite à Séville, puis en Castille au château de Médina del Gampo.
A tant de colères justement déchaînées se joint l'implacable haine
de la veuve du duc de Gandie, animant contre l'assassin de son
époux toutes les influences dont elle dispose autour du roi d'Es-
pagne. Mais tandis que la duchesse joue son rôle d'Erinnye, Lu-
crèce agit en bonne sœur et reçoit un matin la nouvelle que ses
eflbrts ont iriomp-hé. César s'est échappé de sa prison; il s'apprête
à rentrer en Italie, se fait annoncer par ses agens, et tout de suite
le front de Jules II se rembrunit. « La délivrance de César rendit le
pape soucieux, écrit l'historien aragonais Zurita, car le duc, ajoute-
t-il, était homme à bouleverser l'Italie entière, et les populations
l'aimaient en même temps que les gens de guerre, ce qui n'arrive
pas à tous les tyrans. » Passionner les multitudes qu'on écrase et
pouvoir dire partout : « Moi seul, et c'est assez, » privilège rare en
effet! Cette force démoniaque, César Borgia l'avait. JN'importe, le
moment était mal choisi pour tenter une restauration en Romagne.
Justement à cette fin de l'année 1506, Jules II venait de s'emparer
de Bologne, et le marquis de Gonzague , sur qui César avait cru
pouvoir compter encore, commandait les troupes du pape en qua-
lité de généralissime. Découragé du côté de l'Italie, l'aventurier se
retourne vers le roi de France et lui demande à rentrer à sa cour et
dans son service. Mais Louis XH reste froid à ces offres, et quand le
négociateur s'avise de réclamer au nom de César le duché de Va-
lence et la pension que le susdit seigneur touchait jadis à ce titre
comme prince de la maison de France, — le négociateur est expulsé
sans autre procédure. L'exil, la prison, la défaite jusque dans les
antichambres, que devenir? Et cependant ce misérable, ainsi renié
de tous et d?> partout repoussé, ce chevalier errant, si complète-
ment désarçonné, peut-être n'eût-il fallu qu'un peu d'assistance
pour le remettre en selle. Engagé sous le drapeau de Saint-Marc
et condottier au service de la république de Venise, César eût fait
trembler Jides II et reconquis la Romagne, D'autre part, de quel
prix n'eût pas été pour Louis XII son alliance dans la guerre de la
France avec le pape après la rupture de la ligue de Cambrai? Mais
le destin a de ces retours inexorables, et c'est presque toujours
contre ses plus grands favoris qu'il les prononce. D'un seul coup
son caprice vous a tout donné, et d'un seul coup son caprice vous
reprend tout, ne vous laissant que l'idée que vous avez de vous-
même au plus profond de votre conscience, dédommagement bien
précaire pour un César Borgia! La mort eut pitié de lui, et ce fut
en Navarre, à l'attaque d'un château perdu au cœur des Pyrénées,
qu'il la rencontra obscurément, 11 avait alors trente et un ans.,
28Zi REVUE DES DEDX MONDES.
IX.
Quelques pages de Machiavel, un portrait de Raphaël, l'amitié de
Léonard de Vinci et surtout l'action prestigieuse d'une de ces
époques qui possèdent comme le roi Midas le don de transformer
en or leurs plus vils métaux, — ont tellement contribué à grandir
ce personnage aux yeux de la postérité, que bien des gens encore
aujourd'hui le traitent en héros. On nous le représente comme un
penseur, un politique, comme un de ces génies qui, lorsque Dieu
leur livre l'espace et le temps, deviennent en France, des Louis XI,
en Angleterre, des Henry VU, en Espagne, des Ferdinand. On s'a-
muse à nous raconter que c'était un grand prince, tout iaibu d'idées
modernes et ne rêvant que l'indépendance de l'Italie sous un chef
unique et séculier : ce fits de pape, si on l'eût laissé faire, aurait dé-
truit la papauté et substitué au règne divisé de l'église un gouver-
nement unitaire et national. C'est le thème de Machiavel arrangé
selon les convenances du moment par les amateurs de variations
historiques. Machiavel hait la servitude : tirer l'Italie des mains de
l'étranger est son objectif, et comine il ne reconnaîi que la force,
c'est à César Borgia qu'il s'adresse : u Tu sci il miomaCitrOy il mio
signorc. » Son prince est un assassin, un tyran des plus abomi-
nables, qu'importe; Machiavel n'aime pas les hommes, il vit pour
son abstraction : l'état, l'Lalie; le reste le touche assez peu. Ma-
chiavel n'a que le cerveau d'un patriote, Dante en a l'àme; il voit
plus haut et plus loin, l'humanité lui tient au cœur plus que son
propre peuple ! Tandis que le poète de la Divine Comédie regarde
le ciel, le poète de la Mandragore sonde l'abîme : à race dégéné-
rée, tyran féroce; s'il en savait un pire que César Borgia, il le
choisirait, pourvu qu'il le sentit plus fort. El cette force, qu'était-
elle en somme? Nous venons de la voir s'évanouir en fumée.
Est-il supposable qu'un diplomate si fm, si madré, se soit abusé
de la sorte? Machiavel ne se contente point de ne pas aimer les
hommes, il les méprise et se moque d'eux. N'avons-nous pas connu
de notre temps un brillant écrivain qui naïvement vous disait de
tel peintre illustre, à la gloire duquel il s'était voué : u De vous à
moi, je ne l'ai jamais admiré; mais il me fallait un nom à mettre
en avant pour ma polémique, et j'ai pris le sien comme j'en aurais
pris un autre. » Celui-là ou un autre, ainsi faisait Machiavel,
forgeant à froid ses paradoxes. Souvenons-nous de sa lettre à
Guicciardin et du trait qui la termine, une vraie merveille de j^usi-
scriptum. Après avoir disserté en homme d'état sur les malheurs
de l'Italie, après avoir analysé les divers moyens par lesquels on
pourrait peut-être encore sauver la patrie, il opère un brusque
LES BORGIA. 285
re\irement et conclut par ces mots : « Je t'en prie, mon cher Fran-
cesco, fais de ton mieux pour la cantatrice que je te recommande;
Barbara se rend à Modène, et celle-là m'occupe bien autrement que
l'empereur! » Politique d'amateur désappointé! Macaulay, parlant
des contemporains de Machiavel, s'écrie: « Ces gens-là seraient
capables de rire d'Oihello et de reporter sur lago toutes leurs sym-
pathies. » Kien de plus vrai et de plus saisissant que cette remar-
que, surtout quand on l'applique à l'auteur du Prince, car ce
prince n'est qu'un lago. Du héros, il n'a que l'apparence, ne con-
naît que la fourberie et l'astuce, et se sert du poison et du poignard
mieux que de l'épée. L'influence que de pareils êtres peuvent exr-
cer ne prouve qu'une chose, la lâcheté des hommes. Au lieu de les
mettre en jugement et de les envoyer à la potence, on se laisse
opprimer par eux. Et dire que cet exemple ne devait pas être le
dernier, et qu'on a pu le voir se renouveler de nos jours!
Qu'un homme d'action dans ses erreurs ou dans ses crimes in-
voque la passion pour circonstance atténuante, le penseur n'a point
même excuse, et c'est tout simplement sa propre dépravation qu'il
étale, lorsque, grave et de sens rassis, il vient nous prêcher l'ad-
miration d'un César Borgia et de son gouvernement : autant vau-
drait faire l'éloge de la peste, de la famine et de l'inondation. Mé-
chans sophismes contre les droits du genre humain, paradoxes à
fournir des armes à tous les déclassés de la politique, et dont la
valeur humoristique ne relèvera jamais l'infamie, car ce qui est
faux finit par déplaire, et l'homme a en lui un principe de droiture
qu'on ne choque pas impunément. « Ruse et hypocrisie priment
courage. — On tient ses sermens, on les rompt selon les temps et
l'avantage qu'on y trouve. — En morale absolue, la vertu vaut
peut-être mieux que le vice; en réalité, elle nuit à qui la pratique.
— Quand tous en usent avec nous sans foi ni loi, pourquoi vouloir
seul agir honnêtement? — Gagne le peuple par des fêtes, les grands
par des présens, ne menace point, tue. »
Yoilà Machiavel et voilà César Borgia; le Prince (1), l'homme
qui tient la Romagne sous un joug de fer, passe pour un grand
(1) Il est vrai qu'autre part, oubliant son apologie ^yiique du despotisme et se mon-
tant la tète pour l'idéal répuolicain, le même bel esprit florentin écrit dans son dis-
cours sur Tite-Live : « Si un seul homme est capable de régler un état, l'état ainsi
réglé durera peu de temps ; il faut qu'un seul homme continue à eu supporter tout le
fardeau, 11 n'en est point aiusi quand la garde en est confiée au grand nombre et que
le grand nombre est chargé de sa conduite. » Fiez-vous donc ensuite à Napoléon, qui
disait : « Tacite raconte des romans, Machiavel fait de l'histoire! » Ric'hclieu, qui s'y
connaissait un peu, lui aussi, a d'ailleurs admirablement défini cette politique étroite
et tyraunique, « qui n'est praticable que dans les petites provinces où tous les sujets
sont sous là main de celui qu'ils doivent craindre. »
286 REVUE DES DEUX MONDES.
politique, et cette fareurqu'il a d'étendre j?^r [as et nefas ses ter-
ritoires permet aux utopistes beaux esprits de supposer chez lui
des plans d'unité nationale qu'il n'eut jamais et qui d'ailleurs
n'étaient pas de son temps, car les Médicis, ni les autres qui le
remplacèrent, n'entreprirent de faire ce que nous appellerions
aujourd'hui de la politique italienne. Chacun pour soi, et l'étranger
pour tous, les tyrans de cette période ne connaissent que ce mot
d'orch-e. Quand'''ce n'est pas avec le roi de France qu'ils s'allient,
c'est avec le roi d'Espagne ou l'empereur. César Borgia passe sa vie
à se vendre à qui veut l'acheter; ce prétendu héros de l'indépen-
dance de son pays ne guerroie avec profit que lorsque les soldats
du roi de France appuient ses mouvemens. 11 se sert de tout le
monde contre tout le monde et trahit tout le monde : il pille,
égorge, ravage tout sur son chemin, et sa trop fameuse politique
dont on rabâche est celle du cavalier de l'Apocalypse. Il est en
outre à constater que sur lui, comme sur toute sa race, glisse sans
pénétrer le grand souffle de la renaissance. L'esprit du temps ne
les charme pas; ce sont des Espagnols, des parvenus. Ils n'aiment
ni la poésie ni la peinture, ni la statuaire. Tandis que dans l'Om-
brie les Montefeltre, à Mantoue les Gonzague, fondent à grands
frais des musées, des bibliothèques et des collections, ils vivent
étrangers au mouvement. Lucrèce elle-même, s'unissant à cette
maison d'Esté où les muses sont à demeure, conserve son efface-
ment, son iudilTérence en matière de plaisirs intellectuels, et la
parfaite médiocrité de sa nature ne vous frappe que davantage au
milieu de sa nouvelle famille italienne et des aimables et savantes
princesses qui la décorent. Que d'autres s'amusent aux comédies
de Piaule, dont son beau-père Hercule d'Esté se plaît à diriger la
mise en scène ; c'est assez pour elle de s'emmitoufler dans une
existence mondaine, galante et pieuse, se laissant benoîtement
vieillir parmi les intrigues de palais et les petites pratiques de dé-
votion : doux repos après la tempête, calme plat que traversent ici et
là quelques coups de poignard qui lui rappellent son passé romain,
l'orageux Vatican paternel. Ne cherchez en elle aucune des illustres
dames de la renaissance ; elle est la fille de son père et la sœur de
son frère, rien de plus, rien de moins. Supprimez ce titre, elle
cesse d'appartenir à l'histoire; l'histoire, pour de pareilles gens,
quel grand mot! Non, décidément, père, frère et fille, les causes
célèbres, le mélodrame et l'opéra leur valaient mieux : Lucrèce de-
vient commune en devenant moins scélérate.
Henri Blaze de Bury.
SAMUEL BROHL
ET COMPAGNIE
QUATRIEME PARTIE (1).
VIL
En montant dans son coupé pour retourner à Cormeilles, M"* Mo-
riaz était en proie à une agitation qui ne se calma pas durant le
trajet. Elle était émue d'un sentiment tendre, passionné, pour un
homme qui s'était évanoui en lui faisant ses adieux, émue de co-
lère contre les préjugés ineptes et les petites finesses des gens du
monde, émue de joie d'avoir déjoué une conspiration ourdie contre
son bonheur, émue d'orgueil aussi parce qu'elle avait vu clair,
parce qu'elle ne s'était pas trompée dans son choix, et que l'hom^me
qu'elle aimait était digne d'être aimé. Pendant quelques jours, elle
avait éprouvé des anxiétés, des angoisses d'esprit, dont elle avait
cruellement souffert; elle s'était dit à plusieurs reprises : — Peut-
être ont-ils rais-on. — Un cœur de femme se croit à la merci d'une
erreur, et c'est un supplice pour lui de douter de lui-même et de sa
clairvoyance. Quand on lui démontre que son dieu est une idole,
qu'il doit mépriser ce qu'il adorait, il se sent mourir, et il s'imagine
qu'un ressort vient de se briser dans la vaste machine de l'univers,
que le ciel et la terre vont crouler, et cependant une erreur de
femme n'a pas des conséquences si graves. Le soleil continue de
luire, la terre ne cesse pas de tourner. La machine de l'univers se-
rait sujette à trop d'accidens, si elle se détraquait toutes les fois
qu'une femme s'abuse.
(J) Voyez la Revue des l^"" et 15 février et du l^'^ mars.
288 REVUE DES DEUX MONDES.
— C'est moi qui avais raison, ils n'ont pas su le comprendre,
pensait W^^ Moriaz en traversant la Seine, — et elle contemplait d'un
œil réjoui le ciel d'un bleu doux, les eaux tranquilles, les rives ver-
doyantes du fleuve, une longue rangée de peupliers qui semblaient
prendre plaisir à le regarder couler. Il lui parut que tout allait bien,
que l'ordre régnait partout, que le grand mécanicien était à son
poste, que le monde était en de bonnes mains, que les voyageurs
n'avaient aucun déraillement à craindre.
Lorsqu'elle arriva à Cormeilles, M. Moriaz était enfermé dans son
laboratoire, qu'il avait été ravi de retrouver à sa place et en bon
état. Une barrette de velours sur la tête ou sur l'oreille, les man-
ches retroussées, un tablier de toile écrue noué autour de son cou
et de sa ceinture, un plumeau à la main, il examinait en détail son
cher petit mobilier, ses fourneaux, ses matras au long col et au
gros ventre, la panse et la voûte de ses cornues, la cucurbite, le
chapiteau et le serpentin de ses alambics. Ballons, tubes, allonges,
cuves pneumatiques, cloches, mortiers, creusets, capsules, lampes,
chalumeaux et pipettes, il passait tout en revue pour s'assurer
qu'en son absence rien n'avait éprouvé aucun dommage. Il épous-
setait avec soin ses bocaux, en vérifiait les étiquettes, constatait
que ses récipiens à tubulures n'étaient pas fêlés, que l'orifice de
ses éprouvettes n'était pas bouché. Il était heureux comme un roi
qui fait défiler ses troupes devant lui et se convainc qu'elles ont
bon air, que, lorsqu'elles verront le feu, elles feront honneur à leur
maître.
Si agréable que fût l'occupation à laquelle il se livrait depuis
deux heures, M. Moriaz n'avait pas oublié l'existence de sa fille et
de M. Larinski. Il savait qu'Antoinette s'était rendue à Maisons-
Laffitte pour y avoir une explication avec M'"' de Lorcy, et cette
pensée jetait une ombre sur sa félicité. Il espérait cependant que
cette entrevue aurait tourné à ses souhaits, que l'astre polonais qui
lui causait des inquiétudes allait disparaître à jamais de son horizon.
Quelqu'un frappa à la porte de son laboratoire, il cria : — Entrez!
— et, en se retournant, il aperçut Antoinette debout sur le seuil. Il
la regarda fixement. Elle avait l'œil si animé, le visage si épanoui,
si lumineux, que les bras lui en tombèrent et qu'il laissa échapper
une fiole qu'il tenait à la main.
— Mauvaise fille qui vient faire du dégât chez son père ! lui cria-
t-elle gaîment.
— Le mal n'est pas grand, répondit-il, — et il se mit en devoir
d'épousseter les débris de la fiole. C'était une manière de gagner
du temps. Il s'y prenait avec tant de gaucherie qu'elle lui ôta l'é-
poussette des mains : — Voilà comme on balaie, lui dit-elle.
Il la regardait faire en se disant : — C'est tout le rebours de la
SAMUEL BROHL ET COMPAGiME. 289
scène de Churwalden. J'ai la figure longue, et elle ne réussit pas
à dissimuler sa joie. Juste retour des choses d'ici-bas !
Dès qu'elle en eut fini avec son balai, elle promena ses yeux de
tous côtés et s'écria : — Vous voilà de retour dans votre paradis,
dans ce lieu enchanteur où vous goûtez d'ineffables délices.
— Eh! oui, j'y suis heureux, assez heureux, répondit-il avec mo-
destie.
— Faites le dégoûté! 11 est tout à fait charmant, votre laboratoire.
— Oui, il est convenable. Cependant je faisais tantôt la réflexion
qu'il y manque quelque chose. Sais-tu quel est mon rêve? Je vou-
drais avoir là, dans ce coin, une chapelle transparente. Tu ignores
peut-être ce qu'on entend par une chapelle? C'est une cage au-
dessus d'un fourneau, surmontée d'une hotte. Tu vas me demander
ce que c'est qu'une hotte; je te répondrai que c'est la partie évasée
d'une cheminée, qui facilite le dégagement des principes volatils et
des vapeurs nuisibles. Tiens, voici une chapelle. Bien qu'elle ait
été adaptée à un trumeau placé entre deux fenêtres, elle ne laisse
pas d'être un peu sombre. Eh bien! les chimistes allemands ont
presque tous dans leur laboratoire des chapelles dont le mur a été
percé et remplacé par un vitrage. C'est cela qui donne du jour!
— Qui donc vous reprochait de manquer d'imagination? s'écria-
t-elle. Vous êtes un homme très romanesque, et votre roman, c'est
une chapelle transparente. Voilà pourquoi vous avez tant d'indul-
gence pour les romans des autres.
Elle donna un coup de plumeau sur un fauteuil, s'y installa, et
plaçant une chaise en face d'elle : — Venez vous asseoir ici, tout
près de moi, sur cette escabelle; je mettrai un carreau dessus pour
qu'elle soit plus tendre. Venez donc, j'ai à vous parler.
Il s'approcha, l'oreille basse. — Faut-il que j'ôte mon tablier? lui
demanda-t-il.
— Pourquoi cela?
— Je prévois que notre conversation va rouler sur des matières
du plus haut romantisme. Je voudrais être en tenue.
— Laissez donc, votre tablier vous va très bien. Tout ce que je
désire et exige, c'est que vous me prêtiez une religieuse attention.
Elle lui rapporta point par point ce qui s'était passé chez
M"'* de Lorcy. Elle commença son récit d'un ton tranquille; elle
s'anima, s'échauffa par degrés, ses yeux s'illuminèrent. 11 l'écoutait
avec chagrin, il la regardait avec un orgueilleux plaisir, et se di-
sait : — Mon Dieu , qu'elle est jolie et que ce Polonais est un heu-
reux scélérat!
Quand elle eut achevé, elle attendit quelques instans qu'il lui fît
part de ses réflexions. Comme il gardait un morne silence, elle
TOMB XI. — 1877. 19
290 REVOE DES DEUX MONDES.
s'impatienta : — Parlez, je veux savoir le fond de votre pensée, lui
dit-elle.
— Je pense que tu es'adorable.
— Oh! de grâce, soyez sérieux.
— Sérieusement, reprit-il, je ne suis pas certain que tu te trompes,
il ne m'est pas prouvé non plus que tu aies raison; il me reste quel-
ques doutes.
Elle s'écria avec emportement : — A ce compte, les seules réa-
lités de ce monde sont les choses qui se laissent voir, toucher, pal-
per, une cornue et ce qu'il y a dedans. Hors de là, tout est néant ou
mensonge. Ah! vos maudites cornues! Si je m'écoutais, je les bri-
serais toutes jusqu'à la dernière.
Elle jetait autour d'elle des regards si iàrouches et si funestes
que M. Moiiaz se prit à trembler pour son laboratoire. — Je t'en
conjure, lui dit-il, grâce pour mes pauvres cornues, pour mes hon-
nêtes alambics, pour mes innocens bocaux ! Ils ne sont pour rien
dans cette aiTaire. Est-ce leur faute si les histoires que tu me ra-
contes dérangent à ce point les habitudes de mon esprit qu'il m'est
impossible de m'y reconnaître et d'en démêler le fin mot?
— Vous ne croyez donc pas à l'extraordinaire?
— L'extraordinaire! Toutes les fois que je le rencontre, je le
salue,' répliqua- t-il en ôtant son bonnet et s'inclinant jusqu'à terre;
mais je lui demande ses papiers.
— Ah ! nous en sommes encore là. Je m'imaginais en vérité que
l'enquête était faite.
— Elle n'a pas été concluante, puisqu'elle n'a pas convaincu
M'»« de Lorcy.
— Eh! qui pourrait convaincre M""^ de Lorcy? Ignorez-vous com-
ment sont faits les gens du monde et qu'ils détestent tout ce qui
les étonne, tout ce qui les dépasse, tout ce qu'ils ne peuvent peser
dans leurs petites balances, mesurer avec leur étroit con)pas?
— Peste! tu es bien sévère pour le monde; je m'étais toujours
figuré que tu l'aimais.
— Je ne sais si je l'aime; il est certain que j'aurais peine à me
passer de lui, mais il m'est bien permis de le juger, et je me dis
quelquefois que, si le Christ... vous m'écoutez?.. reparaissait parmi
nous avec son cortège de publicains et de poissonniers, que, si le
Christ s'avisait de venir prêcher sur le boulevard des Italiens le
sermon de la montagne...
— Pour la vraisemblance du fait, place au moins la scène à
Montmartre, interrompit-il. Franchement, je ne vois pas très bien
quel rapport il peut y avoir entre le Christ et le comte Larinski, et
puis la théologie, n'en parlons pas, ce n'est pas mon affaire. La re-
ligion me paraît être une bonne chose, une chose utile, et j'accepte
SAMUEL BROUL ET COMPAGNIE. 291
volontiers le christianisme, moins le côté romanesq^ue', dont je n'ai
guère eu le loisir de m'occuper. Tu m'accorderas du moins que, s'il y
a de vrais miracles, il y en a aussi de faux. Comment les distinguer?
— C'est au cœur de prononcer, lui dit-elle.
— Oh ! l'infaiUibiUté du cœur ! s'écria-t-il. Il n'y a pas encore de
concile qui ait voté celle-là.
Il y eut une pause, après laquelle M. Moriaz reprit : — Ainsi, ma
chère, tu demeures persuadée que M. Larinski est encore libre et
que M'"' de Lorcy a menti?
— Point; si elle avait menti, elle ne se serait pas trahie si naïve-
ment tout à l'heure. Je l'accuse de s'être trompée ou plutôt d'avoir
voulu se tromper... Savez-vous ce que vous allez faire, j'entends ce
soir, après votre dîner? Vous monterez en voiture et vous irez...
— A Paris, rue Mont-Thabor! s'écria-t-il en bondissant sur son
escabeau. Fort bien, je mettrai un frac et j'irai dire au comte La-
rinski : — Mon cher monsieur, je viens vous demander votre main
pour ma filie, qui vous adore; les mauvaises langues prétendent
que vous n'êtes plus libre, je n'en crois rien, et au surplus, c'est
une bagatelle... Tu me coucheras la chose par écrit; livré à moi-
même, je ne m'en tirerai jamais; hors de ma chaire, j'ai tant de
peine à trouver mes mots!
— Dieu ! que vous êtes vil! Qui vous parle de cela? L'abbé Miol-
lens est de nos amis, c'est un digne homme, dont le témoignage
fera foi.
— A la bonne heure; que ne t'expliquais-tu? A ce compte, tu
n'auras pas besoin de me préparer ma harangue. Voilà une idée ac-
ceptable, voilà un discours possible. Ce soir, après mon dîner, j'irai
voir l'abbé Miollens; mais il est bien entendu, n'est-ce pas? que,
s'il confirme la sentence...
— Je ne me pourvoirai pas en cassation , et j'ajoute que je serai
courageuse au-delà de tout ce que vous pouvez croire; je ferai bon
visage à mon malheur, il vous sera impossible de soupçonner que j'ai
quelque regret à ma chimère. Donnant donnant; de votre côté, vous
allez me faire une promesse... Si l'abbé Miollens...
— Tu sais, comme moi, que tu es majeure.
— Je sais, comme vous, que je ne me passerai jamais de votre
consentement. Ici, comme dans l'Engadine, je vous dis : Ou lui ou
personne.
— iNe t'avais-je pas avertie que, lorsqu'on a prononcé une fois
une formule, on la répète toujours?
— Ou lui, ou personne, c'est mon dernier mot.,. N'aimez-vous
pas mieux que ce soit lui? L'accepterez- vous, lui?
— Je le subirai.
— De bonne grâce?
292 REVUE DES DEUX MONDES.
— Avec résignation.
— Avec une résignation enjouée?
— Je ferai mon possible ou, pour mieux dire, s'il te rend heu-
reuse, je lui ferai fête tous les jours de ma vie; dans le cas con-
traire, je te répéterai soir et matin , comme M'"' de Lorcy : — Tu
n'as pas voulu m'écouter, il fallait me croire.
— G'e>t convenu, vous êtes un bon père, et nous voilà d'accord,
lui répondit-elle, et à ces mots, elle lui prit les deux mains qu'elle
serra dans les siennes.
Il la regarda entre les deux yeux, puis il s'écria d'un ton colère :
— Mais, seigneur Dieu, pourquoi donc l'aimes-tu, cet homme?
Elle repartit à voix basse : — Parce que je l'aime; c'est ma seule
raison, mais je la trouve bonne.
— Péremptoire... Allons-nous-en bien vite, répliqua-t-il en se
levant. Je crains qu'en t'écoutant mes cornues ne tombent dans une
syncope aussi prolongée que celle de M. Larinski; débite-t-on de
pareilles insanités dans un laboratoire de chimie?
A peine fut-i^ sorti de table, M. Moriaz se mit en devoir de se
rendre à Maisons, où l'abbé MioUens passait l'été dans le voisinage
de M'"* de Lorcy. M^'^ Moiseney l'accompagna jusqu'à la voiture et
lui dit :
— Mon Dieu! que votre fille est admirable, monsieur ! Avec quel
courage elle a pris son parti ! Avec quelle résolution elle a fait son
deuil d'un bonheur impossible ! L'avez-vous remarquée pendant le
dîner? Comme elle était tranquille, attentive! Ne la trouvez-vous
pas étonnante?
— Aussi étonnante que vous êtes sagace, lui répondit-il.
— Ah! sans doute, je n'ai jamais pensé qu'elle l'aimât autant
que vous le prétendiez; mais il lui plaisait, elle avait du goût pour
lui. A-t-elIe fait entendre une plainte, un soupir, en apprenant la
cruelle vérité? Quelle force d'âme, quelle égalité d'humeur, quelle
hauteur de sentimens ! Vous ne l'aduiirez pas assez, monsieur ; vous
n'êtes pas assez fier d'avoir une pareille fille. Je me glorifie, quant
à moi, d'avoir été pour quelque chose dans son éducation. Je me suis
toujours appliquée à développer en elle le jugement, à la mettre en
garde contre tous les écarts d'esprit. Oui, j'ose le dire, je me suis
donné beaucoup de peine pour cultiver et fortifier sa raison.
— Je vous remercie de tout mon cœur, lui repartit M. Moriaz en
s' accotant dans un coin de la voiture; vous pouvez vous vanter d'a-
voir fait là un merveilleux ouvrage; mais, je vous prie, made-
moiselle, quand vous aurez fini votre discours, veuillez en prévenir
mon cocher, pour qu'il touche.
Chemin faisant, M. Moriaz se livra à de mélancoliques réflexions; il
s'adressa quelques reproches. — JNous avons procédé au rebours du
SAMUEL BROIIL ET COMPAGNIE. 293
bon sen^, pensait-il. Son imagination avait été surprise, avec le temps
elle se serait calmée. Nous aurions dû la laisser à elle-même, à sa
propre défense, à son jugement naturel, car après tout elle n'en
manque pas. J'ai eu la funeste pensée d'appeler à mon aide M"'« de
Lorcy, qui a tout gâté par ses finasseries. Dès qu'Antoinette a pu
se douter que son choix était condamné par nous et que nous
tramions la perte de l'ennemi, la sympathie mêlée d'admiration
qu'elle ressentait pour M. Larinski est devenue de l'amour, le
feu couvert sous la cendre s'est mis à flamber. Nous avons compté
sans cette passion qui est innée chez la femme et que les phrénolo-
gues appellent la combattivité. Il s'agit aujourd'hui pour elle d'une
partie à gagner; quand à l'amour se joint l'intérêt du jeu ou de la
guerre, il devient irrésistible, et voilà notre campagne fort compro-
mise, si le ciel ou M. Larinski ne s'en mêlent.
Ainsi raisonnait M. M'jriaz, que ses mésaventures paternelles et
ses récentes expériences rendaient meilleur psychologue qu'il ne
l'avait été jusqu'alors. Tout en raisonnant, il allait bon train, et
trente-cinq minutes lui sufiirent pour arriver à la porte de la petite
maison de campagne qu'habitait l'abbé Miollens. Il le trouva dans
son cabinet, installé dans un bon fauteuil moelleux que lui avait
brodé M'"" de Lorcy, humant à petits coups une tasse d'excellent
thé que des missionnaires lui avaient rapporté de la Chine. A sa
gauche était sa boîte à violon, à sa droite son cher Horace, édition
d'Orelli, Zurich, IShL
L'entretien s'engaijea. Aussitôt que M. Moriaz eut prononcé le
nom du comte Larinski, l'abbé prit le visage attentif et charmé
d'un chien qui voit passer son gibier favori et tombe en arrêt.
Il s'écria : — Quel homme admirable !
— Miséricorde! pensa M. Moriaz, voilà un exorde qui ressemble
beaucoup à celui de M"' Moiseney. Prétend-on me condamner à
l'admiration forcée à perpétuité? Je crains qu'il n'y ait quelque pa-
renté d'esprit entre notre ami l'abbé et cette sotte, qu'il ne soit son
cousin remué de germain.
— Combien j; vous remercie, mon cher monsieur, poursuivit
l'abbé Miollens en se carrant dans son fauteuil, de nous avoir fait
faire la connaissance de cet homme rare ! C'est vous qui nous l'a-
vez envoyé, ou plutôt à vous appartient le mérite de l'avoir décou-
vert, inventé.
— Oh! permettez, il ne faut rien exagérer, répondit huiviblement
M. Moriaz, il s'est bien inventé lai-même.
— C'est vous du moins qui l'avez patronné, qui l'avez produit;
sans vous, le monde n'eût jamais soupçonné l'existence de ce beau
génie, de ce noble caractère, qui se cachait sous l'herbe du chemin
comme la violette.
294 REVUE DES DEUX MONDES.
— C'est décidément un remué de germain, se dit M. Morîar.
— Et tenez, continua l'abbé, croiriez-vous que j'ai retrouvé M. La-
rinski tout entier dans Horace? Oui, Horace Ta représenté trait pour
trait dans la personne de Lollius, vous savez, Marcus Lollius, à qui
il adresse l'ode ix du livre IV, et qui fut consul l'an 733 après la
fondation de Rome. La ressemblance est frappante, vous allez voir.
Il posa sa tasse, prit le livre dans sa main droite, et tour à tour
posant sur sa bouche l'index de sa main gauche ou le promenant
complaisamment sur le texte pour en souligner les beautés : — Que
dites- vous de ceci? Ton âme est sage, écrivait Horace à Lollius, et
résiste avec la même constance aux tentations du bonheur qu'à
celles de l'adversité, est animus tibi et secundis temporibu» dubiis-
que reclus. N'est-ce pas là le comte Larinski? Mais attendez : Lol-
lius détestait la fraude et la cupidité, et il méprisait l'argent, qui
séduit tous les hommes, abstinens ducentis ad se cuncta peruniœ. Ce
trait est bien frappant; je trouve même, soit dit entre nous, que
notre cher comte méprise un peu trop l'argent, il en détourne sa
vue avec horreur, le nom même lui en est odieux; c'est un Epictète,
c'est un Diogène, c'est un anachorète des anciens temps, qui vi-
vrait heureux dans une Thébaïde. Il nous disait lui-même qu'il ne
faisait aucune différence entre un verre d'eau panée et un dîner au
Café Anglais... Je n'ai pas fini. — Heureux, s'écrie Horace, celui qui
sait souffrir sans se plaindre la dure pauvreté, qui duram ccdlet
paupericm patil De qui parle-t-il, de Lollius ou de notre ami, qui
non-seulement supporte sa pauvreté, mais qui l'aime, la chérit
comme un amant adore sa maîtresse? Et le trait final, qu'en pen-
sez-vous? Lollius était toujours prêt à mourir pour son pays, non
ille pro patria iimklns pcrire. En bonne foi, n'est-ce pas curieux?
Ne semble-t-il pas qu'Horace ait connu le comte Larinski à Rome
ou àTibur?
— Je n'en doute pas un instant, répondit M. Moriaz en prenant
le livre des mains de l'abbé Miollens et le reposant avec respect
sur la table. Heureusement notre ami Larinski, comme vous l'ap-
pelez, a eu l'excellente idée de ressusciter il y a quelque trente ans,
ce qui nous a procuré la joie de le rencontrer à Saint-Moritz, et puis-
que nous en sommes sur ce chapitre... Mon cher abbé, avez-vous
l'esprit libre? Pouvez-vous m'écouter? J'ai une question à vous faire,
un éclaircissement à vous demander. Ce n'est pas seulement à l'ami
que je m'adresse, c'est au confesseur, au directeur de consciences,
à l'homme de tout l'univers dont la discrétion m'est le plus connue.
— Je suis tout oreilles, lui repartit l'abbé, qui se renversa dans
son fauteuil et croisa ses longues jambes de cerf, dont il était or-
gueilleux.
M. Moriaz entra aussitôt en matière. L'abbé Miollens fut quelque
SAMUEL BROUL ET COMPAGNIE. 295
temps avant de deviner où il en voulait venir. Dès que la lumière
se fit dans son esprit, son visage se contracta ; décroisant brusque-
ment ses jambes, il s'écria : — Ah ! quel malheur! il faut renoncer
à votre beau rêve, mon cher monsieur, et croyez que pour ma part
j'en suis navré. Je comprends avec quelle joie vous auriez vu votre
charmante fille consacrer, je ne dirai pas sa fortune, vous savez
comme moi le cas fort médiocre qu'en peut faire le comte Larinski,
mais consacrer, dis-je, ses grâces, sa beauté et toutes les qualités
de son angélique caractère à faire le bonheur d'un homme d'un
mérite rare, cruellemeat éprouvé par la Providence. Elle l'aime,
elle en est aimée, le ciel aurait béni leur union... Ah! quel malheur!
Je le dis encore, ce mariage est impossible, notre ami est marié.
— Vous en êtes sûr? s'écria M. Moriaz dans un élan d'enthou-
siasme que le bon abbé prit pour un accès de désespoir.
— Je ne me pardonne pas de vous causer ce chagrin. Si j'en suis
sûr! Je le tiens de notre ami lui-même. Un soir, à propos de je ne
sais quoi, je m'avisai de lui demander : — Seriez-vous marié, mon
cher comte ? — Il me répondit d'un ton bref : — Je croyais vous
l'avoir déjà dit. — Ah! par exemple, mon cher professeur, je ne
vous réponds pas que ce mariage soit heureux, mais cela ne fait
rien à votre affaire.
— Voilà qui est positif, s'empressa de répliquer M. Moriaz, et il
faut se rendre à l'évidence.
— Hélas! oui, fit l'abbé, qui eut l'air de réfléchir pendant quel-
ques secondes, et, après une pause, ajouta : — Cependant...
— Il n'y a pas de cependant, monsieur l'abbé. Croyez que votre
parole me suffit.
— Si pourtant j'avais mal entendu.
— J'ai une entière confiance dans vos oreilles; elles sont excel-
lentes.
— Permettez, il ne faut pas désespérer trop vite. Savez-vous
quoi? Le comte Larinski est venu me voir tantôt sans me trouver, je
lui dois une visite d'adieux. Demain matin, je vous le promets, je
me rendrai auprès de lui.
— A quoi bon? interrompit M. Moriaz. Je vous remercie mille
fois de votre obligeance. Dieu me préserve de vous déranger inuti-
lement de vos occupations; votre temps est si précieux! Je me dé-
clare complètement édifié, j'aurais mauvaise grâce d'en demander
davantage; je tiens la preuve pour faite, il n'y a pas a y revenir.
Comme l'avait remarqué M'"' de Lorcy, l'abbé MioUens lâchait
difficilement une idée qu'il croyait bonne. En vain M. Moriaz com-
battit sa proposition, en maudissant in petlo son excès de zèle;
l'abbé n'en voulut pas démordre, et M. Moriaz dut se résigner. 11
fut convenu que le digne homme irait voir le lendemain le comte
296 REVUE DES DEUX MONDES.
Larinski et que de Paris il se rendrait à Gormeilles pour communi-
quer à qui de droit le résultat de sa mission, M. Moriaz y vit cet
avantage qu'Antoinette apprendrait de la bouche même de l'abbé
la fatale vérité; il ne le quitta pas sans lui avoir recommandé d'être
très circonspect, aussi prudent qu'un serpent, aussi- discret qu'un
confessionnal. Il partit là-dessus, assez content, voyant l'avenir en
beau, et sa disposition d'esprit ayant changé, il lui parut que de
Maisons à Gormeilles la route était plus agréable que de Gormeilles
à Maisons.
Samuel Brohl était assis devant une malle vide, qu'il s'apprêtait
sans doute à remplir, lorsqu'il entendit frapper à sa porte. Il alla
ouvrir et se trouva en face de l'abbé Miollens. Dès leur première
rencontre, Samuel Brohl avait conçu pour l'abbé cette chaude sym-
pathie, ce goût vif que lui inspiraient les gens dans lesquels il
croyait reconnaître des animaux utiles, dont il était possible de
tirer parti et qui lui paraissaient visiblement prédestinés à lui rendre
quelque service essentiel. Il ne s'y trompait guère, il se connaissait
en diagnostic, il démêlait à première vue sur un visage la marque
divine de la prédestination. Il fit l'accueil le plus cordial à son res-
pectable ami et l'introduisit dans sa modeste demeure avec d'autant
plus d'empressement qu'il lui trouva un air singulier, mystérieux,
un peu agité. — Viendrait-il ici en qualité d'agent diplomatique,
chargé d'une mission extraordinaire? se demanda-t-il. — De son
côté, le clairvoyant abbé étudiait Samuel Brohl, sans faire seniblant
de rien. Il fut frappé de sa physionomie, qui exprimait en ce mo-
ment une mâle et douloureuse fierté. Ses yeux trahissaient par in-
tervalles le secret d'une héroïque douleur, laquelle avait juré de se
taire devant les hommes et de ne se confesser qu'à Dieu.
On s'assit, on entra en propos, et l'abbé mit d'abord la conver-
sation sur des sujets indilTérens. Samuel Brohl l'écoutait et lui ré-
pondait avec une grâce mélancolique. Si vive que fut sa curiosité,
il savait en toute rencontre commander à ses impatiences. Samuel
Brohl n'était jamais pressé, Samuel Brohl savait attendre, il l'avait
bien prouvé pendant le mois qui venait de s'écouler, et c'est un
talent qui manque à plus d'un diplomate.
La visite de l'abbé Miollens avait déjà duré le temps d'une visite
honnête et il semblait se disposer à partir, quand il dit en allon-
geant son index vers la valise ouverte : — Voilà des préparatifs qui
me désolent. J'avais rêvé, mon cher comte, de vous inviter à Mai-
sons. J'avais une chambre à vous offrir. Hoc erat in votis, j'aurais
été heureux de vous avoir pour hôte. Nous aurions causé et fait de
la musique tous les soirs, près d'une fenêtre qui s'ouvre sur un
jardin.
Hoc latebrse dalces, etiam, si credis, amœnas.
SAMUEL BROHL ET COMPAGNIE. 297
Hélas! vous nous quittez, vous êtes un ingrat. Vienne a donc pour
vous bien des attraits?... Mais j'y pense, vous allez y retrouver un
af^réable intérieur, une femme charmante, des enfans peut-être...
Samuel le regardait d'un air étonné, interdit, comme il avait re-
gardé M'"* de Lorcy, lorsqu'elle s'était avisée de lui parler de la
comtesse Larinska. — Que voulez-vous dire? demanda-t-il.
— Eh ! quoi, ne m'avez-vous pas confié vous-même que vous
étiez marié?
Samuel ouvrit de grands yeux; durant quelques instans, il sembla
rêver; puis se frappant le front et se mettant à sourire : — Ah ! j'y
suis, s'écria- t-il. Vous m'avez pris au mot? Je croyais que vous
m'auriez compris. Non, mon cher abbé, je ne suis pas marié et je ne
me marierai jamais; mais il est des unions libres aussi sacrées,
aussi indissolubles que le mariage.
L'abbé frença le sourcil, son visage prit une expression chagrine
et morose. Il allait faire à son cher comte un sermon en trois points
sur l'immoralité et les dangers des unions libres; Samuel ne lui en
laissa pas le temps : — Je ne vais pas à Vienne pour y retrouver
ma maîtresse, reprit-il. Elle ne me quitte pas, elle m'accompagne
partout, elle est ici.
L'abbé iMiollens jeta autour de lui des regards effarés, s' attendant
à voir une femme sortir de quelque armoire ou de derrière un ri-
deau.
— Je vous dis qu'elle est ici, répéta Samuel Brohl, et du doigt il
montrait une statuette d'albâtre posée sur un piédouche. L'abbé
s'en approcha. La statuette représentait une femme garrottée, à la-
quelle deux cosaques donnaient le knout; le socle portait cette in-
scription : — Polonia vincta et flagrllata.
La figure de l'abbé se transforma en un clin d'oeil, son front se
dérida, sa bouche s'épanouit, un éclair de joie brilla dans ses yeux.
— Que j'ai bien fait de venir 1 pensa-t-il, et quelle obligation
m'aura M. Moriaz!
Se retournant vers Samuel : — Je ne suis qu'un sot, s'écria-t-il;
je m'étais imaginé... Ah! je comprends, votre maîtresse, c'est
la Pologne, j'aime mieux cela, et voilà en effet une union libre
qui est aussi sacrée qu'un mariage. Elle a de plus cet avantage
qu'elle n'empêche rien. La Pologne n'est pas jalouse, et si d'aven-
ture vous rencontriez une femme digne de vous et qu'il vous prît
envie de l'épouser, votre maîtresse n'y trouverait rien à redire.
Parlons mieux, elle n'est pas votre maîtresse, la patrie est une
mère, et les mères raisonnables n'ont jamais empêché leur fils de
se marier.
Samuel prit à son tour un visage sombre et sévère. L'œil fixé sur
la statuette, il répondit : '
298 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vous vous trompez, monsieur l'abbé, je lui appartiens, je n'ai
plus le droit de disposer ni de mon cœur, ni d© mon âme, ni de ma
vie; elle aura mes dernières pensées et jusqu'à la dernière goutte
de mon sang. Je suis lié par les sermens que je lui ai faits autant
que peut l'être un moine par ses vœux.
— Excusez-moi, mon cher comte, lui dit l'abbé; ceci est du fana-
tisme ou je ne m'y connais pas. Depuis quand les patriotes ont-ils
fait vœu de mourir célibataires? Leur premier devoir est de faire
des enfans, qui seront de bons citoyens. Le jour où il n'y aura plus
de Polonais, il n'y aura plus de Pologne.
Samuel Brohl l'interrompit en lui serrant le bras et lui disant
avec un sourire amer : — Regardez-moi bien; n'ai-je pas la figure
d'un aventurier?
L'abbé se récria. — Ce mot vous scandalise? continua Samuel.
Oui, je suis un homme d'aventures, né pour être toujours debout
et prêt à partir. Le mariage n'a pas été inventé pour les coureurs
de hasards. — Il ajouta avec un accent tragique : — Vous savez ce
qui se passe en Bosnie. Qui nous répond que la guerre générale
n'éclate pas prochainement, et qui peut prévoir quelles en seront
les conséquences? Je dois me tenir prêt pour le grand jour. Peut-
être l'insondable Providence m'offrira avant peu une nouvelle occa-
sion de risquer ma vie pour mon pays; peut-être la Pologne m'ap-
pellera, en me criant : Viens, j'ai besoin de toi! Si je lui répondais :
— Je ne suis plus le même, j'ai donné mon cœur à une femme, qui
me tient en servitude; j'ai désormais un toit, une famille, un foyer,
de chères attaches que je ne puis rompre ! — je vous le demande,
monsieur l'abbé, la Pologne n'aurait-elle pas le droit de me dire :
— Tu as violé ton serment, tu m'as reniée, je te maudis!
L'abbé Miollens venait de prendre une prise de tabac, et il écou-
tait ce discours en tambourinant des doigts sur le couvercle de sa
belle tabatière d'or, dont lui avait fait présent la plus aimable de
ses pénitentes. — A ce compte, répliqua-t-il, votre conscience est-
elle bien tranquille, mon cher ami? car vous me permettez, n'est-ce
pas, de vous donner ce nom. Oui, est -il certain que votre conscience
n'ait rien à vous reprocher? Est-il certain que votre cœur n'ait
point fait d'infidélité à sa maîtresse? Si j'en crois la chronique, il
s'est passé hier chez M'"* de Lorcy une scène assez étrange.
Samuel Brohl tressaillit; il changea de couleur, il enfouit son vi-
sage dans ses mains, probablement pour cacher à l'abbé la rou-
geur que le remords faisait monter k ses joues. Il murmura d'une
voix éteinte : — Pas un mot de plus; vous venez de toucher à une
blessure si profonde!
— Il est donc vrai que vous aimez M""* Antoinette Moriaz? reprit
l'abbé.
SAMUEL BROHL ET COMPAGNIE. 299
— J'avais juré qu'elle ne s'en douterait jamais, répondit Samuel
avec l'accent de la plus humble contrition. Hier j'ai eu l'indigne
faiblesse de me trahir. Dieu ! que doit-elle penser de moi?
En pai-lant de la sorte, la face dans ses mains dont il écartait lé-
gèrement les doigts, il fixait sur l'abbé ses yeux étincelans, qui
ainsi que les yeux des chats savaient voir clair dans la nuit.
— Ce qu'elle pense de vous! fît labbé en prenant une nouvelle
prise. Bah! mon cher comte, les femmes ne sont jamais fâchées
qu'un homme s'évanouisse pour leurs beaux yeux, surtout lorsque
cet homme est un preux, un chevalier de la Table-Ronde. J'ai des
raisons de croire que W'" Moriaz ne vous a pas su mauvais gré de
votre accident. Vous dirai-je toute ma pensée? Je ne serais pas
surpris que vous eussiez touché son cœur et que, si vous en pre-
niez la peine, vous ne pussiez un jour vous flatter de l'espoir de
vous faire aimer d'elle.
En ce moment la voix de son respectable ami paraissait à Samuel
Brohl la plus harmonieuse de toutes les musiques. Il sentait un
frisson délicieux courir dans tout son corps. L^abbé ne lui apprenait
rien; mais il est des choses dont nous sommes certains, des choses
que nous nous sommes dites cent fois à nous-mêmes, et qui ne
laissent pas de nous sembler nouvelles, quand pour la première
fois un autre nous les dit.
— IN'e me trompez-vous pas? s'écria Samuel transporté de joie,
hors de lui. Eh! quoi, il serait vrai... Un jour je pourrais me flat-
ter... un jour elle me jugerait digne... Ah ! quelle vision vous faites
passer devant moi! Que vous êtes tout ensemble bon et cruel!
Quelles amertumes se trouvent mêlées dans vos paroles à d'ineffa-
bles délices! Non, je n'aurais jamais pensé qu'il pût y avoir tant de
joie dans la douleur, tant de douleur dans la joie.
— Qu'est-ce à dire, mon cher comte? reprit l'abbé Miollens.
Avez-vous besoin d'un négociateur? Je peux me vanter que j'ai fait
mes preuves. Je suis tout à votre service.
Ces paroles firent revenir à lui Samuel Brohl. Il se redressa et
répondit froidement : — Un négociateur! Qu'ai-je affaire d'un né-
gociateur? Ne me bercez pas d'une chimère, et surtout ne me de-
mandez pas de lui sacrifier mon honneur. Ce comble de félicité que
vous osez m'offrir, je dois y renoncer à jamais, je vous ai dit pour-
quoi.
L'abbé Miollens se fâcha un peu; il se permit de tancer, de cha-
pitrer son noble ami. Il lui remontra que ses principes étaient trop
rigoureux, qu'il y avait de l'exagération dans sa vertu, du rafline-
ment dans les exquises délicatesses de sa conscience. Il lui repré-
senta que les belles âmes doivent se prémunir contre l'exaltation
de leurs sentimens. Il cita l'Évangile, il cita Bossuet, il cita aussi
300 REVUE DES DEUX MONDES.
son cher Horace, qui censurait tout ce qui est outré ou excessif et
recommandait au sage de fuir toute extrémité. Ses raisonnemens
blancliirent contre l'inébranlable résolution de Samuel, il résista
comme un roc à toutes ses remontrances, et finit par lui fermer la
bouche, en lui disant :
— De grâce, respectez ma folie, qui est sûrement une sagesse
devant Dieu. Je vous le répète, je ne suis plus libre, et quand je le
serais, ne savez-vous pas qu'il y a entre M-'* Moriaz et moi un ob-
stacle insurmontable?
— Lequel? demanda l'abbé.
— Sa fortune et ma fierté, repartit Samuel. Elle est riche, je
suis pauvre, cette adorable créature n'est pas faite pour moi. J'ai
dit un jour à M'"* de Lorcy ce que je pensais de ce genre d'alliances
ou de marchés. Oui, mon vénérable ami, j'aime M"* Moriaz avec
une ardeur de passion que je me reproche comme un crime. Je n'ai
pas d'autre parti à prendre que de ne jamais la revoir, je ne la re-
verrai jamais. Laissez-moi suivre jusqu'au bout mon chemin soli-
taire et câpre. Une consolation m'y accompagnera; je me dirai que
le bonheur ne se refusait pas à moi, que c'est ma conscience aver-
tie d'en haut qui s'est refusée à lui, et qu'il y a une divine douceur
dans les grands sacrifices, une bénédiction répandue sur les grandes
épreuves religieusement acceptées. Croyez-moi, c'est Dieu qui me
parle, comme il m'a parlé jadis à San-Francisco, pour m'enjoindre
de tout quitter et de donner mon sang pour mon pays. Je reconnais
sa voix, qui ordonne aujourd'hui à mon cœur de faire silence et de
s'immoler. Dieu et la Pologne! Hors de là, je ne dois plus rien con-
naître.
Et se tournant une fois encore vers la statuette, il s'écria : — C'est
à ses pieds que je déposerai ma douloureuse offrande, c'est elle
qui guérira mon cœur brisé et navré.
Samuel Brohl parlait d'une voix vibrante, le souffle de l'esprit
saint faisait ondoyer sa chevelure, et ses yeux étaient humides. Les
yeux du bon abbé s'humectèrent aussi, il était profondément ému,
il attachait sur ce héros des regards béans, il était plein de res-
pect pour ce caractère antique, pour cette âme vraiment céleste.
Il n'avait jamais rien vu de pareil dans les odes ni dans les épîtres
d'Horace, LoUius lui-même était dépassé. Transporté d'admiration,
il ouvrit ses deux bras à Samuel Brohl, les déployant dans toute
leur longueur, comme s'il avait craint qu'ils ne fussent pas de
taille, et il s'écria en le pressant contre sa poitrine :
— Ah! mon cher comte, vous êtes grand, vous êtes immense
comme le monde !
SAMUEL BROHL ET COMPAGNIE. 301
VIII.
L'abbé Miollens s'empressa de se rendre à Gormeilles, où il fit un
détail fidèle de sa conférence avec le comte Lannski. Il était encore
tout chaud de la forge, il donna un libre cours aux effusions de son
enthousiasme. Il entonna un cantique de Sion à l'honneur de l'âme
antique, de l'âme céleste, qui venait de lui révéler tous ses tré-
sors cachés. M. Moriaz l'étonna et le scandalisa beaucoup, en lui
disant :
— Vous avez raison , ce Polonais est un homme prodigieux , il
faudrait le canoniser ou le pendre, je ne sais lequel des deux.
Antoinette ne dit mot, elle gardait pour elle ses réflexions. Elle
se retira dans sa chambre, où elle se promena quelque temps , in-
certaine de ce qu'elle allait faire ou, pour mieux dire, plus inquiète
qu'incertaine. A plusieurs reprises, elle s'approcha de sa table à
écrire, contempla son écritoire; puis, saisie d'un scrupule, elle s'é-
loigna. Enfin elle se décida , elle mit la plume à la main et écrivit
ce qui suit :
u Monsieur, avant de partir pour Vienne , veuillez, je vous prie,
venir passer quelques instans à Gormeilles. Je désire avoir avec
vous un entretien en présence de mon père.
« Agréez, monsieur, l'expression de tous mes sentimens de par-
faite considération.
« Antoinette Moriaz. »
Le lendemain matin , elle reçut de bonne heure, par le premier
courrier, la réponse qu'elle attendait et qui était ainsi conçue :
« Cette épreuve serait trop forte pour mon courage. Je ne vous
reverrai pas; si je vous revoyais, je serais un homme perdu. »
Cette courte réponse causa à M"* xMoriaz une déception pleine
d'amertume et mêlée d'un peu de colère. Elle tenait à la main un
pinceau, dont elle cassa la hampe en deux, pour se consoler appa-
remment de n'avoir pu briser l'opiniâtre et orgueilleuse volonté du
comte Abel Larinski. Brise-t-on le fer ou le diamant? Le facteur lui
avait remis en même temps une autre lettre, qu'elle ouvrit machi-
nalement , pour l'acquit de sa conscience. Elle en parcourut des
yeux les premières lignes sans réussir à comprendre un mot de ce
qu'elle lisait. Soudain son attention s'éveilla, son visage s'éclaircit,
ses yeux s'enflammèrent. Cette lettre, qu'un-e providence secourable
lui envoyait comme une ressource suprême dans sa détresse, était
de la main de M"' Galet, et voici ce qu'écrivait cette fleuriste émé-
rite de la rue Mouffetard :
302 REVDE DES DEUX MONDES.
(( Ma chère demoiselle, j'apprends que vous êtes de retour; quel
bonheur pour moi, et qu'il me tarde de vous revoir! Vous êtes
mon ange, que je voudrais voir tous les jours de ma vie, et le temps
m'a paru bien long. Quand vous entrez dans la mansarde de la
pauvre infirme, il lui semble qu'il y a au ciel trois soleils ; quand
vous l'abandonnez, il fait nuit chez elle en plein midi. M'"« de Lorcy
a été bien bonne pour moi. Gomme mon ange le lui avait recom-
mandé, elle est venue, il y a quinze jours, me payer le quartier
échu de ma pension. C'est une personne bien charitable et qui a de
bien belles robes; mais elle est un peu dure pour les pauvres gens.
Elle questionne beaucoup, elle veut tout savoir. Elle m'a reproché
que je dépensais trop, que j'aimais le luxe, et vous savez ce qu'il
en est. Elle ignore comme tout a renchéri, que la viande et les
pommes de terre sont hors de prix, que dans ce moment les œufs coû-
tent un franc cinquante centimes la douzaine. D'ailleurs une pauvre
créature, privée des deux jambes comme moi, ne peut pas faire
elle-même son marché. Il est possible que ma femme de ménage
ne s'entende pas à acheter; je lui fais des scènes quand par hasard
elle ni'apporte des primeurs; le bon Dieu peut me rendre ce témoi-
gnage que je ne suis pas sur ma bouche.
(c La bonne M'"® de Lorcy m'a grondée aussi à cause d'un bou-
quet de camellias, qu'elle a vu sur ma table, tout pareil à celui dont
j'avais remercié mon ange; je ne sais pas ce qu'elle est allée s'ima-
giner. Eh bien! ma chère demoiselle, j'ai appris depuis que ces
camelHas doubles, aux fleurs rouges panachées de blanc, me ve-
naient d'un homme, car à présent les hommes se mettent à me
donner des bouquets et à me faire des visites; c'est un peu tard.
Celui dont je parle s'est présenté un matin en me disant que vous
lui aviez parlé de moi, qu'il voulait s'assurer que je me portais
bien et que rien ne me manquait. Il est revenu plusieurs fois , en
me faisant toujours des gâteries. La plus belle qu'il m'a faite a été
de m'apprendre que mon ange était de retour. Quel homme! il des-
cend tout^droit du ciel. En soir, que j'étais malade, il m'a donné
lui-même mes tisanes, et si je l'avais laissé faire, il m'aurait veil-
lée. Vous me direz qui c'est, car cela m'intrigue beaucoup. Il a la
tête d'un beau lion, aus&i généreux que beau, mais bien triste. Il
doit avoir quelque gros chagrin. Le malheur est qu'il ne me gâtera
plus; c'est bien fmi maintenant. Il doit partir dans deux jours; il
m'a annoncé qu'il viendra/it me faire ses adieux demain dans l'a-
près-midi.
« A bientôt, n'est-ce pas? ma obère demoiselle. Je grille d'envie
de vous embrasser, puisque vous me permettez de vous embrasser.
Vous êies mon ange et mon soleil , et je suis votre très humble et
très dévouée servante. « Louise Galet. »
SAMUEL BROIIL ET COMPAGNIE. 303
La lettre de M"« Louise Galet ne contenait rien que d'exact, hor-
mis peut-être le passage relatif aux primeurs et aux prtHendues
scènes qu'elle faisait à sa chambrière. Si la vertu de la bonne de-
moiselle n'avait pas un passé absolument irréprochable, elle ne
laissait pas d'avoir des principes et elle ne mentait jamais; seule-
ment elle ne disait pas tout, en racontant elle omettait certains
détails. Elle n'avait eu garde d'ajouter par manière d'apostille que
son épître lui avait rapporté gros. Elle l'avait écrite à l'instigation
de Samuel Brohl, qui ne s'était point expliqué sur ses desseins.
Elle en avait deviné quelque chose, étant une assez fine mouche. 11
s'était recommandé à sa discrétion, qu'il avait payée en espèces.
La somme était ronde; M"° Galet l'avait d'abord refusée, elle avait
fini par l'accepter avec une tendre gratitude. Les gâteries et les
bons comptes font les bons amis.
Une idée audacieuse vint subitement à M"* Moriaz; le temps pres-
sait, et elle n'en était plus à reculer devant une audace. Elle fit at-
teler son coupé. M. Moriaz venait de sortir pour faire une visite
dans le voisinage. Elle mit son absence à profit et pria M"*" Moise-
ney de s'habiller en hâte pour l'accompagner à Paris, où elle avait
à conférer avec sa couturière. Dix minutes plus tard, elle montait
en voiture, après avoir enjoint à son cocher d'aller comme le vent.
Sa couturière ne la retint pas longtemps; de la rue de la Paix,
elle se fit conduire au n° "27 de la rue Mouffetard. Elle ne voulut
jamais souffrir que M""" Moiseney, qui avait le souffle court, grimpât
à sa suite jusqu'au cinquième étage qu'habitait M"* Galet; elle lui
intima l'ordre exprès de rester en bas et de l'attendre paisiblement
dans le coupé.
Elle gravit lestement l'escalier; elle rencontra en chemin une ser-
vante qui lui apprit que M'^* Galet, un peu indisposée, s'était mise
sur son lit et faisait la sieste, mais qu'elle trouverait la clé dans la
serrure. L'appartement où M''° Moriaz avait affaire se composait de
trois pièces, d'un vestibule servant de cuisine, d'un petit salon et
d'une chambre à coucher. Elle s'arrêta quelques instans dans le
vestibule pour reprendre haleine, pour rassembler son courage,
pour mettre un peu d'ordre dans ses idées; elle avait deviné qu'il
y avait quelqu'un dans le salon. Elle y entra, M"^ Galet n'y était pas,
mais il y était, lui, cet homme qu'elle était venue chercher. Appa-
remment il attendait que la maîtresse du logis se fût réveillée. En
apercevant la femme qu'il avait juré de ne jamais revoir, il frémit
et chercha des yeux une issue pour s'évader; il n'y en avait point.
Debout devant la porte, Antoinette lui barrait le passage. Elle le
regardait et se sentit presque certaine de sa victoire; il avait l'air
d'un vaincu, et sa défaite ressemblait à une déroute.
Elle se croisa les bras, se prit à sourire eli dit d'une voix ferme,
304 REVUE DES DEUX MONDES.
un peu railleuse : — C'est ainsi que vous me volez mes pauvres ! Il
est vrai que c'est pour les fleurir. Avouez qu'il y a un peu d'hypo-
crisie dans votre vertu. M"" Galet ne s'est pas doutée que ces fameux
camellias, c'est à moi que vous les donniez. Des bouquets de soixante
francs ! vraie folie. Comme vous méprisez l'argent ! Pourquoi donc
ne méprisez- vous pas le mien? Il vous fait peur, vous craindriez de
vous brûler les doigts en y touchant. Vous ne voulez pas m'aider à
le jeter par les fenêtres? Ce seront vos pauvres et les miens qui le
ramasseront. Dites, vous ne voulez pas? Ma fortune n'est pas grand'-
chose; mais il est certain que je ne suffis pas à la dépenser; il y en a
pour deux, pour deux qui ne seraient qu'un. Vous ne pouvez con-
sentir à ce partage? Vous êtes trop fier pour cela. Avant- hier, vous
avez joué la comédie, vous ne m'aimez point. Il en coûte peu de de-
voir quelque chose à ce qu'on aime.
Il fit un geste de désespoir et s'écria : — Je vous en supplie,
laissez-moi partir.
— Tout à l'heure; je veux vous dire auparavant tout ce que j'ai
sur le cœur. Je fais peu de cas de votre prétendue fierté; c'est de
l'orgueil. Oui, votre orgueil est votre dieu, un triste dieu! Et quant
à la Pologne...
Il tressaillit à ce mot. Après un silence : — C'est elle-même qui
vous donne ou plutôt qui vous prête à moi, continua-t-elle. Je
vous jure que, si jamais elle a besoin de vous, je lui dirai : Le voilà,
tu peux le reprendre, — et que je vous dirai à vous-même : Elle
vous réclame, partez... Mais parlez-moi donc et regardez-moi,
vous n'en mourrez pas. Je vous fais bien peur? Ce que vous dites
aux autres, ayez le courage de me le dire à moi-même.
Il se laissa tomber sur une chaise, où il demeura les bras pen-
dans, la tête basse, et il murmura : — Je savais bien que, si je
vous revoyais, j'étais un homme perdu.
— Dites plutôt un homme sauvé. Vous aviez l'esprit malade, je
vous ai guéri. Je fais des miracles; vous avez pris un jour la peine
de me l'écrire... Voulez-vous me toucher la main? cela ne vous en-
gage à rien, vous pourrez toujours me la rendre.
Il prit cette main qu'elle lui tendait; il ne la porta pas à ses lè-
vres, mais il la garda dans la sienne. — Écoutez-moi, reprit-elle.
Aujourd'hui même, tout à l'heure, vous partirez pour Cormeilles,
et vous direz à mon père : Elle m'a donné la main, je l'ai trouvée
bonne à gard^T, laissez-la moi... Est-ce convenu? m'obéirez-vous?
Il s'écria : — Vous êtes là, vous me parlez, le monde a disparu,
je ne crois plus qu'en vous !
— A la bonne heure. Quand on s'explique, on s'entend; mais il
faut se voir, c'est l'affaire essentielle. Puisque vous êtes si sage
quand vous me voyez, je veux que vous me voyiez toujours. Tenez!
SAMUEL BROHL ET COMPAGNIE. 305
Elle lui présenta un médaillon qui renfermait son portrait, puis
elle gagna la porte. Arrivée sur le seuil, elle se retourna. — Vous
direz k M"« Galet que j'ai respecté son sommeil, que je reviendrai
demain. M"' Moiseney m'attend et s'ennuie. J'ai votre parole; à ce
soir! Je me sauve.
Et elle se sauva ou s'envola.
Au retour comme à l'allée, le cocher mit ses chevaux sur les
dents, et on arriva à Gormeilles avant que le potage fût froid. Tou-
tefois M. Moriaz avait eu le temps de s'inquiéter. Il ne se mit pas à
table sans avoir questionné M"^ Moiseney; ne sachant rien, elle ne
put rien lui apprendre; mais elle lui répondit avec cet air de mys-
tère sous lequel elle déguisait ses ignorances. Il se promit d'inter-
roger Antoinette après le dîner. Elle le prévint en le prenant à part
et en lui racontant ce qui s'était passé.
— Je suppose, lui dit-elle, que désormais vous croyez à sa fierté
et à son désintéressement. Je vous avais prévenu que je devrais
me mettre à ses genoux pour l'obliger à m' épouser.
Il ne put réprimer un mouvement d'indignation : — Oh! rassurez-
vous, reprit-elle, c'est une manière de parler. Il était à mes pieds,
et j'étais debout.
M. Moriaz ouvrit trois fois la bouche et la referma trois fois, sans
avoir rien dit. Il se contenta de faire un geste qui signifiait : — Le
dé en est jeté; arrive ce qu'il pourra.
Samuel Brohl avait tenu religieusement sa parole. Après avoir
fait une toilette de circonstance, il s'était rendu par le chemin de
fer à Argenteuil, où il avait pris une voiture. Il arriva à Gormeilles
au coup de neuf heures. Il fut introduit dans le salon, où M. Moriaz
l'attendait en lisant son journal. Samuel était pâle et ses lèvres
tremblaient d'émotion. Il salua profondément M. Moriaz et lui dit:
— Il me semble, monsieur, que je suis un criminel ; de grâce,
refusez-la-moi.
M. Moriaz lui répondit : — Effectivement, monsieur, vous arrivez,
selon le mot de l'Évangile, comme un larron pendant la nuit; mais
je n'ai rien à vous refuser. Vous n'êtes pas le gendre, je l'avoue,
sur qui j'avais jeté les yeux. Il n'importe, ma fille s'appartient, elle
est maîtresse de ses actions, et je n'ai pas de raisons de croire
qu'elle se soit trompée dans son choix. Vous êtes un homme de goût
et d'honneur, et vous savez le prix de ce qu'on vous donne. Si vous
rendez Antoinette heureuse, vous aurez en moi un ami chaud. J'ai
tout dit, supposons que vous m'ayez répondu et parlons d'autre
chose.
Samuel Brohl se tint pour averti; il n'insista pas davantage et
parla d'autre chose. Il savait joindre l'agrément à la dignité. Il fut
TOME XX. — 1877. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
aussi aimable, aussi gracieux que sa vive émotion le lui permettait.
M. Moriaz dut se confesser à lui-même que le comte Larinski était
de bonne compagnie à Cormeilles autant qu'à Saint-Moritz et n'a-
vait pas d'autre tort que de s'être avisé de devenir son gendre.
Leur entretien se prolongea. Pendant ce temps, Antoinette se
promenait sur le devant de la maison, humant l'air parfumé de jas-
min, racontant son cœur à la nuit et aux étoiles. Elle n'était trou-
blée dans son heureuse rêverie que par le vol incessant d'une
chauve-souris qui se promenait sur ses ailes tremblotantes, allant
et venant d'un bout à l'autre de la terrasse. Le monstre impur sem-
blait la rechercher, il tournoyait autour d'elle avec obstination, et
il se permit de frôler ses cheveux au passage; Antoinette crut dis-
tinguer sa face hideuse, ses abajoues, ses longues oreilles, et elle
s'écarta en tressaillant.
Elle entendit le bruit d'un pas sur le gravier. Samuel Brohl avait
pris congé de M. Moriaz et traversait la terrasse pour regagner sa
voiture. Il reconnut Antoinette, s'approcha d'elle et lui passa au-
tour du poignet un bracelet qu'il tenait à la main, en lui disant:
— Que pourrais-je vous donner qui valût le médaillon que vous avez
daigné m'offrir et qui ne me quittera jamais? Cependant voici un
bijou qui a pour moi beaucoup de prix. Ma mère l'aimait, elle a tou-
jours refusé de s'en défaire, même dans le temps de ses plus grandes
détresses; elle le portait à son bras quand elle est morte.
Nous ne sommes pas faits tout d'une pièce, et il n'est pas d'ar-
gile humaine où ne soient mêlées quelques paillettes d'or. Les in-
trigans, comme les scélérats, sont capables d'éprouver par instans
un sentiment sincère et pur; en de certaines rencontres, tout homme
vaut mieux que lui-même. Le haut du visage de M"° Moriaz se dé-
robait dans l'ombre de son capuchon, le bas était éclairé par la lune
qui se levait sur les collines; Samuel Brohl contemplait en silence
ce capuchon et cette figure; Antoinette lui semblait belle comme
une apparition. Pendant deux minutes, il oublia qu'elle avait cent
mille hvres de rente et que, selon toute vraisemblance, M. Moriaz
mourrait un jour. La tête lui tourna à la pensée que cette femme
l'aimait, que bientôt elle serait à lui. Oui, pendant deux minutes,
Samuel Brohl fut passionnément amoureux de M"'' Moriaz, comme
aurait pu l'être le comte Larinski.
Il ne put résister au sentiment qui le transportait. Il enlaça dans
ses bras la taille souple d'Antoinette et déposa sur la racine de ses
cheveux un baiser de flamme, un baiser vraiment polonais. Elle ne
se défendit point; mais dans ce moment la chauve-souris qui l'avait
déjà obsédée de sa compagnie revint à la charge, la frappa en plein
visage et demeura attachée à son capuchon. Antoinette sentit le
froid de ses ailes membraneuses, de ses ongles crochus. Elle arra-
SAMUEL BROHL ET COMPAGNIE. 307
cha vivement sa capeline, qu'elle rejeta loin d'elle. Samuel Brohl
s'élança pour la ramasser, la pressa sur ses lèvres et se sauva comme
un voleur emportant son butin.
Lorsqu' Antoinette rentra dans le salon, elle y trouva M"^ Moise-
ney, dont la joie éperdue et bruyante venait de mettre en fuite
M. Moriaz. Cette fois, 31"'' Moiseney savait tout. Elle avait vu arriver
Samuel Brohl, elle n'avait pu résister à sa curiosité surexcitée; sans
scrupule elle avait écouté aux portes. Elle se jeta sur Antoinette,
l'attira sur son cœur et s'écria : — Ah ! ma chère, oh ! ma chère!
n'avais-je pas toujours dit que cela finirait ainsi?
M'^* Moriaz se hâta de se dégager de ses embrassemens; elle avait
besoin d'être seule. En rentrant dans sa chambre, elle en fit le tour;
il lui sembla que les meubles, les étagères chargées de bibelots, la
tenture de soie blanche rayée de rose, les rideaux de mousseline de
son lit, le grand crucifix d'argent accroché à la muraille du fond, la
regardaient avec étonnement, l'interrogeaient, lui disaient : — Que
s'est-il donc passé? — Elle répondait : — Yous avez raison, il s'est
passé quelque chose.
Elle demeura en contemplation devant un portrait de sa mère,
qu'elle avait perdue bien jeune : — On m'assure, lui dit-elle, que
vous étiez une grande liseuse de romans. Je ne les aime guère, je
n'en lis point; mais je viens d'en faire un, dont vous ne seriez pas
mécontente. Cet homme vous étonnerait un peu, il vous plairait
davantage encore. Il y a quelques heures, il était à jamais perdu
pour moi. J'ai payé d'audace, je suis allée le chercher, et quand il
m'a vue, il s'est rendu. Tantôt, il était avec moi sur la terrasse ;
ses lèvres se sont posées là, à la racine de mes cheveux, et j'ai fris-
sonné de la tête aux pieds. Ne vous indignez pas ; ce sont des lèvres
si pures et si loyales ! Le charbon sacré les a touchées ; elles n'ont
jamais menti, jamais il n'en tombe que de nobles et fières paroles,
elles racontent modestement une vie sans tache. Que n'êtes-vous
ici? j'aurais mille choses à vous dire, que vous seule pourriez com-
prendre, les autres ne me comprennent pas.
Elle commença sa toilette de nuit. Quand elle eut défait ses che-
veux, elle se souvint qu'il y avait dans la chambre quelqu'un qui
comprend tout et à qui elle n'avait encore rien dit. Elle s'agenouilla,
et les épaules nues, les mains jointes, son regard fixé sur le crucifix
d'argent, elle dit tout bas : — Pardonnez-moi, je vous oubliais,
vous qui ne m'avez jamais oubliée. Grâces vous soient rendues,
vous avez exaucé mes désirs, vous m'avez donné le bonheur que je
rêvais, sans oser vous le demander. Ah! oui, je suis heureuse, par-
faitement heureuse. Je vous promets que je répandrai ma joie sur
les petits et les malheureux de ce monde; je les aimerai encore plus
que je ne les aimais. Lorsqu'on leur donne à boire et à manger, on
308 REYUE DES DEUX MONDES.
VOUS donne à boire et à manger à vous-même, et quand on leur
donne des fleurs, cette couronne d'épines qui fait saigner votre
front se met subitement à fleurir. Je leur donnerai des fleurs et du
pain. On a beau dire, vous n'êtes pas un Dieu jaloux. Si plein que
soit mon cœur, vous savez qu'il y aura toujours de la place pour
vous, et que vous ne frapperez jamais à la porte, sans que je vous
crie : Entrez, la maison et tout ce qu'il y a dedans vous appartien-
nent; mon bonheur vous bénit, bénissez-le !
Pendant que M"* Moriaz causait avec un crucifix, Samuel Brohl
roulait sur la grande route, longue de six kilomètres, qui conduit de
Cormeilles à Argenteuil. 11 avait la tête haute, le regard en feu, des
bourdonnemens dans les tempes, et il lui semblait que sa poitrine
dilatée aurait pu contenir un monde. 11 parlait tout seul, marmot-
tant toujours la même phrase. — Elle est à moi 1 disait-il aux pas-
sans, aux vignes qui bordaient le chemin, à la colline de Sannois, au
moulin de Trouillet dont la vague silhouette se détachait sur le
ciel. — Elle est à moi! disait-il à la lune, qui ce soir-là ne brillait
que pour lui, dont la seule occupation était de regarder Samuel
Brohl. On voyait bien qu'elle était dans le secret, elle savait qu'a-
vant peu Samuel Brohl épouserait M"^ Moriaz, elle en était char-
mée, elle s'était mise en frais, en habits de fête pour célébrer cette
merveilleuse aventure, sa grosse face rougeâtre exprimait la sym-
pathie et la joie.
Quoiqu'il eût exhorté son cocher à faire diligence, Samuel man-
qua le train, qui était le dernier. Il prit le parti de coucher à Ar-
genteuil. Il alla demander l'hospitalité à l'hôtel du Cœur-Volant,
où il se fit servir un grand bol de punch, sa boisson favorite. Il se
mit au lit avec l'espoir d'y faire des rêves délicieux; mais son som-
meil fut troublé par un incident fort désagréable. Aux beaux jours
succèdent parfois de vilaines nuits, et l'auberge du Cœur-Volant
était destinée à laisser de méchans souvenirs à Samuel Brohl.
Vers quatre heures du matin, il entendit frapper à sa porte, et
une voix qui ne lui était pas inconnue lui cria : Ouvre donc! Il fut
saisi d'une insupportable angoisse; il se sentit comme paralysé, il
eut grand'peine à se mettre sur son séant. Il se rappela qu'il s'était
enfermé au verrou; cette réflexion le rassura. Quelle ne fut pas sa
stupeur en voyant le verrou glisser dans ses crampons! La porte
s'ouvrit, quelqu'un entra, s'approcha lentement de Samuel, écarta
les rideaux de son lit et se pencha vers lui en le regardant avec de
grands yeux fixes, qu'il reconnut. C'étaient des yeux étranges,
pleins de douceur à la fois et de feu, d'audace et de candeur; un
enfant, une grande âme, un fou, il y avait tout cela dans ce regard.
Samuel Brohl frissonnait. Il voulut parler, il avait la langue per-
cluse. Il fit de grands efTorts pour la dégourdir; il réussit enfin à
SAMUEL BROHL ET COMPAGNIE. 309
remuer les lèvres, et il murmura : — C'est toi, Abel? je te croyais
mort.
Évidemment le comte Abel, le véritable Abel Larinski n'était pas
mort. Il était sur ses pieds, il avait les yeux terriblement ouverts
et n'avait jamais eu meilleur teint. Il faut croire qu'on l'avait en-
terré vivant et qu'il en avait appelé. En sortant de son tombeau, il
en avait emporté la poussière avec lui; ses cheveux étaient couverts
d'une poudre assez singulière, de couleur terreuse, et par inter-
valles il se secouait comme pour la faire tomber.
Du reste, l'expression de sa figure n'avait rien de farouche ni
d'eflrayant; un sourire moqueur, un peu narquois, se jouait sur ses
lèvres. Après un long silence, il dit à Samuel : — Oui, c'est bien
moi. Tu ne m'attendais pas?
— Es-tu bien sûr que tu ne sois pas mort? reprit Samuel.
— Parfaitement sûr, répondit-il en secouant de nouveau la tête
pour se débarrasser de sa poussière, qui l'incommodait. Il ajouta :
— Est-ce que je te dérange, Samuel Brohl? car tu t'appelles Sa-
muel Brohl; c'est un joli nom. Pourquoi m'as-tu pris le mien? Tu
me le rendras.
— Pas aujourd'hui, lui repartit Samuel d'une voix étranglée, ni
demain, ni après demain, mais après le mariage.
Le comte Abel éclata de rire, ce qui n'était pas dans ses habi-
tudes et surprit beaucoup Samuel. Puis il s'écria : — C'est moi
qu'elle épouse, elle s'appellera la comtesse Larinska.
Tout à coup la porte se rouvrit, et M""" Antoinette Moriaz parut,
vêtue de blanc comme une mariée, une couronne sur la tête, un
bouquet à la main. Elle se dirigea vers Samuel, mais le revenant
l'arrêta au passage en lui disant : — Ce n'est pas lui que vous ai-
mez, c'est mon histoire. Ne voyez-vous pas que c'est un faux Po-
lonais? Son père était un Juif allemand, qui tenait un cabaret. C'est
là qu'a grandi ce héros. Je veux vous raconter...
Samuel lui mit la main sur la bouche, et balbutia : — Oh! de
grâce, ne dis rien.
Le revenant ne laissa pas de parler et poursuivit : — Oui, Samuel
Brohl est un héros. Il a été pendant cinq ans l'amant gagé d'une
vieille femme, et il a rempli tous les devoirs de sa charge. Ce héros
entretenu n'a pas volé son argent. Avez-vous envie de vous appeler
M-»" Brohl?
A ces mots, il ouvrit ses bras à M"^ Moriaz, qui attachait sur lui
des yeux aussi étonnés que tendres, et l'ayant pressée contre sa
poitrine, il baisa ses cheveux et sa couronne.
Alors Samuel Brohl recouvra ses forces, la vie, le mouvement. Il
sauta à bas de son lit; les poings serrés, il se précipita vers Abel
Larinski, pour lui disputer sa proie. Soudain il tressaillit et s'ar-
310 REVUE DES DEUX MONDES.
rêta; il venait d'entendre un ricanement aigu, qui partait du coin
opposé de la chambre. 11 se retourna et il aperçut son père, coiffé
d'un bonnet graisseux, enveloppé d'un sale cafetan, qui montrait la
corde. C'était bien Jeremias Brohl, et cette nuit-là tout le monde
ressuscitait. Le petit vieillard continuait de ricaner; puis, d'une voix
aigre, éraillée, il s'écria: — Schandbuhel vennaledeiter Schlingell
îch will dich zu Brei schlagml ce qui voulait dire : Mauvais drôle,
vilain polisson , je vais te réduire en cannelle. C'était une phrase
que Samuel avait entendue souvent dans son enfance; mais si blasé
qu'il pût l'être sur les aménités paternelles, quand il vit son père
lever sur sa tête une main sèche et crochue, il laissa échapper un
cri, se renversa en arrière pour éviter le coup, s'embarrassa les
pieds dans les bâtons d'une chaise, trébucha et se heurta violem-
ment contre une table.
11 ouvrit les yeux et ne vit plus personne. Il courut à la fenêtre,
poussa le volet; l'aube naissante éclaira la chambre de sa lumière
grise. Grâce à Dieu, il n'y avait personne. La vision avait été si
réelle que Samuel Brohl fut quelque temps avant de reprendre ses
esprits et de réussir à se persuader que son cauchemar s'était à ja-
mais dissipé, que les fantômes sont des fantômes, que les cimetières
ne rendent pas leur proie. Quand il eut acquis cette réjouissante
conviction, il parla à ce mort qui venait de lui apparaître, dont la
fâcheuse visite avait troublé indiscrètement son sommeil, et il lui
dit avec hauteur, sur un ton de superbe défi : — Il faut en prendre
ton parti , mon pauvre Abel , nous ne nous reverrons que dans la
vallée de Josaphat; j'ai vu tomber sur toi vingt pelletées de terre,
tu es mort, je vis, et elle est à moi.
Là-dessus, il se hâta de solder sa dépense et de quitter l'hôtel
du Cœur-Volant, où il se promit de ne jamais remettre les pieds.
Au même instant, M. Moriaz, qui se levait de bonne heure, était
c<ci é à crire la lettre que voici :
u C'en est fait, ma chère amie, j'ai lâché pied; il n'y a pas à
m'en dédire. INe me reprochez pas ma faiblesse; que pouvais -je
faire? Quand on a été pendant vingt ans le plus soumis des pères,
on ne s'émancipe pas du jour au lendemain; je n'ai jamais fait de
barricades , ce n'est pas à mon âge qu'on apprend ce métier. Eh !
mon Dieu, qui sait après tout si son cœur ne l'a pas bien conseillée,
si un jour elle n'aura pas raison contre nous tous? Il faut avouer
que ce diable d'homme a du charme. Je ne lui connais qu'un dé-
faut : il a le tort d'exister; c'est un tort grave, j'en conviens, mais
je n'ai jusqu'aujourd'hui pas d'autre reproche à lui faire.
« Quand on a perdu une bataille, il ne faut plus songer qu'à opé-
rer sa retraite en bon ordre. Le comte Larinski , j'ai le regret de
SAMUEL BROHL ET COMPAGNIE. 311
VOUS l'apprendre, est muni de toutes les pièces nécessaires, il a
dans son bagage son extrait de naissance, l'acte de décès de son
père et de sa mère. Il n'y a pas d'incident à faire naître de ce côté,
et mon futur gendre ne m'aidera pas à gagner du temps. Le seul
point sur lequel nous devions désormais porter toute notre atten-
tion, c'est le contrat. Nous ne saurions prendre trop de précautions,
trop de sûretés; il importe que ce Polonais ait les mains absolu-
ment liées. Si vous me le permettez, j'irai vous prier un de ces
jours d'en conférer avec moi et avec mon notaire, qui est aussi le
vôtre. J'ose espérer que sur ce point Antoinette consentira à se gou-
verner par nos conseils.
« Je ne suis pas gai, ma chère amie; mais, étant né philosophe,
je prends mon mal en patience et je relirai tout à l'heure le Monde
comme il va ou la vision de Babour, pour tâcher de me persuader
que, si tout n'est pas bien, tout est supportable. »
M. Moriaz reçut dans la soirée de ce même jour la réponse sui-
vante :
« Je ne vous pardonnerai jamais. Vous êtes un grand chimiste,
j'y consens, mais un triste, un déplorable père. Votre faiblesse, qui
mériterait un autre nom , est sans excuse. Il fallait résister, tenir
bon jusqu'au bout; Antoinette ne se serait jamais décidée à vous-
adresser des sommations respectueuses. Elle vous aurait fait des
scènes, elle vous aurait boudé, elle aurait cherché à vous attendrir
par ses airs de veuve éplorée, elle se serait habillée de crêpe noir.
Et après? le grand mal ! Les Artémise sont fort ennuyeuses, je l'a-
voue; maison s'accoutume à tout. Les philosophes, qui dans le fond
sont des indifférens, doivent-ils être à la merci d'une bouderie et
d'une robe de crêpe noir? Aussi bien le noir est à la mode aujour-
d'hui, même quand on n'est pas en deuil.
« Que parlez-vous de contrat! Vous plaisantez! Se défier d'un
Polonais, prendre des précautions contre un homme antique, —
c*est le mot de l'abbé MioUens, — contre une âme aussi noble que
grande, y songez-vous? A la seule pensée que vous puissiez soup-
çonner son désintéressement, M. Larinski se pâmera, comme il
s'est pâmé dans mon salon; c'est sa méthode, qui est bonne, puis-
qu'elle lui réussit. Point de contrat, vous dis -je; mariez -les en
communauté, et que Dieu veille au grain ! Les folies n'ont de beauté
ni de mérite qu'à la condition d'être complètes. Ah ! mon brave
homme, la Pologne a du charme? A merveille, avalez-la tout en-
tière. Je suis bien votre servante. »
Victor Gherbuliez.
i^La dernière partie au prochain numéro
LES SOUVENIRS
CONSEILLER DE LÀ REINE VICTORIA
VIII \
LES MARIAGES ESPAGNOLS,
La réception da roi Louis-Philippe au château de Windsor, cette
réception qui, rapprochée de la visite du roi de Prusse Frédéric-
Guillaume IV et de la visite du tsar Nicolas P'', a vraiment l'éclat
d'une victoire, nous a suggéré cette conclusion toute naturelle : il
ne reste plus qu'à maintenir cette amitié, à poursuivre ensemble
les grands buts, à éviter les froissemens sur les choses de second
ordre. C'est un programme qui s'offre de lui-même à l'esprit, et un
programme si simple que l'exécution en semble assurée d'avance.
D'où vient donc que dans les années qui suivent, cette amitié se
trouble, des visées particulières se substituent aux grandes ques-
tions communes, des intérêts de second ordre font oublier l'intérêt
permanent des deux pays? d'où vient, dis-je, que deux années à
peine après ces radieuses journées d'octobre ISZiZi, au mois d'oc-
tobre 1846, l'entente cordiale est détruite?
Ce n'est pas seulement l'entente cordiale qui est détruite, ce n'est
pas seulement la froideur qui succède à l'affection, la défiance à la
sympathie; les meilleurs esprits de l'Angleterre se demandent avec
inquiétude si la guerre ne va pas éclater au premier jour. L'éditeur
des Mémoires de Stockmar a trouvé dans ses papiers la note ex-
traordinaire que voici : « 19 février 18Zi7. J'ai eu hier une longue
(1) Voyez la Revue du i" janvier, du 1" février, du 1" mars, du 1" mai, du
15 août, du 1" novembre et du l*"" décembre 1876.
LE CONSEILLER DE LA. REINE VICTORIA. 313
conversation avec Peel. II ne croit pas au maintien de la paix. Il
trouve une hostilité ouverte dans les discours de Guizot et de Bro-
glie. » Quoi ! un discours de M. le duc de Broglie, un discours de
M. Guizot, au mois de février iS!i7, ont pu produire une telle im-
pression sur le grand et sage esprit de sir Robert! Que se passe-t-il
donc à cette date, et de quels discours est-il question?
Il s'agit de la discussion du projet d'adresse par la chambre des
pairs au mois de janvier, par la chambre des députés au mois de
février 1847, et particulièrement du long débat que souleva le
paragraphe 3 relatif aux mariages espagnols.
Cette affaire, qui a tant ému l'Angleterre et la France dans les
deux dernières années du règne de Louis-Philippe, a déjà été ex-
posée sous bien des formes. Des deux côtés du détroit, bien des
documens authentiques ont été mis au jour par les deux gouverne-
mens. Sans parler des ardentes batailles parlementaires de Paris et
de Londres, il suffit de rappeler les papiers d'état publiés à cette
occasion par le foreign office et l'important récit donné par M. Guizot
au huitième volume de ses Mémoires, récit qu'il avait préparé ici
même avec autant de précision que de force dans ses belles études
sur la vie politique de sir Robert Peel (1). Des informations d'un
autre ordre, des correspondances royales non destinées à la publi-
cité, des lettres intimes de la famille du roi Louis-Philippe, ont été
trouvées aux Tuileries après le 1h février 18/i8, ou recueillies çà et
là parmi les épaves de la monarchie de juillet. De toutes ces pages
dispersées par l'ouragan et que des mains trop adroites ont rassem-
blées (*2), les plus intéressantes, à mon avis, ce sont les pièces qui
se rapportent de près ou de loin à l'histoire des mariages espagnols.
Les Mémoires de Stockmar ajoutent-ils quelque chose à ces ren-
seignemens? Non, le conseiller de la reine Victoria n'a point de
révélations à fournir sur une affaire débattue au grand jour de la
chambre des lords et de la chambre des communes; il nous apporte
seulement ses appréciations personnelles sur le rôle des principaux
acteurs. Au milieu de ces contradictions passionnées, il y a un point
tout particulièrement aigu et douloureux. Ce n'est plus une ques-
tion politique, c'est une question d'honneur. Le roi Louis-Philippe
a-t-il manqué à sa parole? M. Guizot a-t-il joué la comédie? est-ce
le gouvernement français qui a failli être dupe, et qui, dégagé de
(1) Voyez, dans la Revue du 1*' septembre 1856, Sir Robert Peel, quatrième partie,
par M. Guizot.
(2) Revue rétrospective, ou Archives secrètes du dernier gouvernement, 1830-1848,
1 vol. in-4"; Paris, mars 1848. — Je dis des mains trop adroites, puisqu'il est certain
que les éditeurs ont supprimé beaucoup de choses qui pouvaient compromettre leurs
amis politiques. On fait d'ordinaire ces publications-là pour insulter à un gouverne-
ment tombe, et presque toujours, si elles se faisaient sincèrement, elles ne nuiraient
qu'aux éditeurs eux-mêmes ou aux gens de leur parti.
314 lUEVDE DES DEUX MONDES,
ses promesses par la mauvaise foi de l'Angleterre, n'a plus consulté
que ses intérêts propres, sans se soucier de l'entente cordiale?
Est-ce le gouvernement anglais qui, par ses manœuvres perfides, a
poussé la France à bout et l'a obligée à cette éclatante rupture?
voilà le problème. Stockmar le résout à sa manière, et le fils de
Stockmar, appuyé sur les notes de son père, intervient dans le
débat avec une telle ardeur qu'il y a là pour ainsi dire une ques-
tion toute nouvelle. Il faut donc reprendre le litige à ce point de vue
de l'honneur des deux gouvernemens et des deux cours. S'il y a des
coupables, quels qu'ils soient, l'impartiale histoire doit les faire
connaître.
Est-il besoin de dire que les augustes personnes dont le nom va
être si souvent prononcé, la reine Isabelle et le roi son époux, le
duc de Montpensier et l'infante Luisa-Fernanda, sont tout à fait en
dehors de ce débat? Quand M. de Stockmar, aujourd'hui comme il
y a trente ans, discute la \ieille question des mariages espagnols
et nous oblige à le suivre sur ce terrain, ce n'est pas de ces ma-
riages même qu'il s'agit; il s'agit uniquement des procédés réci-
proques de l'Angleterre et de la France, il s'agit de savoir qui est
responsable de la rupture de l'entente cordiale.
I.
Le 18 octobre 18^6, le Moniteur universel contenait une longue
description des deux mariages royaux célébrés huit jours aupara-
vant à la cour de Madrid. La jeune reine d'Espagne, Isabelle II,
venait d'épouser son cousin germain don François d'Assise, duc de
Cadix, fils aîné de l'infant François de Paule, — et sa sœur, l'in-
fante Mana-Luisa-Fernanda, venait d'épouser le plus jeune des fils
du roi Louis-Philippe, le prince Antoine-Marie-Philippe-Louis d'Or-
léans, duc de Montpensier.
A en croire la feuille officielle, c'était là un événement du pre-
mier ordre dans l'histoire de la monarchie de juillet. Le récit,
quoique tracé avec mesure, révélait un sincère enthousiasme. D'ail-
leurs, sans parler ni du cérémonial éclatant, ni de l'émulation des
vieilles races nobles, ni de tout ce que les coutumes nationales
ajoutent à la splendeur de ces royales fêtes, que de motifs pour y
prendre intérêt 1 Gomment ne pas être touché de la situation des
personnes et des espérances du pays? La jeune reine, née le 10 oc-
tobre 1830, se mariait le jour même où elle accomplissait sa sei-
zième année, le 10 octobre 1846; son mari, qui se trouvait double-
ment son cousin germain, étant fils d'une sœur de sa mère et d'un
frère de son père, était âgé de vingt-quatre ans à peine. L'infante
Fernanda allait avoir quinze ans, le duc de Montpensier n'en avait
LE CONSEILLER DE LA REINE VICTORIA. 315
pas vingt-deux. Au point de vue extérieur, tout ici respirait la jeu-
nesse, et il n'y avait en jeu que des affections de famille. En outre,
que de garanties pour le bonheur de l'Espagne ! La jeune reine
n'était encore qu'un enfant de trois ans lorsque le 29 septembre
1833 elle avait succédé à son père le roi Ferdinand VII, en vertu
de l'ordre de succession légitime établi par la coutume du royaume
et confirmé par le décret royal du 29 mars 1830. On sait avec
quelle ardeur cet ordre fut contesté dès le lendemain de la mort
de Ferdinand VII. Don Carlos, infant d'Espagne, frère puîné du feu
roi, invoqua la loi salique, apportée en Espagne, disaient ses parti-
sans, par la dynastie des Bourbons, et se considéra dès lors comme
l'héritier légitime de la couronne. Cependant Isabelle, proclamée
reine d'Espagne à Madrid le 2 octobre 1833, avait été placée sous
la tutelle de sa mère Marie-Christine, nommée régente du royaume.
Ce fut le signal de la guerre civile, — non pas guerre de famille
seulement, l'oncle d'un côté, la nièce de l'autre, — mais guerre de
deux partis, — les absolutistes poussant au combat l'indolent don
Carlos, les libéraux s'attachant à la cause d'Isabelle et de la régente,
sa mère. Est-il besoin de rappeler les orages de cette minorité, les
perpétuelles vicissitudes de la lutte, tantôt les carlistes marchant
sur Madrid et le trône d'Isabelle menacé, tantôt les vainqueurs
prenant la fuite et les vaincus revenant à la charge, la défaite
d'hier réparée par l'avantage d'aujourd'hui, l'impétueuse poussée
du matin amenant la reculade du soir, rien de fait, nulle relâche,
nul résultit, une interminable partie d'échecs, aussi meurtrière
que fantasque, enfin, après six années d'alternatives sans nombre,
l'insurrection réduite à néant par l'incapacité de don Carlos et la
mort de son principal champion, l'intrépide Zumalacarréguy, le
prétendant obligé de chercher un refuge en France, Espartero écra-
sant dans les provinces basques et aragonaises les derniers restes
de l'absolutisme? Est-il besoin de rappeler aussi, après cette vic-
toire de 1839, la division introduite parmi les vainqueurs, les mo-
dérés et les exaltés aux prises, Marie-Christine destituée de ses
hautes fonctions par les cortès, Espartero investi de la régence, le
successeur de Marie-Christine renversé à son tour, puis, sa dé-
chéance prononcée, les cortès, au lieu d'élire un autre régent, pro-
clamant la majorité d'Isabelle âgée seulement de douze ans et demi?
Sans entrer dans le détail de ces événemens, il suffit de les rappe-
ler pour faire comprendre l'intérêt immense que présentait le ma-
riage futur de la jeune reine. Il s'agissait de la pacification de l'Es-
pagne. Soutenu mollement par les modérés, attaqué sans relâche
par les exaltés, le gouvernement d'Isabelle avait besoin- de compter
sur une grand.e puissance étrangère. A qui devait-il demander ce
patronage? A la France ou à l'Angleterre? Telle était la question.
316 REVUE DES DEUX MONDES.
On entrevoit à ce seul exposé le conflit qui va surgir. La France
ne saurait être désintéressée dans une pareille affaire; sans y être
engagée aussi directement, l'Angleterre, selon les circonstances,
aura des objections graves à présenter. La France de 1830, gouver-
née par un roi de la maison de Bourbon, pouvait-elle consentir à
ce qu'une reine d'Espagne, une Bourbon, fût mariée à un prince
d'une maison étrangère? Non, certes. Un sentiment de famille, par-
faitement d'accord avec l'intérêt politique, devait inspirer Louis-
Philippe, et, pourvu que l'affaire fût conduite d'une main délicate,
il était impossible de ne pas apprécier les raisons vraiment royales
qui lui dictaient ses résolutions. D'autre part, l'Angleterre pouvait-
elle permettre que l'Espagne fût trop étroitement unie à la France,
que le mari de la reine d'Espagne fût un prince français, qu'un fils
du roi Louis-Philippe partageât la fortune d'Isabelle? Pas davan-
tage. Des deux côtés, il y avait un principe à maintenir et des con-
cessions à faire.
Les notes de Stockmar nous apprennent que dès l'année 18/iO,
la reine d'Espagne n'ayant encore que dix ans, le gouvernement
français se préoccupait déjà de son mariage. Lord Palmerston étant
venu à Paris vers la fin de cette année, M. Guizot s'entretint avec
lui des affaires générales de l'Europe, et, arrivé au chapitre de
l'Espagne, dit simplement ces mots : a La reine épousera Cadix,
ensuite Montpensier épousera l'infante. » Cadix, c'était le duc de
Cadix, don François d'Assise, fils aîné de l'infant don François de
Paule, celui qui en effet épousa la reine six ans plus tard, le 10 oc-
tobre ISliQ, le même jour que le duc de Montpensier épousa l'in-
fante Luisa-Fernanda. La forme de cette déclaration : a La reine
épousera Cadix, ensuite Montpensier épousera l'infante, » atteste
que ce plan venait du roi Louis-Philippe. M. Guizot ne se serait pas
exprimé aussi familièrement s'il eût parlé en son nom propre; il
répète, cela est évident, les mots employés par le roi, et c'est le roi
lui-même que nous entendons. Là-dessus, — toujours suivant le
récit de Stockmar, — lord Palmerston annonça les objections que
l'Angleterre serait obligée de faire à ce projet : « Fort bien, disait-il,
c'est un Bourbon d'Espagne, d'après votre plan, qui épousera la
reine d'Espagne; mais si la reine vient à mourir? si elle meurt sans
postérité? Pouvons-nous admettre qu'un Bourbon de France épouse
la sœur de la reine d'Espagne, celle qui lui succéderait en cas de
malheur? » A quoi M. Guizot aurait répondu avec une merveilleuse
assurance : « La reine aura des en fans et ne mourra point. »
Ce pronostic de M. Guizot, pour le dire en passant, s'est réalisé
de tout point. L'enfant dont il parlait est devenue femme, elle a eu
beaucoup d'enfans, elle vit encore, et si elle ne règne plus sur
l'Espagne depuis la révolution de septembre 1868, c'est son fils, le
LE CONSEILLER DE LA REINE VICTORIA, 317
prince Alphonse, que les cortès espagnoles, après avoir essayé de
la république, après avoir tenté ensuite de substituer la maison de
Savoie à la maison de Bourbon, sont allés chercher en exil pour lui
rendre le trône de sa mère. Ce n'est pas là ce qui nous frappe le
plus dans ce singulier entretien de M. Guizot et de lord Palmers-
ton. L'entretien a-t-il eu lieu tel qu'il est raconté? Les deux illus-
tres interlocuteurs ont-ils tenu le langage qu'on leur prête? Je sais
bien que c'est un point difficile à élucider, puisqu'ils sont morts
l'un et l'autre. Lord Palmerston et M. Guizot auraient pu seuls con-
trôler les assertions de Stockmar, et il est certain qu'on ne trouve
aucune trace de ce fait ni dans les Mémoires de notre compatriote
ni dans les biographies de l'homme d'état anglais. Cependant, est-
il admissible qu'on invente de pareilles choses? N'est-il pas pro-
bable que Stockmar, toujours attentif, toujours aux écoutes, aura
recueilli ce détail, soit de Palmerston lui-même, soit de l'un de
ses confidens, et qu'il l'aura noté au passage, comme il faisait sou-
vent, sans en soupçonner toute la valeur? Cette valeur est grande,
on le verra par la suite de notre récit. Les paroles de M. Guizot,
si elles ont été prononcées en I8Z1O, réduisent à néant les accusa-
tions chicanières de Stockmar commentées et envenimées par son
fils. Je retiens donc la note comme acquise au procès.
C'est en 1841 que les cabinets de Londres et de Paris commen-
cèrent à s'occuper du mariage de la jeune reine. Les conversations
du moins devinrent plus sérieuses, plus précises; on ne se borna
plus à des paroles fortuites comme dans l'entretien de lord Pal-
merston avec M. Guizot. Le roi Louis-Philippe, sans avoir encore
arrêté les détails de son plan de conduite, avait fixé des règles gé-
nérales dont il était résolu à ne pas se départir. Le fils du baron
de Stockmar, éditeur de ses Mémoires, prétend que le roi des Fran-
çais avait conçu l'idée de marier la reine d'Espagne avec un de ses
fils, que le prince destiné par lui à cette alliance était le duc d'Au-
male et qu'il s'en était ouvert à la reine Marie-Christine. Quelles
sont ici les autorités de M. Ernest de Stockmar? Je ne sais; Louis-
Philippe a toujours affirmé le contraire, M. Guizot a toujours répété
l'affirmation du roi avec des détails qui ne laissent prise à aucun
doute. Une lettre du roi à M. Guizot, citée dans les Mémoires de ce
dernier, contient ces paroles expresses : « Quand j'ai dit à lord Cow-
ley, pour la trentième fois, que je n'avais jamais eu le moindre at-
trait pour cette alliance et que tous mes fils y étaient également
contraires, lord Gowley m'a répété avec une insistance que je vous
ai même signalée : Four majesty always said so (1). » — La seule
chose qui ait pu induire en erreur M. Ernest de Stockmar, c'est
(1) « Votre majesté m'a toujours parlé ainsi. » Voyez M. Guizot, Mémoires, t. VIII,
p. 109.
318 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'à cette date, en 18/il, il y avait en Espagne un parti nombreux,
actif, qui désirait manifestement le duc d'Aumale. L'éclat militaire
du jeune oflficier de l'armée d'Afrique avait excité en sa faveur des
sympathies ardentes. Il est impossible d'étudier l'histoire des ma-
riages espagnols sans rencontrer ce parti et ce projet jusqu'à la
veille même du jour où est décidé le mariage du duc d'Aumale avec
une autre princesse de la maison de Bourbon, Marie-Caroline- Au-
guste, princesse des Deux-Siciles, fille du prince Léopold de Sa-
lerne. C'est le 25 novembre IShli que fut célébré ce mariage; or,
de 1841 à ISàli, Louis-Philippe ne cesse de repousser les tentations
qui lui viendraient de Madrid, Il écrit à M. Guizot le 1"" novembre
18A1 : « En vérité, c'est bien le cas de dire à ceux qui seraient
tentés de se quereller aujourd'hui pour la main d'Isabelle II : avant
de se disputer le trône d'Espagne, il faut savoir s'il y aura en Es-
pagne un trône à occuper. » C'était sous la régence d'Espartero
qu'il s'exprimait de la sorte; après la chute du régent (29 juillet
1843), il tiendra encore le même langage, comparant les affaires
d'Espagne aux cylindres mouvans des grandes usines. Malheur à qui
ne se défie pas de l'engrenage ! Les dents de la machine emportent
et broient tout ce qui s'y introduit.
Un de ces engrenages qu'il redoutait par-dessus tout, c'était la
nécessité de répondre à une ouverture qui lui serait faite par le ca-
binet de Madrid au sujet du duc d'Aumale. Décidé à refuser cette
demande, il ne se dissimulait pas les inconvéniens et même les
dangers de son refus. Ne serait-ce pas blesser l'Espagne, irriter son
orgueil, la rejeter du côté de l'Angleterre? Le but à poursuivre,
c'était donc que cette demande ne se produisît pas; telle était la
constante préoccupation du roi. Seulement, quel était le modiis fa-
ciendi? Comment faire entendre au cabinet de Madrid qu'on vou-
drait voir ce projet abandonné? Il n'est pas facile d'insinuer ces
choses-là sans courir les risques d'un peu de ridicule. « Je sens
l'embarras, écrivait le roi à son ministre ; on ne refuse que ce qui
vous est offert, ou bien on s'expose à s'entendre dire : Mais vrai-
ment qui vous a dit qu'on songeait à vous? » Fort bien, tout cela
n'est que trop juste; permettra-t-on cependant que les Espagnols se
laissent entraîner à faire leur démarche, « dans la présomption
qu'une offre nationale de l'Espagne exclurait la possibilité d'un refus
et forcerait l'acceptation? » Non, conclut le roi après cette curieuse
délibération avec lui-même, non, « il faut instruire nos agens pour
écarter et faire avorter autant qu'ils pourront toute proposition re-
lative à mon fils. »
Il est regrettable que M. Ernest de Stockmar n'ait pas étudié plus
attentivement sur ce point le dernier volume des Mémoires de
M. Guizot ; à moins que son siège ne fût fait d'avance, il aurait re-
LE CONSEILLER DE LA REINE VICTORIA. 319
nonce au système sur lequel reposent ses chicanes et ses accusa-
tions. Admettons que le roi Louis-Philippe, au début de la ques-
tion, ait songé un instant à marier la reine d'Espagne avec le duc
d'Aumale, il n'aura guère tardé à s'apercevoir qu'un tel projet ren-
contrerait de la part de l'Angleterre une résistance inflexible. Es-
prit sage, intelligence pratique, il y aura donc renoncé immédiate-
ment. Bien plus, pour effacer toute trace, pour détruire tout soupçon
de ce qui n'avait pu être chez lui qu'une pensée fugitive, c'est à
dater de ce moment qu'il eut soin de déclarer très haut les résolu-
tions dont nous venons de parler. Il y revenait sans cesse et de la
façon la plus nette. Dira-t-on que les déclarations publiques ne
peuvent jamais contenir la vérité tout entière, qu'elles laissent tou-
jours une porte ouverte aux événemens, une part à l'imprévu, et
que les secrètes ambitions du roi comptaient bien sur ce secours?
M. Guizot répond d'une façon péremptoire : « Ce n'est pas dans des
documens oITiciels, dans des entretiens avec les diplomates étran-
gers, c'est dans la correspondance intime et confidentielle du roi
Louis-Philippe avec moi que je trouve ces témoignages positifs de
sa ferme et spontanée résolution de ne pas rechercher, de ne pas
accepter le trône d'Espagne pour l'un de ses fils, pas plus qu'en
1831 il n'avait accepté le trône de Belgique pour M. le duc de Ne-
mours. 11 sacrifiait, sans hésiter, à l'intérêt général d'une vraie et
solide paix européenne, tout intérêt d'agrandissement personnel et
de famille (1). »
En revanche, dès que le roi eut renoncé pour un de ses fils à la
couronne d'Espagne, il proclama non moins haut le principe qui
devait diriger en cette affaire la politique de la France ; il fallait
que le mari de la jeune reine fût un Bourbon de la descendance de
Philippe V. Sur un trône où un petit-fils de Louis XIV avait assis
une dynastie nouvelle, la France ne pouvait souffrir un prince de
race étrangère. C'était pour elle une question d'honneur encore plus
qu'un intérêt politique. La maison de Bourbon avait bien des maris
à offrir à la jeune reine : des princes de Naples, des princes de
Lucques , les fils de don Carlos ou les fils de don Francisco ; la
France n'en excluait aucun, elle excluait tous les autres candidats,
quels qu'ils pussent être.
Dans le temps même où se débattaient ces questions, on vit ap-
paraître d'une façon mystérieuse la candidature qui a le plus con-
tribué à faire de toute cette histoire un imbroglio inextricable. Un
cousin du prince Albert, un neveu du roi des Belges, le prince
Ferdinand de Saxe-Cobourg-Gotha, avait épousé en 1836 la reine
dona Maria de Portugal, fille du roi dom Pedro, et ce mariage, com-
(1) Guizot, Mémoires, t. VIII, p. 110.
320 REVUE DES DEUX MONDES.
battu secrètement, assure-t-on, par la politique française, avait été
décidé surtout par l'influence de lord Palmerston, chef du foreign
olfice, dans le ministère Melbourne. Le roi de Portugal avait un
frère, le prince Léopold, jeune homme de bonne mine et d'es-
prit cultivé. Est-ce l'époux de dona Maria qui conçut le projet de
marier son frère à la reine Isabelle? Espérait-il que le gouverne-
ment anglais, si favorable au mariage d'un Cobourg avec la reine
de Portugal, montrerait les mêmes dispositions au sujet de la cou-
ronne d'Espagne? Il avait eu pour lui en 1836 la protection de son
oncle le roi des Belges; pensa-t-il que son frère, en 1841, ajoute-
rait à ce patronage l'appui de son cousin le prince Albert et la haute
autorité de la reine Victoria? Toute cette affaire est très obscure.
M. Guizot nous apprend dans ses Mémoires que l'idée de marier le
prince Léopold à la reine Isabelle se produisit en effet vers l'année
18Zil. A qui vint-elle d'abord? Par qui fut-elle mise en avant? Il
déclare qu'il ne saurait le dire. M. Ernest de Stockmar, qui parle
ici d'après les notes de son père, prétend que les premières ouver-
tures faites à ce sujet seraient venues de Marie-Christine elle-même.
Marie-Christine, assure-t-il , quoique très favorable à un prince
français, soit pour la reine Isabelle, soit pour l'infante Luisa-Fer-
nanda, aurait fait insinuer plusieurs fois à la cour d'Angleterre
qu'elle marierait volontiers la reine sa fille à l'un des princes de
Saxe- Cobourg. Elle avait indiqué d'abord parmi ces princes celui
qui tenait la première place, le duc Ernest, héritier présomptif du
duc régnant, le frère aîné du prince Albert; puis, voulant simplifier
la question, elle avait désigné le cousin du duc héritier, le prince
Léopold, le plus jeune frère du roi de Portugal (1). Seulement, s'il
faut en croire Stockmar, ces ouvertures n'auraient pas fait la
moindre impression sur le gouvernement anglais. Aucun homme
(1) La maison de Saxe-Cobourg-Gotha, cette maison si rapidement ascendante,
comme dit M. Guizot, se divisait alors en plusieurs branches. Il y avait d'abord la
branche rognante, dont le chef à cette date était le duc Ernest I". Le duc Ernest I"
avait deux fils, l'un qui lui succéda en 1844 sous le nom d'Ernest II, l'autre le prince
Albert, qui épousa en 1840 la reine Victoria. — Ensuite venait la branche cadette,
celle du prince Ferdinand, frère du duc Ernest I", qui avait trois fils et une fille.
L'aîné de ses fils, le prince Ferdinand, est celui qui en 1836 était devenu roi de Por-
tugal et des Algarves par son mariage avec dona Maria; le second, le prince Auguste,
épousa en 1843 la princesse Clémentine d'Orléans, fille du roi Louis-Phili.>pc; le troi-
sième est le prince Léopold, dont il est question dans notre récit. La fille du prince
Ferdinand, sœur des princes que nous venons de nom.mer, est la princesse Victoire,
qui avai' épousé le duc de Nemours en 1840. — Enfin, la troisième branche est celle
du prince Léopold, fondateur du royaume do Belgique. — Ces trois frères, le duc
Ernest, le prince Ferdinand, le prince Léopold, dont la descendance occupe les trois
trônes d'Angleterre, de Belgique et de Portugal, avaient deux sœurs, l'une, la prin-
cesse Julienne, l'aînée de toute la famille, mariée très malheureusement en 1796 au
grand-duc Constantin de Russie et divorcée en 1820; l'autre, la princesse Victoria, qui
est devenue la duchesse de Kent, mère de la reine d'Angleterre.
LE CONSEILLER DE LA REINE VICTORIA. 321
d'état ne les eût prises au sérieux. On inclinait plutôt à penser que
Marie-Christine, en tenant ce langage, agissait d'accord avec le roi
Louis-Philippe; pour la reine douairière d'Espagne et pour le roi
des Français , unis d'une si cordiale amitié, c'était un moyen de
pénétrer les sentimens de l'Angleterre, de voir clair dans son jeu,
de lui dérober son secret, s'il y en avait un.
Il n'y avait pas de secret, Stockmar l'afTirme. Vers la fin du mois
d'août 18/il, lord Palmerston, avant de quitter la direction du fo-
re ign office, avait déclaré que le jeune prince Léopold de Saxe-Co-
bourg (le duc héritier était déjà hors de cause) ne pouvait être le
candidat de l'Angleterre ; il tenait de trop près au duc de Nemours,
qui avait épousé sa sœur (1), et ce motif suffisait, dit Stockmar,
pour que la reine Victoria ne fût point favorable au projet en ques-
tion. Quant à lord Aberdeen, qui succéda bientôt à lord Palmerston
comme ministre des affaires étrangères (août ISZil), n'a-t-il pas tou-
jours travaillé loyalement au maintien cle l'entente cordiale entre
l'Angleterre et la France? On ne saurait donc le soupçonner d'avoir
accueilli à cette date la candidature , sérieuse ou non, du prince
Léopold, encore moins de l'avoir suscitée.
Ces détails sont nécessaires à la clarté de notre récit. On verra
tout à l'heure qu'une des questions capitales du procès se résume
en ces termes : L'Angleterre a-t-elle voulu, oui ou non, contrarier
le principe établi par la France et faire asseoir sur le trône d'Es-
pagne un prince étranger à la maison de Bourbon? M. Guizot a ré-
pété souvent : « Mus ne voulons pas être dupes. » — « Nous
sommes traités en dupes, » ont répété souvent les hommes d'état
de l'Angleterre; si bien qu'en présence des récits anglais et fran-
çais, au milieu de ces plaintes contradictoires, dans ce feu croisé
de récriminations amères , on est obligé de se demander de quel
côté est la vérité, de quel côté le mensonge? Or, c'est précisément
la personne du prince Léopold qui a soulevé ces débats , c'est la
candidature du prince Léopold qui, suscitée d'une façon peu loyale
ou redoutée d'une façon peu sincère, a précipité les choses, amené
un brusque dénoûment, compromis pour longtemps l'amitié de deux
grands états, et contribué peut-être, quoique d'une façon indirecte,
à la catastrophe du 24 février I8/18. Encore une fois, qui a tort ici,
de l'Angleterre ou de la France? Des deux gouvernemens, lequel a
trompé l'autre? That is the question.
Il paraît difficile de ne pas ajouter foi aux paroles de Stockmar
lorsqu'il affirme sur bonnes preuves que cette candidature du prince
Léopold n'éveilla d'abord aucune sympathie parmi les hommes
(1) C'est lo 27 avril 1840 que la princesse Victoire de Saxe-Gobourg-Gotha avait été
mariée à Louis d'Orléans, le duc de Nemours.
TOME XX. — 1877. 21
322 REVUE DES DEDX MONDES.
d'état de l'Angleterre. Les seules personnes qui ne l'eussent pas
repoussée dès le premier mot étaient le prince Albert et le baron
de Stockmar. Encore cette demi-faveur était-elle soumise à bien des
conditions. Les hommes d'état anglais se bornaient à dire : Il n'y
a là pour l'Angleterre aucun avantage sérieux, et il peut s'y
trouver au contraire une cause de diflTicultés à la fois très dange-
reuses et très inutiles. Pour des esprits politiques, c'était écarter
l'affaire d'un seul coup. Le prince Albert, dans un sentiment de fa-
mille qui se comprend sans peine, ne rejetait pas si absolument la
candidature de son cousin; Stockmar, dévoué ■ à ses maîtres et à
son pays natal, se gardait bien aussi de condamner si vite le jeune
cadet de Saxe-Cobourg-Gotha. Tous les deux disaient : « Ce n'est pas
un de ces buts qu'il faut poursuivre à tout prix, mais il ne serait
pas sage non plus d'y renoncer sans examen. Si les circonstances
deviennent propices, si l'on peut réussir par des moyens honora-
bles et raisonnables, c'est-à-dire par des moyens qui ne compro-
mettent pas de plus graves intérêts, la chose vaut bien qu'on s'en
occupe. » Quant au roi des Belges, obligé comme gendre de Louis-
Philippe à une extrême réserve, mêoie dans une question qui in-
téressait la maison de Saxe-Cobourg, il montra, selon Stockmar,
encore plus de tiédeur et de philosophie.
Il est naturel pourtant que le gouvernement français ait été
moins frappé de cette tiédeur que le baron de Stockmar; les points
de vue étaient si différens! Un jour, pendant un voyage du roi des
Belges à Londres, l'ambassadeur de France, M. le comte de Sainte-
Aulaire, ayant essayé de deviner le fond de sa pensée sur la ques-
tion, le trouva très fin, très boutonné, par conséquent beaucoup
moins indifférent qu'on ne l'aurait voulu. « Durant deux heures
d'escrime, écrit M. de Sainte-Aulaire à M. Guizot, il a très dextre-
ment paré mes bottes, sans jamais se découvrir. » M. de Sainte-
Aulaire conclut en ces termes : « Mon impression est que le roi
Léopold ne veut pas mécontenter notre roi, qu'il s'emploiera tou-
jours en bon esprit entre nous et l'Angleterre, mais qu'après tout
il est beaucoup plus Gobourg que Bourbon, et qu'il ferait pour son
neveu tout ce qu'il jugerait possible. »
Au reste, la situation est nettement définie dans une page de
Stockmar qui contient des révélations importantes. Voici ce que le
conseiller du ménage royal de Windsor écrivait le lA mai 1842 ;
« En ce qui concerne le mariage espagnol, l'influence de mes désirs
et de mes senlimens ne trouble en rien la préparation du jugement qui
ne doit être prononcé que par la raison.
(( Il faut à la reine un mari, c'est la condition première, contre le-
quel ni l'Espngne, ni l'Europe n'nient de périeuses objections à élever,
LE CONSEILLER DE LA REINE VICTORIA. 32^
et qui, seconde condition, soit constitué de telle sorte au physique et
au moral qu'on puisse espérer son succès dans cette lâche difficile de
mari de la reine d'Espagne.
« Les Bourbons, si on les examine d'après cette double exigence, of-
frent prise à beaucoup d'objections.
« Noire candidat est plus acceptable que bien d'autres au point de vue
politique et pour l'Espagne et pour les vrais intérêts de l'Europe, sans
compter que la parenté avec le Portugal pourrait dans un cas donné ap-
porter un élément utile aux deux dynasties, et les mettre sur le pied
d'amitié que réclame leur salut commun.
« C'est une autre question de savoir si Léopold possède les qualités
personnelles nécessaires pour une entreprise si difficile; il est jeune,
inexpérimenté, et vit dans un milieu où il lui sera bien malaisé d'ac-
quérir en si peu de temps ce qu'une pareille mission exige pour la ma-
turité de l'esprit et surtout pour le caractère.
«-En de telles circonstances, c'est faire assez, c'est même tout faire
que de permettre au destin de le trouver, si le destin, dans sa capri-
cieuse envie de réaliser des choses invraisemblables, persistait à le cher-
cher en dépit de tous les empêchemens et de tous les obstacles.
« C'est ce qui a eu lieu, autant du moins que la chose était en notre
pouvoir.
« JNoiis avons dirigé sur ce candidat l'attention de l'Espagne et de
l'Angleterre avec la prudence que conseillait un examen attentif de
toutes les convenances. Espartero ne s'est déclaré ni pour ni contre; il a
dit très sagement qu'une telle affaire ne pouvait être décidée qtie par le
gouvernement espagnol en vue des véritables intérêts de la nation espa-
gnole, sous le patronage et avec l'assentiment de l'Angleterre. Nous
avons déjà obtenu que notre ministère (le ministère Peel), d'abord fa-
vorable à un Bourbon parce qu'un Bourbon susciterait le moins de diffi-
cultés extérieures, est devenu tout à fait impartial, et soutiendra loyale-
ment tout choix conforme aux vrais intérêts de l'Espagne, c'est-à-dire
par là même assuré du succès.
« Ainsi la semence est déjà confiée à la terre, à une terre, il est vrai,
où, selon toute vraisemblance, elle ne lèvera point; qu'importe? notre
part du travail est accomplie, la seule part qui fût possible, la seule que
conseillât la raison ; nous n'avons plus qu'à attendre le résultat. »
Voilà un aveu des plus graves et qui vient compléter fort à point
les Mémoires de M. Guizot. « Je ne saurais dire, écrit M. Guizot, à
qui vint d'abord l'idée de la candidature du prince de Cobourg et
par qui elle fut répandue. » Par qui elle fut répandue , Stockmar
nous le dit sans détour; ce fut par lui et par le prince Albert. Notre
candidat^ c'est le candidat des Cobourg, le candidat du prince Albert
et du baron, le jeune prince Léopold. Et voyez avec quel soin ils lui
324 REVUE DES DEUX MONDES.
préparent ce rôle. Point de précipitation, point de témérité. Ce n'est
pas une affaire à enlever d'un coup de main, c'est une chose déli-
cate et sérieuse, qui veut être menée silencieusement à bon port.
On a déjà obtenu l'assentiment secret du ministère Peel , au mo-
ment même où ce ministère vient de faire des déclarations tout op-
posées au gouvernement français. Mais tout cela se passe dans
l'ombre. Aucun grave intérêt n'est compromis. On s'est borné à
tenter le hasard, à jeter un grain dans le sillon, à montrer un jeune
prince au destin, monsirahis fatis, comme dit Tacite.
Maintenant, si vous lisez dans les Mémoires de M. Guizot combien
il est surpris, troublé, inquiet, de voir lord Aberdeen et sir Piobert
Peel, des hommes qu'il estime si haut, des esprits si sages, si sin-
cères, oublier leurs engagemens au sujet du mariage de la reine
d'Espagne, protester contre l'idée de lui faire épouser un Bourbon,
présenter cette politique comme une atteinte à la liberté person-
nelle de la reine, la condamner enfin comme un acte immoral, vous
ne serez étonné ni du langage des ministres anglais ni du trouble
de M. Guizot. M. Guizot ne s'est pas exagéré les choses, il n'a pas
eu tort de soupçonner chez ses amis d'outre -Manche un brusque
revirement d'idées ; ce n'est pas du tout pour le besoin de sa cause,
ce n'est pas pour justifier les résolutions ultérieures du roi Louis-
Philippe qu'il a raconté ses inquiétudes. Les griefs qu'il exprime ne
sont que trop réels. Stockmar a tout avoué, habemus confitentem
reum. C'est Stockmar et le prince Albert qui ont servi dans l'ombre
la candidature du prince Léopold de Cobourg, c'est le prince Albert
et Stockmar qui ont obtenu de sir Robert Peel l'abandon du principe
adopté à l'amiable entre l'Angleterre et la France.
Ainsi les faits principaux qui se dégagent de cette histoire au
commencement de l'année 1843, les faits qui sont le fond même de
ce drame ou de cet imbroglio espagnol, peuvent être résumés de la
sorte : Ce ne fut pas d'abord une bataille, ce fut un compromis.
L'Angleterre excluait du trône d'Espagne les fils de Louis-Philippe,
la France en excluait tout prince étranger à la descendance de Phi-
lippe V. Ces deux points admis, on était d'accord. Mais tout à coup
le compromis est oublié. Le ministère anglais se pose en champion
chevaleresque de la jeune reine et réclame pour elle la liberté de
choisir, a Foit bien! répondent nos diplomates; la liberté de la
reine, la liberté absolue de choisir, c'est un autre principe, mais un
principe qui offre aussi de grands avantages, à la condition d'être
sincèrement appliqué. Dès qu'on le prend pour guide, il faut le
suivre jusqu'au bout. Si donc la reine d'Espagne choisit son cousin
le duc d'Aumale, vous ne vous y opposerez pas (1). » Là-dessus le
(1) Voyez, dans les Mémoires de M. Guizot, t. VIII, p. 114-116, la conversation qui
eut lieu au foreign office le 9 mai 1842 entre lord Aberdeen d'une part, de l'autre
LE CONSEILLER DE LA REINE VICTORIA. 325
ministère anglais bat en retraite. Il n'accepte ce principe que contre
la France, c'est-à-dire pour placer un Cobourg sur le trône des Bour-
bons, il le repousse si la France doit en profiter.
Serrons les choses de plus près encore. 11 y a ici deux politiques
qui se rencontrent en champ-clos, un peu au hasard et dans l'ombre :
d'une part le système de Louis-Philippe, très nettement conçu, très
hautement proclamé; de l'autre le système équivoque hasardé se-
crètement par le prince Albert ou du moins par le baron de Stock-
mar. Le système de Louis-Philippe, on l'a vu plus haut : aucun des
fils du roi des Français sur le trône d'Espagne, puisque ce serait
compromettre l'amitié de la France et de l'Angleterre, mais en re-
vanche aucun prince choisi pour roi d'Espagne en dehors des Bour-
bons descendans de Philippe V. Le système de Stockmar, nous le
connaissons désormais, consiste à soutenir, très prudemment il est
vrai, avec toute sorte de ménagemens et d'habiletés, une candida-
ture cherchée non parmi les parens de Louis-Philippe, mais parmi
les parens de la reine Victoria. Cobourg et Bourbon ! tels sont les
adversaires aux prises en ce mystérieux conflit.
II.
Le premier acte de l'imbroglio, dans le résumé que nous venons
d'en faire, embrasse une période de trois ou quatre ans. Il com-
mence vers 18/iO et se prolonge jusqu'en 1843. Tout à coup, dans
le courant de cette année, un événement grave vient changer la
face des choses. Le général Espartero, qu'une révolution avait porté
à la régence en 1838, est précipité du pouvoir par une révolution
nouvelle. Tous les partis, toutes les forces l'ont frappé à la fois, les
progressistes comme les modérés , l'armée comme les certes , les
villes comme les campagnes. Le voilà chassé de ce royaume où il
était maître, cet orgueilleux soldat, et le 29 juillet 18/i3, poursuivi
jusque dans Cadix, il s'embarque à la hâte pour aller chercher un
refuge en Angleterre.
La chute d'Espartero était un coup porté à l'influence anglaise
en Espagne. Le ministère tory de sir Robert Peel avait accepté sur
ce point l'héritage du ministère whig de lord Melbourne. Cepen-
dant, après les premiers accès d'une mauvaise humeur, peut-être
M. le comte de Sainte- Aulaire, ambassadeur de France, et M. Pagcot, un de nos plus
hal'iles diplomates, très initié aux choses de l'Espagne et qui arrivait d'une mission à
Madrid. « Nous ne faisons, dit M. Pageot, que rendre exclusion pour exclusion.
— Nous n'excluons personne, reprit lord Aberdeen; c'est une affaire purement do-
mestique dont nous ne voulons pas nous mêler. — Dans ce cas, je pourrai dire au
gouvernement du roi que, si la reine Isabelle désire épouser son cousin le duc d'Au-
male, vous ne vous y opposerez pas. — Ah! je ne dis pas; il s'agirait alors de l'équi-
libre de rEurop'î; co serait différent. »
326 REVUE DES DEDX MONDES.
plus apparente que réelle, lord Aberdeen, chef du foreign office,
s'accommoda de la situation nouvelle et ne ressentit que plus vive-
ment le besoin de resserrer les liens d'amitié avec la France. M. Gui-
zot croit même trouver la trace de ce sentiment dans la visite toute
spontanée que la reine Yictoria et le prince Albert firent au château
d'Eu en 18/13.
S'occupa-t-on au château d'Eu du mariage de la reine d'Es-
pagne? Lord Aberdeen accompagnait la reine Victoria; le roi des
Français et la reine d'Angleterre, lord Aberdeen et M. Guizot eurent-
ils occasion d'échanger leurs idées à ce sujet? Il paraît bien qu'il
n'en fut question que très sommairement. Louis-Philippe renouvela
ses déclarations en ce qui concernait la candidature de l'un de ses
fils, et tout en resta là. On n'en parla point davantage l'année sui-
vante, lorsque Louis-Philippe, accompagné du duc de Montpensier,
alla rendre aux augustes hôtes de Windsor la visite qu'il avait re-
çue. Ce fut seulement en septembre 1845, pendant le second séjour
de la reine Victoria et du prince Albert au château d'Eu, qu'il y
eut un échange de bonnes paroles touchant le mariage du duc de
Montpensier avec l'infante d'Espagne, sœur de la reine Isabelle.
Lord Aberdeen s'en entretint tour à tour avec le roi et avec M. Gui-
zot. Fidèle à son plan de onduite, le roi déclara que le duc de
Montpensier n'épouserait pas l'infante avant que la reine fût ma-
riée et eût donné le jour à un enfant; lord Aberdeen déclara de son
côté que le gouvernement anglais ne soutiendrait, comme préten-
dant à la main de la reine, aucun prince étranger à la maison de
Bourbon, d'où il résultait que toute candidature de ce genre, par-
ticulièrement et expressément celle du prince Léopold de Saxe-
Cobourg-Gotha, était écartée d'une façon absolue.
Voilà, ce semble, une situation très nette et, d'une part comme
de l'autre, des engagemens très précis. Eh bien, c'est précisément
l'heure où l'imbroglio se complique. Il y faut regarder de près pour
ne pas s'égarer dans ce dédale. Oh! si l'on se contente d'un exa-
men superficiel, rien de plus simple en apparence; la cause est
facile à juger. Le roi Louis-Philippe a promis que son fils, le duc
de Montpensier, n'épouserait pas l'infante dona Fernanda avant que
la reine Isabelle fût mariée et que de ce mariage fût né un fils ou
une fille. Or le duc de Montpensier a épousé l'infante le jour même
où la reine a épousé son cousin le duc de Cadix. Évidemment le roi
Louis-Philippe a manqué à sa parole. Prenez garde, f aiïaire n'est
pas si limpide. L'engagement était synallagmatique, comme dit la
langue du droit. Le gouvernement anglais a-t-il tenu la promesse
de lord Aberdeen? a-t-il écarté tout prétendant à la main de la
reine qui ne fût pas un descendant de Philippe V? a-t-il eu soin
particulièrement de tenir à l'écart le prince Léopold de Su,xe-Co-
LE CONSEILLER DE LA REINE VICTORIA. 327
bourg? en un mot, sont-ce les procédés des ministres anglais qui
ont dégagé Louis-Philippe des engagemens pris au ciiâteau d'Eu?
ou bien est-ce Louis-Philippe qui, inventant des griefs, affectant de
croire qu'on le trompait, a joué la comédie pour se dégager brus-
quement et courir à son but? Les accusations les plus dures ont été
proférées à ce sujet, des accusations si dures, si blessantes, qu'évi-
demment elles dépassent le but et se détruisent elles-mêmes. Gom-
ment accorder quelque crédit à de pareilles violences de langage?
est-il possible que la reine Victoria ait voulu de parti pris manquer
à sa parole envers le roi Louis-Philippe en faisant monter sur le
trône d'Espagne un parent du prince Albert? est-il possible que le
roi Louis-Philippe ait joué en présence de toute l'Europe la misé-
rable comédie dont on parle, et qu'il ait affecté une inquiétude men-
teuse, une colère hypocrite, afin de reprendre sa liberté d'action?
Pour moi, après avoir étudié la cause avec toute l'impartialité dont
je suis capable (et l'impartialité est facile quand il s'agit de choses
si éloignées de nous), je demeure fermement persuadé que d'un
bout à l'autre de cette histoire il y a eu surtout des malentendus,
que ces malentendus ont eu pour causes premières des fautes à peu
près égales chez l'un et l'autre gouvernement, que les plus cou-
pables, je ne dis pas les seuls coupables, sont des agens poli-
tiques trop zélés, que cette grosse affaire peut se réduire à une
sorte de combat singulier entre deux diplomates, et qu'il est im-
possible à un esprit désintéressé d'y voir soit une tromperie de la
cour d'Angleterre, soit une comédie du roi Louis-Philippe.
Les deux diplomates qui, dans ce duel d'esprit et de ruse, ont
ainsi envenimé la situation, je les nomme tout de suite, c'est M. le
comte Bresson et sir Henry Culwer. Ils étaient arrivés à Madrid, l'un
et l'autre, vers la fin de l'année 18/i3. Dans les premiers temps de
leurs relations officielles, sir Henry Bulwer, voulant savoir sans
doute quel homme était son collègue de France et ce qu'on pouvait
se permettre à son égard, lui adressa un billet qui certainement
n'avait de modèle dans aucune chancellerie. Figurez-vous un papier
plié au hasard, sans enveloppe, sans cachet, déchiré à la marge,
couvert de taches d'encre, et sur lequel étaient tracées quelques
lignes au crayon. Des collégiens peuvent correspondre de la sorte;
que dire d'une pareille drôlerie dans ce monde des scrupules et de
la correction? Jamais la religion de la forme n'avait été plus hardi-
ment violée. Il y a un art charmant de parler à demi-mot, d'insinuer
une épigramme, d'eflleurer l'adversaire sans qu'il puisse même se
plaindre; ceci ressemblait au coup de poing d'un boxeur. M. le comte
Bresson, sans s'émouvoir, riposta en maître. Il prit une feuille de
même format, y fit la même déchirure, y versa le même nombre
de gouttes d'encre, y traça au crayon le même nombre de lignes,
328 REVUE DES DKUX MONDES.
plia sa missive de la même manière et la cacheta tout autant, c'est-
à-dire tout aussi peu. Au reste, les formules amicales ne manquaient
pas dans ce singulier cartel; il y avait bien à la première ligne mon
cher Bidivei^ en échange de my dear Bresson, et à la dernière mille
amitiés en échange de ever yoiirs. Ainsi s'ouvrit ce mémorable duel
qui ne dura pas moins de deux ans et demi.
M. le comte Bresson était un homme de rare intelligerce; il
voyait très vite et très loin. Avec ce merveilleux coup d'oeil, il avait
plus de vigueur que de mesure, plus de hardiesse que rie méthode.
Avant d'être envoyé à Madrid, il avait rempli des missions diplo-
matiques très importantes, à Bruxelles d'abord, ensuite à Berlin. A
peine arrivé à son poste, il fut bientôt au courant de toutes les af-
faires de l'Espagne, du jeu des partis, du rôle des chefs, surtout
des intrigues sans nombre auxquelles donnait lieu la grosse ques-
tion du futur mariage de la reine. La reine-mère, Marie-Christine,
n'était pas immédiatemert revenue à Madrid après la chute d'Espar-
tero ; M. Bresson contribua pour une grande part à son retour, s'in-
sinua dans ses bonnes grâces, obtint sa confiance, et, sans se mêler
de la politique intérieuie sur un sol si agité, au milieu de partis si
animés et si jaloux, profita de son influence pour connaître à fond
tout ce qui intéressait la France. Dévoué à la monarchie de Louis-
Philippe et à la politique de M. Guizot, il portait dans toutes les af-
faires dont il était chargé un patriotisme ardent, avec des Inspira-
tions qui lui étaient propres. Un des Bourbons de Naples, le comte
de Trapani, frère cadet du con:te d'Aquila, était alors le prétendant
sur lequel l'Angleterre et la France semblaient d'accord pour en faire
le mari de la reine Isabelle. Seulement le comte de Trapani avait
contre lui toute l'Espagne; modérés et progressistes le repoussaient
également. M. Bresson, dès les premiers jours, ne se fit aucune illu-
sion à cet égard, et tandis que M. Guizot, plus ou moins aidé par
lord Aberdeen, voulait poursuivre sur ce point les négociations com-
mencées, lui, de son regard prompt et sûr, apercevait dans un ave-
nir prochain une situation toute différente. Il voyait le comte de Tra-
pani exclu par l'antipathie espagnole, les fils de don Carlos exclus
par des raisons politiques, les fils de l'infant don François de Paule,
c'est-à-dire le duc de Cadix et le duc de Séville, exclus aussi tous
deux, le premier par son insignifiance, le second par sa réputation
détestable et ses accointances perpétuelles avec les radicaux; que
resterait-il alors, tous les Bourbons d'Espagne et d'Italie se trouvant
écartés? Un Bourbon de France ou un prince d'une autre race, un
fils de Louis-Philippe ou le prince Léopold de Saxe-Cobourg.
Pressé par cette vision qui l'obsède, il se fait aussitôt son sys-
tème et adresse à M. Guizot un langage d'une hardiesse inouie. La
forme est respectueuse, le dévoûment incontestable; le fond est
LE CONSEILLER DE LA REINE VICTORIA. 329
une vraie déclaration de principes avec une demande à brûle-pour-
point. Écoutez-le : « Entre un prince français et un prince alle-
mand, réduit, adossé à ces termes, je n'hésiterais pas un moment,
je ferais clioisir un prince français. Ici, cher ministre, mes antécé-
dens me donnent le droit de soumettre respectueusement au roi e^ à
vous quelques observations personnelles. En 1831, quand la question
s'est posée en Belgique entre le duc de Leuchtenberg et le duc de
Nemours, je me suis trouvé dans une position identique. Je ne rap-
pe lerai pas à sa majesté cette conversation que je suis venu cher-
cher à toute bride de Bruxelles, et que j'ai eue avec elle, le maréchal
Sébastiani en tiers, le 29 janvier au point du jour. Les circonstances
étaient imminentes, au dedans et au dehors; tout bon serviteur de-
vait payer de sa personne; j'ai pris sur moi une immense respon-
sabilité : j'ai fait élire le duc de Nemours, et je n hésite pas à recon-
naître que je Vai fait sans V assentiment du roi et de son ministre, n
Il a beau dire qu'il y a compromis sa carrière, sa réputation même,
qu'il a touché à sa ruine, on voit qu'il serait encore tout prêt à
recommencer, tant la bataille l'excite et l'appelle ! Il aimerait mieux
cependant être couvert par les ordres de son chef, craignant, si on
le désavouait une seconde fois, de ne plus être aux yeux de tous qu'un
brûlot de duperie ou de tromperie. « Expliquons-nous donc secrè-
tement, entre nous, mais sans détour. Sur quoi puis-je compter?
Votre résolution est-elle prise? Etes-vous préparé à toutes ses
suites?.. Si la combinaison napolitaine échoue, si, après avoir tenté,
je l'atteste sur l'honneur, tous les efforts pour la îaire triompher,
je me trouve forcément amené, — pour épargner à notre roi et à
notre pays une blessure profonde, — à faire proclamer un prince
français pour époux de la reine, accepterez-vous ce choix et en as-
surerez-vous à tout prix l'accomplissement? J'espère, cher ministre,
que le roi ne pensera pas, que vous ne penserez pas qu'en vous
adressant une question si grave et si précise, je m'écarte du res-
pect que je dois et veux toujours observer. L'imminence du danger
a pu seule me conduire à mettre de côté tous les détours et toutes
les circonlocutions d'usage. »
Voilà l'homme tout entier. M. Guizot se hâte de calmer son ar-
deur, il lui dit qu'il n'y a pas lieu d'aller si vite, il lui rappelle que
la combinaison Trapani n'est pas encore abandonnée, qu'à défaut
du comte de Trapani, les deux infans, fils de don François de
Paule, le duc de Cadix et le duc de Séville, ont leur place dans le
plan général de la France, qu'il ne faut donc ni déprécier leurs
titres ni méconnaître leurs chances possibles.
Il est bon de remarquer ici, pour apprécier exactement la suite
des faits, que M. Guizot, tout en calmant l'humeur impétueuse de
notre ambassadeur, ne fut pas du tout fâché de lui voir ces dispo-
330 REVUE DES DEUX MONDES.
sitions. « Bien loin de me blesser, écrit-il, la franche et hardie
question de M. Bresson me plut et redoubla la confiance que je lui
portais déji; je me tins pour assuré que nous avions à xMadrid un
agent qui, dans un moment critique, n'hésiterait pas à prendre une
grflnde responsabiHté, et ne se laisserait prévenir ni arrêter par
aucune intrigue, espagnole ou diplomatique. » Si le comte Bresson
a connu ces sentimens de M. Guizot, et n'est-il pas bien difficile
qu'il les ait ignorés? il pouvait presque y trouver le blanc-seing
qu'il demandait.
Ce programme que M. Guizot venait de lui indiquer, le comte
Bresson l'adopta loyalement, quoiqu'il en eût un autre au fond du
cœur, et, selon son habitude, il s'y employa aussitôt avec feu.
C'était le moment où sir Henry Bulwer, recevant du foreign office
des indications analogues, mais données un peu mollement, préfé-
rait suivre ses propres idées, car il avait son système comme le
comte Bresson avait le sien. Le système du comte Bresson, c'était
la reine d'Espagne mariée à un fils de Louis-Philippe; le système
de sir Henry Buhver, c'était la reine d'Espagne mariée au prince
de Cobourg. Seulement le comte Bresson était bien décidé à ser\dr
d'abord le programme que lui dictaient ses instructions, et à ne s'en
écarter, s'il le fallait, qu'à la dernière extrémité, tandis que sir
Henry Bulwer commençait résolument par son programme à lui,
sans trop se soucier des ordres officiels. Sir Henry comptait bien
que s'il parvenait à faire d'un Cobourg un roi d'Espagne, la vic-
toire justifierait son équipée, et que les protecteurs ne lui manque-
raient pas à la cour du prince Albert. Ainsi, des deux ambassa-
deurs qui, d'après la volonté commune de lAL Guizot. et de lord
Aberdeen, devaient travailler ensemble au mariage du comte de
Trapani avec la reine Isabelle, un seul, le comte Bresson, était
franchement à l'œuvre; l'autre, sir Henry Bulwer, agissait pour le
prince de Cobourg. Bresson le savait bien et redoublait d'activité,
mais plus il y mettait d'application, plus il excitait l'ardeur de Bul-
wer. C'était comme une course d'Epsom. A travers les obstacles, à
travers les casse-cous, qui des deux arriverait le premier?
La course dura plus de deux ans. Les péripéties de la lutte rem-
plissent les années 18/ii, 18/i5, et se prolongent quelques mois au-
delà. Bulwer trouva d'abord un grand secours dans l'affection
même de la reine-mère Marie-Christine pour la famille du roi Louis-
Philippe. La reine-mère disait souvent au comte Bresson : « Don-
nez-nous donc un de vos princes, » et le comte Bresson, fidèle à sa
consigne, lui répondait qu'il n'y fallait pas compter, à moins d'évé-
nemens imprévus. Un jour, entraîné par l'idée qui l'obsédait, l'im-
pétueux diplomate ne put se retenir d'en parler à la reine-mère; il
lui raconta en riant que le chargé d'affaires de Belgique glissait
LE CONSEILLER DE LA REINE VICTORIA. 331
de temps en temps l'olTre de son Gobourg, et que le roi Léopold, en
effet, n'y avait pas encore renoncé. Il tenait la chose, lui, Bresson,
de Buhver lui-même, à qui sur-le-champ il avait répondu en ces
termes : « Quand lord Ponsonby, il y a treize ans, a essayé de
pousser au trône de Belgique le duc de Leuchtenberg, j'ai fait
élire en quarante-huit heures le duc de Nemours. Je puis assurer
le roi Léopold ou tout autre qu'il ne m'en faut ici que vingt-quatre
pour faire proclamer le duc d'Auinale. » La reine-mère, qui souhai-
tait si vivement cette solution-là, ne fut point choquée de l'assu-
rance un peu bien hautaine du diplomate : « Il ne vous en faudrait
pas tant, lui répondit-elle avec gaîté, et si je savais que ce fût le
moyea d'arriver à mon but, moi aussi je pousserais le Gobourg. »
Est-ce la confidence de M- Bresson qui suggéra cette tactique à
Marie-Ghrisiine? Est-ce le sentiment personnel de la jeune reine,
un secret dépit de voir les princes d'Orléans tenus à l'écart par le
refus obstiné de leur père, un certain désir de se venger en se
tournant avec plus ou moins de sincérité vers le candidat de Wind-
sor, — est-ce tout cela qui détermina la conduite de la reine-mère?
La vérité est que pendant ces deux années {iShk-iSkb) il lui arriva
sans cesse de pousser le Cohoiirg.
Sir Ilenry Bulwer ne négligeait aucune occasion d'exploiter ces
sentimens divers. Le dépit de la reine, le mécontentement de Marie-
Christine, l'orgueil espagnol blessé, le parti français découragé, la
conibinaison napolitaine de plus en plus impopulaire, c'étaient là
autant d'armes qu'il maniait avec prestesse pour frayer le passage
au prince de Gobourg. Au milieu de toutes ces intrigues, Louis-
Philippe eut une inspiration heureuse. C'est en novembre 18/i4, au
plus fort de la négociation relative au comte de Trapani, qu'il fit en-
trevoir pour la première fois à M. Bresson un projet de mariage
entre le duc de Montpensier et l'infanie dona Luisa-Fernanda. Le
moment était bien choisi. Le mariage du duc d'Âumale avec la prin-
cesse Marie- Caroline de Naples avait dû évidemment porter un
coup pénible à Marie-Christine; il était facile de prévoir qu'elle
allait se rejeter plus que jamais vers l'Angleterre et le prince de
Gobourg. Pour prévenir de sa part une résolution désespérée, rien
de mieux que cette candidature du duc de Montpensier à la main de
l'infante. La combinaison répondait à tout. Louis-Philippe n'aban-
donnait pas son principe; l'idée souriait au jeune duc et la reine y
donnait son entier assentiment. Enfin! pensait-elle, nous cessons
de nous heurter à ce refus inflexible du roi des Français! Le jour
où le général Narvaez lui parla de ce projet, elle s'écria : Por
Vamor de Bios, que no déjà escapar este principe! (Pour l'a-
mour de Dieu, ne laisse pas échapper ce prince! ) — Elle eût voulu
mieux encore assurément, elle eût voulu le duc de Montpensier
332 R£VUt DtS DEUX ilUKDES.
pour la reine, iNarvaez aussi l'eût préféré, mais il n'y avait aucun
espoir de faire fléchir sur ce point la résolution de Louis-Philippe.
Elle se résigna donc, heureuse encore de ce demi-résultat. 11 y
avait là pour elle un intérêt politique étroitement uni aux motifs
d'afTection et de famille; un Bourbon d'Italie ou d'Espagne ne de-
vant pas apporter une grande force à la royauté d'Isabelle, il fallait
que le second mariage fît apparaître à côté du trône l'image protec-
trice de la France.
Tel était vers la fin de l'année ïShh, au moment du mariage du
duc d'Aumale avec la fille du prince de Salerne, le système confié à
M. Bresson par M. Guizot : le comte de Trapani, ou bien, à son
défaut, l'un des deux infans d'Espagne, Cadix ou Séville, pour
la reine Isabelle-, le duc de Montpcnsier pour l'infante. Il était bien
entendu que le roi Louis-Philippe, fidèle à son principe de ne re-
chercher le trône d'Espagne pour aucun de ses fils, mettrait un
intervalle raisonnable entre le mariage de la reine et celui de l'in-
fante; c'est ce qui fut répété l'année suivante au château d'Eu, dans
les conversations de Louis-Philippe avec la reine Victoria et lord
Aberdeen.
Pendant ce temps-là, sir Henry Bulwer poursuivait toujours son
siège, creusait les tranchées, disposait les mines et préparait l'as-
saut. Vainement le roi Louis-Philippe et la reine Victoria, M. Gui-
zot et lord Aberdeen, étaient-ils parfaitement d'accord sur la double
combinaison que nous venons d'indiquer, sir Henry, soutenu évi-
demment par l'assurance de ne pas déplaire à certaines influences
occultes, se croyait en mesure de tenir en échec les deux gouver-
nemens d'Angleterre et de France. Vers le milieu de novembre 18/i5,
trois mois après la seconde visite de la reine Victoria au château
d'Eu, M. Guizot apprit tout à coup de Londres et de Madrid, par le
comte de Jarnac et le comte Bresson, que l'intrigue Cobourg pre-
nait des proportions inquiétantes. Le jeune prince Léopold, accom-
pagné de son père et de sa mère, le duc et la duchesse Ferdinand
de Cobourg, venait d'arriver à Londres; on disait qu'il devait se
rendre de là chez son frère, le roi de Portugal, et, poursuivant son
voyage, se montrer bientôt à Gibraltar, à Cadix, à Madrid. C'était
toute une mise en scène dont le sens n'était que trop manifeste. Sir
Henry Buhver avait distribué les rôles; l'action allait marcher vite
et le dénoûment était prochain. Aussitôt réclamations très vives de
M. Guizot auprès de lord Aberdeen par l'entremise du comte de
Jarnac; réponses un peu embarrassées de lord Aberdeen, réponses
qui ne jettent aucun doute sur la loyauté de ce parfait homme de
bien, mais qui attestent une situation équivoque dont il soulTre tout
le premier. Ce qui rendait ces réponses encore moins rassurantes,
c'est que le ministère tory était condamné à une dissolution inévi-
LE CONSEILLER DE LA ilEIiNE VICTORIA. 323
table et que lord Palmerston, l'adversaire acharné de l'influence
française en Espagne comme partout ailleurs, allait remplacer lord
Aberdeen au foreign office.
Le dénoûment préparé par sir Henry Bulwer se dessinait de plus
en plus. C'est au mois de février 18/i6 que le prince Léopold avait
fait son voyage d'Espagne, recueillant des marques de sympathie,
profitant de l'impopularité du Bourbon de JNaples; c'est au mois de
mai que le ministère espagnol, d'accord avec les reines, adresse au
duc régnant de Saxe-Gobourg, par l'entremise du roi de Portugal,
un message à l'elTet de négocier le mariage du prince Léopold avec
la reine Isabelle. Qui donc a fait envoyer ce message? Le représen-
tant de lord Aberdeen, sir Henry Bulwer. Et par qui cette grave
nouvelle est-elle communiquée à M. Guizot? Par lord Aberdeen en
personne. Lord Aberdeen est le plus loyal des hommes, il souffre
d'être en butte à un soupçon de duplicité, il dit expressément à
M. le comte de Sainte-Aulaire, ambassadeur de France : « Je suis
très mécontent de la conduite de Bulwer, et je me déclare prêt à
faire ce que M. Guizot jugera convenable pour constater que je n'y
suis pour rien, et que dans toute cette affaire mes actes ont été
d'accord avec le langage que je vous ai toujours tenu. »
Sir Henry Bulwer, blâmé par lord Aberdeen, lui offre sa démis-
sion; n'allez pas croire cependant qu'il abandonne la fiévreuse par-
tie où il est engagé. L'habile homme sait bien , et l'Espagne poli-
tique sait avec lui qu'il ne tardera point à reprendre son poste. Les
jours du ministère Peel sont c:mptés. Le 25 juin 18/i6, le cabinet
tory, qui a lui-même si hardiment et si noblement préparé sa chute
par ses grandes réformes économiques, est mis en minorité sur
une question toute différente par la coalition prévue des whigs et
des tories. H s'agissait d'un bill relatif aux désordres d'Irlande. Les
whigs qui , dans la réforme des lois commerciales , avaient fait le
triomphe de sir Robert Peel en servant leur propre cause, ne pou-
vaient lui rester unis plus longtemps; l'alliance n'avait eu lieu que
sur un point, et, ce point gagné, chacun reprenait son poste de
combat. Quant aux tories, irrités de la conduite de leur ancien
chef, ils attendaient et saisirent ardemment la première occasion de
châtier d'une façon éclatante ce qu'ils appelaient la trahison de sir
Robert Peel. Quatre jours après, le 29 juin, sir Robert, dans un
admirable discours , expliquant sa conduite et rendant hommage
aux sentimens élevés qui avaient pu animer même ses plus violens
adversaires, annonçait que la reine avait accepté la démission du
cabinet, et chargé lord John Russel de former une nouvelle admi-
nistration (1). Lord Palmerston prenait la place de lord Aberdeen.
(1) Nous n'avons pas à raconter cette séance, l'une des plus nobles que présente
l'histoire de la tribune anglaise au xix« siècle. Ce serait sortir do notre sujet. Nous ne
334 REVUE DES DEDX MONDES.
Si Bulwer a travaillé au succès du prince de Gobourg malgré les
instructions contraires de lord Aberdeen, on devine ce qu'il fera
sous la direction de lord Palmerston. 11 sollicite des ordres con-
formes à son plan et ne tarde pas à convaincre le nouveau chef du
forcign office. « Mon cher Bulwer, lui écrit Palmerston, je me range
à l'avis que vous avez eu raison tout le temps, et que c'est nous
qui avons eu tort dans cette affaire du mariage espagnol. Nous au-
rions dû tout de suite et bravement adopter Gobourg et le faire
triompher en bravant la France; mais nous n'étions pas disposés à
rompre avec la France , et nous ne croyions pas que le mariage
fût un intérêt anglais assez fort pour justifier cette rupture. » Voilà
une autorisation d'agir assez explicite; on avait des motifs pour être
modéré au début, on reconnaît maintenant que Bulwer avait raison;
n'est-ce pas dire qu'on lui donne carte blanche? Ge n'est pas tout;
regardons-y de plus près, nous venons toute la pensée de lord Pal-
merston. La lettre qu'on vient de lire est du mois d'août ISZ16; or
quelle était cette modération dont il parle ? Dans une dépêche du
19 juillet, par conséquent trois ou quatre semaines avant d'expri-
mer ce regret, il écrivait à sir Henry Bulwer que les candidats à la
main de la reine d'Espagne étaient réduits à trois, savoir : le prince
Léopold de Saxe-Gobourg et les deux fils de don François de Paule.
Quoi! le prince Léopold, après tout ce qu'avait promis lord Aber-
deen! le prince Léopold nommé ici le premier, après. que lord
Aberdeen avait si vertement blâmé Bulwer d'avoir travaillé pour
lui! G'est donc une politique nouvelle? Lord Palmerston ne se con-
sidère pas comme lié par les paroles de son prédécesseur, lord Pal-
merston se dégage. Fort bien, c'est son droit, mais alors il dégage
aussi la parole de la France. Pourra-t-on invoquer désormais les
conversations du château d'Eu? Tout cela est détruit, chacun a re-
pris sa hberté.
Cette même dépêche du 19 juillet, adressée par lord Palmerston
à Bulwer, s'exprimait dans les termes les plus vifs sur le compte
des modérés espagnols. Le ministre whig tendait la main aux pro-
pouvons toutefois nous résigner à n'en faire qu'une mention rapide sans signaler au
moins la grandeur émouvante de la scène et l'hcroique sublimité du rôle de Robert
Peel. Ce grand homme d'état, accablé d'outrages par ses amis de la veille, abandonné
par ses alliés d'un jour, qui avait prévu tout cela, qui avait préparé sa chute en ne
songeant qu'au bien du pays, et qui sort du ministère sans plainte, sans amertume,
sans orgueil, sans esprit de vengeance, rendant justice à tous et disant que cette issue
de la crise est peut-être ce qui convient le mieux à l'honneur des principes comme à
l'intérêt du pays, est certainement un type de beauté morale unique dans les annales
parlementaires. On dirait une de ces tragéJies qui élèvent l'àme par l'admiration,
sans aucune trace de vertu déclamatoire. Ceux qui voudraient un récit complet de la
séance du 25 juin 1846 le trouveront dans lus belles études que M. Guizot a consacrées
à Robert Peel. Le tableau est digne du sujet et de celui qui l'a signé. Voyez, dans la
Revue du 1" août 1856, Sir Robert Peel, par M. Guizot.
LE CONSEILLER DE LA REINE VICTORIA. 335
grossistes, c'est-à-dire à la révolution. Telle était la timidité qu'il
se reprochait; il était si décidé au contraire à payer d'audace, qu'il
négligea les précautions Ibs plus simples. Piien ne l'obligeait à mon-
trer son jeu à ses adversaires; il communiqua cette dépêche au
comte de Jarnac, qui avertit immédiatement M. Guizot. Là-dessus,
comme on pense, ordre donné au comte Bresson de faire connaître
aux ministres espagnols le danger qui les menace. La nouvelle ar-
rive à propos , les deux reines hésitaient encore , les ministres se
perdaient dans les fils embrouillés de l'intrigue; à la lecture de la
fameuse dépêche, et sans qu'il y ait besoin de commentaires, plus
d'hésitations, l'heure est venue d'en finir. «Engage donc Bresson à
s'entendre avec moi pour faire les deux mariages Bourbon le plus
tôt possible. Les Anglais et la révolution nous menacent. » Qui tient
ce langage? la reine-mère, et c'est un des ministres, M. Mon,
qu'elle appelle ainsi à son secours. Reste une difficulté : il faut que
la jeune reine consente à épouser son cousin, le duc de Cadix, le
seul candidat possible entre les deux fils de don François de Paule.
La reine mère s'en charge, elle dispose sa fille, elle la rend favo-
rable à cette idée; le comte Bresson, à qui l'on doit tous ces détails,
ajoute avec joie : a Elle s'aidera de la jeune infante, fort occupée
de M. le duc de Montpensier, et à qui elle a appris que son mariage
ne pouvait se faire que si sa sœur épousait un Bourbon. »
Enfin, le 27 août, après un redoublement d'efforts en sens con-
traires, après un nouvel assaut de sir Henry Bulwer et de nouvelles
hésitations de la jeune reine, tout fut brusquement décidé. Lord
Palmerston, dans son ardeur à s'attacher les progressistes, avait
commis l'insigne maladresse de recommander presque impérieuse-
ment le duc de Sévilîe, comme le seul prince esjyagnol qui mê^
ritât par ses qualités personnelles de devenir le m.ari de la reine.
Ballottée ainsi du prince de Cobourg au duc de Sévilîe par les ca-
prices de lord Palmerston, la jeune reine comprit qu'elle serait le
jouet du ministre whig; elle consentit sans plus de retard à épouser
le duc de Cadix. Elle manda ses ministres, leur signifia sa volonté,
qui fut admise sans discussion, et les informa en même temps
qu'elle donnait sa sœur au duc de Montpensier ; elle ajouta que ces
deux mariages devraient se faire très promptement, et, autant que
possible, le même jour.
Autant cpie possible, c'était une allusion aux difficultés de la
France, par suite de ses engagemens avec TAngleterre. La France
était-elle tout à fait déliée de ses engagemens? Elle avait de bonnes
raisons pour l'affirmer, mais l'Angleterre voyant les choses d'un
autre œil, il fallait procéder avec circonspection. Ce fut encore Pal-
merston qui précipita le dénoûment par ses provocantes allures.
Les cortès, convoquées par ordre de la reine, s'étaient réunies le
336 REVUE DES DEUX MONDES.
l!i septembre. Le 18, le sénat avait voté à l'unanimité une adresse
de félicitation à la reine sur l'un et l'autre mariage ; le 19, le con-
grès des députés, par 159 voix contre une seule, adressa l'expres-
sion des mêmes sentiments à la reine Isabelle. Les deux mariages
étaient consacrés d'avance par l'assentiment loyal et libre des re-
représentans du pays.
Après ce vote comme avant, sir Henry Bulwer continua la lutte.
Il était de ceux qui ne quittent pas le champ de bataille tant qu'il
y a encore une cartouche à brûler. L'Angleterre se résignait bien
au mariage de la reine avec le duc de Cadix, elle n'admettait pas
le mariage de l'infante avec le duc de Montpensier. C'était une at-
teinte à l'équilibre de l'Europe, un moyen d'assurer un jour le trône
d'Espagne à un fils du roi Louis-Philippe. Les ministres de la reine
savaient-ils bien à quels dangers ils exposaient leur pays? Bulwer,
pressant et menaçant, variait ce thème sur tous les tons. Si ce n'é-
tait pas assez de la parole, l'action y suppléait: un jour, il envoyait
une note au ministère espagnol ; le lendemain il expédiait des cour-
riers aux vaisseaux anglais de Gibraltar; il voulait frapper les ima-
ginations, faire croire à tous que c'était la guerre, la guerre immi-
nente. Le 23 septembre, pour couronner son œuvre, il remit au
chef du cabinet de Madrid non pas une note de sa main, mais une
protestation expresse de lord Palmerston. Au nom de l'équilibre eu-
ropéen, au nom de l'indépendance de l'Espagne, au nom des ser-
vices rendus par l'Angleterre, le chef du foreign office protestait
contre le projet de marier l'infante avec le duc de Montpensier et
témoignait l'espoir que le gouvernement espagnol ne persévérerait
pas dans ce dessein.
C'était trop. Il n'est pas dans le caractère espagnol de céder à de
telles sommations. La France aussi se trouvait plus dégagée que
jamais, les scrupules n'étaient plus de mise. M. Isturitz répondit
comme il devait répondre. Eu face des protestations du ministère
whig, il fît apparaître la volonté de la reine, l'approbation de la
reine-mère, l'assentiment des ministres, les félicitations des cortès.
Le double mariage devait se faire prochainement et le même jour.
Il n'y avait plus lieu de maintenir la formule autant que possible;
lord Palmerston venait de l'eftacer.
Aussi, quelques jours après, le 28 septembre, le duc de Mont-
pensier partit de Paris pour Madrid, le duc d'Aumale l'accompa-
gnait. Les deux princes, entrés en Espagne le 2 octobre avec leur
suite, y reçurent partout l'accueil le plus empressé. Le 5, à une
demi-lieue de la ville, ils montèrent à cheval, escortés par le mi-
nistre de la guerre, par le capitaine-général, par un grand nombre
de généraux dont plusieurs appartenaient à l'opposition. Le temps
était magnifique; on eût dit la fête de la jeunesse et de l'espérance.
LE CONSEILLER DE LA REINE VICTORIA. 337
tant une joie sérieuse illuminait tous les visages. « Pas un dissen-
timent ne s'est trahi, écrivait M. Bresson, pas un cri hostile ne
s'est fait entendre. » Enfin, le 10 octobre au soir, dans l'intérieur
du palais, le patriarche des Indes, archevêque de Grenade, célé-
brait le mariage de la reine d'abord, puis le mariage de l'infante;
le lendemain 11, la même cérémonie s'accomplit dans l'église de
Notre-Dame d'Atocha. C'est l'usage espagnol que les mariages
royaux soient célébrés deux fois, la première devant la famille,
la seconde devant la nation. Une foule immense remplissait
les nefs et les galeries de Notre-Dame; en dehors de l'église, sur
tout le parcours du royal cortège, aux fenêtres, aux balcons, la po-
pulation de Madrid saluait respectueusement les deux couples.
III.
Le dernier acte de ce drame, ou du moins de cette vive comédie
espagnole, est rempli tout entier par l'explosion des colères an-
glaises. M. Guizot glisse très légèrement sur ce point. Il indique le
mécontentement de lord Palmerston, le dépit de sir Henry Buhver,
qui se retire à Aranjuez, les susceptibilités de lord Normanby, am-
bassadeur d'Angleterre à Paris, qui interrompt presque ses rela-
tions avec le gouvernement français, mais il affirme en même temps
que ce furent là des bouderies insignifiantes. Au plus fort des pro-
testations de Bulwer, quand Bulwer s'abstint de paraître à la récep-
tion du corps diplomatique par les deux princes français, le belli-
queux plénipotentiaire n'avait-il pas adressé à son ardent collègue,
le comte Bresson, la lettre la plus amicale? Le comte Bresson
n'avait-il pas répondu sur le même ton, non pas de courtoisie seu-
lement, mais de sincère amitié? Enfin, à Paris, le représentant de
lord Palmerston ne s'est-il pas hâté de se réconcilier personnelle-
ment avec le ministre de Louis-Philippe dans les salons de l'am-
bassadeur d'Autriche? Ainsi donc, tout est fini , voilà l'impression
qui résulte du récit de M. Guizot; les ministres anglais se sont
aperçus que leurs craintes au sujet de ces mariages étaient bien
exagérées et leur langage bien agressif. Tout est fini, ou du moins
tout va finir; cette longue bataille diplomatique ne laissera aucune
amertume dans l'âme de nos contradicteurs.
Étrange conclusion d'un récit d'ailleurs si loyal! Il faut le dire,
quoi qu'il en coûte : rien n'est plus contraire à la vérité. Le lecteur
qui s'en tiendrait sur ce point aux Mémoires de M. Guizot n'aurait
aucune idée de ce douloureux et terrible dernier acte. M. Guizot a
plaidé ici /ro domo suâ, c'est pro domo sud qu'il a été si long, si
expansif, dans tout ce qui concerne les négociations relatives au
TOME XX. — 1877. 22
338 RETUE DES DEUX MONDES.
mariage. Tous les incidens qui préparent sa victoire, il les raconte
dans le plus grand détail, tant il tient à prouver la loyauté de sa
conduite, et cette démonstration est irréfutable; mais sur les con-
séquences de cette victoire, sur les effets qu'il aurait dû prévoir et
qu'il n'a pas prévus, sur les irritations qu'il a soulevées, sur les in-
térêts qu'il a compromis, sur les ruines qu'il a faites, c'est à peine
s'il y a une allusion de quelques lignes.
Il n'ignorait pas cependant les faits très graves, plusieurs même
très douloureux, qui sont mêlés à cette histoire des mariages espa-
gnols. Quoi! pas un mot de ce qu'a souffert le roi Louis-Philippe!
pas un mot des sentimens, fondés ou non, de la reine Victoria! pas
un mot de ces justifications que le roi des Français se croit obligé
d'adresser à la reine d'Angleterre par l'entremise de sa fille, la reine
des Belges! pas un mot des critiques, des plaintes, j'allais dire des
gémissemens, qui échappent à des membres de sa famille, dans
l'intimité des confidences fraternelles! Si l'illustre homme d'état
ignorait ces détails en 18Zi6, il n'a pu les ignorer en 18!i8; il les a
connus certainement après que les papiers trouvés aux Tuileries
ont été brutalement mis au jour, et com.me il n'a écrit ses .Mé-
moires que bien des années plus tard, c'a été de sa part une fâ-
cheuse inspiration de supprimer un pareil épisode. Quelle que soit
l'origine de certains documens, il ne sert de rien de les dédaigner;
un jour peut venir en effet où les pages su?pectes sont reprises par
des chercheurs studieux, et, contrôlées, rectifiées, complétées, en-
trent dans les archives de l'histoire. L'histoire avait le droit de les
tenir en défiance tant qu'elle ne les trouvait que dans la Revue ré-
trospective de 18/i8; peut-elle les traiter avec le même mépris,
quand elle les rencontre dans les notes de l'homme qui fut si long-
temps le conseiller et l'ami de la reine Victoria? Évidemment non.
Voici donc tout un portefeuille qu'elle réclame.
La première de ces lettres royales est signée de la reine Marie-
Amélie. Le 8 septembre ISZ16, deux jours avant la célébration du
mariage du duc de Montpensier avec l'infante doua Lui<a-Fer-
nanda, la reine des Français, sur la demande du roi évidemment,
écrivait à la reine d'Angleterre :
(( Madame,
« Confiante dans cette précieuse amitié dont votre majesté nous a
donné tant de preuves et dans l'aimable intérêt que vous avez toujours
témoigné à tous nos enfans, je m'empresse de vous annoncer la conclu-
sion du mariage de notre fils Montpensier avec l'infante Louise-Fer-
nande. Cet événement de famille nous comble de joie parce que nous
espérons qu'il assurera le bonheur de notre fils chéri, et que nous re-
LE CONSEILLER DE LA EEINE VICTORIA. 339
trouverons dans l'infante une fille de plus, aussi bonne, aussi aimable
que ses aînées, et qui ajoutera à noire bonheur intérieur, le seul vrai
dans ce monde et que vous, madame, savez si bien apprécier. Je vous
demande d'avance votre amitié pour notre nouvelle enfant, sûre qu'elle
partagera tous les sentimens de dévoùment et d'affection de nous tous
pour vous, pour le prince Albert et pour votre chère famille.
« Le roi me charge de vous offrir ses tendres et respectueux hom-
mages, ainsi que ses amitiés au prince Albert (1). Il espère que vous
aurez reçu ses lettres et que les pêches sont arrivées à bon port. Tous
mes enfans me chargent aussi de vous offrir leurs hommages. Veuillez
offrir mes amitiés au prince Albert ; embrassez pour moi vos si chers
enfans et recevez l'expression de la tendre et inaltérable amitié, avec
laquelle je suis. Madame, de votre majesté la toute dévouée sœur et
amie,
« Marie-Amélie. »
Si les notes de Stockmar ne venaient pas ici à notre aide, nous
aurions de la peine à nous expliquer les sentimens que cette lettre
éveilla dans le cœur de la reine d'Angleterre. Un de ses ministres,
lord Âberdeen, avait négocié cette affaire avec M. Guizot, et tous les
deux s'étaient liés par des engagemens réciproques. Ce ministre est
renversé du pouvoir. Son successeur au foreign office, lord Pal-
merston , ne tient aucun compte des engagemens pris et par cela
même dégage la parole de la France. Où y a-t-il en tout cela quel-
que chose qui puisse toucher la reine? C'est le jeu des institutions
parlementaires. Une politique remplace une politique, une méthode
remplace une méthode; rien de plus simple. Si lord Palrnerston a
subi un échec, la faute en est à lui. La reine épouse-t-elle donc si
vivement les griefs de l'altier ministre? Nous ne sommes guère dis-
posés à le croire, nous qui savons que cinq ans plus tard elle rap-
pellera si fermement à l'ordre ce même ministre et lui fera signifier
son congé. Ah! c'est qu'alors ce ministre aura osé déclarer une
guerre sournoise au prince Albert, tandis qu'aujourd'hui le prince
Albert soutient la même cause que lui. Nous voici encore ramenés
au prince de Gobourg. On se rappelle ce que nous ont dit à ce su-
jet les notes de Stockmar. Nous l'avons vu, aux premières pages de
ce récit, résumer très nettement son opinion et celle du prince sur
la candidature du jeune Cobourg : c'est une combinaison à suivre
sans bruit, sans éclat, sans rien risquer, en laissant la plus grande
part d'action aux circonstances. Parmi ces circonstances auxquelles
il se confie de la sorte, Stockmar aurait-il compté par hasard les
dispositions possibles de tel ou tel ministre, chez l'un une certaine
(1) Tout ce paragraphe manque dans le texte donné par la Revue rétrospective.
340 REVUE DES DEUX MONDES.
passion antifrançaise, chez l'autre le désir de flatter adroitement les
secrètes pensées de la reine et du prince? On est bien obligé d'ad-
mettre une explication de ce genre quand on lit la réponse de la
reine Victoria à la reine Marie -Amélie. La voici telle que Stockmar
la donne :
a Osborne, 10 septembre 1846.
u Madame,
« Je viens de recevoir la lettre de votre majesté du 8 de ce mois et
je m'empresse de vous en remercier. Vous vous souviendrez peut-être
de ce qui s'est passé à Eu entre le roi et moi; vous connaissez l'impor-
tance que j'ai toujours attachée au maintien de notre entente cordiale
et le zèle avec lequel j'y ai travaillé ; vous avez appris sans doute que
nous nous sommes refusés à arranger le mariage entre la reine d'Es-
pagne et notre cousin Léopold, que les deux reines avaient désiré vi-
vement, dans le seul but de ne pas nous éloigner d'une marche qui se-
rait plus agréable à votre roi, quoique nous ne pouvions considérer cette
marche comme la meilleure. Vous pourrez donc aisément comprendre
que l'annonce soudaine de ce double mariage ne pouvait nous causer
que de la surprise et un bien vif regret.
(c Je vous demande bien pardon de vous parler de politique dans ce
moment, mais j'aime pouvoir me dire que j'ai toujours été sincère en-
vers vous.
« En vous priant de présenter mes hommages au roi, je suis, Ma-
dame, de votre majesté la toute dévouée sœur et amie,
(( Victoria R. ))
A en croire le baron de Stockmar, ce qui aurait blessé la reine
Victoria dans la communication de la reine Marie-Amélie, ce serait
bien plus la forme de la lettre que le fond même de l'affaire. Elle
pensa, on pensa autour d'elle que ce simple billet de faire part,
sans aucune allusion aux difficultés pendantes depuis quatre ou cinq
ans, sans aucun témoignage de regret touchant les dissentimens
survenus, ressemblait à une offense. La reine Marie-Amélie avait
l'air d'ignorer ce qu'elle savait comme tout le monde et mieux que
tout le monde. De là le ton offensé, et à son tour offensant, de la
réponse de la reine Victoria, ces rappels si hautains à la vérité, ces
leçons de mémoire données si sèchement, si durement, malgré l'ap-
parente courtoisie des formes : vous vous souviendrez peut-être...,
vous avez appris sans doute..., vous pourrez donc aisément com-
2)rendre... Stockmar ne dit rien de ces duretés et paraît à peine
s'en apercevoir, il insiste avant tout sur les torts du roi Louis-Phi-
lippe envers la reine Victoria (car c'est lui seul, on le conçoit, qu'il
rend responsable de la démarche et de la missive de la reine Marie-
LE CONSEILLER DE LA REINE VICTORIA. 3il
Amélie), il lui reproche d'avoir manqué à la vieille galanterie fran-
çaise, d'avoir oublié ce qu'un gentleman doit à une dame{i).
Ce sont là des questions bien délicates, et il n'y a, selon moi,
qu'une manière de les juger, c'est de se placer au vrai point de vue,
je veux dire au point de vue des intentions. Quel a été le sentiment
de la reine Marie-Amélie, ou plutôt du roi Louis-Philippe, quand il
a pris le parti d'annoncer le double mariage à la reine d'Angleterre
comme si rien ne s'était passé jusque-là? Évidemment cette lettre
a été longtemps méditée; entre les différentes formules qui se pré-
sentaient, il a choisi la plus simple, la moins pénible, celle qui écar-
tait toute idée de discussion, celle qui le dispensait d'exprimer des
regrets sans franchise ou des reproches hors de propos. Le baron
de Stockmar écrit doctoralement dans ses notes : « Si le roi voulait
se délier des engagemens du château d'Eu, il devait le faire par
voie diplomatique à l'égard du gouvernement anglais, et en même
temps, ou mieux encore avant, il devait le faire en son nom person-
nel, comme un gentleman à l'égard d'une dame, par voie de cour-
toisie royale. » Stockmar nous montre ici qu'il ne connaissait pas
les dépêches échangées entre Paris et Londres aux mois de juillet
et août 1846. Ce qu'il demande a été fait; dès les premiers actes
de lord Palmerston, le gouvernement français avait annoncé au
foreign office qu'il se regardait comme dégagé. Reste donc la ques-
tion de la démarche personnelle, mais ce sont là encore une fois
des choses d'une extrême délicatesse, et c'est surtout l'intention
qu'il faut voir.
Je remarque d'ailleurs que Stockmar, sans s'inquiéter de se con-
tredire, nous donne un peu plus loin la véritable explication des
sentimens de la cour d'Angleterre. Dans une lettre qu'il écrit le
10 novembre 18/i6, sans doute à un de ses amis de Gobourg ou
de Gotha, on trouve ces curieuses paroles : « Ici tous vont bien,
mais tous sont réellement affligés. Au commencement, la reine était
tout entière aux idées de pardon et de réconciliation ; le prince, au
contraire, ressentait le coup comme il convient à un homme; il y
voyait une chose injuste au fond, une offense nationale dans la
forme et pour lui-même un procédé blessant, car il pouvait se dire
qu'ayant sacrifié à de hauts intérêts politiques sa bienveillance pour
son cousin, il n'avait reçu en échange de ce sacrifice qu'une marque
d'ingratitude sous la forme la plus dédaigneuse. » Ainsi la première
impression de la reine Victoria n'a pas été un mouvement de co-
lère, peut-être même avait-elle senti avec une délicatesse féminine
l'intention secrète du roi et de la reine des Français; l'interprétation
(1) Als Gentleman einer Dame gegeniiber.
342 REVUE DES DEDX MONDES.
hostile est venue du prince Albert, c'est le prince Albert qui s'est
cru atteint dans le fond et dans la forme, comme prince de Cobourg
et comme premier sujet de la reine. Tout cela est bien équivoque;
il est clair que le prince n'aurait pas pris la chose avec une telle
violence s'il avait sacrifié aussi complètement qu'il le dit la candi-
dature de son cousin.
Quoi qu'il en soit, l'irritation ne fit que s'accroître dans l'entou-
rage de la reine. Stockmar ajoute pourtant qu'il ne croit pas à une
rupture pouvant amener la guerre; mais comme il faut que le
prince se domine! comme la reine a besoin de patience et de lon-
ganimité! « Le prince est calme, écrit Stockmar, et certainement
il ne se laissera pas entraîner à satisfaire ses ressentimens aux dé-
pens de la vraie et grande politique de la paix. » Et qu'est-ce donc
qui aurait pu le pousser à de telles idées de vengeance, une fois
le premier mouvement de colère réprimé? C'est, répond Stock-
mar, la justification même du gouvernement français, laquelle se
résumait en ces termes : « Si nous n'avons pas tenu nos pron\esses,
c'est que vous-même avez dégagé notre parole en manquant à la
vôtre. » Sur quoi Stockmar s'écrie en levant les mains au ciel : a II
faudrait être un saint pour ne pas perdre patience devant une pa-
reille attitude! »
Stockmar, si passionné qu'il soit contre la France, n'est ni un
hypocrite ni un brouillon; c'est un caractère honnête et respectable.
Il ne fait que répéter ici les appréciations de ses augustes hôtes. On
voit donc par ses paroles quels malentendus ont divisé alors la cour
d'Angleterre et la cour de France. A côté des dissentimens inévi-
tables, il y a les erreurs de fait et les méprises. La reine Victoria,
du sein des sphi'^res supérieures, pouvait-elle connaître tous les dé-
tails de la négociation? savait- elle alors, pouvait-elle savoir ce que
nul n'ignore aujourd'hui, parmi ceux qui ont étudié ces choses de
près, je veux dire les menées de sir Henry Biilwer et le change-
ment de politique si brusquement introduit par lord Palmerston?
La politique française a été constamment fidèle dans cette affaire
à un plan de conduite, bon ou mauvais, mais loyalement annoncé
dès le premier jour. La politique anglaise, parfaitement loyale et
droite avec le ministère tory, a dévié sans vergogne avec le minis-
tère whig. Lord Aberdeeo écrivait à sir Henry Balwer : « Vous avez
eu grand tort de remettre en avant la candidature du prince de
Cobourg; » lord Palmerston arrivant au pouvoir écrit à Buhver :
« Vous seul avez raison. »
Les premiers coupables ici, au moins dans l'ordre des dates et
la succession des faits, ce sont les deux diplomates entre lesquels
s'est engagée la bataille, sir Henry Bulwer et le comte Bresson. Sur-
LE CONSEILLER DE LA REINE VICTORIA. Z!\Z
tout pas de zèle ! Voilà une des circonstances où l'on comprend bien
le mot de M. de Talleyrand. Le zèle de sir Henry Bulwer a com-
promis l'Angleterre comme le zèle du comte Bresson a compromis
la France. 11 importe peu de savoir lequel des deux a commencé;
tous deux ont été aussi vifs, aussi excités, aussi ardens à la lutte,
tous deux ont mérité, à une certaine heure, le désaveu de leurs
gouvernemens. Si lord Aberdeen, dans sa haute loyauté, a blâmé
Bulwer et prévenu M. Guizot de l'intrigue qui se préparait, Louis-
Philippe a été sur le point de désavouer le comte Bresson et n'en a
été empêché que par les instances de M. Guizot.
Un homme bien plus coupable, parce qu'il occupait un rang bien
plus élevé, ce fut lord Palmerston. Les deux agens de France et
d'Angleterre ont péché par entraînement, lord Palmerston a mal
agi par un sentiment de haine qu'entretenait une imagination téné-
breuse. Nous nous associons complètement à ce que dit sur ce point
notre collaborateur M. Auguste Laugel : « Jamais le gouvernement
anglais n'eut h se plaindre sérieusement de la conduite de la France
viS'à-vis de l'Espagne; mais il plaisait à Palmerston de nourrir des
griefs contre nous, de nous représenter comme des alliés peu sûrs,
des modèles de fourberie, des abîmes d'ambition; il voit rouge
quand il est question du roi des Français... » C'est donc sur lui que
pèse la responsabilité tout entière; il ne faisait aucun cas de cette
grande pensée libérale et civilisatrice, l'union de l'Angleterre et de
la France. Il tenait à humilier la politique française au moment où
cette politique, si amèrement combattue chez nous comme trop dé-
vouée à l'alliance anglaise, avait droit à des témoignages d'amitié.
Pour détruire l'œuvre si bien commencée par sir Robert Peel et
lord Aberdeen, aucun moyen ne lui coûtait. « S'il avait mis Cobourg
sur le trône d'Espagne, ajoute M. Auguste Laugel , il eût bien ri
de la candeur de ceux qui eussent accusé sa diplomatie d'incorrec-
tion. » Voilà l'homme qui taxe de duplicité ceux qui ne faisaient
que se mettre en garde contre ses intrigues! M. Ernest de Stock-
mar lui-même, le fils et l'éditeur du célèbre baron, malgré son
désir de nous trouver en faute, est obligé de convenir que Palmers-
ton a été bien mal inspiré lorsque, non content d'inscrire le prince
de Cobourg sur la liste des prétendans à la main de la reine d'Es-
pagne, il l'y a placé au premier rang. Seulement il croit que c'est
l'erreur d'un jour, un oubli, une maladresse très fâcheuse sans
doute, mais fortuite. Il n'y avait rien là de fortuit, c'était un sys-
tème obstinément suivi, un système qui obligeait la France à se
défendre, non certes contre la reine et le prince Albert, mais contre
les manœuvres de lord Palmerston.
N'y avait-il donc aucun moyen de faire cesser les malentendus?
344 REVUE DES DEUX MONDES.
Le moyen, la reine Victoria l'a indiqué dans une lettre à la reine
des Belges, lorsqu'elle écrit ces mots : « Si le roi avait des doutes
sur nos sentimens , pourquoi n'a-t-il pas cherché à éclaircir la si-
tuation, au lieu d'agir comme il a fait? A quoi bon parler d'emente
cordiale si, en cas de besoin, on ne devait pas s' entendre préalable-
ment et cordialement (1)? » A ce reproche, il n'y a rien à répondre;
écrire seulement après l'affaire conclue, c'était beaucoup trop tard.
Louis-Philippe l'a bien senti. Aussi, quand la reine Victoria eut
adressé à la reine Marie-Amélie la lettre amère que nous venons de
reproduire, il considéra comme un devoir de se justifier auprès
d'elle. Sa fille, la reine des Belges, était un intermédiaire tout na-
turellement indiqué. Il écrivit donc à la reine des Belges la justifi-
cation qu'il voulait faire mettre sous les yeux de la reine d'Angle-
terre. La lettre est longue, cordiale, pleine de souplesse et de
bonhomie royale , elle contient un récit exact et détaillé des faits ;
mais, il faut bien le reconnaître, quelle qu'en soit la sincérité, elle
n'échappe pas au reproche exprimé plus tard par la reine Victoria,
reproche si naturel et qui domine toute la question : a A quoi bon
parler d'entente cordiale si, en cas de besoin, on ne devait pas s'en-
tendre préalablement et cordialement? » Cette lettre de Louis-Phi-
lippe à la reine des Belges n'est pas mentionnée dans les Mémoires
de M. Guizot; M. Ernest de Stockmar s'y réfère sans cesse dans sa
discussion sur les mariages espagnols. En voici le commencement :
« Neuilly, 14 septembre 1846.
« Ma chère bonne Louise,
« La reine vient de recevoir une lettre, ou plutôt une réponse de la
reine Victoria à celle que tu sais qu'elle lui avait écrite, et cette réponse
m'a fait une vive peine. Je suis porté à croire que notre bonne petite
reine a eu presque autant de chagrin à écrire cette lettre que moi à la
lire. Mais enQn elle ne voit maintenant les choses que par la lunette de
lord Palmerston, et cette lunette les fausse et les dénature trop souvent.
C'est tout simple ; la grande différence entre la lunette de lord Aber-
deen et celle de lord Palmerston provient de la différence de leur na-
ture : lord Aberdeen aimait à être bien avec ses amis; lord Palmerston,
je le crains, aime à se quereller avec eux. C'est là, ma chère Louise,
ce qui causait mes alarmes sur le maintien de notre entente cordiale,
lorsque lord Palmerston a repris la direction du foreign office. Notre
bonne reine Victoria repoussait ces alarmes, et m'assurait qu'il n'y au-
rait de changé que les hommes. Mais ma vieille expérience me faisait
(1) Nous n'avons pas toute la lettre de la reine Victoria ; Stockmar en donne seule-
ment ces deux phrases. La dernière, celle qui est imprimée en italique, est citée en
français dans son texte.
LE CONSEILLER DE LA REINE VICTORIA. 3^5
craindre que, par l'influence du caractère de lord Palmerslon, plutôt
peut-être que de ses intentions, les allures politiques de l'Angleterre ne
subissent une modification graduelle ou brusque, et malheureusement
les affaires d'Espagne viennent d'en être l'occasion.
« Dans le premier moment qui a suivi la lecture de la lettre de la
reine Victoria, j'étais tenté de lui écrire directement, et j'ai même com-
mencé une lettre pour faire appel à son cœur et à ses souvenirs, et lui
demander d'être jugé par elle plus équitablement et surtout plus affec-
tueusement; mais la crainte de l'embarrasser m'a arrêté, et j'aime
mieux t'écrire à toi, à qui je puis tout dire, pour te donner toutes les
explications nécessaires, to replace thc things in their true ligJU, et pour
nous préserver de ces odieux soupçons dont je puis dire en tout» sincé-
rité que ce n'est pas à nous qu'on pourrait les adresser.
« Je reprendrai donc avec toi les choses au commencement et je re-
monterai à l'origine des mariages espagnols.
« Tu sais, ma chère amie, que, pendant sa régence, et longtemps
avant son expulsion, la reine Christine nous demandait sans cesse de
conclure les mariages de nos deux fils cadets, les ducs d'Aumale et de
Montpensier, avec ses deux filles, la reine Isabelle II et l'infante Louise-
Ferdinande. Nous lui avons constamment répondu que, quant à la
reine, quelque flattés que nous fussions d'une pareille alliance, il n'y
avait pas à y penser, et que nous avions sur cela un parti bien arrêté ;
mais que, quant à l'iiifante, nous nous en occuperions quand elle serait
nubile, ou, comme on dit en Angleterre, marriageahle, et que, pourvu
qu'il y eût bonne chance qu'elle ne devînt pas reine, et qu'elle restât
infante, c'était une alliance qui nous conviendrait beaucoup, et que
nous la ferions contracter avec plaisir au duc de Montpensier.
« A mesure que les succès militaires de tous mes fils donnaient une
nouvelle impulsion à cette opinion favorable qui se développait de toutes
parts sur leur compte, et que le glorieux combat d'Aïn-Taguin, où le
duc d'Aumale commandait, et où il parvint à s'emparer de tout le camp
(autrement dit la Smala) d'Abd-el-Kader, entourait son nom de ce pres-
tige qui entraîne toujours les hommes de tous les pays, il s'élevait en
Espagne un cri que je pourrais dire presque universel, pour exprimer
le vœu que le duc d'Aumale devînt l'époux de la reine Isabelle II. Mais
je continuai à être aussi sourd à ce vœu que je l'avais été à ceux qui
m'avaient été adressés successivement pour placer le duc de Nemours
sur les trônes de Belgique et de Grèce et pour lui faire épouser la reine
de Portugal. Mes refus furent nets et positifs. Je n'ai jamais trompé
personne. Je l'ai dit aux Portugais comme aux Belges. Je n'ai laissé au-
cune illusion, ni à ceux qui craignaient, ni à ceux qui désiraient, et
après que ma loyauté, dans les intentions que je proclamais de ne pas
accepter la main de la reine d'Espagne pour le duc d'Aumale, avait été
3/i6 REVUE DES DEUX MONDES,
prouvée avec tant d'éclat par son mariage avec une princesse de Naples,
il est inconcevable que lord Palmerston parle aujourd'hui au comte de
Janiac, mon chargé d'affaires à Londres, dans un billet écrit de sa main,
de cette ambition cachée qu'il juge à propos de considérer comme le mo-
bile de ma conduite relativement au mariage du duc de Montp^nsier
avec l'infante Louise-Ferdinande. »
Le roi rappelle ensuite la marche de l'afTaire, le parti auquel il
s'est arrêté, le principe qu'il a établi touchant le mariage de la
reine, la nécessité de choisir le roi d'Espagne parmi les descendans
de l'hilippe V, l'acquiescement de lord Aberdeen à ce système, si-
non au point de vue des doctrines, du moins au point de vue des
faits, l'approbation donnée par le ministère tory à la candidature
du comte d'Aquila d'abord, ensuite du comte de Trapani, et il ajoute
cette page que nous ne pouvons nous dispenser de transcrire :
« ... Ce fut au milieu de cette lutte que fut mise en avant, n'importe
par qui, n'importe comment, l'idée de donner pour époux à la reine
d'Espagne le prince Léopold de Saxe-Cobourg, neveu du roi des Belges,
cousin germain de la reine Victoria et du prince Albert, frère du roi de
Portugal, de la duchesse de Neoiours et du prince Auguste mon gendre.
« Cette candidature fut un incident bien fâcheux. Elle a faussé toutes
les positions, la mienne surtout, par l'opposition que j'ai cru de mon de-
voir d'i a| porter; et je vois encore, par les termes même de la lettre de
la reine Vil toria, à quel point on se trompe et on est injuste de son côté
dans raf.préciaiion qu'on fait des motifs qui ont dicté cette opposition.
Ces motifs étaient puisés autant dans la sincère amitié que je porte aux
princes de Cobourg (et dont je crois leur avoir donné plus d'une preuve
dais la part que j'ai prise à faciliter les nouvelles illustrations de leur
maison) que dans les mêmes considérations politiques qui me portaient
à écarter mes propres enfans de cette candidature. J'étais convaincu, et
je le suis plus que jamais, que le succès de cette candidature n'aurait
servi qu'à attirer des malheurs sur la tête de ce jeune prince, et aussi
sur celle de la reine elle-même (si elle l'avait épousé), en amenant le
renversement de leur trône, et en plongeant l'Espagne dans cette anar-
chie dont il est toujours diflicile de la préserver. Tu sais, ma bonne
Louise, à quel point j'ai développé cette opinion, tant dans mes conver-
sations avec ton excellent roi que dans les lettres que je lui ai écrites,
et tu dois te rappeler tous les argumens dont je me suis servi pour la
motiver. Je ne les répéterai donc pas dans cette lettre déjà si longue,
mais je te rappellerai combien j'ai constamment regretté que l'exemple
que j'ai donné en prononçant moi-même l'exclusion de mes fils n'ait
pas été suivi, et que cette candidature, dont le succès me paraissait
«levoir être un malheur pour tous, n'ait pas été formellement repoussée
LE CONSEILLER DE LA HEINE VICTORIA. 347
et écartée dès l'abord par ceux qui avaient autorité pour le faire; ce
qui aurait probablement évité, aux uns un grand et inutile désappoin-
tement, à moi un des plus pénibles chagrins que j'aie éprouvés, — et
Dieu sait que je n'en ai pas manqué dans le cours de ma longue vie ! »
Ceux qui avaient autorité pour écarter des l'abord cette candi-
dature, quels sont-ils? Ce sont évidemment les chefs de la maison
de Cobourg, ceux-là surtout que leur situation mêlait aux affaires
européennes, le roi des Belges et le prince Albert. Le roi des Fran-
çais ne savait pas si bien dire. On a vu par les notes de Stockmar,
au début de ce récit, que le plan du prince Albert et de son con-
seiller se résume en ces termes : « Nous ne soutenons pas cette
candidature au point d'y sacrifier de plus précieux intérêts, nous
nous gardons bien aussi de l'écarter. Il faut attendre les circon-
stances afm d'en profiter s'il y a lieu. » Une de ces circonstances
fut la chute du ministère Peel et le remplacement de lord Aberdeen
par lord Palmerston. C'est ce qui a tout compromis et tout perdu.
Le roi arrive ensuite au mariage du duc de Montpensier avec
l'infante, à la célébration simultanée des deux alliances, à ce qu'il
appelle très franchement la déviation des conventions première s.
Il énumère les causes qui ont rendu cette déviation inévitable, les
unes qui sont le fait des agens politiques de l'Angleterre, les autres
qui résultent de la situation de l'Espagne. La célébration simulta-
née des deux mariages, qu'il regrette pour sa part et qu'il eût
voulu éviter, c'était le sine qua non de la reine Christine, c'était le
vœu du ministère, le vœu de la nation espagnole, qui voyaient dans
cette prompte solution le seul moyen de mettre un terme aux in-
certitudes publiques, par conséquent aux espérances et aux menées
des factieux.
« Actuellement, ma chère bonne Louise, c'est à la reine Victoria et à
ses ministres qu'il appartient de peser les conséquences du parti qu'ils
vont prendre et de la marche qu'ils suivront. De notre côté, ce double
mariage n'opérera dans la nôtre d'autres changemens que ceux auxquels
nous serions contraints par la nouvelle ligne que le gouvernement an-
glais jugerait à propos d'adopter. Il n'a à redouter de notre part au-
cune ingérence dans les affaires intérieures de l'Espagne. Nous n'avons
point d'intérêt à le faire, et nous avons uns volonté très décidée de
nous en abstenir. Nous continuerons à respecter religieusement son in-
dépendance, et à veiller, autant que cela dépendra de nous, à ce qu'elle
soit également respectée par toutes les autres puissances. Nous ne
voyons aucun intérêt, aucun motif, ni pour l'Angleterre, ni pour nous,
à ce que notre entente cordiale soit brisée, et nous en voyons •d'im-
menses à la bien garder et la maintenir. C'est là mou vœu, c'est celui
de mon gouvernement. Celui que je te prie d'exprimer de ma part à la
ZllS REVUE DES DEUX MONDES.
reine Victoria et au prince Albert, c'est qu'ils me conservent dans leur
cœur cette amitié et confiance auxquelles il m'a toujours été si doux
de répondre par la plus sincère réciprocité, et que j'ai la conscience de
n'avoir jamais cessé de mériter de leur part (1). »
Cette justification ne désarma ni la reine Victoria ni le prince
Albert. La reine répondit à Louis-Philippe par la même entremise.
La fille de Louis-Philippe, comme elle avait reçu et transmis les
explications de la France, reçut et transmit la réplique de l'Angle-
terre. Princesse accomplie, toute dévouée à son père et attachée à
la nièce de son mari par la plus sérieuse affection, la reine Louise
dut remplir en conscience son rôle de médiatrice. C'est elle sans
nul doute qui empêcha la rupture de passer des sentimens aux faits.
L'ancienne entente fut détruite, la paix ne fut point troublée. Elle
ne réussit pas cependant à calmer le mécontentement de la cour
d'Angleterre. C'est le 27 septembre I8Z16 que la reine Victoria lui
écrivit sa réponse aux explications du roi des Français; le même
jour, lord Palmerston écrivait à lord Normanby : « La reine a écrit
au roi des Français une lettre chatouilleuse (2) en réponse à la
sienne. » On voit d'ici le sourire de celui qui annonçait la nouvelle
en ces termes. L'habile homme avait persuadé à la souveraine qu'elle
devait s'en tenir aux conversations du château d'Eu, que rien n'a-
vait été changé dans la situation, que donner un autre sens à sa
dépêche du 19 juillet (à cette dépêche oh la candidature du prince
de Cobourg était placée au premier plan ! ) c'était faire violence à
ses paroles. Voilà précisément ce que la reine Victoria écrivit à la
reine des Belges. Forte de sa loyauté, la reine d'Angleterre ne se
rappelait que ce qu'elle avait fait elle-même; le reste ne comptait
pas. Étrangère à toute pensée d'intrigue, elle couvrait, sans le
savoir, les intrigues de Palmerston et de Bulwer.
Si la reine était trompée par son ministre, comment l'opinion
publique aurait-elle mieux connu la vérité? Pour se rendre compte
de l'irritation qui éclata dans toutes les classes de la société an-
glaise, il faudrait lire tous les journaux, toutes les brochures, tous
les manifestes de l'année iSliG. La clameur fut unanime. On re-
trouve encore la trace de ces passions dans les notes que Stockmar
traçait cinq ans plus tard, après qu'une révolution avait passé sur
la France et dispersé les vainqueurs. C'était au commencement de
l'année 1851; Stockmar, dans son cabinet de Windsor, toujours
attentif, comme un vieux pilote, aux points noirs de la politique
européenne, était effrayé des conséquences possibles de la révolu-
tion de I8Z18. 11 cherchait à deviner ce qu'allait devenir la France,
(1) Revue rétrospective, Paris, mars 1848, n" 2.
(2) Une lettre chatouilleuse, une lettre piquante, a tickler.
LE CONSEILLER DE LA REINE VICTORIA. 3Zl9
non pas qu'il eût pour nous la moindre sympathie, mais il pensait à
la Belgique, il s'inquiétait pour son maître et ami, le roi Léopold,
il craignait enfin que la monarchie de 1831, privée de l'appui de
la France, ne fût ou très ébranlée, ou entraînée vers des alliances
funestes. C'est ainsi que la révolution de ISZiS lui inspirait des re-
grets amers, regrets d'égoïsme, nullement de sympathie et d'huma-
nité. Qu'allait donc devenir la France? et quels seraient par suite
les dangers de la royauté belge? Pendant qu'il sonde l'avenir, le
passé lui apparaît sous des couleurs plus vives, et il maudit cette
journée du '2!i février qui a soulevé tant de problèmes sinistres.
Journée désastreuse et qu'il était, selon lui, si facile d'éviter! En
même temps qu'il la maudit, il en proclame la signification, et, ap-
pliquant cette doctrine que l'histoire du monde est le jugement du
monde, il y voit un grand acte de la justice de l'histoire. A l'en-
tendre, le gouvernement de Louis-Philippe a expié ce jour-là la
conduite qu'il a tenue dans l'affaire des mariages espagnols. Telle
est, au milieu de ses appréhensions pour l'avenir, la persistance
implacable de ses rancunes.
Laissons de côté dans les pages de Stockmar tout ce qui appar-
tient à cette mauvaise inspiration du ressentiment; on ne discute pas
avec des passions. Que le conseiller de la reine Victoria use et abuse
d'une lettre adressée par le prince de Joinville au duc de Nemours,
le 7 novembre 18Zi7, et publiée cinq mois après dans la Beviie rè-
trospective, c'est son droit, je le reconnais; n'aurait-il pas dû se
demander pourtant si cette lettre, écrite dans une heure d'amer-
tume et envoyée confidentiellement à un frère, était bien l'expression
vraie, l'expression réfléchie et définitive du noble esprit qui l'a tra-
cée? Le 7 novembre 18^7, le prince de Joinville est à bord du Sou-
verain, dans la station navale de la Spezzia. Il vient d'apprendre le
suicide du comte Bresson, qui était passé de l'ambassade de Madrid
à l'ambassade de Naples. Il ignore, comme tous l'ignoraient encore à
cette date, les véritables causes de ce tragique événement. Il le rat-
tache à l'affaire des mariages espagnols et à la situation générale.
Le peu de sympathie qu'il éprouve pour la politique de M. Guizot le
dispose à tout blâmer dans la campagne de l'année précédente.
Comme il vit à l'étranger, qu'il recueille les propos de l'étranger et
que les colères de l'opinion anglaise ont des échos partout , il af-
firme que cette campagne nous a revêtus d'une déplorable réputa-
tion de mauvaise foi. Il ajoute : Ces malheureux mariages espa-
gnols! nous n'avons pas encore épuisé le résevoir d'amertume qu'ils
contiennent. Et plus loin, dans le post-scriptum, indiquant par là
que cette pensée ne le quitte pas, il jette ce dernier cri : Les ma-
riages espagnols sont mon cauchemar. Est -il bien sûr encore une
fois que ce soit là un jugement définitif? Et serait-on loin de la vé-
350 REVDE DES DEUX MONDES.
rite, si l'on y voyait surtout l'élan d'une nature généreuse, l'inquié-
tude d'une belle âme qui voudrait bien se tromper, et qui appelle
une réfutation? N'est-ce pas pour cela précisément qu'il s'adresse à
celui de ses frères qui, par son âge, par sa réserve, est le mieux en
mesure de le rectifier, s'il y a lieu? Voilà, pour le dire en passant,
ce que valent ces prétendues révélations, ces pages publiées brus-
quement, perfidement, et qui, détachées des circonstances où elles
furent écrites, perdent leur véritable sens. 11 faut donc rejeter au
nom de l'histoire impartiale toute cette partie de la polémique de
Stockmar, polémique si amère, si injuste, et envenimée encore par
son fils; mais, s'il y a dans une autre partie de cette discussion
des idées que la raison confirme et qui renferment de hautes leçons,
la même impartialité nous fait un devoir de les recueillir. Fas est et
ah hoste doceri.
De tous les discours qui furent prononcés sur ce sujet dans la
chambre des pairs et la chambre des députés, l'un des plus beaux
assurément est celui de M. le duc de Broglie. C'est un discours très
français, comme- toutes les œuvres de ce grand esprit, et qui ré-
sume les mille détails de l'aiïaire dans une pensée maîtresse. Cette
pensée, ce n'est pas l'intérêt de famille qui a pu réjouir le roi
Louis-Philippe, si respectable que soit un tel sentiment, c'est l'in-
térêt de la France menacée en Espagne par la politique anglaise.
La vigilance du gouvernement, disait hardiment M. le duc de Bro-
glie, a déjoué les desseins de lord Palmerston, qui voulait faire de
l'Espagne V annexe et l'extension du Portugal. Et quant aux périls
d'un autre genre que pouvait amener cette victoire, il répondait
avec un bon sens supérieur : a Nous sommes isolés, dit -on; mais
l'isolement, c'est la situation naturelle de toutes les puissances en
temps de paix générale. L'alliance, l'entente cordiale, l'intimité, de
quelque nom qu'on veuille l'appeler, c'est une situation exception-
nelle, c'est une situation qui a ses hauts et ses bas, qui a ses bons
et ses mauvais momens. Il faut savoir profiter des bons et supporter
les mauvais. On dit que l'isolement peut entraîner certains dangers.
Je ne dis pas non; mais qu'y faire? Les choses sont ce qu'elles
sont (1)... » Rien de plus sage, les choses sont ce qu'elles sont. Si
l'on se rend compte de ce que renferme ce mot, on y trouve la
philosophie même de la politique, la politiqne n'étant que l'art de
démêler ce que sont les choses et de se conduire en conséquence.
Seulement il faut aller jusqu'au bout de cette pensée; après avoir
dit : les choses sont ce qu'elles sont, il faut tâcher de savoir ce qu'elles
commandent. Le grand tort de M. Guizot, au lendemain des ma-
(1) C'est à la chambre des pairs, dans la séance du 19 janvier 1847, que M. le duc
de Broglie a prononcé cet éloquent discours. On discutait le troisième paragraphe de
l'adresse relatif aux mariages espagnols.
LE CONSEILLER DE LA REINE VICTORIA. 351
riages espagnols, est de ne pas avoir démêlé la situation nouvelle
delà France et compris les devoirs qu'elle imposait. Puisqu'un guide
tel que M. le duc de Broglie, à l'entrée de ce détroit, annonçait une
traversée périlleuse, ne fallait-il pas redoubler d'attention, assu-
rer sa marche, se tenir prêt à toutes les manœuvres, tendre ou
plier ses voiles selon la direction du vent, surtout prendre bien
garde de ne pas laisser les mêmes mains se raidir au gouvernail? Il
y a des cas où la souplesse est le meilleur signe de force.
C'est ici que se rencontrent dans les pages de Stockmar les ob-
servations politiques dont je parlais tout à l'heure, observations,
non plus d'un adversaire irrité, mais d'un philosophe attentif aux
causes et aux effets. Stockmar, qui s'est trompé sur les détails de
l'affaire parce qu'il les regardait de loin, a des vues originales et
neuves sur l'ensemble parce qu'il le considère de haut. Il constate
que depuis les mariages espagnols le système parlementaire de la
France a été misérablement faussé. Ce n'est pas seulement la France
qui est isolée en Europe par la rupture de l'entente cordiale avec
l'Angleterre, c'est le roi et son ministre qui désormais sont isolés
en France par la violation, non pas éclatante, mais continue, du
régime consiitutionnel. Isolés, qu'est-ce à dire? Cela veut dire:
isolés de l'opinion, séparés de la vie publique, privés des commu-
nicaiions nécessaires avec la pensée du pays. Là aussi, l'entente
est rompue. Quoi! pour cette conclusion des mariages espagnols?
Était-ce donc une affaire à passionner le pays dans tel ou tel sens?
Non, certes; mais après une négociation si longue, si laborieuse,
après six années d'escrime diplomatique, après tant de péri pé lies,
d'espérances, d'alarmes, de précautions inutiles, de résolutions sans
cesse prises et reprises, le roi et son ministre furent comme en-
chaînés l'un à l'autre. Stockmar prétend que le roi se serait écrié
un jour : « Cela va trop loin, cela va fausser toute la po.itique de
mon règne. » Je ne sais si cela est vrai; ce qui est certain, c'est que
le roi avait entraîné le ministre, et que le ministre, à son tour, en-
traînait le roi. Qu'arriva-t-il? Que tous deux se trouvèrent liés pour
toute la durée du règne. « Jusque-là, dit Stockmar, Louis-Philippe
avait évité toutes les difficultés en se décidant à changer de minis-
tère, alors même que ce changement lui souriait peu; à partir de
ce moment, il fut convaincu que M. Guizot était l'homme nécessaire,
qu'il ne pouvait plus gouverner qu'avec lui et par lui. » C'est bien
ce système qui a tout perdu, et voilà dans quel sens on a pu dire,
malgré les dénégations intéressées de M. Guizot, que les mariages
espagnols ont été indirectement une des principales causes de la
révolution de 18/i8.
Saint-René Taillandier.
DEUX ROMANS
D'OUTRE-RHIN
I. Die Geier-Wally, aine Geschichte ans den Tyroler Alpen, par M"e W. de Hillern,
1 vol.; Berlin 1875. — II. Ein Arzt der Seele, par la même, 2 vol.; Berlin 1872.
Au groupe des femmes-auteurs de l'Allemagne qui ont été ici
même l'objet de plusieurs études (1), il faut ajouter un nom nouveau,
celui de M""® de Hillern. La vogue toute récente de cette roman-
cière, l'importance et la valeur incontestable de ses productions,
méritent de fixer un instant chez nous l'attention du public lettré.
De la personne et de la vie de M™^ de Hillern, il n'y a, pour le
moment, que peu de chose à dire ; le moi n'apparaît pas dans ses
écrits, et elle ne s'est point encore, à l'exemple de M""^ Fanny Le-
wald, mise en scène dans de gros volumes de mémoires. Aussi la
critique ne saurait-elle guère, sans une indiscrète curiosité, recher-
cher la part d'autobiographie qui a pu entrer dans la substance de
ses œuvres.
Wilhelmine Birch est la fille d'un Danois qui a longtemps résidé
en France; de bonne heure elle a révélé de remarquables aptitudes,
et la grande-duchesse Stéphanie de Bade, une princesse Beauhar-
nais, qui avait pour elle une grande affection, se plaisait à lui prédire
une brillante fortune littéraire. L'horoscope s'est trouvé juste; la
jeune Badoise, mariée depuis lors à M. le baron de Hillern , direc-
teur de justice à Fribourg en Brisgau, est devenue, comme disent
les Allemands, une femme géniale. Ce qui achève de lui donner le
trait caractéristique, c'est qu'elle n'a rien du bas-bleu : c'est avant
tout un esprit sain, bien équilibré et sans afféterie. Ne cherchez pas
(1) Voyez notamment celle de M. Albert Sorel dans laiîeywe du 15 septembre 18G9.
DEUX ROMANS d'oUTRE-RHIN. 353
dans ses livres ce petit monde raffiné, un peu factice, ni cette sorte
d'émotion maladive qu'on trouve dans ceux de la comtesse Ida de
Ilahn ; n'y cherchez pas non plus les hardies aspirations, le souffle
d'idées tempétueux, qui sont la marque particulière du talent de
M""' Fanny Lewald; elle a bien aussi, à l'occasion, une pointe
d'humeur raisonneuse et une tendance à prêcher; mais ce n'est
point là, en définitive, le fond de son tempérament ni le sillon
habituel que sa plume aime à creuser. Dans ses moindres écrits,
elle reste femme, attachée aux mérites réels de son sexe, et fort
peu engouée de nouveauté. Pour la faire connaître du lecteur, je
me contenterai de choisir parmi ses romans (1), tous remarquables
à divers titres, les deux compositions qui diffèrent le plus d'inspi-
ration et d'allure : l'une, la Geier-Wally [la Fille an vautour), dont
la traduction vient de paraître, est un conte rustique, plein d'une
saveur originale, d'une énergie un peu sauvage, et qui en certains
endroits, pour la hauteur du coloris, semble prendre figure d'épo-
pée; l'autre, ein Arzt der Seele {un Médecin de Vâme), est au
contraire un récit de vie bourgeoise, où l'auteur a voulu aborder,
d'un point de vue spécial, un des graves problèmes aujourd'hui
inscrits sur toutes les cédules du parti socialiste allemand, celui
de l'émancipation des femmes.
I.
Chacun sait que les paysans du Tyrol sont gens bien râblés de
corps et d'esprit ; l'âpre nature avec laquelle ils sont constamment
en lutte leur imprime une sorte de grandezza physique et morale
qui en fait des êtres fort différons des villageois de la plaine. Sau-
vage entre tous parmi les Alpes rhétiques est le haut massif des
monts de l'OEtzthal , entre l'Inn et l'Eisack. Tandis qu'à l'est les
vieilles solitudes de la Sill se sont vues troublées depuis douze ans
par le sifflet retentissant des locomotives qui courent à l'escalade
du Brenner, la sombre vallée de l'Ache, à l'ouest, a gardé et gar-
dera peut-être à jamais son silence profond et sa virginale horreur.
Roches glabres ou marbrées de lichens, torrens impétueux, glaciers
rigides, tel est l'aspect tourmenté de cette région, où bien peu de
touristes encore ont marqué l'empreinte de leurs pas. Un barrage
de cimes gigantesques la circonscrit de toutes parts; la Dent de
Wikl, le Similaun, ont près de Zi,000 mètres d'élévation. A leurs pieds
ou dans leurs replis reposent d'insouciantes nichées de villages et
de chalets laborieux : là, tout le jour, l'air parfumé résonne des
(1) Doppelleben, — Aus eigener Kraft, — Ein Arzt der Seele, — Die Geier^-Wally
(1870-1875).
TOME XX. — 1877. 23
35Zl REVUE DES DEDX MONDES.
chants du pâtre et du tintement des clochettes; là se déroule, sous
ses aspects les plus gais, le cycle entier de la vie alpestre. Bien au-
dessus de ces oasis se groupent encore en hameaux bon nombre de
demeures humaines : tels sont par exemple Vent et Rofen, sous le
cailloutis branlant des moraines, à la lisière des éternels névés. Puis
au-delà commence la zone que l'habitant de l'alpe appelle Ilochjoch:
neuf mois d'hiver et trois mois de froid, dit-on là-bas. Quelques mai-
gres pâtis, derniers vestiges d'un monde organique lent à périr,
pointent toutefois çà et là dans ce désert, et l'avare villageois ne
laisse pas d'exploiter ces restes de vie chétive. Il envoie, l'été, ses
troupeaux brouter au Hochjoch tout ce qui leur tombe sous la dent,
et mainte brebis paissante, que la convoitise pousse à la conquête de
quelque plante des régions plus clémentes, égarée à ces altitudes,
tombe au fond d'un gouffre glacé.
Yoilà le théâtre au milieu duquel se développe le drame rustique
de M'"^ de Hillern. La vue seule du décor n'est pas de nature à faire
pressentir quelque mièvre « paysannerie. » Aussi bien qu'on ne s'at-
tende pas à voir dominer ici les notes douées, les fins linéamens, les
demi- sourires de la Mare au Diable de George Sand ou de la Bar-
fiissele d'Auerbach. Tout ce qui offre apparence de ton reposé reste
à l'arrière-plan ; le devant de la scène est tout en arêtes vives et en
vigoureux reliefs : la Fille au vautour, son père le fermier, Vincent
l'amoureux et Joseph le tueur d'ours sont autant de personnages
tout d'une pièce, autant de types équivalens pour l'intensité de la
sauvagerie.
Wallburga ou, familièrement, Wally, l'héritière du plus riche
domaine de la Sonneplatte, a gagné son surnom de Fille au vautour
en allant dénicher dans l'aire, au-dessus d'un abîme vertigineux,
un jeune gypaète dont par surcroît elle a tué la mère en combat
singulier. C'est la montagnarde la plus robuste, la plus fière et
aussi la plus jolie qui soit à la ronde. Seul, Joseph Hagenbacher,
de Sôlden, le chasseur de chamois, peut marcher de pair avec elle.
Il s'est, lui aussi, couvert de gloire en abattant un ours énorme
qui semait la terreur dans le Vintschgau. Wally se trouvait à Sôl-
den comme il rapportait son trophée, et, à la vue du héros, au ré-
cit de son valeureux exploit, elle a senti battre d'amour son cœur
de seize ans. Malheureusement, avant même qu'elle ait pu parler
à 'Joseph, et qu'en vertu du dicton : qui se resseuible s'assemble,
le beau chasseur ait eu le temps de s'éprendre d'elle , son père
le fermier vient tout gâter. Le Stromminger, — c'est son nom, —
a passé jusqu'alors pour l'homme le plus vigoureux de la mon-
tagne; à l'idée qu'il lui faut enfin céder le pas à un « jeune, »
son orgueil se révolte; il insulte Joseph et le défie. Cne lutte
corps à corps s'engage sur la place de Solden, et le vieux titan est
DEUX ROMANS d'oUTRE-RHIN. 355
vaincu. Vainement son adversaire, trop généreux pour faire op-
probre à une tête chenue, prodigue ensuite à Stromminger les
bonnes et cordiales paroles; celui-ci repousse haineusement tout
essai de réconciliation et se retire, blêmissant de rage, avec sa
fille. Adieu alors toutes les espérances de Wally; son rêve d'amour
est mort-né : une barrière infranchissable la sépare désormais de
Joseph. Chemin faisant, elle éclate en sanglots, et, pressée de ques-
tions par son père, elle ne peut s'empêcher de lui dire la vérité.
Pour unique réponse, le coléreux vieillard d'un coup de son bâton
lui rompt à demi l'échiné. La scène, passablement sauvage, est
peinte cà grands traits, et le cadre en est magnifique; qu'on en juge:
« Ce fut pour cette âme comme l'averse de grêle pour la fleur en
train de s'épanouir. Un instant, la douleur de l'enfant fut telle qu'il
lui fut impossible de faire un mouvement. A part de grosses gouttes
qui coulaient de ses paupières demi-closes, comme la sève qui s'é-
chappe d'un rameau brisé, tout son être paraissait mort et éteint.
Le Stromminger attendait à côté d'elle, pestant to<ut bas comme
un bouvier qui attend auprès de sa bête qui s'est affaissée sous ses
coups... Tout aux environs offrait l'image d'une morne solitude;
pas une voix d'oiseau , pas un murmure dans le branchage n'en
interrompait le silence. Sur la rampe étroite et rocheuse que sui-
vaient le père et la fille, nul arbre ne verdoyait, nulle bête ailée
ne faisait son nid. Il y avait des milliers d'années, ce coin de terre
avait dû être le théâtre d'un effroyable combat des élémens; à perte
de vue, on n'apercevait que les débris gigantesques d'une sauvage
révolution de la nature. A présent, les feux dont l'éruption avait
soulevé ce sol étaient éteints; les eaux dont le déchaînement tor-
rentiel avait entraîné ces masses de terrain s'étaient écoulées, les
colosses immobiles gisaient là projetés les uns sur les autres; les
forces qui les avaient mis en branle s'étaient anéanties, et tout cet
endroit n'était plus, en quelque sorte, qu'un morne cimetière, un
chaos de monumens funèbres, au-dessus desquels se dressaient,
pareils à la pensée aspirant au ciel, les blancs reliefs des glaciers.
L'homme seul, éternellement agité, continuait en ces lieux la lutte
sans tiêve de la création, et troublait de ses convulsions la paix
sublime de la nature. »
Une année durant, le Stromminger et sa fille n'échangent plus
une parole en dehors des nécessités du travail ; puis, un jour, le
fermier mande Wally, et, sans autre préambule, lui signifie qu'elle
épousera dans le délai d'un mois Vincent Gellner, un riche fermier
du pays : à quoi Wally répond tout net qu'elle ne sera jamais la
femme de Vincent, qu'elle n'aime point, et n'aura d'autre époux que
Joseph, qu'elfe aime. Une nouvelle scène de violence éclate et abou-
tit à une sentence de bannissement prononcée par le père contre
356 REVUE DES DEUX MONDES,
l'enfant récalcitrante : Wally gardera le bétail au Hochjocli^ sur
les flancs glacés du Murzoll, jusqu'à ce qu'elle vienne à résipis-
cence; l'hiver seulement, il lui sera permis de redescendre dans la
vallée; encore n'entrera-t-elle plus dans la ferme; elle restera dans
l'étable en compagnie des vachères.
Avec l'exil de Wally s'ouvre le deuxième acte du drame. Dès la
pointe du jour le lendemain, la jeune fille commença la sinistre
ascension, sous la conduite du Klettenmaier, un vieux domestique
sourd, le seul qui, en raison même de sa surdité, eût pu grisonner au
service d'un maître toujours grondeur. Une autre personne encore
fit escorte à l'enfant du Siromminger : c'était la Luckard, une pauvre
servante de la ferme, « qui avait tout vu d'avance dans les cartes; »
cette femme avait en quelque sorte servi de mère à Wally. « La
Luckardjaccompagna Wally jusqu'à l'endroit où la montée deve-
nait tout à fait raide. Là elle prit congé d'elle et s'en retourna...
Wally se mit à gravir la pente tout en regardant au-dessous d'elle
sur la route, où la vieille cheminait en pleurant dans son tablier.
Alors elle se sentit presque attendrie elle-même. La Luckard avait
toujours été si bonne avec elle; toute faible et misérable, cette
femme du moins l'avait aimée. Tout à coup elle voit la servante,
là-bas sur le sentier, se retourner encore une fois et lever la main
pour lui montrer quelque chose. Elle suit la direction de son doigt,
et qu'aperçoit-elle? un objet qui flotte dans l'air le long des ro-
chers, d'une ' allure pesante et mal assurée, comme un cerf -volant
auquel le vent ferait défaut. Il va toujours, donnant une petite
poussée en avant, puis retombant pour se redresser derechef avec
peine. C'était le vautour de Wally, qui, avec ses plumes rognées,
l'avait suivie durant tout le trajet, voletant ainsi laborieusement.
Ses forces paraissaient épuisées, et il ne pouvait plus que clopiner
au vent en battant de l'aile.
« Jeannot! mon cher Jeannot! comment ai-je fait pour t'oublier?
s'écria Wally en bondissant comme un chamois de roche en roche
pour aller par le chemin le plus court chercher le fidèle animal. La
Luckard s'arrêta jusqu'à ce que la jeune fille eût regagné le sentier
en bordure; puis elle la salua de nouveau comme après une longue
séparation. Enfin Jeannot fut atteint... Wally le mit sous son bras
comme une poule et se sépara de la Luckard, qui de nouveau se
prit à pleurer. »
A côté de ce petit tableau de genre, qu'il nous soit permis de
citer, comme un autre spécimen de la manière large de l'auteur,
une page de poésie descriptive. Wally venait d'atteindre le dernier
village à l'entrée de la région des glaciers. Là elle s'arrêta et,
s' appuyant sur son bâton ferré, elle abaissa ses regards sur le ha-
meau silencieux, encore à demi plongé dans les songes.
DEUX RO.MANS d'oUTRE-RHIN. 357
« Tandis que la jeune fille, avant de s'enfoncer dans le désert
par delà les nuages, considérait immobile les dernières habitations
de l'homme, la cloche de l'église de Vent se mit, sous ses pieds, à
sonner matines. Le petit presbytère, à la fenêtre duquel des œillets
en boutons frissonnaient au vent, ouvrit sa porte ; le chapelain en
sortit, et, les mains jointes, s'en alla vers l'église remplir les de-
voirs de son ministère. A droite et à gauche, les chaumières de bois
entr'ouvrirent leurs yeux assoupis; des formes humaines appa-
rurent les unes après les autres, et toutes, s'étirant les membres,
se dirigèrent successivement vers le temple.
« Au travers du crépuscule, la pieuse sonnerie, portée par le vent
comme sur des ailes d'anges, arrivait tout entière sur la montagne
sans qu'une seule note se perdît : Wally s'imaginait ouïr une voix
d'enfant qui prie. Et de même aussi qu'un enfant éveille sa mère
par son frais babil, le carillon de Vent parut avoir éveillé le soleil.
L'astre ouvrit son grand œil , et le rayon de son premier regard
lança par-dessus la chaîne des montagnes une immense gerbe de
lumière qui couronna les cimes au levant. Les épaisses teintes grises
de l'aube se changèrent soudain en un azur transparent dont la
clarté grandissante inonda de plus en plus les cieux de ses jaillis-
semens; puis le soleil émergea dans toute sa magnificence au-des-
sus des crêtes nuageuses, en tournant avec amour sa face enflam-
mée vers la terre. Les monts dépouillèrent leur manteau de brumes
et se baignèrent à nu dans des flots de lumière. En même temps,
les profondeurs des gorges s'emplirent de houleux ondoiemens,
comme si tous les nuages, chassés du firmament purifié, s'y étaient
soudain laissé choir. Les airs tressaillirent d'un hymne étrange de
jubilation, et la terre, en s' éveillant, parut pleurer de joie. On eût
dit d'une fiancée, au matin de sa nuit d'hymen; pareilles à des
larmes aux cils de l'épouse, les gouttelettes de rosée pendaient
voluptueusement et en tremblotant aux brins d'herbe et ajix buis-
sons. C'était par toute la campagne l'image de la joie : en haut sur
les montagnes, où les rayons éblouissans se reflétaient dans l'œil
perçant du chamois, en bas dans la vallée, où l'alouette gazouil-
lante s'envolait du sein des terres labourées.
« Wally contemplait avec ivresse ce réveil de la nature; son œil
était à peine assez grand pour contenir cet immense tableau des
pures splendeurs aurorales. Le vautour, perché sur l'épaule de la
jeune fille, agitait ses larges ailes comme pour saluer le soleil
avec amour. Et pendant ce temps, au-dessous d'elle, le village de
Vent s'animait. Dans cette vive illumination du jour renaissant,
Vi^ally pouvait tout discerner : près de la fontaine, les garçons em-
brassaient les fillettes; un blanc tourbillon de fumée ondoyait au-
dessus des maisons et se perdait, sans laisser de traces, dans la
358 REVUE DES DEUX MONDES.
sérénité de l'air printanier, comme une pensée triste s'évapore dans
une âme heureuse. Les hommes se rassemblaient sur la place de-
vant l'église; ils avaient leurs belles chemises du dimanche et fu-
maient leurs pipes à garniture d'argent, car on était au lundi de la
Pentecôte, jour de fête et de réjouissance universelle...
« La jeune fille s'arracha enfin à sa rêveuse contemplation. Après
un dernier regard d'adieu adressé aux joyeux et bruyans villages
d'en bas, elle fit demi-tour et se mit à gravir les mornes champs
de neige qui conduisaient au Ilochjocli, c'est-à-dire à l'exil. »
Dès l'alDord, dans sa hutte de cailloux, au sein des antiques
névés, Wally est prise d'un frisson de peur. La croyance locale a
peuplé de fées et de génies tous les monts glacés de la région ; le
bonhomme MurzoU notamment et ses filles les « bienheureuses de-
moiselles, » ennemies irréconciliables des chasseurs de chamois,
défraient les superstitions courantes de l'OEtzthal, et je me sou-
viens d'avoir retrouvé jusque dans la Haute-Engadine, en deçà des
défilés de Finstermïinz, puis encore beaucoup plus au sud, aux en-
virons du mont Portole, la vivace traînée de ces légendes murzol-
laises. Aussi le premier songe de Wally, sur sa cime désolée, est-il
tout plein de fantômes. Elle rêve, un peu trop longuement, soit dit
au passage, que le géant de la montagne l'emporte dans ses bras
de pierre au « palais de cristal » de ses filles. Là, les fées lui offrent
de devenir comme elles « bienheureuses; » mais il faut qu'elle con-
sente à voir s'arrêter les battemens de son cœur, il faut qu'elle
renonce à la société des humains et à l'amour de Joseph. La société
des humains, Wally n'en a cure; mais pour l'amour de Joseph,
c'est une autre affaire. Elle résiste énergiquement, et s'attire par sa
résistance cette sinistre malédiction de MurzoU : « Tu t'es mise en
révolte contre la terre et le ciel ; le ciel et la terre te seront enne-
mis. Si tu rentres parmi les hommes, nous mettrons Joseph en
pièces et nous te précipiterons avec lui dans l'abîme. »
On devine que cette vision fatidique n'est qu'une agrafe artifi-
cielle forgée pour relier par avance le dénoiiment au prologue ;
passons, notre intérêt va de préférence aux développemens psycho-
logiques empreints d'un sain naturalisme. La rustique Wally est au
demeurant un esprit fort et une âme libre; cette vie solitaire, au
milieu d'un petit troupeau de chèvi-es et de brebis, va merveilleu-
sement à ses instincts; la sauvage montagne a bien vite usé pour
elle ses terreurs; en revanche, elle garde l'attrait indélébile de ses
grandioses sublimités. Du haut de son empyrée, la jeune fille peut
au moins, sans nulle contrainte, songer à Joseph. Aussi, quand, à
l'entrée de l'hiver, un pâtre de son père revient la chercher, ne se
résigne- t-elle qu'avec une sorte de répugnance à regagner son
village natal. Ce « retour au pays » forme un des épisodes les plus
DEUX ROMANS d'OUTRE-RIIIN. 359
hardis du récit. Entre temps, de graves événemens se sont accom-
plis à la Sonneplatte : le vieux Stromminger est devenu à demi im-
potent, Vincent Gellner, le prétendant éconduit, a plus que jamais
les bonnes grâces du fermier et gère en quelque sorte le domaine au
nom de celui-ci ; par contre, la Luckard a été chassée, et elle en
est morte de chagiin. Telles sont les nouvelles que Wally recueille
en descendant du Ilodijoch. Elle se rend droit à la ferme, résolue
à venger l'affront fait à sa vieille amie. Le hasard veut que dès le
seuil elle soit témoin d'un acte odieux de brutalité exercé par Vin-
cent sur le Klettenmaier. Égarée par la colère, Wally, d'un coup de
revers de hache sur la tête, abat le jeune homme à ses pieds. Aux
cris des valets, tout le monde accourt. Le boiteux Stromminger,
ne pouvant lui-même empoigner sa fille, ordonne aux gens de la
saisir. Cette fois ce n'est plus dans l'exil lumineux du Murzoll, au
sein de l'immensité libre, que la coupable expiera sa faute; c'est
dans les humides moisissures d'un noir cachot. A cette perspective,
l'orgueil de Wally chancelle un instant : pour la première fois elle
implore son père; mais, quand elle voit les villageois la poursuivre
avec des bâtons jusqu'au fond de la cuisine où elle s'est réfugiée,
sa fauve nature se réveille. Elle saisit dans l'âtre des tisons embra-
sés, s'en fait une arme défensive contre la troupe des assaillans,
fend la meute comme une flèche, se précipite dans la cour, et d'un
bras vigoureux lance une bûche dans la grange au beau milieu du
foin et de ia paille. 11 y eut une clameur d'épouvante.
« En même temps que la colonne de fumée, s'échappa de la toi-
ture, avec un cri, un objet sombre qu'on eût dit engendré par le
feu; cet objet tournoya un moment dans l'air au-dessus de la
grange, puis fila dans la direction que Wally avait prise. Celle-ci,
entendant du bruit derrière elle, se crut poursuivie et redoubla sa
course aveugle. La nuit était venue ; mais les ténèbres ne voulaient
point se faire : un clair crépuscule répandait autour de la fugitive
une lueur tremblotante qui la dénonçait au loin. La jeune fille
escalada une saillie de rocher abrupt d'où elle pouvait dominer la
route du regard; elle s'aperçut alors que celui qui était à sa pour-
suite venait par les airs. Le but de Wally était donc atteint; per-
sonne ne songeait plus à courir après elle; sauver la ferme était
une besogne plus pressante, et tous les bras s'y employaient.
« Au même moment, le vautour, — car c'était lui, — la rejoi-
gnit, et dans son élan la heurta si fort, qu'il faillit la jeter en bas
du rocher. Wally pressa l'oiseau contre sa poitrine, et se laissa
choir d'épuisement sur le sol. Elle regarda d'un œil trouble la
lueur de l'incendie qui brillait au loin en colorant de ses reflets le
sombre amphithéâtre des montagnes, et tandis qu'elle contemplait
ainsi son œuvre, tout son visage enflammé de courroux respirait
360 REVUE DES DEUX MONDES.
la menace et le défi. Les sourds bourdonnemens du tocsin lui ar-
rivaient de tous les clochers d'alentour, et la sonnerie semblait lui
crier distinctement : Incendiaire! incendiaire! Puis, peu à peu, les
sinistres tintemens l'assoupirent; elle perdit connaissance, et un
voile bienfaisant s'épandit sur cette âme aux abois. »
Après avoir pendant quelque temps erré de village en village,
son fidèle vautour à l'épaule, Wally, éconduite de tous les chalets,
exténuée de froid et de faim, prit le parti de se réfugier à Rofen,
chez les frères Klotz, les guides les plus renommés du pays. Ce
mystérieux hameau de Rofen, blotti sous les pieds du terrible gla-
cier mouvant du Vernagt, est le plus haut endroit habité qui soit
dans tout le Tyrol; de nos jours encore, il jouit d'une sorte de droit
d'asile. Au milieu d'une affreuse tourmente de neige, la jeune fille
parvint à gravir ces pentes presque inaccessibles en hiver; mais
sur le seuil même des Klotz, avant que sa main eût pu saisir le
marteau de fer, ses forces défaillirent, et elle tomba évanouie. Ici
interviennent une série de scènes intimes qui, pour la justesse de
l'observation et le naturel des peintures, sont assurément les meil-
leures du livre. Les flocons de neige en tourbillonnant dans l'étroit
défilé ont recouvert d'un épais linceul le corps inanimé de Wally; à
l'intérieur du logis, deux des Klotz, — le troisième est absent, —
continuent, comme si rien d'inusité ne s'était passé au dehors, à
fumer tranquillement leurs pipes près du poêle. Tout à coup un bat-
tement d'ailes contre la croisée attire l'attention de Léandre, le cadet;
la porte est ouverte, et l'on aperçoit sur le seuil le blanc monticule.
Vite on déblaie la place, et alors apparaît l'étrange épave. Chez le
jeune Léandre la surprise et la commisération se doublent dès le
premier regard d'un sentiment d'une nature plus tendre : Wally est
si belle dans sa détresse! Mais Nicodème, le frère aîné, qui est
homme de circonspection, se charge de soigner lui-même l'incon-
nue. Léandre, évincé de la pièce où celle-ci, un peu ranimée, di-
vague en proie à la fièvre, s'en va rôder aux alentours avec son fu-
sil. Le premier objet que découvre son œil de chasseur, c'est le
gypaète, tranquillement perché sur le toit. iN'osant tirer un coup
de feu si près de la malade, il essaie de chasser l'oiseau, afin de le
tuer au loin : celui-ci refuse obstinément de déguerpir. Le lende-
main arrive Benoît, le second frère; il a fait un tour au canton et
rapporte des nouvelles d'en bas. Il dit comme quoi la fille du fermier
de la Sonneplatte a mis le feu à la grange de son père et s'est en-
fuie dans la montagne avec son vautour. Nicodème, à ce mot, re-
garde Léandre, qui devient cramoisi; tous deux ont saisi le joint des
choses. Benoît, de son côté, en apprenant quelle personne on a re-
cueillie au logis, déclare qu'il faut chasser à l'instant cette vaga-
bonde, et qu'il n'y a point d'asile à Rofen pour les incendiaires. Aus-
DEUX ROMANS d'OL'TRE-RHIN. 361
sitôt dit, aussitôt fait. Le bourru montagnard ouvre avec fracas la
porte de la chambre où Wally repose, et entre vivement, suivi de
Léandre et de INicodème. A cette apparition tapageuse, la Marianne,
sœur des Klotz, qui est assise au chevet de la malade, fait à Benoît
signe de se taire; mais, à peine Benoît a-t-il jeté un regard sur
Wally qu'il modère de lui-même son pas et s'approche du lit plus
lentement.
« La jeune fille dormait profondément. Elle était couchée sur le
dos, son beau bras arrondi au-dessus de sa tête. Son abondante
chevelure brune retombait toute dénouée sur sa blanche poitrine,
qu'une épaisse camisole rustique avait garantie du hâle et du so-
leil, et dont une ample chemise de toile laissait voir à nu un petit
coin. Elle avait en dormant la bouche entr' ouverte comme par un
sourire, et deux rangées de petites dents pareilles à des perles
brillaient entre ses lèvres charnues. Sur son front assoupi régnait
un air de grandeur et de chasteté dont la muette éloquence ne sau-
rait se traduire en paroles.
M Benoît était devenu silencieux, tout à fait silencieux. Il consi-
déra longtemps avec une sorte d'étonnement cette image décevante
et pudique. Son visage basané prit peu à peu une coloration de
plus en plus animée, jusqu'à faire concurrence à celui de Léandre,
qui jetait l'éclat d'un brasier; puis il serra les dents, et, se retour-
nant : — Elle est vraiment malade, murmura-t-il d'un ton qui si-
gnifiait : Il n'y a par conséquent rien à faire. — Après quoi, il sor-
tit sur la pointe des pieds. »
Il ne tient bientôt qu'à Wally, pour qui l'antique droit d'asile a
élargi singulièrement ses franchises, de devenir à son choix la
femme de Benoît ou celle de Léandre, et de rester, en qualité de
fermière, à Rofen, où le vautour, lui aussi, a trouvé hôtellerie à
son goût; mais, toujours hantée par le souvenir de Joseph, elle dé-
cline les offres matrimoniales des deux Klotz. Le prudent Nico-
dème d'autre part, voyant de quoi il retourne, s'est rendu auprès
du Stromminger, et par ses sages observations a obtenu de lui qu'il
renonçât à l'idée d'enfermer sa fille et qu'il se contentât de la ban-
nir comme devant. Il a été décidé que l'enfant rebelle reprendrait
pendant l'été la garde du bétail au Hochjoch, et que l'hiver elle
serait libre de se mettre en service où elle le voudrait, pourvu
qu'elle ne rentrât pas au village. Voilà donc Wally réinstallée dans
sa^hutte solitaire face à face avec les génies, de plus en plus inoffen-
sifs, de la montagne. Rien n'eût troublé cette année-là le séjour
de la jeune fille au Murzoll, sans un incident inattendu qui vint
compliquer d'un nouvel élément son amour opiniâtre pour le beau
chasseur de Sôlden.
Un matin du mois de juillet, comme au plus fort d'un violent
362 BEVUE DES DEUX MONDES.
orage elle était à la recherche d'une chevrette égarée, elle se trouva
tout à coup en présence de Joseph. Celui-ci n'était pas seul; il por-
tait dans ses bras une charmante jeune fille qu'un coup de tonnerre
venait de jeter presqu'en syncope : c'était, disait-il, une servante
du Yintschgau qui allait se placer à Zwieselstein et qu'il s'était
chargé de conduire par la montagne. Wally, toute tremblante d'une
vague jalousie, reçoit les deux voyageurs dans sa cabane. Là, au
bout de quelques instans, un duel sanglant s'engage entre le chas-
seur et le vautour imprudemment provoqué. Joseph terrasse le re-
doutable gypaëte, puis, non content de l'avoir terrassé, il veut l'oc-
cire « au vol » d'un coup de fusil. Wally s'y oppose énergiquement;
elle arrache la carabine des mains du chasseur décontenancé, et
finalement le tueur d'ours se retire avec sa compagne après avoir
cruellement persillé en manière d'adieu la pauvre exilée qui a tant
péché et souffert pour lui.
Le reste de la saison s'écoula sans apporter de changement dans
le sort de Wally; l'hiver venu, elle alla chercher une condition de
l'autre côté du glacier, dans le Schnalserthal; puis, à l'époque du
renouveau, elle grimpa derechef au MurzoU; mais cette fois cène
fut pas pour longtemps. Son père le Stromminger mourut dans
l'été, et la jeune fille put enfin reprendre pied sur son sol natal.
Avec le vieux Kiettenmaier, elle retrouva dans la ferme Vincent
Gellner, toujours épris, bien que son occiput eût gardé la trace du
coup de hache. Son premier soin fut de le relever de sa gérance,
car moins que jamais ses obsessions ne lui agréaient. En dépit de
la fatale scène du Hochjorh, Wally espérait encore gagner l'amour
de Joseph. A peine rentrée au village, elle était devenue, par le
charme étrange de sa personne non moins que par sa fortune, le
point de mire de tous les fils nubiles à dix lieues à la ronde; aucun
d'eux toutefois n'était de taille à mettre à merci une telle femme.
^ Celui qui pourra se vanter d'avoir eu de moi un baiser, dit-elle
un jour par bravade, celui-là je l'épouse; mais quiconque n'a pas
assez de nerf pour me ravir un baiser ne possédera jamais la fer-
mière de la Sonneplatte. — Et chacun de tenter l'aventure, dans
l'espoir de prendre au mot la jeune fille. Celle-ci s'amusait de ce
jeu sauvage où brillait sa force supérieure; elle savait que son nom
circulait au loin, et elle pensait que Joseph ne pourrait manquer
de venir à son tour.
Joseph pourtant ne venait pas. Wally, en revanche, finit par être
mise au courant des assiduités du chasseur auprès d'une certaine
Afra, servante à l'auberge de Zwieselstein. Afra était cette même
jeune fille en compagnie de laquelle le tueur d'ours avait franchi
l'année pi-écédente le Murzoll. iNul doute n'était plus permis: un
jour que Joseph avait reçu quelques blessures en domptant un tau-
DEUX ROMANS d'oUTKE-RIIIN. 363
reau furieux dans la grande rue de Zvvieselstein, ladite Afra, prise
d'un clan de tendre angoisse, avait sauté devant tout le monde au
cou du garçon. Si grand que fut l'orgueil de Wally, son amour l'em-
portait encore sur son orgueil ; loin de renoncer au chasseur, elle
n'eut plus qu'une seule pensée : l'enlever à sa rivale. Elle afficha
tout à coup le goût du luxe et des atours; lors de la procession
de la Fête-Dieu àSolden, on la vit se joindre au cortège dans une
toilette pleine de froufrous et de tintemens argentins : elle avait
compté attirer de la sorte l'attention du fier chasseur; il eut à peine
l'air de l'apercevoir et partit sans lui avoir adressé la parole. Dans
son dépit, l'arrogante fermière s'en prit à la servante de Zwiesel-
stein, et, laissant jaillir l'écume bouillonnante de sa jalousie, elle
lui reprocha publiquement son impudeur et railla du même coup ce
vaillant tueur d'ours qui aimait mieux, disait-elle, « une bonne
amie qui de prime abord vous saute au col » qu'une femme dont il
faut commencer par faire la conquête et avec laquelle on court le
risque d'essuyer une piteuse déroute.
Dès ce moment, Wally leva l'ostracisme dont elle avait frappé
Yincent, et comme Vincent, en homme avisé, non-seulement ne
soufflait plus mot de son amour, mais encore avait grand soin d'être
informé de tout ce qui se passait dans l'OEtzthal et particulièrement
à Zvvieselstein, la jeune fille sentait ses méfiances se dissiper peu à
peu. Yincent néanmoins n'avait pas renoncé à ses visées. Un jour,
après avoir bien attisé la jalousie de Wally au sujet d'Âfra, il remit
brusquement sur le tapis ses prétentions d'épouseur. Repoussé de
nouveau avec une dureté sarcastique, le bilieux garçon, qui atten-
dait depuis longtemps cette heure décisive, tira de sa poche un pa-
pier : c'était le testament du Stromminger. Le bonhomme, avant de
mourir, avait trouvé moyen d'asséner à sa fille un dernier coup de
poing; en stipulant que, si dans le délai d'une année elle n'épousait
pas Gellner, la ferme avec toutes ses dépendances appartiendrait à
celui-ci; Wally en serait réduite à sa légitime. Or les douze mois
allaient expirer, et Vincent était résolu a faire valoir ses droits.
Pour toute réponse, la fière montagnarde se déclare prête à faire
ses paqueis et à retourner au MurzoU avec son vautour. A ce coup,
l'impétueux amant est hors des gonds. Dans un accès de douleur
sauvage, il se jette aux pieds de la jeune fille : argent, prés et bois,
qu'est-ce que cela? C'est Wally qu'il lui faut; c'est elle qu'il a
compté prendre au testament comme au trébuchet. Tous les do-
maines du monde sans Wally, il s'en soucie bien; le Hodijoch
avec Wally, voilà tout son rêve. Ce disant, il déchire le papier et en
disperse au vent les morceaux.
Au même instant, par un coup de théâtre fort heureusement ima-
giné, apparaît le messager de Sôlden. En présence de Vincent fou-
364 REVUE DES DEDX MONDES.
droyé, il annonce à la fermière de la Sonneplatte que Joseph l'a
chargé de l'inviter solennellement à la danse pour le jour de la
Saint-Pierre; le rendez-vous aura lieu le surlendemain à l'hôtellerie
du Cerf. Dans les usages locaux, une pareille invitation passe pour
l'équivalent d'une demande en mariage. Cette fois enfin Wally a de
bonnes raisons pour se parer; aussi s'attife-t-elle de ses plus riches
bijoux, et dans la poche de sa robe d'hyménée elle glisse par sur-
croît deux cadeaux de circonstance, destinés à celui que tout le vil-
lage avec elle considère déjà comme son époux : une belle pipe en
écume de mer et un anneau.
Jamais danse de fiançailles n'avait excité à ce point la curiosité
des montagnards; il était venu du monde de toutes les localités
circonvoisines; dans ce public figurait avant tout le bataillon fort
respectable des prétendans évincés. Joseph, arrivé sous la grande
porte de la ferme, prit par la main Wally, qui étouffait de joie et
d'orgueil , et la conduisit en cérémonie à l'enseigne du Cerf. Les
façons du jeune homme n'étaient pourtant pas celles d'un épouseur;
sa physionomie avait un air étrange, presque farouche; de plus, —
était-ce intention ou hasard? — il avait mis à l'envers la plume de
coq de son béret, comme c'est l'habitude des montagnards en quête
d'une querelle. En pénétrant dans la salle de bal, Wally frôla Benoît
Klotz, qui était présent, lui aussi, et qui l'avertit tout bas d'être en
défiance; mais de quoi Wally, au bras de celui qu'elle aimait, eût-
elle bien pu se défier? Déjà les couples sont en place et l'orchestre
n'attend qu'un signe : Joseph, lâchant la main de Wally, se place
devant la jeune fille dans une attitude presque solennelle et lui dit
à haute voix, de façon que tous entendent : — Wally, j'espère qu'a-
vant de danser avec toi, je vais avoir le baiser qu'aucun de tes pré-
tendans n'a pu te ravir. — Et comme Wally, après un moment d'hé-
sitation, hausse timidement sa figure jusqu'à celle du chasseur :
— Non pas, reprend ce dernier, je veux conquérir ton baiser et non
en être gratifié. Allons, défends-toi, et ne me fais pas la partie plus
belle que tu ne l'as faite aux autres; sinon il n'y aurait pour moi
aucun honneur.
A ce mot, le sang des Stromminger se réveille en Wally; rouge
de honte et de colère, elle se redresse et défie Joseph. Devant toute
l'assistance endimanchée s'engage un duel sauvage, effréné, dont
chaque péripétie provoque dans la salle de malicieux éclats de rire.
Le tueur d'ours l'emporte enfin; il conquiert son baiser, non sans
avoir durement peiné. Un hurra universel retentit; la pauvre fian-
cée s'est affaissée demi-morte sur la poitrine du chasseur; mais lui,
la repoussant : — Doucement, dit-il d'un ton moqueur, il ne m'en
faut pas davantage. — Et comme la jeune fille le regarde d'un air
effaré: — Ahçà! reprend-il, t'es-tu figuré que j'étais venu en
DEUX ROMANS D OUTRE-RHIN. 365
épouseur? Non pas. Dernièrement, à la procession, tu as dit devant
tout le monde qu'Afra était ma bonne amie parce qu'elle était de
facile abord; tu as ajouté que le tueur d'ours n'avait pas le courage
de s'attaquer à la Fille au vautour.*. J'ai voulu te montrer que je
pouvais venir à bout de toi. C'est assez; le baiser que je t'ai pris,
je vais le porter à mon Afra en expiation du tort que tu lui as fait.
Et vous autres, ajouta-t-il d'un air étrange, épargnez-moi vos ap-
plaudissemens.
La fête est close avant d'avoir commencé; toute la troupe des
prétendans mal en point est partie, hennissant de plaisir; deux
personnes seulement sont restées auprès de Wally : Benoît Klotz et
Vincent Gellner. Benoît le premier s'approche d'elle et lui demande
ce qu'il faut faire, ce qu'elle attend de son amitié. — Ce que je veux?
s'écrie-t-elle, je veux qu'il meure. — L'honnête Klotz recule épou-
vanté : — Dieu te garde! Wally, — répond-il en guise d'adieu, et
il quitte la salle à son tour. Vincent, lui, s'est avancé vers la jeune
fille, l'étincelle aux yeux — Wally, parles-tu sérieusement? — Elle
lève la main pour jurer : — Celui qui le déposera mort aux pieds
de son Afra, celui-là je l'épouse, aussi vrai que je m'appelle Wall-
burga Stromminger.
La nuit suivante , deux coups de feu retentissent au bord de
l'Ache, dans la direction de Zwieselstein. Wally, qui n'est point
couchée, entend la détonation. Qui peut chasser à cette heure? Mais
non , personne ne chasse. Un éclair traverse l'esprit de la jeune
femme : si c'était Vincent qui... Elle se souvient de l'horrible pa-
role qu'elle a proférée la veille dans sa colère; mais, depuis la
veille, sa colère s'est éteinte dans son amour, qui, lui, est inextin-
guible. Malgré tout, elle pardonne; ce crime qu'elle souhaitait, elle
ne veut déjà plus qu'il s'accomplisse. Éperdue de terreur, elle se
précipite au dehors, elle court au logis de Vincent. Le jeune
homme est absent, et sa carabine n'est point à son clou. Elle veut
cependant douter encore; mais, à deux pas de là, elle rencontre
Vincent lui-même , tout pâle, le fusil à l'épaule. Vincent a en effet
tiré sur Joseph, et la façon dont il raconte la chose à Wally est ef-
frayante de simplicité et de vérité.
« C'a été une rude besogne, dit-il en s'essuyant le front; je n'au-
rais pas cru, ma foi, qu'il viendrait sitôt se mettre au bout de mon
fusil. Le diable seul sait ce qui l'a fait rôder comme cela dans la
nuit! Imagine-toi, j'avais l'intention de me mettre en route de
bonne heure pour arriver à Sôlden dès le matin, avant qu'il fût
levé, et voilà que, du premier pas, il me tombe sous la main. C'est
égal, il faisait encore trop sombre; la première balle l'a manqué,
et l'autre l'a seulement effleuré. Il a dû tout de même être étourdi,
car il a chancelé sur le sentier et s'est appuyé au garde-fou. J'ai
366 REVUE DES DEUX MONDES,
saisi le moment, je me suis jeté sur lui par derrière, et je l'ai poussé
par-dessus le parapet. » Ainsi s'était accompli, soit dit pour mé-
moire, l'arrêt du bonhomme Murzoll.
Au moment où la fermière de la Sonneplatte, affolée par l'épou-
vantable forfait de Vincent, entraîne le jeune homme pour le pré-
cipiter avec elle dans l'Ache, à l'endroit même où le crime a été
commis, un appel expirant de détresse monte du fond de l'abîme.
Wally s'arrête et lâche sa proie; elle a reconnu la voix de Joseph.
Le chasseur n'a pas roulé jusque dans l'eau du torrent; il a été
retenu, agrafé dans sa chute par quelque saillie de rocher. La jeune
fille vole aussitôt par tout le village, criant à l'aide et frappant aux
portes. Bientôt les gens sont sur pied; on apporte toutes les cordes
qu'on peut trouver, on les lie fiévreusement bout à bout, et l'on
forme la chaîne au bord du plateau; mais qui osera plonger dans
le gouffre pour y chercher la victime? Qui? Ce sera Wally, la déni-
cheuse de vautours. En un clin d'oeil, elle a escaladé la balustrade ;
les villageois, la sueur de l'angoisse au front, dévident le câble en
tâtant chaque nœud au passage. L'ancien du village commande la
manœuvre. La pelote file appesantie de plus en plus; puis soudain
elle se détend et flotte dans l'espace. Une des attaches aurait-elle
manqué? Non; la corde, halée, résiste; Wally a posé le pied quel-
que part; mais, bien que le crépuscule commence à poindre, une
pluie fine et glacée, qui tombe dans le gouffre, empêche d'y rien
discerner. Un second engin de sauvetage, apporté par le Kletten-
maier, est jeté aux mains de la plongeuse pour qae celle-ci y at-
tache Joseph. Après plusieurs minutes d'une anxieuse attente, une
secousse imprimée d'en bas aux deux cordes annonce aux travail-
leurs qu'ils peuvent maintenant tirer à eux. C'est le moment le plus
critique, car il faut que le halage de l'un et l'autre câble s'effectue
bien à l'unisson; une seconde de relâchement et tout est perdu. Les
villageois affermissent leurs pieds sur le sol : les veines se gonflent
aux jambes, aux bras et aux fronts, et bientôt la double épave
émerge au travers du brouillard; Wally et Joseph sont sauvés.
Il va sans dire que Joseph n'est point mortellement blessé ; Wally
l'a fait transporter chez elle, l'a confié aux soins d'Afra, et s'en est
retournée au Hoclijoch pour y expier sa faute et y dévorer sa dou-
leur dans la solitude. Vincent a disparu; on apprend bientôt qu'il
s'est suicidé en Italie. Joseph, de son côté, finit par se rétablir; libre
à lui désormais d'épouser Afra et de rester au domaine de la Sonne-
platte, dont Wally déclare se dessaisir en sa faveur; mais que de-
viendrait la conception romanesque si Joseph n'aimait pas Wally?
Il l'aime effectivement, il l'a aimée de tout temps; un mauvais sen-
timent d'orgueil l'a seul empêché d'en convenir, et s'il a montré
tant de sollicitude pour la servante de Zwieselstein, s'il l'a vengée
DEUX ROMAXS d'oUTRE-RUIN. 367
si durement des insultes de Wally, c'est qu'Afra est sa sœur natu-
relle; le respect dû à la mémoire de leur mère les avait contraints
l'un et l'autre à garder le silence sur cette parenté. Telles sont les
révélations que Joseph lui-même fait à Wally, dès que ses forces
lui ont permis de grimper au Murzoll; il ajoute que, dans cette nuit
fatale où il avait été assailli par Vincent, c'était le remords de son
odieuse conduite à la salle de danse qui l'avait poussé à rôder vers
la Sonneplatte; il voulait, dès l'aurore, frapper à la fenêtre de la
jeune fille, faire à celle-ci amende honorable et lui prodiguer ses
tardives tendresses de fiancé. A ces aveux, Wally ne répond que par
une explosion d'amer désespoir; Joseph la croit folle, il ne sait pas
que c'est elle-même qui a convié Vincent au meurtre; en apprenant
de sa bouche l'affreuse vérité, il recule d'abord de terreur; mais
lorsqu'elle ajoute qu'en cette nuit sinistre elle est sortie, elle aussi,
sous le double aiguillon de l'amour et du remords pour empêcher,
s'il était possible, l'accomplissement du forfait, lorsqu'elle lui re-
trace les longs tourmens qu'elle a endurés à cause de lui, la sur-
prise douloureuse du chasseur se fond dans une décisive expansion
de tendresse et de reconnaissance ; en la femme jalouse et offensée
qui a voulu le faire périr, il ne voit plus que l'amante héroïque qui
l'a sauvé; il la relève doucement et place, en signe de pardon, son
bras sur le sien.
(( La nuit était tombée; du haut du ciel une figure souriante con-
templait affectueusement les fiancés : c'était le disque de la pleine
lune qui avait émergé sur la montagne. Déjà les ombres du soir
s'étaient épandues dans les vallées; il était trop tard ce jour-là pour
redescendre du Hochjoch. Ils rentrèrent dans la hutte, allumèrent
du feu et s'assirent au coin du foyer. Quelle douce causerie après
un silence de tant d'années ! Sur le toit, le vautour rêvait qu'il se
bâtissait un nid; le vent résonnait autour de la cabane comme une
harmonie de harpss nuptiales, et à travers la lucarne pénétrait le
scintillement d'une étoile. » N'ai-je pas déjà dit que l'églogue avait
parfois couleur d'épopée ?
II.
De la Geier-Wally au Médecin de l'âme, il y a, au point de vue de
l'art et du genre, tout un abîme à franchir. Le pittoresque récit
dont on vient de prendre une idée est sans nulle apparence de
thèse; un Médecin de l'âme au contraire est ce qu'on nomme un
roman didactique et démonstratif; l'action s'y complique d'une
controverse, le drame y est gros d'une moralité. Si, dans une
œuvre de cette nature, la conclusion coule de source, si la dispute
des idées est conduite avec une entière impartialité, si rien n'y est
ôbS RETUE DES DEUX MONDES.
sacrifié au profit d'une cause exclusive, le romancier a réussi dans
sa visée essentielle : il l'a emporté sur le fond; mais si volontaire-
ment ou à son insu l'auteur a faussé les termes du débat, s'il a res-
treint ou laissé dévier l'enquête selon les besoins de sa plaidoirie,
alors, quelque talent qu'il ait déployé, si habile qu'il se soit mon-
tré dans la mise en œuvre, il n'a fait qu'un travail d'artiste ; le
penseur en lui a manqué le but. Ce point dûment établi, et sans
vouloir peser chaque chose dans une fine balance, je vais tâcher de
mettre en leur jour les qualités et les défauts du roman social et
philosophique qu'a écrit M'"« de Hillern.
Ernestine Hartwich est la fille d'un hobereau de l'Allemagne du
Nord qui exploite une distillerie à Unkenheim. Elle a eu en naissant
l'irréparable tort de frauder l'espoir d'un père qui avait compté sur
la venue d'un garçon; aussi porte-t-elle lourdement le poids de sa
faute originelle. Pour elle comme pour Florence Dombey, dans le
roman de Charles Dickens, il n'y a au monde que rebuffades et
brutalités. Dès ses premières lueurs de raison, la souffreteuse Er-
nestine, qui a grandi sans mère et au hasard, épèle vaguement
l'énigme de sa destmée. Ces mots : « Ce n'est qu'une fille! » qu'elle
a entendu tant de fois répéter autour d'elle ne lui sortent pas de
l'esprit, et l'on sait quel labour silencieux opère dans la cervelle
d'un enfant l'obsession d'une idée fixe. Après avoir bien réfléchi à
son sort, la pauvrette se dit qu'il dépend d'elle de le corriger : si
c'est pour leur force et leur vaillance que l'on estime tant les gar-
çons, elle s'efforcera d'égaler ceux-ci en mâle énergie. Le maître
d'école d'Unkenheim n'assure-t-il pas déjà qu'elle a plus d'esprit
et qu'elle apprend mieux qu'aucun garçon? Le reste viendra par
surcroît, il ne s'agit que de le vouloir. Et la fillette de passer in-
continent de la théorie à la pratique. Invitée chez une châtelaine
du voisinage, M™^ la conseillère Môllner, elle y trouve sur la pe-
louse une nombreuse société d'enfans de l'un et l'autre sexe. Ernes-
tine se mêle à leurs ébats avec le dessein bien arrêté de surpasser
chacun en vigueur et en adresse. Elle y réussit en effet; mais, au
lieu d'obtenir le triomphe qu'elle attendait, elle ne récolte que jalou-
sies, colères et mauvais traitemens; dans l'ardeur du jeu elle a
bosselé un front, fait un accroc à une robe ; en revanche, ses cama-
rades l'ont outrageusement battue, et l'un d'eux a même failli la
noyer dans le bassin; ce qui n'empêche pas toutes les mères de s'é-
loigner d'elle avec épouvante comme d'une créature sauvage et
brutale; « c'est une petite virago, un vrai garçon, » crient les
grandes personnes à la ronde : de sorte qu'en dépit des douces pa-
roles de consolation que lui adresse la conseillère, Ernestine, ou-
trée de tant d'injustice, se sauve sans souper avec ses vêtemens
ruisselans d'eau à travers la nuit. Dès qu'elle s'aperçoit de sa
DKLX ROMANS d'oUTRE-BIIIN. 369
disparition, M'"" Môllner envoie à sa recherche son fils Jean, beau
jeune homme d'une vingtaine d'années, qui vient de passer le ma-
tin même, de la façon la plus brillante, ses examens de doctorat.
Jean rattrape l'enfant, toute pantelante, au milieu du bois, et se met
en devoir de la ramener auprès de sa mère ; mais Ernestine résiste;
elle se dégage des mains de ce nouveau persécuteur et grimpe
comme un écureuil à un chêne. Jean, qui n'en veut démordre, es-
calade le tronc à son tour. La fillette bat en retraite de branche en
branche, et finit par se réfugier, sans autre souci du péril, au bout
le plus extrême d'un rameau. Celui-ci casse sous le poids, et Môll-
ner n'a que le temps d'allonger le bras pour saisir l'enfant avant
qu'elle tombe; cette scène nocturne est pleine de vivacité et de
poésie; on devine que tout le charme est dans les détails, dans les
impressions des personnages, que nulle analyse ne saurait rendre.
Disons tout de suite que ce prologue du roman en est avec la fin
la partie la plus vivante et la mieux venue, et cela tient précisé-
ment à ce qu'on n'y voit pas surnager la thèse. L'existence d'Er-
nestine au milieu des tristes bâtimens de la distillerie, entre un
père ivrogne, paralytique, et un oncle froid et retors qui exerce sur
elle comme sur tout le monde une domination absolue, est dépeinte
avec une très grande vérité de traits et de couleurs. Le personnage
de l'oncle Leuthold est particulièrement réussi. Ce Leuthold avait
commencé par être professeur de chimie à Marburg; mais, s'étant
approprié par un odieux larcin une découverte scientifique d'un de
ses collègues, il avait dû quitter l'université. Il s'était alors marié
avec la fille d'un aubergiste et avait pris la direction de la fabrique
de son beau -frère. Là, tant par persuasion que par menaces, il
avait extorqué au vieux Hartwich un testament bien en règle qui lui
assurait dans l'avenir la possession de toute la fortune au détri-
ment de sa nièce. Au physique, Leuthold est distinction pure : front
serein, doux parler, manières souples et insinuantes, un de ces
hommes reptiles tels que chacun de nous en a rencontré; au demeu-
rant, nature très complexe et quelque peu contradictoire. Toutes
ses vilenies, à y bien regarder, procèdent d'un mobile unique, l'a-
mour de la science; son ambition est de devenir un chimiste hors
ligne et un physicien sans rival ; seulement il n'a point le temps
d'attendre; pour s'élever dans sa sphère, il lui faut d'emblée et
coûte que coûte ce hausse-pied qu'on appelle l'argent. « Là où l'ar-
gent et l'intelligence sont réunis, dit-il à sa femme Berthe, robuste
et triviale ménagère qui n'entend rien à ses visées de savant, on
prend les hommes comme des mouches à la glu. » Et tandis que le
bonhomme Hartwich, frappé d'une dernière attaque d'apoplexie,
agonise misérablement dans une chambre voisine, Leuthold et sa
TOMB XX. — 1877. 24
370 RE\rUE DES DEDX MONDES.
moitié devisent, le cœur léger, de leur prochain changement de for-
tune; mais ils ont compté sans les reviremens de la dernière heure.
Quelques jours auparavant le hobereau, dans un accès de colèr
furieuse, a indignement maltraité sa fille; le vieux docteur Heim,
un ami de M™" Môllner, profite des remords tardifs du moribond
pour lui faire signer un second testament en faveur d'Ernestine.
L'oncle demeure toujours tuteur de sa nièce; mais il n'héritera des
biens que si celle-ci meurt sans s'être manée.
En apprenant la ruine de leurs espérances, Leuthold et sa femme
sont d'abord comme anéantis; puis une altercation violente s'élève
entre eux; chacun accuse l'autre d'avoir manqué au dernier moment
d'habileté et de vigilance. Une fois en veine de griefs, l'irascible
couple tisonne à tour de bras dans le passé, et, à force de remuer
leurs souvenirs communs, ils aperçoivent nettement une chose que
le retrait de l'héritage laissait bien à nu, à savoir leur inc(>rapatibi
lité absolue d'humeur. Il y a ià une excellente scène de comédie.
Berthe la première, dont la langue est la plus alerte, prononce le
mot de séparation; son époux le saisit au vol; en un clin d'oeil l'af-
faire est réglée; sans bruit, sans éclat, la grosse ménagère rega-
gnera l'hôtellerie paternelle, et quant à la petite Gretchen, fruit de
cette union si mal assortie, elle restera provisoirement auprès de
son père.
Alors commence ce que l'auteur appelle « le meurtre d'une
âme. » Armé de ses droits de tuteur, Leuthold se sent maître encore
de la situation, et il a bien vite imaginé tout un plan nouveau qui
lui rend barres sur l'avenir. Il sera lui-même et lui seul l'éducateur
de sa nièce; il exercera sur ses sentimens et sur ses pensées une
surveillance et une action de tous les instans; il en fera en quelque
sorte 1g blocus : chaque fibre de son être et chaque nerf de son cer-
veau ne vibreront qu'à sa volonté. L'étrange précocité intellectuelle
d'Ernestine, ses élancemens déjà passionnés vers je ne sais quelle
gloire virile et les plus hautes abstractions de la science humaine
sont pour Leuthold un sûr garant de réussite : il la façonnera peu
à peu à son gré et à son image. « Je t'apprendrai, lui dit-il, ce
qu'aucune femme n'a jamais su, et à vingt ans tu exciteras l'envie
et l'admiration des hommes eux-mêmes. » Quelle revanche pour
elle, après tant d'humiliations dont sa triste enfance s'est vue abreu-
vée ! Aussi Ernestine s'abandonne-t-elle avec une sorte d'ardeur
fiévreuse à la discipline et aux enseignemens de ce maître austère,
grâce auquel elle se sent grandir, jour par jour, devant les autres
et devant elle-même ! Leuthold a d'ailleurs pris soin que nulle in-
gérence étrangère ne vînt traverser son œuvre et troubler la fac-
tice sérénité de l'atmosphère où vit Ernestine. M'"' Môllner, son fils
DEUX ROMANS d'OUTRE-RIIIN. 371
Jean, le vieux docteur Ileim, eussent été d'incommodes témoins de
ses agissemens ; aussi, sous prétexte que le froid climat de l'Alle-
magne ne valait rien pour la maladive enfant, s'était-il hâté de se
soustraire à tout regard soupçonneux en partant avec sa pupille
pour l'Italie.
Douze ans se sont écoulés. M"^ Môllner a perdu les trois quarts
de sa fortune, et son fils s'est fait professeur à l'université de N...
Au moment où s'ouvre la seconde partie du récit, nous trouvons
réunis chez Jean Môllner les principaux membres de la faculté de
médecine et de philosophie; parmi eux est le docteur Heim, qui oc-
cupe la chaire de pathologie, et qu'on n'appelle plus que « le Nestor
de la science. » Un événement extraordinaire défraie l'entretien du
docte cénacle ; une jeune fille a demandé à suivre les leçons de la
faculté et à y conquérir ses grades; à l'appui de sa démarche, elle
a envoyé un travail dont on donne lecture et qui a pour titi'e : des
Mouvcmens réflexes clans leurs rapports avec la liberté morale.
Examen fait de l'écrit, on tombe d'accord que cet essai de physio-
logie révèle de très remarquables aptitudes; mais là n'est pas le
point sensible du débat : il s'agit de savoir quelle réponse sera ren-
due à la postulante, qui n'est autre, on le devine, qu'Ernestine
lïartwich. Là-dessus un conflit d'opinions éclate. Après qu'on a bien
argumenté pour et contre, il est décidé par cinq voix contre trois
que, toute appréciation de capacité mise à part et uniquement pour
le principe, les femmes demeureront exclues des cours de la faculté.
La réserve introduite dans la formule de l'arrêt venait fort à point
pour sauver d'une fâcheuse déconvenue l'infaillibilité intellectuelle
de l'aréopage, car un instant après on apprenait par une lettre de
sa magnificence, vulgo du recteur, que le lauréat jusqu'alors in-
connu du dernier concours ouvert sur les i^l^énomènes de la vision
était non pas, comme on l'avait supposé, un des docteurs ensei-
gnans de l'université, mais bien Ernestine elle-même.
Les leçons de l'oncle Leuthold avaient donc porté fruit ; la pu-
pille avait en soi l'étoffe d'une savante. Par surcroît, la rachitique
et laide enfant que les soins du vieux Heim avaient jadis sauvée de
la mort était devenue une belle jeune fille, d'apparence toujours un
peu maladive, mais d'un charme sévère et tout idéal. De retour en
Allemagne, elle s'était installée avec son tuteur dans un vieux châ-
teau, près du village de Hochstetten, à deux lieues de N... L'endroit
avait été de tout temps mal famé ; les paysans prétendaient qu'il
était hanté et s'en écartaient craintivement comme d'une officine de
sorcellerie. Cette considération seule eût suffi pour déterminer le
choix de Leuthold , qui ignorait que les Môllner avaient quitté Un-
kenheim. Plus que jamais il avait besoin de mystère et de solitude;
372 REVUE DES DEUX MONDES.
il avait réussi jusqu'alors à tenir Ernestine en dehors du monde, à
la rendre pour ainsi dire étrangère à l'humanité. Rompue à une dis-
cipline presque claustrale, la jeune fille, durant douze années, n'a-
vait vécu que pour l'étude et la réflexion ; le regard pénétrant du
maître n'avait jamais surpris en elle une velléité sérieuse de ré-
volte; mais un hasard ne pouvait-il à tout instant remettre en
question le succès d'un plan si laborieusement mené?
Les temps difficiles étaient venus en effet. Déjà c'était à l'insu de
son tuteur et malgré ses formelles défenses qu'Ernestine avait fait
sa démarche pour être admise aux cours de la faculté; à son insu
également elle avait écrit au bon docteur Heim, dont elle avait
gardé un souvenir plein de gratitude. La jeune fille, surmenée
par un travail opiniâtre, se sentait sérieusement malade et avait
besoin de l'assistance d'un praticien émérite qui fût en même temps
un ami. Au lieu de Heim, et par son consentement, ce fut Jean
Môllner en personne qui, durant une absence de Leuthold, se pré-
senta chez Ernestine. II l'avait aperçue d'aventure un soir se prome-
nant, d'un air pensif et fatigué, dans le jardin du vieux château, et
à l'idée que cette jeune femme, si pleine de nobles fiertés, n'était
autre que le petit lutin femelle qu'il avait jadis poursuivie comme
un chat sauvage sur la ramure grinçante du chêne d'Unkenheim,
tout un flot de souvenirs émus lui avait soudain monté au cœur.
L'entrevue d'Ernestine et du jeune homme dans la bibliothèque
du château est racontée avec une sorte de charme mystérieux et
une précision poétique de détails qui échappent à toute analyse.
Jean, pour cette fois, ne se fait pas connaître; mais, à l'abri du
nom vénéré de Heim, il essaie de sonder dans ses replis la pensée
de la solitaire ; il lui avoue qu'il vient en « médecin de l'âme » au-
tant et plus qu'en médecin du corps, et comme l'ombrageuse Er-
nestine s'étonne du tour singulier que prend la consultation, il lui
déclare sans ambages qu'il est un des membres de la faculté qui
lui ont par leurs votes fermé le champ universitaire : non pas qu'il
la range parmi ces femmes affolées d'orgueil pur qui veulent, coûte
que coûte, tenir des rôles en vue sur la scène du monde; il la con-
naît mieux qu'elle ne croit, il sait que l'amour de la science est le
feu sacré qui l'enflamme ; mais, par la voie aride et périlleuse où
elle chemine solitairement, peut-être se heurtera- 1- elle à de
grandes douleurs et à d'amères désillusions qui lui feront regret-
ter de n'avoir pas pris un autre chemin. Devant un pareil langage,
Ernestine ne sait que penser ; elle est tout ensemble émue et trou-
blée; sous la cuirasse dont son tuteur l'a revêtue, elle a senti
comme une onde tiède courir dans ses veines. En vain se redresse-
t-elle de toute la hauteur de son orgueil en face de cet adversaire
DEUX ROMANS d'oCTBE-RIIIN. 373
inattendu qui l'attaque avec des armes qu'on ne lui a pas appris à
manier : Jean parti, elle demeure rêveuse, et pour la première fois
depuis des années les heures s'écoulent sans qu'elle songe à se
mettre au travail. Son tuteur l'aurait-t-il trompée? Y aurait-il vrai-
ment au monde d'autres joies et des joies plus vives que celles que
procurent les triomphes de l'intelligence? La satiété de l'esprit en-
gendrerait-elle le vide du cœur? Qui a raison, du froid et sévère
éducateur, dont le dévoùment, après tout, l'a faite ce qu'elle est,
ou de cet inconnu à l'œil clair, au parler chaud et vibrant, qui, si
soudainement, s'est introduit dans sa vie? Mais celui-ci est-il vrai-
ment un inconnu? En quel temps, en quel lieu a-t-elle entendu
déjà cette voix sympathique et considéré ce loyal visage? Il lui a
semblé en l'écoutant, en le regardant, qu'elle percevait tout à coup
comme un souffle de vent du soir dans le branchage : qu'était-il
donc, et pourquoi venait-il la distraire de son recueillement et de
sa solitude?
Bien que le trouble de sa pupille, sa langueur inaccoutumée au
travail, n'eussent pas échappé à l'œil clairvoyant de Leuthold, il
s'était vu obligé par des soucis plus pressans de se relâcher de sa
surveillance. L'avisé tuteur avait continué, sous un faux nom, d'ex-
ploiter la disiillerie d'Unkenheim. Seulement, obsédé de la crainte
qu'Ernestine et sa fortune ne finissent par lui glisser des mains, il
avait voulu parer à toute éventualité en se lançant dans de gigan-
tesques spéculations. Le résultat avait déçu ses calculs ; au moment
même où l'ennemi, en la personne de Jean Môllner, faisait irrup-
tion dans son intérieur, Leuthold était informé par une lettre de son
contre-maître, qui était en même temps son affidé, que les choses
allaient de mal en pis et que la banqueroute était imminente; tout
le capital d'Ernestine se trouvait englouti dans la catastrophe.
L'oncle dut prendre en hâte la route d'Unkenheim. Il va de soi
qu'en son absence la pupille achève de rompre son ban; elle pousse
une première et timide reconnaissance au milieu de ce monde
réel, qui n'a eu jusqu'ici pour elle que la valeur d'une abstraction.
Son début n'y est pas heureux. Elle se heurte tout d'abord à des
partis-pris, à des préjugés que son orgueil dédaigne de combattre
et qui ne font que réveiller en elle les amers souvenirs de son en-
fance. Pour la vieille dame Môllner, chez laquelle Jean l'a intro-
duite, la jeune Hartwich n'est qu'une déclassée, une créature so-
cialement déchue, dont la place ne peut être ailleurs que sur des
tréteaux. A la pensée de voir une telle femme, une « matérialiste, »
devenir jamais l'épouse de son fils, l'âme bourgeoise de la conseil-
lère s'effarouche et se cabre. Par contre, à l'idée de se mettre en
vasselage pour la vie dans cette société de philistins qui ne sait pas
374 REVUE DES DEUX MONDES,
même ce que signifie, en son acception la plus haute et la plus
honnête, le mot d'émancipation, le cœur d'Ernestine retourne à sa
sauvagerie native. « Ce n'est qu'une fille, » répétait autrefois son
père; « ce n'est qu'une femme, » répète aujourd'hui le monde. Eh
bien! puisqu'il le faut, elle demeurera rivée à Leuthold; elle ou-
bliera Jean et son rêve d'amour à peine ébauché. « Madame, dit-
elle en partant à la conseillère, je n'ai jamais songé à devenir la
femme de votre fils, encore moins, si cher qu'il me soit, à lui faire
le sacrifice de mes idées et de mes études. Je n'ai rien souhaité de
plus que le bonheur de pouvoir donner à un homme au monde le
nom d'ami; ce bonheur même, je saurai y renoncer, rapportez-vous-
en à moi. Adieu. » Et, comme jadis, toute petite, elle s'était sauvée
en pleurant de la fastueuse résidence d'Unkenheim, elle s'enfuit,
le cœur brisé, de la modeste maison de N...
Ici la thèse, sinon le drame, louche à son point culminant; la
question doctrinale est posée avec tous ses termes. Si rien n'a mar-
ché à faux, on doit savoir dès maintenant où trouver le point de
la démonstration. Le trouve-t-on en réalité? Aperçoit-on d'une vue
nette où tend le conflit d'idées quiforaie la substance philosophique
du roman? Mais d'abord, que sont devenus les élémens du procès
que l'auteur avait à instruire? M'"* de Hillern a eu certainement
pour but de nous démontrer qu'une femme joue gros jeu à sortir
de sa sphère d'action traditionnelle pour aller sur les brisées du sexe
fort, que l'étude de la science pure est toujours malsaine à son
cœur, et que trop souvent, aux yeux du monde, elle encourt une
sorte de déchéance morale rien que par cet effort d'émancipation à
l'aide du travail intellectuel; mais il fallait, je le répète, que la
conclusion ressortit, non pas de circonstances extraordinaires, de
combinaisons accessoires, par lesquelles se trouvent altérées d'a-
vance toutes les données du problème, mais du fond naturel des
choses, du développement normal des faits et des caractères. Le cas
d'Ernestine ne prouve rien dans l'espèce : je vois bien que j'ai af-
faire à une âme malade; seulement la science, mise en cause, n'en
peut mais. Tout le mal gît ici dans certaines conditions d'existence
qui ne sont ni indispensables ni exigibles pour les femmes qui veu-
lent étudier la physiologie et l'anatomie. La pupille de Leuthold
est une nature déformée par un système d'éducation exceptionnel;
elle s'est développée ou plutôt étirée d'un côté unique; le cerveau
chez elle s'est boursouflé aux dépens du cœur; que dis-je, cette
« émancipée » possède à peine son libre arbitre : en tout, elle sort
de la règle, elle frise le phénomène; donc, elle ne peut faire
preuve.
Voici maintenant une autre critique qui n'est pas moins grave.
DEUX ROMANS D'oUTRE-RHIN. 375
Au lieu de s'en tenir à la méthode expérimentale, au lieu de cher-
cher la veine d'intérêt dans l'observation pure et simple, M"^» de
Hillern a cru aviver et peut-être aussi relever l'action, en faisant
intervenir sans nécessité la foi en face de la science. Certes, la
lutte de ces deux principes peut fournir, à l'occasion, de puissans
ressorts dramatiques; mais ici ce n'est nullement le cas. Tout au
plus l'auteur arrive-t-il à épandre sur son récit je ne sais quelle
vague religiosité, une nébuleuse traînée de déisme qui se résout en
une petite pluie de dissertations non moins innocentes qu'oiseuses.
Il a plu à M'"^ de Hillern de faire de Leuthold un libre penseur,
mieux encore, un athée; c'est fort bien, et l'athéisme de ce Leu-
thold tient, en mainte occasion, un langage tout à fait logique et
irréfutable; ce qui n'est ni logique ni irréfutable, c'est que l'auteur,
pour les besoins d'une thèse préconçue, impute à cet état intellec-
tuel de son personnage toutes les vilenies qu'il commet. Si Leu-
thold est criminel et haïssable, n'est-ce pas uniquement parce qu'il
est cupide, sans entrailles, et qu'il a recours à de condamnables
pratiques pour esquiver les difficultés de sa situation? Supposons
pour un instant que ce même Leuthold, dix fois athée, si l'on veut,
ne fût qu'un savant méconnu, ou un homme qui, de guerre lasse,
eût tourné le dos à l'ambition et à la gloire, pour se confiner dans
la solitude avec sa pupille et se dévouer tout entier à l'éducation
de celle-ci : en quoi, pour Ernestine, les résultats eussent-ils dif-
féré? Ses facultés en eussent-elles reçu un développement plus
normal et plus harmonique? Un pli de son existence en eùt-il été
dérangé? Non certes; dans ce cas pourtant, l'oncle Leuthold, au lieu
d'oiTrir un type odieux, eût été une figure touchante, et, en dépit
des aberrations de son système, il n'en eût pas moins incarnera
notion du devoir et du sacrifice. Je reviens maintenant au récit.
Le tuteur, on l'a vu, avait ressaisi sa pupille; mais il sentait que
désormais il ne la tenait plus qu'à demi; cet impérieux ascendant
qu'il avait jusqu'alors exercé sur elle s'était brisé. « Mon oncle, lui
avait-elle dit aux premiers mots de reproche qu'il avait essayé de
lui faire au sujet de son évasion, je vous prie de ne me plus tenir
pour un enfant qu'on morigène à sa fantaisie. S'il me plaisait de
retourner dans ce monde que je viens d'apprendre à connaître, ce
n'est pas vous qui m'en empêcheriez. Ce droit, vous ne l'avez pas
de par la loi; mais je n'y retournerai point, non, jamais. Le monde
n'est pas fait pour moi, pas plus que je ne suis faite pour lui. Peut-
être la faute en est-elle à vous, qui m'avez élevée en recluse et
séquestrée de tous mes semblables; peut-être eût-il mieux valu que
j'eusse suivi, simple d'esprit, le vulgaire sentier de la vie. Puis-
qu'il n'en a pas été ainsi, c'est vous qui aurez à répondre de voti'e
376 REVUE DES DEUX MONDES.
œuvre. Dans la voie où je suis engagée, je ne veux ni ne puis re-
garder en arrière. Je reste avec vous de mon plein gré; je continue-
rai ma tâche solitaire et studieuse jusqu'au jour où, confondant les
dédains et les préjugés, je trouverai dans la gloire un dédommage-
ment à toutes les autres satisfactions dont je me serai privée; mais,
si ce jour n'arrive pas, alors, mon oncle, sachez-le bien, je vous
maudirai. »
Dès ce moment, le tuteur, pris d'effroi, n'eut plus qu'une pensée,
s'enfuir de nouveau avec sa pupille, et cette fois jusqu'en Amé-
rique. Malgré ses protestations d'orgueil blessé, Ernestine aimait, à
n'en pas douter, Jean Môllner; si cet amour avait le temps de
prendre racine, si l'idée du mariage venait à s'emparer de l'âme
tenace de la jeune fille, Leuthold était perdu, car comment eût-il
rendu ses comptes de tutelle? Par l'entremise d'un agent transat-
lantique, il eut vite trouvé pour lui-même un emploi quelconque
dans une grande usine chimique de New-York; il mit en même
temps sous les yeux de sa nièce un projet de traité qui lui assurait
de gros honoraires pour une série de « lectures » à faire dans une
société scientifique d'outre-mer. Le titre de lauréat d'une université
allemande suffisait à ouvrir là-bas toutes les portes à la jeune fille;
Leuthold en montrait pour preuve quelques journaux américains,
où déjà l'éloge de la femme géniale s'étalait en plusieurs colonnes
dans le style de la réclame la plus ampoulée. Bien que flattée se-
crètement dans ses légitimes ambitions, Ernestine, avant de se
rendre, en écrivit sous main à Môllner. N'ayant reçu aucune ré-
ponse, elle signa enfin le traité.
De plus en plus la thèse s'efface au profit du drame pur et sim-
ple. Comme Ernestine et son tuteur s'apprêtent à quitter Hochstet-
ten, Jean Môllner apparaît sou lain; c'est le deus ex machina qui
apporte les pièces du dénoûment. La jeune fille apprend que toute
sa fortune est gaspillée, que son oncle est un faussaire, qu'on a vu
celui-ci dérober de nuit dans la boite postale du village les lettres
écrites par sa pupille, enfin que les preuves de ces fraudes mul-
tiples sont au pouvoir de MôUner lui-même. Leuthold, se voyant
perdu, se sauve à Hambourg dans le dessein de s'y embarquer au
plus vite; mais son signalement l'a devancé. Par un hasard malheu-
reux, la maîtresse de l'hôtel où il descend n'est autre que Berthe,
sa ci-devant femme. Celle-ci le dénonce, et au moment où on l'ar-
rête, il s'empoisonne avec de la strychnine. Quant à Ernestine,
qu'une horrible fièvre a saisie à la suite des révélations qu'elle a
entendues, elle est recueillie dans la maison de la conseillère, où
le docteur Heim lui sauve de nouveau la vie, en attendant que Jean
Môllner achève de lui guérir l'âme.
DEDX ROMANS d'ODTRE-IîHIIV. 377
Cette analyse n'a suivi qu'un fil de la trame dont est composé ce
long roman didactique. Pour avoir une exacte idée du talent que
M""^ de Ilillern y a développé, il faut écarter la partie polémique de
l'œuvre pour s'en tenir à l'exécution et aux détails de la ,mise en
scène. A ce point de vue particulier, le Médecin de l'âme fait bonne
figure devant la critique. Dès que l'auteur se dégage des préoccu-
pations doctrinales, sa plume excelle à trouver le point vital de la
situation, la note juste du sentiment, le côté fm et délicat de l'ana-
lyse. Encore une fois, j'ai dû laisser en dehors de mon résumé trop
succinct une foule de personnages et d'incidens épisodiques^qui jet-
tent cependant une vie singulière dans le récit ; il y a, entre autres
acteurs secondaires du drame, un pauvre maître d'école de village
qui est tout à coup atteint de cécité, et dont M'"* de Hillern a su
faire un type achevé de douleur contenue et souriante ; il y a aussi
des aperçus d'intérieurs bourgeois, — tel est par exemple le mé-
nage du professeur Herbert, — qui rappellent la façon nuancée et
minutieuse de Charles Dickens dans ses tableaux de genre les mieux
réussis. Et les paysans de Hochstetten, avec leurs passions et leurs
préjugés, comme ils respirent et comme ils se meuvent ! Ah ! ce ne
sont pas là des spectres de la caverne philosophique, ni de frêles
figures prises au décalque. Et notez qu'il en est ainsi toutes les fois
que le romancier, plantant là le dialecticien, se met à cheminer seul,
à sa fantaisie. Leuthold lui-même n'est nulle part plus vivant que
lorsqu'il laisse ses calculs et ses théories pour redevenir un homme
comme un autre. Ses impressions physiques et morales durant son
voyage en chemin de fer de Hochstetten à Hanovre, son entrevue
avec sa fille Gietchen, qu'il n'a pas embrassée depuis des années,
ses réveils de tendresse paternelle, ses remords, puis son arrivée à
Hambourg, son arrestation, la série de scènes à la fois comiques et
émouvantes qui marquent l'entrée de la pauvre Gretchen dans ce
monde réel, dont les murs épais d'un pensionnat lui ont jusqu'alors
dérobé la vue, tout cela est rendu avec beaucoup d'imagination et
tout ensemble de naturel. Aussi ne chercherai-je pas loin ma con-
clusion. On a dit, je crois, de M'"* Fanny Levvald, qui s'est posée, elle
aussi, comme un écrivain à tendances, qu'elle disserte mieux qu'elle
ne peint; pour caractériser M"'' de Hillern, il suffît de retourner le
mot et de dire qu'elle peint beaucoup mieux qu'elle ne disserte :
n'est-ce pas là en définitive une critique élogieuse pour le romancier,
ce u demi-frère du poète, » comme l'appelle quelque part Schiller?
Jules Gourdault.
LE FASTE FUNÉRAIRE
SON DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE
I.
LES TEMPS ANTIQUES.
Il n'est pas de jour qui ne ramène notre attention sur les monu-
mens funéraires par les découvertes archéologiques faites sur tous
les points à la fois. Ces découvertes ont le mérite à nos yeux de ne
pas intéresser la seule érudition : elles touchent à l'histoire, à celle
des idées comme à celle des faits. Elles sont souvent la seule lu-
mière qui nous reste sur des époques disparues sans laisser d'autres
traces que les débris qu'on trouve enfouis dans les tombeaux,
et plus d'une fois, pour les sociétés même les mieux connues, elles
éclairent d'une manière imprévue des points restés obscurs qui tou-
chent à l'art, aux mœurs, ou aux institutions. La religion surtout,
ce fond de toutes les civilisations, n'a guère eu de meilleures ar-
chives.
Cet intérêt s'est porté aussi sur les monumens funéraires de la
France, et il a contribué à lui donner une plus vive intelligence de
son passé en mettant en jeu le sentiment national, longtemps con-
fonda avec le culte monarchique. C'est ce culte qui semble avoir
été l'âme des travaux de nos savans bénédictins et des laïques éru-
dits qui jusqu'en 1789 ont coopéré aux mêmes recherches patientes
sur les sépultures et particulièrement sur celles de nos rois. La
masse partageait alors cette pieuse curiosité pour toutes les reliques
royales. Plus tard une haine aveugle et violente devait succéder,
LE FASTE FUNERAIRE. 379
impatiente d'en finir avec ce qui avait été l'objet d'une vénération
religieuse. Qui n'aurait cru alors que c'en était fait à jamais de
l'étude de ces monumens empreints d'un triple caractère religieux,
monarchique et aristocratique, profondément odieux à la démocra-
tie révolutionnaire? Eh bien, il n'en a rien été. Il s'est trouvé une
élite de chercheurs érudits, d'artistes intelligens, d'historiens cu-
rieux de tout ce qui a vécu et de tout ce qui porte une significa-
tion, pour réveiller le feu sacré de l'archéologie nationale sous les
coups mêmes de la fureur iconoclaste qui s'archarnait à détruire les
antiques sépultures et qui en jetait les débris au vent. On n'a pas
attendu la réaction royaliste pour y reprendre goût, pour ressentir
même de l'enthousiasme pour ce qui avait été, dans les derniers
siècles, au point de vue de l'art, l'objet d'une critique trop déni-
grante. C'est au lendemain du pillage de l'abbaye de Saint-Denis
et de nos autres églises que s'est réveillée la curiosité sympathique
qui devait s'attacher désormais à nos sépultures nationales. Telle
fut l'inspiration à laquelle on doit le célèbre musée des monumens
historiques formé par Alexandre Lenoir en pleine révolution, où l'on
peut voir à la fois un des symptômes et le prélude, le vrai point de
départ de tout un mouvement nouveau.
Nous voudrions essayer de caractériser les phases diverses par
lesquelles le faste funéraire à passé pendant sa longue existence
historique, les aspects principaux qu'il a revêtus, le sens qu'y ont
attaché les idées religieuses, la marque enfin qu'il a reçue des ins-
titutions politiques et sociales. Disons-le d'abord : ce faste lui-
même est un fait dont les origines morales sont telles qu'on peut
s'attendre à le rencontrer chez tous les peuples. Certains prédica-
teurs en ont porté la condamnation en termes trop absolus. Des ni-
veleurs, partant de l'idée que la mort égalise tout, en ont n]ême
contesté la légitimité. Si ces critiques ne prétendaient atteindre que
des excès trop réels nés de l'orgueil, il faudrait passer condamna-
tion; mais l'ornement des tombeaux comme la pompe des obsèques
ont évidemment aussi des origines supérieures à la vanité. Un pen-
chant impérieux nous porte à solenniser par des cérémonies et des
emblèmes les événemens importans de la destinée humaine. Le plus
solennel et le plus mystérieux de tous, la mort, appelle plus qu'au-
cun autre ces célébrations et ces symboles qui, à quelque degré
que ce soit, sont déjà un commencement de luxe funéraire. Ceux
qui sont allés jusqu'à vouloir en effacer toute trace n'ont pas vu à
quels sentimens ils se heurtaient. Si le culte des morts est une sa-
tisfaction donnée à de pieux souvenirs, il ne se rattache pas moins
à une croyance qu'on peut juger étrange sans qu'elle ait eu moins
d'empire. C'est un fait, que l'humanité a cru et éprouve encore
un singulier penchant à croire à une sorte de sensibilité chez les
380 REVUE DES DEDX MONDES.
morts, qu'il ne faut pas confondre avec la vie dans un autre monde.
On a supposé aux morts, même sous la tombe, des besoins matériels
et moraux. On a pensé leur être agréable en plaçant à côté d'eux
des objets d'utilité ou de luxe, en ornant avec soin ou même avec
magnificence leurs sépultures. Les autres raisons qui ont dû con-
tribuer au développement du luxe funéraire ne sont ni moins mani-
festes, ni moins persistantes, quoi qu'en aient pu dire ces singu-
liers égalitaires auxquels j'ai fait allusion, qui, tantôt au nom de la
religion mal entendue, tantôt au nom de la démocratie mal com-
prise, se sont opposés à ce que l'illustration, le rang, la richesse,
fussent comptés pour quelque chose là encore. Ces idées ont pu un
instant se faire jour avec la commune d'Hébert et de Chaumette;
on les rencontre dans quelques écrits qui parurent à l'époque du
directoire, quand la question des honneurs mortuaires fut mise à
l'ordre du jour avec celle de la réorganisation des cimetières; elles
étaient, s'il se peut, encore plus chimériques que tant d'autres ana-
logues qui s'inspiraient du nivellement absolu.
Tous ces mobiles devront se retrouver dans le fait que nous nous
proposons de suivre historiquement. Peut-être y rencontrera-t-on
l'explication de questions, peu éclaircies jusqu'à notre temps, qui
se rapportent à l'intelligence de ces monumens. Ainsi entouré des
circonstances religieuses, morales ou sociales qui en rendent
compte, le faste funéraire devient un des plus saisissans et sou-
vent un des plus clairs symboles des différentes civilisations.
I.
Il y a un luxe funéraire primitif dont on trouve la preuve écrite
dans les dessins, emblèmes, sculptures, qui ornent le sarcophage
ou la pierre des tombeaux. 11 se témoigne surtout par les objets
travaillés avec plus ou moins d'art qui sont déposés dans les sépul-
tures. Outre les révélations qu'ont apportées à cet égard les épo-
ques dites préhistoriques, l'étude de la vie sauvage et celle des
peuples qui habitaient l'Amérique au moment de sa découverte
sont devenues une mine précieuse d'observations. C'est surtout
dans les obsèques que se manifeste cette sorte de faste chez les
tribus indiennes. Walter Scott parle dans Waverley des clans écos-
sais où les familles les plus pauvres épuisaient leurs dernières res-
sources en repas funèbres et pour faire à leurs morts des funérailles
convenables. M. de Chateaubriand fait la même remarque, qu'on
trouve aussi chez d'autres écrivains, dans son Voyage en AjuMque,
pour les tribus américaines; il y joint une description de ces ob-
sèques qui montre qu'elles étaient aussi somptueuses que pos-
sible, Les usages mexicains rappellent les traits généraux du faste
LE FASTE FUNÉRAIRE. 381
funéraire chez les peuples européens. Telle est la coutume de re-
vêtir les défunts d'un rang élevé de vêtemens magnifiques, de leur
placer dans la bouche une émeraude, un objet d'or. Peu importe
que cette parure présente des singularités toutes locales. Ainsi,
dans telle région, lorsque le chef ou prince mourait, on lui mettait
des bac'ues aux doigts, des bracelets aux bras, un collier de tur-
quoises au cou, des pendans aux oreilles, et, ce qui paraît bizarre,
des sonnettes aux genoux : on plaçait auprès de lui son carquois
rempli de flèches et une poupée couverte de pierres précieuses.
Ailleurs la poupée ne suffit pas. Sept jeunes filles, richement habil-
lées, suivent le convoi en chantant, et sont assommées près de la
tombe, où on les jette pour tenir compagnie au trépassé. Quelque-
fois les ornemens funéraires, au lieu de peindre la douleur, attes-
tent la joie. Le mort est revêtu d'habits de fête. On lui tient des
discours pour le féliciter d'avoir échappé aux misères de la vie. On
l'accompagne de chants joyeux, de jeux, de danses, qui expriment
la gaîté. Ailleurs les défunts portent la livrée brillante non-seule-
ment de leurs professions, mais de leurs vices. Les ivrognes sont
habillés comme le dieu du vin, les libertins comme le dieu de la
volupté. Dans une autre tribu, les médecins étaient l'objet de funé-
railles somptueuses, mais n'étaient pas déposés dans un tombeau.
Leurs cendres étaient conservées pour servir de remèdes, comme
si la sépulture la plus honorable pour eux était le corps même des
malades qu'ils guérissaient par une vertu surnaturelle. Les tom-
beaux mexicains étaient souvent magnifiques et couverts d'em-
blèmes. Dans toutes ces coutumes apparaît l'idée de la survivance.
Un écrivain du xvi^ siècle écrit, non sans quelque naïveté, à ce
sujet : u Les Mexicans, quelque bestise qu'on leur attribue, ne sont
point si lourdaux qu'ils ne pensent bien leurs âmes être immor-
telles et ne s'anéantir point avec le corps. Au contraire, ils croyent
qu'elles sont tormentées ou bienheureuses en l'autre monde, selon
que bien ou mal elles se sont portées en cestuy-cy : et c'est le but
où tend toute leur religion, et ce que plus ils taschent de donner
à entendre par toutes leurs cérémonies, et spécialement par celles
qu'ils observent aux obsèques des trespassés, lesquelles ils font
fort grandes et honorables, afin, se disent-ils, que si les morts par
leurs mérites ne sont point allés au département des bienheureux,
ils y soient au moins receus pour les services funèbres qu'on leur
fait. » Il ne tiendrait qu'à nous de croire, après avoir lu ces lignes,
que les anciens Mexicains étaient d'excellens catholiques, convain-
cus de la réversibilité des prières et des mérites; mais le fond sub-
siste, et les cérémonies, les ornemens, les accessoires multiples du
luxe funéraire, attestaient chez ces peuples l'idée d'une existenc
individuelle persistante.
382 RETUE DES DEUX MONDES,
Chez les barbares du nord, on rencontre les mêmes pratiques et
les mêmes élémens de luxe funéraire. Malgré la simplicité de leurs
funérailles et de leurs tombeaux, les Germains enten-ent avec les
morts leurs chevaux et leurs armes. Les autres barbares furent loin
en général d'avoir la même simplicité, et on trouve la preuve de leur
habitude d'enfouir des valeurs dans les tombeaux. Montfaucon fait
mention d'un tombeau découvert près de Gocherel, en Normandie,
où furent trouvés plusieurs corps avec des haches de pierre et des os
taillés en pointe. Dès 1791, àNoyelle, près Abbeville, on tirait d'un
tombeau à colline des urnes remplies de cendres et d'ossemens brû-
lés, près desquelles étaient des armes avec des cailloux aiguisés. Au
temps de César, les Gaulois avaient rendu leurs funérailles «magni-
fiques et somptueuses, » selon ses expressions mêmes. Ils mettaient
sur le bûcher les cliens, les esclaves du mort, enfin tout ce qui lui
avait été cher, et jusqu'aux animaux qu'il avait aimés. On peut
même voir, par ce qu'en disent des écrivains comme Pomponius
Mêla par exemple, que la croyance dans une autre vie, fortement
maintenue dans l'enseignement druidique, avait des conséquences
plus caractérisées encore que chez les autres peuples. Il y avait des
hommes qui se brûlaient volontairem,ent avec leurs amis pour aller
de nouveau vivre avec eux dans un autre séjour. On envoyait aux
défunts, par la voie des flammes, les créances qu'ils pouvaient
avoir. Les amis du mort lui écrivaient des lettres qu'ils jetaient sur
le bûcher : les vivans prêtaient de l'argent, à la condition qu'il leur
serait rendu dans l'autre vie, etc. De telles coutumes supposent
évidemment les idées et les instincts auxquels nous avons rapporté
le luxe funéraire.
Les grandes nations civilisées du monde ancien porteront la
même inspiration dans les faits du même ordre, qui prennent avec
elles une importance toute autre au point de vue de l'art comme un
sens tout autrement clair et profond sous le rapport religieux et
moral. L'antiquité a eu la passion de tous les éclatans symboles,
ce qui est un indice de jeunesse à la fois et un des traits les plus
accusés des races méridionales. On s'explique par là que l'Orient ait
été la patrie du grand faste funéraire. Joignez-y cette circonstance,
capitale ici, qu'il a été le berceau de toutes les grandes religions. En
demandant à l'Orient les enseignemens qu'il peut nous ofi'rir, nous
saisirons dans leur germe bien des développemens que les civili-
sations occidentales nous montreront sous les formes qui leur sont
propres.
Mettons à part la Chine pour en dire quelques mots, en regret-
tant que les très savans résumés en un ou plusieurs volumes de
l'histoire des peuples de l'Orient aient entièrement omis ce peuple,
qui occupe une place si considérable géographiquement et par ses
LE FASTE FUNÉRAIRE. 38S
caractères spéciaux. Les coutumes funéraires actuelles des Chinois
nous sont pourtant assez connues. On peut croire que là , moins
encore qu'ailleurs, elles n'ont subi de sensibles variations, l'idée
fondamentale de la Chine étant le culte des ancêtres. Cette idée a
dû y porter au comble le faste funéraire. La première pensée du
Chinois est d'assurer aux parens, aux ascendans du moins, de somp-
tueuses obsèques et une convenable sépulture. Si la mort vient à
frapper le père d'une famille qu'il laisse sans ressources, on en-
ferme le corps dans un cercueil; la famille vend ou emprunte, et,
si cela n'est pas suffisant, le fils s'engagera comme serviteur ou
travaillera à bien faire ses affaires, afin que rien ne manque, fal-
lût-il attendre des années, à la pompe des cérémonies et à la ri-
chesse de la sépulture proportionnée du moins à la condition de
chacun. On remarque même que dans les hautes classes b respect
pour les parens semble d'autant plus profond que leurs funérailles
sont plus longtemps ajournées. Comme chaque jour de retard donne
lieu à un droit qui dans l'Archipel indien a été porté à 300 florins,
celui-là est censé le plus riche qui se soumet le plus longtemps à
cet impôt volontaire. C'est ainsi que les funérailles du capitaine chi-
nois de Samarong ont coûté l'énorme somme de ZiOO,000 roupies.
C'est de temps immémorial qu'en Chine les deuils ont été sé-
vères et prolongés, et qu'on voit pratiquée la coutume de servir aux
morts, avant de les conduire à leur dernière demeure, des tables
couvertes des meilleurs mets. La musique discordante, instramens
et chants, qu'on fait entendre dans la maison même des défunts,
a pour but de faire fuir les mauvais génies qui rôdent autour des
cadavres encore chauds. Voilà pourquoi aussi on met au fond de la
tombe des figures horribles. Ces mauvais génies, très obstinés, con-
tinuent parfois à y poursui\Te les morts. On compte aussi avec des
ennemis moins problématiques, les voleurs, qui dérobent les tombes,
et on espère, à l'aide de ces figures épouvantables, les frapper d'un
pieux effroi. Dans la supposition que le défunt peut avoir besoin
d'argent, on lui en donne quand on peut, ou bien, faute de mieux,
on espère que le papier-monnaie dont se contentent les vivans aura
cours dans l'autre monde. Ce qui complique le faste funéraire de ce
peuple, c'est qu'un Chinois n'est pas censé avoir seulement une âme
comme un Européen, mais bien trois, lesquelles ont chacune une
destinée à part et exigent des honneurs spéciaux. Voilà pourquoi, à
côté de ce catafalque superbement orné, on aperçoit trois person-
nages en costume de théâtre, dont chacun a pour mission de repré-
senter une des âmes du défunt. L'un, vêtu comme une femme, ayant
des fleurs dans les cheveux, des fruits et des animaux brodés sur
la soie de ses robes, n'est autre que l'âme terrestre, celle qui ha-
bitera le corps d'un animal plus ou moins noble, à moins qu'on ne
384 REVUE DES DEUX MONDES,
parvienne à l'enfermer dans la tablette funéraire à l'aide de céré-
monies toutes particulières. Le second personnage, revêtu du cos-
tume que doit porter le grand mandarin aux enfers, représente
l'âme chargée d'expier les fautes du défunt. Le troisième enfin,
c'est l'âme victorieuse, celle qui habite au ciel avec les sages et les
dieux. Gomment s'étonner dès lors de la magnificence de ce per-
sonnage vêtu en guerrier, en triomphateur, et dont la tête est sur-
montée de deux grandes plumes de faisan qui s'élancent de sa coif-
fure? De quelque façon que ces coutumes aient pu être modifiées
par les révolutions religieuses de la Chine, le faste des obsèques et
des sépultures se maintient avec certaines idées de survivance plus
ou moins accusées. On cite des exemples fort anciens de ces magni-
ficences pour les empereurs, et l'on voit comment, environ deux
cents ans avant notre ère, fut enterré un des plus terribles réfor-
mateurs qu'ait eus la Chine, ce même Hoang-Ti qui décréta l'in-
cendie des vieux livres et fit jeter dans les flammes avec eux quatre
cent soixante lettrés qui s'obstinaient à les suivre. On enterra avec
lui ses femmes qui ne laissaient pas de fils, bon nombre d'archers,
et on lui éleva sur le mont Li un mausolée haut de 500 pieds, d'une
demi-lieue de circuit, semblable à une montagne sur une mon-
tagne. Son cercueil, placé au centre, était entouré de trésors,
éclairé par des lampes et des flambeaux entretenus avec de la
graisse d'homme, et cette sinistre lumière éclairait un étang d'ar-
gent vif sur lequel on voyait des oiseaux d'or et d'argent. Dix mille
ouvriers furent ensevelis vivans pour consacrer cet asile. Les
croyances du bouddhisme durent favoriser ce culte des morts. Il
trouva des encouragemens à d'autres égards dans le culte du Tao
fondé par Lao-Tseu, qui confine à la magie, aux évocations. On
trouve dans l'ancienne Chine des prières pour les morts, la véné-
ration des reliques, l'ordre légal de visiter les tombes au moins
une fois par an. Les sectes même paraissent quelquefois renchérir
sur cette importance donnée au culte des morts, mis au-dessus des
prescriptions morales les plus importantes. Ainsi dans un ancien
livre dont parlent les missionnaires, et qui avait pour titre les Mé-
rites et les Démérites examinés, on engage le lecteur à ouvrir un
compte à ses bonnes et à ses mauvaises actions et à le régler au
bout de l'année : blâmer quelqu'un injustement compte seulement
pour 3 dans la colonne des démérites, niveler une tombe compte
pour 50, déterrer un mort pour 100. Tout tend aux ornemens des
tombeaux. Aujourd'hui encore s'est conservée la coutume de dépo-
ser sur ces monumens chargés d'ornemens et d'inscriptions des
corbeilles de fruits, de pâtisseries et de boissons spiritueuses. Le
haut Orient antique et moderne présenterait des preuves d'un faste
analogue et fondé sur les mêmes me tifs religieux et politiques. La
LE FASTE FUNÉRAIRE. 385
croyance populaire au Thibet a dès longtemps attribué l'immorta-
lité au grand-lama, une immortalité en quelque sorte divine, comme
celle qui était réservée aux césars. On dépose leurs corps dans de
riches cercueils qu'on place dans des chapelles funéraires de. la plus
grande magnificence et toujours ouvertes au public, admis à y faire
des prières et des génuflexions. Les grands et les saints ont aussi
depuis longtemps un mode particulier de sépulture. On brûle leurs
corps, et leurs cendres, soigneusement recueillies, sont renfermées
dans l'intérieur de petites statues de cuivre doré, que l'on peut voir
par milliers disposées avec ordre sur des gradins qui s'élèvent le
long des murs de vastes galeries.
II.
C'est dans le groupe des nations dites classiques qu'on voit le
faste funéraire prendre ces formes nettes, déterminées, saisissantes,
qui lui donnent un relief véritablement historique. Rien sous ce
rapport ne peut être mis au-dessus de l'Egypte, qui joue au milieu
des nations antiques le rôle d'une grande nécropole, qu'elle semble
s'être volontairement attribué. C'est en effet une remarque déjà
faite par Diodore, que l'Egypte construisait solidement pour les
morts, dont la demeure est éternelle, et avec fragilité pour les
vivans, qui n'occupent que des habitations passagères. Bien que
l'étude du faste funéraire des autres peuples ôte à l'Egypte ce ca-
ractère d'exception qui a paru tant frapper les historiens, bien que
le fonds d'idées qu'elle nous présente ne nous paraisse plus si ab-
solument original, toute comparaison faite avec les autres groupes
de populations met tellement ce faste en saillie qu'elle mérite à
cet égard la renommée qui lui est faite. Étrange peuple que celui-
là, que la passion de la mort semble avoir saisi tout entier! D'où
lui peut-elle venir? Pourquoi la met-il de toutes ses fêtes? Pour-
quoi lui réserve-t-il ce qu'il a de meilleur et de plus beau? Pour-
quoi ne songe-t-il qu'à la parer, à la loger magnifiquement, et,
comme l'amant le plus épris, à faire pour elle les plus fastueuses
folies? C'est qu'il lui prête en quelque sorte plus de réalité qu'à la
vie elle-même, ou plutôt, par tous ces efforts mêmes consacrés à
l'honorer, il semble démontrer qu'il n'y croit pas, car il serait ab-
surde que le néant devînt l'objet d'un culte si ardent et si perma-
nent. Mourir, c'est vivre; voilà le fond de la pensée religieuse de
l'Egypte. Mais vivre comment et où? C'est la question qui obsède
l'imagination de ces populations, et qu'elles résolvent, non par un
doute inquiet, mais par une affirmation qui n'hésite pas. Parmi
toutes les révélations que les tombeaux de ce peuple nous réser-
TOMB XX. -- 1877, 25
386 REVDE DES DEUX MONDES.
vaient sur ses arts, ses dynasties, ses habitudes quotidiennes, je n'en
mets aucune au-dessus de son rituel funéraire, ce livre des morts,
placé dans la tombe des trépassés. Quel jour nouveau sur le sens
le plus intime de la religion , sur les idées relatives à la vie future,
jaillissant tout d'un coup des profondeurs des sépultures après plus
de trois mille ans! Une voix semble sortir du tombeau, la voix du
mort qu'on entend prier, crier vers Dieu. D'un accent ému, avec une
insistance vraiment pathétique, elle plaide sa cause devant « le Sei-
gneur de vérité et de justice, » expose une à une les raisons de ne
pas se voir fermer l'entrée du jolêrome (paradis). « Je n'ai commis
aucune fraude. Je n'ai pas tourmenté la veuve. Je n'ai pas menti
dans le tribunal. Je n'ai pas fait achever à un chef de travailleurs
chaque jour plus de travaux qu'il n'en devait faire... Je n'ai pas été
oisif... Je n'ai pas desservi l'esclave auprès de son maître... Je n'ai
pas fait ce qui était abominable aux dieux... Je suis pur! Je suis
pur! Je suis pur! » (Traduction de M. Maspero.)
Il n'y a que ces croyances religieuses, jointes, il faut le dire ici,
à une organisation politique et sociale qui laissait place au despo-
tisme, qui puissent expliquer les plus prodigieux monumens du faste
funéraire, les Pyramides de Gizeh. La pensée religieuse, commune
à tous les tombeaux, se fait sentir dans les ornemens intérieurs.
Vues, pour ainsi dire, du dehors, ces fameuses pyramides sont le
produit, — il faudrait dire monstrueux, si le temps ne l'avait rendu
sublime, — du faste monarchique le plus inouï. Quel tour de force
architectural, combiné avec autant d'adresse que de solidité, que
celui qui a donné aux pyramides de Khouwou et de Khawra (Ghéops
et Ghéphrem) ces assises qui défient le temps! Mais comment ou-
blier que c'est là l'œuvre de trente années de corvées effroyables,
imposées, selon Hérodote, à 100,000 hommes prisonniers et indi-
gènes? Quelle tyrannie que celle qui, franchissant les limites dans
lesquelles l'enfermait l'autorité sacerdotale, poussa ces populations
à la révolte! Le souvenir même en survécut si odieux qu'on les vit
plus tard, dans un sentiment d'indignation vengeresse, arracher les
cercueils des deux premiers rois constructeurs et les mettre en
pièces. Les statues de Ghéphrem ont été retrouvées brisées dans un
puits où les avait précipitées une multitude furieuse; mais peut-
être ces magnifiques témoignages du faste funéraire et d'autres
édifices qui en dé{30sent de la manière la plus frappante en disent-
ils moins sur ce culte de la mort que l'immense étendue qu'il eut
dans toutes les classes, et qui seule explique l'innombrable quantité
des hypogées delà vallée du Nil. Les tombes, qui forment à Gizeh de
véritables rues, s'offrent tantôt clair-semées , tantôt accumulées à
Saqqarah. Les dispositions, à peu près les mêmes dans toiUes les
LE FASTE FL'NERAIRE. 387
tombes monumentales, ont été décrites par M. Mariette dans son
ouvrage sur les Tombes de V ancien empire , et ont pu être vérifiées
par les nombreux voyageurs qui sont allés récemment visiter
l'Egypte, comme si cette vieille terre, qui semblait n'appartenir
qu'aux initiés de la science , de même qu'elle réservait autrefois
ses mystères aux seuls initiés de la religion, n'avait plus désormais
rien à cacher à personne.
On est saisi de la pensée religieuse qui inspire ces monumens dès
l'entrée de la chapelle extérieure, où on trouve inscrites sur une
des portes une prière et l'indication des jours consacrés au culte des
ancêtres. Cette table en albâtre, destinée aux offrandes, indique
elle-même cette croyance dans un moi permanent, attestée aussi
par les prières et les parfums qu'on adresse aux défunts jusque
dans la chambre sépulcrale par des orifices pratiqués à cette in-
tention. Dans les tombes des rois de Thèbes de la vallée de Biban-
el-Molouk, exploitées au nombre de vingt -cinq, si l'on y joint
celles de quelques hauts fonctionnaires, les idées religieuses, les
représentations de la vie présente et de la vie ultérieure se montrent
avec une diversité d'aspects très caractéristique. Tantôt vous êtes
comme accablé par les terreurs de la religion égyptienne : elles vous
étreignent dans la tombe de Seti, père de Sésostris, où vous atten-
dent d'effroyables figures de condamnés, de décapités, d'hommes
précipités dans les flammes , de serpens qui rampent ou se redres-
sent. Voilà donc l'idée que tant de générations se sont faite du ker-
neter (purgatoire) ! C'est l'enfer moins l'éternité, car il ne paraît pas
que cette croyance d'un enfer éternel ait été admise par les Égyp-
tiens, qui attribuaient à ces expiations redoudables une efficacité
purifiante. Des images plus riantes s'offrent dans la tombe de
Rhamsès III, où, dans une série de petites chambres, recouvertes
de peintures murales pleines de naïveté et de charme, de fraîcheur
encore, se retrouvent les épisodes de la vie brillante des pharaons et
les objets de mobilier royal. On la désigne elle-même par le nom
de ces harpistes si artistement dessinés, tenant en main des harpes
richement ornées , d'une forme exquise , toutes prêtes, à ce qu'il
semble, à vibrer sous les doigts qui les pressent. La vie respire de
même dans ces barques aux mille couleurs, dans ces rouges cra-
tères où le vin semble transparent, dans cet appareil de cuisiniers,
de pâtissiers, de sommeliers, tous en activité, dans ces représenta-
tions champêtres d'une simplicité gracieuse, dans les détails les
plus familiers, par exemple dans cette basse-cour peuplée d'oies, de
canards, de poulets, ornement pacifique de la demeure d'un prince
guerrier. Enfin , comme représentjation des images fortement con-
trastées de la vie de souffrances et de l'existence bienheureuse clans
l'autre monde, que trouverait-on de mieux que la tombe de Rham-
388 REVUE DES DEDX MONDES.
ses V, qu'il faudrait, selon M. Mariette, restituer à Rhamsès YI?
Rien de plus exact et de plus expressif que la description qu'en a
faite Champollion le jeune : « On y voit le dieu Atmos assis sur son
tribunal, pesant à sa balance les âmes humaines qui se présentent
successivement. L'une d'elles vient d'être condamnée; on la voit
ramenée sur terre dans un bari qui s'avance vers la porte gardée par
Anubis, et conduite à grands coups de verge par des cynocéphales,
emblèmes de la justice céleste; le '•-oupable est sous la forme d'une
énorme truie, au-dessus de laquelle on a gravé en gros caractères
goitr?nanclise ou gloutonnerie, sans doute le péché capital du délin-
quant, quelque glouton de l'époque. On voit ensuite le dieu visiter
les champs élysées de la mythologie égyptienne, habités par les
âmes bienheureuses se reposant des peines de leurs transmigrations
sur la terre. On les voit présenter des offrandes aux dieux, ou bien
cueillir les arbres célestes de ce paradis; d'autres tiennent en main
des faucilles : ce sont les âmes qui cultivent les champs de la vérité;
enfin on les voit se baigner, nager, sauter et folâtrer dans un grand
bassin rempli d'eau céleste et primordiale. »
Comme dernier témoignage du luxe funéraire égyptien mis en
rapport avec l'idée de la persistance de la vie, il faut invoquer l'ap-
propriation vraiment extraordinaire des ornemens intérieurs des sé-
pulcres à la personne du mort, à son caractère, à ses occupations,
à ses goûts. Gomment se défendre de l'idée qu'ils étaient de leur
vivant amateurs du jeu, ces trépassés qu'on trouve en compagnie
de jeux d'échecs, à pions à terre émaillée, contenus dans d'élé-
gantes boîtes de sycomore? Si à côté du guerrier reposent des
armes sculptées, si le prêtre n'a pas été séparé de ses vases sacrés
et de ses encensoirs, les femmes riches retrouvent toutes les images
du luxe et de l'élégance, les boîtes d'un bois précieux, les vases
d'albâtre, les meubles de toilette sculptés délicatement, les fioles,
l'antimoine pour peindre les yeux, le fard pour le visage, les pom-
mades odorantes pour les cheveux, les bijoux et les colliers, les
bracelets, les pendans d'oreilles en or finement ciselé, les peignes
d'un curieux travail, enfin les miroirs de métal à poignée d'ivoire,
complément nécessaire de toutes ces parures. La momie parée elle-
même est devenue un incroyable objet de luxe. Recouverte sou-
vent de vêtemens fort riches, elle est parfois enveloppée de la tête
aux pieds d'un véritable suaire tressé en filets de perles de cou-
leur. Au milieu de tel de ces suaires brille une longue plaque d'or
verticale, au-dessous de quatre génies en or repoussé. Un beau
scarabée en lapis-lazzuli étend ses longues ailes d'or au-dessus
d'eux. Dans les hypogées de Memphis, les plus anciens, on trouve
fréquemment sur les morts des espèces de camisoles de laine bro-
dées en soie. Certaines momies ont la face, les ongles des pieds et
LE FASTE FUNERAIRE. 389
des mains dorés : parfois des plaquettes d'or sont posées sur les
yeux et la bouche.
C'est ainsi qu'en Egypte le faste funéraire apparaît sous un
double aspect qui traduit les mêmes pensées. Sous la forme archi-
tecturale, il est immense, solennel, comme les grandes et mysté-
rieuses idées de la mort et de l'immortalité qu'il rappelle. Dans les
ornemens intérieurs des sépulcres, le luxe perd ce caractère de faste
qui s'adresse aux vivans. Il est fait exclusivement pour les morts,
et les précautions les plus savantes sont prises pour que l'on ne
puisse ni le profaner par des regards indiscrets ni en violer le dé-
pôt par une convoitise sacrilège. Ces lieux, si bien décorés, remplis
de richesses, n'ont qu'un seul habitant, un seul témoin, un seul
possesseur, le mort lui-même, étendu dans un sarcophage, objet
aussi de luxe et d'art, que recouvrent des figures symboliques qui
souvent annoncent la vie future.
Ce que l'on sait de l'Inde ancienne, très analogue à ce qui se
passe aujourd'hui, confirme avec moins de grandeur et d'étendue
les mêmes idées, corrigées par la manière sombre dont on envi-
sage la vie. Se précipiter dans un bûcher, se refuser à perpétuer
les images d'une existence dont on rejette le fardeau, est une
façon héroïque de supprimer le faste funéraire, qu'on aurait tort
d'étendre d'un certain nombre de cas particuliers, propres à la
classe des prêtres ou des philosophes, à la masse des personnes
d'un rang élevé. Jamais on n'a vu des populations entières suivre
ces voies d'exception. Que nous montre l'Inde habituellement?
Lorsque le personnage, brahmane ou individu des hautes classes,
a expiré, le corps est lavé, parfumé, couronné de fleurs. Un tison
du feu sacré sert à allumer le bûcher. On supplie le feu de puri-
fier le corps du défunt, afin, dit-on, qu'il puisse s'élever aux de-
meures célestes. On chante des hymnes sur le ni'^ant de la vie.
On dépose dans la terre les cendres, qu'enveloppe un paquet de
feuilles. Si ce dernier usage est plus moderne, d'autres détails re-
montent à l'antiquité, qui nous montre des coutumes funéraires
aussi fastueuses dans les Indes qu'ailleurs, des tombeaux en dôme
souvent magnifiques, l'habitude d'enterrer les objets de toilette,
ainsi que cet autre usage caractéristique d'immoler les femmes sur
le tombeau de leur époux.
La Judée tient un rang à part. Autant l'Egypte recherche le faste
funéraire, autant la Judée le fuit : non pas pourtant que l'exception
soit entière: on rencontre aussi chez les Hébreux l'usage d'en-
terrer des objets précieux, d'embaumer les personnages puissans,
de couvrir les sarcophages de quelques ornemens décoratifs, comme
nous pouvons en juger en ce moment même par les monumens
provenus de la Palestine, réunis depuis peu de temps au Louvre,
390 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la « Salle judaïque. » Que dans tel sépulcre qu'on prétend
attribuer nommément à tel ou tel roi, il se rencontre des sculp-
tures de guirlandes et de rameaux qui représentent des feuilles de
chêne, des pampres, des fruits, des branches d'olivier; que dans
un autre, qui serait celui de la reine Sadda, on ait retrouvé, au
milieu de la poussière des ossemens du squelette bien conservé qui
tomba en poudre une fois exposé à l'air, des fragmens d'étoffes tis-
sées d'or, de tels faits n'infirment pas ce résultat : ce qu'on peut
nommer faste funéraire n'existe pas dans les sépultures hébraïques.
Or ici encore il est facile de reconnaître que la cause en est toute
religieuse. Dieu, dans la Bible, interdit toute représentation figurée.
Tacite indique cette absence de faste funéraire des Juifs en des
termes dont on ne peut contester la portée philosophique non plus
que l'expressive énergie : « Les Juifs ne conçoivent Dieu que par
la pensée et n'en reconnaissent qa'un seul. Ils traitent d'impies
ceux qui , avec des matières périssables, se fabriquent des dieux à
la ressemblance de l'homme. Le leur est le Dieu suprême, éternel,
qui n'est sujet ni aux changemens, ni à la destruction. Aussi ne
souffrent-ils aucune effigie dans leurs \illes, encore moins dans
leurs temples. Point de statues, ni pour flatter leurs rois, ni pour
honorer les césars. » Les tombeaux devaient suivi'e la même des-
tinée. Toute image, tout ce qui pourrait sentir ou ramener l'idolâ-
trie en est sévèrement banni. Le faste se porte uniquement sur la
magnificence des obsèques, auxquelles ils attachent un grand prix,
et dont la privation est considérée comme une malédiction divine,
pour les rois en particulier. Enfoncés dans le roc, ou déposés dans
des champs funéraires, les cercueils ne sont pas surmontés par ces
décorations et ces emblèmes qui auraient pu nous apprendre avec
un peu plus de précision quelles images les Juifs se faisaient d'une
existence future. Il est certain que cette idée, d'abord rarement et
peut-être peu nettement accusée dans la Bible, avait pris une
grande force avec le temps et qu'elle était chez les Juifs inséparable
de la foi dans la résurrection. Ainsi s'explique le soin de préserver
les corps des causes de destruction. Si on embaume les riches dans
la myrrhe, l'aloès et divers aromates précieux, les cadavres des
pauvres sont pénétrés d'une sorte de bitume qu'on trouvait en
abondance dans le pays. Ce n'est donc qu'à titre tout à fait excep-
tionnel qu'on cite des cas de faste funéraire pour les tombeaux, par
exemple le magnifique monument élevé à David par Salomon, rem-
pli de richesses immenses, qui, treize cents ans après, permirent
au pontife Hircan, selon le rapport de Josèphe, d'en tirer trois mille
talens pour payer rançon au roi Antiochus, et plus tard au roi Hé-
rode d'y trouver aussi de grandes valeurs. Mais qu'est un tel édi-
fice, sinon l'œuvre d'une royauté tout orientale ? qui sait même si
LE FASTE FUNÉRAIRE. 391
elle ne fut pas mise au nombre des idolâtries tant reprochées à Sa-
lomon? Le colossal tombeau des Macchabées est aussi une exception
motivée par le patriotisme, qui, par les mains de Simon Macchabée,
l'orna de six pyramides, et en fit comme un phare qu'on apercevait
de très loin. C'était le phare en effet de la nationalité juive per-
sonnifiée dans une famille héroïque : ce n'était pas le monument
profane d'un faste idolâtrique.
Imposant par sa masse comme toutes les constructions de l'Orient,
superbe par son aspect, le faste funéraire assyrien et chaldéen sur-
vit dans des monumens qui attestent un état social où la richesse et
l'autorité créèrent des situations pleines de grandeur et d'éclat,
tantôt au profit de classes privilégiées, tantôt, sous le niveau d'un
commun despotisme, en faveur de hauts fonctionnaires ayant un
train de vie digne des plus puissans princes. Si ces monumens,
moins connus d'ailleurs que ceux de plusieurs autres nations orien-
tales, abondent moins aussi en documens religieux, ils ne sont pas
muets pourtant, et on peut dire qu'à certains égards le faste funé-
raire se confondait à Babylone avec ces temples et ces palais dont
les inscriptions nous ont apporté tant de révélations inappréciables.
On peut le voir par le tombeau du dieu Bel-Mérodach, quelle qu'en
ait été d'ailleurs la véritable origine, inclus dans la grande pyra-
mide de Babylone. Cette chambre sépulcrale fut magnifiquement
restaurée par Nabuchoclonosor, qui, dans une inscription désormais
célèbre, se vante d'avoir élevé sa coupole en forme de lys et de l'a-
voir revêtue d'or ciselé. L'une des découvertes les plus intéres-
santes qui aient été faites par l'exploration française, en 1852, est
celle des tombeaux trouvés dans le tumulus d'A.mran-ibn-Ali. Ce
monticule, ainsi que les groupes d'Homagra et de Babel, faisait
partie des palais royaux de la rive gauche de l'Euphrate. Les tran-
chées pratiquées sur le point nommé El-Kobour (les tombeaux)
ont amené la découverte de plusieurs sarcophages renfermant des
squelettes bardés de fer et portant des couronnes d'or. Ici pourtant
il faut reconnaître que ces tombeaux, d'après M. Fulgence Fresnel
lui-même, un des principaux explorateurs, sont d'une époque re-
lativement rapprochée et se rapportent au temps d'Alexandre; mais
les plus vieilles tombes chaldéennes ont aussi mis au jour des ob-
jets d'or, de bronze et de fer, couteaux, hachettes, faux, bracelets,
boucles d'oreilles. Ainsi s'est transmise dans ces populations, qui
ont occupé le sol de la Babylonie depuis les temps les plus reculés,
cette persistante pensée qui confère aux morts une sorte de vie et
qui croit les honorer par des offrandes le plus souvent marquées
d'un caractère de luxe. C'est cette pensée qui, dans plusieurs des
tombes babyloniennes, a inspiré l'idée de placer, au-dessous du ban-
deau qui entoure le front, une certaine quantité d'or en feuilles qui
392 REVUE DES DEDX MONDES.
couvrait probablement les yeux, ou qui tenait lieu du masque d'or
réservé aux riches dans d'autres contrées.
Pour la Perse, les croyances religieuses, très singulières en ce qui
touche les morts, expliquent le peu de développement du luxe fu-
néraire. Le caractère élevé et spiritualiste de la religion iranienne,
l'idée très accusée qu'on y rencontre de la personnalité humaine, fe-
raient, de prime abord, préjuger le contraire ; mais les prescriptions
spéciales du Zend-Avesta, inspirées peut-être autant par une hygiène
bien ou mal entendue que par des considérations d'ordre surnatu-
rel, interdisent de souiller la terre en y déposant des corps, comme
de se couvrir soi-même la tête de cendre en poussant des lamenta-
tions. Toucher seulement un cadavre est un crime passible de cinq
cents coups de courroie. Les corps sont ou enduits de cire et en-
terrés, l'enduit passant pour empêcher la souillure, ou plus sou-
vent portés sur les lieux élevés, livrés aux oiseaux de proie, dessé-
chés par le soleil et par le vent. Quand la tombe les reçoit, elle est
isolée; il n'y a pas de champ commun pour les trépassés : pourtant
on signale aussi de grandes tours rondes pour commune sépulture.
Même les chambres sépulcrales de Persépolis sont peu décorées.
Le problématique tombeau de Gyrus, décrit par Strabon, aurait fait
exception à cette simplicité, malgré le témoignage contraire de
Quinte-Gurce. Ouvert par Alexandre, il aurait présenté une sorte
de chapelle, un lit d'or, une table garnie de vases à boire, un cer-
cueil d'or, des habillemens en quantité, des bijoux enrichis de
pierres précieuses , et 3,000 talens. On ne peut rien conclure de
cette exception, fort hypothétique d'ailleurs.
Les fouilles faites en Asie-Mineure ont confirmé ce que nous sa-
vions de l'importance accordée aux sépultures par ces groupes de
populations, en rapport successivement ou d'une façon simulta-
née avec les groupes orientaux et le monde hellénique. JNous atten-
drons, pour en parler, une confirmation plus entière des décou-
vertes de M. le docteur Schliemann , qui aurait trouvé, par une
double chance trop grande pour ne pas sembler un peu suspecte,
ni plus ni moins que les ruines du palais de Priam à Troie, et le
corps d'Agamemnon en personne sur le territoire de Mycènes.
On serait ravi que ces deux trouvailles sans pareilles fussent au-
thentiques l'une et l'autre; mais on peut se contenter, en atten-
dant, de quelques résultats importans. G'est ainsi que l'emplace-
ment des tombeaux des rois de Lydie, sur les bords du lac Goloë,
ancien lac Gygée, indiqué par Strabon, a été vérifié par les voya-
geurs modernes. Un érudit, M. Choisy, visitait en 1875 plusieurs
de ces tombes déblayées. 11 en décrit les chambres sépulcrales ;
il en explique aussi la construction difficile, il signale les trésors
comme les emblèmes qui s'y rencontraient ou qui subsistent en-
LE FASTE FUNÉRAIRE. 393
core. Tout ce qui avait de la valeur a disparu, comme pour prouver
une fois de plus que les conquérans et les brigands ont précédé
les savans, et se sont montrés pour le moins aussi habiles qu'eux
à se frayer un chemin à travers les galeries souterraines et les
couloirs intérieurs. Ce qui reste suffît pour fournir d'intéressans
matériaux à l'histoire des arts et à celle des rites funèbres. Ce se-
rait toute une histoire que celle du fameux Mausolée. Devenu un
type dans l'art de la construction des tombeaux, il semble dans
l'antiquité porter à l'apogée le faste des sépultures. Un érudit de la
fin du XVI'" siècle, Guichard, donne des détails curieux et jusqu'alors
inédits sur la manière dont il fat découvert par les chevaliers de
Saint-Jean-de-Jérusalem, retirés à Rhodes, en cherchant de la chaux
sur le territoire d'Halicarnasse. 11 explique aussi la façon dont il
fut, après maints dégâts, enseveli de nouveau dans sa partie supé-
rieure. La description de Guichard est déjà faite pour inspirer la
plus haute idée des recherches décoratives que renfermait ce /co-
lossal édifice, datant de plus de deux mille ans, et que les anciens
classaient parmi les merveilles du monde. Outre les parties bruta-
lement enlevées pour faire de la chaux , on s'en servit aussi pour
bâtir une forteresse. Une partie pourtant de ces dernières sculp-
tures, encastrées dans le château-fort, a survécu, et treize mor-
ceaux, plus ou moins endommagés, ont été adressés au musée de
Londi-es. Les beaux résultats des fouilles de M. Newton, poursui-
vies depuis 1859, pendant plusieurs années, confirment sur cette
merveille du faste funéraire les récits des historiens anciens, qu'on
est trop facilement enclin à taxer d'exagération ou de mensonge.
On ne peut nier que les lions, de proportion colossale, découverts
d'abord, ne soient du plus beau style. On peut en dire autant de
certaines autres sculptures mises au jour, des colonnes ioniques par
exemple. Si l'on doit contester à litre d'œuvres de maîtres d'autres
parties, comme la frise représentant le combat des Grecs contre
les Amazones, on admire le magnifique morceau représentant un
guerrier persan à cheval. Outre la perte du monument dans son
ensemble, on regrette vivement la statue de Mausole, rompue en
soixante- trois morceaux, et le fameux quadrige précipité avec la
pyramide elle-même qu'il couronnait, probablement par un trem-
blement de terre arrivé vers le xii^ ou xiir siècle. N'est-il pas trop
évident d'ailleurs que ce monument gigantesque de la fastueuse
douleur d'Artémise excédait les bornes légitimes de l'art? On y ren-
contrait trois monumens au lieu d'un, un tombeau, un temple, une
pyramide. Comme art, on trouve, à côté de très belles parties qui
proviennent du grand sculpteur Scopas, qui dirigea les travaux de
décoration avec d'autres artistes habiles, tels que Léochorès, Brya-
sis, Timothée et Pythis, d'autres parties d'une inspiration et d'une
39A REVUE DES DEUX MONDES.
exécution qui sentent la décadence ou la médiocrité. Le Mausolée
date de soixante-dix ans après Phidias. Or il ne faut pas toujours
un si long temps dans les arts pour y amener de grands change-
mens. Dans l'analyse qu'il fait du monument, M. Beulé remarque
qu'une tendance sensuelle perce dans certains accessoires qui dé-
cèlent le siècle des courtisanes. La frise était peinte de façon à
accuser encore des nudités peu décentes. M. Newton assure que le
fond était bleu d'outre-mer, les chairs rouges, les draperies et les
armes de diverses couleurs. Les brides des chevaux étaient en mé-
tal. Gomme religion, ne peut-on dire que ce monument ne saurait
nous apprendre rien de nouveau? C'est là aussi un paganisme de
décadence. On est d'ailleurs ici en présence d'une œuvre dictée par
des sentimens purement individuels, par l'exaltation de la ten-
dresse conjugale, et plus évidemment encore par le désir effréné
de produire un effet prodigieux. Le Mausolée ne méritait pas moins
de nous arrêter un instant; il représente une nouvelle forme, il
inaugure toute une série de monumens funéraires. Sans doute il y
avait eu quelques essais du même genre, mais ces essais se sont
comme perdus dans le triomphal édifice qui devait inspirer, en Asie-
Mineure, la tombe du lion, à Gnide, le Madracen en Afrique, et toute
une succession superbe d'autres tombeaux antiques et modernes.
Il y aurait ici peu d'utilité à poursuivre la même recherche pour
le reste de l'Asie-Mineure, quelque curieuses qu'aient été les dé-
couvertes faites dans le Bosphore, aux environs de Kertch, ou à
Koul-Oba. Les monumens funéraires de Carthage et de la Phénicie
auraient plus à nous apprendre, puisqu'il s'agit d'un art parti-
culier, mélange du style égyptien et du style assyrien. Les sar-
cophages carthaginois déposés au Louvre sont ornementés. Les
piliers, les arcades, les caveaux recouverts de stuc et d'autres ac-
cessoires attestent le luxe funéraire dans la vaste nécropole de
Carthage. De même les autres monumens funéraires purement phé-
niciens, ceux de Gébal, de Sidon, de Tyr, en portent des traces
souvent remarquables. On regrette que les caveaux aient été pres-
que toujours dépouillés des objets qu'ils renfermaient, de façon à
nous priver de renseignemens précieux pour la connaissance des
arts industriels et des représentations symboliques de la religion.
III.
Entrons dans ce monde hellénique si plein de clartés; voyons ce
qu'y devint le faste funéraire, interrogeons sa signification symbo-
lique. Remarquons d'abord le caractère mesuré en général de ce
faste. En tout, chez cette race équilibrée, l'art prime le luxe. Pour-
tant le luxe eut là aussi sa part et même ses abus. C'est ainsi qu'à
LE FASTE FUNERAIRE. 395
Sparte Lycurgue interdit d'enterrer des objets dans les tombeaux,
et qu'à Athènes Selon défend d'habiller trop somptueusemcxit les
morts, prenant soin de régler le nombre des vêtemens dont ils
pourraient être enveloppés : il fixe de même les hauteurs que ne
devaient pas dépasser les colonnes des sépultures. Chez les Grecs,
l'homme paraît sous cette forme avec le même relief qu'il avait
dans le culte, dans la philosophie, dans les institutions et dans les
arts. Les tombeaux rappellent l'individu et le perpétuent pour ainsi
dire en consacrant le souvenir de ce qu'il avait été.
Dans ces lieux de repos, qui répondent à une époque assez avan-
cée de la civilisation grecque, où s'est en grande partie effacé le ca-
ractère effrayant des religions primitives, la douceur du génie hel-
lénique est empreinte. L'imagination si éprise de la vie aime à se
rattacher encore à l'idée d'une sépulture belle et ornée. Après la
terreur de n'en avoir aucune, qui joue chez ce peuple un rôle de
premier ordre, vient la crainte d'en avoir une indigne du rang
qu'on occupe. Dans Euripide, Hécube se résigne à n'avoir de son
vivant qu'une médiocre condition; mais après sa mort elle voudrait
que son tombeau fût digne d'une princesse et beau à voir. La joie
et la tristesse exprimées sur la pierre se rencontrent dans des ex-
pressions d'une gravité touchante. De gracieux emblèmes font
sentir une religion tout humaine. On respire en outre un certain
air d'égalité qui semble rapprocher le marchand, l'homme d'état,
l'orateur et le guerrier. Plutarque décrit le tombeau consacré au
célèbre rhéteur Isocrate. On le visitait comme on va voir chez nous
la tombe de quelque écrivain illustre. En somme, la décoration en
était plus élégante que fastueuse. Elle consistait en quelques co-
lonnes et en deux emblèmes : un mouton sculpté, image de la dou-
ceur, et une syrène , symbole de charme et de persuation. N'est-il
pas à remarquer que Pausanias, cherchant des exemples de tom-
beaux d'une magnificence extraordinaire, soit contraint de les em-
prunter aux pays de l'Orient? Lucien pourra se moquer de l'idée
qu'ont aussi les Grecs de vouloir nourrir les morts et de les abreu-
ver, de même qu'il se moque des façons diversement bizarres dont
les différons peuples traitent les corps des trépassés : « Le Grec
brûle, le Perse enterre, l'Indien vernit, le Scythe mange, l'Égyp-
tien sale ses morts : ce dernier même, j'en suis témoin oculaire, les
fait sécher, les invite à sa table et en fait des convives. » Le mor-
dant satirique fait parler un mort qui se plaint d'être dérangé trop
souvent pour des libations et autres cérémonies. Il compare à des
jouets d'enfant ces colonnes, ces pyramides. La part assez médiocre
en somme faite à la critique par ce grand moqueur semble prouver
pourtant que l'abus n'avait pas ici une étendue extrême.
C'est surtout pour les monumens funéraires d'un peuple accou-
tSyb REVUE DES DEUX MONDES.
tumé à parler par les arts une langue si claire qu'on doit se de-
mander jusqu'à quel point ils expriment et sous quels aspects
ils représentent l'idée d'une vie ultérieure. Il faut consulter ici ces
bas-reliefs, ces emblèmes, ces décorations intérieures ou exté-
rieures du tombeau qui s'offrent en grand nombre aux investiga-
tions. Il n'est nullement douteux que cette croyance ne s'atteste
sous des formes variées : toute la question est de savoir dans quelle
mesure. Cette question s'est posée récemment à propos de la dé-
couverte du monument de Myrrhine à Athènes, auquel M. Félix
Ravaisson consacre un savant et intéressant mémoire. Dans le mo-
nument de Myrrhine, et dans beaucoup d'autres, les bas-reliefs
représentent un groupe de personnages qui, à la manière dont ils
sont en rapport les uns avec les autres, doivent être reconnus, ainsi
qu'ils l'ont toujours été, pour les membres d'une même famille.
Souvent l'un d'eux y prend la main d'un autre. La plupart des an-
tiquaires ont désigné ces représentations sous le nom de scènes
d'adieu ou de séparation. L'auteur du Mémoire y voit au contraire
des scènes de réunion dans une autre vie. Il fait remarquer que ces
personnages sont réellement en marche les uns vers les autres et
témoignent, non du caractère de tristesse qu'on leur attribue, mais
d'un sentiment de joie douce, et même d'une satisfaction quelque-
fois plus expressive, attestée par des gestes sur lesquels on ne peut
se méprendre. Il étend la même interprétation à d'autres figures
qui deviennent comme autant de témoignages d'une croyance pro-
fonde et vive dans l'immortalité attestée par les tombeaux : telle
par exemple l'image assez fréquente d'un homme assis au bord de
la mer qui sera une des peintures de la vie des bienheureux dans
un séjour insulaire, lequel ne peut être que l'archipel où une an-
cienne tradition plaçait les mânes des hommes vertueux. Sur un
bas-relief funéraire trouvé en Algérie, un homme est debout ayant
près de lui une table chargée de rouleaux; il élève la main droite
vers un arbre; à sa gauche est un navire au-dessus duquel une
draperie se relève de distance en distance. Ces rouleaux sont des
livres dont la lecture occupe les loisirs du défunt, homme d'étude
sans doute. Le geste qui désigne l'arbre est celui de l'adoration;
cet arbre est donc celui autour duquel on voit ordinairement en-
roulé le serpent, génie de la région sacrée. Dans la même expli-
cation, les représentations, à un certain moment très fréquentes
sur pierres gravées, dans la Grèce ancienne, de l'Amour, Erôs, et
de Psyché (qui n'est autre, suivant l'étymologie, que Y âme elle-
même) conduite par l'Amour vers certaines régions, prennent le
même sens mythique. Sur un vase grec d'ancien style, acquis par
le musée du Louvre, Achille ou Ajax, jouant aux dés sous un pal-
mier, sont de même une représentation èlyséenne. Si certaines
LE FASTE FUNÉRAIRE. 397
de ces explications peuvent ouvrir à la discussion un champ libre,
il en est qui s'imposent avec une irrésistible évidence. Comment
par exemple se méprendre sur la signification de cette image d'un
jeune enfant que ses parens reçoivent dans la vie élyséenne avec
les marques d'une vive affection? Est-ce que tel détail familier,
un petit chien qui se dresse pour caresser l'enfant, ne marque pas
l'arrivée plutôt que le départ? Le geste de cette mère qui reçoit sa
fille et lui caresse le menton, geste ordinaire dans l'art grec pour
exprimer une tendresse familière, est un signe d'allégresse, natu-
rel et charmant s'il s'agit d'une mère qui retrouve son enfant dans
un séjour de bonheur immortel; ce serait un geste inexplicable et
déplacé s'il se mêlait aux larmes et aux angoisses de la dernière
séparation sur cette terre. Ainsi s'expliqueraient aussi ces repas fu-
nèbres grecs, qui sur les tombeaux datent surtout des iv^ et m'' siè-
cles avant notre ère : ce sont aussi des célébrations élyséennes.
Quant aux figurines déposées dans les sépulcres, s'il en est qui ren-
trent visiblement dans l'interprétation mythologique, il en est aussi,
comme le soutient un autre savant, M. Heuzey, et comme l'admet
au surplus M. F. Ravaisson, qui relèvent exclusivement de la fan-
taisie. Quelle que puisse être la mesure c>e dissentiment qui sub-
siste, la substitution en un très grand nombre de cas des scènes de
réunion aux scènes d'adieu nous paraît être un fait acquis. On doit
se féliciter d'ailleurs de voir discuter de pareilles questions par des
esprits éminens. L'archéologie ainsi traitée devient philosophique,
et l'histoire de l'humanité dans ce qu'elle a de plus élevé se trouve
intéressée à ses résultats.
IV.
J'arrive au faste funéraire romain. Avant de le considérer dans
sa période de développement, comment ne pas dire un mot de ses
origines? comment ne pas rappeler au moins les rapports qu'il de-
vait garder avec la construction et les décorations introduites par
les Étrusques? Nous n'en sommes pas réduits pour le faste funéraire
étrusque à quelques descriptions antiques, comme celles du tom-
beau de Porsenna, qui n'est nullement authentique, mais qui, sans
appartenir au roi dont il avait usurpé le nom, n'en était pas moins
un prodige de l'art étrusque. 11 a eu des témoins comme Pline, qui
décrit ce sépulcre, formé de grands morceaux de marbre en forme
carrée, ayant 30 pieds de front et 50 pieds de haut; il servait de
base à un plus grand bâtiment, et un labyrinthe tellement compli-
qué circulait autour, qu'il était impossible sans un fil d'en trouver
l'issue, etc. Varron déclare qu'il renonce à mesurer la hauteur des
cinq pyramides qui le surmontaient. Encore une fois nous avons des
398 REVDE DES DEUX MONDES.
nouvelles, si j'ose dire ainsi, plus fraîches du faste funéraire étrusque.
Tout récemment M. le comte Gozzadini, sénateur du royaume d'Ita-
lie et président du comité d'histoire nationale pour les Romagnes,
a poursuivi sur des nécropoles ayant cette origine des fouilles fé-
condes de 1853 à 1869. On avait, dès le siècle dernier, exploré les
nécropoles de Tarquinies, de Vulci et quelques autres situées dans
les Marennes de la Toscane, non loin de Givita-Vecchia. C'est en
s'inspirant de ces précédens, et de quelques indications de Pline,
que M. Gozzadini a entrepris des recherches dans ses propres do-
maines et découvert successivement une première nécropole, celle
de Villanova, puis celles de Marzabotto et de la Chartreuse (Certosa).
De ces découvertes, résumées dans un excellent mémoire par M. Ch.
A^ergé, il résulte que la nécropole de Villanova remonte à deux ou
trois siècles avant la fondation de Rome, tandis que celles de Mar-
zabotto et de Certosa sont d'une époque ultérieure; on les attribue
au j" ou vi^ siècle avant notre ère. Toutes ces nécropoles ont une
origine étrusque incontestée. La religion, l'art, le culte des morts,
reçoivent des objets qu'on en a extraits en très grand nombre de
précieux éclaircissemeus. Aux objets communs, il s'en mêle qui ont
un caractère d'art et de luxe, tels que monnaies, colliers, bracelets,
ceintures, épingles de formes élégantes et variées, bagues au nombre
de 45, bijoux d'or ornés du scarabée symbolique qui représente le
passage de la vie à la mort, quantité de miroirs de fer et de bronze,
enfin des ustensiles qui se rapportent aux coutumes funèbres. Tel
est cet instrument particulier dont les parens du mort se servaient
pour se couper les cheveux et la barbe en signe de deuil; telle est
aussi cette plaque, ornée de dessins gravés, munie d'une poignée
et sur laquelle on frappait avec un maillet à deux têtes pour accom-
pagner les chants funèbres. Les statuettes de bronze , fort nom-
breuses, montrent un travail assez primitif pour la plupart, tandis
que le goût et l'habileté que les Étrusques apportaient dans l'art cé-
ramique sont attestés par les poteries les plus anciennes des nécro-
poles bolonaises. Partout éclate l'étroite analogie des usages étrus-
ques avec ceux qui subsistaient encore à la fin de la république et
sous les empereurs : c'étaient les mêmes modes variés de sépul-
ture, les mêmes cérémonies funèbres, le même symbolisme. Dans
les tombes étrusques, ainsi que dans les tombes romaines, le vase
que l'on brisait au moment de la sépulture rappelle la fragilité de
la vie, en même temps que l'œuf qu'on y dépose est l'emblème de
sa perpétuité par la reproduction. Quant à la présence d'os d'ani-
maux dans les mêmes tombeaux, M. Gozzadini pense qu'elle peut
s'expliquer soit par l'usage de brûler avec le mort certains animaux,
tels que des chevaux et des chiens, soit par les repas de funérailles,
soit enfin par les superstitions qui attribuaient à des amulettes tirées
LE FASTE FUNÉRAIRE. 399
du règne animal des vertus surnaturelles. Les mêmes fouilles ont
été continuées de 1870 à 1877 avec le même succès, et de façon à
soulever des controverses sérieuses sur l'histoire des diverses races
établies en Italie sur les bords du Pô et au versant septentrional de
l'Apennin.
On peut croire cpie ces précieuses trouvailles d'un luxe funéraire
enfoui sous le territoire italien sont loin d'avoir dit leur dernier
mot. Dirigées avec une grande habileté, animées par tout ce que
peut à Rome même aujourd'hui allumer de zèle une émulation
internationale, elles ne cessent de se multiplier et de se manifester
par d'iraportans résultats. Les rapports de l'art et de la pensée
étrusques avec Rome antique en ont reçu déjà mainte confirmation
éclatante : tantôt ce sont des vases décorés intérieurement ou
extérieurement, des pièces ornées de figurines représentant des
lions ailés, des sphinx, des griffons et d'autres objets extraits de la
tombe Reguli-Galani à Gœré ; tantôt ce sont des découvertes ana-
logues faites dans les caveaux de Palestrina, dont le mobilier est à
Rome dans le palais Baiberini. Hier encore c'était une magnifique
coupe d'argent trouvée sur l'emplacement de cette même cité
étrusque, Palestrina, l'ancienne Preneste. Les observations qu'un
savant archéologue, M. François Lenormant, présentait en offrant
le dessin de cette coupe à l'Académie des Inscriptions s'appliquent
aux autres curiosités tirées du même trésor. Dans ces fouilles, diri-
gées par M. Fioreili, sénateur italien, tous ces objets en or, en élec-
trum, en argent, en bronze, en ivoire, en verre, sont extraits d'une
vaste chambre sépulcrale carrée, fermée par des m,urs sans ciment
comme dans toutes les sépultures étrusques. Peu importe que dans
ce cas particulier ces objets eux-mêmes proviennent de l'art phéni-
cien. L'art funéraire étrusque n'a pas moins mis sa marque sur les
constructions sépulcrales comme sur la masse des choses funé-
raires transmises aux Romains et aux diverses populations italiques.
Même émancipé, le génie romain n'a pas répudié cet héritage, et
le fond étrusque s'est perpétué à travers les déviations parfois fâ-
cheuses qui ont atteint cette sorte de monumens.
C'est une remarque générale que, sous bien des rapports, le faste
est le génie de Rome dans les arts. Le luxe funéraire devait d'au-
tant moins faire exception qu'on est ici en présence d'une puissante
et très orgueilleuse aristocratie. On a la certitude que le premier
grand luxe par lequel elle débuta fut le faste des obsèques. C'est
le premier aussi que durent atteindre les règlemens somptuaires,
incrits dans la loi des douze tables. Elle règle la quantité des par-
fums que l'on pourra employer pour oindre le corps , prohibe les
grandes couronnes, défend de placer devant les morts un autel
pour y brûler de l'encens, d'étendre plusieurs lits et, ce qui prouve
AGO REVDE DES DEUX MONDES.
à quel point ce genre de faste était déjà devenu une sorte de pas-
sion, de célébrer plusieurs fois les obsèques de la même personne :
cela se faisait en effet assez souvent pour peu qu'on eût pris la pré-
caution de conserver un des membres ou même un des doigts du
défunt. Nulle autre société qu'une société aristocratique avec gran-
deur n'aurait pu donner de pareils spectacles dans ses funérailles,
faites pour imprimer l'idée de l'importance des grandes races. Il
semble que l'on assiste à une sorte de drame funéraire imposant
et magnifique , depuis le moment où le mort est exposé sur le lit
enrichi d'ivoire, couvert de sa toge de pourpre et de ses plus riches
vêtemens, le visage recomposé pour ainsi dire par de savantes pré-
parations, jusqu'au moment suprême qui met un terme à ces so-
lennités funèbres. Toute une population y est associée , comme le
chœur est associé à la pièce dans la tragédie antique. L'imagination
reste frappée à la pensée de ces cortèges à travers la ville, escortés
par une foule immense, éclairés en plein jour par une quantité in-
nombrable de flambeaux de cire et de torches allumées, de ces
images d'ancêtres habillées en consuls, en préteurs, en pon-
tifes, etc., de ces trompettes remplissant l'air de sons lugubres,
des danses exécutées par des chœurs de satyres , de ces femmes,
les joues baignées de larmes, les vêtemens en désordre, poussant
des lamentations, enfin de cette famille, de ces cliens, de ces af-
franchis, de ces esclaves, de ces amis du mort, formant la marche
lugubre, qui s'arrête de temps en temps pour laisser retentir avec
plus d'ensemble et d'effet la musique des instrumens et les chants
funèbres. Malgré les lois qui ordonnaient qu'on ne portât qu'un seul
lit aux funérailles, il y en eut six cents aux obsèques de Marcellus,
et à celles de Sylla il y en avait six mille! Les scènes du bûcher
formaient comme un nouvel acte de ce drame pathétique. Devant
cet édifice immense, construit avec un art savant, tout ce qui attes-
tait le désir d'agréer au mort se donne carrière sous toutes les
formes, parfums , dons , immolation d'animaux , combats de gla-
diateurs, sans parler, pour les empereurs ou de ceux que leur fa-
veur désignait pour cet honneur, de toutes les célébrations pom-
peuses qui accompagnent les apothéoses.
Le faste funéraire était provoqué à Rome par l'emplacement même
des tombeaux qui semblent tout faire pour appeler les regards. Rien
de moins recueilli, de plus opposé à l'idée que nous nous faisons
d'un lieu consacré par la mort. Les morts posent devant les vi-
vans. Ils gardent tout leur orgueil au fond de ces tombeaux qui for-
ment comme une exposition permanente sur les voies Appienne,
Flaminienne et Latine. Sans doute tout ne fut pas vanité et men-
songe dans ces libations et dans ces présens faits aux mânes , non
plus que dans les ornemens des tombeaux; mais rien ne donne l'idée
LE FASTE FUNERAIRE. ^01
d'un faste à bien des égards plus mondain. Ces sépultures sem-
blaient moins parler aux hommes des graves mystères de la mort
que leur conseiller de se hâter de jouir de la vie. Ces morts, dont les
bustes vous regardent, ces statues, souvent debout, fièrement dra-
pées, dominent la foule. Plusieurs de ces tombeaux ressemblent à des
temples avec fronton et colonnes. Le grand nombre des stèles porte
le même orgueilleux témoignage; elles sont loin d'avoir toujours le
même caractère religieux que les stèles égyptiennes où le mort est
habituellement représenté rendant hommage à une divinité et rece-
vant lui-même l'hommage des différentes personnes de sa famille.
Chaque condition a son faste. Si toute la grandeur de la puissance
impériale paraît dans les mausolées d'Auguste et d'Adrien, si la
fierté aristocratique respire dans la grande tour des Scipions et dans
le môle immense de Cœcilia Metella , la richesse rivalise avec la
noblesse héréditaire dans la grande pyramide de Gestius, un simple
prêtre épulon, et les Columbaria sont eux-mêmes les magnifiques
nécropoles des affranchis et même des esclaves de maîtres opu-
lens. On voulut en vain lutter par des lois somptuaires contre ces
dispendieux abus de la pierre, du granit et du marbre. Quand Cé-
sar défendit de dépenser au-delà d'une somme fixe « pour le sé-
pulcre, » on joua sur les mots : on la dépensa pour le monument
qui le recouvrait. La classe peu riche eut aussi sa part de ce genre
de luxe. Elle eut recours à l'emploi d'imitations pour en décorer
les chambres sépulcrales. On fit avec des terres peintes de diffé-
rentes couleurs des colliers, des bijoux, des miroirs pour la Ro-
maine de condition moyenne. Un autre faste, à vrai dire le moins
coûteux de tous, fut aussi fort en honneur, celui des épitaphes,
plus orgueilleuses que les statues de marbre. C'est par ces inscrip-
tions, non moins que par les emblèmes mythologiques, que l'on
peut tirer du faste funéraire à Rome les indications religieuses et
philosophiques qu'il renferme. Là se manifestent mieux peut-être
que partout ailleurs les alternatives de foi et d'incrédulité, les re-
tours vers la religion nationale, les périodes de scepticisme presque
général, qui marquaient successivement ces siècles où le paganisme
s'obstine à vivre, à travers des défaillances qu'on a eu le tort de
prendre pour la mort définitive. C'est ce qu'on trouvera expliqué,
mieux que je ne le pourrais faire, dans des ouvrages tels que ceux
de M. Friedlœnder sur Rome depuis Auguste jusqu'à la fin des Anto-
nins, et dans le livre de M. Gaston Boissier sur la Religion romaine.
L'incrédulité parle plus d'une fois, il est vrai, sur les tombeaux un
langage provocant; mais combien il est rare que l'intérieur des
tombes ne le démente pas ! Le plus souvent l'idée, vague peut-être,
mais persistants, d'une existence ultérieure, s'y retrouve. xMalgré
TOMB XX. — 1877. 26
402 REVUE DES DEUX MONDES.
les avis ironiques d'un Laberius, qui conseille aux passans de se
moquer de la philosophie et sans doute aussi de la pensée reli-
gieuse, les tombeaux sont de mauvais prédicateurs de scepticisme,
et la mort n'aime guère à se vanter de son néant.
Une étude approfondie du faste funéraire romain ne ferait que
confirmer le caractère habituellement religieux et moral de ce
genre de monumens attesté par les représentations symboliques,
ies urnes destinées à recevoir les ossemens et les cendres font
souvent ainsi allusion à la vie future. L'intérieur des tombes ro-
maines était décoré de peintures qui représentaient le plus fré-
quemment , il est vrai , des paysages , des arabesques qui pou-
vaient orner une villa , mais bien des fois aussi des scènes qui se
rapportent aux champs élysées ou aux enfers. Les bas-reliefs qui,
au reste, ne nous sont guère parvenus que depuis les Antonins,
sont remplis d'enseignemens de la même nature. Une partie des
décorations se rapporte aux usages religieux, et la pompe des funé-
railles s'y trouve retracée avec toute la série des épisodes qui s'y
succèdent. La sculpture y a gravé les sentimens de la famille et les
souvenirs de l'union conjugale de la manière la plus touchante. Un
homme et une femme se tiennent par la main : entre eux est un
amour avec ces mots : Fidei simulocrwn, emblème de fidélité.
Plus souvent c'est leur enfant qu'ils tiennent tous deux, ou bien le
défunt est couché et sa femme assise près du lit. L'union des époux
par le mariage et leur séparation par la mort sont fréquemment
figurées; mais, selon l'expression de M. Ampère, l'on peut croire
qu'il y a aussi dans « ces noces du tombeau » un pressentiment de
la réunion au-delà; si l'on voit un rideau, le rideau qui nous cache
le monde invisible, on voit aussi une porte entr' ouverte pour laisser
à celui qui reste la perspective et l'espoir d'y passer à son tour.
Cette porte s'ouvre pour un enfant; la tendresse des parens élevait
des tombes aux enfans et décorait 'des symboles accoutumés les
urnes qui contenaient leurs cendres. Les représentations de la vie
future offrent parfois un mélange de délicat symbolisme et d'images
emnruntées à la mythologie populaire. Ainsi Gharon fait passer aux
âmes le Styx et les débarque sur la rive infernale : on voit l'arrivée
des âmes; un homme, suivi de son fils, a déjà mis le pied sur la
planche qui conduit de la barque à terre, une femme est encore
dans la barque. Clotbo accueille ce mort en lui tendant la main;
elle tient une quenouille sur laquelle il restait beaucoup à filer.
C'est donc un père et un époux mort jeune qu'ont suivi de près
son épouse et son fils. Une seconde Parque tient un vase, elle va
leur donner à boire l'eau du Léthé; ils sont réunis, ils peuvent ou-
blier. A propos des banquets funéraires, on trouverait sans doute à
soulever les mêmes questions que pour les mêmes représentations
LE FASTE FLNERATRE. 503
€11 Grèce. Nous ne parlons pas de quantité de bas-reliefs qui re-
présentent les scènes de l'existence quotidienne, les insignes pro-
pres aux magistrats, aux pontifes, aux guerriers. Les auteurs eux-
mêmes ont leur insigne spécial que représente le volume, ils se
montrent entourés par les Muses, qui sont censées les inspirer. La
présence d'Homère signale un poète épique, celle de Pindare un
poète lyrique, celle de Ménandre un auteur comique; Tlialie, Mel-
pomène, Euterpe, se trouvent parfois réunies dans la même tombe,
ce qui indique l'étonnante diversité des talens du défunt.
Au reste, si beaucoup de ces décorations funéraires manifestent
clairement, par l'intention d'agréer aux trépassés l'idée de leur
sensibilité persistante, l'interprétation de certains symboles relatifs
à la vie ultérieure dans un autre monde laisse en bien des cas plus
de place que chez les Grecs à la controverse sur leur portée réelle.
On a pu même se demander si quelques représentations ne faisaient
pas allusion à une destruction plus complète. Nous n'appliquons pas
cette réserve au So-mmeil, génie représenté tantôt par un enfant,
tantôt par un jeune homme, tantôt par un vieillard, et qui tient un
flambeau renversé, symbole de la vie éteinte. Cette image peut ne
figurer que la fm de vie actuelle. En est-il de même des bas-reliefs
où l'on voit un papillon brûlé par un flambeau , ou saisi au vol par
le bec d'un oiseau? Ne faut-il pas y voir la destruction de Psyché,
de l'âme, que It s anciens ne distinguaient pas bien de la vie ? Pour-
quoi ne pas admettre que ce qu'il y avait de confus et d'incertain à
ces époques dans la conception et dans la réalité même d'une vie
future se manifeste par des symboles contradictoires? Ces contra-
dictions n'infirmeraient pas les principales idées que nous avons
essayé d'établir par des exemples empruntés au luxe funéraire.
Une voile repliée, un arbre dépouillé de ses feuilles ou qu'on ar-
rache, un masque tombé à terre, qui annonce que la pièce est finie,
un cheval dans une course de char, qui s'abat au bout de sa car-
rière, ces représentations symboliques assez fréquentes sur les
tombeaux signifient la fin de l'existence, la nécessité du terme fa-
tal, sans entraîner la pensée du suprême anéantissement.
On ne peut quitter le faste funéraire antique sans dire un mot de
celui dont les animaux furent fréquemment l'objet. Tantôt c'était le
prix de la gloire, comme pour les chevaux vainqueurs aux jeux
olympiques, tantôt le résultat d'un simple caprice, d'un attache-
ment ridicule. Le cheval d'Alexandre, honoré de magnifiques funé-
railles, les chiens et les coqs d'un certain Polyarque, dont parle
Élien, enterrés dans des tombes avec pilastres et tables de marbre
couvertes d'inscriptions, l'oie qui accompagnait partout un phi-
losophe nommé Lacidas, honorée, au rapport de Diodore, d'un
superbe convoi par ce même personnage, qui n'eut pas honte de
404 REVUE DES DEUX MONDES.
l'accompagner avec des démonstrations de douleur fort peu philo-
sophiques, ces exemples sont loin d'épuiser les témoignages de cette
sorte de manie chez les Grecs. On la retrouve à Rome souvent chez
des empereurs, fous il est vrai pour la plupart, mais non pas tous
pourtant : on peut citer dans la liste Jules César, Auguste et Marc-
Aurèle, à côté de Caligula, de Néron et de Commode, ajoutons aussi
Hadrien, qui rendit ce genre d'honneurs à une quantité de chevaux
et de chiens. Il bâtissait un magnifique monument à Antinous et
poussait le scandale jusqu'à l'apothéose de ce vil favori. Quelque-
fois, dans l'empire romain, tout un peuple parut saisi de cette sin-
gulière fureur. Rien n'en donne mieux l'idée que ce que raconte
Pline l'Ancien d'un perroquet apprivoisé qui saluait par leurs noms
les principales personnes de la famille de Tibère. Il devint telle-
ment cher à la multitude qu'après avoir mis en pièces le meurtrier
de l'oiseau, elle fit des obsèques pompeuses à son favori, déposé
dans un cercueil, couvert de bouquets, porté par deux nègres, suivi
d'une immense foule, et accompagné de cornets, de fifres, de clai-
rons et de hautbois.
Il appartenait au christianisme de combattre ces idolâtries hon-
teuses et d'autres superstitions que l'antiquité n'avait cessé de
mêler aux idées religieuses d'où était sorti en grande partie le faste
funéraire : non content d'attaquer de front les coutumes dégra-
dantes qui traitaient la bête comme l'homme et qui déifiaient l'hu-
manité par l'apothéose de ce qu'elle renfermait de moins digne de
respect et de sympathie, il lutta contre ces hécatombes humaines,
application abominable de l'idée d'être agréable aux morts et de
cette croyance que la vie future était la continuation des goûts et
des habitudes de l'existence actuelle. En combattant chacune de ces
idées fausses et barbares, en remplaçant l'orgueil par l'humilité
et le respect de la vie humaine, en montrant dans l'existence ulté-
rieure un monde tout nouveau, sans rapport avec ce qui avait fait
ici-bas nos joies et nos douleurs, le christianisme allait opérer, non
sans une résistance prolongée, et qu'il n'a pas réussi sur tous les
points à vaincre également, une mémorable révolution, heureuse-
ment complète pour l'abus le plus grave, les sacrifices sanglans.
Agissant lui-même sur le faste funéraire pour en modifier l'inspira-
tion et les formes, sans doute il n'en préviendra pas tous les excès,
mais souvent il l'élèvera jusqu'à lui. Ce faste devra subir également
en bien ou en mal l'action profonde de mœurs, d'idées, d'institu-
tions bien différentes de celles des anciens. C'est cette seconde pé-
riode de son développement qu'il me reste à retracer.
Henri Baudrillart.
SŒUR DOCTROUVÉ
La ville de Besançon est une des plus vivantes qu'il y ait en
France. L'industrie horlogère y fait prospérer une bourgeoisie riche
et pulluler une population de travailleurs. Grâce à la ceinture des
remparts, les habitans y paraissent d'autant plus nombreux qu'ils
ne peuvent se répandre dans des faubourgs et qu'ils sont forcés de
s'entasser à l'étroit dans un espace très resserré. Aussi les maisons
sont-elles hautes et les rues fourmillantes. N'était l'horizon bordé de
montagnes qui empêchent d'oublier qu'on est en Franche-Comté,
on se croirait volontiers dans un quartier de Paris; mais à mesure
qu'on s'éloigne de Battant^ où s'agglomèrent les ouvriers, et qu'on
remonte la Grande-Rue, où s'étalent les boutiques, à mesure qu'on
s'avance vers la ville haute, on entre dans la province. Les étages
s'abaissent peu à peu, les portes cochères remplacent les vitrines
des marchands, et la vie semble baisser la voix en approchant de
la rampe qui conduit à la cathédrale. Toutefois cette rampe n'est
pas solitaire, car la ville est dévote, et, le dimanche surtout, le
chemin de l'église est encombré de fidèles. Même pendant la se-
maine, beaucoup de promeneurs y passent pour aller jouir de l'ad-
mirable coup d'œil qu'on a du haut du terre-plein qui précède le
parvis. Où la solitude règne absolument, c'est derrière la cathé-
drale. Là se trouve un des deux quartiers nobles de Besançon.
L'autre, englobé dans les rues populeuses qui débouchent sur le
quai du Doubs, a perdu son caractère et s'est laissé envahir par la
bourgeoisie. Mais celui-ci n'a pas été entamé; il se compose d'une
rue unique, à la pente raide, au pavé caillouteux enchâssé d'herbe,
et qui finit en cul-de-sac contre le rocher. Dans ce coin, les bruits
de la ville arrivent à peine, étouffés , lointains , pareils aux mur-
mures d'une eau invisible. La masse de la cathédrale les intercepte
et masque même la vue de la cité. Il semble que les hôtels nobles,
endormis dans leurs souvenirs d'autrefois, s'abritent de la vie mo-
derne derrière cet écran de pierre.
406 REVUE DES DEDX MONDES.
C'est dans une de ces silencieuses et solennelles demeures qu'ha-
bitait la marquise de Yillers-Doisnay d'Aubentel.
Bien qu'elle n'eût pas encore cinquante ans, la marquise portait
déjà toutes les marques de la vieillesse. Son corps droit et maigre
commençait à se recroqueviller visiblement, prenant aux angles
cette apparence de bois sec que donne à la forme humaine l'hiver
de la vie. Sur la tête surtout cet hiver avait prématurément fait
tomber sa neige; la marquise avait les cheveux tout blancs. Gela
faisait paraître plus jaune sa figure en parchemin, plus sévères les
deux profondes rides qui coupaient Les joues et accentuaient amè-
rement le pli des lèvres, plus triste ce grand nez aux arêtes dures
qui couvrait d'ombre toute une moitié de la face. Seuls les yeux
couleur de violette n'avaient pas été fanés. Peut-être ces fleurs du
visage conservent- elles leur fraîcheur dans la rosée des larmes. Car
la marquise avait beaucoup pleuré.
Elle était restée veuve à trente ans, avec deux enfans à élever et
une fortune misérable. Le marquis, après l'avoir rendue très mal-
heureuse par une conduite désordonnée, des infidélités aussi variées
qu'impudentes, tous les scandales d'une vie de joueur et de liber-
lin, était mort en la laissant face à face avec la ruine. Les dettes du
marquis une fois payées, il ne demeurait à la jeune femme que
quelques terres et la maison de Besançon. Elle prit courageusement
son parti, vendit ses bijoux et en plaça l'argent, réunit ainsi avec
ses revenus fonciers de quoi se constituer cinq mille livres de rente,
et renonça au monde pour consacrer tout son tenips et toutes ses
ressources à l'éducation de ses enfans. AGn de ménager le mince
budget, elle garda sa fille Marguerite à la maison et l'instruisit
elle-même. Il fallait réserver la dépense pour le fils, Pierre, qui
aurait un rang à tenir et le nom de sa famille à porter. Cette seule
considération aurait déjà suffi à le rendre plus particulièrement cher
à la marquise, qui était entichée de noblesse. Il s'y joignait aussi
des raisons de santé, raisons sans réplique \X)uy le cœur d'une mère.
Pierre était d'une complexion délicate, maladive, comme il ar-
rive souvent aux descendans extrêmes des vieilles races dont le
sang s'est appauvri à la longue. Marguerite était au contraire forte
et bien portante, sans doute parce qu'elle avait été la première
fleur de cette union où le suc vivifiant de l'amour s'était vite épuisé.
Elle avait quatre ans de plus que son frère. Elle ne demanda pas
comme lui des soins incessans et ne donna presque pas de mal à
la marquise, tandis que Pierre fut trois fois dans son enfance à
deux ^doigts de la mort. Pour toutes ces causes, le fils fut plus
choyé. Cette préférence d'ailleui-s n'avait rien de cruel pour Mar-
guerite, qui fut élevée dans la pensée que c'était une chose juste,
et qui elle-même s'était habituée naturellement à entourer de ten-
SOEUr. DOCTROUVÉ. Û07
dresses prévenantes et dévouées la faiblesse de son frère. Il s'était
établi entre la mère et la fille, à mesure que celle-ci avait pris
de la raison, une sorte de pacte tacite pour se sacrifier sans réserve
à ce rejeton si frêle en qui pouvait encore fleurir l'arbre de noblesse
des Villers-Doisnay d'Aubentel.
Le sacrifice ne fut pas inutile. A force de précautions, on fit vivre
le jeune Pierre, et à force de privations on put lui donner l'édu-
cation qu'il fallait pour le pousser vers la carrière militaire, la
seule, au dire de la marquise, qui convînt à l'héritier pauvre d'un
grand nom. Après avoir fait ses études chez les pères de la rue des
Postes, il avait été reçu à l'École de Saint-Gyr, et il venait d'en
sortir avec l'épaulette de sous-lieutenant.
Pour subvenir àux frais de cette coûteuse éducation, la marquise
avait vécu pendant dix ans comme une avare, et Marguerite avait
partagé sans se plaindre cette dure existence. Seules avec une
vieille servante dans leur triste hôtel, elles se passaient de tout
superflu et presque du nécessaire. Elles se nourrissaient comme un
ménage de petits bourgeois, portaient des robes communes qu'elles
faisaient durer aussi longtemps que possible, et n'accordaient à la
dépense extérieure que la part stricte qu'elles lui devaient pour
tenir leur rang. C'est ainsi qu'on les voyait convenablement mises
pour aller aux offices et pour rendre les rares visites auxquelles
elles] étaient obligées. C'est ainsi encore qu'elles avaient conservé
la coutume de distribuer à Noël et à Pâques des aumônes relative-
ment considérables aux pauvres de leur paroisse. Mais elles n'ai .
laient jamais dans le monde, bien que la meilleure société aristo-
cratique fît tous ses efforts pour les y attirer. Il aurait fallu, afin
d'y paraître dignement, retrancher quelque chose de ce qui sem-
blait dû au jeune marquis.
Malgré cette réclusion volontaire, on n'était pas d'ailleurs réduit
à un isolement absolu. Deux fois par semaine la marquise rece-
vait; mais de telles réceptions ne faisaient pas grand mal à la
bourse. Quatre personnes seulement y étaient admises : le chanoine
de Lindrat et sa sœur Adelphine, le baron Hubert de La Chenar-
dière et un noble irlandais réfugié, le comte O'Graeme, ces deux
derniers très pauvres et tous quatre très vieux. On se contentait de
faire quelques parties de whist en buvant une tasse de thé, et le
meilleur morceau de la soirée était celui que Marguerite chantait
au piano.
Quand on n'a rien, on se trouve heureux du peu qu'on rencontre.
C'est ainsi que Marguerite goûtait un grand charme dans les plai-
sirs bien simples et bien peu variés de ces réceptions, il s'en déga-
geait pour elle comme un parfum de joie intime, d'une douceur
fine et distinguée. Elle ne sentait aucun écœurement dans cette
ii08 REVUE DES DEUX MONDES.
atmosphère de vieilles gens et n'éprouvait aucun ennui à entendre
et à partager leurs bavardages. Loin de là, rien ne lui semblait
plus naturel et même plus agréable que ces causeries où revenaient
sans cesse comme sujets de conversation les regrets du temps passé
et l'afiTirmation de tous les préjugés nobiliaires. Cette petite société
représentait pour elle le monde, l'extérieur, la vie.
Lorsque Pierre sortit de l'école, Marguerite avait vingt-trois ans.
C'était une admirable fille, en plein épanouissement de jeunesse,
qui s'était développée quand même malgré les contraintes d'une vie
si étroite et les bornes étouffantes d'un horizon si renfermé. Sous
ses cheveux blonds, presque roux, elle avait un teint d'un éclat
éblouissant, qui faisait penser, sans qu'on cherchât un madrigal
dans cette comparaison, à la neige des montagnes colorées par le
sang rose du soleil levant. Cette fleur fraîche mettait dans la sombre
maison une note de lumière et de gaîté. Le caractère de Marguerite
était épanoui comme son corps. Il était même resté un peu enfant,
tandis que sa beauté avait déjà tous les charmes formés d'une
femme complète. Son esprit, tourné par la marquise vers des idées
sérieuses et graves de dévoûment et de fierté, n'avait point pris
dans cette fréquentation l'allure solennelle. Il était toujours jeune,
enjoué, presque folâtre, d'une naïveté adorable. Habituée dès long-
temps à l'isolement, à l'économie, à l'absence des plaisirs les plus
ordinaires, elle en était arrivée à ne pas même se douter des priva-
tions qu'elle subissait et à ne pas désirer d'autre joie que celle de
voir son frère réussir.
Elle fut donc très inquiète en constatant un beau jour qu'il man-
quait quelque chose à son bonheur. Qu'était ce quelque chose? Elle
l'ignorait absolument; mais elle en sentait tout à coup le besoin
troublant et impérieux. Elle se surprenait à rêver sans savoir pour-
quoi et sans même savoir à quoi. Ses doigts s'arrêtaient au milieu
d'une broderie, où ses yeux restaient fixés obstinément, ne regar-
dant que le vide, jusqu'à se brouiller, comme quand on contemple
longtemps le feu. Il lui venait des langueurs inconnues, des fris-
sons qui lui parcouraient soudain tout le corps et montaient ainsi
qu'un chatouillement dans les cheveux de sa nuque, où il lui sem-
blait alors sentir passer un souffle chaud. Une fois, en jouant au
piano une fugue de Bach qu'elle savait par cœur et qui ne lui avait
jamais produit d'autre effet qu'une impression purement musicale,
elle se mit à pleurer doucement. Une autre fois, pendant qu'elle fai-
sait ses prières, elle crut que Jésus lui souriait, et elle eut sur les
lèvres la sensation d'un baiser furtif.
La marquise et sa petite société s'aperçurent sans peine d'un
changement que Marguerite ne chercha pas du tout à dissimuler.
Entre deux parties de whist, on tint à voix basse un conciliabule à
SOEUR DOCTROUVÉ. ^09
ce sujet, tandis que la jeune fille, inattentive au chuchotement de
cette discussion, plaquait rêveusement des accords mélancoliques
sur des lambeaux de mélodies en mineur.
— Je pense, dit le comte irlandais, que c'est une vocation reli-
gieuse qui se dessine. J'ai eu jadis une de mes filles dans cet état
bienheureux. Cela commence par des distractions qui sont comme
les prémices de prochaines extases.
— Penh! dit le baron, il ne faut pas s'imaginer ainsi tout de
suite des choses extrêmes. Moi, je tiens pour une bouderie, un ca-
price. Ces enfans ont une tête !
— Mon cher ami, objecta la marquise, Marguerite n'a jamais été
ni capricieuse, ni boudeuse. Puis vous oubliez qu'elle n'est plus
une enfant. C'est une femme.
— Eh! eh! insinua le chanoine, voilà justement ce qu'elle a.
— Mon frère, interrompit assez brusquement M"' Adelphine, je
crois, sauf le respect que je vous dois, que vous allez dire une sottise.
— Du tout, du tout, reprit le prêtre, je dis une vérité. La cause
d'un pareil changement, c'est l'amour.
Il n'y eut qu'une voix pour faire observer que Marguerite ne
voyait absolument personne.
— Bon, continua le prêtre, je ne prétends pas dire qu'elle aime
quelqu'un; elle pense à l'amour, voilà tout. Je connais ces premiers
éveils du sentiment dans le cœur des jeunes filles pures. Le confes-
sionnal m'a appris bien des choses que vous pouvez ignorer. Ce
qu'éprouve M""' Marguerite, c'est ce vague désir dont parle saint
Augustin quand il dit : Je n'aimais pas encore, mais j'aimais à aimer.
On tomba d'accord pour reconnaître que l'idée du chanoine avait
tout l'air d'être la bonne, et on partit de là pour parler de mariage.
Chacun voulant dire son mot, il y eut à ce moment un choc de voix
qui réveilla Marguerite de sa rêverie. Elle revint à elle juste à point
pour entendre ce bout de discussion entre le chanoine et la marquise :
— Ma foi, maintenant que votre fils a son avenir assuré, pour-
quoi ne pas marier M"* Marguerite?
— Yous n'y songez pas, l'abbé. Une fille sans dot, par le temps
qui court!
— Eh bien! moi, je connais quelqu'un qui ne demande qu'à l'é-
pouser, cette fille sans dot.
Ici on s'aperçut que le jeu de Marguerite s'était ralenti et qu'elle
pouvait entendre. On baissa subitement la voix et elle ne distingua
plus rien, sinon que la marquise faisait des gestes très catégoriques
de refus presque indigné.
Marguerite était très franche et avoua le soir même à sa mère
qu'elle avait involontairement saisi un fragment de la conversation.
Elle demanda en même temps, sans fausse réticence, avec une eu-
ilO REVDE DES DEUX MONDES.
riosité naïve et honnête, de qui le chanoine avait parlé. La mar-
quise fut aussi franche que sa fille et ne lui cacha rien. Il s'agissait
en effet d'un mariage pour lequel on avait chargé le chanoine de
faire les premières avances. Le jeune homme qui voulait épouser
Marguerite sans dot était un M. Chamerot, qui à trente ans passait
déjà pour l'un des plus riches fabricans d'horlogerie de Besançon.
— Tu comprends, dit la marquise, qae je n'ai pas voulu en en-
tendre davantage. Tu ne peux pas être M""* Chamerot. Et puisque
nous sommes sur ce chapitre du mariage, il faut que je te dise tout
ce que j'en pense et tout ce que tu dois en penser. D'après les lois
qui nous régissent par la volonté des bourgeois, tu as le droit de
partager avec ton frère le pauvre patrimoine qui reste de notre
ancienne fortune. Ce n'est pas assez, ma chère M-arguerite, pour
que tu puisses jamais trouver un parti convenable. Autrefois le roi
t'aurait dotée et t'aurait donnée à quelque gentilhomme de sa cour.
Aujourd'hui les gentilshommes sont rares, et ceux qui ont gardé
leur honneur intact ne possèdent guère autre chose. Épouser l'un
d'eux, ce serait te vouer à une misère dont notre nom n'a déjà que
trop souffert. Il te reste alors à choisir entre des nobles riches, mais
tarés, compromis dans de honteuses concessions, ou des manans
parvenus comme ce Chamerot, qui a du dorer sa crasse, Dieu sait
comme, et qui croit que ta beauté est à vendre.
— Ma mère, répondit la jeune fille, vous avez eu raison de refuser
pour moi. Je n'aurais jamais accepté un pareil marché.
— Ma chère enfant, reprit la marquise, je connais la hauteur de
tes sentimens. C'est bien pourquoi je me suis révoltée contre cette
offre. C'est pourquoi aussi je vais avoir le courage de te proposer
un grand sacrifice. Le marquis ne peut avec ses appointemens faire
la figure qu'il doit. La pension même que je lui sers ne peut plus
lui Euffu^e. Pour ne pas croupir dans l'obscurité, il a besoin de bril-
ler, de s'entourer d'un certain luxe. Il est nécessaire que nous en-
tamions notre capital. C'est ta part d'héritage diminuée. Ne crois-tu
pas qu'il serait digne de nous de reconnaître au marquis ce droit
d'aînesse aboli par des gens qui n'ont pas à conserver le lustre
d'un grand nom ? Consulte ta conscience de fille noble. Je n'ose
m'expliquer plus clairement et te demander d'ime manière en quel-
que façon brutale un dévoûment qui te condamnera pour toujours
à la solitude; mais j'espère que tu me comprends, n'est-ce pas?
Deux grosses larmes vinrent aux yeux de Marguerite, et cette
fois elle savait pourquoi elle avait envie de pleurer. A l'idée de ma-
riage, un voile s'était déchiré dans son esprit; confusément elle
avait senti que sa mélancolie inexplicable prenait source dans des
besoins de cœur et des exigences de nature qu'elle entrevoyait
maintenant. Tout en écoulant la marquise, lie avait éprouvé une
SOEUR DOCTROUVÉ. ^511
sorte de désir, obscur encore, mais cependant plus précis que ses
vagues langueurs. En même temps naissait un regret étrange de ce
bonheur possible et inconnu auquel on lui disait qu'elle devait re-
noncer. 11 lui fallut donc faire un effort et se raidir contre elle-
même pour ne pas écouter cette voix intérieure. Il lui fallut une
volonté héroïque pour étouffer cette espérance, d'autant plus vive
qu'elle venait précisément de s'éveiller; mais la noble jeune fille
eut ce courage. Elle refoula ses larmes. Elle se tendit avec une
énergie aveugle pour se mettre à la hauteur du sacrifice dont on la
croyait capable. Calme et grave, ne laissant voir son émotion qu'au
frémissement de ses narines, qui palpitèrent à la fois de douleur
contenue et d'orgueil satisfait, elle tendit la main à la marquise,
non avec l'abandon d'une fille qui cherche les caresses de sa mère,
mais avec un geste presque auguste, comme si elle prêtait serment,
et elle dit d'une voix ferme :
— Ma mère, je vous ai comprise. Je suis fière d'avoir à connaître
les joies sévères du devoir. Je ne me marierai pas.
Comme si la marquise n'avait plus rien à faire dans la vie, "main -
tenant que l'avenir de son fils lui semblait assuré, elle tomba ma-
lade peu de temps après et sentit qu'elle allait mourir.
Au lit de mort de sa mère, et en présence du marquis, Marguerite
renouvela solennellement la promesse qu'elle avait faite.
— Merci, ma fille, dit la marquise. Maintenant je puis m'en aller
tranquille.
Le marquis , qu'on avait trop habitué au dévoûment des autres
pour qu'il ne fût pas égoïste , accepta ce sacrifice sans opposer la
moindre résistance et comme une chose qu'on lui devait. Cepen-
dant, la vie ne lui ayant pas encore tout à fait desséché le cœur, il
comprit que la parole de sa mère, toute pleine de sollicitude pour
lui seul , pouvait paraître un peu dure à Marguerite, et il se crut
obligé de dire :
— Ma pauvre sœur !
— C'est vrai, reprit la mère. Pauvre enfant! je l'oubliais. Par-
donne-moi, ma chère fille. Tu sais que je t'aime aussi. Non, non, je
ne m'en irai pas tranquille. Que vas-tu devenir?
— Ne vous inquiétez pas de mon sort, répondit Marguerite. Si
Dieu vous rappelle à lui, ma mère, je chercherai auprès de lui mon
refuge. J'entrerai en religion.
— Bien, ma fille, dit la marquise. Jésus est le meilleur des époux.
Une béatitude illumina les traits de l'agonisante. Sa parole devint
plus faible et ressemblait à de doux soupirs de soulagement. Elle se
laissait couler avec joie dans une mort sans regrets. Tout à coup
elle se reprit à la vie. Elle avait une dernière inquiétude.
— Écoute, Marguerite, murmura-t-elle. Ton aïeul a légué autre-
412 EEVCE DES DEUX ilOiXDES.
fois de grandes sommes aux carmélites. C'est chez elles qu'il faut
aller. La règle y est plus étroite, l'existence plus pénible; mais on
t'y recevra sans dot. Tu entends ? sans dot.
Et Marguerite ayant dit oui, la marquise mourut en paix.
Quelques mois plus tard, la jeune fille entrait aux carmélites sous
le nom de sœur Doctrouvé et dans les conditions qu'avait prévues
sa mère. Elle laissait ainsi tout le patrimoine, sans en avoir rien
distrait pour elle-même, au marquis Pierre de Yillers-Doisnay
d'Aubentel.
— J'avais bien deviné cette vocation, dit le comte O'Graeme en
revenant d'assister à la prise de voile.
— Ma foi, répondit le chanoine, j'avoue que j'y crois à peine,
même maintenant. M'^^ Marguerite était bien gaie, bien enfant,
pour avoir reçu un si étonnant coup de la grâce. Dieu me garde de
mettre en doute la sainte inspiration qu'elle a pensé avoir ! mais
peut-être y a-t-elle cédé un peu trop vite. Elle ne m'a pas même
consulté.
— 3Ia sœur, dit négligemment le marquis, m'a toujours semblé
avoir du goût pour le couvent.
— Pardonnez-moi, reprit le chanoine. Je suis positivement sûr
qu'elle n'y songeait pas il y a deux mois. Elle éprouvait même cer-
tains troubles tout physiques, très naturels d'ailleurs à son âge, et
qui présageaient un tout autre dénoûment. 11 a été très vivement
question, à cette époque, de la marier. Je connaissais un beau
parti, fort riche, et j'en ai parlé à madame votre mère. Il s'agissait
de M. Ghamerot, fort honnête homme, et qui ne demandait aucune
dot. M'"* la marquise m'a arrêté net en refusant son consentement
à une mésalliance.
— Ma mère était sévère à l'excès en matière de noblesse, répon-
dit le jeune homme, dont les principes nobiliaires s'étaient beau-
coup émoussés dans la promiscuité de l'école.
— C'est bien mon avis, reprit le chanoine. Et songez que cette
union aurait pu vous être utile. M. Ghamerot est ici un personnage;
il deviendra certainement député.
— Ma sœur ne m'a pas touché un mot de tout ce que vous me
dites. A coup sûr cela demandait réflexion. Que diable! on doit
s'accommoder un peu aux opinions de son temps. Ma sœur a peut-
être eu tort.
— Ces petites filles ont une tête! interrompit le baron de La Ghe-
nardière.
Ainsi le sacrifice de Marguerite était absolument incompris des
gens qui auraient pu le deviner, et de plus il était déjà presque
méconnu par le seul être qui en sût la vraie cause, par celui à qui
ia noble fille s'était dévouée.
SOEUR DOCTROUVE. ^13
Mais sœur Doctrouvé ne pouvait plus se douter de ces injustices
humaines. Elle était maintenant tout au bonheur d'avoir tenu sa
promesse et d'avoir accompli un devoir sacré. Ce sentiment élevé,
plein d'une douceur grave, lui tenait lieu de la vocation qu'elle
n'avait réellement pas. Certes elle aimait la religion , mais non de
cet amour passionné qui fleurit à l'ombre des cloîtres. Elle avait
une santé trop charnellement robuste, un esprit trop bien équilibré
pour connaître ces exaltations de la foi qui vont jusqu'à l'extase,
ces fièvres de dévotion qui consument le cœur à la flamme d'un
rêve délirant, et qui font qu'on s'abîme dans une communion déli-
cieuse avec l'infini au fond duquel on se jette à âme perdue; mais,
en revanche, elle trouvait une sérénité profonde dans la conscience
de son sacrifice. Elle y puisa la force de se soumettre aux dures
exigences de sa vie nouvelle, aux prières incessantes, aux jeûnes,
aux sommeils interrompus par les oifices, à l'adoration perpétuelle
qu'impose la règle des carmélites. Sans ce secours, elle aurait peut-
être succombé à cette violente transition qui jetait brusquement sa
chair en proie aux cruautés de l'ascétisme. Il lui venait souvent des
regrets, non de sa conduite, mais du bonheur inconnu auquel elle
avait renoncé, et qui lui apparaissait plus digne d'envie par cela
même qu'elle le voyait à travers les mirages d'une imagination
ignorante. Elle songeait aux vagues désirs qu'elle avait éprouvés;
elle en étudiait le souvenir, elle les précisait, malgré son inno-
cence; elle comprenait aujourd'hui ce que signifiaient naguère ces
mystérieux appels de la nature. Si elle avait pu y répondre, pour-
tant! elle aurait été femme, épouse aimée, mère! Elle ne mêlait
à ces rêves aucune idée impure. Il en surgissait seulement pour elle
l'image charmante d'une vie toute différente de la sienne, d'une vie
intime, familiale, d'une tendresse expansive et partagée pour la-
quelle elle se sentait faite. Si elle avait eu la vocation religieuse,
de telles pensées auraient dû lui sembler coupables. Or, au lieu de
les chasser, elle les caressait corn plaisamment; mais aussi son
honnête orgueil , sa conscience même, y trouvaient une pâture. A
embellir les choses dont elle s'était privée, elle jouissait davantage
de son dévoûment. Moins elle se reconnaissait d'aptitudes pour la
vie monastique , plus elle était fière de s'y forcer. Elle s'enfonçait
ses regrets dans le cœur et les retournait dans la blessure comme
des épines, et goûtait ainsi quelque chose des voluptés étranges
que doit procurer aux martyrs un redoublement de tortures.
A la longue cependant, cette joie elle-même perdit sa vivacité.
L'habitude émoussa la pointe de ces singuliers aiguillons. La m.o-
notonie endormeuse du couvent fit taire un à un les derniers échos
de la vie extérieure qui chantaient encore dans le cœur de la jeune
fille. Marguerite devint de plus en plus sœur Doctrouvé, une car-
Hik REVDE DES DEUX MONDES,
mélite pliée aux pratiques sans nombre qui occupent tous les in-
stans et absorbent toutes les pensées. Sa belle santé se fondit dans
l'air claustral, dans la fatigue des oraisons interminables, des génu-
flexions répétées, des prosternemens sur les dalles glacées de la
chapelle. Son sang riche, qui charriait tous les besoins de la jeu-
nesse, s'appauvrit et se dessécha sous l'influence des nourriiures
débilitantes, des veilles, des macérations. Les fraîches couleurs se
fanèrent sur les joues amaigries qui s'étiolaient dans le sombre
crépuscule de la coiffe. L'état de son teint s'éteignit insensiblement
pour faire place à des tons pâles de cire-vierge et à une transpa-
rence d'hostie.
Son esprit changea comme son corps. A mesure qu'elle s'affinait
physiquement, ses idées se détachaient de la réalité pour se tourner
vers la contemplation d'un monde mystique. Elle en vint à se re-
procher comme des accès de vanité misérable les plaisirs purs que
lui donnait auparavant le témoignage de sa conscience. Il lui sem-
blait qu'en cherchant ces satisfactions trop égoïstes elle s'était en
quelque sorte oubliée dans la blâmable adoration de soi-même.
Elle connut alors les élans religieux, l'abandon complet de l'être
dans l'essence divine. Son sacrifice n'eut plus à ses yeux de beauté
propre, mais simplement le mérite d'une offrande à Dieu.
Une seule pensée étrangère subsistait en elle : un reste d'or-
gueil noble qui palpitait encore dans la joie qu'elle avait à se dire
que son action était utile au nom des Villers-Doisnay d'Aubentel.
Les nouvelles qu'elle recevait de son frère ravivaient de temps en
temps cette dernière flamme humaine. Aidé par son titre et mis en
lumière par le train qu'il pouvait mener en mangeant à même son
patrimoine, le marquis avait rapidement franchi les grades subal-
ternes. En six ans, il était devenu capitaine, et faisait maintenant
partie de l' état-major d'un maréchal. A la suite d'une petite expé-
dition en Afrique, on l'avait décoré. 11 allait être envoyé en mission
comme attaché militaire d'une ambassade importante. Sœur Doc-
trouvé se plaisait à savoir ces choses mondaines. Elle songeait alors
à sa mère. N'osant chercher en elle-même sa joie, elle la cherchait
au moins dans le souvenir de la marquise, qui devait être heureuse
de voir s'accomplir ses vœux les plus chers. Elle tirait de cette idée
un sentiment de bien-être moral et tout terrestre qui faisait diver-
sion à ces ravissemens mystiques. Elle se rattachait par là aux
choses extérieures. Elle suspendait ses méditations religieuses pour
imaginer toutes les prospérités qu'elle souhaitait à son frère, et
qu'elle voyait découler de son sacrifice comme d'une source. Jeune,
intelligent, remarqué, heureux, pouvant m.ener la large existence
qui convenait à son rang, le marquis ne devait pas tarder à
rencontrer une femme digne de lui, héritière d'un sang noble et
SOKUR DOCTROUVÉ. 415
d'une grande fortune. Ainsi resplendirait encore, redoré par une
belle alliance, et sans avoir altéré sa pureté antique, le blason des
Yillers-Doisnay d'Aubentel. Et sœur Doctrouvé ne pouvait s'empê-
cher de trouver juste que son dévoùment eût pour récompense
d'avoir servi à quelque chose.
Elle fut réveillée de ce rêve par un coup de foudre. Un jour, elle
reçut de son frère une lettre sèche, sans aucune explication, conte-
nant seulement l'annonce de ce fait épouvantable pour sœur Doc-
trouvé : le marquis allait épouser la fille deux fois millionnaire
d'un banquier juif.
La désillusion fut si terrible que sœur Doctrouvé faillit en perdre
la foi. Elle ne pouvait admettre que la justice divine eût permis
une telle monstruosité. C'était donc pour cela que la pauvre fille
avait renoncé à sa vie de femme, aux espérances les plus natu-
relles, et s'était bannie du monde, et avait tant souffert ! Car elle
avait souffert, elle se l'avouait maintenant. Non, elle n'était pas en-
trée dans ce couvent de son plein gré, elle n'avait point eu la vo-
cation religieuse; elle s'était ployée violemment à cette existence,
elle ne s'y était faite qu'à force de volonté et d'héroïsme. Elle
avait connu, sous les plaisirs contraints du devoir, toutes les amer-
tumes de l'abnégation. Elle avait vaincu, écrasé, étranglé ses plus
secrets et peut-être ses plus délicieux désirs. Ce qu'il lui aurait
fallu, ce à quoi elle avait droit, c'étaient les joies de la famille, ce
bonheur que Dieu permet aussi, et qu'elle avait tant regretté sans
le connaître, et qu'elle ne connaîtrait point, et, qu'elle regrettait
à cette heure plus que jamais de toutes les forces de son âme. Oui,
elle avait foulé tout cela aux pieds, elle s'était meurtri l'esprit et
le corps, elle s'était lentement suicidée, et pour payer tant de dou-
leurs, son frère n'avait trouvé qu'une infamie. La fille d'un Juif! Il
épousait la fille d'un Juif, lui, le marquis de Ydîers-Doisnay d'Au-
bentel, le frère de cette Marguerite qui avait refusé si hautement
un bourgeois chrétien et honnête homme! Il allait salir son sang
et son nom dans cette union, lui le fils de cette marquise qui avait
sacrifié à la noblesse sa vie et jusqu'à sa fille î Car elle, Marguerite,
c'est sur cet autel, pour glorifier l'honneur de la maison, qu'elle
avait été immolée, immolée depuis son enfance, immolée sous
toutes les formes, immolée dans sa jeunesse, dans sa beauté,
dans sa santé, dans sa pensée même, immolée entièrement comme
une victime dont toutes les parties sont offertes. A cette idée, toutes
les rancœurs de Marguerite sanglotèrent, toutes ses souffrances
saignèrent dans le cœur de sœur Doctrouvé. Elle se révolta. Elle
eut presqu'un cri de haine contre Dieu.
Ce ne fut qu'un éclair ; mais la brûlure avait été si cruelle que
tout l'être en fut consumé.
416 REVUE DES DEUX MONDES.
Sœur Doctrouvé n'ayant pas paru à la chapelle pour le second
office du matin, on monta dans sa cellule. Elle était couchée par
terre, inanimée, raide, en proie à une attaque de catalepsie, les
yeux fixes et pleins de larmes, les poings crispés, la gorge râlant
sous des hoquets convulsifs. Il y eut au bout de deux heures une
détente; mais les nerfs, surmenés et affaiblis par les exigences mo-
nastiques, avaient été tellement secoués par cet effrayant accès, que
la détente se fit par une rupture. Tous les ressorts de la vie sem-
blèrent soudain se casser, et sœur Doctrouvé tomba en revenant à
elle dans une profonde prostration.
Elle ne mourut pas tout de suite cependant ; mais elle était prise
d'une immense lassitude qui ne pouvait se reposer que dans le der-
nier sommeil. Elle ne songeait plus à rien; elle éprouvait pour tout
une morne indifférence. Elle traîna ainsi quelque temps, dans une
sorte d'anéantissement insensible. Sa dévotion lui revint, mais sans
élan, sans fièvre, moins vivante pour ainsi dire que végétative.
C'était plutôt le retour inconscient d'une habitude que le besoin
d'une consolation spirituelle. Elle ne songea même pas à deman-
der pardon à Dieu de sa rébellion. Elle s'affaissait simplement dans
des pratiques auxquelles elle n'attachait plus aucun sens, mais qui
lui emplissaient l'âme d'un murmure incessant de prières marmot-
tées, et qui engourdissaient ses derniers souvenirs comme un chan-
tonnement de vieille nourrice. Elle en était tombée à cette religion
que conseille Pascal quand il dit : Abêtissez-vous.
Au moment de la mort seulement, à ce passage rapide où l'on
récapitule d'un coup d'œil toute sa vie dans une minute, elle pa-
rut se ressaisir à des pensées terrestres. Au milieu de ses oraisons
et des divagations de l'agonie, elle laissa échapper ces lambeaux
de phrases où vibraient encore les cris de ses douloureuses décep-
tions :
— Avoir tant fait!.. Pour rien!.. La fille d'un Juif!.. Il n'y a plus
de gentilshommes.
Elle eut, en accentuant ce dernier mot, une moue pleine de su-
perbe et de dégoût. Puis elle passa sa main sur s-es yeux, comme
pour y essuyer une larme ou en chasser une image odieuse, et elle
retrouva un reste de son ancienne énergie pour prononcer cette
parole suprême :
— Les sacrifices inutiles sont peut-être les plus beaux.
Jean Richepin.
TROIS MOIS DE VOYAGE
LE PAYS BASQUE
II'.
L'ALAVA.
I.
La province d'Alava, la plus petite de toute l'Espagne, "compte
environ 100,000 habitans, ni moins ni plus qu'une ville de troi-
sième ordre, et cette population vit dispersée sur une étendue de
116 lieues carrées, entre une foule de bourgades, de hameaux,
de caserios ou maisons isolées. Ainsi le veut la nature du terrain
fort accidenté, coupé de vallées étroites et de hautes montagnes;
il s'aplanit pourtant vers le sud, dans la partie qu'on appelle la
Rioja Alavesa et qui confine aux rives de l'Èbre. Par sa fertilité et
sa situation, la Rioja correspond assez bien à la Ribera navarraise :
elle est surtout connue pour ses vignobles. Les vignes d'Espagne
sont en général d'espèces beaucoup plus fortes, plus feuillues et
plus vivaces que les nôtres; vers cent ans, elles sont en plein rap-
port, du moins dans les fonds argileux : j'en ai vu qui, suivant la
tradition, avaient atteint déjà près de trois siècles et ne semblaient
nullement affaiblies. On les plante très profondément, dans des fos-
sés de 1 mètre et plus. Les grappes sont fort nombreuses à chaque
pied et les grains du raisin si pressés qu'ils se chassent les uns les
(1) Voyez la Revue du 15 février.
- lOME XX. — 1877. 27
HS REVUE DES DEUX MONDES.
autres et se gênent pour mûrir. Du reste, les cultivateurs d'outre-
monts emploient pour la fabrication du vin les procédés les plus
primitifs. A mesure qu'il arrive de la vigne, le raisin est déversé
dans de vastes réservoirs carrés en maçonnerie : c'est là qu'on le
foule aux pieds, qu'on le presse; au bout d'un temps plus ou moins
long, on soutire le moût que l'on transporte dans les cuves; il y
séjourne-jusqu'au milieu du mois de mars, époque où l'on s'occupe
de le transvaser par crainte des chaleurs. A part cela, aucun souci
de l'exposition des celliers, de la dimension des cuves, du degré de
fermentation. Quant aux opérations multiples en usage chez nous :
le houiliage, le soufrage, le fouettage, nul n'y songe ni ne les con-
naît. Aussi ce vin n'est- il jamais dépouillé et garde-t-il un fort goût
de terroir : « épais, violent et plat, » tel Saint-Simon le jugeait en
trois mots et tel il est resté depuis. De plus il s'aigrit très facile-
ment; il faut le consommer dans les deux ou trois ans qui suivent
la récolte; on cite même certaines localités de l' Aragon où il ne se
conserve guère plus d'une année. Ajoutez à cela l'odeur de l'outre
en peau de bouc dans laquelle on l'enferme communément pour le
vendre en détail, et vous comprendrez sans peine la répugnance
qu'ont manifestée tous les voyageurs pom' ce grossier breuvage,
empoisonné à plaisir.
Depuis quelque temps déjà la députation générale de la province
s'est inquiétée de cet état de choses; on a tenté à plusieurs reprises
d'appliquer aux vins de la Rioja les procédés usités dans nos con-
trées, et d'obtenir ainsi un produit comparable à ceux des crus de
la Bourgogne ou du Bordelais; jusqu'ici ces tentatives ont assez mal
tourné. J'ai rencontré moi-même à El Giego, non loin de Logrono,
un de nos compatriotes, vigneron girondin, transplanté en Espagne
avec sa famille depuis quelque quinze ans. Il était venu d'abord
officiellement mandé par la province , aux appointemens annuels
de 3,000 francs; il allait de village en village, donnant des leçons
pratiques, enseignant aux gens du pays la manière dont on fait et
dont on soigne le vin : peine perdue. Cinq ou six viticulteurs au
plus se décidèrent à suivre ses conseils, encore étaient- ils mal
installés, plus mal outillés; ils ne pouvaient se résoudre aux dé-
penses les plus nécessaires. Pourtant notre homme est demeuré au
compte d'un grand propriétaire qui lui a facilité tous les moyens
de continuer ses essais; non-seulement il fabrique et traite les vins
à la façon de France, mais il a pris soin de faire transporter là-bas
des cépages du Médoc. Ces vignes, il est vrai, produisent quatre fois
moins que les vignes du pays; en revanche, le vin obtenu est infi-
niment supérieur : il est beaucoup plus limpide, quoique toujours
un peu haut en couleur; il a l'avantage de pouvoir être mis en bou-
teilles et de se conserver ainsi longues années. On a voulu le com-
YOYAGE DANS LE PAYS BASQUE. Zil9
parer au vrai vin de Bordeaux; la prétention me semble exagérée ;
ce qui lui manque, c'est ce parfum, cet arrière-goût tout particu-
lier, ce je ne sais quoi dont le palais qui l'a une fois connu garde
le souvenir et que les connaisseurs appellent le bouquet. Tel qu'il
est cependant, le médoc alavais obtient encore comme vin de table
un joli prix marchand. « Voyez-vous, me disait le brave vigneron,
une compagnie qui se fonderait ici ferait fortune; elle achèterait le
raisin aux cultivateurs, — à l'époque des récoltes, cela est facile, —
et fabriquerait elle-même le vin selon la méthode de France; assu-
rément les débouchés ne lui manqueraient pas soit chez nous, soit
en Angleterre ou aux États-Unis. Quant aux gens du pays, pour le
moment on ne peut guère compter sur eux; à tous les résultats
perfectionnés qu'on leur promet ou qu'on leur fait voir, ils préfè-
rent de beaucoup ce vin grossier et vaseux qui empâte la bouche,
mais dont ils ont l'habitude. »
Cne fois sorti de la cuve, le vin est mis non pas dans des ton-
neaux ou des barriques, comme chez nous, mais dans des foudres
de dimensions colossales, contenant parfois jusqu'à 10,000, 12,000
et 15,000 litres. Afin d'écarter autant que possible le danger d'un
retour de fermentation, les caves sont très profondes et très fraî-
ches. On m'a montré celles d'El Giego; un peu distantes des habi-
tations, elles forment à elles seules un village distinct; la plupart
datent déjà de plusieurs siècles et témoignent d'une prospérité
disparue. Le sol de la montagne a été creusé, fouillé, souvent à
une profondeur de deux ou trois étages; de gros piliers soutiennent
les voûtes. Là s'alignent symétriquement des tonneaux monstres,
dignes des caves d'Heidelberg; comme ils ne pourraient jamais
passer par la porte ou par les étroits couloirs ménagés au long
des parois, c'est sur place qu'on les construit, qu'on les emplit,
qu'on les répare; vus ainsi à la lueur des lampes fumeuses, avec
leurs proportions énormes dont l'ombre encore agrandie se reflète
fantastiquement sur les murs, on se prend à regretter davantage
que le liquide qu'ils contiennent soit si fort au-dessous de la répu-
tation et de la valeur qu'il devrait avoir.
A une heure de marche d'Ël Ciego environ se trouve la petite
ville de La Guardia, qui fut le théâtre d'un des plus brillans faits
d'armes de cette guerre de surprise. Dans les premiers jours du
mois d'août 1874, presqu'à la barbe des libéraux, dont le quartier-
général, situé à Logrono, n'était distant que de 3 ou Zi lieues à peine,
le brigadier carliste Alvarez s'a[)proche de la place; il avait avec lui
deux bataillons renforcés de quatre petites pièces de montagne.
Mettant à profil l'incurie de la garnison, il fait à la nuit occuper par
une compagnie une masure abandonnée qui se trouvait près d'une
des portes, avec ordre de se jeter dans la ville dès qu'on baisse-
420 REVUE DES DEUX MONDES.
rait le pont-levis, comme cela se pratiquait tous les matins; lui-
même, avec le reste de ses forces, va se poster sur les hauteurs voi-
sines. La ruse réussit à souhait : les carlistes pénétrèrent dans la
ville pêle-mêle avec le faible détachement qui occupait la porte et
qu'une attaque soudaine avait effrayé; dans les rues, les libéraux
reprenant confiance, un combat assez vif s'engagea; mais déjà xUva-
rez accourait et mettait ses pièces en batterie. Après une courte ré-
sistance, la garnison, réduite à 300 hommes, fut obligée de capitu-
ler. Peu curieuse en somme, la ville ne se distingue point des
autres places fortes du moyen âge; elle est bâtie sur une éminence
dont son enceinte crénelée dominait les contours; aujourd'hui les
tours, écrêtées, coiffées de toits et percées de fenêtres, servent d'ha-
bitations particulières. Toutefois le château, vieux du temps des
rois navarrais, était remarquable de conservation; on m'en avait dit
l'aspect élégant et solide à la fois, et je m'étais promis de le visiter.
Mal m'en prit, comme on va le voir. J'avais quitté El Giego sous une
pluie battante, « par un temps d'hérétiques, » diraient ces bons
Espagnols; j'avais gravi la rampe caillouteuse qui monte vers La
Guardia, j'avais reconnu une partie de l'ancienne enceinte, puis,
franchissant une porte basse ouverte au flanc d'une grosse tour mas-
sive et carrée qui sert en même temps de clocher à l'église, j'étais
entré dans la ville. Là, de tous mes yeux, je cherchai le fameux
château; hélas! j'aurais pu chercher longtemps : depuis deux ans
déjà il n'existait plus. Après la prise de la ville, les carlistes, peu
soucieux d'y soutenir un siège à leur tour, s'étaient empressés de
démanteler l'enceinte; le château lui-même avait été livré aux
flammes; c'est ainsi qu'un peu plus tard les libéraux purent rentrer
da-ns la place presque sans coup férir; mais pour prévenir tout
nouveau coup de main, avec les matériaux et sur l'emplacement
du château démoli, ils construisirent à la hâte une sorte d'ouvrage
avancé ; le donjon seul restait debout, sillonné du haut en bas par
une large crevasse ; on s'en servit comme de magasin pour serrer
les poudres et les munitions.
Or ce jour-là, ignorant encore de tous ces détails, je m'avançais
sans défiance, les pieds dans la boue et le nez au vent comme un
vrai curieux que j'étais; je ne me lassais pas de regarder, je crois
même que naïvement, pour éclaircir mes doutes, j'interrogeais
quelques paysans qui passaient par là, quand tout à coup je me
sens frapper sur l'épaule; je me retourne, un caporal de la troupe
était devant moi qui, joignant le geste aux paroles, m'ordonne de
le suivre et me déclare que sans plus tarder on va me conduire de-
vant le gouverneur de la place ; presqu'au même instant, quatre
hommes m'entourent, baïonnette au canon. Plus de doute, on
m'aura pris pour un espion : ces bons libéraux, à ce que je vois.
VOYAGE DANS LE PAYS BASQUE. /i21
depuis leur mésaventure avec Alvarez, ont appris à être prudens.
Encore eût-il été plus logique que le caporal désignât simplement
deux soldats pour m'accompagner, au lieu d'engager d'un coup
toutes ses forces disponibles et de n^ster seul, comme il fit, à la
garde du poste. Mais quoi ! on ne songe pas à tout. Déjà mes gardes
s'étaient mis en marche et me conduisaient, haut le pas, par la
grande rue, à travers la foule des femmes et des enfan.s qui s'amas-
saient sur les portes et m'accueillaient au passage de mille épi-
thètes sonores et peu flatteuses.
Jusque-là pourtant, l'incident m'avait peu ému : à tout prendre,
le caporal n'avait fait que son devoir en m'arrêtant; je n'avais pas
voulu discuter avec lui, mais devant ses chefs je n'aurais point
de peine à me justifier. J'alléguerais l'ignorance absolue où j'étais
que La Guardia eût conservé une telle importance militaire; je dé-
clinerais mon titre inoffensif de littérateur en voyage; je montrerais
à l'appui mon passeport visé, paraphé, timbré moyennant finances
par le consul d'Espagne à Bordeaux. En tout cela, je comptais sans
mon hôte, c'est le gouverneur que je veux dire. Un terrible homme
en vérité, ce don Antonino Garcia Galan, lieutenant- colonel du ré-
giment de Tolède ; brusque, maussade, à cheval sur le règlement,
dur aux touristes et aux archéologues. Je crois le voir encore avec
ses sourcils froncés, sa grosse taille portée en avant, dans toute sa
personne cet air d'autorité dont certaines gens se couvrent comme
de bonnes raisons. Il parlait sec et regardait de haut. Bref, ni mes
explications, ni mon passeport, ni ma mine, rien n'eut le don de
lui plaire. Aidé par un jeune officier qui se trouvait là et qui pre-
nait pitié de ma peine , je lui traduisis de mon mieux les notes
bien innocentes que j'avais prises sur mon carnet; je lui offris d'en-
voyer chercher à mes frais dans la ville de Logrofio, où ils étaient
restés, mes papiers et mes bagages qui lui permettraient de con-
stater mon identité : le tout en vain. Don Antonino était de ces
sourds qui ne veulent rien entendre. « Eh quoi! j'avais osé violer
la consigne, pénétrer sans sa permission dans la zone militaire, étu-
dier les fortifications d'une place de guerre comme La Guardia! —
il avait pour parler de cette bicoque, défendue par un bataillon
et quatre pans de mur qu'on renverserait d'un coup de pied, une
façon d'enfler la voix des plus divertissantes, — une pareille au-
dace méritait châtiment. D'ailleurs j'étais Français, autant dire
suspect; sans doute je voyageais au compte du parti carliste : qui
sait même si la France, elle aussi, ne nourrissait pas quelques in-
tentions secrètes contre l'Espagne ! — Et comme j'avais un geste
d'étonnement : — La chose s'était déjà vue, poursuivait-il d'un ton
sentencieux, on ne pouvait prendre trop de précautions. Après tout,
mes explications lui semblaient bien peu naturelles : se déranger,
h'2'2 REVUE DES DEUX MONDES.
venir de si loin, pour quoi voir? Un vieux château cpii n'existait
plus, et par un temps pareil encore, dans la boue, sous la pluie,
est-ce que cela était vraisemblable? Tout bien considéré, il me tenait
et il me gardait : c'était son dernier mot. » Devant une argumen-
tation aussi bien suivie, je n'avais plus qu'une chose à faire, me
résigner et me laisser conduire en prison, ce qui fut fait tout aussi-
tôt. Don Antonino avait donné l'ordre aux soldats : 2}ero que no le
maltraten, mais qu'on n-e le maltraite pas! eut-il la gracieuseté d'a-
jouter en se retirant.
Je passai tout un jour, gardé à vue, dans une chambre de la
petite maison humide et nue, attenant aux remparts, qui servait de
poste principal à la garnison, et le surlendemain matin, dès l'au-
rore, je fus remis aux mains de deux gardes civils, avec un compte-
rendu détaillé de mon arrestation. Dans un petit conseil de guerre
tenu à mon intention entre le colonel et ses officiers, il avait été con-
venu que je serais conduit par étapes jusqu'à Vitoria, capitale de la
province, que là je m'expliquerais tout à loisir et que les autorités
supérieures décideraient de mon sort : ce brave colonel, qui trouvait
d'excellentes raisons pour me faire arrêter, ne voulait pas même sa-
voir s'il n'en était pas de meilleures pour me relâcher. Il m'avait cru
de bonne prise : cela lui suffisait ; de tout le reste il se lavait les
mains comme Pilate et m'envoyait pendre ailleurs, s'il y avait lieu.
Mais pourquoi donc s'avisa-t-il d'inscrire sur son rapport, comme
je l'appris plus tard, qu'au moment même où je fus arrêté j'étais
en train de tracer des dessins et de lever des plans? A mon grand
chagrin, je l'avoue, je n'ai su de ma vie tenir un crayon, et les pa-
piers saisis sur moi pouvaient en faire foi au besoin. La même curio-
sité qui m'avait accueilli lors de mon arrivée par la grande rue m'at-
tendait au départ. On a beau être fort de sa bonne conscience, très
légèrement compromis en somme et plein de confiance dans l'arrêt
des juges de Vitoria ou de Madrid , c'est une positiondélicate ,
quand on n'en a point l'habitude, que de cheminer ainsi entre deux
gendarmes. Pour moi, lorsque j'y songe, je devais en l'occurrence
faire assez triste figure. Ces regards de côté, ces sourires, ces ré-
flexions malsonnantes qui m'éclaboussaient au passage et me frap-
paient à la face comme de la boue, tout cela m'était fort pénible,
je dois le dire, et je mets cette journée-là parmi les plus mau-
vaises de* ma vie. La route d'ailleurs était fort jolie; la pluie avait
cessé, et la nature rafraîchie se montrait dans tout l'éclat de son
épanouissement printanier. Les arbres , les blés , les maïs étaient
d'un vert éblouissant. JNous nous élevions lentement pour fran-
chir la hante crête qui de ce côté borne la Rioja. Parfois un mu-
letier, quelque petit propriétaire du pays, passait perché sur sa
bête; on s'arrêtait pour causer un peu, échanger une cigarette, et
VOYAGE DANS LE PAYS BASQUE. /{23
lui, tout en allumant, sans paraître me regarder, s'informait de moi
à voix basse; puis je le voyais cligner de l'œil et hocher la tête d'un
petit air satisi'ait. A certain moment, mes guides, qui avaient l'ha-
bitude des lieux , pour éviter les détours interminables du chemin
royal, tracé au flanc de la montagne, me proposèrent de couper au
plus court par un sentier à eux familier. J'acceptai assez volontiers,
et souillant, suant, grimpant des pieds tt des mains, nous parvîn-
mes enfin au sommet. Si grandiose était le panorama qui se déroula
sous mes yeux que j'oubliai un instant dans quelles conditions
j'étais appelé à le contempler. A perte de vue s'étendait l'horizon
tout drapé d'une buée légère que les rayons du soleil levant n'a-
vaient pas encore complètement dissipée. Les deux Riojas, l'alavaise
et la castillane, étaient devant moi avec leurs villages sans nombre,
couleur de brique, tranchant sur le fond vert des vignobles et des
champs de mais. A cette distance, les hauteurs semblaient se fondre
et n'apparaissaient plus que comme d'imperceptibles renflemens de
terrain; dans la campagne lumineuse, l'Èbre promenait son cours
sinueux ; les arbres poussaient plus pressés sur ses rives, et de loin
en loin, au travers du feuillage, on voyait ses eaux scintiller au
soleil comme les écailles mobiles d'une couleuvre d'argent. Derrière
nous enfin, au-dessus de nos têtes, bâti sur le roc à pic dont il con-
tinue les anfractuosités et dominant toute la contrée, s'élevait le
château de San-Leon, invisible et presque imprenable de ce côté-là.
Bientôt nous rejoignîmes la grande route; mes gardes firent halte
près d'un parc à bestiaux ruiné par la guerre et me remirent, con-
tre un reçu, à deux autres de leurs camarades qui s'étaient assis
en nous attendant et avec lesquels je devais achever l'étape.
Braves gardes civils! sincèrement j'aurais tort de conserver trop
longtemps rancune à don Antonino, puisque c'est à lui que je dois de
les avoir connus. Institués sous Isabelle II par le duc de Ahumada,
à l'imitation de la gendarmerie française, ils sont peut-être, avec les
douaniers ou carabineros, le corps le plus méritant et le plus respecté
de l'armée espagnole. Eux aussi, ils vont deux par deux d'ordinaire;
c'est ce qu'on appelle un couple, una pareja; leur uniforme est en
tout semblable à celui que nous connaissons : redingote et pantalon
de drap bleu, larges buflleteries jaunes, sans oublier le traditionnel
tricorne posé droit sur le front; seulement cette coiffure, par éco-
nomie, au heu de galons d'argent, n'est bordée que de coton. Du-
rant les quatre jours que s'est prolongée ma captivité, j'ai pu les
voir de près , étudier leur esprit , leurs mœurs , leur caractère ;
comme de raison, ils se montraient d'abord assez froids et se
croyaient forcés de me tenir à distance, mais ils ne tardaient point
à s'humaniser, et me parlaient alors à cœur ouvert. Le métier de
gendarme n'est guère aisé en Espagne, les têtes sont chaudes dans
424 REVUE DES DEUX MONDES.
le peuple, les mains promptes; avec cela un grand mépris de la
vie; pour un oui, pour un non, sous le prétexte le plus futile, les
navajas sortent de la ceinture, les escopettes partent toutes seules;
qu'il y ait mort d'homme, l'assassin gagne la sierra. Et cependant,
si les brigands sont encore là-bas plus nombreux que chez nous,
ce n'est point la faute de la garde civile, de son courage ni de son
dévoûment : en dépit des montagnes dont elle-même connaît admi-
rablement toutes les retraites et tous les sentiers , elle eiit depuis
longtemps déjà purgé le pays; mais les événemens politiques l'ont
détournée trop souvent de cette tâche nécessaire. A. chaque moment
de crise ou même d'embarras, comme on les sait fidèles, incapables
de trahir leur devoir, le gouvernement a recours aux gardes civils.
Combien de fois leur a-t-il fallu , au détriment de la sécurité pu-
blique, s'interrompant dans la poursuite des voleurs ou des assas-
sins, se mêler au jeu de la politique, aider au pouvoir des uns, sur-
veiller l'ambition des autres, déjouer les intrigues et les complots!
Tout récemment, pendant la guerre, gardes civils et carabiniers
ont été employés contre les carlistes, au même titre que les troupes
régulières; que la nécessité fût grande, le péril imminent, toujours
est-il qu'en leur absence les lignes de douanes restaient ouvertes
et les campagnes privées de surveillance. Forcés de vivre, eux et
leurs familles, — car ils peuvent se marier, — d'une modique
solde très irrégulièrement payée, ces braves gens ne cessent d'ex-
poser leurs jours pour la défense de l'état ou de la société; puis,
quand l'âge est venu, on les congédie avec une petite pension; mais
de cette pension même, s'ils n'ont pas quelque protecteur puis-
sant, ils risquent fort de ne jamais percevoir un sou; la pénurie
du trésor ne permet point de payer les vieux soldats ailleurs qu'à
Madrid ou dans les grandes villes. Que faire alors? Ils vont tra-
vailler aux champs, et ceux qui n'ont plus la force ou la santé se
mettent à mendier; qu'on ne crie pas à l'exagération, la chose s'est
vue. Yoilà ce qu'ils me racontaient eux-mêmes sans récriminations,
sans colère, mais d'un ton attristé qui trahissait la crainte de l'a-
venir et qui m'allait au cœur.
Des deux gardes formant la i^areja qui m'emmenait vers Pefia-
cerrada, il en est un surtout dont je me souviens avec reconnais-
sance. C'était un caporal ; sa longue figure maigre , sa moustache
rousse, ses membres osseux, son corps haut et fluet rappelaient
d'assez près le type de don Quichotte, mais de don Quichotte à pied;
il cheminait par grandes enjambées, le dos un peu voûté, hochant
parfois la tête et mâchonnant tout bas comme font les vieux gro-
gnards; au demeurant, le meilleur cœur du monde. Plus clairvoyant
que le colonel, avec ce tact que donne la fréquentation habituelle
des vrais coquins, il avait compris tout de suite que je n'étais pas
VOYAGE DANS LE PAYS BASQUE. 525
un criminel ordinaire, et, sans se faire prier, il s'était mis à causer
avec moi. Sa conversation était pleine d'enseignemens. « Et d'a-
bord, me disait-il, faisant allusion à ma mésaventure, il ne faut
pas vous chagriner pour si peu; j'en sais plus d'un qui a passé par
là comme vous et que ça n'a point gêné pour faire son chemin.
Connaissez-vous le général Topete? Il était bel et bien accusé de
complot. Je vous parle du temps de la reine; on l'avait arrêté à
Santona, où il prenait les bains, et j'étais chargé de le conduire
jusqu'à Madrid. Le voyage se fit à ses frais : deux jours entiers en
voiture ou en wagon, et toujours aux premières places! J'étais assis
à côté de lui, pensez si je me trouvais bien, moi qui ai l'habitude de
mener mon monde à pied! A Madrid, où l'on nous attendait, je ré-
digeai mon rapport et je fis remise de mon prisonnier : je ne l'ai
plus revu depuis; mais j'ai appris par les journaux qu'il avait su
se tirer d'affaire; on en a fait un ministre, je crois. C'est comme
le général Moriones ; un jour, quelques camarades et moi, nous re-
çûmes l'ordre de l'arrêter, toujours histoire de complot. Que lui
importe maintenant, n'a-t-il pas eu un bel avancement, lui aussi?
Moi seul je suis resté au même point que jadis, et je ne m'en étonne
pas trop; mais vous voyez par là, jeune homme, que rien n'est en-
core perdu pour vous , et que bien souvent les gardes civils au-
raient tout profit à changer de place avec leurs prisonniers. »
Tout en causant de la sorte, nous étions arrivés au terme de
l'étape; par une vraie fatalité, un bataillon de passage faisait halte
en ce moment dans Penacerrada : sur la grande place, on voyait
les sacs répandus par terre, les fusils appuyés aux murs des mai-
sons; réunis par petits groupes, les hommes fumaient et riaient; il
me fallut passer au milieu d'eux, subir de nouveau ces regards
curieux, ces lazzis, qui déjà m'avaient été si pénibles. D'ailleurs
j'allais dire adieu à mes deux compagnons de route; une seule
étape me séparait encore de Vitoria, où deux autres de leurs cama-
rades devaient me conduire sous peu. Ils échangèrent quelques
mots avec un petit vieux qui raccommodait des chaussures à l'en-
trée d'une grande maison humide et sombre; le vieux se leva, me
regarda en ricanant, me débarrassa prudemment du bâton que je
portais à la main; je me sentis poussé dans un endroit ténébreux
ouvert au fond de l'allée à droite, puis une grosse porte munie de
verrous et percée d'un judas se referma sur moi. J'étais dans la
prison de Penacerrada, et quelle prison, grand Dieu! C'est bien le
plus vilain endroit où jamais honnête homme ait été forcé de mettre
les pieds. Qu'on se figure un espace à peu près carré, sorte de
basse-fosse qu'éclaire à demi un étroit soupirail en pente placé près
du plafond, hors de la portée de la main; le sol de terre battue est
jonché d'immondices et de débris suspects, les pieds littéralement
A26 REVUE DES DEUX MONDES.
enfoncent dans le fumier ; dans un coin, pour tous meubles, un lit
de camp aux planches pourries, et par-dessus, pourrie également,
réduite en bribes, empestée, un tas de paille de maïs qui s'étale et
déborde de tous côtés. Désormais je pourrai dire sans métaphore
que j'ai connu la paille humide des cachots.
Après mûr examen, comme il me répugnait de m'asseoir dans
toute cette ordure, je pris le parti de rester debout; alors, par
désœuvrement, un peu aussi par curiosité, l'idée me vint d'exami-
ner les inscriptions et les dessins dont, selon l'usage, mes prédé-
cesseurs avaient illustré les murs de l'endroit. Autant que je pus
comprendre, à l'occasion de la guerre carliste il avait dû servir tour
à tour aux prisonnniers des deux partis. Tout d'abord, près de l'en-
trée, une inscription en grosses lettres, à l'orthographe indépen-
dante, attire le regard : elle raconte mélancoliquement l'histoire de
deux pauvres diables, deux libéraux, qui restèrent dix-neuf mois au
pouvoir de leurs ennemis : tout le jour ils travaillaient dans les
mines des environs, le soir on les enfermait dans ce bouge; si j'en
juge par moi-même, ils ont dû trouver le temps long! Sur un autre
mur, à droite, est le portrait en pied de don Carlos, fort ressemblant
ma foi, et largement traité aux deux crayons, plâtre et charbon :
c'est l'œuvre, à n'en pas douter, de quelque carliste convaincu, car il
a pour exergue ces mots tracés d'une main ferme : Viva Carlos sep-
timo el rey; le duc de Madrid porte l'uniforme qu'il avait à la tête
de ses troupes, le poing droit fièrement campé sur la hanche, l'autre
main au pommeau du sabre, grandes bottes et béret à gland. Que
de portraits officiels ne valent point celui-là ! D'autres carlistes ont
écrit sous leur nom le bataillon et la compagnie auxquels ils appar-
tenaient; puis viennent de^ pensées, des exclamations, qui ne sont
d'aucun parti, mais qui n'en semblent pas moins sincères : « cette
prison est pire que l'enfer, » — des vers, des injures aussi, des or-
dures, tout ce que la colère et l'ennui peuvent inspirer à des
hommes privés de liberté.
Quoi qu'il en soit, j'eus bien vite épuisé ce genre de distraction,
car le cachot n'était pas grand; à moins de graver moi-même mon
nom sur les murs, qu'allais-je faire pour tuer le temps? Les heures
s'écoulaient avec une lenteur désespérante, je me sentais pénétré
de froid jusqu'aux os; de plus l'obligation de passer la nuit dans des
conditions semblables ne contribuait pas peu à assombrir mes idées.
Je profitai d'un moment où le savetier, mon gardien, venait curieu-
sement glisser un coup d'œil par le guichet de la porte, et, du plus
poliment qu'il me fut possible, je le priai de transmettre mes ré-
clamations à qui de droit. Les seules autorités de la ville étaient
alors le maire ou alnidc et un sergent de la garde civile. Tous deux,
fort obligeamment, se rendirent auprès de moi; mais l'alcade, on le
VOYAGE DANS LE PAYS BASQUE. ^27
comprend, qui occupait avec les siens l'étage supérieur de la mai-
son même dont le bas servait de cachot, ne tenait guère à m'olTrir
l'hospitalité; de son coté le sergent semblait réfléchir : il hésitait
entre l'exécution stricte de sa consigne et je ne sais quelle bienveil-
lance naturelle qui se trahissait dans ses paroles. « Oui, j'en conviens,
me disait l'excellent homme en promenant un regard de dégoût sur
le lit de camp odieusement souillé, on ne peut pas vivre ici ; ce
lieu n'est pas convenable, même pour un criminel. Que voulez-
vous? la guerre n'a permis de rien entretenir; pourtant prenez
patience, dès demain vous serez à Yitoria, et là vous vous trouverez
tout à fait bien, je vous le promets. La prison de Yitoria est toute
neuve, et claire et propre; avec celle de Yergara, je n'en connais
pas de plus belle. Yous verrez vous-même, » ajouta-t-il naïvement
sans y entendre malice. Or, le croirait-on? cette perspective sé-
duisante ne me consolait qu'à moitié ; j'insistai de nouveau, je dis
que je consentais à être enfermé partout où l'on voudrait, pourvu
que ce ne fût pas dans une fosse à fumier; je jurai mes grands
dieux que je ne tenterais aucune évasion et que je resterais toujours
prêt à répondre au premier appel. Bref, au bout d'une heure j'étais
installé dans le propre quartier des gardes civils. Foin du vieux
savetier qui m' avale donné un verre d'eau où nageait une araignée!
La femme d'un des gardes se mit en cuisine à mon intention; on
me servit le puckero national, les sardines frites à l'huile selon la
mode d'Espagne, et, je dois le dire, jamais régal improvisé ne me
parut aussi délicieux.
Cependant, à peine arrêté, j'avais prévenu par dépêche un de
mes amis les plus dévoués de la sotte situation où je m'étais mis;
je comptais à îladrid même plusieurs personnes qui s'intéressaient
à moi et qui connaissaient déjà le but de mon voyage : le malen-
tendu ne pouvait plus être de longue durée. Le soir, à la veillée,
lous les hôtes du cuartel étaient réunis dans la cuisine autour de la
grande cheminée; là aussi on parlait de la guerre; un des assis-
tans, au milieu du silence général, racontait cette première et
terrible attaque de Somorrostro à laquelle lui-même avait pris part,
quand un bruit soudain d'armes et de chevaux ébranla les rues
caillouteuses de Peùacerrada et fît trembler les vitres fouettées par
la'pluie. C'était un détachement de la garde civile, commandé par
un capitaine, qui arrivait de Yitoria avec ordre de me relâcher
immédiatement. Quel meilleur usage pouvais-je faire de ma liberté,
à cette heure et par l'horrible temps qu'il faisait alors, que de pro-
fiter jusqu'au bout de la gracieuseté de mes hôtes? J'allai me mettre
au lit, et le lendemain seulement, après avoir serré cordialement la
main au brave sergent et à ses compagnons, je pris à pied la route
de Yitoria. Cette fois encore je marchais avec la. jmreja, que les be-
428 REVUE DES DEUX MONDES.
soins du service appelaient vers la ville, mais librement, en cama-
rade. Aussitôt mon arrivée dans la capitale de la province, je me hâtai
d'aller rendre mes devoirs au général Quesada, commandant en
chef de l'armée du nord : c'est à son empressement de bon goût
que j'avais dû de ne point connaître, après les autres, la prison de
Vitoria. J'ai eu plus tard l'occasion de la visiter, cette fameuse pri-
son : elle est réellement fort belle, spacieuse, aérée, commode, et
mérite sa réputation. Bâtie selon les systèmes les plus nouveaux,
elle est de forme circulaire ; elle ne comprend qu'un étage et se
compose, en haut comme en bas, de trois galeries disposées en
rayons et percées de cellules, qui convergent vers un même point.
Du centre de l'édifice l'œil en embrasse toutes les parties; pendant
le jour les détenus, sortant de leurs cellules, causent, fument et se
promènent dans le préau du bas sous la surveillance incessante de
trois gardiens armés. En ce moment, ils étaient près d'une centaine,
neuf parmi eux avaient les fers aux pieds, des fers très lourds
qu'ils traînaient à grand bruit : ceux-là étaient les hommes dange-
reux, les assassins; un surtout, robuste, les bras velus, coiffé d'un
béret rouge, me frappa par son air bestial ; enrôlé dans une bande,
il avait, m'assure-t-on, fait la guerre pour son propre compte et
commis des atrocités. Pour dire vrai , quand je vis les compagnons
d'infortune que le hasard m'avait un moment destinés, je ne son-
geai pkis à me plaindre, et tout bas je me félicitai de n'avoir eu à
partager avec personne mon cachot infect de Penacerrada!
IL
Vitoria porte dignement son nom sonore et fier : ses rues nou-
velles percées au cordeau, ses maisons blanches, ses miradores ou
balcons vitrés comme autant de cages de verre, ses places, ses jar-
dins, entretenus avec un soin dont Madrid même pourrait être ja-
loux, la mettent au rang des plus charmantes cités de l'Espagne.
Les monumens publics y sont nombreux, comme il convient à une
capitale : c'est d'abord le palais de la députation provinciale, édi-
fice gréco-romain, d'un style un peu lourd, mais dont j'aurais mau-
vaise grâce à contester le mérite architectural, tant les Alavais pa-
raissent l'avoir en vénération : en bas est la salle des réunions, où
les cinquante-six députés des communes, élus chacun selon des
procédés différens, discutent et décident en commun des affaires de
la province; en haut se conserve dans les archives l'exemplaire ori-
ginal des fueros ou privilèges d'Alava; c'est encore, outre la pri-
son, le théâtre, fort bien installé, l'hôpital, merveilleusement tenu,
enfin cet admirable hospice des enfans trouvés qui n'a pas son équi-
valent chez nous. La maison, secourue simultanément par l'argent
VOYAGE DANS LE PAYS BASQUE. /i29
de la province et les dons volontaires des particuliers, ne compte
pas moins de cinq cents pensionnaires inscrits, et de l'air, de l'es-
pace pour les loger tous ; mais là-dessus une cinquantaine sont en
apprentissage dans la ville, les autres pour la plupart vivent aux
environs chez des cultivateurs qui les habituent aux travaux des
champs. Cette mesure a donné les meilleurs résultats. Dès qu'ils
ont atteint quatorze ans, leurs maîtres sont tenus de payer annuel-
lement pour eux une petite somme : mise de côté, elle sert à leur
composer une masse qu'ils trouveront en sortant ; du reste l'admi-
nistration les suit jusqu'au jour de leur mariage, et même alors elle
leur fournit les moyens d'entrer en ménage. A quelque moment
que ce soit, l'enfant réclamé est aussitôt rendu sans aucuns frais à
ses parens; pour éviter toute confusion, un registre spécial contient
le détail exact des moindres circonstances où il fut déposé ; beau-
coup de ces petits malheureux portent sur eux un objet quelconque,
un coin de linge marqué d'initiales, un bijou, et tous ces indices
sont précieusement conservés. Ce sont des sœurs qui s'occupent de
la direction intérieure de l'hospice, avec quel soin, quelle propreté,
quelle vigilance, je ne saurais le dire assez : successivement elles
me montrèrent, avec une petite fierté bien légitime, les grands dor-
toirs parquetés, cirés, resplendissans, la lingerie pleine jusqu'au
faîte de serviettes et de draps empilés, la cuisine aux chaudières
reluisantes; mais la chambre du tour surtout m'intéressait. Au fond
d'une grande salle claire, ouvrant sur les jardins, sont deux petits
lits de fer, garnis de rideaux blancs; dans l'un, pendant la nuit,
couche la sœur de garde; l'autre attend toujours la pauvre créature
que la misère ou la honte viendra confier à la charité. A droite,
encastré dans la muraille, tout tapissé de langes comme un ber-
ceau, le tour, qui vire sur lui-même avec un bruit de sonnettes; il
donne de l'autre côté sur une petite ruelle sombre, abandonnée,
propice au mystère. Au tintement bien connu de la sonnette, la
sœur se lève, l'enfant est recueilli, adopté, et la mère coupable
n'est plus tentée d'ajouter le crime à la faute. Parmi ces infortu-
nées qui confient aux bonnes sœuis de Vitoria le fruit de leurs en-
trailles, il est, m'a-t-on dit, plus d'une femme française venue pour
chercher en Espagne le secret de son déshonneur, que la loi de notre
pays p.e lui permet pas; peut-être, dans l'intérêt même de la so-
ciété et de la morale, pourrions-nous être plus indulgens. Ne vaut-il
pas mieux pour le nouveau-né le tour et son discret asile que le
lit du fleuve ou la bouche de l'égout? D'ailleurs il ne semble pas
que le voisinage de l'hospice rende en Alava la débauche plus fré-
quente; bien loin de là, cette population est des plus honnêtes de
l'Espagne, et l'infanticide y est absolument inconnu.
Tous ces édifices qui composent proprement dit la ville moderne
A 30 REVUE DES DEUX MONDES.
s'étendent dans la plaine à proximité du chemin de fer, dont la gare
déverse autour d'elle l'animation et la vie; mais Vitoria garde aussi
des titres à l'admiration des archéologues. Bâtie de toutes pièces en
1181 sur l'emplacement du minuscule village de Gasteiz par don
Sanche le Sage, roi de Navarre, que menaçaient alors ses voisins de
Gastille et d'Aragon, la vieille ville occupe les pentes et le sommet
d'une éminence où l'on atteint par des rampes de pierre. Là se
trouve, intacte dans sa grandeur farouche, l'antique demeure sei-
gneuriale de Villasuso, qui existait bien avant la ville et près de
laquelle vinrent se grouper les habitations nouvelles; en face était
celle du comte de Salvatierra, le malheureux chef des communcros :
vaipcu par Gharles-Quint, il mourut misérablement en prison, tan-
dis que ses biens étaient confisqués et que sur le sol de sa maison
rasée on semait du sel en signe d'exécration; l'emplacement en est
occupé maintenant par des greniers publics. Vers le même endroit
s'élève la curieuse église de San-Miguel, conteiTiporaine de la fon-
dation de la ville et depuis lors dépositaire du fameux couteau vi~
torien, sur lequel le syndic général de la cité était tenu de prêter
serment : « Jurez-vous d'accomplir honnêtement et loyalement votre
devoir? demandait-on au futur magistrat. — Oui, je le jure; répon-
dait-il. — Si vous ne le faites pas, continuait la formule, c'est avec
ce couteau qu'on vous coupera la tête. » On peut voir encore, dans
la partie extérieure de l'abside, fermé d'une pierre plate et défendu
par une grille en fer, le petit caveau où gisait la redoutable re-
lique; mais à la faveur des troubles qui depuis quarante ans déjà
agitent le nord de l'Espagne, la clé qui servait à ouvrir la grille
s'est perdue, dit-on : personne ne s'est plus occupé du couteau, qui
doit être aujourd'hui complètement mangé par la rouille, et le sa-
cristain lui-même, malgré son âge, déclare ne l'avoir jamais vu.
Toutes les rues avoisinantes ont retenu après cinq siècles leurs
noms marchands et pittoresques qui rappellent les corps de mé-
tiers : calle de la Herreria, de la Pintoreria, de la Guchilleria, de la
Zapateria, celle-ci toute pleine encore de savetiers, de pelletiers,
de selliers, empestant la poix et le cuir; les maisons elles-mêmes
racontent le passé et trahissent leur date par la richesse de leur
façade, la forme des arcs, la disposition des portiques et des
tourelles. A plusieurs d'entre elles s'attachent des souvenirs his-
toriques; des rois, des papes y logèrent : Adrien VI, François I",
Alphonse le Sage de Gastille. Aussi, dans ISotre-Dame de Paris,
M. Victor Hugo pouvait-il citer Vitoria comme « une ville go-
thique, entière, complète, homogène; » pourtant, il faut le re-
connaître, cette appréciation devient moins vraie chaque jour. Par
le fait de l'importance toute nouvelle que lui donne sa situation in-
termédiaire sur la voie ferrée d'Hendaye à Madrid, Vitoria semble
VOYAGE DANS LE PAYS BASQUE. Û31
destinée à se transformer complètement. Là, comme ailleurs, les
nécessités de la civilisation moderne ont commencé à porter la
pioche jusque dans les vieux quartiers; on nivelle les pentes, on
élargit les rues, on remplace les sombres boutiques et les apparte-
mens ténébreux par d'élégans magasins et des maisons aux gais
balcons. N'était la guerre qui a retardé tous les travaux, la munici-
palité n'eût pas différé plus longtemps certaines améliorations ju-
gées indispensables, mais qui changeront d'autant la physionomie
de la vieille cité. Pour ma part, je n'y trouve point à redire : ce
qu'il faut condamner, ce n'est point l'activité intelligente qui mo-
difie, perfectionne, toujours en quête du mieux, c'est le vandalisme
brutal détruisant pour détruire, sans une idée, sans un but, sans
même le désir ou le pouvoir de réédifier jamais.
Gomme Pampelune, Vitoria, quoique ville ouverte, a joué un rôle
pendant la guerre; profitant de la période d'inaction qui suivit la
mort de Goncha, les carlistes avaient étendu leurs avant-postes
jusqu'à ses abords, retranchés à la hâte, si bien que vers le mois
de juin 187^ elle était entièrement coupée de ses communications.
Au général Quesada revient l'honneur de sa délivrance. L'ennemi,
fort de 16 bataillons environ, occupait, sous les ordres de Pérula,
une série de positions qui allaient de Subijana à Trevino en passant
par iNauclarès; Quesada le trompe sur ses intentions, feint de vou-
loir se porter vers le centre, puis, le moment venu, attaque énergi-
quement par la droite. A l'autre bout de la ligne, l'aile gauche des
libéraux, abandonnée à elle-même devant des forces supérieures,
fut quelque temps compromise: une diversion brillante, due au
colonel de cavalerie Gontreras, la sauva. Ge brave officier ne dispo-
sait que d'une centaine de lanciers formant un escadron de marche
attaché à la division ; mais c'est là le propre de ces guerres de
montagnes que les succès même les plus importans y dépendent
bien moins de la proportion des forces que de l'opportunité des
manœuvres. Malgré le désavantage du terrain, il sut charger avec
un tel ^.-propos et une telle ardeur les Navarrais qui attaquaient à
la baïonnette que, saisis d'une panique inexprimable, ceux-ci lâ-
chèrent pied et prirent la fuite à travers les fondrières et les ravins,
où ils s'écrasaient en tombant. Bientôt après arrivèrent à batail-
lons de renfort qui rétablirent les affaires. En même temps, grâce
aux habiles dispositions du général en chef, Trevino était occupée
presque sans coup férir; la position de Nauclarès, tournée par la
droite, tombait d'elle-même au pouvoir des libéraux : la route de
Vitoria était libre, et ce premier et glorieux avantage allait avoir
sur l'issue des opérations dans le nord une importance décisive. A
la paix, le vainqueur a été nommé maréchal; il s'était déjà fait
connaître au Maroc par ses qualités de prudence et de sang-froid,
A 32 REVUE DES DEUX MONDES.
mais cette distinction récompensait en lui le caractère autant et
plus que les services : un caractère loyal , intègre, incapable de
transiger avec le devoir. Fils du général Quesada, mis en pièces
par le peuple de Madrid, et comme lui parfait caballcro, il a tou-
jours évité de se mêler de politique, sa vie militaire est pure de
tout pronunciamiento, et certes l'éloge a bien sa valeur lorsqu'on
réfléchit que la plupart des généraux de l'Espagne, hommes d'hon-
neur en tout le reste, n'hésitent pas à se prononcer, c'est-à-dire à
retourner contre le gouvernement même qui le leur a confié le
pouvoir qu'ils ont dans les mains. Au physique, de taille plutôt pe-
tite que grande, le corps un peu replet, grisonnant, il a cet air à la
fois réfléchi et résolu qui dénote les hommes parvenus surtout à
force de persévérance, de travail et d'énergie.
La présence du quartier-général et d'une partie des troupes de
l'armée du nord met en ce moment dans la ville encore plus de
bruit, d'animation et de gaîté. Chaque matin, sous mes fenêtres,
passaient un ou deux bataillons allant à l'exercice : les clairons,
de même forme , mais plus petits , plus durs que les nôtres, lan-
çaient dans l'air leurs notes criardes et précipitées, les hommes sui-
vaient d'un pas rapide, et c'était plaisir de les voir, le teint bronzé,
l'air résolu sous leurs uniformes un peu fripés par la dernière cam-
pagne, défiler, puis disparaître en bon ordre au tournant de la rue.
Les Espagnols sont peut-être les plus vaillans marcheurs que l'on
connaisse : cela tient à l'habitude des courses forcées dans un pays
privé de communications, semé d'obstacles de toute sorte. Or de-
puis les succès récens de l'armée allemande, par une pente assez na-
turelle , qu'il s'agisse de détails d'exercice, de discipline ou de ca-
sernement, la mode est là-bas d'imiter un peu en tout les Prussiens :
il n'est pas jusqu'à l'allure du soldat qu'on n'ait essayé de rendre
moins fantaisiste, moins indépendante, moins méridionale en un
mot. Quand le bataillon s'ébranle, c'est à qui parmi ces braves
garçons élèvera bien exactement le genou d'un mouvement auto-
matique à la hauteur voulue par la théorie et le rabattra pesam-
ment sur le sol; mais bientôt la théorie est mise en oubli, les jambes
s'allongent souples et nerveuses, chacun reprend son allure ordi-
naire, et sincèrement les chefs auraient tort de s'en plaindre, puis-
que c'est de ce même pas, élastique et léger, qu'on voit leurs
hommes faire sans sourciller jusqu'à quinze lieues par jour.
Extérieurement le fantassin espagnol a beaucoup de rapports avec
le soldat français : petit de taille comme lui, nerveux, agile, bien
découplé. Du reste l'uniforme est identique : longue capote bleue
et pantalon garance, tirant l'œil. Certes je ne désire ni ne pré-
vois, comme l'estimable lieutenant -colonel du régiment de To-
lède, que les affaires se brouillent de longtemps entre la France et
VOYAGE DANS LE PAYS BASQUE. 433
l'Espagne; pourtant, amis ou ennemis, à 800 mètres de distance,
je mets en fait que deux corps de troupes des deux nations auraient
grand'peine à se reconnaître, et la chose mérite d'être relevée. Seule
la coiffure est un peu différente : faite de cuir et de drap gris, plus
légère que le schako, plus résistante que le képi, elle tient lieu de
l'un et de l'autre. Quant aux chaussures, à tous les souliers régle-
mentaires, l'Espagnol préfère de beaucoup les alpargatas, ces san-
dales à semelles de corde que tout le monde connaît, garnies au
bout d'un morceau de toile et retenues par deux cordons qui s'at-
tachent en se croisant autour de la cheville; rien n'est commode,
surtout pour marcher dans les montagnes et l'habitude aidant,
comme cette chaussure légère, silencieuse, qui laisse le pied libre
et le protège sans le blesser : avec elle, il semble qu'on aille natu-
rellement plus vite. Pourtant elle communique à l'ensemble delà
tenue je ne sais quel air de misère et de délabrement qui sied mal
chez un soldat, et je me rappellerai toujours l'étonnement dont je
fus saisi quand pour la première fois je vis dans Pampelune, à la
porte des monumens publics et des casernes, les sentinelles monter
ainsi la garde, les pieds nus. En outre, par un temps de pluie ou
de neige, Yalpargata perd beaucoup de ses avantages; mais un bon
Castillan ne s'inquiète pas pour si peu, et s'il lui faut faire tout ou
partie de l'étape avec ses sandales mouillées, il compte pour les
sécher sur le soleil de l'après-midi ou le feu du prochain bivouac.
Comme force de résistance en effet, comme patience, comme
énergie, le soldat espagnol n'a point son pareil dans aucune armée
de l'Europe. Pourvu d'un grand fonds de gaîté et de philosophie,
ce petit troupier, comme nous disons, el chico, comme on dit là-
bas, supporte indifférem.ment les privations, l'absence de sommeil,
la fatigue, la pluie, le chaud et le froid ; sobre au-delà de toute ex-
pression, d'une sobriété qui tient à la race et dont l'intendance mi-
litaire abusa trop souvent pour se permettre dans les distributions
de vivres les retards les plus imprudens, capable par exemple de
vivre un jour entier avec un oignon cru, une feuille de salade et
une cigarette; avec cela très discipliné, quoi qu'on en croie, tout
disposé à obéir dès qu'il sent au-dessus de lui une autorité ferme
et juste qu'il peut respecter. Dans les circonstances graves, son cou-
rage est à toute épreuve, sa solidité inébranlable; il a en lui du
sang de ses anciens, de ces vaillans lercios, qui pendant plus d'un
siècle, de Pavie à Rocroy, firent l'admiration et la terreur de l'Eu-
rope. Pourtant il n'apporte pas en face de l'ennemi ce mépris de
la vie, cette témérité un peu fanfaronne qui semble pousser le
soldat français vers un péril qu'il peut éviter et qu'on a définie
assez justement : « le luxe coûteux du courage ; » en dépit de son
T0M8 XX. — 1877. 28
434 REVUt DES DEDX MONDES.
tempérament méridional il est alors calme, grave, presque réfléchi ;
mais une fois parti, rien ne l'arrêtera plus. Sagaîté, très réelle, est
aussi moins bruyante, moins tumultueuse que la nôtre : un air de
jota^ quelques tours de danse et le voilà content. Pour divers mo-
tifs, dont le principal sans doute est une raison d'économie, la
plupart des musiques militaires en Espagne valent peu de chose ou
rien ; en revanche il n'est pas de compagnie qui ne compte pour le
moins cinq ou six guitaristes. Dans les expéditions, dans les mar-
ches, posé en travers sur leur dos, au-dessus du petit sac de toile
bourré des mille bibelots du soldat en campagne, leur instru-
ment les suit partout; certes la charge était déjà bien lourde : les
vivres, parfois pour plusieurs jours, le fusil, les cartouches, la
couverture; mais une guitare en somme, cela pèse si peu, et ses
flancs sonores tiennent en réserve tant de joie et d'oubli! Aussi,
en cas de pluie, c'est à elle qu'on songe avant tout et nul n'hé-
site à se sacrifier pour la mieux garantir. Puis pendant les haltes,
aux veillées, on la découvre religieusement, un grand cercle se
forme, le musicien pour préluder essaie quelques notes graves. Et
maintenant si quelques fillettes du voisinage, attirées par ce ron-
flement bien connu, se présentent dans l'assemblée, la fête sera
complète, et les danseurs ne leur manqueront pas. Du reste tout se
passe le plus correctement du monde, sans brutalités, sans tapage :
une gourde de cuir, remplie d'eau, passant de bouche en bouche,
sert à désaltérer l'assistance. La musique et la danse! Sur ces
deux points-là, carlistes ou libéraux, tout le monde se rencontrait.
On n'a pas oublié l'aventureuse expédition de Martinez Campos,
s'engageant en plein hiver au cœur du Baztan, au milieu même des
ennemis qui n'avaient plus qu'à se rabattre sur lui pour le tenir
enfermé comme dans une ratière; la colonne libérale fit route plu-
sieurs jours par un ten)ps affreux, sans chaussures, presque sans
vivres, à travers des sentiers de chèvres, obstrués de neige, où les
hommes souvent étaient forcés de passer un par un; or à peine
entrés dans Elisondo, avant même de songer à dormir ou de cher-
cher du pain, les soldats couraient après les filles de la ville et
séance tenante se mettaient à danser. De même dans l'autre camp :
après la dernière affaire de Pena Plata, la lutte finie, obligés d'a-
bandonner leurs armes en passant la frontière de France, les car-
listes n'eurent garde d'abandonner leurs guitares et les emportèrent
avec eux à Poitiers, à Tours, au Mans, dans les villes de l'intérieur
où ils devaient être internés.
On s'étonnera peut-être qu'avec de tels élémens l'armée espa-
gnole n'ait pas obtenu dès le début du soulèvement carliste des suc-
cès décisifs et que la lutte contre les bandes à peine organisées d'un
Sabalis ou d'un Santa-Gruz ait pu durer assez longtemps pour leur
VOYAGE DANS LE PAYS BASQUE. A35
permettre de devenir une armée à leur tour; mais il faut tenir
compte des embarras intérieurs créés par la révolution de 1868,
puis par le départ du roi Amédée, de la faiblesse des gouvernans,
de la pénurie du trésor, enfin du manque d'officiers suffisans. As-
surément, comme courage personnel, les chefs valent les soldats;
chez tous, à tous les grades, la bravoure est incontestable : tou-
jours les premiers au feu, ils marchaient en avant, pinces dans leur
petite tunique de drap bleu, la casquette crânement posée sur l'o-
reille, dans la main gauche un revolver, dans la droite cette légère
canne à pomme d'or qu'ils ont partout avec eux et qui leur est
comme un bâton de commandement, encourageant leurs hommes de
l'exemple et de la voix, aussi calmes, aussi intrépides que s'ils
allaient à la promenade. Mais la valeur et le sang -froid ne sufiî-
sent plus aujourd'hui, et, sauf quelques exceptions brillantes, le
corps des olliciers manque des connaissances et des qualités toutes
spéciales qu'exige la guerre moderne : ils n'ont pas assez étudié.
En général ils sortent beaucoup trop jeunes des écoles : on heurte
à chaque pas dans les rues des capitaines imberbes et qui n'ont pas
vingt ans, des lieuîenans joufflus qu'on prendrait pour des collé-
giens en rupture de ban, et l'on ne peut se défendre d'une impres-
sion de malaise en entendant ces enfans, ces blancs-becs, comme
on les appelait chez nous, commander de leur voix jeunette à de
vieux soldats éprouvés. D'ailleurs les besoins de la dernière guerre
et précédemment aussi les nombreux prommctamioitos après les-
quels chaque général révolté, heureux ou malheureux, recevait, à
titre de récompense ou de consolation, un grade de plus pour lui-
même et pour tous ses complices, ont fait contre toute prévision
monter au rang d'officiers des gens que leur seul mérite ou simple-
ment leur caractère rendaient indignes d'y aspirer jamais. Tout cela,
joint à certains vices d'organisation, comme la séparation établie
entre le grade et l'emploi, ou la possibilité pour les corps spéciaux
d'obtenir de l'avancement dans les rangs de la ligne, nécessite de
grandes réformes, et, si j'ai bien compris, les personnes les plus
éclairées du pays et même de l'armée sont les premières à en con-
venir.
Dès le printemps de l'année dernière, une partie des troupes a
pu rentrer dans ses foyers; toutefois le rôle de l'armée n'est point
terminé : si les Basques ont posé les armes, cette soumission n'a
pas été volontaire, longtemps encore ils regretteront leurs fue-
ros^ et jusqu'à ce que le calme soit revenu dans les esprits, des
forces considérables, (30,000 hommes pour le moins, doivent occu-
per le pays carliste. En même temps, le gouvernement est forcé
de faire face aux exigences toujours croissantes de la guerre d'outre-
Hier. Neuf ans déjà se sont écoulés df-puis qu'un jeune propriétaire
536 REVDE DES DEUX MONDES.
créole à la tête de quelques amis et de ses serviteurs a soulevé dans
un coin de l'île l'étendard d'une nouvelle république, et par un fait
inoui, à travers des alternatives de succès et de revers, l'insurrec-
tion dure encore. En vain les Espagnols ne veulent-ils voir dans
leurs adversaires qu'un ramassis de nègres fugitifs et d'aventuriers
sortis de toutes les nations; en vain chaque courrier de la Havane
apporte-t-il le détail de nouveaux succès et prédit-il pour la quin-
zaine suivante l'anéantissement des bandes rebelles ; en vain le gou-
vernement de Madrid expédie-t-il coup sur coup ses plus beaux
régimens et ses meilleurs généraux, Jovellar après Valmaseda, Mar-
tinez Campos après Jovellar : l'argent, les hommes, les réputations
mêmes sombrent tour à tour dans cet abîme sans fond. Aussi dans
le peuple, malgré l'assurance des journaux toujours bravaches et
vantards, on commence à ne plus parler de Cuba qu'avec une sorte
de terreur superstitieuse. Tant de beaux jeunes gens sont partis
là-bas qui ne sont point revenus! D'autres, plus heureux, ont pu
revoir la mère-patrie, mais ils ont dit ce qu'ils avaient souffert : la
guerre sauvage, sans quartier, l'ennemi insaisissable dans ses mon-
tagnes et ses maquis, les longues marches à travers les marais em-
pestés, les pluies, la misère, la faim, le vomito plus meurtrier en-
core que les rifles ou le machete des rebelles, la fièvre dévorante,
les mois entiers vécus à l'hôpital. Durant mon séjour forcé à La
Guardia, le jeune sous-lieutenant commis à la garde du poste avait
sans façon lié connaissance avec moi ; de fil en aiguille, il m'ap-
prit qu'il avait un frère déserteur de l'armée, devenu capitaine dans
les rangs carlistes; pendant cinq jours, à Bilbao, ils s'étaient
trouvés l'un en face de l'autre aux avancées, tandis que leurs sol-
dats tiraillaient sans relâche; à la dispersion des troupes rebelles,
le carliste avait passé en France, et pour l'instant il était interné
dans le département de l'Aveyron, à Millau, où il se trouvait fort
bien. « Mais, demandai -je, ne songe-t-il pas à obtenir Vindulto?
— Lui, nullement, me répondit l'officier; comme déserteur il serait
forcé d'aller servir quatre ou cinq ans à Cuba; ce n'est pas une
chose à faire : mieux lui vaut demeurer Français. » D'ailleurs le
gouvernement n'ignore pas les sentimens de la nation et de l'ar-
mée à cet égard. Aussitôt la guerre du nord terminée, il s'était dé-
cidé à envoyer dans la grande Antille un renfort de 25,000 hommes,
qu'on espérait, comme toujours, devoir être le dernier. Les exiger
au nom de la loi, surtout en ce moment, pouvant paraître un peu
sévère, on préféra s'adresser aux bonnes volontés : peut-être, parmi
les anciens soldats que la conclusion des hostilités allait rendre à
la vie civile, bon nombre consentiraient-ils à signer un engagement
nouveau.
Dans toutes les villes, à Tudela, à Tafalla, à Pampelune, à Vito-
VOYAGE DANS LE PAYS BASQUE. 437
ria, sur tous les murs des casernes et des édifices publics, s'éta-
laient de grandes affiches demandant des volontaires pour l'île de
Cuba. Les conditions étaient réellement séduisantes : un franc de
solde par jour, plus une gratification annuelle de 250 francs, sans
préjudice de la haute paie et des autres avantages que le gouverne-
ment particulier de la colonie accorde à ses défenseurs ; là-dessus
250 francs nets seraient touchés au lieu même de l'embarquement;
l'engagement pouvait être contracté pour trois ans ou pour la du-
rée de la guerre. Malgré tout, les vieux soldats ne se présentèrent
pas en foule, et je me suis laissé dire que le gouvernement, pour
compléter le nombre de bataillons qu'il s'était fixé, dut prendre au
hasard dans les nouvelles levées. Cependant le train où je montai
pour me rendre de Pampelune à Tafalla emmenait entre autres
deux -wagons remplis de rengagés militaires. Pourquoi ceux-là
partaient-ils? Quel désir ou quel regret les poussait à prendre cette
dure résolution? la soif du gain, l'esprit d'aventure, l'absence d'une
affection, d'un foyer? Ces trois motifs réunis peut-être. 11 y avait là
des simples soldats, tous décorés à profusion, — car, soit dit en pas-
sant et sans tirer du fait la moindre conséquence, je ne sache pas
que dans aucune autre armée on pousse plus loin l'abus des croix et
des rubans, — puis quelques sous-olficiers et même des carlistes,
portant encore sur la tête le béret bleu ou rouge avec la plaque de
cuivre ornée des trois mots fatidiques : Bios, patria y rey. Les en-
nemis de la veille fraternisaient, complètement oublieux des ques-
tions politiques. N'allaient -ils pas affronter ensemble une autre
guerre bien plus terrible? ne partageraient-ils pas désormais la
même vie, les mêmes périls? Ils avaient arboré au-dessus d'un
wagon une grande bannière sur laquelle était écrit : Voluntarios
vara Cuba-, tous riaient, chantaient, avec une gaîté plus expan-
sive que ne l'est d'ordinaire celle des espagnols; on eût dit que
les pauvres garçons cherchaient à s'étourdir. Quand on apercevait
un village que le train traversait en sifflant, c'étaient des cris, des
appels aux paysans répandus dans la campagne, les bras s'éten-
daient par les portières, on agitait la bannière aux couleurs natio-
nales; un ou deux clairons, qui allaient avec eux, allègrement
sonnaient la charge; mais en arrivant à Tafalla, où l'on devait
s'arrêter près d'une heure, la scène changea. Un certain nombre
de soldats licenciés venus par le même train étaient attendus là
par leurs parens ou leurs amis; toute cette foule, selon l'usage es-
pagnol, se pressait, se bousculait sur les quais au bord de la voie.
Bientôt commencèrent les reconnaissances, les effusions, les em-
brassades. En présence de cette joie sincère, la gaîté factice des
volontaires tomba tout à coup; songeant à ce qu'ils laissaient der-
rière eux, la patrie, la famille, et, qui sait? l'espoir du retour, on
438 BEVUE DES DEUX MONDES.
eût pu les voir, comrae embarrassés, se rasseoir à leurs places, tan-
dis que les clairons se laisaient et qu'une main précipitamment
rentrait la bannière.
III.
Les Basques se vantent de n'avoir jamais eu de maître. Retran-
chés dans leurs montagnes, ils auraient arrêté l'elTort des dilTérens
envahisseurs qui successivement ont conquis l'Espagne. Cette opi-
nion leur tient d'autant plus au cœur qu'elle fournit un nouvel
argument en faveur de leurs privilèges, et depuis fort longtemps
déjà leurs historiens, leurs orateurs, leurs poètes, se sont employés
à la faire prévaloir. En dépit de tant d'assertions intéressées,
tout porte à croire que' les Basques, s'ils furent toujours, comme
ils le prétendent, les simples alliés d'Annibal et des Carthaginois,
subirent, eux aussi, à l'égal des autres peuples de la Péninsule, la
domination romaine ; sans doute ils résistèrent, et avec courage,
mais ils furent enfin soumis : Cantabros sera domitos catenâ, dit
Horace lui-même. Les preuves du passage et du séjour des Romains
abondent dans le pays basque; sans sortir de l'Alava, dans une
étude spécialement consacrée à la question, don Francisco Coëllo,
ancien colonel du génie et géographe du pren)ier mérite, un des
hommes dont la science et le caractère honorent le plus l'Espagne
moderne, a pris soin de relever les plus concluantes. Outre la voie
militaire portée sur l'itinéraire d'Antonin qui allait d'Asturica à Bur-
digala en Gaule, en traversant la province, et dont plusieurs tron-
çons existent encore, une autre route de construction romaine me-
nait de Puentelarra b. Villasante dans la province de Burgos; une
dizaine encore, tant à cause des noms latins que des restes de toute
sorte, ponts, mosaïques et inscriptions, que l'on rencontre sur leur
parcours, semblent appartenir à la même époque. Dire avec Henao
que ces inscriptions ont été apportées là plus tard par curiosité
serait un pur enfantillage. Les Romains évidemment ont occupé
ce territoire; s'ils n'y ont pas fondé des rnunicipes et des colo-
nies puissantes, comme ils le faisaient partout ailleurs, c'est que
la contrée bien moins encore qu'aujourd'hui se prêtait à l'établis-
sement de grands centres de population ; du moins y possédaient-
ils des postes fortifiés, camps et marchés comme Deobriga, Beleia,
Suessâtio, Tullônio, Alba, Uxama-Barca, lesquels, reliés aux nom-
breux châteaux qui couvraient tous les environs, formaient avec eux
un système de défense complet et suffisaient à maintenir le pays en
soumission.
En ce qui concerne la conquête arabe, la prétention des Basques
paraît pins justifiée. Orduha à l'ouest, le port San-Adrian à l'est
VOYAGE DANS LE PAYS BASQUE. 459
au sud les villages supérieurs de la Rioja Alavesa qui alors ne faisait
point partie de la province, tels sont, d'après plusieurs documens,
les points extrêmes où parvinrent les Mores, laissant ainsi en dehors
de leur empire tout le territoire euskarien. Depuis longtemps déjà
le pays basque, dans ses parties converties à l'Lvarigih^ dé[)endait
de l'évêché de Galahorra, une des plus anciennes métropoles de
l'Espagne. Vers le milieu du vni« siècle, Galahorra étant tombée
au pouvoir des Arabes, un grand nombre de chrétiens de la rive
droite de l'Èbre, pour fuir le jouir des infidèles, passèrent le fleuve
et vinrent s'établir dans la plaine ou ConHia d'Alava. Cette plaine
est élevée de près de 2,000 pieds au-dessus du niveau de la mer;
aussi s'explique-t-on sans peine le contraste qui règne entre sa
froide température et le climat beaucoup plus doux des côtes de la
Vizcaye et du Guipuzcoa; pourtant le sol en est généralement fertile
et sa position, défendue de tous côtés par de hautes montagnes, de-
vait convenir aux émigrans. De cette époque date la splendeur de la
ville d'Arnientia, située à peu de distance au sud-ouest de Vitoria,
qui n'était pas encore fondée. La tradition veut qu'elle ait compté
jusqu'à 20,000 habitans, mais ce chiffre est sans doute exagéré;
néanmoins son importance était assez considérable pour qu'elle
devînt le siège du diocèse en remplacement de Galahorra; c'est
deux siècles plus tard seulement, en 1088, qu'elle fut rattachée à
son ancienne métropole reconquise sur les infidèles. La basilique
d'Armeniia fut alors convertie en collégiale, rang qu'elle conserva
jusqu'en 1/158, oii, tenant compte de 5a décadence toujours crois-
sante, les rois catholiques transférèrent son titre et son autorité à
la paroisse de Santa-Maria de Vitoria.
Aujourd'hui Armentia est un des plus infimes entre les cent cin-
quante petits villages que l'œil du voyageur découvre du haut de
la tour de Vitoria, et l'on aurait peine à reconnaître dans ce tas
informe de pauvres maisons grossièrement bâties la brillante cité
dont parlent les chroniques. De longues avenues de grands et beaux
arbres y conduisent, passant à travers champs. Toute trace de rues
ou de murailles a complètement disparu; l'état des lieux lui-même
a subi de grandes transformations; un petit lac qui s'étendait au
cœur de l'ancienne ville, maintenant aux trois quarts comblé, n'est
plus qu'un étang insignifiant et va bientôt disparaître. Pourtant la
basilique existe encore, au centre d'un petit plateau, précédée d'une
place irrégulière que forme l'écariement des maisons du village. En
1776, comme elle menaçait ruine, sous prétexte de la restaurer, des
mains maladroites bouchèrent les fenêtres et la porte de la façade
principale, qui est demeurée depuis lors interdite au public; quant
aux bas-reliefs, aux fleurons, aux consoles, dont on l'avait dépouil-
lée, on les transporta incontinent sur le mur latéral de droite, où
A40 REVUE DES DEUX MONDES,
fut percé par la même occasion un lourd portique à colonnes , et
tout cela sans goût, sans choix, sans même prendre le soin de rac-
corder les motifs de sculpture. Malgré tout, on peut encore retrou-
ver dans ces malheureux fragmens deux styles et deux époques bien
distinctes : les uns remonteraient à la première construction de la
basilique, à la fin du viii'^^ siècle, quand les chrétiens chassés par
l'invasion sarrasine se réfugiaient sur le sol d'Alava et que l'art la-
tino-byzantin à ses derniers momens allait céder la place au style
roman; les autres, d'un travail plus fin, plus délicat, appartien-
draient au temps de don Rodrigo Cascante, évêque de Calahorra,
vers 1180, duquel dépendait à ce titre la basilique d'Armentia et
qui la fit reconstruire ou réparer à ses frais. Le tombeau du prélat,
car il avait tenu à être enterré dans cette église qui lui devait tant,
arraché lui aussi de la façade principale et transporté avec le reste
à la nouvelle entrée, se trouve encastré dans le mur, en dessous du
portique; tout autour court une inscription latine à peine déchiffrable.
L'évêque, de grandeur naturelle, est couché tout de son long dans
ses habits sacerdotaux ; quoique protégée comme d'une grille par
des colonnettes de pierre, la statue a beaucoup souffert, non moins
peut-être de la main des enfans que des injures de l'air auquel elle
est restée si longtemps exposée.
Pendant que je m'arrêtais à tous ces détails, un orage se formait
à l'horizon. C'était la fin d'une chaude journée de juillet, de gros
nuages pesans et bas roulaient dans le ciel obscurci, un vent tiède
secouait doucement les feuilles des arbres de la place; déjà de
larges gouttes de pluie tombaient avec un son mat sur le sol pou-
dreux qu'elles marquaient de taches noires. J'étais venu avec un
jeune homme de "Vitoria qui me servait de cicérone. Nous n'avions
pas de temps à perdre si nous voulions visiter l'intérieur de la ba-
silique avant la nuit. « El padre cura fait une promenade aux en-
virons, nous dit une vieille femme que nous interrogions, mais sa
gouvernante est là qui vous donnera la clé, » et du doigt elle nous
montrait le presbytère, une petite maison sombre, accolée comme
une verrue au mur de la façade condamnée. Or au moment même
où nous arrivions près d'elle, la gouvernante venait imprudemment
de laisser échapper — comment dirai-je? — les deux plus belles
pièces de la basse-cour de monsieur le curé, la réserve de la Noël,
deux petits cochons frais et roses, à l'allure indépendante et tapa-
geuse : ils s'enfuyaient de toute la vitesse de leurs courtes jambes,
et la bonne femme de courir après eux, criant, soufflant, tendant
les bras. En vain les jeunes enfans qui sortaient de l'école s'étaient-
ils réunis pour les traquer : ce quadrupède, avec son air lourdaud,
est bien un des animaux les plus rusés de la création ; ceux-ci, se
voyant poursuivis, avant que le cercle fût entièrement formé, fon-
VOYAGE DANS LE PAYS BASQUE. 441
daient sur les rabatteurs avec des cris affreux et les bousculaient au
passage. Enfin les deux fugitifs, serrés de près et saisis chacun
par une patte, durent rentrer au logis, accompagnés de coups de
houssine qui faisaient courir un frémissement le long de leur croupe
charnue et leur arrachaient des grognemens de mauvaise humeur.
Singuliers contrastes des temps et des choses! Voilà donc les scènes
qui se passent de nos jours aux lieux mêmes où le culte chrétien,
menacé par l'islamisme, venait jadis abriter les pompes de ses cé-
rémonies!
Cependant, rassurée de ce côté, la gouvernante s'était offerte à
nous diriger. L'intérieur de la basilique , composé d'une seule nef,
est absolument nu et froid; la truelle des restaurateurs n'a rien
laissé à admirer; l'ancienne abside, d'nn dessin fort élégant, est
complètement masquée parle grand autel et le grossier retable qui
l'accompagne. Par une autre anomalie qu'on a peine à s'expliquer
au premier abord, mais qui a sa cause dans un événement plus an-
cien déjà, au lieu d'une coupole dans le goût du temps où vivait
Gascante, le temple est couvert d'une voûte dont les arceaux, légè-
rement relevés au centre, annoncent le triomphe d'un genre nou-
veau. 11 est à croire que, vers la fin du xiii* siècle, la basilique fut
victime d'un incendie; on se hâta de la réparer du mieux qu'on
put, ce qui porte à trois, non compris la restauration définitive, les
styles appliqués à l'édifice : byzantin, roman et ogival. De fait, la
toiture primitive dépassait de plus de 2 mètres la voûte actuelle,
ainsi que le prouve la hauteur des murs encore debout; le dôme
lui-même a existé, et l'on en distingue fort bien les quatre tympans,
un peu au-dessus de l'endroit d'où partent les arcs ogivaux. On y
arrive par le presbytère, au bout d'une série d'escaliers étroits
et de planchers tremblans où le pied ne se pose qu'avec défiance.
A la vérité, malgré mes recherches, je n'ai pu retrouver les sta-
tues des quatre évangélistes qu'on m'avait signalées et qui, selon
l'usage, devaient orner les tympans; je n'ai vu que des murs nus,
des pierres brutes à demi descellées, des poutres noires garnies de
toiles d'araignée au long desquelles le rat de cave de la bonne
femme, brûlant avec peine dans cette atmosphère lourde de chambre
close, jetait en tremblotant des lueurs fugitives et fantastiques.
Plus misérable encore est l'aspect d'Estibaliz , à 2 lieues à l'est
de Vitoria; il y eut là aussi autrefois une ville considérable, à la
même époque où florissait Armentia; elle portait le nom de Villa-
franca de Estibaliz , en témoignage des franchises accordées à ses
habitans. C'est maintenant un endroit désert, un de ces despoblados
comme on en trouve un peu partout sur la carte d'Espagne. Seule,
au sommet d'une hauteur isolée, pierreuse, qu'occupait la cité, s'é-
lève l'église de Santa-Maria, fondée anciennement par les moines
llh'2 REVUE DES DEDX MONDES.
de Saint-Benoît. Église et monastère s'étaient conservés intacts jus-
qu'à nos jours; à la suite de plusieurs mutations, ils étaient devenus,
depuis 15^2, la propriété de l'hôpital de Santiago de Vitoria. Pen-
dant la première guerre carliste, le monastère fut incendié, et l'é-
glise, pillée, délaissée, finit par être louée à un petit cultivateur qui
s'en sert pour loger ses vaches. Gomme dans les bas-reliefs de la
basilique d'Armentia, on y signale un double courant de l'art. Re-
bâtie par les abbés de Najera, qui l'avaient reçue en don de l'hé-
ritière des comtes d'Estibaliz, elle n'en a pas moins gardé quelques
morceaux de scu'pLure dont l'origine latino-byzantme ne saurait
être douteuse. Un moment, en 1871 , on avait parlé de la rendre
au culte : la réparation devait se faire sous les auspices et aux frais
de la députation provinciale; mais la nouvelle guerre civile est ve-
nue, qui a réduit tous les beaux projets à néant, et c'est en en-
jambant des tas de fumier qu'on va considérer ces curieux débris
d'un autre âge.
A quelque distance au sud dans la plaine, et des derniers restes
de l'antique cité sans doute, s'est formé un humble village qui lui
a emprunté son nom, Villafranca; chaque année, au 1"" mai, les
paysans des environs viennent en foule y saluer la vierge d'Estiba-
liz, la même qui décorait autrefois le temple roman, et que les
fidèles ont précieusement recuedlie. Cette statue passe, auprès des
connaisseurs, avec la vierge de la Esclavitud, conservée dans la col-
légiale de Santa-Maria de Vitoria, comme un des échantillons les
plus purs de l'art au m.yen âge en Alava; mais il est difficile d'en
juger. Placée dans une niche, au-dessus d'un autel, elle disparaît
presque entièrement sous ces étoffes d'argent et ces broderies
lourdes dont la piété espagnole affuble ses madones. Par bonheur,
je connaissais déjà celle de Vitoria, qui est à peu près semblable,
et dont un sacristain complaisant, moyennant quelques réaux glis-
sés à propos, m'avait permis de défaire les ajustemeHS : la vierge,
toute en bois et de taille ordinaire, est assise sur une espèce de
trône à dossier; ainsi s'expliquent la grosseur de sa tète et les di-
mensions de l'enfant Jésus, qui paraissaient hors de proportion tant
qu'on pouvait croire qu'elle était debout; elle porte un mantelet et
une longue robe bleue et or, sur le front une large couronne de
bois peint d'où pendent des paillettes; les yeux sont grands, éton-
nés, le nez droit, la bouche petite, le buste un peu trop long pour
les jambes, la poitrine plate comme les sculpteurs d'alors faisaient
leurs sainies et leurs vierges. Cela est naïf, même grossier, mais
coiiiben cet art priniitif l'emporte sur les mièvreries et les élé-
gances convenues de notre imagerie religieuse !
Le jeune homme qui m'avait accompagné dans ces excursions
«st déjà connu comme un des écrivains distingués de l'Espagne;
VOYAGE DANS LE PAYS BASQUE. Ili|3
sorti d'une faniillo où le goTu des lettres et le savoir sont de tracli-
tion, esprit actif, nature ardente et passionnée, Firmin Herran s'est
consacré de toute son âme à la défense des idées libérales; mais
ses convictions, nées d'un sentiment profond de la justice, n'ont
pas affaibli chez lui l'amour du pays natal. Semblable en cela à
tous les Basques ses compatriotes , il aime à parler des provinces
sœurs, à les faire connaître, à célébrer leurs institutions, leurs
mœurs, leurs libertés, tout ce qui fait la supériorité de ce petit
coin de terre sur tant de puissantes nations. C'est le maître d'école
de Villafranca qui nous avait montré l'église, 6àv il fait aussi fonc-
tions de sacristain; nous l'avions reconduit nous-mêmes jusqu'au
seuil de sa classe, d'où, par les fenêtres entrouvertes, montait dans
le silence du village désert un murmure de voix d'enfans, épelant
tout bas leurs lettres, et là -dessus la conversation s'était engagf^e
entre nous, au retour, pendant que la voiture nous emportait rapi-
dement à travers les deux allées de grands peupliers qui bordent
la route. J'appris ainsi que l'Alava, âur le tableau des provinces
d'E pagne, est a*i premier rang pour l'instruction et au dernier
pour la criminalité. « Voulez-vous des chiffres? poursuivit mon in-
terlocuteur. Nous avons en Alava 321 écoles d'enseignement pri-
maire, soit privées, soit publiques; comme la population s'élève
à 21,900 familles environ, cela fait une école pour G8 familles; la
moyenne de l'Espagne est do 1 pour 147. Dans ces écoles, l/i,600 en-
fans des deux sexes reçoivent l'instruction, soit 1 pour moins de
7 habitans, sans préjudice des cours d'adultes qui se tiennent le
soir dans les villages, principalement en hiver, ni des h écoles du
dimanche, installées dans la capitale, et que suivent ensemble
2,600 personnes à peu près. Passons aux dépenses ; l'enseigne-
ment primaire coûte aux différentes municipalités, tant pour le per-
sonnel et le matériel des écoles que pour l'entretien des édifices,
254,000 francs qui, répartis entre les habitans, donnent pour cha-
cun d'eux un déboursé de 11 fr. 80 cent. Notez que la plupart des
villages ont des maisons d'école bâties spécialement à leurs frais, et
dont le prix représente une première avance de fonds considérable.
Tenez compte des sacrifices que fait elle-même la députation forale,
soit pour aider dans l'entretien de leurs écoles les communes trop
pauvres, soit pour favoriser les progrès de l'enseignement; songez
que cet état de choses dure non pas depuis des années, mais presque
depuis des siècles, et dites-moi si nous n'avons pas quelque droit
d'être fiers. D'ailleurs les résultats sont là : en défalquant de notre
population totale les étrangers et les eafans au-dessous de huit ans,
sans instruction encore, on trouve 79 personnes sur 100 sachant
lire et écrire; c'est le contraire pour les provinces du centre et du
sud de l'Espagne, où les trois quarts de la population adulte vivent
hall REVUE DES DEUX MONDES.
et meurent dans l'ignorance la plus complète. Maintenant vous rap-
pellerai-je tout ce que nous avons fait pour les autres branches
de l'instruction : nos deux écoles normales, notre institut d'ensei-
gnement secondaire , notre école d'agriculture , si bien organisée,
notre académie des beaux-arts, si florissante, notre université libre,
une des premières fondées de l'Espagne? Un fait indiscutable, c'est
que VitorJa, grâce à tant d'efforts, jouit d'une importance qui ne lui
semblait pas réservée. Plus peut-être que Bilbao, la cité marchande,
ou que Saint-Sébastien, la ville des baigneurs, elle est la véritable
capitale intellectuelle des provinces basques; on y parle, on y
pense, on y écrit, on s'y intéresse, vous l'avez pu voir vous-même,
aux choses de l'espdt; les libéraux y sont presqu'en majorité, et
pendant la guerre nos bataillons de volontaires ont fait brillam-
ment leur devoir. Mais il ne s'agit point de cela : je ne vous ai rien
dit de la Vizcaye ou du Guipuzcoa; l'une et l'autre n'ont pas fait
moins que nous pour l'instruction. Et c'est chez nous pourtant que
les gens de Madrid veulent fonder des écoles, beaucoup d'écoles!
Et l'autre jour, en plein parlement, un orateur dont nul n'a contesté
jamais les bonnes intentions et l'admirable éloquence, emporté sans
doute par sa faconde oratoire , parlait bien haut de notre « misé-
rable état intellectuel. » Pour le coup, je proteste, et tous nos
hommes distingués avec moi : non , nos paysans ne sont pas des
ignorans, au vrai sens du mot, ils sont simples de cœur seulement,
ennemis de toute nouveauté, ardens et naïfs à la fois, par cela
même faciles à égarer; nous les connaissons bien, nous, les libé-
raux, qui plus que personne avons eu à souffrir de leurs préjugés
et de leurs défauts. Baste ! qu'on nous laisse faire, et nous saurons
bien les ramener, les éclairer, les convaincre. » Firmin Herran par-
lait avec cette chaleur qui fait naître la conviction. « La tâche est
belle, mais le labeur est grand, interrompis-je au moment où nous
mettions pied à terre près de la Plaza Nueva. — Notre bon vouloir
et notre courage ne le sont pas moins, » me répondit-il simplement.
Cependant le terme de mon séjour en Alava était arrivé; cette
province en miniature n'a pas d'autre ville que Vitoria oiî le tou-
riste puisse s'arrêter; d'ailleurs, plus que tout le reste, ce qui fait le
charme et la curiosité du pays, c'est le caractère honnête et laborieux
des habitans, leur amour de la terre, les ressources imprévues qu'ils
tirent d'un sol assez ingrat par lui-même, la bonne administration
qui ménage ces ressources ou ne les emploie qu'à des dépenses
productives, et de tout cela, hommes ou choses, grâce aux exemples
qu'on m'avait mis sous les yeux, j'emportais les renseignemens les
plus complets et le meilleur souvenir. Je serre la main à mes amis,
puis je monte sur la diligence qui part pour Izarra, petite station
sur la ligne du chemin de fer de Tudela à Bilbao. La matinée est
VOYAGE DANS LE PAYS BASQUE. A A 5
délicieuse, l'air un peu frais, quoique le soleil qui commence à per-
cer les nuages semble nous promettre une chaude journée; placé
sur le siège, près du conducteur, je puis contempler à mon aise la
campagne riante et verte, où se déroulent sans interruption les sites
les plus pittoresques; à droite et h gauche, la roule qui fuit laisse
une foule de petits villages, uniformément bâtis dans un ressaut de
la montagne, avec leur église à tour carrée, leurs maisons que
l'absence de crépi fait plus pauvres encore, à leur pied leurs prés
et leurs champs, et plus haut le bois communal qui, garnissant
les cimes supérieures, met autour d'eux comme un cadre de feuil-
lage. Un momenr, on s'arrête dans une sorte d'auberge, au bord du
chemin; la cuisine, située au premier étage, est un réduit affreuse-
ment enfumé, n'ayant d'air ni de jour que par la porte et la che-
minée. Tout un monde, cette cheminée, haute, large, invraisem-
blable ! elle occupe, sans mentir, les trois quarts de la pièce.
Au-dessus du feu, retenu par une énorme chaîne de fer, est un
grand chaudron où mitonne un ragoût innommé; plus bas, fouis
dans les cendres, de petits pots de formes diverses; en face, un banc
de bois poli par l'usage; puis dans un coin, à peine visible, yne
lampe de cuivre, comme on n'en trouve plus que dans les musées,
avec une cavité pour verser l'huile et une échancrure pour passer
la mèche; et plus loin, appendus au mur en forme de chapelets,
toute une provision de ces petits saucissons au piment qui complè-
tent le puchero. La lumière, entrant par le large tuyau de la chemi-
née, se joue le long des parois fumeuses et accroche des paillettes
aux cristaux de suie; en se baissant un peu, on apercevrait, décou-
pée comme à l'emporte-pièce, une échappée du ciel bleu. Pendant
que je passe cette inspection, les petits enfans du village se sont ap-
prochés; on voit dans l'ombre, près de la porte, leurs yeux briller
comme les pupilles déjeunes chats. Ils sont vêtus de rien : un lam-
beau de chemise, une apparence de culotte et un béret, voilà leur
costume; propres cependant sous leurs guenilles qui ne cachent
qu'imparfaitement leur corps nerveux et bien découplé; les traits
accentués déjà, l'air fier, sérieux et intelligent. Je doute qu'en au-
cun pays du monde les enfans de cet âge, six ou sept ans, puissent
avoir meilleure tournure. Adressez- leur la parole, ils vous répon-
dront sans timidité, simplement, comme d'égal à égal. On dirait de
petits hommes.
INoLis nous sommes remis en marche; bientôt se dresse devant
nous une côte interminable où la route s'allonge en lacets multi-
ples, si âpre, si difficile, qu'à elles seules, les quatre mules du
coche ne parviendraient point aie hisser jusqu'en haut, quand tout
à coup, d'une maison de chétive appareuce, sort une paire de bœufs
446 REVUE DES DEDX MONDES.
conduits par une femme, jeune encore; on fait halte, on accroche
des chaînes, et gravement, d'un pas mesuré, tendant le cou sous
le soleil qui les brûle, mules et bœufs de compagnie commencent
à gravir. La femme court mi-pieJs autour des bêtes, les exhortant
de l'aiguillon et 6.G la voix. lNous cependant, malgré la chaleur,
lassés de ce cahotement monotone, nous étions descendus de la
voiture, et nous suivons la montée en causant. De quoi causer sinon
de cette fatale guerre qui a laissé là-bas tant de douloureux souve-
nirs? Je ne tardai pas à connaître les opinions de mes compagnons
de voyage, qui du reste ne s'en cachaient pas, tous enragés car-
listes, tous ayant fait leurs preuves, tous ayant soulfert pour la
sainte cause dans leurs biens ou leurs affections : une jeune femme
à côté de moi, la figure charmante et douce, un petit enfant sur les
bras, avait perdu son père au Monte- Jurra; son mari et l'aïeul, un
vétéran de l'ancienne guerre, faits prisonniers tous deux, avaient été
envoyés à Cuba. Une autre avait conservé son père et son mari,
mais une de ses tantes avait eu quatre fils tués devant Bilbao, dont
deux le même jour, et ne gardait plus qu'une fille; puis c'était un
jeune prêtre, un missionnaire, aux yeux enfoncés, aux traits d'as-
cète, qui racontait comment son père avait été tué par surprise :
tout en parlant, il serrait les poings, ah! s'il s'était trouvé là! Et
pour ie consoler, un ex -officier carliste, récemment revenu de
France, lui déclarait que le triomphe du roi était plus proche que
jamais. Un peu à l'écart, en dehors du groupe, marchait un homme
de haute taille, citoyen de Vitoria et connu comme libéral; cepen-
dant il portait un de ces bérets de forme particulière, à large bord,
appelés fueristes, et dont beaucoup se servaient alors en manière de
protestation contre les projets du gouvernement de Madrid. Comme
peu à peu la conversation, poursuivant son cours, avait glissé sur
la question des fueros : « Oui, oui, fit-il en se rapprochajit, si l'on
touche à nos libertés, la guerre va recommencer, et cette fois tout
le monde s'en mêlera! » On aurait vainement cherché entre des
gens réunis par le hasard une conformité de sentimens et d'idées
plus parfaite. Mais déjà le col de Zaitegui était franchi : on détache
les bœufs tout suans, que leur conductrice ramène à l'étable, et
nous remontons dans la voiture qui en moins d'une heure nous dé-
pose à Izarra. C'est là que nous devons attendre auprès de la gare,
stupidement incendiée par les carlistes comme toutes celles des
lignes du nord, le train qui nous mènera à Orduùa, la première
ville de la province de Vizcaye.
L. Louis-Lande.
L'ARCHIPEL
DES PHILIPPINES
LE CLIMAT ET LES RACES.
C'est surtout aux îles Philippines que les événemens dont la Ha-
vane est le théâtre ont été suivis et le sont encore aujourd'hui avec
une inquiète attention . En présence du déchirement intérieur de
la Péninsule, de la lutte soutenue avec une rare ténacité par les
Cubains, les créoles des Philippines ont-ils cru à l'opportunité d'un
soulèvement contre les Espagnols , ont-ils trouvé l'heure propice
pour abattre la domination séculaire des moines? Ce qu'il y a de
certain, c'est qu'on a vu dernièrement à Manille, dans une colonie
éminemment catholique, trois prêtres monter le même jour sur
l'échafaud pour y souiFrir le dernier supplice par le garote vil : ac-
cusés d'avoir cherché à préparer l'avènement de la république
dans ces contrées nouvelles, ils ont été jugés et condamnés par un
conseil de guerre. Ils sont morts en protestant de leur innocence,
et bénissant de leurs mains enchaînées les Indiens qui par milliers
s'étaient agenouillés sur leur passage. Ces exécutions ont été sui-
vies d'un grand nombre d'emprisonnemens et de déportations aux
îles Mariannes. Par ces moyens violens, les Espagnols ont voulu
jeter une terreur profonde dans l'âme des créoles innocens ou cou-
pables. Leur but a été atteint; mais, si à la surface les esprits ont
paru se calmer, la haine survit au fond de quelques âmes énergi-
hhS REVUE DES DEUX MONDES.
ques, et, le jour où elle pourra se manifester, des représailles ter-
ribles sont à craindre. Ceux qui connaissent les Philippines savent
que souvent les naturels de cet archipel ont eu desmomens d'em-
portemens furieux précédés de plusieurs années de calme.
Avant le rétablissement de la monarchie dans la Péninsule, les
Philippines et la Havane eussent pu être rattachées pour toujours à
la mère-patrie, si on leur eût offert d'entrer aux cortès par des dé-
putés de leur choix. Cette concession eût été acceptée avec recon-
naissance par les chefs des insurgés cubains et par les créoles des
Philippines. On a préféré combattre les uns au risque de perdre
dans une longue lutte et sous un climat meurtrier l'élite de l'ar-
mée, déporter et étrangler les autres par peur d'une révolution
dont l'explosion n'est peut-être qu'ajournée. Il suffit d'envisager le
passé et l'état présent de l'archipel des Philippines pour se rendre
compte des causes qui pourront un jour enlever cette colonie à l'Es-
pagne. Une séparation immédiate n'est cependant pas à désirer :
les habitans de cet archipel sont en général trop nouveaux en poli-
tique pour avoir la prétention de se gouverner aujourd'hui eux-
mêmes. Ils retomberaient sans aucun doute sous le joug de maîtres
plus durs et plus exigeans que ne le sont les Espagnols. En trans-
crivant ici mes notes, je n'ai qu'une pensée, exempte de tout sen-
timent hostile contre un noble pays ; cette pensée, ce désir est de
convaincre l'Espagne de la nécessité de compléter, _moralement
comme matériellement, une conquête commencée il y a déjà plus
de trois siècles.
Les Philippines sont situées entre les 5® et 20" degrés de latitude
nord et les 115* et 125® degrés de longitude est. Lorsqu'à Manille,
leur capitale, midi sonne, il est à Paris sept heures cinquante-
quatre minutes du soir. Criblées de cônes volcaniques éteints ou en
activité, ces îles sont plus que notre vieille Europe soumises aux
causes actives qui travaillent sans cesse à transformer l'écorce ter-
restre. Nulle part le mouvement des eaux et des matières ignées
ne produit des tremblemens de terre aussi formidables et aussi
fréquens. En 1627, c'est une des hauteurs les plus élevées des
montagnes du Caraballo qui s'effondre dans un gouffre immense.
En 1675, à Mindanao, le versant d'un mont se déchire, et il en sort
un torrent d'eau salée qui inonde pour toujours de vastes plaines
couvertes jusqu'alors de cultures. En 1767, le Mayon de l'île Luçon
rejette de son sein une telle quantité d'eau que cinq villages sont
détruits. En 1754, le cratère du volcan de Taal, qui n'est éloigné
de Manille que de 48 kilomètres, vomit des ruisseaux de bitume et
l'archipel des PIHMPPINES. AZjÇ)
de soufre qui déiruiseiit trois villages. De nos jours, en 1872, la
formation soudaine du cratère de l'île de Caminguin, d'où est sortie
une eiïroyable coulée de lave, atteste que les foyers souterrains
sont encore en pleine combustion.
On suppose que les Philippines faisaient autrefois partie d'un
vaste continent dont la pointe est commençait à Atchin, dans l'île
de Sumatra, et s'étendait à l'ouest jusqu'aux îles de Pâques; l'An-
glais Sklater lui a même donné le nom de Lcmurie, d'après les pro-
simiens qui le caractérisaient. Cette terre aurait été habitée par les
Papous ou JSêgritos, dont les descendans vivent encore aujourd'hui
dans les archipels épars de ce continent brisé. Il est certain que la
présence de ces petits noirs dans un si grand nombre d'îles, uni-
formes dans leur faune et dans leur flore, ajoute une preuve nou-
velle à cette supposition. S'il faut en croire aussi les naturalistes
modernes, Hœckel en particulier, là aurait été le berceau du pre-
mier être humain. Malheureusement pour les poétiques croyances
au sein desquelles nous avons été bercés, ce premier homme ne
serait que le Papou ou le Négrito, c'est-à-dire un sauvage particu-
lièrement rebelle à toute dépendance, et qui, depuis qu'il existe, ne
s'est amélioré ni au physique, ni au moral. Ce n'est pas un être
semblable qui eût inspiré à Milton son Paradis perdu, ni servi de
modèle à Michel-Ange pour ses admirables fresques de la chapell"e
Sixtine.
Si l'on a sous les yeux une carte détaillée des îles Philippines,
on verra qu'une longue chaîne de montagnes, flanquée de contre-
forts considérables, court du nord au sud de l'archipel. S'il y a des
îles sans hauteur et sans cône volcanique émergeant à peine des
flots, c'est que leur formation est récente, et n'est due, comme aux
Maldives, qu'à des efllorescences madréporiques. Le point culminant
des soulèvemens se trouve placé au nord de l'île Luçon et porte le
nom de Caraballo sur. C'est la montagne mère d'où partent trois
cordillères : la première se dirige vers le nord-est, la seconde au
nord jusqu'à la pointe Pata et la mer, et la troisième au sud jus-
qu'au mont Majaijay, où elle fléchit un peu vers l'est, à l'entrée du
détroit de San-Bernardino. Les parties montagneuses du groupe des
îles Visayas, de Mindanao et de l'archipel des Soulou, continuent
leur direction méridionale vers Bornéo, qu'elles coupent en deux
parties égales, et finalement se perdent dans la mer, juste en face
du détroit de la Sonde.
A l'exception de quelques hauteurs du Caraballo et des pics vol-
caniques des Visayas, les montagnes des Philippines sont restées
vierges de visiteurs européens. Le croira-t-on, après trois siècles
de conquête, pas un Espagnol n'y habite, et elles demeurent le
TOiiK XX. — 1877. 29
450 REVUE DES DEUX MONDES.
partage de diverses races sauvages , dont nous aurons à parler.
Ce qu'on sait de leur faune est sans doute incomplet, cependant
on peut affirmer qu'il n'y existe aucune bête féroce. Toutes abon-
dent en sangliers, en cerfs, en axis au pelage étoile, en chevreuils
et en buffles, auxquels les indigènes insoumis font une guerre
incessante, car c'est de la chair de ces animaux et de racines que
se nourrissent ces montagnards. Dans les montagnes de Nueva-Ecija,
on trouve le cochon d'Inde que les Négritos apprécient beaucoup,
le coq de montagne, des tourterelles d'une variété infinie, dont la
plus remarquable est celle appelée « tourterelle poignard, » et
l'aigle. Les forêts qui couvrent les cordillères ne peuvent être con-
templées que de loin, entourées de leurs nuages bleuâtres, malgré
la présence à Manille d'un inspecteur des montagnes, chargé d'in-
specter des hauteurs qui ne sont pas abordables. Les essences qui
dominent dans ces forêts sont pourtant connues : c'est le cèdre, au-
tour duquel la liane aime à s'enrouler pour retomber jusqu'à terre
en guirlandes fleuries, le bambou aux rejets puissans, aux tiges dé-
licates, le jonc, qui malgré sa flexibilité rendra l'accès des fourrés
longtemps impossible en raison de son exubérante reproduction.
C'est à la disposition de ces montagnes que les Philippines sont
redevables d'être soumises à deux saisons bien tranchées, l'une de
pluie, l'autre de beau temps, sans pour cela que la température
éprouve de grandes variations. Lorsque la mousson ou série de
vents qui soufflent du sud-ouest commence à s'établir, la pluie tombe
dans les régions qui sont au sud et à l'ouest des hauteurs. Pour les
contrées du nord, le mauvais temps n'arrive que lorsque règne la
mousson du nord-est. La saison sèche commence à Manille vers la
moitié de novembre et dure jusqu'en juin. Pendant les autres mois
de l'année, des nuages obscurcissent le ciel, et déversent tous les
jours sur la terre de grandes cataractes d'eau. Les orages sont fré-
quens en juin et en juillet. La foudre tombe alors journellement et
fait beaucoup de victimes. L'observatoire météorologique de l'Athé-
née municipal de Manille a donné en 1867 les observations sui-
vantes : température moyenne, 27" 9 ; la plus haute température
a été de 37" 7, le 15 avril à trois heures de l'après-midi; la plus
basse, le 30 janvier à six heures du matin, de 19° h. L'évaporation
journalière fut pendant cette année-là d'environ 6""™, 3, et le plu-
viomètre, pour les douze mois, atteignit la hauteur de 3'",072.
En septembre, il tomba l'^,5 d'eau, presque autant qu'il en tombe
à Londres pendant une année. Les changemens de mousson pro-
duisent dans ces parages les terribles ouragans auxquels on a
donné le nom chinois de typhons, sans doute parce qu'annuelle-
ment ils ravagent les côtes du Céleste-Empire.
l'archipel des PHILIPPINES . Û5X
Un jour qu'un de ces effroyables ouragans se déchaînait sur Ma-
nille, nous résolûmes, un de mes amis et moi, de sortir de la ville
marchande et de nous rendre sur la plage pour voir la baie et la
périlleuse situation des navires qui s'y trouvaient malheureusement
en trop grand nombre. Nous mîmes quatre heures, en nous étrei-
gnant fortement par le bras, pour franchir un espace qu'en temps
ordinaire nous eussions atteint en trente minutes. Le ciel était bas,
parcouru avec une rapidité prodigieuse par des nuées grises que
des éclairs sillonnaient; le tonnerre grondait sans interruption,
mais le bruit de ses roulemens, emporté par les vents déchaînés,
arrivait affaibli jusqu'à nous. Lorsque nous eûmes atteint le ri-
vage, nous fûmes surpris de voir que les vagues étaient courtes et
sans hauteur, oubliant que ce n'est qu'après les tourmentes qu'elles
deviennent formidables. Enveloppés d'embruns, la face fouettée
par une grosse pluie, c'est à peine si nous pûmes distinguer deux
ou trois navires chassant sur leurs ancres. Nous revînmes au logis,
vent arrière cette fois, beaucoup plus vite que nous n'étions partis,
non sans avoir couru un danger sérieux, car pendant quelques mi-
nutes nous fûmes enveloppés de branches d'arbres brisées, d'éclats
de tuiles et d'innombrables morceaux de cette nacre transparente
qui sert de vitres aux maisons du pays. Les tremblemens de terre
sont tellement fréquens dans l'archipel que le cristal, trop cassant, y
est remplacé par des petits carrés d'huîtres perlières. Le lendemain,
nous apprîmes qu'une dizaine de navires avaient été jetés à la côte,
qu'on y avait ramassé les cadavres d'une cinquantaine de Chinois
noyés et qu'environ deux mille maisons indiennes en bambous jon-
chaient le sol. En 1865, un ouragan fit aussi échouer dix-sept na-
vires; la vitesse du vent pendant la soirée de cette tempête aurait
été de 38 mètres par seconde, plus de 33 lieues à l'heure.
Au milieu du siècle dernier, l'astronome Legentil constata que
les changemens de vents ou de mousson n'avaient pas aux Philip-
pines une régularité semblable à celle des autres parties de la zone
torride, et que, lorsque la bise soufflait sur mer de l'ouest, sur terre
elle venait du sud -est. Cette anomahe, qui dure parfois quinze
jours, est généralement le prélude d'une bourrasque plus ou moins
violente. Legentil a aussi observé que la couche inférieure des
nuages d'où sortaient les ouragans avait une hauteur perpendicu-
laire de 900 mètres, et qu'au-dessus de cette couche il y avait
d'autres nuages suivant une direction différente.
L'influence du climat des Philippines a moins de prise sur les
hommes adultes européens que sur les jeunes gens. Après un séjour
de cinq à huit ans, beaucoup d'entre eux s'affaiblissent; la dyssen-
terie les atteint presque tous, et pour échapper aux funestes consé-
quences de la maladie il n'y a qu'un remède, le retour immédiai;
A 52 REVUE DES DEUX MONDES,
au pays natal. Les femmes européennes, et les Françaises en par-
ticulier, s'acclimatent très difficilement. J'ai remarqué que ceux de
nos compatriotes qui avaient une transpiration abondante y jouis-
saient plus longtemps d'une santé parfaite; dès que l'épiderme de-
vient sec et rugueux, il faut se préparer à partir. Inutile de dire
sans doute qu'en mangeant très sobrement, en évitant le soleil et
en vivant à la façon des créoles, on est moins sujet à contracter les
maladies régnantes. Les fièvres sont fréquentes chez les personnes
indigènes ou étrangères qui vivent dans les provinces nord de Ga-
gayan, de Nueva-^iscaya, de Pangasinan et de Nueva-Ecija. Comme
ces contrées sont encore très boisées, les vents qui les traversent
apportent les fièvres intermittentes à ceux qui vivent loin de l'air
vivifiant de la mer. Le choléra fait dans l'archipel de fréquentes
apparitions, mais sans y sévir avec beaucoup de violence; les In-
diens, qui ne prennent aucun soin de leur santé, sont les plus
éprouvés: il est rare qu'un Européen en soit frappé. Les insolations
sont fréquentes et mortelles. Parmi les maladies du pays qui n'at-
teignent que les Indiens, il faut citer la lèpre, l'éléphantiasis,
de nombreuses éruptions cutanées et la gale, dont ceux qui en
souffrent ne paraissent, avec raison, nullement honteux. Du reste,
ils savent enlever de leur peau, avec une patience et une adresse
admirables, l'acarus qui dévore leurs mains. Il y a une grande
léproserie à Manille même, qui est un véritable foyer de pestilence.
On laisse les lépreux se marier entre eux, courir la ville une fois
par semaine pour recueillir des aumônes, et c'est ainsi que cette
hideuse maladie se perpétue. Un simple attouchement de la main
d'un lépreux, une pantoufle chaussée par mégarde, le pied nu sur
un parquet souillé, suffisent pour communiquer l'infection. Il y a
beaucoup de phthisie pulmonaire, parce que les Indiens se baignent,
malades ou bien portans, glacés ou en sueur, à jeun ou en sortant
de table. Ils appellent auprès d'eux des empiriques de leur race ou
des médecins chinois d'une ignorance épaisse. La diète n'est jamais
ordonnée, et c'est la bouche pleine qu'un Indien passe ordinaire-
ment de vie à trépas.
On ne connaît bien des Philippines que le littoral et quelques
vallées encaissées entre des plateaux où vivent des tribus indépen-
dantes. L'indifférence des Espagnols à cet égard est telle que des
fenêtres des maisons de Manille on distingue parfaitement au fond
de la baie le Marivelès, montagne habitée depuis un temps immé-
morial par les sauvages Négritos.
L'aspect des plaines et des régions cultivées ne répond pas à ce
que l'imagination d'un voyageur attend d'un pays placé entre le
tropique et l'équateur. A l'époque où les campagnes offrent aux re-
gards de vastes étendues de verdure, on se trouve dans la saison
1
l'aRCUIPEL des PHILIPPINES. 453
des pluies, et les routes sont à un tel point impraticables qu'il faut
être buflle ou Indien pour oser s'y aventurer. Lorsque les riz se
coupent, l'été commence, et les champs se transforment alors en
chaumes monotones et brûlés du soleil. Dans les pays où vient la
canne à sucre, la verdure de ces graminées toujours ondoyantes
repose les yeux de l'éclat du jour, mais les tiges ne sont bien élan-
cées et belles qu'aux époques où la chaleur est extrême; alors, par
crainte d'insolation , on évite de voyager pendant les heures où le
soleil est ardent. II faut aussi remonter bien haut le cours des
fleuves pour ne pas être mortellement ennuyé à la vue de leurs
berges monotones; les rives sont sans arbres, sans ombre, et dé-
chiquetées par des crues annuelles. Parfois cependant on y voit des
bouquets de palmier éventail dont les racines ont réussi à s'attacher
au sol. Il est rare de ne pas y rencontrer, à l'heure la plus chaude
du jour, deux ou trois buflles qui, plongés jusqu'aux yeux dans la'
vase, s'y abritent du soleil. Des martins, des corbeaux, perchent
sur les cornes noires de ces gros animaux, aussi confians que s'ils
étaient perchés sur des branches mortes. La végétation des tro-
piques reprend ses droits dans les régions où la charrue de l'In-
dien n'a point passé, aux alentours des habitations, sur les chaus-
sées des petits cours d'eau, au bord des lacs et sur les collines qui
séparent les plaines des montagnes. Quoi de plus charmant en eiïet
que ces routes bordées de mimosas énormes, d'aréquiers et de haies
d'hibiscus, qui conduisent de Manille aux provinces de l'intérieur?
Le soleil n'en peut traverser les feuillages épais; vertes retraites où
habite tout un monde de loriots au plumage d'or, de tourterelles et
de palombes. Les villages n'ont rien de la saleté qui distingue les
villages européens. Chaque maison indienne est séparée de la mai-
son voisine par de petites barrières en bambou, des massifs de ba-
naniers, ou abritée par un immense manguier dont les fruits, d'un
jaune éclatant à leur maturité, sont les plus savoureux que je con-
naisse. S'il y a une eau courante dans les environs, la population
s'y baigne pêle-mêle tous les malins. Dans d'autres parties des îles,
les maisons sont enfouies dans des bois de bambous ou de cocotiers
qui les dissimulent aux regards. Là, les singes abondent, et si par-
tout on leur fait une chasse impitoyable, c'est qu'ils font un grand
mal aux récoltes et principalement aux champs de cannes à sucre.
Les villages bâtis sur pilotis aux bords des lacs sont les plus pitto-
resques. Une végétation désordonnée les entoure, car les habitans
s'y adonnent plus à la pêche et à la chasse qu'à la culture. Indé-
pendamment d'une prodigieuse quantité de poissons blancs, ces
lacs abondent en alligators et en scies énormes; les canards sau-
vages s'y abattent par milliers ainsi que les sarcelles, les plongeons,
les pélicans, les grues et les hérons ; mais l'hôte le plus gracieux
454 REVUE DES DEUX MONDES.
des rives, c'est l'aigrette, dont les plumes d'une blancheur de neige
se détachent, comme de légères nuées, sur le fond vert des arbres
ou l'azur des eaux. Dès qu'arrive le crépuscule, que ce soit au le-
ver du soleil ou à son coucher, des troupeaux de chevreuils et de
sangliers sortent des fourrés pour se désaltérer; les derniers s'y
disputent avec les buffles sauvages les endroits les plus maréca-
geux des lacs, et leurs ébats remplissent de bruit ces belles soli-
tudes. Dès que le soleil s'est élevé à l'horizon, le calme y revient
comme par enchantement, et l'on n'y entend plus que le chant mo-
notone des cigales noires, le bourdonnement des abeilles, et le cri
sauvage des calaos aux gros becs.
Les pythons y sont communs, et l'un de ceux qui figurent au Jar-
din des Plantes de Paris a été pris dans le jardin du consulat à Ma-
nille; je l'envoyai, il y a déjà bon nombre d'années, à M. de Mon-
tigny, alors ministre plénipotentiaire en Chine, qui à son tour
l'expédia en France. A l'exception de l'aspic et du serpent de riz,
les autres reptiles des Philippines n'ont rien de venimeux. Le
buffle sauvage est l'animal le plus dangereux de l'archipel; c'est
les oreilles et les yeux injectés de sang , brisant avec un bruit de
tempête les obstacles qui s'opposent à sa course, qu'il s'élance vers
l'Européen, dont l'odeur toute particulière, paraît-il, lui déplaît au
point de le rendre furieux. Seuls, les Indiens ont le privilège de ne
pas l'exaspérer, et jamais on n'a vu un buffle sauvage ou soumis
faire du mal à un enfant. Les propriétaires des haciendas ou de
plantations le savent et confient plutôt à des petites filles qu'à des
hommes la conduite d'une centaine de ces animaux. Rien n'est plus
commun d'ailleurs que de voir le long des fleuves des bambins in-
digènes, entièrement ntis, prendre d'assaut l'échiné d'un buffle et
s'en servir comme d'un tremplin pour se jeter bruyamment à l'eau.
Sur les plateaux qui touchent eux plaines et s'étendent en gi-
gantesques gradins jusqu'au sommet des montagnes, la nature est
plus riche et plus grandiose que partout ailleurs. Gomme preuve
évidente de la diversité qui règne dans la formation géologique
des îles Philippines, ces hauteurs sont composées de masses grani-
tiques, d'entassemens de marbre, de calcaire, et le plus souvent
d'une couche épaisse de pouzzolane d'où s'élancent des colonnes de
basalte et de trachyte d'un aspect bizarre. C'est là que coulent,
sans utilité pour personne, des sources d'eau minérale, et qu'on
surprend à leur naissance les rivières et les fleuves qui, après avoir
fécondé les terres, se jettent en nombre innombrable à la mer. L'or,
le fer, le cuivre, le soufre, l'alun et l'aimant, s'étalent sur la sur-
face du sol ou dans les creux des ravins de ces régions intermé-
diaires. 11 y a aussi des terrains carbonifères d'où la houille est
extraite avec assez d'abondance, principalement dans la province
l'archipel des philippines. 455
d'Albay, non loin du cratère fumant du Mayon. Là où les éruptions
volcaniques ont abondamment recouvert les plateaux, la végétation
se compose d'essences précieuses pour la construction des navires,
l'ébénisterie et les arts. A côté de cèdres magnifiques et d'autres
résineux, comme le copal et le gutta-percha, on trouve le tama-
rin, dont le tronc atteint une circonférence prodigieuse, le mûrier,
le teck, le molave et le banava, ces trois derniers incorruptibles
dans l'eau ; on y voit l'ébénier et le tandalo noirs, le camagon,
bois teinté de brun et de blanc, Valintatao, d'un jaune délicat, le
cansilay, blanc et veiné^de rose,;^enrm, le narra, bois qui ressem-
ble à l'acajou et dont on peut avec ua seul bloc fabriquer des ta-
bles autour desquelles vingt personnes tiennent à l'aise (1).
Bien peu des fruits d'Europe peuvent se reproduire ici; les me-
lons, les pastèques et les patates douces y sont exquis. Quelques
Chinois jardiniers cultivent avec grand succès la laitue, l'asperge,
les petits pois et les haricots. A Cavité , il y a quelques treilles,
mais jamais elles n'ont pu donner beaucoup de raisins. Les fécules
y sont très bonnes et d'une grande variété; si le riz vient à man-
quer, les Indiens trouvent en elles une grande ressource. Le sagou
et Y arrow-root sont expédiés en Angleterre en assez grande quan-
tité. Quant aux plantes médicinales, elles sont nombreuses, mais
connues plus particulièrement des gens du pays que des Européens;
les premiers, seuls, en font usage. Il y a dans la flore médicinale
des Philippines une pharmacopée toute nouvelle à établir; j'ai vu,
loin de Manille, des indigènes, médecins des montagnes, — medi-
dicos mangna bondoc, — extraire les racines d'un arbuste, les
râper, en faire des tisanes, puis appliquer comme topique les
feuilles de la plante sur le malade, et obtenir des guérisons com-
plètes. Le père Buzeta, dans son Dictionnaire des Pldlippines, as-
sure que le quinquina croît sous ces latitudes; c'est une erreur, je
pense, ou, s'il y est, on n'en tire aucun parti, car les pharmaciens
de Manille m'ont assuré qu'ils faisaient venir leur quinine d'Europe.
On sera sans doute étonné d'apprendre que les fleurs d'ornement
(1) Don Thomas Certes, un colonel du génie qui a résidé longtemps à Manille, a fait
un catalogue général des bois du pays, dont voici le résumé. La province de Cavité
produit 23 espèces différentes de bois; dans celle dllocos-Nord, on en connaît 116; à
Bulacan, 60; dans la Laguna, 30; en Tayabas, 43; à Nueva-Ecija, 38; dans l'île de
Mindanao, 39; à Misamis (peu connu), 6; dans l'île de Négros, 65; à Leyte, 45; à
Capiz, 2G ; à Antique, 23 ; à Camarines, 45 ; à Ilocos-Sud, 35, et en Zambalès 26. Ces
chiffres ne résument que les essences d'une grande élévation; dans des espèces plus
petites, il faut citer l'oranger, le citronnier, les arbres qui produisent le sapote, le ja-
qiiier, le santal, le lomboy, la goyave, le lanzon, genre nouveau de la famille des
méliacées, découvert par le botaniste espagnol Blanco; le mangoustan et le bananier,
dont on connaît 57 espèces différentes; l'une d'elles, le tondal, porte le nom du mig
fiionnaire français qui l'introduisit aux Philippines.
A56 REVDE DES DEUX MONDES,
sont rares. ^Des pluies trop prolongées et un ciel sans nuage pen-
dant quatre mois s'opposent sans doute à leur développement. Il y
a cependant d'admiral3les orchidées, des saxifrages merveilleux, des
pervenches roses, des gardénias dont les parfums pénétrans vous
suivent partout. C'est dans l'île Luçon que croît aussi l'ylang-ylang
dont l'arôme exquis est devenu dans ces derniers temps à la mode
en France et en Angleterre.
II.
Si c'est à Magellan , à son lieutenant El Cano , et plus tard à Le-
gaspi, que Charles I" et Philippe II durent la découverte de l'ar-
chipel qui nous occupe, c'est à l'influence des ordres religieux sur
les indigènes que l'Espagne en a dû la paisible possession. Pendant
trois siècles et demi, c'est à peine s'il a fallu recourir sérieusement
trois ou quatre fois à la force des armes pour comprimer des ré-
voltes partielles.
Lorsqu'en 1570, Legaspi passa son armée en revue dans la pro-
vince de Leyte , il trouva qu'elle se composait de 280 soldats. Un
an plus tard, la ville de Manille était pourtant déjà construite sous
la direction de l'architecte de l'Escurial, et à partir de ce moment
l'Espagne put considérer sa domination comme assurée. En 1572,
quelques moines augustins avaient conquis également, sans autre
arme que la parole, les populations des îles centrales connues sous
le nom de Visoyas. Ces conquérans spirituels ne suffisant bientôt
plus à la tâche appelèrent à leur aide les jésuites, les dominicains,
les franciscains et les récollets, qui s'empressèrent d'accourir d'Es-
pagne (( pour cultiver la jeune vigne du Seigneur et lui faire pro-
duire tout le fruit qu'elle pouvait donner. » Ils ont réussi à mainte-
nir les indigènes dans une longue obéissance en les laissant croupir
dans une ignorance absolue.
Afin de se rendre compte du changement survenu dans l'archipel
depuis qu'il appartient à l'Espagne, il faudrait posséder une notion
à peu près exa'^te de sa civilisation avant cette époque. Rien n'est
moins aisé, puisque les premiers moines qui débarquèrent à Min-
danao , à Cébu et à Luçon , n'ont presque rien écrit de ce qu'ils y
ont vu. Les gouverneurs politiques et militaires de cette époque ont
eu la même indifférence pour le passé de ces contrées. Le croira-
t-on ? on ne sait même pas aujourd'hui le nom que portait autre-
fois l'île Luçon, lorsque ceux des autres îles, inférieures en étendue,
sont cependant connus. En voyant que le riz était battu par les
femmes indigènes dans de longs cubes en bois qu'elles appelaient
luçon, les premiers Espagnols qui débarquèrent dans ces parages
donnèrent à l'île oix allait s'élever Manille ce nom singulier, qui lui
L ARCHIPEL DES PHILIPPINES. ^57
est resté. Quant au mot tagale, nom donné à une partie des indi-
gènes de l'île Luçon , il dériverait du sanscrit et signifierait dans
cette langue premier, principal; on s'en sert encore aujourd'hui
dans ce sens aux Indes anglaises et surtout à Malacca. Ne sont dé-
signés comme Tagnles que les indigènes qui vivent au bord du
Pasig, dans les provinces de Batangas, Bataan, Cavité, Tondo, La-
guna, Manila et Bulacan. Dans l'île de Mindanao existe aussi une
tribu d'Indiens de ce nom : les traits physiques et les mœurs de ces
insulaires ressemblent beaucoup à ceux des autres provinces.
De leur côté , les Portugais qui, quelques années avant l'arrivée
des Espagnols, faisaient déjà des échanges entre l'archipel et leurs
colonies du continent asiatique, n'ont jamais parlé de l'île Luçon, et
cet oubli est en vérité inexplicable. Pendant les dix ans que j'ai ré-
sidé dans cette partie du monde, j'ai cherché vainement à décou-
vrir des indications nouvelles touchant son histoire. Voici pour-
tant quelques notes qui, je l'espère, peuvent olTiir de l'intérêt.
11 est d'abord hors de doute que vers le ix« siècle les Malais vin-
rent aux Philippines et y apportèrent le Koran. Leur propagande
conquérante et religieuse s'étendit aux côtes orientales de l'île de
Madagascar, de Formose, des Molusques, de Bornéo, de l'archipel
de Soulou et dans toute l'étendue de la grande île de Mindanao.
Il paraît certain aussi qu'avant l'arrivée des Malais les indigènes
ne se nourrissaient que de patates douces et de bananes. Peut-être,
comme leurs voisins des Mariannes, ignoraient-ils l'usage du feu.
Ils connaissaient cependant le fer et l'or, mais aucun autre aiétal.
Ils auraient eu une sorte d'alphabet phonétique dont quelques-
unes des lettres se trouvent mélangées aux caractères arabes dans
certains manuscrits que les moines gardent précieusement dans
leurs couvens. Les insulaires primitifs croyaient aux bons et aux
mauvais génies; ils pratiquaient la circoncision et prétendaient lire
l'avenir dans les étoiles. Ils avaient des sybilles, et le culte des
idoles était confié à des femmes. En 1851, en construisant une
route dans une des îles Visayas, au sud de l'aichipel, des terras-
siers mirent à jour une foule d'objets appartenant à une époque
fort ancienne. Ils trouvèrent un bras desséché entouré entièrement
d'un bracelet en cuivre et en forme de spirale.
Il y avait de ces ornemens faits d'une sorte de gypse, brillant
comme s'il avait été vernissé. On y trouva des crânes, des cornes
de cerfs, des pierres plates trouées, de petits couteaux en cuivre
des pots et des assiettes d'origine chinoise probablement, et un
morceau de bois pétrifié, fixé dans une branche d'arbre. D'après
Morga, les vases et les assiettes dans le genre de celles dont nous
parlons se trouvaient autrefois assez fréquemment dans les pro-
vinces de Manille, Pampanga, Pangasinan et Ilocos. Jamais il n'en
Û58 REVUE DES DEUX MONDES.
aurait été fabriqué de semblables dans l'archipel, et on ignore
l'époque à laquelle ils y auraient été apportés. Toutes ces anciennes
poteries étaient très recherchées par les sultans de Bornéo, les rois
et les seigneurs du Japon qui les payaient jusqu'à 2,000 taëls pièce.
Un franciscain a raconté à Carletti, lorsque ce dernier alla en 1597
de Manille au Japon, que le taïcoun de cet empire avait payé un
vase ancien 130,000 scudi. D'après M. Jagor, une de ces reliques se
trouverait au musée ethnographique de Berlin. Celui qu'on y voit
est de terre brune, petit, d'une forme élégante, et composé de
beaucoup de petits morceaux cimentés ensemble: les jointures sont
dorées et forment une sorte de réseau se détachant d'une façon
brillante sur le fond, qui est obscur.
Dans les cavernes de l'île de Leyte, visitées, il y a une trentaine
d'années, par un prêtre qui, le goupillon à la main, avait voulu
bravement en chasser les démons, on a trouvé un grand nombre
de cercueils en bois incorruptible de molave. Les squelettes qu'ils
contenaient, enveloppés de feuilles de patidamis, paraissaient avoir
été embaumés. On y recueillit quelques anneaux et ornemens en
or qui ont été perdus. Mas raconte en effet dans ses Mémoires que
les anciens Yisayas avaient coutume d'embaumer leurs morts et de
placer leurs cercueils sur une falaise au bord de la mer, de façon à
ce qu'ils fussent vénérés par ceux qui les apercevaient du large. Ce
fait est confirmé par Thévenot, qui ajoute que ces peuples adoraient
ceux d'entre eux qui s'étaient rendus célèbres par l'intelligence ou
la bravoure. On les vénérait aux Yisayas sous le nom de Bavata,
et dans l'île Luçon sous celui ^Anito. Gomme chez les Romains,
ces dieux lares protégeaient le foyer des familles et leur influence
bienfaisante devait s'étendre même en mer sur les pêcheurs. La
parole tagale antin-antin, qui de nos jours encore désigne une
amulette, dérive évidemment à'Anito. G'étaitpour se rendre Davata
et Anito propices qu'on leur sacrifiait des esclaves, hommes ou
femmes. On leur rendait aussi un culte sous la forme de petites
statues de bois ou d'ivoire appelées liche et laravan. Quand un
héros expirait, la foule devait garder un silence absolu pendant
tout le temps que durait le deuil. Dans plusieurs cas, ce mutisme
forcé s'imposait jusqu'à ce que les plus proches parens du grand
homme eussent sacrifié plusieurs victimes humaines à ses mânes.
Lors de la conquête, on trouva un grand nombre de petits temples
dans lesquels étaient adorées des idoles en bois aux bras étendus et
aux jambes ployées. Ces divinités barbares avaient de larges faces,
et de leurs bouches sortaient quatre grosses dents comme des dé-
fenses de sanglier. Ces peuples redoutaient aussi un mauvais gé-
nie diamétralement opposé au bon dieu Anito. L'enfer s'appelait
Solad) et le ciel Ologan,
l'archipel des philippines. 459
Les envahisseurs malais durent occuper le littoral de toutes les
îles qu'ils conquirent, et refouler dans les montagnes les abori-
gènes que l'on y rencontre encore aujourd'hui, errans et dispersés.
A l'arrivée des Espagnols, la religion musulmane était dominante
aux Philippines : elle l'est encore de nos jours à Mindanao et aux
îles Soulou, les contrées insoumises du sud de l'archipel. Les Pa-
pous ou Négritos, qui vivaient au sommet des montagnes, n'en
descendirent pas pour se soumettre aux nouveaux arrivans et con-
tinuèrent comme par le passé à y vivre indépendans. Le pays se di-
visait alors en petites royautés dont les titulaires étaient souvent en
guerre. C'est en combattant pour le chef d'un de ces états que Ma-
gellan, frappé d'une flèche, perdit la vie à Mactan. Lorsqu'en 1565
le maître de camp Juan de Salcedo débarqua le premier à Luçon,
il eut aussi à traiter avec plusieurs souverains; ceux dont on a
gardé les noms s'appelaient Gandola, roi du pays de Manille, et So-
liman, roi du pays de Tondo. Quand ils se juraient amitié et fidé-
lité, ces roitelets faisaient mutuellement jaillir du sang de leurs
poitrines et le buvaient. Magellan dut observer cette coutume avec
Limasagua, roi de Gébu. Aux îles Soulou, le gouvernement est oli-
garchique; un sultan représente le pouvoir exécutif, et nous devons
supposer qu'il en était alors partout ainsi. La culture du riz, la re-
cherche de la poudre d'or, la pêche et la chasse, étaient les prin-
cipales occupations des indigènes lorsqu'ils ne guerroyaient pour
la possession des régions giboyeuses ou fertiles en cocotiers. On croit
que les Lidiens du nord de l'archipel savaient tisser, et que cette
industrie leur avait été enseignée par des Chinois du Yunnan, avec
lesquels les relations étaient fréquentes dès cette époque. En fouil-
lant dans les vieilles annales de la province chinoise peut-être y
trouverait-on l'histoire primitive de l'île Luçon et son nom véri-
table. Les armes se composaient de lances, d'arcs, de flèches, de
couteaux appelés bolos et de larges sabres ou compilans. Les vil-
lages, dont la plupart des maisons reposaient sur pilotis, se trou-
vaient presque toujours situés au bord des fleuves. De longues pi-
rogues, nommées caracoas, servaient au transport des personnes et
des denrées.
Dans l'histoire des Philippines, écrite par don Antonio Morga aus-
sitôt après la mort de Legaspi (1572), on lit qu'à l'arrivée des Es-
pagnols, les Tagales portaient le turban et le costume arabe, et
qu'ils possédaient un fort armé de douze canons à l'endroit même
où s'élève, sur les rives du Pasig, la citadelle actuelle de Santiago.
D'où leur venait cette artillerie? On l'ignore. Les Portugais avaient
peut-être précédé les Espagnols à Manille et donné, à une époque
indéterminée, ces deux batteries aux Indiens, mais les chroniques
portugaises sont muettes à ce sujet. D'après l'opinion de personnes
460 REVDE DES DEUX MONDES.
compétentes, ces canons auraient été coulés par les Tagales, qui
auraient appris des Malais l'art de fondre les métaux et de fabri-
quer la poudre. Legaspi, dans ses lettres à Philippe II, rapporte que
les Tagales de l'île Luçon sont non pas des barbares, mais bien des
hommes civilisés, et que sa surprise avait été grande de trouver
chez le roi de Manille une fonderie,' dont il s'était empressé de se
servir pour renouveler ses approvisionnemens de guerre. De même
que chez les naturels de l'île Geylan et chez les Battas de Sumatra,
les lettres de l'alphabet des premiers Indiens des Philippines étaient
tracées sur des feuilles de bananier ou de palmier talipote à l'aide
d'un poinçon en bois. Ils en faisaient un fréquent usage pour dres-
ser un inventaire de ce que chaque chef possédait en buffles et en
porcs. On ne sait rien de précis sur l'organisation de la famille à
cette époque.
Dans la cordillère, en partie inexplorée et couverte de forêts, qui,
du nord au midi, coupe en deux l'archipel des Philippines, ainsi
que dans d'autres parties montagneuses, on rencontre de nom-
breuses peuplades. Elles craignent la domination espagnole et pré-
fèrent rester indépendantes. Quelques-unes sont composées d'indi-
vidus ayant une grande similitude physique et morale avec les races
actuellement soumises. Il ne faudrait pour les décider à se civiliser
qu'un contact fréquent avec les Européens, et ne pas aller détruire
leurs plantations, sous le prétexte d'empêcher la culture du tabac
qui est monopolisée par le gouvernement. Ces tribus indomptées
sont au nombre de dix-sept.
De toutes ces tribus, la plus intéressante est celle des Négritos;
ils seraient les derniers représentans de la race autochthone, et le
type des premiers hommes qui seraient nés en Océanie. On les ren-
contre principalement dans les montagnes de la province de Nueva-
Ecija de l'île Luçon, au sommet du Marivelès, et dans l'île de Né-
gros, à laquelle on a donné le nom de ces sauvages parce qu'ils s'y
trouvent en grand nombre. Ils sont petits, bien formés et d'une
merveilleuse agilité; leur nez est un peu aplati, les cheveux sont
crépus, et leur visage moins noir, moins repoussant que celui des
nègres des côtes d'Afrique. J'en ai vu beaucoup dans les rues de
Manille en livrée, il est vrai, et leur apparence était celle des grooms
de bonnes maisons. Dans leurs montagnes, ils vont à peu près nus,
et ne se couvrent que les parties génitales avec l'écorce flexible d'un
palmier. Un voyageur allemand, le baron Gh. de Hïigel , dit que
leur corps est décharné, couvert de poils noirs et roux. C'est inexact:
ils ont le corps plein et sont aussi peu barbus que les Indiens; du
reste M. de Hûgel est fécond en erreurs, car il parle des animaux
féroces des Philippines, lorsqu'il est avéré qu'il n'y en a pas un
seul. Les Négritos ont beaucoup de maladies cutanées, comme les
l'archipel des philippines, A6l
Indiens. Les femmes accompagnent leurs maris, soit à la chasse,
soit à la guerre. Gomme ils campent où le hasard les mène, les
enfans ne sont jamais laissés seuls; les mères les portent au cou
ou sur leurs seins au moyen d'une écorce carrée et large, dont les
quatre bouts se nouent à la nuque. Elles accouchent sur des cendres
chaudes, au bord d'un ruisseau et sans aide; aussitôt délivrées, elles
se baignent et se remettent sur les cendres à allaiter leurs enfans.
Les Négritos se nourrissent de fruits, de racines et de venaison.
Leur ambition se borne à posséder un arc, un carquois et une peau
de sanglier, sur laquelle ils se couchent. Au temps des pluies, ils
allument de grands feux et se roulent dans les cendres chaudes
pour se préserver des moustiques. En signe de commandement ou
plutôt de distinction, les chefs portent une palme dans leurs che-
veux. La haine de ces noirs contre les indigènes des plaines ne s'est
jamais éteinte. Quand un Négrito meurt, ses parens se cachent dans
les arbres afin de surprendre un Indien isolé et le tuer d'une flèche
empoisonnée; s'ils y parviennent, la tête de la victime est portée en
triomphe dans la tribu, qui fête cet assassinat par des danses et des
festins. Très paresseux, ces sauvages préfèrent une vie errante à une
existence oisive dans les pays civilisés. A l'occasion de mon excur-
sion à la tombe de Magellan, sur l'îlot de Mactan, j'ai raconté l'his-
toire d'un Négrito qui, après avoir été promené dans les principales
capitales de l'Europe, revint à vingt-cinq ans à ses chères montagnes
du Marivelès (1). Un auteur espagnol rapporte un autre trait tout
aussi caractéristique. Un de ces jeunes noirs avait été élevé avec
beaucoup de sollicitude par un archevêque de Manille. A vingt-cinq
ans, le prélat, croyant à une métamorphose complète de ses instincts
sauvages, lui donna la prêtrise ; mais un jour le jeune abbé dispa-
rut, on le chercha, jusqu'au moment où l'on apprit qu'il avait été
vu regagnant avec l'agilité d'un cerf les montagnes de Nueva-Ecija,
où il était né. Pour compléter ce que nous savons de ces sauvages,
nous devons ajouter que les Indiens les désignent par les noms de
Aétas, lias et Ajetas. M. de la Gironnière s'est servi de ce dernier
mot lorsqu'il a fait dans son Histoire des Philippines un portrait
fantaisiste des Négritos.
Les Igorrotes, les Buriks, les Guinaanes, les Ibalaos et les Ilon-
gotes, que l'on trouve dans les montagnes de Nueva-Ecija, sur le pla-
teau du Garaballo, n'ont aucun rapport avec les anciens et les nou-
veaux indigènes. Ils se nourrissent de récoltes et de bestiaux volés.
Comme ils craignent la vengeance des Européens, c'est à coups de
flèches qu'ils reçoivent leurs visites. Les Ifuagos ont une telle res-
(1) Voyez la fleuue du 15 juin 1869.
A62 REVUE DES DEUX MONDES.
semblance physique avec les Japonais, qu'il est probable que leurs
ancêtres sont venus du Japon sur la côte est de l'île Luçon, chassés
par un typhon. De nos jours , les barques des pêcheurs des archi-
pels voisins viennent encore y relâcher. J'y ai vu des indigènes des
Garolines à la suite de gros temps. Les Ifuagos composent une tribu
importante. Au moral, ils n'ont gardé de leurs ancêtres que le cou-
rage; féroces et cruels, leur vie se passe en luttes continuelles avec
les sauvages Gaddanes, dont le territoire touche au leur. Les Tin-
guianes seraient dignes d'être les ancêtres des Tagales, si leur
peau blanche et l'obliquité des yeux, leur intelligence pour la cul-
ture des terres et l'élevage des bestiaux , ne trahissaient jusqu'à
l'évidence une origine chinoise. Quand sont-ils venus dans le pays?
nul ne peut le dire. Il est possible qu'ils y aient été portés par un
typhon, comme les Japonais, à l'époque fort lointaine où la mer de
Chine était infestée de jonques pirates qui étendaient leurs excur-
sions beaucoup plus au large qu'elles ne les étendent aujourd'hui.
Les neuf autres tribus ressemblent beaucoup aux habitans actuels.
Les sauvages Itelapanes surtout réunissent d'une façon remar-
quable les deux types tagales et papous. Ils ont l'indépendance
superbe de ces derniers. Divers moyens employés pour les civi-
liser ont échoué. Ils portent une coiffure cylindrique peinte en
rouge; pour armes, la lance et la flèche en bambou qu'ils décorent
de la même couleur. Les Mayoyaos , de la cordillère centrale de
Luçon, méritent d'être cités en raison de la douceur et de l'antiquité
de leurs coutumes. Ils ne reconnaissent d'autre autorité que celle
du plus âgé de la famille. On retrouve chez eux le respect, l'amour
et l'obéissance que les Juifs avaient pour leurs patriarches aux épo-
ques bibliques. Si l'un d'eux s'est distingué dans les combats par
sa valeur, des marques honorifiques lui sont accordées. Point de
religion connue, et jamais on ne les a vus se réunir pour prier en
commun. Ils vénèrent et craignent un génie qu'ils nomment Aba-
nian. De lui dépend la maladie ou la santé ; pour se le rendre pro-
pice, les Mayoyaos lui sacrifient des pourceaux et des poules. Enfin
ces sauvages, si un pareil mot peut leur être appliqué, sont très
scrupuleux à l'égard de leurs devoirs conjugaux; point de divorce,
de répudiation et de mariages consanguins ; la polygamie n'est
même pas en usage chez eux. Dans les autres tribus non civilisées
et dans lesquelles nous cherchons les traits distinctifs des Indiens
actuels, nous trouvons un grand respect pour les morts et une
passion immodérée pour les fêtes et la vie oisive.
En 1860, un Allemand, M. F. Jagor, qui était en rapport avec un
métis, ami des sauvages Igorrotes, est parvenu à visiter, grâce à
cette circonstance, un de leurs villages. En s'y rendant, la première
l'archipel des PHILIPPINES. AôS
personne qu'il rencontra dans un bosquet de bambou fut une jeune
femme qui tissait un morceau d'étoffes en fibres d'abaca. Son as-
pect était modeste , et quant au costume il était identique à celui
d'une Indienne chrétienne. Plus haut dans la montagne, il vit un
jeune garçon à peu près nu, qui jouait d'une sorte de luth appelé
barùiffbau; trois de ses compagnons l'accompagnaient avec des
harpes grossières et une guitare, faite par l'artiste lui-même, d'a-
près un modèle européen. Les huttes étaient d'un aspect misérable,
formées de bambous et recouvertes de feuilles de palmier. Dans
l'intérieur, le voyageur ne vit que des flèches, des arcs et une sorte
de marmite. Autour de chaque habitation, il y avait un petit champ
cultivé, renfermant des patates douces, du maïs, des calebasses et
des cannes à sucre. Ils avaient aussi des champs de tabac qu'ils
tenaient très cachés par crainte des douaniers espagnols; pour les
protéger contre leur visite , ils hérissent l'herbe qui entoure les
plantes de lancettes en bambou appelées />?/;'««, assez aiguës et
assez fortes pour traverser une chaussure européenne.
Ces sauvages ne vivent jamais à des hauteurs moindres de 1,500
pieds au-dessus du niveau de la mer. Chaque village n'est peuplé
que de 50 hommes et 20 femmes environ, y compris les enfans.
Leur nourriture se compose de bananes, de calebasses et de cannes
à sucre pour sucer; mais chaque semaine, le chef de la famille tue
un ou deux sangliers et quelquefois un chevreuil. Ils ont des chiens
pour chasser et des chats pour détruire les rats qui rongent les
cultures. Quelques-uns ont des poules, mais pas de coqs de combat
oomme les Indiens des plaines. Ils vendent à ceux-ci le miel qu'ils
récoltent en abondance dans les creux des rochers, une sorte de
résine appelée pili, et un peu d'abaca. Ils n'ont ni médecins, ni
sorciers, mais ils croient en un Dieu, — du moins ils l'affirment
lorsque les missionnaires s'efforcent de les convertir, — ce qui
n'empêche pas de pratiquer certaines coutumes catholiques, dans
l'espérance de conjurer un sort contraire.
Les Igorrotes traitent leurs femmes avec douceur; ils chassent et
cultivent sans leur aide. Us sont sujets aux fièvres et à de violons
maux de tête. Pour guérir ce dernier malaise, une incision légère
est pratiquée au front du malade. Le fer leur est fourni par les In-
diens ; les sauvages en font des pointes de lances et de flèches,
pendant que les femmes tressent la corde des arcs, ce qui demande
une certaine force. Chaque père de famille est maître absolu chez
lui et ne reconnaît au dehors aucune autorité. S'ils ont une guerre
avec leurs voisins, les plus braves se mettent à la tête de la tribu,
mais aucun chef n'est élu. En somme, ils sont paisibles et doux, et
leur cruauté ne se révèle que lorsque la mort frappe leur femme
i!i6/l REVUE DES DEUX MONDES,
OU leur enfant. Il faut alors, selon la coutume, qu'une autre femme
et qu'un autre enfant périssent. On ne punit pas le meurtrier, et
les corps des victimes ne sont même pas enterrés.
La polygamie est permise, mais il est rare qu'un Igorrote ait
plus d'une compagne. Le jeune homme qui veut se marier charge
son père de traiter du prix de sa fiancée avec le père de cette der-
nière. Celui-ci exige dix couteaux en bois coûtant de 2 francs à
3 francs, et environ 60 francs en argent. Il faut quelquefois deux
ans à un prétendant pour parfaire cette somme, qui est divisée en-
tre tous les parens de la jeune femme. S'ils sont nombreux, il reste
fort peu de chose au père, lequel est pourtant obligé de donner un
grand festin le jour des noces, festin arrosé abondamment par du
vin de palmier. Tout homme qui violente une jeune fille est tué
par les parens de la personne outragée. Si elle pardonne au séduc-
teur et consent à l'épouser, le mariage se fait, mais il faut que les
petits couteaux et les 60 francs habituels soient versés dans un bref
délai aux mains des intéressés. L'adultère est rare; s'il est constaté,
l'épouse coupable est tenue de rendre au mari trompé l'argent que
son père a reçu. Dans ce cas, l'époux n'a point le droit de retenir
sa femme, même dans l'hypothèse qu'il refuserait de recevoir la
dot.
Le même voyageur a pu voir composer sous ses yeux le poison
dont les Igorrotes se servent pour rendre leurs armes mortelles.
« Je ne vis, raconte M. Jagor, ni les feuilles, ni les fleurs, ni les
fruits de l'arbre qui produit ce toxique, mais j'en ai touché l'écorce.
Un morceau de cette dernière fut réduit en poussière , mouillé,
pressé, jusqu'à ce qu'il en découlât une liqueur verdâtre que les
sauvages placèrent sur le feu dans un pot de terre. Après un quart
d'heure d'ébullition modérée, le poison prit l'apparence d'ua sirop de
couleur brune. De temps en temps les préparateurs jetaient dans le
récipient un peu de râpure nouvelle. Lorsque le liquide eut l'appa-
rence d'une gelée, on le versa sur une feuille de bananier saupou-
drée de cendres. Pour rendre une arme mortelle, une pointe de
lance par exemple, on fait chauffer un morceau de la pâte, gros
comme une noix, et on l'étend en couche légère sur le fer. Le poi-
son peut agir deux ou trois fois sans perdre sa propriété toxique.
Tout cela se fait à main nue et sans que la peau en paraisse al-
térée. »
Edmond Plaucuut.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
U mars 1877.
Quelles que soient les préoccupations extérieures du moment, il y a
une autre question qui n'a pas moins de gravité pour nous que les
complications de l'Orient, qui n'est même pas au fond sans rapport avec
le rôle que notre pays peut avoir encore à jouer dans le monde. C'est
la question qui depuis quelque temps revient sans cesse et sous toutes
les formes, qui se dégage de tout un ensemble de choses. Quelle direc-
tion prennent décidément les affaires intérieures de la France? que font
les chambres, le gouvernement pour créer la confiance, la sécurité sans
laquelle les institutions, fussent-elles proclamées définitives, restent li-
vrées au hasard? où en est le baromètre politique? va-t-il tourner au
beau fixe ou au variable, aux giboulées, aux bourrasques et à la tem-
pête?
Rien n'est plus facile sans doute que de se payer d'illusions et d'ap-
parences. Sous tous les régimes, il y a les optimistes, les satisfaits, les
aveugles qui ne voient rien ou qui croient que tout est pour le mieux.
Puisque les événemens ont répondu aux vœux des optimistes d'aujour-
d'hui et ont donné raison à leurs opinions, puisque la république existe
désormais et a sa constitution, son parlement, sa majorité, son minis-
tère, en attendant d'avoir ses fonctionnaires, préfets ou magistrats,
qu'on lui promet, que faut-il de plus? Eh bien! oui, la république et la
constitution existent, elles sont reconnues comme loi de l'état, la paix
intérieure n'est sûrement ni troublée, ni menacée, et cependant, on en
dira ce qu'on voudra, il y a partout un invincible, un indéfinissable
malaise; la confusion éclate à chaque instant, l'incohérence est dans les
pouvoirs, l'incertitude est dans les affaires. La vérité est que la direction
n'est nulle part, que les chambres ne fonctionnent que pour se contra-
rier ou se défier, que le gouvernement, toujours perplexe, semble se pro-
poser de gouverner le moins possible pour éviter les crises, et que le
TOMB XX. — 1877. 30
Zi66 REVUE DES DEOX MONDES.
crédit des institutions n'est point en progrès. Voilà la question qui a
son importance à côté des questions diplomatiques. Voilà le mal, et il
est de toute évidence que, si on ne s'arrête pas dans cette voie, si on ne
se décide pas à redresser la vie parlementaire, à remettre en action le
gouvernement, on arrivera par degrés à une situation affaiblie, dimi-
nuée, plus que jamais livrée aux compétitions ardentes des partis, qui
ne désarment pas précisément parce que l'incertitude leur laisse la
chance de l'imprévu.
On oublie un peu trop qu'un système d'institutions ne vit pas par
lui-même, parce qu'il a eu un jour la bonne fortune de quelque circon-
stance exceptionnelle ou d'un vote heureux. Il vit par le caractère qu'il
prend dans la pratique des choses, par les garanties qu'il offre à tou.s les
intérêts, par la sagesse prévoyante et active de ceux qui le soutiennent
et qui se proposent de le faire durer. Ce qui peut être une menace
pour la république aujourd'hui, ce n'est point en vérité que M. le comte
de Chambord publie un nouveau manifeste où il déclare une fois de
plus qu'il est prêt, que le moment va venir-, ce n'est pas même que, par
une de ces coalitions de partis où les plus habiles sont quelquefois
dupes, l'impérialisme réussisse à introduire dans le sénat un représen-
tant de plus, qui est d'ailleurs un ingénieur éminent, M. Dupuy de
Lôme. Ces incidens récens sont un symptôme encore plus qu'une me-
nace, ils ont leur place dans cette éternelle histoire d'une couronne pour
deux prétendans. Les prétentions de l'un neutralisent les prétentions de
l'autre, et le conflit de revendications serait plutôt rassurant pour le
régime actuel. Ce qui est bien plus sérieux pour la république, c'est
cette situation fausse où elle se traîne, où, maîtresse du terrain, elle ne
réussit cependant ni à s'affermir d'une manière sensible, ni à désarmer
les défiances, ni à inspirer l'idée d'un gouvernement offrant toutes les
garanties de pondération et de protection à un pays affamé de repos.
Lorsqu'au début de toutes les complications et de toutes les confusions
de partis d'où est sortie la constitution nouvelle, M. Thiers disait que
la république serait conservatrice ou qu'elle ne serait pas, il ne pro-
nonçait pas une vaine parole. Il résumait dans un mot tout un pro-
gramme, la condition essentielle de la seule république durable, et il
savait bien aussi que, pour faire vivre ce régime qu'il proposait, qu'il
croyait le seul possible, il fallait rallier l'opinion, tranquilliser les inté-
rêts, avoir dans le parlement une majorité modérée, éclairée, sachant
éviter de toucher à tout, de soulever les questions périlleuses sous pré-
texte de politique républicaine. C'est précisément ce qui a manqué, ce
qui manque toujours dans cette chambre des députés issue d'une élec-
tion qui a été la victoire de l'ardeur républicaine et d'une inexpérience
agitatrice telle qu'elle n'a jamais été peut-être égalée dans une assem-
blée délibérante.
REVUE. CHRONIQUE. A67
Il fallait une majorité sensée, animée d'un certain esprit politique,
arrivant à Versailles avec la résolution d'acclimater les institutions nou-
velles par la modération; il y a eu une majorité incohérente, agitée
d'assez médiocres passions de parti, absolument novice et remuant tout
pour ne rien faire. De cette chambre des députés élue au 20 février
1876, ayant déjà plus d'une année d'existence, il n'a pu se dégager jus-
qu'ici une force véritable d'opinion, quelque chose qui ressemble à une
politique. Ce qu'on nomme même la majorité n'est qu'un amalgame dé-
guisé sous ce complaisant euphémisme de l'union des gauches. En réa-
lité, cette union des gauches, qui peut avoir sa raison d'être toutes les
fois qu'on se trouve en présence de quelque manifestation bonapartiste,
n*a plus ni sens ni valeur dès qu'il s'agit de suivre un plan de conduite,
de former un parti de gouvernement. Ce n'est le plus souvent qu'un
mot trompeur, un expédient de diplom atie parlementaire destiné à
couvrir la confusion des idées. Que veut-on faire? quelle est la limite
de l'action commune? quel est le symbole de tous ces fragmens de par-
tis ayant l'air de marcher ensemble? C'est là toujours la question. — Il
faut un peu prendre les choses comme elles sont et tenir compte des
circonstances sans rien exagérer, dira-t-on. Dans cette masse qui en
certains jours forme la majorité républicaine, les passions extrêmes ne
dominent pas, les idées de modération finissent par avoir le dernier
mot. Nous le voulons bien; sans doute, lorsque le radicalisme se pré-
sente bannières déployées, avouant tout haut ses programmes de des-
truction, il est obligé de reculer; il est poliment évincé. Lorsqu'on veut
faire triompher l'amnistie tantôt par voie directe et générale, tantôt
d'une manière subreptice, l'amnistie est arrêtée au passage. Quand
M. Naquet et M. Madier de Montjau ont des inventions révolutionnaires
à produire, ils n'ont pas toujours un succès complet. Ceux qui en sont
encore aux réhabilitations de la commune, des journées de juin 1848,
du droit d'insurrection, de la politique des barricades, ceux-là se trou-
vent un peu gênés à Versailles, et ils sont obligés d'aller porter leurs
déclamations ailleurs. Soit, la chambre n'est pas d'un tempérament à
tout entendre ou du moins à tout sanctionner; elle n'est violente que par
étourderie et quelquefois par entraînement de parti. Il y a des points
sur lesquels elle se sent retenue par une sorte d'instinct de modération.
En dehors de ces points, par exemple, toutes les fantaisies sont permises,
et, ce qu'il y a de plus curieux, c'est que cette malheureuse chambre
semble ne pas se douter qu'elle fait du désordre législatif et parlemen-
taire une politique.
C'est ce qu'on pourrait appeler un peu vulgairement une assemblée
de touche-à-tout. La chambre du 20 février 1876 a porté à Versailles,
elle garde visiblement encore la conviction naïve qu'elle est appelée à
tout réformer, et que cette réforme universelle est la chose la plus
468 REVDE DES DEDX MONDES.
simple du monde. Elle est arrivée avec une provision inépuisable de
motions en portefeuille. Organisation militaire, administration, magis-
trature, cultes, enseignement, chemins de fer, régime de la presse, elle
a des projets sur tout. Il n'y a pas de jour où M. le président Grévy,
homme plein de patience, n'ait à enregistrer à son rang quelque pro-
duction nouvelle de l'initiative parlementaire, et on a imaginé un moyen
commode de tout concilier, de désintéresser T'amour-propre des auteurs
de propositions sans rien engager : c'est la prise en considération! Il y
a en ce moment plus de quatre-vingts commissions occupées à examiner
une multitude de motions ou de projets qui ont eu la faveur d'une com-
plaisante prise en considération.
A quoi tout cela peut-il aboutir sérieusement? A peu près à rien, si ce
n'est cependant à un travail le plus souvent inutile, à une sorte de sus-
picion jetée sur toutes les parties de l'organisation française, à la dé-
considération du régime parlementaire par les spectacles de confusion
et d'impuissance qu'offrent assez généralement les commissions. C'est la
stérilité dans l'agitation, et cet inconvénient aurait été au moins pallié
si, au lieu de cette union des gauches qui ne sert à rien, il s'était formé
une vraie et sérieuse majorité, maîtresse de ses résolutions, sachant in-
tervenir à propos pour arrêter ce torrent de propositions individuelles.
Malheureusement il n'y a point une majorité suivant une direction, ob-
servant une discipline, et le gouvernement de son côté ne s'en occupe
guère; il semble se prêter à tout. M. le président du conseil est trop
absorbé ou trop prudent pour gêner l'effervescence d'initiative de ses
amis de la gauche, pour aller s'exposer dans des escarmouches. M. le
ministre de la guerre est plein de mansuétude pour tout ce qui touche
à son administration. Il n'admet pas, il est vrai, certaines propositions :
il déclare qu'il les combattra — plus tard; en attendant, il ne voit au-
cun inconvénient à laisser la chambre s'engager et les questions grossir.
En fm de compte tout passe, et c'est ainsi que marchent les choses dans
l'intérêt de la république, du régime parlementaire et du gouvernement !
Pour faire patienter la gauche sur d'autres points, on paie rançon à
quelques-unes de ses fantaisies, et parmi les plus récentes de ces fan-
taisies, la plus grave, la plus dangereuse à coup sûr, est cette motion
sur la réduction des années de service militaire, cette proposition Lai-
sant, qui, elle aussi, toujours avec l'agrément du ministère, a reçu l'iné-
vitable passeport de la prise en considération.
Puisque cette discussion sur nos affaires militaires s'est réveillée un
peu par un entraînement de la chambre, un peu par la faute du minis-
tère, qui a craint probablement un échec, elle était faite pour tenter
un homme comme M. Thiers; elle était digne de son patriotisme, de
son expérience, de son dévoûment invariable aux intérêts de la France
et de l'armée. Il y a deux points sur lesquels M. Thiers s'est depuis
BEVUE. CHRONIQUE. 469
longtemps prononcé. Hors du pouvoir comme au pouvoir, il s'est tou-
jours promis de ne pas laisser toucher à la constitution militaire, à l'or-
ganisation financière du pays, sans combattre jusqu'au bout : cette pa-
role qu'il s'est donnée à lui-même pour le bien public, il la tient
aujourd'hui avec son ardeur entraînante et son autorité. Dès que la prise
en considération, à laquelle consentait le ministère, a été décidée par un
vote, M. Thiers n'a pas hésité à réclamer sa place dans la commission
nommée pour examiner la proposition Laisant, et dans cette commission
la présidence lui revenait assurément de toute façon. C'est donc sous la
garde de la raison patriotique de M. Thiers que la question se trouve
désormais placée, et on peut dire que c'est M. Thiers qui fait les af-
faires du gouvernement, ou, pour mieux parler, les affaires du pays. On
peut être tranquille : l'ancien président de la république n'est point
homme à déguiser ses opinions, à suivre un prétendu courant popu-
laire, à laisser passer les chimères, les fantaisies et les déclamations.
C'est l'homme du pays, non d'un système plus ou moins nouveau, plus
ou moins hasardeux. A ses yeux, il n'y a ni armée de la république, ni
armée de la monarchie, il n'y a que l'armée de la France, faite pour
tous les rôles, pour l'action offensive comme pour la défense. Il est,
quant à lui, pour tout ce qui peut faire cette armée solide, notamment
pour la durée du service. Sans dédaigner précisément le nombre, dont
on parle beaucoup aujourd'hui, M. Thiers veut avant tout la qualité, qui
ne s'acquiert que par une présence suffisamment prolongée sous le dra-
peau. Si on voulait lui rendre le service de sept ans de la loi de 1832,
il ne le refuserait certainement pas, il l'avoue sans aucune hésitation ;
mais c'est fini, il n'y a plus à revenir au passé. La loi de 1872 a consa-
cré les cinq ans, c'est cette loi qu'il faut maintenir, et M. Thiers ne
cache pas du reste que cette proposition Laisant, qui vient tout re-
mettre en doute d'une manière si complètement inopportune, n'aurait
pas dû être prise en considération.
A quoi répond-elle, en effet, cette proposition qui ne tend à rien moins
qu'à modifier encore une fois toutes les conditions de notre état mili-
taire? Puisque la question s'était élevée, dit-on, elle méritait d'être étu-
diée. C'est en vérité une étrange manière de traiter ces grands pro-
blèmes d'organisation nationale qui ne sont pas faits apparemment pour
être agités tous les jours à titre de sujets d'étude. Quoi donc! il y a moins
de cinq ans, cette question a été soumise pendant de longs mois à une
commission de quarante-cinq membres choisis parmi les hommes les
plus éminens et les plus corapétens de la dernière assemblée. Elle était
l'objet de l'examen le plus scrupuleux, le plus réfléchi dans cette com-
mission, dont le rapporteur, un représentant mort depuis. M, de Chasse-
loup-Laubat, a laissé un travail des plus complets et des plus instructifs.
Le général Trochu n'était resté dansTassemblée que pour défendre par
470 REVUE DES DEUX MONDES.
la parole ses idées sur la réorganisation de l'armée, particulièrement
sur le service de trois ans, qui était sa combinaison favorite, et certes,
si la cause avait pu être gagnée , elle l'aurait été par l'éloquence de ce
soldat si chaleureusement convaincu, si séduisant d'esprit. M. Keller,
encore aujourd'hui député, soutenait avec talent la même cause, les
mêmes idées. Dans cette grande discussion se succédaient le général
Ducrot, le général Chanzy, le général Ghangarnier, qui défendaient avec
une égale autorité une opinion différente, le président de la république,
M. Thiers, qui combattait pour les cinq ans jusqu'à menacer de se reti-
rer si on ne les lui accordait pas. Histoire militaire, causes des désastres
de la France, conditions du service, tout était passé en revue, et c'est
après le débat le plus approfondi que le service de cinq ans était adopté
par l'assemblée à la majorité, non pas d'une voix, mais de plus de
200 voix! Assurément il n'y avait ni surprise ni équivoque. Entre les
deux systèmes, le choix était fait avec maturité, de façon à défier tous
les commentaires et toutes les contestations. Que s'est-il donc passé de-
puis cinq ans qui ait pu infirmer une solution si solennellement consa-
crée? Quelle circonstance inconnue nécessiterait un supplément d'étude
et créerait une opportunité, que M. Keller lui-même d'ailleurs, bien
qu'ancien partisan du service de trois ans, était l'autre jour le premier
à contester? Où donc est la raison de cette insistance à reproduire une
proposition déjà repoussée il y a six mois? Est-ce uniquement ce besoin
de tout changer, de tout remuer, qui est si malheureusement en hon-
neur dans la chambre de Versailles ? 11 se peut que M. Laisant, qui est
un ancien officier et de plus quelque peu radical, tienne à se procurer
une occasion d'exposer ses idées militaires; franchement ce n'est pas
un motif pour soumettre périodiquement à de semblables épreuves l'or-
ganisation de l'armée française, d'introduire la mobilité dans ce qui
exige le plus de suite, le plus de temps et le plus de soins.
Que dans un certain nombre d'années, après une expérience suffi-
sante, on soit conduit à examiner de nouveau ces modifications, qui ne
seraient aujourd'hui qu'une imprudence et une irréflexion, ce n'est
point impossible. M. Thiers lui-même, si opiniâtre quand il s'agit du
pays et de sa puissance militaire, M. Thiers lui-même, il y a cinq ans,
n'écartait pas absolument ces perspectives. « Si les idées de paix se ré-
pandent, disait-il , vous pourrez par le budget réduire ces cinq ans à
quatre, et nous-mêmes, — je ne parle pas de moi, c'est un avenir trop
loin de moi, mais de ceux qui nous succéderont, — quand nos succes-
seurs, voyant par exemple le corps des sous-officiers reformé, auront le
sentiment que l'armée est parfaitement constituée, qu'on n'a pas pré-
cisément besoin de garder les hommes cinq ans, ils trouveront peut-
être bon de ne vous demander qu'un sacrifice de quatre ans au lieu de
cinq. » Que veulent dire ces paroles, où M. Thiers mettait un art fa-
REVUE. CHRONIQUE. 471
milier relevé par le patriotisme? Elles signifient que dans la pensée
de M. Thiers, comme dans la pensée de tout le monde, aujourd'hui
comme il y a cinq ans, la durée du service se rattache à une multi-
tude d'autres mesures de réorganisation qui n'ont pas reçu une appli-
cation complète, dont quelques-unes attendent même encore la sanc-
tion parlementaire. Des projets, il y en a de toute sorte. Il y a une loi
sur l'administration de l'armée que le sénat a votée et que la seconde
chambre va maintenant examiner à son tour. Il y a une loi sur l'état-
major qui vient à peine d'être présentée. Voilà pour les degrés supé-
rieurs de la hiérarchie. Sur l'état des sous-officiers, il y a aussi trois ou
quatre projets plus ou moins heureusement conçus, qui tous se propo-
sent de remédier à un mal profond, à l'affaiblissement des cadres, qui
tous ont pour objet de retenir les sous-officiers, de les fixer sous le dra-
peau en leur assurant quelques avantages matériels, en relevant leur
situation, en leur créant une sorte de carrière, et pour cela on a le
meilleur modèle dans l'organisation de la maistrance de la marine. La
pressante importance de ces dernières mesures, personne ne la mécon-
naît. Pour tout le monde, c'est la condition invariable. La question des
trois ou des cinq ans se lie en réalité à la constitution de cadres per-
manens et soUdes. Il est évident que plus l'armée sera fortement enca-
drée, plus il deviendra facile, par un simple jeu budgétaire, comme le
disait M. Thiers, de réduire en fait les années de service. C'est le but
auquel on peut tendre; mais on n'en est pas encore là, et parce qu'il y
a des propositions sur les sous-officiers, le problème n'est pas beaucoup
plus avancé.
L'essentiel est donc de ne pas tout brouiller, de commencer par le
commencement, de réaliser d'abord les conditions sans lesquelles on ne
peut pas toucher à la durée du service. Quand on aura réalisé ces con-
ditions, on verra, et en attendant qu'on cesse de faire briller ce mirage
trompeur des trois ans aux yeux de nos soldats et des populations fa-
ciles à tromper! Qu'on évite de créer une sorte de trouble avec ces pro-
positions à effet et à sensation dont l'unique résultat ne peut être néces-
sairement que d'affaiblir l'autorité d'une organisation si récente! Au fond
d'ailleurs, quand on y regarde de près, la question n'est point là où on
la place. La loi de 1872, telle qu'elle a été faite, suffit à tout, et il n'y
a aucune nécessité de brusquer les règlemens parlementaires pour pro-
poser en toute hâte, sans perdre un jour, des réformes qui ne réforme-
ront rien. La vraie question est, non dans les lois, mais dans la manière
dont on applique ces lois, dans l'esprit qui anime à tous les degrés ce
grand corps de l'armée, dans la direction imprimée à ce vaste travail de
réorganisation si peu avancé. Si les sous-officiers ne restent pas dans
leur corps, s'ils se hâtent de partir dès que l'heure de la libération est
venue, cela peut tenir sans doute à l'insuffisance de la situation qui leur
Zi72 REVUE DES DEUX MONDES.
est faite et aussi à cette concurrence de l'industrie dont parlait M. Thiers;
mais en même temps fait-on tout ce qu'il faudrait pour les encourager,
pour les soutenir dans leur rude carrière ? Est-on bien sûr d'employer
les meilleurs moyens pour raviver, pour entretenir dans la jeunesse
française qui se presse sous les drapeaux cet esprit militaire dont l'af-
faiblissement trop visible est un des symptômes les plus dignes de
toutes les sollicitudes patriotiques? Si le volontariat d'un an n'a pas ré-
pondu entièrement aux espérances qu'on avait conçues, s'il prête à tant
de critiques, ce n'est pas absolument la faute d'une disposition législa-
tive, c'est tout simplement parce que l'application a été mal comprise,
mal dirigée et poursuivie de la manière la plus décousue, quelquefois
avec un mauvais vouloir à peine déguisé. Le mal est là, dans l'esprit,
dans la direction de tous les jours. Il peut dépendre du gouvernement,
des chefs militaires, de créer par leur impulsion, par leur incessante ac-
tivité, une vie nouvelle dans l'armée, et, pour le moment, à coup sûr,
ce n'est pas en substituant le service de trois ans au service de cinq
ans qu'on hâtera ce rajeunissement, cette grande réforme morale autant
que militaire. Ébranler par un vote irréfléchi, par un caprice radical,
une loi à peine éprouvée, ce serait tout bonnement troubler une expé-
rience, ajouter un désordre à une situation déjà assez compliquée et
donner un exemple de plus de cette impatience agitatrice que la chambre
des députés porte malheureusement dans toutes les sphères politiques
ou administratives.
Que se propose-t-on , à quoi espère-t-on arriver en appliquant à tout
cette activité fébrile? Voilà la question de l'armée livrée de nouveau à
tous les débats et à toutes les polémiques! Aujourd'hui c'est sur les
chemins de fer, à propos d'une convention négociée entre M. le ministre
des travaux publics et la compagnie d'Orléans, qu'on discute à perte de
vue, reproduisant toutes les théories de rachat par l'état, toutes les ré-
criminations contre le monopole des grandes compagnies , et tout cela,
bien entendu, pour n'arriver à aucune conclusion précise. Il y a une
commission occupée à revoir les lois sur les réunions publiques, et cer-
tainement elle est en train d'enfanter des réformes qui paraissent de-
voir être d'un ordre capital. Autrefois les réunions devaient être tenues
dans un lieu clos et couvert; aujourd'hui le lieu devra être clos, mais il
n'aura pas besoin d'être couvert! Par le passé, un représentant de la
police devait assister aux réunions avec un caractère officiel ; aujour-
d'hui, il pourra toujours assister aux réunions, mais il ne sera pas tenu
d'avoir ses insignes! On voit bien par là évidemment la pressante né-
cessité de la révision des lois sur les réunions publiques ! Le plus cu-
rieux est ce qui se passe dans la commission chargée d'entreprendre le
code de la presse. Comment se terminera ce grand travail? La malheu-
reuse commission semble manifestement se perdre dans un dédale de
(
(
REVUE. CHRONIQUE. A 73
rapports, d'exposés liistoriques, d'abrogations totales ou partielles, de
modifications puériles. Elle s'est donné le chaQip libre; elle prétend
commencer son code en déclarant que toutes les lois anciennes sont
abrogées. Elles seront abrogées à la condition d'être remplacées, et si la
commission continue, elle n'est pas près d'arriver à la fin de l'œuvre
qu'elle a si glorieusement inaugurée. Elle semble oublier la nature et
la limite de sa mission. Elle n'a pas tout à refaire, elle n'a rien à in-
venter; sa vraie mission serait de choisir parmi les lois anciennes, dont
quelques-unes, celles de 1819, peuvent servir de modèles, les disposi-
tions bonnes à conserver, — de grouper, de réunir ces dispositions
éparses de façon à fixer la législation dans un cadre unique, en éla-
guant tout ce qui n'est que transitoire ou parasite. A ce prix, elle ferait
non pas une œuvre nouvelle, qui serait d'ailleurs difficile aujourd'hui,
mais une coordination utile qui simplifierait la situation confuse de la
presse. La commission ferait bien surtout de réfléchir avant de refuser
à M. le ministre de l'intérieur les garanties qu'il paraît avoir réclamées
pour la répression des délits contre les souverains étrangers ; elle se
rendrait ainsi par prévoyance à des nécessités d'un ordre général qui
pourraient un jour ou l'autre lui être rappelées brutalement.
La commission de la presse ne voit pas qu'en agissant comme elle
paraît disposée à le faire, en refusant les plus simples garanties, en
étendant démesurément son travail, elle risque de tout compromettre
ou de n'arriver à rien. Non, elle ne le voit pas, et c'est là justement ce
qu'il y a de curieux dans ce monde parlementaire, dans cette masse de
propositions qui vont encombrer d'innombrables commissions. Les au-
teurs de motions ne voient pas qu'ils font une œuvre vaine ou péril-
leuse, qu'ils ne réussissent qu'à propager le sentiment de l'instabilité
et de l'incertitude. Ils croient naïvement travailler pour la république,
ils ne s'aperçoivent pas qu'il y a plusieurs manières de perdre un ré-
gime, qu'il y a la violence d'abord, mais qu'il y a aussi le gaspillage
du temps et du pouvoir. S'ils ne savent plus parfois où ils en sont, s'ils
sont embarrassés eux-mêmes au sein de leur agitation stérile, ils ont
sans doute une ressource , une façon de tout expliquer : c'est la faute
du sénat! S'il y a des plaintes, elles ne peuvent évidemment venir que
de mécontens systématiques, des ennemis de la république. Fort bien I
En attendant, les auteurs de propositions inutiles, le ministère qui les
laisse trop souvent passer, ceux qui veulent faire vivre la république et
le sénat comme la chambre, devraient méditer ces paroles que M. Thiers
aurait, dit-on, prononcées récemment, qu'il était digne de prononcer :
(( L'esprit modéré dont nous nous réclamons consiste à avoir des idées
de gouvernement. Je fais le métier de la vieillesse, je prêche dans le
désert; mais il faut bien défendre le dernier reste de l'esprit de gou-
vernement... » C'est la moralité de nos affaires intérieures.
Ù7A REVUE DES DEUX MONDES.
M. Thiers, en défendant l'autre jour l'organisation de l'armée et ce
qu'il appelait le dernier reste de l'esprit de gouvernement, ne s'est point
interdit de parler de cet état général de l'Europe où la seule garantie
d'influence et même de conservation est dans la puissance militaire.
C'est là l'autre côté, le grand côté de la situation du moment, et l'an-
cien président de la république, sans cesser de compter sur la paix, en
mettant sa confiance dans la sagesse des cabinets, ne méconnaît pas les
périls que la question d'Orient a créés, qui ne sont pas certainement
conjurés ! Dans ce compte toujours ouvert entre la paix et la guerre,
qui aurait été récemment, dit-on, l'objet d'un pari entre l'empereur
Alexandre II et le comte Adlerberg, le souverain pariant pour la guerre,
le ministre pariant pour la paix, il y a sans doute la part notable des
chances pacifiques. La Porte ottomane a signé définitivement sa récon-
ciliation avec la Serbie; elle négocie encore avec ie Monténégro, et s'il
y a ici plus de difficultés, elles seront vraisemblablement résolues dans
un esprit de modération; mais en même temps une énigme nouvelle
est venue se poser devant l'Europe : c'est le voyage du général Ignatief
en Occident, Le général Ignatief est un diplomate homme d'esprit et
d'habileté fort expert dans les affaires d'Orient, ayant toute la confiance
de son souverain. Il a commencé son voyage par Berlin, oii il a passé
quelques jours; puis il est venu à Paris, où il ne pouvait manquer de
trouver une hospitalité empressée. Le général Ignatief, en voyageant
pour la diplomatie, voyage aussi, à ce qu'il paraît, pour soigner ses yeux,
pour une ophthalmie, et d'après un correspondant anglais, il aurait dit
dernièrement avec une pointe d'ironie que chacun des oculistes qu'il
avait consultés lui avait indiqué un traitement différent. L'ophthalmie
du général Ignatief serait alors un peu l'image de la question d'Orient.
Quel est le traitement que le représentant du tsar est venu proposer
aux cabinets de fOccident pour la Turquie, pour cet empire que l'em-
pereur Nicolas appelait autrefois « l'homme malade? »
La première chose, il nous semble, est de se rendre compte des élé-
mens principaux de cette situation assez étrange, assez difficile, où les
derniers événemens ont laissé l'Europe. Il y a trois faits essentiels. La
conférence de Gonstantinople s'est réunie, elle est convenue de certaines
propositions adoptées en commun p&r les grandes puissances, et elle
s'est séparée sans avoir pu faire accepter par la Turquie ce qu'elle pro-
posait. Le prince Gortchakof, au lendemain de l'échec de la conférence,
a adressé à tous les cabinets une circulaire constatant cette déception et
demandant à l'Europe ce qu'elle entend faire. Enfin, au milieu de tout
cela, la Russie a toujours sur le Pruth une armée nombreuse prête à tout
événement. La mission du général Ignatief ressort nécessairement, in-
vinciblement de ces données essentielles. Il s'agit pour la Russie d'obte-
nir, en réponse à la circulaire du prince Gortchakof, un acte qui assure
I
REVUE. CHRONIQUE. 475
une sanction à l'œuvre de la conférence, qui précise l'attitude com-
mune de l'Europe vis-à-vis de la Turquie, et qui par cela même per-
mette au gouvernement du tsar de rappeler au moins une partie de son
armée; ou bien, si l'on ne peut s'entendre, il s'agit de constater une
situation qui laisse à la Russie la liberté de son action. Tout tourne
évidemment autour de ces points principaux. Il y a quelques semaines,
lord Derby disait en plein parlement que la paix dépendait d'un seul
bomme, du tsar, sur qui pesait la responsabilité des événeme-ns; au-
jourd'hui on dit à Saint-Pétersbourg que la paix dépend de l'Angleterre,
et c'est effectivement à Londres que la question s'agite en ce moment,
îsul doute que le gouvernement anglais ne se prête à tout ce qui sera
possible pour désintéresser la Russie sans engager, bien entendu, sa po-
litique dans des complications sans issue. Ce qui est certain, c'est que
le désir de la paix est partout plus que jamais, et que de grands gou-
vernemens décidés à détourner une crise redoutable ne peuvent pas, ne
doivent pas, pour leur honneur, échouer dans une si généreuse entre-
prise.
Au milieu de tous ces bruits de guerre et de paix qui traversent in-
cessamment l'Europe, il y a un incident dont nous ne voudrions parler
qu'avec réserve, sous l'inspiration de cette sympathie naturelle qui
s'éveille invinciblemsnt toutes les fois qu'il s'agit des populations de
l'Alsace -Lorraine. Le gouvernement allemand a cru devoir prononcer
des expulsions à peu près systématiques contre les jeunes gens de
TAlsace-Lorraine qui, après avoir opté pour la nationalité française et
après avoir rempli leur devoir de soldats dans notre armée, sont reve-
nus dans leurs familles. Le gouvernement allemand exerce ses droits,
nous ne les discutons pas. D'autres plus heureux en Angleterre jugent
l'usage de ces droits, et pour ce qui est de l'humanité, la société de
protection des Alsaciens- Lorrains de Paris s'est empressée de remplir
tous ses devoirs. Le gouvernement allemand est-il donc lui-même si
intéressé à infliger des épreuves nouvelles aux familles de ces géné-
reuses provinces? CH. DE MAZADE.
ESSAIS ET NOTICES.
DN DRAME MODERNE EN GRÈCE.
Les Wuits altîqxus. — I. — Galatée, de M. S. N. Basiliadis. Athènes.
Un drame composé de ces deux élémens dissemblables, la fable an-
tique et le conte populaire moderne, écrit en Grèce, dans la langue des
476 REVUE DES DEDX MONDES.
Sophocle et des Euripide, par un homme qui avait lu Shakspeare,
Goethe et la plupart de nos auteurs dramatiques contemporains, n'y
a-t-il pas là de quoi attirer notre attention? Au moment où la GalaUe
de M. Basiiiadis, déjà représentée à Athènes, va paraître traduite en
français par nos soins, nous voudrions en donner aux lecteurs de la
Revue une rapide analyse, ou tout au moins présenter les sources inté-
ressantes auxquelles l'auteur s'est inspiré.
M. Basiiiadis est mort voici peu de temps; quoique fort jeune, il a
cependant laissé après lui un nombre considérable d'ouvrages dont
quelques-uns sont dignes d'être remarqués. Son drame, sans être exempt
de faiblesses, a pour nous le puissant attrait de faire revivre sur la scène
des personnages directement empruntés à la fable, mais animés du ca-
ractère et des sentimens qu'une ballade populaire prête à des héros mo-
dernes. La tâche était délicate; comment d'un pareil alliage composer
une œuvre solide, rendre au sujet l'unité qui lui manque au moins en
apparence, rajeunir des types vieillis au souffle d'une inspiration toute
récente et conserver en même temps à l'action du mouvement, de la
vraisemblance? M. Basiiiadis en est venu à bout, grâce à un réel talent.
Son procédé est simple : réservant pour l'intrigue et le dénoiiment
l'émotion du conte populaire, il a consacré le premier acte tout entier
au développement de la légende ancienne. Pygmalion, ici roi de Chypre,
implore encore les dieux, et, malgré les exhortations d'Eumèle, prêtre
d'Apollon, les conjure d'animer sa statue. Les dieux se vengent de ses
vœux sacrilèges : Galatée naît. En même temps, et c'est ici que la ballade
moderne vient compléter la tradition, Bennos, le frère maudit de Pyg-
malion, reparaît après un long exil. Nous le voyons, au deuxième acte,
la mine farouche, le teint hâlé ; il raconte ses exploits; il a pris part à
l'expédition des Argonautes, et, comme Desdémone, Galatée l'aime « pour
les périls qu'il a traversés. » En vain Bennos lutte, s'enfuit, résiste; il
revient à elle, et la mort de Pygmalion est arrêtée entre eux.
Dès lors nous ne saurions trouver un résumé plus complet et plus
exact de toute la suite de cette pièce que dans le sauvage récit qui va
suivre : l'auteur le cite lui-même dans sa préface et reconnaît qu'il est
peu de plus beaux chants et qui soient mieux capables d'inspirer.
LA FEMME INFIDÈLE (t).
« ... 11 y avait deux frères pleins de cœur et de tendresse; — la ten-
tation s'éleva pour les désunir : — le plus jeune aimait la femme du
premier. — Et un jour de fête, un dimanche, un jour de Pâques, — la
jeune femme sortit du bain et le jeune homme de sa maison, — et ils
s'en allèrent ensemble au loin, tout seuls.
(1) Extrait de Passow, Carmina popuîaria Grœciœ recentioris, etc.
REVUE. — CHRONIQUE. 477
« Ma fiancée, combien je t'aime et combien je te voudrais...
« Que dis-tu là, mon beau-frère, ô pauvre maître? — Si tu m'aimes
comme je t'aime, et si tu me veux comme je te veux, — tue ton frère
pour m'épouser.
« Hélas! quelle raison trouverai-je pour le tuer?
(( Dieu vous a donné des vignes et des champs, — mettez- vous à par-
tager vos champs de vignes; — donne-lui ceux du haut, et les plus
épuisés, — et mets dans ton lot ceux qui sont bien situés et fertiles. »
« Alors il monte son cheval noir et arrive dans le champ.
« Eh, Constantin, il est temps, il est temps que nous partagions, —
viens pour que nous divisions nos vignes. — Prends celles du haut et
les plus épuisées; — je mettrai dans mon lot celles qui sont bien
situées et fertiles.
« Pourquoi, pourquoi, mon petit frère, pourquoi prendrais-je celles
du haut? — Si tu le veux, partageons; mais partageons comme tout le
monde.
« Prends celles du haut, Constantin, sinon, nous nous tuerons !
« A ta volonté, mon frère, et que tout soit à toi! — Plutôt que de
nous désunir, je te donne ma part.
« Alors la tristesse l'a pris, il a vu son injustice; il se retire à l'écart
et s'assied en pleurant... — Il monte son cheval noir et retourne au
village. — Il a appelé sa fiancée, il appelle sa fiancée :
« Fiancée, holà, apporte-moi de l'eau que je lave mon épée — toute
souillée de sang, du sang de mon frère.
« Et celle-ci dans son empressement, dans sa grande joie, — saisit
vite la tasse qui était pleine de vin, — et elle descend l'escalier pour lui
verse de l'eau.
(( Oh! il la prend par les cheveux et il la déchire !... »
C'est de cet inimitable cri du dernier vers que l'auteur a tiré son dé-
noûment, et, depuis le troisième acte, toute cette dernière partie est
traitée de main de maître. Pleine de naturel et de passion, l'action ne
se ralentit pas un instant; les deux héros ne peuvent pas reporter sur
la scène cette énergique concision du chant populaire, mais la situation
ne perd pas à être développée. Galatée transformée convainc Rennos :
elle use de toutes les forces de son amour pour le décider à tuer son
frère; elle lui montre à l'avance toutes les péripéties du drame et son
plaidoyer rapide est brûlant, ses argumens sont puissants, irrésistibles :
elle prévoit tout, elle excuse tout. Rennos hésite encore : «Oui, pardon,
tu as raison, reprend-elle, renonce à mon amour, il est bien plus élevé
que toi. Ne tourne pas tes regards vers moi, intrépide guerrier, mais
tiens-toi blotti, dans une pose convenable; le maître pourrait entrer.
Comment, stigmatisé, tu as eu le courage d'approcher de ma robe traî-
nante ! Tremble alors, compagnon de Thésée ; pâlis de crainte, le maître
A78 REVUE DES DEUX MONDES,
monte l'escalier 1... Fuis, disparais, ô général couvert de lauriers, le
tyran de Chypre t'a entendu... Tiens!... le voilà!... » Galatée aussi
triomphe; sa beauté revêt un caractère surnaturel et le public, trans-
porté, l'applaudit victorieuse dans le crime.
Plus loin, Rennos revient; « il a vu son injustice, la tristesse l'a
pris;... » il fait à Galatée le récit menteur du meurtre, et devant sa
douleur elle n'a pas un regret; elle le console, elle l'embrasse : « Laisse
toute pensée lugubre ensevelie avec Pygmalion dans la nuit d'hier, dit-
elle, voici qu'un nouveau matin se lève pour nous. » Et plus bas, tandis
qu'elle aussi apporte de l'eau pour laver le glaive sanglant : « Ah! si
j'avais su qu'un instant seulement tu te serais ainsi affligé, c'est la main
seule de Galatée qui se serait plongée dans le sang... » Alors Rennos
tire son épée; il la frappe : « Ah! jamais, tu ne m'as jamais aimée! »
Elle dit ces seuls mots en tombant : « Mais ne t'en va pas, viens près
de moi, Rennos! » Et elle meurt en apercevant Pygmalion qui l'a enten-
due et qui se précipite éperdu : a Tout, je comprends tout, s'écrie-t-il;
dieux, pourquoi m'avez-vous trompé? Et toi, Rennos, pourquoi?.. » Est-
elle morte adultère? reprend-il après un instant de douloureux silence.
— Non! — Et il s'agenouille, il étreint Galatée; il l'appelle, il pardonne,
il pleure, et la toile tombe pendant qu'Eumèle, le prêtre d'Apollon, pa-
raît au fond de la scène, étendant les mains pour rappeler la vengeance
des dieux.
L'émotion que laisse la lecture de ces dernières scènes est profonde,
et dès lors l'auteur n'a pas manqué son but. L'action, qui pourrait
perdre à n'être pas aussi condensée que dans le chant populaire , est
néanmoins d'une seule pièce, rapide, poignante. Plus d'une situation
difficile à traiter se dénoue avec bonheur; certains élans de passion chez
Galatée sont admirablement saisis et ne sauraient être rendus d'une fa-
çon plus dramatique, l'expression est heureuse, émue, souvent d'une
très grande poésie. Sans doute, jugé dans son ensemble, le drame pré-
sente plus d'une imperfection : on y relève quelques répétitions, des
longueurs surtout qui suspendent l'intérêt; mais en somme l'œuvre
existe, elle est faite, et en raison même de la difficulté, la critique saura
gré à M. Basiliadis d'avoir appliqué les ressources de son talent à une
tentative qui sera quelque jour renouvelée.
PAUL d'eSTOURNELLES DE CONSTANT.
Le Chemin des bois, poésies par M. André Theuriet, 2« édit. Paris 1871. Lemerre.
Le Chemin des bois date d'il y a une dizaine d'années, et la plupart
des pièces ont paru pour la première fois ici même; mais le livre n'a
rien perdu de sa fraîcheur. M. Theuriet est im de ces poètes qui, ayant
REVUE. CHRONIQUE. Zi79
dès l'abord pris possession de leur domaine, en sont bien maîtres. Ses
vers, d'une grâce agreste et d'un sentiment vrai, nous ramènent au
charme bienfaisant des humbles horizons et de la vie simple cachée en
la nature, 11 n'a guère fréquenté les alentours du Parnasse contempo-
rain, il n'est pas de ceux qui peuvent dire : « Mon cœur saigne pour
la rime. » Mais il est bien de son pays, de ce versant occidental des
Vosges, où l'on voit « les lignes sombres des futaies épaisses bleuir
au-dessus des vignes. » Il dirait volontiers avec Horace : lUe mihî prœ-
ter omnes terrarum angulus ridet. Ces forêts sont la patrie de sa muse,
et il leur dédie ses vers :
Aux bois émus, aux bois baignés
De rosée et de lumière
J'offre ces vers tout imprégnés
De la senteur forestière.
Vivant dès l'enfance dans l'intimité de cette nature, M. Theuriet y a
puisé sa saine inspiration. De là cette langue précise et ferme, cette sa-
veur rustique rehaussée par des expressions locales que l'auteur glisse
çà et là dans ses vers d'une main heureuse, de là "i'arome vivifiant des
bois qui court entre ces pages. La mélancolie de la jeunesse fuyante et
des amours perdus s^y mêle comme le parfum pénétrant d'une fleur
mystérieuse et cachée. Toutefois la note triste qui traverse ces poésies
est toujours adoucie par les joyeux murmures de la forêt et dominée
par la voix de la nature renaissante. M. Theuriet aime la forêt dans tous
ses détails; s'il la sent en poète, il en connaît les secrets non moins
qu'un chasseur ou qu'un garde forestier. Aussi trouvons-nous en lui un
paysagiste consommé dont les descriptions sobres et nettes nous font
voir la jeune et la haute futaie, le chêne et la graminée, les boutons
d'or qui flottent dans l'onde des ruisseaux et les nids blottis dans la
grande herbe.
Par ses qualités d'observateur ému, M. Theuriet est également un
charmant peintre d'intérieur-, mais son talent sympathique se montre,
selon nous, dans toute son originalité là où, s'inspirant de la chanson
proprement dite, l'agrandissant par un souffle personnel, il donne une
voix au peuple lui-même. Cet accent, assez rare dans la poésie fran-
çaise, est bien marqué dans la Chanson du Vannier, dans le Charbonnier
et dans le chant des bûcherons du poème de Sylvine. Il y a dans ces
vers toute l'énergie des « francs coupeurs de chênes, aux cœurs trem-
pés comme des cognées, » la joie saine et la mâle poésie qui se dégagent
du travail. C'est dans cette voie que nous voudrions voir persévérer
M. Theuriet, puisque le roman lui-même, où il obtient un si légitime
succès, le ramène quelquefois à la poésie. Il pourrait nous donner tout
un cycle de chansons graves, gaies ou touchantes sur les travaux des
A80 REVUE DES DEUX MONDES.
campagnes et des villes. Son talent rhythmique, sa sensibilité fine, son
observation vive et juste, feraient merveille dans ce genre, où Pierre
Dupont n'a réussi que rarement. En ce cas, nous demanderions seule-
ment au poète d'emprunter au romancier quelques-unes de ces quali-
tés, c'est-à-dire d'élargir son cadre, de donner plus de relief à ses types
et de dramatiser davantage ses récits.
Un mot encore du poème de Sylvinc, qui clôt le volume. Engilbert de
Paulmy est un jeune noble que son père laisse en mourant dans un dé-
nûment voisin de la misère. Il aime Sylvine, la fille d'un tisserand; mais
le père Roch, avec tout l'orgueil d'un plébéien travailleur, refuse sa fille
au fils du noble, qui d'ailleurs est plus pauvre que lui-même. Alors le
jeune homme, sautant à pieds joints par-dessus plusieurs couches so-
ciales, se fait bûcheron pour gagner sa vie et obtient Sylvine du père ré-
concilié. La métamorphose d'Engilbert de Paulmy en Lazare, le franc
coupeur de chênes, est sans doute un peu brusque, et le saut qu'il fait de
son château seigneurial dans un chantier de bois un peu hardi, mais le
sentiment généreux, l'aspiration sincère, qui animent ce récit poétique
n'en sont pas moins vrais. C'est le besoin qu'éprouve notre société
vieillie de se retremper dans la vie simple et de reprendre des forces
au cœur de la nature. Les plus beaux vers de ce poème sont encore
consacrés à la forêt. On y trouve une description des métamorphoses de la
forêt dans le cercle des quatre saisons, page d'une saveur et d'une am-
pleur virgilienne, que traverse un souffle des Géorgiques. La forêt est la
véritable héroïne, la grande inspiratrice de M. Theuriet, et nous ne sau-
rions l'en blâmer. Il a dit dans un de ses plus aimables récits, l'Automne
dans les bois, si je ne me trompe : « Les forêts sont le cœur de la France.
Un peuple qui n'aurait plus de forêts serait un peuple perdu. » Cette
parole est matériellement et moralement vraie. La forêt n'est pas seule-
ment le réservoir des eaux, le modérateur du climat, l'orgueil de la
terre et le luxe du continent, elle représente bien autre chose encore;
elle est pour les hommes un réservoir de vigueur et de santé, une
source de jeunesse et de vie, l'asile de la légende et du chant. Les fo-
rêts et les traditions qui couvraient notre vieille France n'ont plus laissé
sur notre sol que de maigres massifs et dans la mémoire du peuple que
des souvenirs confus, mais il en reste encore assez pour la reboiser et
la rajeunir. Personne ne serait plus digne de commencer cette œuvre
que les poètes et particulièrement ceux qui, comme M. Theuriet, sont
remplis de la sève du sol natal. e. s.
Le directeur-gérant, C. Buloz.
SAMUEL BROHL
ET COMPAGNIE
DERNIERE PARTIE (1).
IX.
L'arrêt impitoyable prononcé par M"'*' de Lorcy chagrina M. Mo-
riaz, mais ne le découragea point. Il estimait que, quoi qu'elle en
pût dire, les précautions sont une bonne chose, que, s'il faut prendre
son mal en patience, il n'est pas défendu de chercher à l'adoucir,
qu'il est permis de préférer aux folies complètes les folies du genre
tempéré, et un mauvais rhume ou une grippe à une fluxion de poi-
trine qui emporte le malade. — Le temps et moi, nous suffirons à
tout, disait fièrement Philippe II. — M. Moriaz disait avec moins de
fierté : Traîner les choses en longueur et consulter à tête reposée
avec son notaire sont les meilleurs correctifs à un mariage dange-
reux qu'on ne peut plus empêcher. Son notaire, M. Noirot, en qui il
avait toute confiance, était absent; une affaire importante l'avait
appelé en Italie. Il fallait attendre son retour et que jusque-là tout
demeurât en suspens.
Dans le premier entretien qu'il eut à ce sujet avec sa fille, M. Mo-
riaz la trouva fort raisonnable, très disposée à entrer dans ses vues,
à accéder à tous ses désirs. Elle lui savait trop de gré de sa résigna-
tion pour ne pas l'en récompenser par un peu de complaisance; au
surplus, elle était trop heureuse pour être impatiente : elle avait
gagné le principal de son procès, il lui ea coûtait peu d'être facile
dans ce qui concernait les incidens.
[i) Voyez la Revue des P' et 15 février, des i" et 15 mars.
TOME XX, — 1'=' AVRIL 1877. 31
k^2 REVUE DES DEUX MONDES.
— On t'accusera de faire un coup de tête, lui dit son père. Tu es
peu sensible aux jugemens du monde, au qu'en dira-t-on; je le suis
davantage, ménage ma faiblesse ou ma couardise. Sauvons les ap-
parences, n'ayons pas l'air de nous presser ou de nous cacher, agis-
sons avec poids et mesure. Dans ce moment, il n'y a personne à
Paris ; laissons à nos amis le temps d'y revenir. Nous leur présen-
terons le comte Larinski. Les grandes félicités ne craignent pas
qu'on les discute. Ton choix sera discuté par les uns, approuvé par
les autres, M. Larinski a le don de plaire, il plaira, et tout le monde
excusera ma résignation, dont M'°^ de Lorcy me fait un crime.
— Vous m'aviez promis que votre résignation serait mêlée d'un
aimable enjoûment, je la trouve un peu mélancolique.
— Tu ne peux pourtant pas exiger que je sois ivre de joie.
— M'assurez-vous du moins que vous avez pris bravement votre
parti, que vous ne songez plus à en appeler?
— Je te le jure.
— Bien, nous ménagerons votre faiblesse, lui répondit-elle, et
elle dit amen à tout ce qu'il lui proposa.
Il fut convenu que le mariage aurait lieu dans le courant de l'hi-
ver, et qu'on attendrait deux mois avant de procéder aux premières
formalités. M. Moriaz se chargea de faire agréer cet arrangement à
Samuel Brohl, qui le goûta fort peu. Il n'eut garde pourtant d'en
rien témoigner. Il dit à M. Moriaz qu'il était encore dans le pre-
mier étonnement de son bonheur, qu'il n'était pas fâché d'avoir du
temps pour s'en remettre; mais il se promit en secret de trouver
quelque artifice pour abréger les délais, pour hâter le dénoûment.
Il appréhendait les accidens, l'imprévu, les bourrasques, les orages,
la grêle, la nielle, tout ce qui peut endommager ou perdre les mois-
sons; il lui tardait d'avoir récolté la sienne et de l'avoir précieuse-
ment serrée dans son grenier. En attendant, comme ses espèces
tiraient à leur fin, il écrivit à son vieil ami, M. Guldenthal, une
lettre majestueuse à la fois et confidentielle qui produisit le plus
grand eflet. M. Guldenthal jugeait qu'un bon mariage est une bien
meilleure sûreté qu'un mauvais fusil. Au surplus, il avait eu l'a-
gréable surprise d'être remboursé intégralement à l'échéance, ca-
pital et intérêts. 11 fut charmé de voir revenir à lui un si excellent
débiteur, il s'empressa de lui avancer au denier cinq tout l'argent
qui pouvait lui faire besoin, et même davantage.
Un mois s'écoula paisiblement, pendant lequel Samuel Brohl se
rendit deux ou trois fois chaque semaine à Cormeilles. Il s'y faisait
adorer de tout le monde, y compris le jardinier, les concierges et
la chatte angora qui l'avait accueilli lors de sa première visite. Cette
belle minette aux soies blanches avait conçu pour Samuel Brohl
une déplorable sympathie; peut-être avait-elle reconnu qu'il avait
SAMUEL BROHL ET COMPAGNIE. ASS
l'àme et toutes les grâces félines. Elle lui prodiguait les avances les
plus flatteuses, elle aimait à se frôler contre lui, à sauter sur ses
genoux, à se reposer dans son giron. En revanche, le grand épa-
gneul fauve de M"* Moriaz tenait rigueur au nouveau venu et le re-
gardait de travers; quand Samuel essayait de le caresser, il gron-
dait en sourdine, montrait les dents, ce qui lui valut de vertes
corrections de sa maîtresse. Les chiens sont nés gendarmes ou agens
de police; ils ont des divinations merveilleuses et la haine instinc-
tive des gens dont l'état civil n'est pas orthodoxe, dont les papiers
ne sont pas en règle ou qui empruntent les papiers des autres.
Quant à M"^ Moiseney, qui n'avait pas le flair d'un épagneul, elle
était folle de ce noble, de cet héroïque, de cet incomparable comte
Larinski. Dans un tête-à-tête qu'il avait eu avec elle, il lui avait
témoigné tant de respect pour son caractère, tant d'admiration pour
ses lumières naturelles et acquises qu'elle en avait été touchée jus-
qu'aux larmes; pour la première fois elle se sentait comprise. Ce
qui l'avait émue davantage encore, c'est qu'il lui avait demandé en
grâce de ne jamais quitter M"^ Moriaz et de considérer comme sienne
la maison qu'il aurait un jour. — Quel homme! s'écriait-elle avec
autant de conviction que M"* Galet.
La principale étude de Samuel Brohl était de s'insinuer dans les
bonnes grâces de M. Moriaz, dont il redoutait les arrière-pensées.
Il y réussissait en quelque mesure, ou du moins il désarmait son
mauvais vouloir par la correction irréprochable de ses manières,
par la réserve de son langage, par son incuriosité absolue dans
toutes les questions qui pouvaient avoir un rapport prochain ou
lointain avec ses intérêts. Où donc M'^' de Lorcy avait-elle pris qu'il
y eût dans Samuel Brohl un commissaire-priseur, qu'il fît le signe
de la croix avec les yeux? S'il s'était oublié à Maisons, il ne s'ou-
bliait jamais à Gormeilles. Que lui importaient les choses de la
terre? Il nageait dans le bleu, le ciel lui avait ouvert ses portes; les
bienheureux sont trop perdus dans leur extase pour regarder aux
détails et pour dresser l'inventaire du paradis. Cependant les ex-
tases de Samuel ne l'empêchaient pas de se rendre en toute occa-
sion agréable ou utile à M. Moriaz. Il lui demandait souvent la per-
mission de l'accompagner dans son laboratoire. M. Moriaz se flattait
d'avoir découvert un nouveau corps simple, auquel il attribuait des
propriétés fort curieuses. Depuis son retour, il s'occupait d'expé-
riences délicates dont il ne se tirait pas toujours à son honneur :
ses mouvemens étaient brusques et ses mains un peu gourdes; il
lui arrivait parfois de tout casser. Samuel lui proposa de l'assister
dans une manipulation qui demandait beaucoup d'adresse; il avait
les doigts souples, déliés, subtils d'un escamoteur, et la manipula-
tion réussit au-delà de toute espérance.
hS!i REVUE DES DEUX MONDES.
M. Moriaz se connaissait bien quand il confessait qu'il était sen-
sible à l'opinion; c'était effectivement sa faiblesse, dont nous ne
saurions lui faire un crime. Il n'est pas facile au sage de régler sa
conduite à l'égard de l'opinion publique, c'est une puissance qu'il
est dangereux de mépriser; il n'est pas moins dangereux de se
mettre dans sa dépendance, qui est une tyrannie : elle se trompe
souvent; mais il y a presque toujours un peu de raison dans ses dé-
raisons, un fond de justice dans ses injustices. Le sage doit savoir
s'enfermer dans sa cellule et défendre contre le monde la fière soli-
tude de sa conscience; le mal est que la solitude prolongée finit
quelquefois par fausser l'esprit et que le régime cellulaire produit
souvent des fous; si grand que soit un homme, c'est si peu de chose
qu'un homme tout seul ! M. Moriaz craignait d'autant plus l'opinion
qu'il lui prêtait un visage ; il la voyait sous les traits d'une femme
de cinquante ans, laquelle avait de beaux restes, une voix un peu
sèche et de noirs sourcils qui se fronçaient facilement; c'étaient les
sourcils de M™^ de Lorcy. Il avait contracté l'habitude de ne rien
faire sans se dire : — Qu'en pensera M""' de Lorcy, ce grand juge en
matière de convenances? — Il ne niait pas que ce grand juge n'eût
des préjugés; mais dans tout ce qui ne concernait pas la chimie, il
respectait ses décisions, il redoutait son blâme : quand les sourcils
noirs se fronçaient, sa conscience était inquiète. Les hommes qui
travaillent beaucoup aiment à posséder leur âme en paix, et lors-
qu'ils ont au pied une épine, il leur tarde de l'ôter ou de n'y plus
penser. M. Moriaz cherchait à se persuader que, tout bien pesé, le
comte Larinski était un gendre très convenable, très avouable,
qu'il pouvait se rassurer sur l'avenir de sa fille et s'occuper tran-
quillement de donner un peu plus de jour à son laboratoire; c'est
une si belle invention qu'une chapelle transparente ! Quoique les
enthousiasmes délirans de M"* Moiseney lui portassent sur les nerfs,
il était disposé à trouver que la Pologne avait du bon, il prenait
tout doucement son écharde en amitié; mais aussi longtemps que
M'"^ de Lorcy boudait, il ne pouvait se rassurer tout à fait, et M'"^ de
Lorcy s'i ^ stinait à bouder. Il lui avait écrit de nouveau, il était
allé deux lois la voir sans la trouver; elle ne lui avait pas répondu,
elle ne lui avait pas rendu ses visites. Les femmes ne restent pas
volontiers sous le coup d'une défaite. M""* de Lorcy était furieuse
d'avoir été jouée par le comte Larinski; rétractant toutes les conces-
sions qu'elle lui avait faites, sa rancune avait décidé que l'homme
aux pâmoisons ne pouvait être qu'un aventurier. Elle avait à ce su-
jet des disputes avec M. Langis, qui persistait à soutenir que M. La-
rinski était un grand comédien, mais qu'à la rigueur ce pouvait être
un vrai comte; dans ses voyages, il en avait connu qui trichaient au
jeu et empochaient des affronts. Par un renversement des rôles.
SAMUEL BROHL ET COMPAGNIE. ^85
M'"* de Lorcy l'accusait à son tour d'être un naïf. Elle avait récrit
à Vienne dans l'espérance d'obtenir de nouveaux renseignemens;
on n'avait rien pu lui apprendre qui la satisfit. Elle ne perdait pas
courage; elle savait que dans les affaires importantes de la vie,
M. Moriaz se passait difficilement de son approbation; elle se pro-
mettait de bien choisir son moment pour lui livrer un assaut déci-
sif. En attendant, elle se donnait le plaisir de l'inquiéter par son si-
lence, de le chagriner par sa longue bouderie. Un jour M. Moriaz
dit à sa fille :
— M'"^ de Lorcy nous tient rigueur; cela m'afïlige. Je crains que
tu n'aies laissé échapper quelque mot qui l'a froissée; je te serais
fort obligé d'aller la voir et de tâcher de l'amadouer.
— Vous me donnez là une commission peu agréable, lui répon-
dit-elle; mais je n'ai rien à vous refuser, j'irai demain à Maisons.
Au moment où avait lieu cet entretien, M""'' de Lorcy, qui passait
sa journée à Paris, venait d'entrer à l'École des Beaux-Arts. L'expo-
sition de l'œuvre d'un peintre célèbre, mort depuis peu, y avait at-
tiré beaucoup de monde. M'"'' de Lorcy allait et venait, quand elle
distingua dans la foule une petite femme de soixante-cinq ans son-
nés, au nez camus, dont les petits yeux gris pétillaient de malice
et d'impertinence. Portant beau, le menton en l'air, son lorgnon à
la main, elle examinait tous les tableaux d'un regard fureteur et
dédaigneux.
— Eh! vraiment oui, c'est bien la princesse Gulof, se dit M'"« de
Lorcy en se détournant pour n'être pas aperçue. C'était à Ostende,
pendant la saison des bains, que trois ans auparavant elle avait fait
la connaissance de la princesse; elle se souciait peu de la refaire.
Cette Russe hautaine, capricieuse, avec laquelle un hasard de table
d'hôte l'avait fait entrer en liaison, n'avait pas pris place parmi ses
meilleurs souvenirs.
La princesse Gulof était la femme d'un gouverneur-général,
qu'elle avait épousé en secondes noces après un long veuvage. Il
ne la voyait pas souvent; deux ou trois fois l'an, c'était tout. En re-
vanche, d'un bout de l'Europe à l'autre, ils entretenaient un com-
merce de lettres fort régulier ; le prince ne faisait rien sans prendre
les avis de sa femme, qui lui en donnait d'excellens. Dans les pre-
mières années de leur mariage, il avait commis la faute d'être sé-
rieusement amoureux d'elle ; il y a des laideurs épicées et endia-
blées qui inspirent de folles passions, La princesse avait trouvé ce
procédé du plus mauvais goût; elle n'avait eu ni repos ni relâche
qu'elle n'eût donné de sa main une maîtresse à Dimitri Pavlovitch,
qui avait fini par entendre raison. De ce jour, un accord parfait avait
régné entre les deux époux, que séparait l'Europe et que réunissait
la boîte aux lettres. Pendant longtemps, elle avait eu des passions
Zl86 REVUE DES DEDX MONDES.
vives et ne leur avait rien refusé. Elle estimait que la morale est
une pure convention, comme les règles du ^\hist ou du baccarat,
et elle ne s'en cachait point; elle avait l'habitude de dire tout ce
qu'elle pensait. A la vérité, ses passions n'étaient que des caprices
violens, des curiosités orageuses dont elle voulait avoir le fin mot.
Elle allait à la découverte, elle multipliait les expériences; elle avait
rencontré beaucoup de déceptions et elle en avait conclu que
l'homme est bien peu de chose. Elle passait très vite et même brus-
quement d'une expérience à l'autre; elle n'attendait pas d'avoir lu
le livre jusqu'au bout pour le jeter au panier, le plus souvent le
premier chapitre lui suffisait; quant aux préfaces, elle n'en avait
que faire. Cependant, il lui était venu sur le tard un caprice de du-
rée, dont elle s'était fait une chère habitude; pendant près de cinq
ans elle s'était flattée d'avoir enfin trouvé ce qu'elle cherchait.
Hélas ! pour la première fois, elle avait été quittée, délaissée, avant
que son goût se fût épuisé. Cette désertion avait causé une cuisante
blessure à son orgueil, elle avait conçu une haine implacable pour
l'infidèle, et puis elle l'avait oublié. En doublant le cap de la soixan-
taine, elle s'était subitement calmée, elle ne vivait plus que par le
cerveau. Elle s'était jetée dans les sciences naturelles, elle faisait
des dissections, c'était peut-être une manière de se venger. Elle
avait des idées très avancées, elle professait le transformisme le
plus radical, elle tenait pour démontré que l'homme dérive du singe
et que le singe dérive des monères et du hathybius Haeckelii. Elle
méprisait profondément quiconque se permettait d'en douter, et au
demeurant elle méprisait tout le monde. Elle n'engendrait pas la
mélancolie ; tout disséquer et tout mépriser, c'est encore une façon
d'être heureux.
Pendant leur commun séjour à Ostende, M"^ de Lorcy s'était ac-
quis les bonnes grâces de la princesse Gulof en pansant avec une
admirable dextérité Moufflard, son bichon, à qui im maladroit avait
cassé la patte. La princesse adorait Moufflard, quoiqu'elle eût par
intervalles la tentation de l'ouvrir pour savoir ce qu'il y avait de-
dans. Elle avait su gré à M"'^ de Lorcy de sa sympathie et de ses
bons soins, et avait eu pour elle des attentions aimables. M""" de
Lorcy avait répondu de son mieux à ses avances; mais elle goûtait
médiocrement cette margot dont les caquets ne tarissaient pas et
qui se plaisait à lui narrer la chronique secrète de toutes les capi-
tales de l'Europe; M'"^ de Lorcy s'était bientôt lassée de ses commé-
rages cosmopolites et de sa physiologie, elle la trouvait méchante et
cynique. En la rencontrant à l'École des Beaux-Arts, son premier
mouvement fut de l'éviter; tout à coup elle se ravisa. Elle avait de-
puis quelques semaines une idée fixe à laquelle elle rapportait tout;
une inspiration lui vint, qui sans doute tombait du ciel en droiture.
SAMUEL TÎROIIL ET COMPAGNIE. 487
— La princesse Gulof, se dit-elle, a passé sa vie à courir le monde,
sa vraie patrie est un wagon de chemin de fer bien capitonné, il
n'est pas de grande ville où elle n'ait séjourné, il n'est pas de ra-
gots qu'elle ne sache, elle connaît toute la terre; ne serait-il pas
possible qu'elle connût le comte Larinski?
M'"* de Lorcy revint sur ses pas, fendit la foule, réussit à s'ap-
procher de la princesse, et, la tirant par sa manche, elle lui dit :
— Tous voilà donc, princesse! Gomment se porte Moufllard?
La princesse la regarda de côté, et, lui serrant la main entre son
pouce et son index sans plus de cérémonie que si elle l'avait vue la
veille : — Moufïlard se porte fort mal, ma chère, répondit-elle. Il y
a deux mois qu'il est mort d'une indigestion.
— Et vous l'avez pleuré.
— Je suis encore inconsolable.
— Oh! bien, princesse, je me charge de vous consoler. Je pos-
sède un bichon, qui n'a pas six mois; on n'en voit pas de plus
charmant, qui ait le nez plus court ni le poil plus blanc et plus fin.
Je suis très utilitaire, comme vous savez; je n'aime que les gros
chiens qui servent à quelque chose. Acceptez-vous Moufïlard II?
mais il faudrait venir le prendre, cela me procurerait le plaisir de
vous voir à Maisons.
La princesse répliqua qu'elle allait en Angleterre, qu'elle ne fai-
sait que traverser Paris', que ses heures étaient comptées, et deux
minutes après elle annonça à M™^ de Lorcy qu'elle irait la voir le
lendemain dans l'après-midi.
Le jour suivant, M""^ de Lorcy vit entrer dans son salon la prin-
cesse Gulof. On s'occupa d'abord du bichon, qui fut trouvé charmant
et digne de succéder à Moufïlard I"'. M'"^ de Lorcy pelota quelque
temps en attendant partie, puis elle s'écria :
— A propos, princesse, vous qui savez tout, vous qui êtes une
femme universelle, n'avez-vous jamais entendu parler d'un mysté-
rieux personnage, qui s'appelle le comte Abel Larinski?
— Pas que je sache, ma chère, bien que son nom ne me soit pas
absolument inconnu.
— Cherchez bien dans vos souvenirs, vous avez dû le rencontrer
quelque part, vous avez visité toute la terre,..
— Habitable, interrompit-elle; mais à mon point de vue particu-
lier, la Sibérie ne l'est pas, et c'est là, si je ne me trompe, qu'on a
dû expédier votre Larinski.
— Plût au ciel! Peut-être avait-on pensé à procurer cette petite
fête à son père, dont vous me parlez; par malheur il avait eu la
précaution d'émigrer en Amérique. L'inconvénient de l'Amérique,
c'est qu'on en peut revenir, car le fds, mon Larinski à moi, en est
revenu, et c'est là ce qui me désole.
llSS REVUE DES DEUX MONDES.
— Que vous a-t-il donc fait? demanda la princesse en tirant les
oreilles au bichon, qui sommeillait sur ses genoux.
— Je vous ai parlé jadis à Ostende de ma filleule, M"^ Moriaz,
qui est une créature adorable. Je me proposais de la marier à mon
neveu, M. Langis, qui est un jeune homme accompli. Ce Larinski
est survenu, il a jeté un charme sur cette enfant, et il l'épousera.
— Le grand mal ! Est-il beau?
— C'est, à vrai dire, son seul mérite.
— C'est un mérite suffisant, répliqua la princesse, dont l'œil gris
jeta une étincelle. La beauté d'un homme, il n'y a que cela de
clair, le reste est matière à discussion.
— Permettez-moi de considérer les choses à un point de vue un
peu plus bourgeois, reprit M™* de Lorcy. Aussi bien, si je dois vous
dire toute ma pensée, je soupçonne le comte Larinski de n'être ni
un vrai Larinski, ni un vrai comte; je mettrais ma main au feu que
les Larinski sont tous morts, et que celui-ci est quelque chevalier
d'industrie.
— Votre cas finira par m'intéresser, répondit la princesse. Ne
dites pas trop de mal des chevaliers d'industrie; j'en ai connu
quelques-uns, c'est une des variétés les plus curieuses de l'espèce
humaine. Laissez donc votre filleule épouser le sien, cela mettra du
piquant dans sa vie; ce pauvre monde est si ennuyeux.
— Grand merci ! ma filleule n'est pas née pour épouser un che-
valier d'industrie. Je déteste ce Larinski, j'ai juré de lui jouer quel-
que abominable tour.
— Ne vous échauffez pas, ma chère. De quelle couleur sont ses
yeux?
— Verts comme ceux des chats et des chouettes.
Le regard de la princesse Gulof jeta de nouveau une étincelle et
elle s'écria : — Un aventurier aux yeux verts! C'est un beau parti,
et je vous trouve bien difficile.
— Vous me chagrinez, princesse, repartit M""^ de Lorcy. Je m'é-
tais promis que vous me prêteriez l'assistance de vos lumières, de
votre incomparable pénétration, de votre coup d'oeil exercé, que
vous m'aideriez à démasquer ce Polonais, à lui découvrir quelque
vicerédhibitoire... Soyez bonne une fois dans votre vie; me per-
mettez-vous de vous le présenter?
— Je vous répète que je traverse Paris en courant, lui répliqua
la princesse, et qu'on m'attend en Angleterre. Au surplus, vous
faites trop d'honneur à mon incomparable pénétration. Je vous jure
que je ne me connais pas en Larinski, dispensez-vous de me pré-
senter le vôtre. Je suis une bonne femme, qui a été souvent une
bonne dupe, et je ne m'en plains pas. Ce qu'il y a de mieux dans
mon passé, c'est un certain nombre d'erreurs agréables et d'hommes
SAMUEL BROIIL ET COMPAGNIE. 489
qui savaient bien mentir. J'ai pris le parti de juger sur l'étiquette,
et je ne demande à personne de me montrer le fond de son sac;
j'ai découvert depuis longtemps que les sacs n'ont point de fond.
Laissez votre filleule agir à sa tête; si elle se trompe, c'est qu'elle
veut se tromper, et elle sait mieux que vous ce qui lui convient.
Eh! bon Dieu, quand il y aurait sous la voûte du ciel un ménage
malheureux de plus, la grande affaire! D'ailleurs il n'y a que
les sottes qui soient malheureuses et qui s'arrêtent bêtement de-
vant une porte fermée; les autres passent à côté, elles font un trou
dans la haie. Le mariage, ma chère, est une institution usée jus-
qu'à la corde. Dans dix ans d'ici, il n'en sera plus question, et il
n'y aura plus que des femmes libres et des maris à l'essai. Dans dix
ans d'ici, la comtesse Larinska sera une comtesse libérée. Laissez-
la faire son temps de galères, elle n'en aura que plus de plaisir à
jeter son bonnet par-dessus les moulins.
La princesse Gulof achevait sa déclaration de principes quand la
porte s'ouvrit, et M"' Moriaz entra. Quoi qu'il pût lui en coûter, la
future comtesse Larinska s'acquittait de la promesse qu'elle avait
faite à son père. M™' de Lorcy n'eut garde de lui faire mauvais vi-
sage; elle alla à sa rencontre, lui tendit les deux mains, la baisa sur
les deux joues et lui reprocha du ton le plus affectueux la rareté de
ses visites, puis elle la présenta à la princesse, qui lui dit : — Ap-
prochez, ma belle, que je vous regarde; on assure que vous êtes
adorable.
Aussitôt qu'Antoinette se fut approchée, la princesse, attachant
sur elle ses yeux percés en vrille, l'examina de la tête aux pieds,
passa en revue ses perfections; on eût dit un fermier normand fai-
sant une emplette à la foire aux bestiaux. Le résultat de cette en-
quête fut favorable; la princesse s'écria : — Effectivement, elle est
très bien ! — et partit de là pour prétendre que M"* Moriaz ressem-
blait beaucoup à certaine personne qui avait joué un certain rôle
dans certaine aventure, qu'elle entreprit de raconter. A peine eut-
elle terminé son récit, elle en entama un autre. M'"« de Lorcy était
sur les épines; elle savait par expérience que les histoires de la
princesse Gulof étaient à l'ordinaire fort scabreuses et peu propres
à être entendues jusqu'au bout par des oreilles virginales. Elle re-
gardait Antoinette avec inquiétude, et lorsqu'elle voyait venir un
passage particulièrement croustilleux, elle était prise d'un accès de
toux. La princesse, comprenant ce que cela voulait dire, s'appliquait
à gazer, mais ses gazes étaient toujours fort transparentes. Alors
M"'^ de Lorcy toussait de nouveau, et la princesse finissait par
perdre patience, s'interrompait brusquement, s'écriait :
— Et ceci, et cela, et cœlcra... Ainsi finit l'aventure.
M"' Moriaz écoutait et regardait d'un air étonné, n'entendant pas
Z|90 REVDE DES DEUX MONDES.
malice à ces accès de toux, à ces interruptions, et ne devinant
point ce que signifiait : Et ceci, et cela, et cœtera. Il lui parut que
la princesse Gulof avait l'esprit baroque, elle la soupçonna même
d'avoir le cerveau un peu dérangé, le timbre un peu fêlé; mais elle
lui sut gré de s'être trouvée là à point nommé pour la sauver d'un
tête-à-tête avec M'"^ de Lorcy, pour lui épargner des explications
désagréables, une discussion déplaisante.
Elle demeura près d'une heure plantée sur une chaise, regardant
avec une sorte de stupeur tourner les ailes de ce moulin à paroles
qui n'aimait pas à chômer, et dont le claquet battait avec bruit.
Après avoir glosé sur son prochain, y compris les empereurs et les
grands-ducs, et avoir multiplié les et cœtera^ la princesse Gulof s'é-
tait mise tout à coup sur la physiologie; cette science, qu'elle avait
approfondie, était, à son avis, le secret de tout, l'alpha et l'oméga
de la vie humaine. Elle exposa quelques thèses matérialistes avec
une crudité d'expressions qui effaroucha les oreilles pudiques et dé-
licates de M'^'' Moriaz. L'étonnement qu'elle avait éprouvé d'abord
se compliqua d'un peu de scandale; elle jugea que sa visite avait
assez duré, et elle battit en retraite sans que M'"* de Lorcy cherchât
à la retenir.
En arrivant à Cormeilles, sa voiture se croisa avec un jeune
homme à cheval qui, la tête basse, laissait sa monture cheminer au
pas qui lui plaisait. Ce jeune homme tressaillit lorsqu'une voix de
soprano qu'il préférait à la plus belle musique du monde lui cria :
— Où allez-vous, Camille?
Il s'inclina sur l'encolure de son cheval, mit chapeau bas et ré-
pondit : — A Maisons.
— N'y allez point, on y dit de vilaines choses. — Et M"'' Moriaz
ajouta sur un ton de reine : — On ne passe pas, vous êtes mon pri-
sonnier.
Elle l'obligea de rétrograder; dix minutes après, elle était des-
cendue de son coupé, il avait sauté à bas de sa selle, et ils étaient
assis tête à tête sur un banc.
M. Langis avait rencontré peu de jours auparavant M. Moriaz, qui
s'était plaint amèrement que lui aussi l'abandonnait et qui lui avait
arraché la promesse de venir le voir. Il s'était exécuté. Avait -il
bien choisi son heure? Le fait est qu'il avait été à fois satisfait
et navré d'apprendre que M"' Moriaz était absente. Les contradic-
tions sont le fond de l'homme, surtout de l'homme amoureux.
C'est par la même raison qu'il avait béni et maudit le ciel, qui ve-
nait de lui faire rencontrer Antoinette. Pendant quelques instans, il
avait perdu contenance, mais il s'était bientôt remis; il avait formé
la généreuse résolution de jouer au naturel, de soutenir jusqu'au
bout son rôle d'ami et de frère. Il s'en était si bien acquitté à Saint-
SAMUEL BROUL ET COMPAGNIE. Z|91
Moritz qu'Antoinette le croyait guéri du caprice d'un jour qu'elle
lui avait inspiré et qu'elle n'avait jamais pris au grand sérieux.
La dernière fois que je vous ai vu, lui dit- elle, il vous a
échappé un mot qui m'a fait beaucoup de peine ; mais j'aime à
croire que vous n'aviez pas l'intention de m'en faire.
Je suis un grand coupable, répondit-il, et je me bats la poi-
trine. J'ai manqué de respect à votre dieu.
Heureusement mon dieu n'en a rien su, et s'il l'avait su, je
l'aurais apaisé en lui disant : Pardonnez à ce jeune homme , il ne
sait pas toujours ce qu'il dit.
Il le sait même rarement; mais que voulez-vous? un homme
qui s'évanouit, cela m'a toujours paru un peu bizarre. 11 faut se dé-
fier de ses préjugés, chaque pays a ses usages, et puisque la Po-
logne est un pays qui vous plaît, je tâcherai d'en voir les bons côtés.
— Yoilà ce qui s'appelle parler. J'entends aujourd'hui même
vous réconcilier avec le comte Larinski; restez à dîner avec nous,
il arrivera tout à l'heure; le premier devoir de tous les gens que
j'aime, c'est de s'aimer les uns les autres.
M. Langis se défendit d'abord énergiquement d'accepter cette in-
vitation; Antoinette insista, il finit par s'incliner en signe d'obéis-
sance. La jeunesse a le goût de soulîrir.
Le chapeau sur l'oreille, traçant des figures dans le sable avec
une baguette qu'il avait ramassée : — Je ne veux point de mal à
M. Larinski, reprit-il d'un ton dégagé, et convenezpourtant que
j'aurais le droit de le détester cordialement, car enfin, il y a deux
ans, si je ne me trompe, j'ai eu l'honneur de vous demander en
mariage. Vous en souvient-il?
— Parfaitement, répondit-elle en attachant sur lui ses yeux lim-
pides; mais je dois vous avouer que cette fantaisie ne m'a jamais
paru ni très raisonnable, ni très sérieuse.
— Vous avez tort; je puis vous certifier que votre refus m'a
plongé pendant quarante-huit heures dans le désespoir, j'entends
un de ces vrais désespoirs qui ne mangent , ni ne boivent , ni ne
dorment, et qui parlent tout uniment de se tuer.
— Et au bout de quarante-huit heures vous vous êtes consolé?
— Eh! bon Dieu, c'est toujours par là qu'il faut finir, et c'est
par là que les sages commencent. J'avais longtemps hésité avant de
demander votre main, parce que je me disais : Si elle me refuse, je
ne pourrai plus la revoir... J3 vous revois, tout va bien.
— Et quand vous mariez -vous ?
— Moi? jamais. Je mourrai garçon. Quand on n'a pas pu épou-
ser iP'^ Moriaz, on n'épouse personne. On pose pour l'inconsolable.
— Et da moment que cela n'empêche ni de boire, ni de manger,
ni de dormir...
A92 REVUE DES DEUX MONDES.
— On est intéressant, sans en subir les conséquences, répliqua-
t-il gaîment. — Puis, ayant regardé autour de lui : — Il me semble
que vous avez bouleversé cette terrasse, mis à droite ce qui était à
gauche, supprimé des massifs, coupé des arbres; je ne m'y retrouve
plus.
— Vous vous trompez bien; rien n'est changé ici, et c'est vous
qui êtes un oublieux. Comment! vous ne reconnaissez pas cette
terrasse, théâtre de tant d'exploits? J'étais un vrai tyran, je faisais
de vous tout ce qu'il me plaisait. Vous vous révoltiez quelquefois,
mais au fond l'esclave adorait sa chaîne. Ouvrez donc vos yeux. Te-
nez, voici le sycomore où vous avez grimpé un jour pour m'échap-
per parce que je voulais vous déguiser en fille, comme vous disiez,
et que vous aviez peu de goût pour ce sot métier. Voici l'allée où
nous lancions la balle, voici la charmille et les bosquets où nous
jouions à cache-cache.
— Ou autrement dit à cligne-musette , répondit-il. Là-bas , en
Hongrie, j'ai mis la chose en chanson et même en musique.
— Chantez-moi votre chanson.
— Vous vous moqueriez de moi, j'ai la voix fausse; mais je con-
sens à vous la dire. Les rimes n'en sont pas riches, je ne suis pas un
parnassien. Ah ! par exemple, je vous y tutoie, dans cette chanson;
vous en fâcherez-vous ?
— Je suis décidée à ne me fâcher de rien.
— Écoutez mes pauvres vers, reprit-il, et vous me direz s'ils ne
sont pas pleins de sentiment.
A ces mots, baissant la voix, sans oser la regarder, il lui récita
les deux couplets que voici :
Jadis, dans les bois, dans les prés,
Doux souvenir des temps passés,
Sous la coudraie et sur l'herbette
Nous jouions à cligne-musette,
Jadis, dans les bois, dans les prés.
T'en souvient-il, mon Antoinette,
Doux souvenir des temps passés?
Jadis, dans les bois, dans les prés,
En jouant à cligne-musette,
Nous nous sommes si bien cachés
Que jamais, ù mon Antoinette,
Doux souvenir des temps passés.
Ni dans les bois, ni dans lo» prés,
Nous ne nous sommes retrouvés.
— Votre chanson est jolie, lui dit-elle; mais elle ment, puisque
nous voilà tous deux sur ce banc.
Elle était si innocente du mal qu'elle lui faisait, de la torture
qu'elle lui infligeait, qu'il ne pouvait l'accuser ni se plaindre d'elle;
SAMUEL BROHL ET COMPAGNIE. ii"9S
pourtant il se demandait si dans le meilleur cœur de femme il n'y
a pas un fond de cruauté, de férocité inconsciente. Il sentit les
larmes lui venir aux yeux, prêtes à jaillir; il se baissa brusquement
pour examiner un beau scarabée cornu qui traversait le gravier d'un
pas hâtif, ayant à régler quelque affaire pressante. Quand M. Lan-
gis releva la tête, il avait les yeux secs, le visage serein, la lèvre
souriante.
— II est certain, reprit-il, qu'il y a deux ans j'ai dû vous pa-
raître fort ridicule. Ce camarade de jeux, ce petit Camille pour rire,
qui aspirait à se transformer en mari! La prétention était plaisante,
en vérité.
— Point du tout, répondit-elle; mais j'ai pensé tout de suite que
c'était une méprise. Les petits Camille ont la tête vive et chaude,
ils sont sujets à s'abuser sur leurs sentimens. L'amitié et l'amour
sont pourtant deux choses si différentes ! Je disais un jour à M"^ Moi-
seney qu'une femme ne doit jamais épouser un ami intime, parce
que c'est une manière de le perdre, et les amis sont bons à garder.
— Bah! que feriez-vous des vôtres aujourd'hui? Je trouve mon
rôle bien modeste, bien insignifiant. Levez la trappe, je disparais.
— Mauvais conseil ! je n'ouvrirai pas la trappe. On a toujours
besoin de ses amis. Je me figure que dans tel cas donné la femme
la plus heureuse se trouve quelquefois embarrassée. Elle a un
éclaircissement, un avis, un service à demander, et elle ne peut
s'adresser à son mari, car les maris ne s'entendent pas à tout. Si ja-
mais cela m'arrive, c'est à vous, Camille, que je m'adresserai.
— Tope ! s'écria-t-il; pour vous tirer d'embarras, j'accourrai, s'il
le faut, du fond de la Transylvanie.
Et il lui tendit sa main droite, qu'elle secoua trois fois.
En ce moment, ils ouïrent le bruit d'un pas que M"^ Moriaz recon-
nut sur-le-champ, et le comte Larinski déboucha du sentier qui bor-
dait la maison. Antoinette alla au-devant de lui, elle l'amena en le
tirant par le bout de son gant qu'il venait d'ôter et tenait à la main.
— Messieurs, dit-elle, je n'ai pas besoin de vous présenter l'un
à l'autre, vous vous connaissez déjà.
Peut-être se connaissaient-ils un peu trop, ce qui est pire que de
ne pas se connaître du tout. Expert dans l'art de composer son vi-
sage, Samuel Brohl essaya de sourire, mais son sourire grimaçait,
si vive était sa contrariété de trouver installé dans la place un
homme dont la figure avait le privilège de lui déplaire souveraine-
ment. De son côté, M. Langis dut imposer à ses fibres musculaires
un effort surhumain pour adresser au comte Larinski une inclina-
tion de tête presque courtoise, après quoi ils s'assirent, l'un con-
templant le ciel, l'autre cherchant à retrouver son scarabée, '^^ui
avait disparu.
â9Zi REVUE DES DEUX MONDES.
M"' Moriaz se donna beaucoup de peine pour rompre la glace ;
elle avait beau faire, la conversation languissait, expirait à chaque
instant. — Décidément il y a du froid entre eux, pensait-elle, leurs
atomes ne s'accrochent pas, ils se ressemblent trop peu. — Elle ob-
servait à tour de rôle ces deux hommes, l'un à la taille mince et
dégagée, à la fine moustache, un blondin qui ne paraissait pas son
âge et dont la figure fraîche et jeune ne laissait pas deviner ce qu'il
avait d'énergie dans la volonté, de nerf dans le poignet comme dans
le caractère, l'autre large de carrure, à la tête puissante, à l'œil pro-
fond, fiévreux, tourmenté, romantique, où l'on découvrait toute une
vie de souffrances et de combats. — Celui-ci est mon roman, dont
je ne connais encore que la première page, pensait Antoinette;
celui-là est un chapitre de ma jeunesse, que je relirai toujours avec
plaisir... Mais pourquoi se regardent-ils donc comme deux chiens de
faïence? Il faudra pourtant que, bon gré mal gré, ils finissent par se
convenir et par s'aimer.
Il est diftlcile de faire entrer en propos deux hommes qui ne s'ai-
ment pas; c'est plus tôt fait de les séparer, et c'est de quoi M. Mo-
riaz se chargea. Quand il parut au bout de la terrasse, M. Langis se
leva pour aller le rejoindre, et Antoinette resta seule avec Samuel
Brohl, qui lui dit brusquement :
— M. Langis a-t-il l'intention de s'éterniser ici?
— Oh! bien, répondit-elle, il ne fait que d'arriver.
— Et vous le renverrez bientôt?
— Je comptais si peu le renvoyer que je l'ai retenu à dîner, pour
vous procurer l'occasion de faire avec lui plus ample connaissance.
— Je vous remercie de vos aimables intentions ; mais M. Langis
me plaît peu.
— Qu'avez-vous contre lui?
— Je l'ai rencontré quelquefois chez M"'^ de Lorcy, il m'a tou-
jours témoigné une politesse douteuse. Je flaire en lui un ennemi.
— Pare vision! M. Langis est mon ami d'enfance, et je l'ai pré-
venu que son devoir est d'aimer les gens que j'ainie.
— Je me défie des amis d'enfance, reprit-il en s'échaufTant. Je
ne serais pas étonné que ce jouvenceau fût amoureux de vous.
— Ah! par exemple, si vous l'aviez entendu tout à l'heure... Il
me rappelait, ce jouvenceau, qu'il y a deux ans il a demandé ma
main, et il me déclarait que qaarante-huit heures lui avaient suffi
pour se consoler de mon refus.
— Je ne savais pas le cas si grave et le personnage si dangereux.
Vraiment, vous le gardez à dîner V
— Je l'ai invité ; puis-je me dédire?
— Fort bien, je lui quitterai la place, s'écria-t-il en se levant.
Elle le regarda et demeura confondue d'étonnement, tant son
SAMUEL JÎROHL ET COMPAGNIE. 495
visage s'était transformé. Ses sourcils contractés dessinaient un
angle aigu, et il avait l'air dur, âpre, mauvais. C'était un Larinski
qu'elle ne connaissait pas encore, ou plutôt Samuel Brohl venait de
lui apparaître, Samuel Brohl venait d'entrer en scène aussi subite-
ment que s'il était sorti d'une boîte à surprises. Elle ne pouvait dé-
tacher ses yeux de lui, et il s'aperçut de l'effet qu'il produisait. Sa-
muel Brohl rentra incontinent dans sa boîte, dont le couvercle se
referma, et ce fut un vrai Polonais qui dit à M"' Moriaz d'un ton
grave, mélancolique et respectueux :
— Pardonnez-moi, je ne suis pas toujours maître de mes impres-
sions.
— A la bonne heure, dit-elle, et vous restez, n'est-ce pas ?
— Impossible, répondit-il; je serais maussade, et vous m'en
voudriez.
Elle le pressa, il opposa à ses prières une résistance polie, mais
inébranlable. Elle en ressentit un vif chagrin. Depuis quatre se-
maines, son cœur était en fête et comme épanoui dans sa joie; un
amandier en fleurs n'est pas content lorsqu'il se sent mordu tout à
coup par une bise aigre, dont le souffle glacial effeuille sa couronne;
il grelotte et se prend à douter du printemps.
M"^ Moriaz reconduisit Samuel Brohl jusqu'à la grille.
— ■ Adieu, lui dit-elle. Quand vous reverrai-je?
— Demain, après-demain, je ne sais.
— En vérité, vous ne le savez pas?
Il s'aperçut qu'elle avait les yeux pleins de larmes. Il lui baisa
tendrement la main, et lui dit avec un sourire qui la consola :
— C'est la première fois que nous nous disputons; il est possible
que j'aie tort, mais il me semble que, si j'étais femme, je n'épouse-
rais pas volontiers un homme qui aurait toujours raison.
Cela dit, il s'assura de nouveau que ses yeux étaient humides, et
il partit, charmé d'avoir constaté l'étendue de l'empire qu'il exerçait
sur elle.
Quand elle eut rejoint M. Langis : — Est-ce moi par hasard qui
ai mis en fuite le comte Larinski? lui demanda le jeune homme, j'en
serais désolé.
— Bassurez-vous , répondit-elle, il était venu tout exprès pour
m'avertir que sa soirée n'était pas libre.
Le dîner fut médiocrement gai. M"^ Moiseney avait une dent
contre M. Langis , elle ne pouvait lui pardonner de s'être moqué
d'elle plus d'une fois, ce qui était à ses yeux le vrai péché contre le
Saint-Esprit. M. Moriaz était enchanté de se retrouver avec son cher
Camille; mais il se disait mélancoliquement : — Pourquoi n'est-ce
pas lui qui est mon gendre? — Antoinette eut à plusieurs reprises
des absences; elle ne laissait pas de témoigner à Camille beaucoup
496 REVDE DES DEUX MONDES.
d'amitié. L'amour s'était rendu inaître de cette âme généreuse; il
pouvait bien lui commander des imprudences, mais il n'était pas en
son pouvoir de lui faire commettre une injustice.
A neuf heures, M. Langis monta en selle et partit. Le long du
chemin, il lui sembla plus d'une fois que son cœur allait se briser;
alors il enfonçait l'éperon dans le flanc de son cheval, qui fendait
l'air et dévorait l'espace. On eût dit qu'il avait fait le pari d'essouf-
fler son chagrin , ou peut-être espérait-il que le vent qu'il coupait
emporterait ses pensées dans les profondeurs de la nuit.
Pendant ce temps, M'" Moriaz, accoudée sur le rebord de sa fe-
nêtre, réfléchissait et méditait sur l'incartade du comte Larinski,
en contemplant les étoiles; le ciel était sans nuages, à cela près
qu'un petit flocon noir se dessinait au-dessus du Mont-Yalérien.
M"^ Moriaz avait le cœur gros, mais la ferme confiance que tout
s'arrangerait le lendemain. Qu'est-ce qu'un point noir dans l'im-
mensité d'un ciel étoile?
X.
Il y avait une fois un bel Athénien , qui s'appelait Hippoclide , et
qui était bien de sa race et de son pays ; Aristophane se souvenait
peut-être de lui quand il inventa sa république des oiseaux. Hip-
poclide était un oiseau fait homme; tout en lui était léger, la main,
le pied, l'espérance et le cerveau. 11 avait le cœur dans les talons,
il passait sa vie à danser ou, pour mieux dire , il dansait sa vie. Il
devint amoureux de la fille de Glisthène, tyran de Sicyone, qui était
un homme grave. Il se fit grave, se composa un front sévère, et
une année durant il s'interdit de rire et respecta toutes les conve-
nances; on l'aurait pris pour un Spartiate de Sparte. Un effort si
méritoire allait obtenir sa récompense ; par malheur, il y eut un
soir un grand festin dans lequel Hippoclide but un peu trop. Tout
à coup il sauta sur la table et , à l'ébahissement de l'assistance et
de Glisthène , il se mit à danser d'abord sur les pieds, ensuite sur
les mains et sur la tête. Alors CHsthène lui dit : — Hippoclide , tu
ne seras pas mon gendre, ta danse a tué ton mariage. — A quoi
le bel Athénien répondit : — Hippoclide n'en a cure! et il continua
de danser. — C'est ainsi que les ressorts longtemps comprimés se
détendent et que tôt ou tard le naturel s'échappe.
Les choses ne se passaient point à Gormeilles comme à Sicyone;
les pères n'y sont pas des tyrans et ne rompent pas les mariages,
les princesses y font la pluie et le beau temps. Au surplus Samuel
Erohl ne ressemblait guère à Hippoclide; l'un était un moineau,
l'autre appartenait à la famille des oiseaux de proie, des rapaces
et des voraces, il n'aimait point à danser et il possédait la gravité
SAMUEL BROUL ET COMPAGNIE. 597
propre à tous les animaux dont la chasse est le métier. Ce qu'il y
avait de commun entre Hippoclide et lui, c'est qu'une fois certain
d'être aimé et épousé, il venait de rendre la bride à son naturel ;
l'âpreté de ses appétits et de sa volonté s'était révélée soudain, et
M"^ Moriaz avait pu s'apercevoir qu'il avait le bec crochu.
Cependant il y avait dans tout ce que faisait Samuel Brohl, dans
ses incartades même, dans ses échappées, un peu de calcul et de
combinaison. Sans doute, il avait éprouvé un vif déplaisir en ren-
contrant à Cormeilles M. Camille Langis; il avait peut-être des
raisons particulières et très personnelles pour ne pas l'aimer. Tou-
tefois il savait en un besoin commander à son humeur, à ses im-
pressions, à ses rancunes, et quand il prenait la mouche, c'est qu'il
y trouvait son compte. Il était impatient d'entrer en possession, de
sentir son bonheur à l'abri de tous les hasards; les longueurs, les
lenteurs, les remises, les précautions lui déplaisaient et l'irritaient.
Il soupçonnait M. Moriaz de vouloir pousser le temps avec l'épaule
et de préparer avec son notaire un bon contrat dressé en bonne
forme, qui lierait les mains au comte Larinski. Il comptait saisir la
première occasion de prouver qu'il était défiant, ombrageux, sus-
ceptible, dans l'espérance que M"° Moriaz s'alarmerait, qu'elle di-
rait à son père : — J'entends me marier dans trois semaines et sans
conditions. — L'occasion s'était présentée, Samuel Brohl n'avait
eu garde de la manquer.
Le lendemain, il reçut le billet que voici :
« Vous m'avez fait du chagrin, beaucoup de chagrin. Déjà!.. J'ai
passé une triste soirée, et j'ai mal dormi cette nuit. J'ai réfléchi
sur notre discussion ou sur notre dispute; j'ai tâché de me persua-
der que j'avais eu tort : je n'y ai pas réussi, non plus qu'à vous
comprendre. Ah! que vos défiances m'étonnent! Il est si facile de
croire quand on aime. Écrivez-moi bien vite que vous avez réfléchi,
vous aussi, que vous avez reconnu votre crime. Je n'exige pas que
vous fassiez pénitence, le visage contre terre; mais je vous con-
damne à m' aimer aujourd'hui plus qu'hier, demain plus qu'aujour-
d'hui. A cette condition, je passerai l'éponge sur votre méchante
sortie, et nous n'en reparlerons plus.
« A vous pour toujours. C'est entendu, n'est-ce pas? »
Samuel Brohl eut la surprise de recevoir en même temps un autre
billet, ainsi conçu :
« Mon cher comte, je ne m'explique pas votre procédé ; vous ne
me donnez plus signe de vie. Je croyais avoir quelque droit à vos
égards et que vous seriez accouru pour m' annoncer en personne le
grand événement et chercher mes félicitations. Venez, je vous prie,
dîner ce soir à Maisons avec l'abbé Miollens, qui meurt d'envie de
lOMB XX. — 1877. 32
Zi98 REVUE DES DEUX MONDES.
VOUS embrasser; vous savez qu'il étudie les hommes dans Horace,
il n'en est aucun qu'il vous préfère.
(( Ne me répondez pas et venez, sinon je me brouille à jamais
avec vous. »
Samuel répondit comme suit à M''« Moriaz :
« Soyez sûre que j'ai souffert plus que vous. Pardonnez-moi; il
faut beaucoup pardonner aux hommes qui ont beaucoup pâti. Mon
imagination est sujette à des effaremens. Vous dites que l'on croit
quand on aime. Les grandes joies inespérées rendent mon cœur dé-
fiant. Depuis quelque temps surtout, je broie du noir. Après avoir
voulu me dérober à mon bonheur, je tremble qu'il ne m'échappe;
il me paraît trop beau pour n'être pas un rêve. Être aimé de vous !..
J'ai peur; chaque soir je me demande : M'aimera-t-elle encore de-
main ? Peut-être à mon inquiétude se mêle-t-il un secret remords.
Ma fierté ombrageuse a fait souvent mon supplice; vous affirmez
que c'est de l'orgueil, je tâcherai d'en guérir, mais on ne guérit
pas en un jour. Pendant ces longs mois d'attente, il me viendra plus
d'un soupçon, plus d'une mauvaise pensée. Je vous promets de m'en
taire et de m'en cacher.
« Vous me condamnez pour ma punition à vous aimer aujour-
d'hui plus qu'hier; vous savez bien que c'est impossible. C'est un
autre châtiment que je m'infligerai. M""* de Lorcy m'invite à dîner.
Je la soupçonne d'avoir pour moi une médiocre bienveillance, et je
lui reproche d'être un peu sèche, de ne rien comprendre aux dérai-
sons du cœur, qui sont la vraie sagesse. Je ne laisserai pas de me
rendre à son invitation. C'est à Maisons et non à Cormeilles que je
passerai aujourd'hui ma soirée. Étes-vous contente de moi? Suis-je
assez disposé à faire pénitence ?
« Mais demain... Oh ! j'arriverai demain à deux heures, j'entrerai
par la petite porte verte qui s'ouvre au bas du verger. Voulez -vous
faire quelque chose pour moi? Promenez-vous à deux heures dans
ce sentier que j'adore, A cet endroit, le mur est un peu bas, et par-
dessus j'apercevrai de loin, avant d'entrer, la soie blanche de votre
ombrelle. Je compte, comme vous voyez, qu'il fera du soleil. Suis-je
assez jeune? Cela n'est pas étonnant; je suis né il y a trois mois et
demi; j'ai commencé de vivre le 5 juillet de cette année, à quatre
heures de l'après-midi, dans la cathédrale de Coire. Pardonnez-moi
tout, mes crimes, mes ombrages et mes enfances.
« A demain, ma chère folie. »
Le valet de pied qui avait porté rue Mont-Thabor la lettre de
M"* Moriaz lui rapporta la réponse qu'on vient de lire, et cette ré-
ponse dissipa son chagrin, mais en même temps la rendit pensive.
Elle en médita certains passages, qui frappèrent particulièrement
son attention. Bien que Samuel Brohl ne les eût pas soulignés, il
SAMUEL BROIIL ET COMPAGNIE. A99
n'avait pas manqué son effet. M"'' Moriaz conclut qu'il serait bon
d'avancer le terme, de presser les choses, qu'au premier jour elle
prierait le comte Larinski de fixer lui-même la date de leur ma-
riage. Quant au contrat, elle eut l'occasion de s'en expliquer sur
l'heure avec son père, qui lui annonça qu'il avait invité à dîner
pour le lendemain maître Noirot, son notaire.
Elle garda quelques instans le silence, puis elle dit : — Pourriez-
vous m'expliquer à quoi servent les notaires?
Il lui répondit à peu près comme le Philosophe sans le savoir :
— Nous ne voyons que le présent, les notaires voient l'avenir et
les accidens possibles.
Elle lui repartit qu'elle ne croyait pas aux accidens et qu'elle n'ai-
mait point les précautions, parce que les précautions supposent la
défiance et peuvent sembler offensantes.
— Il fait très beau aujourd'hui, répliqua-t-il, mais il pourrait se
faire qu'il plût demain. Si je partais ce soir pour un voyage, j'em-
porterais mon parapluie sans croire insulter la Providence. Qui te
parle d'offenser M. Larinski? Non content de m'approuver, il me
remerciera. Pourquoi refusait -il de t' épouser? Parce que tu es
riche et qu'il est pauvre. Le contrat que je me propose de faire
mettra à l'aise son désintéressement et sa fierté.
Elle lui répondit vivement : — La question d'argent n'existe pas
pour lui, je désire qu'elle ne soit pas posée. Et puisque vous aimez
les comparaisons, supposez que vous invitez l'un de vos amis à ve-
nir faire un tour dans votre potager. Vos espaliers sont chargés de
fruits, et vous savez que votre ami est un honnête homme et qu'au
surplus il n'aime pas les poires. Yous ne laissez pas de lui mettre
les poucettes. Se tiendra- t-il, oui ou non, pour insulté?
Il lui riposta d'un ton courroucé que ce n'était pas la même
chose, et, M"'' Moiseney s'étant permis d'intervenir dans la discus-
sion pour appuyer Antoinette, pour déclarer qu'on ne se défie pas
d'un comte Larinski et que les hommes de science sont incapables
de comprendre les délicatesses du cœur, il la rabroua vertement, la
pria de se mêler de ce qui la regardait. Pour la première fois de sa
vie, il était sérieusement en colère. Antoinette le caressa pour le
calmer et pramit qu'elle ferait bon visage à maître Noirot, qu'elle
écouterait ses avis avec une religieuse attention, qu'elle s'efforcerait
d'en profiter, sauf à lui démontrer que les notaires n'ont pas le sens
commun.
Pendant que M. Moriaz avait cet orageux entretien avec sa fille,
Samuel Brohl était en route pour Maisons. Après l'avoir étonné, le
billet et l'invitation de M""" de Lorcy lui avaient fait plaisir; il y
voyait la preuve qu'elle renonçait à conjurer l'inévitable événe-
ment, à lutter contre le destin et Samuel Brohl, qu'elle prenait le
500 REVUE DES DEUX MONDES.
parti de faire bonne mine à sa défaite. 11 avait formé le généreux
dessein de la consoler de son déboire, de se gagner sa bienveillance
à force de bonne grâce et de modestie. — Je l'ai roulée, se disait-il
en souriant, mais en vérité je ne lui en veux point.
Seul dans son wagon, Samuel Brohl était heureux, parfaitement
heureux. Il touchait au port, il tenait pour une chose établie qu'a-
vant quinze jours les bans seraient affichés. Était-il seul dans son
compartiment? Une image adorée lui faisait compagnie; il lui par-
lait, elle lui répondait. A une frigidité d'âme peu commune, Samuel
Brohl joignait une imagination qui prenait feu, et quand son ima-
gination s'allumait, il sentait en lui quelque chose de chaud, qu'il
prenait pour un cœur, et sincèrement il se persuadait qu'il en avait
un. En cet instant, il voyait Antoinette telle qu'il l'avait quittée la
veille, le teint animé, les pommettes enflammées, les yeux pleins
de reproches, le regard humide, presque noyé. Elle ne lui avait ja-
mais paru si charmante. Il se croyait si follement amoureux qu'il
était tenté de se moquer un peu de lui-même. 11 savourait par an-
ticipation les joies qui lui étaient réservées, il fêtait le jour et
l'heure où cette élégante créature serait à lui, où il pourrait dispo-
ser d'elle comme de son bien, dévorer page après page, chapitre
après chapitre, ce beau livre imprimé avec luxe et richement relié.
Cependant il n'était pas homme à s'absorber dans cette rêverie.
Ses pensées allaient plus loin; il embrassait en idée son avenir tout
entier, qu'il façonnait à sa guise. Il prenait congé de son triste passé,
comme un aveugle qui par miracle a recouvré la vue se sépare de
sa sébile et de son chien , fâcheux témoins de ses mauvais jours.
Il en avait fini avec les petits métiers, avec le travail ingrat, avec
les servitudes humiliantes, avec le souci du lendemain, avec la né-
cessité de compter ses sous, avec les repas maigres, avec les expé-
diens, les détresses et les usuriers; il disait adieu à tout cela. Désor-
mais il remuerait l'argent à la pelle, il aurait en partage l'abondance,
les fêtes, la joie de ne rien faire, le plaisir de commander, toutes les
douceurs et toute la quiétude d'un bon petit égoïsme couché dans
l'ouate et l'édredon, nourri d'ortolans, qui posséderait deux ou trois
maisons, une voiture, des chevaux et une loge à l'Opéra. Quel ave-
nir! Par intervalles, Samuel Brohl passait sa langue sur ses lèvres;
elles avaient soif.
Alnaschar le paresseux avait pour tout bien, comme on sait, huit
cents drachmes d'argent, et il se promettait d'épouser un jour la
fille du grand-vizir. Il lui tardait que ce mariage fût une affaire ré-
glée pour pouvoir s'habiller comme un prince et monter un cheval
dont la selle serait en or fin. Il se proposait de donner de bonnes
habitudes à sa femme, de la dresser à l'obéissance, de lui apprendre
à se tenir debout devant lui, toujours prête à le servir; il avait ré-
SAMUEL BROHL ET COMPAGNIE. 501
solu qu'au premier caprice, à la première mutinerie, il la corrige-
rait du regard, de la main et même du pied. Si Samuel Brohl avait
l'esprit plus rassis que l'Athénien Hippoclide, il était moins brutal
qu'Alnaschar de Bagdad; mais était-il beaucoup moins féroce? Il se
proposait, lui aussi, de faire l'éducation de sa femme, il entendait
que la fille du grand-vizir se consacrât tout entière à son bonheur
et à son service. Posséder une belle esclave aux yeux bruns, aux
cheveux châtains, dorés à la racine, qui ferait de Samuel Brohl son
padichah et son dieu, qui passerait sa vie à ses genoux, guettant
ses volontés, lisant son bon plaisir sur son front, attentive à ses
fantaisies et à ses sourcils, lui appartenant corps et âme, levant sur
lui des regards de gazelle timide ou de levrette lidèle, tel était son
rêve de félicité conjugale. Et qu'aurait-il besoin de faire l'éduca-
tion de M"* Antoinette Moriaz! L'amour s'en chargerait. Elle adorait
Samuel Brohl, il l'avait à sa dévotion, à sa discrétion; impossible
qu'elle lui refusât jamais rien ! D'avance' elle était préparée à tous
les acquiescemens, à toutes les obéissances, elle serait sa servante
et sa chose. Les drôles font gloire de pénétrer sans peine les hon-
nêtes gens; ils ne les comprennent jamais qu'à moitié. Il en est
des sentimens des honnêtes gens comme de certaines langues répu-
tées faciles qui sont pleines de secrets, de finesses inaccessibles aux
esprits vulgaires. Tel commis-voyageur apprend l'italien en trois
semaines et ne le saura jamais; Samuel Brohl avait appris en quel-
ques jours M"* Moriaz, mais il ne la savait pas.
Il arriva à Maisons dans la disposition d'esprit la plus riante, la
plus flatteuse. En traversant le parc de M'"^ de Lorcy , il fit la réflexion
qu'elle avait eu deux enfans morts en bas âge, qu'elle était libre de
tester comme elle l'entendait, qu'elle avait le cou un peu court et
le tempérament apoplectique, qu'Antoinette était sa filleule, qu'à la
vérité M"^ de Lorcy était en pique avec le comte Larinski, mais que
le comte était adroit et saurait bien regagner ses sympathies. Le
parc lui parut magnifique; il en admira les longues allées droites,
qui avaient l'air de s'en aller jusqu'à Pékin, il s'arrêta quelques in-
stans devant le hêtre pourpre, et il lui sembla qu'il y avait quelque
chose entre ce bel arbre et lui. Il contemplait avec des yeux de pro-
priétaire la terrasse plantée de superbes tilleuls, et il décida qu'il
s'établirait dans son château de Maisons, que sa jolie villa de Cor-
meilles ne serait pour lui qu'un pied à terre. Gomme on voit, son
imagination ne se refusait rien; elle brassait l'or, l'argent et les
songes.
Nous ignorons si M'"^ de Lorcy avait en réalité le tempérament
apoplectique; ce qui est certain, c'est qu'elle n'était pas morte. Sa-
muel Brohl l'aperçut de loin sur la vérandah, où elle venait de s'a-
vancer pour guetter son arrivée. Il s'était oublié dans le parc qui
502 REVUE DES DEUX MONDES.
devait être un jour son parc, et elle commençait à s'inquiéter.
Elle lui cria : — Enfin... Vous vous faites toujours attendre. —
Elle ajouta de l'air le plus affable : — Nous nous revoyons aujour-
d'hui dans des circonstances moins tragiques, et j'espère que vous
emporterez un meilleur souvenir de Maisons.
Il lui baisa la main, en disant : — Le bonheur veut être acheté,
je ne pouvais payer trop cher le mien.
Elle l'introduisit dans le salon, où à peine fut-il entré, il vit une
femme qui, étalée sur une causeuse, s'éventait en devisant avec
l'abbé MioUens. Il demeura immobile, l'œil fixe, respirant à peine,
froid comme un marbre; il lui sembla que les quatre murs du salon
oscillaient de droite à gauche et de gauche à droite, et que le par-
quet se dérobait sous ses pieds comme le pont d'un navire agité
par un fort tangage.
Le jour précédent, Antoinette partie, M'"^ de Lorcy était revenue
à la charge auprès de la princesse Gulof, et la princesse avait fini
par consentir à retarder son départ, à dîner avec l'aventurier aux
yeux verts et à lui faire subir un interrogatoire. Elle était là; oui,
c'était bien elle. Le premier mouvement de Samuel Brohl fut de
gagner la porte et les champs; il n'en fit rien. Il regarda M'"^ de
Lorcy; elle le regardait elle-même avec étonnement, elle se de-
mandait ce qui se passait en lui , elle ne s'expliquait pas le dé-
sordre qui se peignait sur sa figure. — C'est un hasard, se dit-il;
elle ne m'a pas attiré dans un piège, il n'y a pas complot. — Cette
pensée lui procura un demi-soulagement.
— Eh bien! qu'est-ce donc? lui demanda-t-elle. Mon pauvre sa-
lon vous porte-t-il encore malheur?
II lui montra du doigt une jardinière, et lui dit : — Vous aimez
les jacinthes, les tubéreuses; il y a ici un parfum capiteux qui m'a
saisi. Vous allez me prendre pour une femmelette.
Elle lui répondit d'une voix caressante : — Je vous prends pour
un grand homme qui a de terribles nerfs ; mais vous savez par ex-
périence que, si vous avez des faiblesses, j'ai des sels. Voulez- vous
mon flacon?
— Vous êtes mille fois trop bonne, répliqua-t-il. — Et brave-
ment il marcha au-devant du danger. Les dangers en robe de faille
sont les plus redoutables de tous. Tout en marchant, Samuel Brohl
se parlait à lui-même, et, comme Henri IV, il se disait : — Tremble,
carcasse! je t'en ferai voir bien d'autres.
M'"^ de Lorcy le présenta à la princesse, qui leva le menton pour
l'examiner de ses petits yeux clignotans. Il lui parut que ces deux
prunelles grises braquées sur lui étaient deux balles qui venaient
le frapper en plein cœur ; il frissonna de la tête aux pieds et se de-
manda s'il était mort ou vivant. Il s'aperçut bien vite qu'il vivait
SAMUEL BROHL ET COMPAGNIE. 503
encore; la princesse était demeurée impassible, pas un muscle n'a-
vait remué sur son visage. Elle finit par faire à Samuel un sourire
presque gracieux et lui adressa quelques mots insignifians, qu'il
n'entendit qu'à moitié et qui lui semblèrent exquis, délicieux. 11
s'imagina qu'elle lui disait : — Tu as de la chance, tu es né coiffé;
ma vue a baissé depuis quelques années, et je ne t'ai pas reconnu;
bénis ton étoile, te voilà sauvé. — Elle ne disait plus rien qu'il l'é-
coutait encore, buvant ses paroles et le son de sa voix. Il éprouva
un tel transport de joie qu'il faillit sauter au cou de l'abbé Miol-
lens, qui venait de lui prendre la main en s'écriant :
— Qu'en pensez-vous, mon cher comte? Depuis que nous ne nous
sommes vus, il s'est accompli un bien grand événement. Ce que
femme veut. Dieu le veut; mais après tout, j'y suis pour quelque
chose, et je m'en vante.
M"* de Lorcy pria le comte Larinski d'offrir son bras à la prin-
cesse Gulof pour passer dans la salle à manger. Il n'eut pas la
force d'articuler une syllabe en la conduisant à table, il était en-
core trop ému. Elle-même ne disait rien; de sa main droite, elle
s'occupait à arranger une boucle de ses cheveux grisonnans qui
avançait trop sur son front. Il regardait cette main courte et po-
telée, laquelle un jour, dans un accès de jalouse fureur, lui avait
administré deux grands soufllets : ses deux joues la reconnais-
saient.
Pendant le dîner, la princesse fut gaie; elle faisait plus d'atten-
tion à l'abbé Miollens qu'au comte Larinski, elle prenait plaisir à
taquiner le bon prêtre, à le scandaliser par ses propos délurés et ses
thèses qui sentaient quelque peu le fagot. Il n'avait garde de se
scandaliser; il unissait à sa belle humeur naturelle un respect inné
pour les grandeurs et pour les princesses. Elle ne négligea pas une
si bonne occasion de mettre sur le tapis la théorie de l'homme-
singe. Il renvoya gaîment la balle : il déclara qu'il aimait mieux
être un ange déchu qu'un singe perfectionné, qu'à son avis un par-
venu faisait dans le monde une plus mince figure que le descen-
dant d'une vieille noblesse ruinée. Elle lui répliqua qu'elle était
plus démocrate que lui, qu'elle estimait par-dessus tout les hommes
et les singes qui sont les fils de leurs œuvres. — Il m'est doux de
penser, dit-elle, que je suis un macaque progressif, qui a de l'ave-
nir, et qui, en se donnant de la peine, peut se flatter d'obtenir un
nouvel avancement.
Tandis qu'ils causaient ainsi, Samuel Brohl travaillait à se re-
mettre du terrible coup qu'il avait reçu. Il constatait avec joie que
la vue de la princesse s'était considérablement affaiblie, que les
études microscopiques dont elle avait toujours eu le goût avaient
fini par la rendre un peu myope, qu'elle était obligée d'y regarder
504 REVUE DES DEUX MONDES.
de près pour retrouver parmi ses verres à pied celui dont elle avait
affaire. — H y a six ans qu'elle ne m'a vu, pensait-il, et je suis de-
venu un autre homme, je me suis métamorphosé; j'ai peine quel-
quefois à me reconnaître moi-même. Jadis j'avais la barbe rase, au-
jourd'hui je la porte entière. Ma voix, mon accent, mon port de tête,
mes manières, mon regard, tout a changé ; la Pologne est entrée
dans mon sang, je ne suis plus Samuel, je suis Larinski. — Il bénit
le microscope, qui affaiblit la vue des vieilles femmes, il bénit le
comte Abel Larinski, qui avait fait de lui son sosie. Avant la fin du
repas, il avait recouvré toute son assurance, tout son aplomb. 11
prenait part à la conversation; il raconta tristement une histoire
triste, il débita quelques saillies avec un enjoûment et une grâce
mélancoliques, il exprima des sentimens de haute chevalerie en se-
couant sa crinière de lion, il parla du prisonnier du Vatican avec
des larmes dans la voix. On ne pouvait être plus Larinski.
La princesse manifestait en l'écoutant une curiosité étonnée; elle
finit par lui dire : — Comte, je vous admire; mais je ne crois qu'à
la physiologie, et vous êtes un peu trop Polonais pour moi.
A peine fut-on sorti de table et retourné au salon, plusieurs vi-
sites survinrent. Ce fut pour Samuel une délivrance. Si la société
n'était pas assez nombreuse pour qu'il pût s'y perdre, du moins elle
lui servait d'écran. Il tenait pour certain que la princesse ne l'avait
pas reconnu ; il ne laissait pas d'éprouver à sa vue un indicible ma-
laise. Ce visage kalmouk lui rappelait les misères, les hontes, les
durs esclavages de sa jeunesse; il ne pouvait le regarder sans sentir
une brûlure à son front, comme si un fer rouge venait d'y passer.
Il lia conversation avec un conseiller à la cour rogue et pédant,
dont les interminables monologues distillaient l'ennui. Ce beau par-
leur sembla charmant à Samuel, qui lui trouva de l'esprit, du savoir
et du goût; il avait, à ses yeux, ce grand mérite qu'il ne connais-
sait pas Samuel Brohl. Dans ce moment, Samuel divisait le genre
humain en deux catégories : la première comprenait les hommes de
bien et de bon commerce qui ne connaissaient pas un certain Brohl,
il mettait dans la seconde les vieilles femmes qui le connaissaient.
Il interrogeait le conseiller avec déférence, il était suspendu à ses
lèvres, il souriait d'un air d'approbation à toutes les sottises qui
lui échappaient, il aurait voulu que son discours durât trois heures
d'horloge; si ce charmant ennuyeux avait fait mine de le lâcher, il
l'aurait retenu par le bouton.
Tout à coup il entendit une voix pointue qui disait à M'"« de
Lorcy : — Où donc est le comte Larinski? Amenez-le-moi, je vou-
drais me disputer avec lui.
Il s'exécuta, il quitta à regret son conseiller, alla s'asseoir dans
un fauteuil que lui avança gracieusement M'"" de Lorcy et qui lui fit
SAMUEL BROHL ET COMPAGNIE. 505
l'effet d'une sellette; il aperçut distinctement les brodequins, le che-
valet et même la roue. M'"* de Lorcy s'éloigna; il demeura tête à tête
avec la princesse Gulof, qui lui dit : — On m'assure que j'ai des fé-
licitations à vous faire, et je tiens à m'en acquitter.,, bien que nous
soyons ennemis.
— A quel titre sommes-nous ennemis, princesse? lui demanda-t-il
avec une légère inquiétude qui se dissipa quand elle lui répondit :
— Je suis Russe et vous êtes Polonais; mais nous n'aurons pas
le temps de nous battre; je pars pour Londres demain matin à sept
heures.
Il fut sur le point de se jeter à ses pieds et de lui baiser tendre-
ment les deux mains pour lui témoigner sa gratitude. Les Espagnols
appellent alhricias la récompense qu'on donne à quelqu'un qui vous
apporte une excellente nouvelle. — Demain, à sept heures! s'é-
cria-t-il mentalement. Je la calomniais, elle a du bon.
— Quand je dis que je suis Russe, reprit-elle, c'est une manière
de parler. La patrie est un préjugé, une idée qui a fait son temps,
qui avait un sens du vivant d'Épaminondas ou de Thésée, mais qui
n'en a plus. Nous vivons, nous autres, dans le siècle du télégraphe
et des locomotives, et je ne connais rien aujourd'hui de plus bête
qu'une frontière, ni de plus fou qu'un patriote. Le bruit court que
vous vous êtes battu comme un héros dans l'insurrection de 1863,
que vous avez accompli des prouesses incomparables, que vous
avez tué de votre main dix Cosaques. Que vous avaient-ils fait, ces
pauvres Cosaques? Ne vous hantent-ils pas quelquefois dans vos
rêves? Pouvez-vous penser à vos victimes sans inquiétude et sans
remords ?
Il lui répondit d'un ton sec, hautain : — Je ne sais pas, prin-
cesse, si j'ai tué de ma main dix Cosaques; mais je sais qu'il est des
sujets sur lesquels je n'aime pas à m'expliquer.
— Vous avez raison, je ne vous comprendrais pas. Don Quichotte
ne faisait pas tous les jours à Sancho l'honneur de s'expliquer
avec lui.
— Je vous en prie, parlons un peu de l'homme-singe, reprit-il
d'un ton plus souple. C'est une question qui a l'avantage de n'être
ni russe ni polonaise.
— Vous ne réussirez pas à me détourner de mon chemin. J'en-
tends vous dire tout le mal que je pense de vous, dussiez-vous vous
en fâcher. Vous avez émis à table des thèses qui m'ont exaspérée.
Vous n'êtes pas seulement un patriote polonais, vous êtes un idéa-
liste, un vrai disciple de Platon, et vous ne sauriez croire combien
j'ai toujours détesté cet homme. Voilà soixante-cinq ans que je suis
au monde, et je n'y ai vu que des appétits et des intérêts. Deux fois
pendant le dîner vous nous avez parlé du monde idéal. Qu'est-ce
506 REVUE DES DEUX MONDES.
que le monde idéal? où perche-t-il? Vous en parliez comme d'une
maison dont vous connaissiez les êtres, dont vous aviez la clé dans
votre poche. Pouvez-vous me la montrer? je vous jure de ne pas
vous la voler... 0 poète! vous l'êtes autant que Polonais, ce qui
n'est pas peu dire.
— Après cela, il ne reste plus qu'à me pendre, interrompit-il en
souriant.
— Non, je ne vous pendrai point. Les opinions sont libres, et il
faut laisser vivre tout le monde, même les idéalistes. D'ailleurs, si
l'on vous pendait, on réduirait au désespoir une charmante fille qui
vous adore, qui a été créée tout exprès pour vous, et que vous
épouserez prochainement. A quand la cérémonie?
-- Si j'osais espérer que vous me fissiez l'honneur d'y assister,
princesse, j'attendrais que vous fussiez revenue d'Angleterre.
— Vous êtes trop aimable, je ne voudrais à aucun prix retarder
le bonheur de M"*^ Moriaz. Là, mon cher comte, je vous félicite sin-
cèrement. J'ai eu le plaisir de rencontrer ici même la future com-
tesse Larinska. Elle est délicieuse; c'est une nature exquise, la vraie
femme d'un poète. Elle doit avoir de l'esprit, du discernement; elle
vous a choisi, c'est tout dire. Quant à sa fortune, je n'ose pas vous
demander si elle en a; vous me renverriez bien loin. Les idéalistes
s'occupent -ils de ces viles questions?
Elle se rapprocha de lui, et agitant son éventail : — Ces pauvres
idéalistes ! ils ont du malheur.
— Lequel, princesse?
— Ils rêvent les yeux ouverts, et le réveil est quelquefois fort
désagréable. Ah! mon cher comte Larinski, et ceci, et cela, et cœ-
tera... Ainsi finit l'aventure.
Puis avançant la tête vers Samuel, dardant sur lui un long regard
de vipère, elle murmura d'une voix qui lui déchira le tympan comme
une scie aux dents aiguës : — Samuel Brohl, homme aux yeux verts,
tôt ou tard les montagnes se rencontrent.
Samuel avait en face de lui un grand portrait en pied de feu
M. de Lorcy en costume d'apparat, in fiocchi. Il lui sembla que cet
ex-syndic des agens de change venait de remuer dans son cadre,
en roulant des yeux formidables. Il lui parut aussi que les candé-
labres qui surmontaient la cheminée lançaient des jets de flammes
dont les langues roses, vertes, bleues, montaient jusqu'au plafond.
Il lui parut enfin que son cœur battait bruyamment dans sa poi-
trine comme le balancier d'une horloge, que tout le monde allait
se retourner pour savoir d'où venait ce bruit. On était occupé ail-
leurs, personne ne se retourna, personne ne se douta qu'il y avait
là un homme sur qui la foudre venait de tomber.
Cet homme passa la main sur son front couvert d'une sueur
SAMUEL BROHL ET COMPAGNIE. 507
froide; puis, chassant par un effort de sa volonté le nuage qui voi-
lait ses paupières, il se pencha à son tour vers la princesse, et le
sourcil frémissant, l'air méchant et sardonique, il lui dit tout bas :
— Princesse, je connais un peu ce Samuel Brohl dont vous parlez;
il n'est pas homme à se laisser étrangler sans crier beaucoup. Vous
n'avez pas l'habitude d'écrire; il a cependant reçu de vous deux let-
tres, dont il a tiré copie et mis les originaux en sûreté. Si jamais il
se voyait dans la nécessité de paraître devant un tribunal, ces deux
lettres répandraient beaucoup d'agrément sur la plaidoirie de son
avocat, et pour sûr elles feraient la joie de tous les petits journaux
de Paris.
Là-dessus, il lui fit un salut profond, respectueux, prit congé de
M™*" de Lorcy et se retira suivi de l'abbé Miollens, qui lui infligea un
véritable supplice en s' obstinant à le reconduire jusqu'à la station.
N'étant plus gêné par la présence de M""^ de Lorcy, l'abbé lui parla
à cœur ouvert de l'heureux événement auquel il se piquait d'avoir
collaboré, il l'accabla de ses félicitations, de tous les vœux qu'il fai-
sait pour sa félicité; pendant un quart d'heure, il lui prodigua son
miel et sa myrrhe. Samuel lui aurait volontiers serré le cou. Il ne
respira que lorsque l'abbé l'eut délivré de son obsédante compa-
gnie.
Un orage grondait au ciel presque entièrement découvert; c'était
un orage sec, la pluie tombait ailleurs. Des éclairs incessans, par-
tant de tous les coins de l'horizon, promenaient dans toute l'éten-
due de la plaine leurs palpitations lumineuses, accompagnées de
lointains tonnerres. Par instans, les collines semblaient s'allumer.
A plusieurs reprises, Samuel, le nez collé à la portière de son wa-
gon, crut apercevoir du côté de Cormeilles la lueur étincelante
d'un incendie, dans lequel flambaient son rêve et deux millions,
sans parler des espérances.
Il se reprochait amèrement sa fugue de la veille. — Si j'avais
passé la soirée d'hier avec elle, pensait-il, sûrement elle m'aurait
parlé de la princesse Gulof; j'aurais pris mes mesures en consé-
quence, et rien ne serait arrivé. — C'était la faute de M. Langis,
c'est à lui qu'il imputait son désastre, et il l'en détestait davantage.
Cependant, à mesure qu'il approchait de Paris, il sentait son
courage se raffermir.
— Les deux lettres ont fait peur à cette vieille fée, se disait-il ;
elle y pensera à deux fois avant de me déclarer la guerre. iNon, elle
n'osera pas. — Il ajoutait : — Et quand elle oserait, Antoinette
m'aime tant que je lui ferai croire tout ce qui me plaira.
Et il préparait dans sa tête le discours qu'il lui tiendrait, le cas
échéant.
Au même instant, M""^ de Lorcy, demeurée seule avec le prin-
508 REVUE DES DEUX MONDES.
cesse Gulof, lui disait : — Eh bien ! ma chère, vous avez fait causer
mon homme. Qu'en pensez- vous?
La princesse la désola par sa réponse. — Je pense, ma chère, lui
répliqua-t-elle, que le comte Larinski est le dernier des roman-
tiques, ou, si vous l'aimez mieux, la dernière des guitares; mais je
n'ai pas de raisons de croire que ce soit un aventurier.
M™« de Lorcy ne put tirer rien de plus de la princesse Gulof; elle
l'avait retenue à coucher, elle ne fut pas payée de son hospitalité.
La princesse employa une partie de la nuit à réfléchir et à délibérer.
La menace insolente de Samuel Brohl avait produit sur elle quel-
que effet. Elle cherchait à se rappeler la teneur exacte des deux
lettres que jadis elle avait eu l'imprudence de lui écrire de Lon-
dres, dans le cours d'une mission d'affaires qu'il remplissait pour
elle à Paris. Elle avait composé l'une dans un moment de folle ex-
pansion, l'autre dans un accès de colère amoureuse. La première
contenait des indiscrétions égrillardes touchant d'augustes person-
nages; il y avait dans la seconde un peu trop de physiologie. Elle
avait exigé de Samuel, à son retour, qu'il brûlât en sa présence ces
deux épîtres compromettantes; il l'avait trompée, il n'avait brûlé
que les enveloppes et du papier blanc. A la pensée qu'un jour peut-
être on réciterait sa prose au Palais ou qu'on l'imprimerait toute
crue dans un petit journal, elle éprouvait des alarmes, son sang
bouillonnait dans ses veines; elle se souciait peu de mettre Paris et
Saint-Pétersbourg dans la confidence d'une passion dont le souve-
nir lui répugnait, d'apprendre à l'univers que la femme du gou-
verneur-général de Moscou avait eu pour amant un chevalier d'in-
dustrie;... mais laisser échapper une si belle vengeance! renoncer
à ce plaisir des dieux et des princesses ! souffrir que l'homme qui
lui avait faussé compagnie et qui venait de la braver menât à bonne
fin sa ténébreuse intrigue!.. Elle ne pouvait s'y résigner, et il en
résulta que pendant la nuit qu'elle passa à Maisons elle ne dormit
que d'un œil.
XL
Le lendemain, après son déjeuner, M"*^ Moriaz se promenait seule
sur sa terrasse. Le temps était d'une douceur admirable. La tête
nue, elle avait ouvert son ombrelle en soie blanche pour se proté-
ger contre le soleil, car Samuel Brohl avait été prophète, il faisait
du soleil. Elle regardait le ciel, où l'orage sec du soir précédent
n'avait laissé aucune trace, et il lui semblait qu'elle n'avait jamais
vu de ciel aussi bleu. Elle regardait ses plates-bandes, et elle y
voyait des fleurs, qui peut-être n'y étaient pas. Elle regardait le
verger en pente inégale qui bordait la terrasse et elle admirait le
SAMUEL BRCHL ET COMPAGNIE. 509
feuillage des pommiers, où l'automne semait à pleines mains l'or
et la pourpre; ils avaient de l'herbe jusqu'aux genoux, cette herbe
était luisante et sentait bon. Au-dessus des pommiers, elle regar-
dait la flèche de l'église de Cormeilles, qui s'amusait elle-même à
regarder courir les nuages. C'était un jour de fête carillonnée. Les
cloches, sonnant à pleine volée, parlaient à cette heureuse fille de
ce pays lointain, mystérieux, dont nous nous souvenons sans l'avoir
jamais vu. A leurs voix argentines répondaient de folâtres glous-
semens de poules. Elle reconnut tout de suite qu'il se passait un
joyeux événement dans les basses-cours comme dans les clochers,
qu'en bas comme en haut on célébrait l'arrivée de quelqu'un. Ce
qui lui semblait plus charmant que tout le reste, c'était tout au
bout du verger une petite porte en niche, dont l'arcade était tapis-
sée de lierre. C'est par cette porte qu'il devait arriver.
Elle fit plusieurs fois le tour de la terrasse. Le gravier était élas-
tique et rebondissait sous ses pas. Jamais M"^ Moriaz ne s'était sen-
tie si légère; la vie, le présent, l'avenir, ne pesaient pas plus à
son front que ne pèse un oiseau dans la main qui le tient et le sent
frémir. Son cœur frémissait comme un oiseau, comme lui il avait
des ailes et ne demandait qu'à s'envoler. Elle croyait découvrir
partout du bonheur; il y avait comme une joie répandue dans l'air,
dans le vent, dans tous les bruits, dans tous les silences. Elle con-
templait en souriant le vaste paysage qui se déployait sous ses
yeux, et la Seine scintillante lui renvoyait son sourire.
On vint l'avertir qu'une étrangère était là, qui demandait à lui
parler. L'instant d'après, l'étrangère parut, et M"^ Moriaz eut la
surprise plus déplaisante qu'agréable de se trouver en présence de
la princesse Gulof ; elle aurait très bien pris son parti de ne jamais
la revoir. — Voilà une fâcheuse visite, pensa- 1- elle en la faisant
asseoir sur un banc. Que peut bien me vouloir cette femme?
— C'est à M. Moriaz que je désirais parler, lui dit la princesse.
On m'apprend qu'il est sorti. Je partirai dans quelques heures pour
Calais, je ne puis attendre son retour, et je me décide à m' adresser
à vous, mademoiselle. Je viens ici pour vous rendre un de ces pe-
tits services qu'on ne se refuse pas entre femmes, mais avant toute
chose je voudrais pouvoir compter sur votre absolue discrétion ;
j'entends ne point paraître dans cette affaire.
— Dans quelle affaire, madame?
— Elle n'est pas sans conséquence ; il s'agit de votre mariage.
— Vous êtes mille fois bonne de vouloir bien vous occuper de
mon mariage; mais je ne comprends pas...
— Vous comprendrez tout à l'heure. Ainsi vous me promettez...
— Je ne promets rien, madame, avant d'avoir compris.
La princesse regarda de travers M"* Moriaz. Elle croyait parler à
510 REVUE DES DEUX MONDES.
une colombe; elle découvrait que la colombe avait l'humeur moins
commode et le cou plus raide qu'elle ne pensait. Elle balança un
moment si elle ne lèverait pas la séance; elle se décida pourtant à
passer outre.
— J'ai une histoire à vous raconter, poursuivit-elle d'un ton fa-
milier; écoutez -la, je vous prie, avec attention : je me trompe
bien ou vous finirez par la trouver intéressante. Il y a treize ou
quatorze ans de cela, un de ces hasards malencontreux qui sont
communs en voyage m'obligea de passer quelques heures dans une
méchante bourgade de la Gallicie. L'auberge ou pour mieux dire le
cabaret où je m'arrêtai était fort sale; le cabaretier, petit Juif al-
lemand de mauvaise mine, était plus sale encore que son cabaret,
et il avait un fils qui ne l'était pas moins. Je suis sujette à me faire
des illusions sur les hommes. Malgré sa crasse, ce jouvenceau me
parut intéressant. Son triste père lui refusait toute instruction et le
rouait de coups; il avait l'air intelligent, il me fit l'effet d'un
poisson d'eau vive condamné à nager dans un bourbier. Il s'appelait
Samuel Brohl, retenez bien ce nom. J'eus piiié de lui et je ne trou-
vai pas d'autre moyen de le délivrer que de l'acheter à son père.
Cet affreux petit homme m'en demanda un prix exorbitant; je vous
assure que ses prétentions étaient folles. Je n'étais pas en fonds, ma
belle, j'avais sur moi tout juste l'argent nécessaire pour continuer
mon voyage ; mais je portais à mon bras un bracelet qui eut l'avan-
tage de lui plaire. C'était un bijou persan, plus singulier que beau;
je le vois d'ici : trois grandes plaques d'or, ornées d'animaux fan-
tastiques et reliées par une sorte de tricot en filigrane. Je tenais à
ce bracelet, on me l'avait rapporté de Téhéran. Il y avait un secret
à l'une des plaques, qui s'ouvrait; j'y avais fait graver les dates les
plus intéressantes de ma vie, et au-dessous ma profession de foi,
dont vous n'avez que faire. Ah! ma chère, quand on est une fois
mordu par cette passion dangereuse qui se nomme la philanthropie,
on devient capable de troquer un bracelet persan contre Samuel
Brohl, et je vous jure que c'est un vrai marché de dupe que j'ai
fait là. Ce vilain garçon m'a mal payée de mes bontés pour lui. Je
l'envoyai à l'université et plus tard je l'attachai à ma personne à
titre de secrétaire. C'est une âme noire. Un beau matin, il leva le
pied et disparut.
— Voilà une ingratitude révoltante, interrompit Antoinette, et
votre bonne œuvre, madame, a été mal récompensée; mais je ne
vois pas bien quel rapport Samuel Brohl peut avoir avec mon ma-
riage.
— Vous êtes trop impatiente, ma mignonne. Si vous m'en don-
niez le temps, je vous apprendrais que j'ai eu le plaisir fort inat-
tendu de dîner hier avec lui chez M'"*' de Lorcy. Cet Allemand a fait
SAMUEL BBOnL ET COMPAGNIE. 511
beaucoup de chemin, depuis que je l'ai perdu de vue; il ne s'est
pas contenté de devenir un Polonais, il est aujourd'hui un person-
nage. Il s'appelle le comte Abel Larinski et il doit épouser très
prochainement M"'^ Antoinette. Moriaz.
Une boulTée de sang monta aux joues d'Antoinette, et son regard
jeta du feu. La princesse Gulof se méprit tout à fait sur le senti-
ment qui l'animait et elle lui dit :
— Ma belle, ne vous fâchez pas, ne vous indignez pas; votre in-
dignation ne vous servirait de rien. Sans contredit, un scélérat ca-
pable de tromper une si charmante fille mériterait dix fois la mort;
mais gardez-vous de faire un esclandre. Ma chère, les esclandres
produisent toujours des éclaboussures qui rejaillissent sur tout le
monde, et il y a un proverbe turc un peu vulgaire, mais très sensé,
qui dit que plus on pile l'ail, plus il sent. Croyez-moi, vous ne
sortiriez pas de là sans une teinte de ridicule; certaines méprises
paraissent toujours un peu grotesques, et il est inutile d'en entre-
tenir l'univers. Grâce à Dieu, vous n'êtes pas encore la comtesse La-
rinska, et je suis arrivée juste à point pour vous sauver. Taisez-vous
sur la découverte que vous venez de faire, n'en touchez pas un mot
à Samuel Brohl , et cherchez un prétexte honnête pour rompre.
Vous ne seriez pas femme si vous n'en trouviez pas dix pour un.
M'^^ Moriaz ne put plus contenir sa colère. — Madame , s'écria-
t-elle avec violence, consentirez- vous à déclarer à M. Larinski, moi
présente, qu'il s'appelle Samuel Brohl?
— Je lui ai fait hier cette déclaration, mademoiselle; il est inu-
tile que je la lui répète. Il était plus mort que vif, et vraiment j'ai
eu regret à l'état où je le mettais. Je ne puis me dissimuler que je
suis cause de tout; pourquoi ai-je tiré ce garçon du cabaret de son
père et de sa bourbe natale? Peut-être y serait-il resté honnête.
C'est moi qui l'ai lancé dans le monde, qui lui ai donné l'envie
d'arriver. Je lui ai mis des atouts en main, il a trouvé qu'il ne ga-
gnait pas assez vite, il a fini par tricher. Il ne m'appartient pas
d'accabler ce pauvre diable, on doit des égards à ses obligés, et
encore un coup, je désire ne pas paraître davantage dans cette
affaire. Promettez-moi que Samuel Brohl ne sera jamais informé
de la démarche que je fais auprès de vous.
Elle lui répondit sur un ton de hauteur : — Je vous promets,
madame, que je ne ferai jamais au comte Larinski l'injure de lui
répéter un seul mot des histoires fort vraisemblables que vous venez
de me raconter.
La princesse se leva brusquement, demeura plantée devant
M"* Moriaz et la regarda en silence ; puis elle lui dit de son ton le
plus ironique : — Ah! vous ne me croyez pas, ma belle. Décidé-
ment vous ne me croyez pas. Yous avez raison; il ne faut pas ajou-
512 REVUE DES DEUX MONDES.
ter foi aux radotages des vieilles femmes. Non, ma mignonne, il n'y
a point de Samuel Brohl ; j'ai diné hier à Maisons avec le plus au-
thentique de tous les comtes Larinski, et il ne me reste plus qu'à
vous prier de recevoir tous mes vœux pour le bonheur à jamais as-
suré de la comtesse Larinska et cœtera, de la comtesse Larinska et
compagnie.
A ces mots, elle lui tira sa révérence, tourna les talons et disparut.
M"® Moriaz resta un instant comme étourdie du coup; elle avait
de la peine à reprendre ses esprits. Elle se demandait si elle n'avait
pas eu une vision ou un cauchemar, si c'était bien une princesse
russe en chair et en os qui était venue tout à l'heure, qui s'était
assise auprès d'elle et lui avait tenu des propos si étranges que le
clocher de Gormeilles n'avait pu les entendre sans tomber dans une
profonde stupeur. En effet , le clocher de Gormeilles se taisait, ses
cloches ne sonnaient plus ; un silence effrayant régnait à deux lieues
à la ronde.
Antoinette eut bientôt le dessus sur son émotion. — Avant-hier,
pensait-elle, cette femme m'avait paru avoir le cerveau dérangé ;
c'est une méchante folle, il me tarde qu'Abel soit ici, il me racon-
tera ce qui s'est passé à ce dîner entre lui et cette radoteuse , et
nous rirons. Peut-être ne s'est-il rien passé du tout. Ne fera-t-on
pas enfermer la princesse Gulof ? On a bien tort de laisser des ma-
niaques de cette espèce courir le monde en liberté. Cela peut cau-
ser des accidens; les cloches de Gormeilles ne sonnent plus... Eh!
bon Dieu, que sait-on? M'"* de Lorcy a sûrement la main dans
cette affaire. C'est la suite du grand complot. Combien la pièce a-
t-elle d'actes? Nous voici au second ou au troisième; mais il est
des plaisanteries dont on se fâche. Je finirai par me fâcher.
La princesse Gulof avait entièrement manqué son effet. Il sem-
blait à M"'' Moriaz que, depuis vingt minutes, elle aimait le comte
Larinski encore plus qu'auparavant.
L'heure approchait, il était en route; elle n'avait jamais été si
impatiente de le voir. Elle aperçut quelqu'un à l'autre bout de la
terrasse. C'était M. Camille Langis, qui se dirigeait vers le labora-
toire. Il tourna la tête, rebroussa chemin et vint à elle. M. Moriaz
l'avait prié de lui traduire par écrit deux pages d'un mémoire alle-
mand, qu'il entendait mal. Camille apportait sa traduction; c'était
peut-être sa raison de revenir au bout de deux jours à Gormeilles,
peut-être aussi n'était-ce qu'un prétexte.
M"'' Moriaz ne put s'empêcher de faire la réflexion que sa visite
était inopportune, qu'il choisissait mal son moment. — Si le comte
le trouve encore ici , pensa-t-elle , je ne crains pas qu'il me fasse
une scène, mais tout son plaisir sera gâté. — Elle accueillit M. Lan-
gis avec une nuance de froideur qui lui fut sensible.
SAMUEL BROHL ET COMPAGNIE. 513
— Je suis de trop , dit-il , en faisant un mouvement pour se re-
tirer.
Elle le retint, et changeant de ton : — Vous n'êtes jamais de trop,
Camille. Asseyez-vous là.
Il s'assit et lui parla des courses de Chantilly, auxquelles il avait
assisté la veille. Elle l'écoutait, secouait la tête en signe d'approba-
tion; mais elle n'entendait sa voix qu'au travers d'un brouillard
qui voilait les sons. Elle leva la main pour chasser une guêpe dont
le bourdonnement l'agaçait; la dentelle de sa manchette, en se ra-
battant, laissa son poignet à découvert.
— Vous avez là un bracelet qui me paraît curieux, lui dit
M. Langis.
— Vous ne l'aviez pas encore vu? répondit-elle. Il y a pourtant
déjà quelque temps...
Elle s'interrompit, frappée d'une idée subite. Elle regarda son
poignet. Ce bracelet qui ne la quittait jamais, ce bracelet que lui
avait donné le comte Larinski, ce bracelet qu'il aimait parce qu'il
lui venait de sa mère, et que feu la comtesse Larinska l'avait porté
jusqu'à ses derniers momens, ne ressemblait à aucun autre; mais
M''* Moriaz s'avisa de remarquer qu'il ressemblait beaucoup au bra-
celet persan dont la princesse Gulof lui avait fait la description et
qu'elle avait troqué contre Samuel Brohl. Les trois plaques d'or,
les animaux chimériques, les chaînettes en filigrane maillée, rien
n'y manquait. Elle l'ôta de son bras et le présenta à M. Langis, en
lui disant :
— Il y a, paraît-il, quelque chose d'écrit à l'intérieur d'une de
ces plaques ; mais pour l'ouvrir il faudrait savoir le secret. Savez-
vous deviner les secrets?
Il examina avec soin le bracelet, — Deux de ces plaques, dit-il,
sont pleines et en or massif; la troisième est creuse et pourrait
servir de boîte. J'aperçois ici une petite charnière presque invi-
sible; mais j'ai beau chercher le secret, je ne le trouve pas.
— La charnière est-elle solide?
— Pas trop, et on forcerait facilement ce couvercle.
— C'est ce que vous allez faire, lui répondit-elle.
— A quoi pensez- vous? Dieu me préserve de gâter un bijou que
vous aimez!
Elle lui repartit : — J'ai fait la connaissance d'une princesse
russe qui a la fureur de la physiologie et des dissections. Son mal
m'a gagné, et je veux me mettre à disséquer. J'aime ce bijou, mais
je veux savoir ce qu'il y a dedans... Faites ce que je vous dis,
poursuivit-elle. Vous trouverez dans le laboratoire les instrumens
nécessaires. Allez, la clé est à la porte.
lOMB XX. — 1877. 33
51Zj REVUE DES DEUX MONDES.
Il la consulta du regard; elle avait l'œil ardent, la voix brève, et
lui répétait : — Mais allez donc. Vous ne m'avez pas comprise?
Il obéit, se rendit au laboratoire, en emportant le bracelet. Après
cinq minutes, il revint et dit : — Je suis un maladroit; j'ai estro-
pié le couvercle en l'enlevant; mais vous l'avez voulu, et votre cu-
riosité sera satisfaite.
Elle put en effet satisfaire sa curiosité. Elle saisit avidement le
bracelet, et sur la plaque du fond, mise à nu, elle aperçut, gravés
dans l'or, de petits caractères presque microscopiques. A force
d'attention, elle parvint à les déchiffrer. Elle distingua plusieurs
dates, marquant les années, les mois et les jours où il était arrivé
quelque chose d'important à la princesse Gulof. Ces dates, qui
n'étaient accompagnées d'aucune indication, suffisaient jadis pour
lui rappeler les principales expériences qu'elle avait pratiquées sur
les hommes avant de découvrir Samuel Brohl. Le résultat n'en avait
pas été réjouissant, car on lisait au-dessous de cette façon de ca-
lendrier une profession de foi ainsi conçue : « Rien, rien, rien, et
c'est tout. » Cette déclaration mélancolique était signée, et la si-
gnature était fort lisible. M'^*^ Moriaz l'épela tout couramment,
quoique dans cet instant elle eût la vue trouble, et elle demeura
convaincue que le bijou dont le comte Larinski lui avait fait pré-
sent comme d'une relique de famille avait appartenu à Anna Pe-
trovna, princesse Gulof.
Elle devint mortellement pâle et sa tête se perdit; elle eut presque
un accès de folie. Dans le désordre de son esprit, elle croyait s'a-
percevoir elle-même bien loin , au bout du monde et toute petite,
gravissant un col de montagne de l'autre côté duquel il y avait
un homme qui l'attendait. Elle se demandait : Est-ce moi ou cette
voyageuse qui est M"^ Moriaz? Elle ferma les yeux et vit s'ouvrir
devant elle un trou noir où sa vie s'engloutissait en tournoyant
comme une feuille d'arbre tombée dans un gouffre.
M. Langis s'approcha d'elle, la frappa légèrement dans la paume
des mains et lui dit : — Qu'avez-vous donc?
Elle se réveilla, fit un effort pour redresser sa tête et la laissa
retomber. Ce qu'elle avait au fond du cœur l'étouffait; elle éprouva
l'irrésistible besoin de s'ouvrir a quelqu'un, et elle jugea que
l'homme qui lui parlait était un de ces hommes à qui une femme
peut dire son secret, une de ces âmes où elle peut verser sa honte
sans rougir. Elle entama d'une voix entrecoupée un récit confus et
haché, que Camille avait peine à suivre. 11 finit pourtant par la
comprendre; il se sentit partagé entre une immense pitié pour
cette douleur désespérée et une joie féroce d'amoureux qui le ser-
rait à la gorge et l'étranglait.
Le clocher de Gormeilies avait recouvré la voix; il sonna deux
SAMDEL BROHL ET COMPAGNIE. 515
heures. Antoinette se leva tout d'une pièce et s'écria : — Il m'a
donné rendez-vous près de cette jolie petite porte que vous voyez
d'ici. Il aura le droit de m'en vouloir si je le fais attendre.
Aussitôt elle se dirigea vers la rampe à balustrade qui conduisait
de la terrasse dans le verger. M. Langis la suivit, cherchant à la
retenir. — Il ne faut pas que vous le revoyiez, lui disait-il. J'irai le
trouver. De grâce, chargez-moi de vos explications.
Elle le repoussa et lui répondit sur un ton d'autorité : — Je veux
le voir, lui parler; il n'y a que moi qui puisse lui dire ce que j'ai
dans le cœur. Je vous ordonne de rester ici; j'entends qu'il ne s'en
prenne qu'à moi. — Elle ajouta avec un plissement de lèvres qui
ressemblait à un sourire : — Figurez-vous que je ne crois pas en-
core qu'il m'ait trompée; je ne le croirai qu'après avoir lu son men-
songe dans ses yeux.
Elle descendit rapidement le verger, et pendant cinq minutes,
l'œil fixé sur la porte, elle attendit Samuel Brohl. Son impatience
comptait les secondes, et pourtant M"^ Moriaz aurait voulu que
cette porte ne s'ouvrît jamais. Il y avait près de là un vieux pom-
mier qu'elle aimait; jadis elle avait suspendu plus d'une fois son
hamac à l'une de ses branches qui se recourbait en arceau. Elle
alla s'adosser au tronc rugueux du vieil arbre. Il lui sembla qu'elle
n'était plus seule; quelqu'un la protégeait.
Enfin la parte s'ouvrit et donna passage à Samuel Brohl, qui
avait le sourire aux lèvres. Son premier mot fut : — Et votre om-
brelle! Vous l'avez oubliée?
Elle lui répondit : — Ne voyez-vous pas qu'il ne fait pas de so-
leil? — Et elle demeura adossée contre son pommier.
Il levait la main pour lui montrer le ciel bleu; il la laissa retom-
ber. Il regardait Antoinette et il avait peur. Il devina sur-le-champ
qu'elle savait tout. Il paya d'audace.
— J'ai passé hier une triste journée; M""^ de Lorcy m'a fait dîner
avec une folle ; mais la nuit m'a bien dédommagé : j'ai revu en
songe l'Engadine, des sapins, des arolles, des lacs couleur d'éme-
raude et un capuchon rouge.
— Moi aussi, j'ai fait un rêve cette nuit. J'ai rêvé que le brace-
let que vous m'avez donné avait appartenu à la folle dont vous par-
lez et qu'elle y avait fait graver son nom.
Elle lui jeta le bracelet : il le ramassa, l'examina; il le tournait
et le retournait dans ses doigts tremblans. Elle s'impatienta. — Re-
gardez la plaque qui a été forcée. Vous ne savez donc pas lire?
Il lut et demeura stupéfait. Qlû aurait pu soupçonner que ce bi-
jou qu'il avait trouvé dans la défroque de son père lui était venu
de la princesse Gulof, que c'était le prix dont elle avait payé la dé-
^feance et l'mfamie de Samuel Brohl? Samuel était fataliste; il
516 RETDE DES DEUX MONDES.
sentit que son étoile l'avait abandonné, que les hasards avaient con-
spiré la ruine de ses espérances, qu'il était condamné et perdu. Un
profond découragement s'empara de lui.
— Pourriez-vous me dire ce que je dois penser d'un certain Sa-
muel Brohl? lui demanda-t-elle.
Ce nom prononcé par elle tomba sur lui comme une masse de
plomb; il n'aurait Jamais cru qu'il pût y avoir tant de pesanteur
dans une parole humaine. Il chancela sous le coup; puis il frappa
son front de ses deux poings fermés et répondit :
— Samuel Brohl est un homme digne de votre pitié comme de la
mienne. Si vous saviez tout ce qu'il a souffert, tout ce qu'il a osé,
vous ne pourriez vous empêcher de le plaindre et de l'admirer beau-
coup. Écoutez-moi, Samuel Brohl est un malheureux...
— Ou un misérable! interrompit-elle d'une voix terrible. — Elle
fut prise d'un rire nerveux; elle s'écria : — M™^ Brohl ! Je ne peux
pourtant pas m' appeler M'"' Brohl, Ah ! cette pauvre comtesse La-
rinska.
Il eut un frissonnement de colère qui l'aurait épouvantée, si elle
avait deviné ce qui remuait en lui. Il releva la tête, croisa ses bras
sur sa poitrine, et avec un sourire amer :
— Ce n'était pas l'homme que vous aimiez, dit-il, c'était le
comte.
Elle répliqua : — L'homme que j'aimais n'avait jamais menti.
— Oui, j'ai menti, s'écria-t-il d'une voix haletante, et j'en bois
la honte sans remords et sans dégoût. J'ai menti, parce que je vous
aimais à la folie, j'ai menti parce que vous m'êtes plus chère que
mon honneur, j'ai menti parce que je désespérais de toucher votre
cœur et que tous les chemins m'ont paru bons pour arriver jusqu'à
vous. Pourquoi vous ai-je rencontrée? pourquoi n'ai-je pu vous voir
sans reconnaître en vous le rêve de toute ma vie ? Le bonheur pas-
sait, il allait s'enfuir, je l'ai pris dans un traquenard. J'ai menti. Qui
ne mentirait pour être aimé de vous?
Jamais Samuel Brohl n'avait été si beau. Le désespoir et la pas-
sion allumaient une flamme sombre dans ses yeux; il avait le charme
sinistre d'un Satan foudroyé. Il fixait sur Antoinette un regard fas-
cinateur, et ce regard lui disait : — Que t'importent mon nom, mes
mensonges et le reste? Mon visage n'est pas un masque, et l'homme
qui t'a plu, c'est moi. — Il ne se doutait pas de l'étonnante facilité
avec laquelle Antoinette lui avait repris son cœur si facilement
donné; il ne soupçonnait pas les miracles que peut faire le mépris.
Le moyen âge croyait aux golems; c'étaient des figures d'argile
d'une séduisante beauté, qui avaient toutes les apparences de la
vie. Elles cachaient sous une touffe de cheveux le mot vérité écrit
sur leur front en caractères hébraïques. S'il leur arrivait de mentir,
SAMUEL BROHL ET COMPAGNIE. 517
le mot s'efiaçait; elles perdaient tout leur charme, l'argile n'était
plus que de l'argile.
M"* Moriaz devina la pensée de Samuel Brohl; elle lui cria:
— L'homme que j'aimais est celui dont vous m'avez raconté l'his-
toire.
Il aurait voulu la tuer, pour qu'elle ne fût à personne. Derrière
Antoinette, à vingt pas de distance, il apercevait la margelle d'un
puits à poulie; cette margelle lui donnait des vertiges. Il découvrit
avec désespoir qu'il n'y avait pas en lui l'étoffe d'un crime.
Il se laissa tomber à genoux dans l'herbe et s'écria ; — Si vous
ne me pardonnez pas, il ne me reste plus qu'à mourir. — Elle de-
meura immobile et impassible. Elle répétait entre ses dents la
phrase de Camille Langis : J'attends que ce grand comédien ait fini
de jouer sa pièce.
Il se releva et se mit à courir vers le puits. Elle y fut avant lui et
lui barra le passage; mais au même instant elle sentit deux mains
s'enlacer autour de sa taille, et le souffle de deux lèvres qui cher-
chaient ses lèvres et qui murmuraient : — Vous m'aimez encore,
puisque vous ne voulez pas que je meure.
Elle se débattit avec violence, avec horreur; elle réussit par un
effort frénétique à se dégager. Elle s'enfuit, remontant vers la mai-
son. Samuel Brohl s'élança à sa poursuite, il allait l'atteindre, il
s'arrêta soudain. Il venait d'apercevoir M. Langis se précipitant
hors d'un bosquet, où il s'était caché. L'inquiétude l'avait pris, il
était descendu sans être vu par un sentier qui se dérobait sous des
massifs de verdure. Antoinette, hors d'haleine, courut à lui en
criant : — Camille, sauvez -moi de cet homme! — et elle se jeta
dans ses bras, qui se refermèrent sur elle avec délices. Il la sentit
bientôt s'taffaisser; elle serait tombée, s'il ne l'avait retenue.
Au même instant une voix menaçante l'apostropha et lui dit :
— Nous nous reverrons, monsieur.
— Aujourd'hui même, répliqua-t-il.
Antoinette avait l'air égaré; elle ne voyait pas, elle n'entendait
pas, ses jambes ne la soutenaient plus. Camille eut beaucoup de
peine à la ramener jusqu'à la maison ; elle ne put gravir la rampe
de la terrasse ; il dut la porter. Il fut aperçu de M"« Moiseney, qui
remplit l'air de ses cris. Elle accourut, elle prodigua les meilleurs
soins à sa reine. Tout en s'occupant de lui faire reprendre ses sens,
elle demandait à Camille des explications , qu'elle n'écoutait qu'à
moitié ; elle l'interrompait à chaque mot pour s'écrier : — C'est un
coup monté, et vous êtes l'âme du complot. Je vous ai deviné, vous
en voulez à Antoinette. Votre vanité blessée n'a jamais pu se conso-
ler de son refus, et vous avez résolu de vous venger. Peut-être vous
flattez-vous qu'elle finira par vous aimer. Elle ne vous aime pas,
518 REVUE DES DEUX MONDES.
elle ne vous aimera jamais. Qui êtes-vous pour oser vous comparer
au comte Larinski?.. Taisez-vous donc. Est-ce que je crois à Samuel
Brohl? Je ne connais pas Samuel Brohl. Je donnerais ma tête à cou-
per qu'il n'y a point de Samuel Brohl.
— Vous ne donneriez pas grand'chose, mademoiselle, lui repartit
M. Moriaz, qui était survenu sur ces entrefaites.
Antoinette resta pendant une heure dans un accablement muet;
puis une fièvre violente se déclara. Quand arriva le médecin qu'on
avait envoyé chercher, M. Langis rentra à sa suite dans la chambre
de la malade. Elle avait le délire; elle était sur son séant et passait
continuellement sa main sur le haut de son front ; elle cherchait à
effacer la trace impure d'un baiser qu'elle avait reçu, un soir que
la lune éclairait, et la marque qu'avait laissée sur ses cheveux le
frôlement d'une chauve-souris qui s'était accrochée à son capuchon.
Ces deux choses se confondaient dans son souvenir. De temps à
autre elle disait : — Où est mon portrait? rendez-moi mon portrait.
Il pouvait être dix heures du soir quand M. Langis se présenta
chez M. Samuel Brohl, qui ne fut pas étonné de le voir paraître; il
espérait sa visite. Samuel avait repris possession de lui-même. Il
était digne et calme. Cependant la tempête qu'il avait essuyée avait
laissé sur sa figure quelques vestiges de son passage. Il avait la
lèvre frémissante, ses beaux cheveux châtains s'enroulaient comme
des serpens autour de ses tempes et lui faisaient une tête de Méduse.
Il dit à Camille : — Où et quand? Nos témoins se chargeront
d'arranger le reste.
— Yous vous abusez, monsieur, sur le motif de ma visite,, lui ré-
pondit M. Langis. Je suis désolé d'attenter à vos illusions, mais je
ne viens point concerter avec vous une rencontre.
— Yous refusez de me donner satisfaction ?
• — Quelle satisfaction puis-je vous devoir?
— Yous m'avez insulté.
— Quand donc?
— Et vous m'avez dit : Le jour, le lieu, les armes, je laisse tout
à votre choix.
M. Langis ne put s'empêcher de sourire. — Ah! vous convenez
enfin que vos évanouissemens sont des comédies? répondit-il.
— Convenez de votre côté, repartit Samuel, que vous insultez les
gens lorsque vous les croyez hors d'état de vous entendre. Yotre
courage aime à prendre ses sûretés.
— Soyez raisonnable, reprit Camille. Je m'étais mis à la dispo-
sition du comte Larinski, vous ne pouvez pas exiger que je me batte
avec un Samuel Brohl.
Samuel bondit, il s'avança le front haut et farouche sur le jeune
homme, qui l'attendait de pied ferme et dont l'air résolu lui im-
SAMUEL BROHL ET COMPAGNIE. 519
posa. Il lui jeta un regard sinistre, retourna s'asseoir, se mordit
les lèvres jusqu'au sang; puis, d'un ton placide : — Me ferez-vous
la grâce de m'apprendre, monsieur, ce qui me vaut l'honneur de
vous recevoir chez moi?
— Je suis venu vous réclamer un portrait que M"^ Moriaz est dé-
sireuse de ravoir.
— Si je refusais de le rendre, vous feriez sans doute appel à ma
délicatesse ?
— En doutez-vous? répondit ironiquement Camille.
— Cela prouve, monsieur, que vous croyez encore au comte La-
rinski, que c'est bien à lui que vous parlez en ce moment.
— Détrompez-vous. Je suis venu trouver M. Samuel Brohl, qui
est un homme d'affaires, et c'est une affaire commerciale que j'en-
tends régler avec lui. — Et tirant de sa poche un portefeuille : —
Vous le voyez, j'ai les mains garnies.
Samuel s'enfonça dans son fauteuil. Les yeux à demi clos, il
regardait M. Langis au travers de ses cils. Sa figure changea, son
nez devint plus crochu et son menton plus pointu; ce n'était plus
le lion, c'était le renard. Il avait aux lèvres le sourire doucereux
d'un usurier qui dresse des embûches aux fils de famille et flaire
un cas favorable. Si dans ce moment Jeremias Brohl l'avait aperçu
de l'autre monde, il aurait reconnu son sang.
Il dit enfin à Camille : — Vous êtes un homme d'esprit, mon-
sieur. Je suis prêt à vous écouter.
— J'en suis bien aise et, à vrai dire, je n'en doutais pas. Je vous
sais très intelligent, très disposé à tirer le meilleur parti possible
des conjonctures fâcheuses.
— Ah ! ménagez ma modestie. Je vous remercie de l'excellente
opinion que vous avez de moi; je dois pourtant vous prévenir qu'on
me reproche d'être un peu âpre au gain, vous laisserez entre mes
doigts quelques plumes de vos ailes.
Pour toute réponse, M. de Langis frappa de la main sur son por-
tefeuille, qui était bourré de billets de banque. Aussitôt Samuel prit
dans un tiroir fermé à clé un écrin, qu'il ouvrit.
— Voilà un bien précieux bibelot, dit-il. Le médaillon est en or,
. et le travail de la miniature est exquis. C'est l'œuvre d'un maître,
la couleur vaut le dessin. La bouche est d'un rendu merveilleux;
Mengs ou Liotard n'auraient pas mieux fait... Combien estimez-
vous ce chef-d'œuvre?
— Vous êtes plus connaisseur que moi; je m'en rapporte à vos
appréciations.
— Je vous laisse ce bijou pour cinq mille francs; c'est pour rien,
Camille se disposait à tirer les cinq mille francs de son porte-
feuille. — Gomme vous êtes prompt! reprit Samuel, Ce portrait n'a
520 REVDE DES DEDX MONDES.
pas seulement du prix comme œuvre d'art; je suis sûr que vous y
attachez une valeur de sentiment, car je soupçonne que vous êtes
amoureux du modèle à en perdre les yeux.
— Je crois vraiment que vous m'interrogez, repartit Camille en
lui jetant un regard écrasant.
— Ne vous fâchez pas. Je porte dans les affaires des habitudes
de précision méthodique. Mon père vendait toujours à prix fixe;
comme lui, je ne fais jamais de rabais. Vous comprendrez sans
peine que ce qui vaut cinq mille francs pour un ami vaut le double
pour un amoureux. Ce bibelot vaut dix mille francs. C'est à prendre
ou à laisser.
— Je prends, répondit M. Langis.
— Puisque nous y sommes, poursuivit Samuel, je possède encore
d'autres articles qui pourraient vous convenir.
— Auriez-vous par hasard la prétention de me vendre vos nippes?
— Entendons-nous; j'ai d'autres articles dans la même partie.
Et il al!a chercher dans une armoire le capuchon rouge, qu'il
étala sur la table.
— Voilà une nippe, pour me servir de votre mot, qui a peut-
être quelque intérêt pour vous. La couleur en est belle; si vous la
voyiez au soleil, elle vous éblouirait. Je conviens que l'étoffe est
commune, c'est du cachemire très ordinaire; mais si vous daigniez
l'examiner de plus près, vous seriez frappé du parfum tout particu-
lier qui s'en exhale. Les Italiens appellent cela Vodor fcmmiiiUio.
— Et quel prix votre tarif assigne-t-il à Vodor femminino?
— Je veux être accommodant. Je vous laisserai cette nippe et
son parfum pour cinq mille francs. C'est du bien donné.
— Assurément. INous disons dix et cinq, cela fait quinze mille.
— Un instant. Vous paierez en bloc; j'ai encore autre chose à
vous proposer... On dirait que le plancher vous brûle les pieds,
que vous ne pouvez vous souffrir dans cette chambre.
— Je vous avoue qu'il me tarde d'avoir quitté... comment dirai-
je?.. cette boutique, ou ce repaire, ou cette caverne.
— Vous êtes jeune, monsieur; il ne faut jamais se presser; la
précipitation fait commettre des oublis que l'on regrette. Vous se-
riez bien fâché d'être parti sans emporter les deux chiffons que voici.
A ces mots, il tira de son carnet deux lettres qu'il déplia.
;- — V en a-t-il encore beaucoup? demanda Camille. Je crains de
me"^ trouver court et d'être obligé de retourner à la provision.
— Ah! ces deux lettres, je ne puis les céder pour un morceau de
pain, la seconde surtout. Elle n'a que douze lignes; mais la jolie
écriture anglaise! Voyez plutôt, et le style en est amoureux et ten-
dre. J'ajoute qu'elle est signée. Ah ! monsieur, que M"^ Moriaz sera
charmée de ravoir ses pattes de mouche! Quelle obligation elle vous
SAMUEL BROUL ET COMPAGNIE. 521
en aura! Vous vous ferez valoir, vous lui direz que vous m'avez mis
le couteau sur la gorge, que vous m'avez fait peur. De quel gra-
cieux sourire elle paiera votre héroïsme!.. M'est avis, monsieur,
que ce sourire vaut dix mille francs, comme le médaillon; les deux
bibelots se valent l'un l'autre.
— Si vous voulez davantage, qu'à cela ne tienne.
— Non, monsieur. Je vous l'ai dit, je n'ai qu'un prix,
— A ce compte, c'est vingt-cinq mille francs que je vous dois.
Vous n'avez plus rien à me vendre?
— Hélas! c'est tout.
— Vous me le jurez?
— Eh quoi ! monsieur, vous admettez donc que Samuel Brohl a
une parole d'honneur, que lorsqu'il a juré, il faut l'en croire?
— Vous avez raison, je suis encore bien jeune.
— C'est tout, vous dis-je, reprit Samuel en soupirant. Ma bou-
tique est mal fournie; elle commençait à se garnir, mais un fâcheux
accident est venu déranger mon petit commerce.
— Bah ! consolez-vous, lui répliqua M. Langis, vous trouverez une
autre occasion ; un génie de haut vol, tel que le vôtre, en trouve tou-
jours. Vous avez été malheureux, quelque jour la fortune réparera
ses torts envers vous, et le monde rendra justice à votre beau talent.
En parlant ainsi, il déposait sur la table vingt-cinq billets de
mille francs. Il les compta, Samuel les recompta après lui, et aussi-
tôt il lui remit le médaillon, la capeline et les deux lettres.
Camille se leva pour partir. — Monsieur Crohl, dit-il, dès le pre-
mier jour que je vous ai vu, je m'étais fait la plus haute idée de
votre caractère; la réalité a dépassé mon attente. Je suis enchanté
d'avoir, fait votre connaissance, et j'ose espérer que vous n'êtes
pas fâché d'avoir fait la mienne. Cependant, je ne vous dirai pas
au revoir.
— Que sait-on? répondit Samuel, qui changea subitement de vi-
sage et d'attitude. Et il ajouta : — Si vous aimez les étonnemens,
monsieur, veuillez rester encore une minute dans cette caverne.
Il roula et tordit en papillote les vingt-cinq billets de mille francs;
puis, avec un grand geste à la Ponlatovvski, les approchant d'une
bougie, il y mit le feu et, quand ils llambèrent, il les jeta dans la
cheminée où ils achevèrent de se consumer.
Se retournant vers M. Langis : — Me ferez-vous l'honneur de
vous battre avec moi? s'écria-t-il.
— Après un si beau trait, je ne puis rien vous refuser, répondit
Camille. Je vous ferai cet honneur insigne.
— C'est ce que je voulais, repartit Samuel. Je suis l'offensé, j'ai
le choix des aimes. — Et en reconduisant M. Langis, il dit encore :
522 REVCE DES DEUX. MONDES,
— Je ne vous cacherai pas que j'ai beaucoup fréquenté les tirs,
que je suis de première force au pistolet,
Camille s'inclina et sortit.
Le lendemain, dans un intervalle lucide, M"^ Moriaz aperçut au
pied de son lit un médaillon posé sur un capuchon rouge. De ce
moment, les médecins appelés en consultation augurèrent mieux
de son état.
XII.
A six jours de là, Samuel Brohl, ayant traversé INamur et Liège
sans s'y arrêter, arrivait par le chemin de fer à Aix-la-Chapelle. Il
descendit à V Hôtel-Royal, situé près de la gare; il s'y fit servir un
copieux dîner qu'il arrosa d'un vin de Champagne crémant. Il avait
bon appétit, l'âme en fête, le cœur épanoui, gonflé de joie, et la tête
fumante. Il s'était vengé, il avait fait justice d'un insolent qui était
son rival : M"^ Moriaz n'était pas à Samuel Brohl, mais elle ne se-
rait jamais à Camille Langis. Près de la frontière franco-belge, à la
lisière d'un bois, un homme avait été frappé en pleine poitrine;
Samuel Brohl l'avait vu tomber, et quelqu'un s'était écrié : — Il est
mort. — On prétend qu'Aix-la-Chapelle est une ville peu récréante,
que les chiens eux-mêmes s'y ennuient et qu'ils prient piteusement
les passans de leur donner des coups de pied dans la vue de se pro-
curer une distraction. Samuel ne s'ennuya pas un instant pendant
la soirée qu'il passa dans la cité de Charlemagne. 11 voyait sans cesse
le coin d'un bois, un homme qui tombait, et il éprouvait un frisson
déUcieux.
Après le Champagne, il but du punch, et là -dessus il^dormit
comme un loir; malheureusement le sommeil dissipa ses fumées,
et son réveil ne fut pas gai. Il avait l'habitude fatale de réfléchir;
il réfléchit; ses réflexions l'attristèrent; il s'était vengé, mais après?
Il pensa longuement à M"^ Moriaz; il regardait d'un œil mélanco-
lique ses deux mains ou ses serres qui avaient lâché prise. Il récita
à demi-voix des vers allemands, qui veulent dire :
« J'ai résolu d'enterrer mes chansons et mes rêves; allez me cher-
cher un grand cercueil. Pourquoi ce cercueil est-il si lourd? c'est
qu'avec mes rêves j'y ai déposé mon amour et mes souflrances, »
Quand il eut récité ces vers, Samuel se sentit encore plus triste
qu'avant, et il maudit les poètes. — Ils m'ont fait bien du mal, se
disait-il avec amertume. Sans eux, il ne tenait qu'à moi de couler
auprès d'une vieille femme des jours filés d'or et de soie. Mon ave-
nir était assuré, ils m'ont fait prendre en dégoût mon gagne-pain.
Je les ai crus sur parole, j'ai été la dupe de leurs creuses déclama-
SAMUEL BROHL ET CO.MPAGME. 523
lions; ils m'ont enseigné les mépris inconsidérés et l'ambition mal-
saine de jouer le sot personnage d'un homme à grands sentiraens.
J'ai méprisé la boue. Où en suis-je à cette heure?
Samuel Brohl avait raison, il faut plaindre les demi-drôles. Leur
conscience a des clartés intermittentes, ils s'aperçoivent, ils s'en-
trevoient, ils ont des dégoûts dangereux, des velléités de devenir
d'honnêtes gens, et cela met dans leur vie un décousu qui nuit à
leurs entreprises et que ne connaissent pas les vrais drôles, les-
quels sont tout entiers à leur affaire et ne se dégoûtent jamais d'eux-
mêmes. Samuel était un drôle romantique, et il constatait que son
romantisme, après lui avoir coûté cher, ne lui avait rien rapporté.
Peu s'en fallait qu'il ne s'écriât avec Brutus : — 0 vertu, tu n'es
qu'un vain nom.
Il avait formé le projet de se rendre en Hollande et de s'y embar-
quer pour l'Amérique. Que ferait-il aux États-Unis? Il ne le savait
pas encore. Il passa en revue tous les métiers à sa convenance; ils
demandaient tous des' frais d'établissement. Grâce à Dieu et à
M. Guldenthal, dont la créance courait de grands dangers, il n'était
pas dénué de toutes ressources; mais, une semaine auparavant, il
avait mis en bouchon et brûlé vingt-cinq billets de la^Banque de
France. Il avait quelques remords de son action; il ne pouvait s'em-
pêcher de se dù-e qu'une vengeance de vingt-cinq mille francs était
un article de luxe dont les pauvres diables feraient bien de se pri-
ver. En méditant sur cette aventure, il lui sembla que c'était un
autre que lui qui avait brûlé les billets, ou que du moins il avait
exécuté machinalement cet auto-da-fé, par une sorte d'impulsion
irréfléchie, comme une marionnette que meut et gouverne un fil
invisible. Tout à coup le fantôme avec lequel il avait des entretiens
réglés lui apparut, un ricanement aux lèvres. Samuel l'interpella
une fois encore, ce devait être la dernière, et il lui dit :
— Tu es mon mauvais génie. Imbécile! c'est toi qui m'as fait
faire cette extravagance. Tu as allumé toi-même cette bougie, tu
as mis les billets dans ma main , tu m'as pris le bras, tu l'as al-
longé, tu l'as tenu au-dessus de la flamme fatale. Cet acte de su-
blime héroïsme est ton œuvre; ce n'est pas moi, c'est toi qui as
payé si cher le plaisir d'étonner un insulteur et de le tuer. Maudit
soit à jamais le jour où je me suis affublé de ton nom, où j'ai conçu
la sotte pensée de devenir ton sosie. Je me suis fait Polonais; Ja
Pologne a-t-elle jamais eu le moindre esprit de conduite? De tous
les hommes, tu étais le plus incapable de faire ton chemin , je sin-
geais un méchant modèle et j'ai fait école sur école. Abel Larinski,
je rqjnps tout commerce avec toi, je liquide notre maison, je mets
la clé sous la porte ou sur la fosse. 0 mon grand Polonais, je vous
524 REVUE DES DEDX MONDES.
restitue votre titre, votre nom, et avec votre nom tout ce que vous
m'aviez donné : vos fiertés , vos prétentions , vos dangereuses déli-
catesses, vos attitudes, vos grimaces sentimentales et votre panache
ondoyant.
Ce fut ainsi que Samuel Brohl prit un congé définitif du noble
comte Abel Larinski , lequel put désormais reposer tranquillement
dans son tombeau; il n'avait plus peur d'être un mort compromis
par un vivant. Quel nom allait prendre Samuel ? Par dépit contre sa
destinée, il choisit pour l'heure le plus humble de tous; il résolut de
s'appeler Kicks, comme sa mère, ce qui signifie un coup manqué.
Sa mélancolie n'eût point connu de bornes s'il avait pu se douter
que Camille Langis était encore de ce monde. Camille Langis fut
pendant quinze jours entre la vie et la mort, mais on put extraire
la balle. M""® de Lorcy était accourue à Mons pour le soigner comme
une mère; elle eut la joie de le ramener vivant à Paris.
On s'était bien gardé de raconter le duel à M'^** Moriaz, et même
de lui en toucher un mot; son état inspira longtemps des inquié-
tudes, on lui épargnait toute émotion. Après qu'elle fut entrée en
convalescence, elle resta plongée dans une tristesse sombre et ta-
citurne. Elle ne faisait jamais la moindre allusion à ce qui s'était
passé et ne souffrait pas qu'on lui en parlât. Elle s'était trompée,
son erreur lui avait laissé un déboire mêlé d'épouvante; il lui
semblait que rien n'était plus possible pour elle que de se souvenir
et de se taire.
Vers la fin de novembre, M. Moriaz lui proposa de retourner à
Paris. Elle lui témoigna son désir de ne pas quitter Cormeilles, de
passer l'hiver dans la solitude; les visages humains lui faisaient
peur. M. Moriaz se permit de lui représenter qu'elle n'était pas rai-
sonnable. — Yeux-tu donc porter éternellement le deuil d'un in-
connu? lui demanda-t-il , car enfin l'homme que tu aimais, tu ne
l'as jamais vu. Eh! mon Dieu, tu t'es méprise, tu t'es abusée. Est-il,
je ne dirai pas une seule femme, mais un seul membre de l'Institut
qui, une fois au moins, n'ait pris grossièrement le change? C'est à
force d'expériences manquées qu'on fait avancer la science.
Et s' élevant aux plus hautes considérations, il s'efforça de lui dé-
montrer que s'il est fâcheux de se tromper, une crainte excessive
de se tromper est un mal plus fâcheux encore, attendu qu'il vaut
mieux perdre son chemin que de ne pas marcher du tout.
Quand il eut achevé sa harangue, elle lui dit en hochant la tète :
— Je ne crois plus à personne.
— Quoi ! pas même au brave garçon à qui tu dois d'avoir recou-
vré ton portrait et tes lettres?
— De qui voulez-vous parler? s' écria-t-elle.
SAMUEL BROHL ET COMPAGNIE, 525
Il lui raconta alors la descente opérée dans la caverne par
M. Langis, sans lui dire ce qui en était résulté.
— Ah! c'est bien, c'est très bien, fit-elle. Je ne doutais pas que
Camille ne fût un véritable ami.
— Un ami ? Es-tu bien sûre qu'il n'ait pour toi que de l'amitié?
Et là-dessus, M. Moriaz lui conta le reste. Elle devint pensive,
s'enfonça dans une rêverie. Tout à coup la porte du salon s'ouvrit
et Camille entra. Après s'être informé de sa santé, il annonça à
M"* Moriaz qu'à la suite d'un refroidissement il avait été malade,
lui aussi, et que bien qu'il fût hors d'affaire, son médecin l'envoyait
passer l'hiver à Sorrente.
Elle lui répondit : — C'est un voyage que je voudrais faire. Con-
sentez-vous à m'emmener?
Elle le regardait fixement, ce regard disait tout. Il fléchit le ge-
nou devant elle, et ils restèrent quelques instans les mains dans les
mains, les yeux dans les yeux. Sur ces entrefaites parut M"'' Jeanne
Moiseney, qui à la vue de ce groupe demeura confondue.
— Vous voilà bien étonnée, mademoiselle, lui dit M. Moriaz.
— Pas autant que vous vous le figurez, monsieur, répliqua-t-elle
en se remettant. Je n'osais pas le dire, mais au fond j'ai toujours
cru, toujours pensé... Oui, j'ai toujours été sûre que cela finirait
ainsi.
— Dieu bénisse la papesse Jeanne! s'écria-t-il ; je renonce à la
corriger.
Nous n'avons pu découvrir ce que fait en Amérique Samuel Brohl.
En attendant mieux, court-il humblement le cachet? a-t-il tenté
quelque nouvelle entreprise matrimoniale? est-il devenu reporter du
New-York Herald, ou politicien dans un état du nord, ou carpet-
bagger dans la Caroline du Sud? rêve-t-il d'être un jour président
de la glorieuse république étoilée? Jusqu'à cette heure, aucun jour-
nal américain ne lui a consacré le moindre entrefilet. Les aventu-
riers sont des êtres disparaissans et reparaissans : ils appartiennent
à la famille des plongeurs; mais, de plongeons en plongeons, ils
finissent toujours par quelque catastrophe. La vague rapporte un
instant le noyé, puis le remporte un instant après et l'entraîne au
fond du gouffre amer; on entend le bruit d'un remous, un léger
clapotis auquel se mêle un cri rauque, suivi d'un soupir étouffé,
et Samuel Brohl n'est plus. Pendant quelques jours on discute la
question de savoir s'il s'appelait Brohl, Kicks ou Larinski, bientôt
on parle d'autre chose, et son souvenir devient la proie du silence
éternel.
Victor Cherbuliez.
LA GRÈCE, L'HELLÉNISME
ET
LA QUESTION D'ORIENT
Une des choses les plus singulières de l'imbroglio oriental, c'est
l'attitude de la Grèce et des Grecs. Dans des pétitions adressées au
sultan et aux ambassadeurs européens, les raïas grecs de la Thrace
ou de la Macédoine demandent que l'on n'accorde point de privi-
lèges aux provinces slaves, paraissant préférer les projets consti-
tutionnels de la Porte aux propositions d'autonomie des puissances.
Pendant ce temps, les Hellènes du royaume tiennent au Pnyx des
meetings où, du haut de la tribune antique taillée dans le roc, les
Démosthènes modernes provoquent les héritiers de Thémistocle à
la délivrance de leurs frères encore asservis. Les chambres d'A-
thènes votent un emprunt de guerre, et les ministres du roi George
envoient à la Porte un pacifique mémorandum où, sous condition,
ils lui offrent leur amitié. D'un côté les Grecs semblent ainsi appuyer
la politique turque et combattre la diplomatie moscovite; de l'autre
ils se disposent a mettre en mouvement leurs derniers palikares et
leur petite armée pour le cas où les troupes du sultan seraient oc-
cupées sur le Danube par les Russes. Quel est le mot de cette sin-
gulière énigme? Est-ce duplicité, est-ce indécision? L'explication
est dans l'état intérieur du royaume de Grèce, et surtout dans la ré-
partition géographique des Grecs, dans les intérêts séculaires de
leur race, qui font d'eux les rivaux des Slaves du Balkan plus en-
core que les adversaires des Ottomans.
L
Le royaume de Grèce, tel que l'a créé, il y a près d'un demi-siècle,
la triple alliance de la France, de l'Angleterre et de la Russie, est
une tête sans corps. Jamais peut-être la diplomatie, qui par métier
LA GRÈCE ET LA QUESTION d' ORIENT, 527
OU par nécessité est toujours portée aux demi-mesures, n'a rien fait
de plus incomplet, de plus manifestement provisoire. La Grèce était,
vouée aux agitations stériles et aux révolutions impuissantes par sa
constitution territoriale même. Les hommes les plus perspicaces
l'ont senti dès le début. La taille étriquée et comme comprimée de
la Grèce officielle lui rendit difficile le choix d'un souverain et fit
repousser ses avances des prétendans les plus désirables. L'on sait
les refus opposés par le prince Léopold, le futur roi des Belges, à
toutes les offres des Hellènes et de la diplomatie ; pour accepter la
couronne de Grèce, Léopold demandait que le cadre du nouveau
royaume fût élargi, afin que la monarchie hellénique pût commen-
cer à vivre dans des conditions plus normales (1). Le prince de
Saxe-Cobourg était mieux inspiré que le Bavarois Othon, qui osa
tenter l'aventure et essaya d'implanter une monarchie sur un sol
trop étroit pour lui laisser prendre racine. La petite Grèce de 1830,
ne possédant plus une ville sur un territoire ruiné par une longue
guerre, ayant à peine 700,000 habitans, et dans sa pauvreté acca-
blée du poids de son grand nom , pouvait malaisément suffire aux
charges d'un état moderne et aux besoins d'une monarchie. A côté
de nos grands états militaires, un roi et une cour paraissaient une
vaine et ridicule parodie dans ce petit pays de bergers où les seuls
princes à leur place eussent semblé les rois du bon Homère.
La diplomatie avait fait au royaume et à la monarchie helléniques
une tâche ingrate. La Grèce, à la fois resserrée dans d'étroites fron-
tières et dévastée à l'intérieur, devait se consumer dans un double
effort. Au lieu de s'appliquer uniquement à son développement pa-
cifique, elle devait chercher à continuer, à compléter l'œuvre ina-
chevée de l'indépendance nationale, et pendant longtemps encore
moins songer à mettre son territoire en valeur qu'à l'étendre. La
première chose, aux yeux de tous les patriotes comme aux yeux du
prince Léopold, devait être de placer le nouvel état dans des condi-
tions plus viables. Ainsi s'explique en partie, dans cette Grèce tron-
quée, la prédominance des préoccupations politiques, auxquelles
l'inclinaient déjà le génie de la race et les traditions antiques.
Comme il n'existait en Grèce aucune sorte d'aristocratie ou de
classes dirigeantes, chaque Grec pouvait se croire appelé à me-
ner les" affaires du pays, et tous, étant animés d'une même ambi-
tion, s'en estimer également capables. De là dans cette petite dé-
mocratie, sur cette surface exiguë, à peine plus peuplée qu'un de
nos grands départemens, cette sorte de manie ou de maladie poli-
tique qui a été le fléau du royaume. Tout le monde étant d'accord
pour tout subordonner au but national, et les occasions d'y attein-
(1) Voyez l'étuda de M. Saiat-René Taillaadier dans la Hevue du 1" mars 1876.
528 REYUE DBS DEUX MONDES,
dre se présentant rarement, les luttes des partis et des personnes
devaient naturellement porter sur des objets de plus en plus
minces, sur des intérêts de plus en plus mesquins, à tel point qu'à
force de ténuité les fils qui composent l'écheveau de la politique
hellénique sont devenus insaisissables à l'étranger.
A l'étroitesse de la scène répondaient la subtilité héréditaire des
acteurs et la passion des longs discours, le goût du bavardage spi-
rituel et des fines discussions, si sensible chez le Grec de tous les
âges. Ces défauts du caractère étaient aggravés par un inconvénient
provenant plus directement de la conformation du royaume et des
limites imposées à la Grèce, grâce à la défiante diplomatie de
M. de Metternich et peut-être aussi aux secrètes visées de la Russie,
peu soucieuse de fortifier l'hellénisme aux confins des Slaves. Ce
n'est pas seulement au point de vue matériel, territorial, que la
Grèce officielle est incomplète, mutilée, difforme, c'est aussi au
point de vue moral. La Grèce de 1830 est par sa configuration
même privée d'équilibre intérieur. Composée uniquement des pro-
vinces helléniques du midi, elle est toute méridionale par le carac-
tère de ses habitans comme par la latitude, et manque du contre-
poids que lui eussent donné les provinces du nord, l'Épire et la
Thessalie. La Grèce actuelle est comme une France abandonnée aux
Provençaux et aux Gascons, les plus vifs peut-être, les plus beaux
parleurs, les plus intelligens même de tous les Français, mais assu-
rément ni les plus sages ni les plus calmes. La Grèce de 1830 res-
semble encore à une Italie réduite au Napolitain et à la Sicile, toute
méridionale, toute maritime. Les lourds Béotiens et les sauvages
Étoliens ne suffisent pas à donner au royaume l'assiette intérieure
qui lui manque : il lui eût fallu les solides populations de la Thes-
salie et de l'Épire. Gomme l'alliage d'un métal plus grossier donne
à l'or ou à l'argent plus de résistance, le sang plus pesant de l'Al-
banais eût heureusement, dans les provinces du nord, corrigé la
ductilité hellénique. Dans les limites actuelles de la Grèce, sur un
sol restreint et appauvri, avec une telle prédominance de l'élé-
ment naturellement le plus turbulent, s'il est une chose dont il
faille s'étonner, ce n'est pas des fautes des Grecs, de leurs révolu-
tions, de leurs banqueroutes ; c'est de leur sagesse, de leur pros-
périté relative, de leurs progrès. Les Grecs du royaume ont beau
être souvent inférieurs à leurs frères du dehors, ils ont fait le mi-
racle de vivre dans des conditions où l'existence semblait impos-
sible et de conserver la liberté dans des conditions où l'absolutisme
semblait leur seule chance de salut.
Quand, après la longue guerre de l'indépendance, une partie des
pays grecs insurgés fut constituée en état autonome, tout était à créer
sur un sol dénudé par des siècles d'abandon et ravagé par les ar-
LA GRÈCE ET LA QUESTION d'ORIENT. 529
mées turques et égyptiennes. D'une population décimée et ignorante,
habituée par les luttes même de l'indépendance à une vie libre, sans
lois et sans frein, il fallait faire un peuple moderne, et au milieu
des aventuriers et des klephtes établir un gouvernement régulier.
11 fallait tout improviser, dans le monde moral comme dans le
monde matériel. La nouvelle capitale, bâtie de toutes pièces dans
une petite plaine aride, au pied des ruines solitaires de l'Acropole,
l'Athènes moderne, aujourd'hui la ville la plus occidentale de tout
l'Orient, est un juste emblème de cette Grèce contemporaine, recon-
truite elle-même à l'imitation de l'Europe sur un sol étroit et dé-
sert. A ces affranchis, élevés dans l'ignorance de quinze siècles de
<lespotisme religieux et de quatre ou cinq siècles de servitude poli-
tique, manquait le premier instrument de toute vie intellectuelle,
de toute féconde civilisation, une langue à la fois populaire et lit-
téraire. Ce que tous les peuples de l'Europe tiennent du passé, un
idiome lentement élaboré, élevé au-dessus de tous les dialectes
locaux, capable d'exprimer toutes les idées et de les porter à tous,
les Grecs, au lendemain de leur émancipation, s'aperçurent qu'ils
en étaient privés. La langue antique était morte, et le grec vul-
gaire fait de ses débris , le romaïque , à la structure analytique
toute moderne, n'était pas encore formé, pas encore adulte, en
sorte qu'entre la belle langue classique des ancêtres et le patois in-
culte du peuple, les Grecs n'ont pu encore se faire une langue na-
tionale vraiment vivante, à la fois parlée et écrite et assez fixée
pour être au-dessus de toute discussion. Leur littérature renais-
sante hésite et se partage entre deux directions opposées, les uns
voulant remonter au langage de Démosthène et de Plutarque, les
autres inclinant vers le langage du klephte et du berger. Cette in-
décision de l'idiome hellénique moderne est un autre symbole des
difficiles destinées de la Grèce, disputée, elle aussi, entre les tra-
ditions ou les souvenirs de l'antiquité, et les idées ou les besoins du
monde moderne.
L'embarras de cette situation, cette sorte d'incertitude dans les
conditions d'une existence nouvelle, est sensible dans la politique
intérieure de la Grèce. Que devait être ce nouvel état, une monarchie
ou une république, un état fédératif ou un état unitaire? La question
n'eût pas laissé d'être difficile et de jeter dans la nation de trop vi-
vaces semences de discorde, si l'Europe monarchique, qui servait à
la Grèce renaissante de tutrice et de marraine, n'eût naturellement
uni sans trop la consulter sa filleule à la royauté. En pupille docile,
la Grèce, au milieu de toutes ses aventures et de ses caprices, est
demeurée assez sage pour ne point se brouiller sur ce point avec
les puissances protectrices dont, à un moment donné, elle pouvait
TOME .\x. — 1877. 34
530 REVUE DES DEUX MONDES.
toujours avoir besoin. Si elle s'est séparée de sa première dynastie
bavaroise, avec laquelle elle faisait fort mauvais ménage, ce n'a été
qu'un simple divorce, et, dans sa révolution même, la Grèce a eu
le tact de renverser un roi et non la royauté. Quelques esprits n'ont
pas vu sans déplaisir la Grèce oublier ses anciennes traditions ré-
publicaines et fédératives; ils en eussent voulu faire une sorte de
Suisse maritime. De pareils regrets proviennent d'un archaïsme
plus préoccupé des souvenirs du passé que des besoins de la vie
moderne. Dans un temps où une civilisation unitaire rassemble en
grands corps de nation des peuples comme l'Allemagne et l'Italie,
divisés depuis des siècles, la petite Grèce, unifiée par le despo-
tisme et la servitude, ne pouvait, au premier jour de son affran-
chissement, se fractionner et se morceler elle-même pour s'affaiblir
vis-à-vis de l'étranger et du musulman. Quoique les intérêts de
clocher jouent un trop grand rôle dans la politique hellénique,
l'esprit de clan ou de tribu, vivant encore dans quelques districts
de i'Hellade, chez les Maïnotes de la Morée par exemple, était bien
moins vivace chez les Grecs qu'il ne l'est demeuré chez leurs voisins
et parens, les Skipetars d'Albanie. Le fédéralisme républicain n'eût
été pour les Grecs qu'une cause de plus d'anarchie et d'impuis-
sance; en dépit du morcellement physique de leur petit territoire,
découpé par tant de golfes et cloisonné de tant de chaînons monta-
gneux, l'unité politique de I'Hellade est aujourd'hui aussi conforme
à la natm^e et à la civilisation qu'elle l'était peu dans l'antiquité.
Le maintien de la royauté à travers toutes leurs révolutions fait
honneur au sens pratique des Hellènes. En cédant aux conseils
d'une saine politique, ils n'ont pas répudié toutes les traditions de
leur glorieux passé et tous les rêves de liberté que leur devait in-
spirer une longue lutte nationale, soutenue sans chefs reconnus et
sans unité de commandement. La constitution de la Grèce est plus
qu'aucune autre peut-être une sorte de compromis, de terme moyen.
Un écrivain moderne, Dmitrios Paparrigopoulos, a, dans une co-
médie librement imitée d'Aristophane (1), -représenté le peuple
grec, le vieux Démos, entre trois femmes qui se disputent son al-
liance, Monarchie, Démocratie et M"'' Constitution; cette dernière,
accompagnée de son arrogante servante, la Chambre, qui la mal-
mène et la maltraite. Devant les trois rivales, Démos, ignorant et
volage, hésite; séduit par leurs propos, il voudrait les épouser
toutes trois à la fois, et par cette raison il se décide pour Consti-
tution, qui réunit les traits des deux autres. En Grèce, Constitution
ressemble en fait beaucoup à Démocratie, pour laquelle le vieux
Démos a depuis son enfance conservé un secret penchant.
(1) Dmitrios Paparrigopoulos, le Choix d'une femme, comédie traduite du grec par
M. Emile Legrand. Jouaust 1872.
LA GRÈCE ET LA QUESTION d'ôRIENT. 531
Ce petit royaume est, non moins que la Suisse, une démocratie
sans aucune ombre d'aristocratie ancienne ou récente. Au-dessus
de cette société égalitaire est un monarque, non un souverain ab-
solu, un tyran au sens grec du mot, ce qui s'est vu souvent ail-
leurs, mais un roi constitutionnel aux pouvoirs limités, et placé en
face d'une chambre unique, issue d'un suffrage presque universel.
La Grèce est ainsi une république démocratique avec un président
héréditaire. Cette constitution, qui dans sa forme actuelle date,
croyons-nous, de iSQh, n'a point toujours donné des fruits aussi
mauvais qu'on eût pu le craindre. Peut-être ces institutions, en ap-
parence si défectueuses, sont-elles encore les plus en harmonie avec
les mœurs, si ce n'est avec les besoins du peuple. En tout cas, lors-
qu'on ne peut construire sur les solides fondemens de la tradition,
il est si difficile d'improviser un gouvernement quelque peu viable,
que l'on ne doit point être trop sévère avec les peuples mis, comme
les Grecs et comme nous-mêmes, à cette dure épreuve.
Les Grecs n'en sont pas plus que nous à leur première expé-
rience constitutionnelle. Avant d'en arriver ou d'en revenir à une
seule assemblée, ils ont essayé du régime plus normal des deux
chambres. Dans tout pays où il n'existe ni aristocratie politique ni
institutions fédérales, la chambre haute est la grande difficulté, la
pièce introuvable, le ressort imparfait non moins qu'indispensable
du mécanisme constitutionnel. Les Grecs ont eu un moment un
sénat viager et inamovible. L'essai, paraît-il, n'a pas été heureux;
la machine a été simplifiée, le sénat abandonné comme un rouage
inutile, et la chambre des députés est restée affranchie d'un frein
qui semble cependant d'autant plus nécessaire au jeu régulier des
institutions que plus limitée est la prérogative royale. Bien qu'en
tout pays les formes constitutionnelles aient peine à remédier au
défaut des mœurs publiques, la mutilation du système parlemen-
taire, ainsi privé d'un de ses organes essentiels, n'est probablement
pas étrangère aux vices politiques de la Grèce. Je ne sais en Europe
que deux états, tous deux orientaux , tous deux des plus récens et
des plus petits, tous deux aussi foncièrement démocratiques, h
Grèce et la Serbie, qui aient adopté le régime d'une chambre unique.
La Roumanie, qui possédait au contraire des élémens aristocrati-
ques, s'est donné un sénat avec une chambre des députés. La Serbie,
plus isolée de l'Europe par sa situation continentale, ses traditions
et ses mœurs toutes patriarcales , peut chercher la liberté dans des
voies nouvelles appropriées à son état social si différent encore du
nôtre (1). La Grèce, plus rapprochée de l'Occident par les souve-
(1) Sur l'histoire delà Serbie, voyez l'ouvrage de M. Saint-René Taillandier, la Serbie
au dix-neuvième siècle. — Sur les révolutions helléniques, voyez la Grèce depuis la chute
du roi Othon, par M. F. Lenorniaut, Revue du 1" janvier, 15 mars et 15 juillet 1864.
532 REVDE DES DEUX MONDES.
nirs classiques comme par les flots de la Méditerranée, et dépour-
vue dans la servitude de toute tradition politique, avait moins de
raisons de s'isoler, de se distinguer par sa constitution. En tout cas,
l'expérience d'une assemblée unique, et par là même omnipotente,
ne semble point y avoir encore réussi, et, sans préjuger l'avenir, il
est douteux que ce parlementarisme tronqué puisse survivre à un
agrandissement territorial du royaume. Au milieu de ses embarras
constitutionnels, la Grèce a aujourd'hui la bonne fortune de possé-
der, au lieu d'une famille demeurée étrangère sur le trône, une
jeune dynastie qui, par ses nombreux rejetons, assure à la royauté
des héritiers nationaux, et par ses alliances de famille avec plusieurs
des principales maisons régnantes de l'Europe peut contribuer à
conserver au nouvel état la bienveillance des grandes puissances.
Tous les maux politiques dont souffre la Grèce n'ont pas leur
principe dans la constitution ; la plupart proviennent des mœurs
plus encore que des lois. Les principaux vices signalés dans la so-
ciété grecque se rencontrent tantôt à l'état aigu, tantôt à l'état
chronique, chez d'autres peuples, dans d'autres démocraties par-
fois florissantes, aux États-Unis d'Amérique par exemple. Il en est
ainsi d'abord du grand nombre et du peu d'honnêteté de la plu-
part des jwUticians, de la concussion et de la corruption adminis-
tratives aussi pratiquées aux rives romantiques de l'Hudson que
sur les bords desséchés du classique Ilissus. En Grèce , cette plaie
s'est étendue jusqu'à la hiérarchie ecclésiastique, et l'on se rap-
pelle le récent et scandaleux procès des trois évêques accusés de
péculat et de simonie. Ce mal rongeur découle d'une autre plaie
encore commune à la Grèce et à d'autres états des deux mondes,
le fonctionnarisme. La Grèce possède une nombreuse et indigente
bureaucratie, et, en dépit du nombre des emplois relativement à la
petitesse du pays, les places à donner restent toujours hors de pro-
portion avec la multitude des aspirans. De là une des causes de
l'âpreté des luttes politiques et des continuelles crises ministé-
rielles. Chaque citoyen veut avoir sa part du pouvoir ou du budget,
chaque homme politique a ses créatures à faire vivre, et, chaque
Grec se croyant apte à tous les emplois, les changemens de mi-
nistère sont si fréquens et les mutations du personnel administratif
si répétées, qu'il semble que chacun doive passer à son tour aux
affaires. De là ces luttes et ces coalitions de quatre ou cinq partis
dont la ligne de démarcation est le plus souvent impossible à tra-
cer. A ces causes de division et de luttes stériles s'en ajoutait, jus-
qu'à ces dernières années, une autre non moins fâcheuse, la riva-
lité des puissances protectrices, la Russie, l'Angleterre et la France
ayant chacune leurs protégés ou leurs partisans, prétendant plus
ou moins s'immiscer dans les affaires du royaume, et compliquant
LA GRÈCE ET LA QUESTION D'orIENT. 533
ainsi la politique extérieure par la politique étrangère. Au milieu
de toutes ces difficultés, à travers tous ces périls, les Grecs, sages
ou sensés jusqu'en leurs erreurs, n'emploient plus depuis long-
temps dans leurs conflits de partis d'autres armes que les armes
modernes, la presse et la parole; s'ils ont souvent recours à l'in-
trigue et à la corruption, jamais ils n'en appellent à la force. Ce
petit état, fondé chez un peuple de pirates et de brigands, est de-
puis longtemps étranger aux pronunciamientos militaires et aux
guerres civiles. Quelle nation cependant semblait plus que la Grèce
vouée aux luttes intestines et au brigandage politique, par ses
mœurs populaires et ses traditions comme par sa conformation
géographique? Chez un tel peuple, après de tels antécédens si ré-
cens encore, n'est-ce point là une marque singulière d'esprit pra-
tique, et ne vaut-il pas mieux, pour l'avenir de la Grèce, que les
ministres y soient renversés par des coalitions parlementaires et
des manœuvres de couloir que par le fusil des klephtes?
II.
L'esprit, ou mieux le caractère grec, n'a pas fort bonne renom-
mée en Occident. Cette mauvaise réputation remonte très loin, jus-
qu'à l'antiquité, jusqu'à ces Grœculi^ si fort raillés et dédaignés de
Cicéron, lui-même cependant, tout comme son ami Atticus, un ad-
mirateur et un disciple de l'Hellade. Les défauts déjà reprochés aux
Grecs par les Romains, le manque de franchise et de dignité, l'es-
prit d'intrigue, les jalousies locales, la flatterie, la servilité, n'ont pu
être corrigés par la servitude musulmane et le despotisme byzan-
tin. Si le Grec a gardé beaucoup des défauts prêtés à ses aïeux, il
en a aussi hérité les qualités : la vivacité, l'intelligence, la malléa-
bilité. C'est une chose singulière, que le Grec moderne, si croisé
d'Albanais, de Slave et de Yalaque, que le Rouméliote, d'un sang
si mêlé qu'on lui a souvent disputé toute filiation hellénique, rap-
pelle d'une manière si frappante les aïeux dont il revendique le
nom. Les Slaves ont eu beau laisser à travers toute la Morée des
traces visibles de leur passage, le berger valaque a beau prome-
ner ses troupeaux sur les plateaux dénudés de la péninsule , les
Albanais ont eu beau occuper sous nos yeux l'Attique et l'Argolide
et donner aux modernes Grecs leur costume national, la blanche
fustanelle, les Hellènes, qu'on eût dits presque disparus de l'Hel-
lade, l'ont reconquise et recolonisée, et après ce singulier travail
encore inachevé, les Grecs nouveaux, les Grecs de langue ou de
sang, se sont trouvés étonnamment semblables à leurs ancêtres (1).
(1) Dans la Grèce propre même, un grand nombre de noms, à commencer par celui
de Morée {More, mer), paraissent û'origiae slave, et les noms grecs modernes, sou-
534 REVUE DES DEUX MONDES.
Chose plus frappante encore, le Grec de l'Hellade ne garde presque
rien de l'empreinte byzantine. Ses ancêtres ne sont pas seule-
ment les Grœculi des Romains , ce sont aussi les Grecs de la
grande époque classique. On a plus d'une fois remarqué, avant et
après la guerre de l'indépendance, combien les habitans de la
Grèce insurgée, Hellènes ou Albanais, rappelaient, dans leurs mœurs
ou leur caractère, les premiers Grecs que nous montre l'histoire,
eux aussi brigands ou pirates. Ceux qui se plaisent à écraser les
Hellènes modernes des hauts faits et des hautes vertus de leurs
aïeux oublient souvent les exemples que dans les plus beaux jours
leur ont laissés les héros de l'antiquité, les Athéniens surtout, de
Thémistocle à xilcibiade. La moralité privée, et plus encore la mo-
ralité politique, ne semblent jamais avoir été le fort de cette race
ingénieuse et subtile, dont les philosophes ont cependant conçu les
plus hauts types de vertu. A cet égard, les Grecs n'ont peut-être pas
autant dégénéré de leurs grands ancêtres que se l'imagine le vul-
gaire. II y a au moins un point sur lequel ces Grecs, par tant d'au-
tres [côtés si inférieurs aux anciens, les égalent ou les dépassent :
c'est le patriotisme, ou mieux l'amour de leur race et de leur na-
tion, vivant à travers toutes les défaillances et tous les compromis
chez les Grecs de tout rang et de toute contrée.
S'il ressemble encore à ses pères, rien ne diffère plus du Turc que
le Grec moderne. Entre les deux hommes, entre les deux peuples,
tout est contraste; leurs qualités sont opposées, et l'opposition est
d'autant plus saillante que chez l'un et l'autre ces qualités sont
souvent outrées. Ce qui distingue le Grec, ce qui est le principe de
l'humeur changeante qu'on lui reproche d'ordinaire, c'est le goût
des nouveautés, l'amour du progrès, la curiosité, l'esprit d'initia-
tive. Ce qui distingue le Turc au contraire, le principe de la dignité
et de la patience que l'on vante souvent chez lui, c'est le goût du
repos, le respect des usages, l'indifférence à ce qui se passe au
dehors, et par suite l'apathie et la somnolence morale. Par sa vi-
vacité, son agilité intellectuelle, son besoin de mouvement, sa cu-
riosité impatiente, le premier est un Européen et un moderne, qui
pousse jusqu'à l'excès l'esprit mobile de notre civiUsaiion et de notre
siècle : par son indolence intellectuelle, son fatalisme, son manque
de ressort et d'initiative, le Turc est, en dépit de son séjour en Eu-
rope, un Asiatique, et il est douteux qu'il puisse jamais être autre
chose. Cette différence se manifeste partout, dans la vie privée
comme dans la vie publique, et jusque dans la démarche de l'Ot-
toman et de l'Hellène. Nulle part le contraste n'éclate autant que
dans le goût de l'un et dans l'indifférence de l'autre pour l'instruc-
vent sans rapport avec les noms antiques, témoignent d'une nouvelle colonisation de
la race ou de la langue hellénique.
LA GRECE ET LA QUESTION D ORIENT. 535
tien. Aucune nation ne montre un plus grand souci de l'enseigne-
ment populaire, un plus grand respect des choses de l'esprit, que
ne le font les Grecs, en cela encore les vrais fils de leurs pères.
Certes, sur ce sol appauvri et couvert de ruines, la culture intellec-
tuelle ne peut encore donner de ces fruits rares ou exquis qui sont
l'honneur d'une civilisation; si les fruits en sont modestes, ils sont
au moins à la portée de tous. L'instruction primaire est plus répan-
due chez les Grecs que chez beaucoup de nations de l'Occident,
qu'en Angleterre et en Belgique, par exemple. Par malheur, l'ab-
sence ou la rareté de la haute culture laisse à cette instruction po-
pulaire une certaine présomption, qui partout est l'écueil d'un en-
seignement tout démocratique et égalitaire. De cette diffusion et
de ce peu de profondeur de l'instruction viennent en Grèce le grand
nombre de journaux et la trop grande puissance de la presse pé-
riodique, qui contribue à exagérer et pour ainsi dire à hypertro-
phier chez les Hellènes les facultés et les passions politiques.
Les qualités et les défauts des peuples ne peuvent guère se
peser que par la comparaison, par des rapprochemens. A quoi
faut-il comparer la Grèce ? Est-ce aux vieux pays de l'Europe dont
la civilisation s'est lentement et régulièrement dévelo^^pée; est-ce
aux jeunes pays d'Amérique où la culture européenne a été trans-
plantée en pleine sève et en pleine maturité? Non évidemment;
c'est à la Turquie, c'est aux provinces voisines demeurées sous le
joug ottoman, c'est à la Thessalie, à l'Albanie par exemple, ou
mieux encore c'est à la Grèce elle-même, à la Grèce asservie du
commencement du siècle qu'il faut comparer la Grèce indépen-
dante. Le parallèle est facile, il n'y a qu'à se reporter aux récits
des voyageurs à la veille ou au lendemain de la guerre de l'indé-
pendance, et pour ne citer que les plus illustres à Chateaubriand, à
Byron, et à l'ami de ce dernier, l'Anglais Hobhouse. Quels tableaux
de désolation, quelle solitude dans ces régions encore toutes peu-
plées de noms et de souvenirs ! La vie comme la civilisation sem-
blaient avoir à jamais abandonné la plus grande partie de l'Hel-
lade. Cette terre qu'il parcourait Pausanias à la main, étonné de
voir le touriste antique y rencontrer tant de cités, tant de monu-
mens entassés, le voyageur moderne la trouvait nue et vide, sans
villes, presque sans habitans, sans ruines même, car en dehors
d'Athènes et de quelques localités de l'Attique, les ruines ont d'or-
dinaire péri, et l'on dispute parfois en vain sur l'emplacement des
cités les plus illustres. Sur cette Grèce retombée dans la barbarie
régnaient deux hommes qui en semblaient les souverains naturels,
le brigand ou klephte, et le pirate, l'un et l'autre célébrés par les
poètes de l'Europe et mieux encore par les chants nationaux qu'ont
recueillis Fauriel et ses émules. Cette époque, si voisine de nous par
536 REVUE DES DECX MONDES.
la date, semble déjà un âge lointain, et le vieux palikare a par-
fois peine à se reconnaître et à ne pas se prendre pour un étran-
ger dans la patrie qu'il a délivrée. Le pirate a disparu sans re-
tour ; si le brigand a persisté longtemps, il est aujourd'hui refoulé
aux frontières turques, qui lui ont toujours servi de base d'opéra-
tion ou de refuge. Des villes toutes modernes, comme Athènes et
Fatras, ont surgi de la solitude. La vie et le travail pacifique re-
paraissent peu à peu sur les côtes au moins de la presqu'île, sur
la grande route maritime en particulier qui, malgré la barrière en-
core intacte de l'isthme, réunit par le golfe Saronique et le golfe de
Gorinthe l'Attique aux îles Ioniennes et doit un jour servir de voie
centrale au royaume qu'elle coupe en deux (1).
J'ai été deux fois en Grèce, à quelques années de distance, la
première fois en 1867, la seconde en 1873, et dans ce court inter-
valle j'y ai rencontré un remarquable changement. En 1867, c'était
l'époque de l'insurrection de Crète, je voyageais de Gorfou à Lou-
traki, au fond du golfe de Gorinthe, en compagnie de patriotes
hellènes sur un petit vapeur grec au nom fatidique, le Panhelle-
nium, alors célèbre par ses récentes courses à Gandie à travers les
croisières turques. La Grète et la politique étrangère absorbaient
tous les esprits; on n'avait d'intérêt et d'attention que pour les
hauts faits d'armes des Sphakiotes. A l'intérieur du royaume les
brigands régnaient partout en maîtres. La traversée de l'isthme de
Gorinthe ne se faisait pas sans inquiétude, en dépit des nombreuses
patrouilles de gendarmerie établies sur la route pour protéger le
passage des voitures qui conduisaient les voyageurs d'un golfe à
l'autre. L'on ne pouvait guère alors voir de la Grèce que les côtes
et la silhouette des belles montagnes qui du Parnasse et du Gythé-
ron au Pentélique dominent ses golfes et ses îles. Le danger com-
mençait dès que l'on descendait à terre ou mettait le pied en
dehors des villes. On ne nous permit de faire une excursion dans
le Péloponèse, de Nauplie à l'Acro-Gorinthe par Argos et Mycènes,
qu'en nous donnant, à mes trois compagnons et à moi, une escorte
d'une vingtaine de soldats, et en limitant strictement notre itiné-
raire. Dans notre route à travers les campagnes désertes le long
des ruisseaux bordés de lauriers-roses, quatre de nos hommes mar-
chaient en avant pour explorer le chemin et autant en arrière pour
nous assurer contre toute surprise; entre cette avant-garde et
cette arrière-garde, nous allions à cheval, défendus sur nos flancs
par une douzaine de soldats le fusil sur l'épaule, et pour plus de
prudence cheminant à mi-côte pendant que nous suivions le fond
de l'étroit vallon. Ges soldats grecs, pauvres et braves gens, se
(1) Sur les progrès de la Grèce, voyez l'étude de M. Emile Buraouf dans la Revue
du 1" septembre 1875.
LA GRÈCE ET LA. QUESTION d'oRIENT. 537
nourrissant de peu etne demandant rien, étaient, nous aflirmait-on,
dignes de confiance; ils en avaient l'air, et leurs pareils le mon-
trèrent bien trois ans plus tard, lorsque plusieurs d'entre eux se
firent tuer avant de laisser leurs voyageurs tomber aux mains des
brigands de Marathon. En 1867, toute l'Attique plus encore que le
Péloponèse, était au pouvoir des klephtes. L'on n'osait franchir les
portes de la capitale. Il n'était pas sûr de se promener dans les
bois d'olivier du Géphise; c'était une imprudence d'aller à Eleusis
ou à Mégare, une folie de vouloir monter au Pentélique ou à l'Hy-
mette, dont à Athènes les croupes dénudées attirent de tous côtés
les yeux. Pour visiter le beau temple dorique du promontoire de
Sunium, nous fûmes obligés de prendre la mer, et à notre retour
on nous trouva téméraires d'avoir couché sur le sable du rivage,
au lieu d'être restés toute la nuit à ballotter dans notre barque.
C'était, en un mot, la Grèce du Roi des montagnes.
J'avais voyagé l'année précédente en Sicile dans des circonstances
presque analogues, et m'étais trouvé à Palerme, alors que les bri-
gands tenaient la capitale de l'île dans une sorte de blocus avant
d'oser s'en emparer de vive force (1) ; aussi étais-je moins étonné
du nombre et de l'audace des klephtes que de l'inertie du gouver-
nement et de l'indifférence du public, l'un et l'autre uniquement oc-
cupés de la Crète et du dehors. Athènes était, à cette époque même,
toute remplie jde joyeuses espérances malheureusement trop vite
déçues. Les fonds ou les hommes que l'on eût pu employer à main-
tenir la sécurité publique étaient perdus à soutenir les Candiotes
et à prolonger l'insurrection dont on attendait la réunion de l'île au
royaume. C'est là une juste image de toutp l'histoire de la Grèce
contemporaine qui, n'ayant d'yeux que pour le dehors, a plus d'une
fois lâché la proie pour l'ombre. La faute en est moins au caractère
grec qu'aux traités qui, en enfermant le nouvel état dans des
limites trop rétrécies, l'ont condamné à de perpétuels et stériles
efforts pour en sortir.
A mon passage en Grèce, dans l'été de 1873, je trouvai tout
changé. Les désillusions de la Crète avaient ramené l'attention
sur l'intérieur du royaume. Le massacre des diplomates anglais
et italiens par les brigands de Marathon, en 1870, avait décidé
le pays à en finir avec le brigandage. Les campagnes de l'Attique
et du Péloponèse étaient libres, rien ne mettait plus obstacle aux
courses des voyageurs que le poids de la chaleur. Le douanier
en fustanelle qui m'accueillit au Pirée me tendit encore la main,
comme ses confrères de Turquie ou d'Egypte, mais l'ancienne bour-
gade avait tout l'air d'une ville, et une voie ferrée d'une douzaine de
(1) L'on sait que Palerme en effet fut à cette époque occupé par les brigands et ne
put être repris que par des troupes italiennes envoyées du continent.
538 REYUE DES DEUX MONDES.
kilomètres reliait le port à la capitale. Si c'était encore là le seul
chemin de fer du royaume, une autre ligne beaucoup plus impor-
tante était concédée dans la direction de Livadia et de la frontière
turque; une troisième enfm, devant relier Athènes au golfe de Co-
rinthe, à Patras et au centre du Péloponèse, était décidée en prin-
cipe. Tous ces projets ont malheureusement été abandonnés pour
longtemps encore. Le manque de capitaux semble avoir empêché
les travaux ou les avoir arrêtés. La Grèce, qui, pour développer ses
ressources et sa population, aurait tant besoin de moyens de com-
munication, se trouve, au point de vue des chemins de fer, dans
une situation particulièrement déplorable. Aux obstacles que dans
tous les pays maritimes et péninsulaires met à la création ou au
rendement des voies ferrées la concurrence de la voie de mer, s'a-
joutent, dans l'étroite presqu'île, les obstacles du sol, partout hé-
rissé de montagnes ou coupé de marais. Ce n'est point tout : la
Grèce, trop pauvre et trop petite pour avoir sur son propre sol un
réseau rémunérateur, est trop isolée de l'Europe pour pouvoir
compter ^ur les avantages qu'apportent partout la joncîion des ré-
seaux et le transit international. La Grèce, allongée comme à des-
sein vers l'Afrique, a beau sembler une jetée destinée à servir à
l'Europe centrale de point d'embarquement pour l'Egypte, les Indes
et l'extrême Asie, cette admirable position restera longtemps mutile
pour elle-même et pour l'Europe. Le Pirée, qui mieux encore que
Salonique pourrait rivaliser un jour avec le Brindisi de l'Italie, ne
recevra pas de longtemps les voyageurs ou la malle des Indes, La
Grèce aurait beau, comme elle en avait l'intention, prolonger ses
chemins de fer jusqu'au golfe de Volo et à la frontière turque, elle
ne veiTa point la Turquie prolonger les siens jusqu'à elle pour la
relier au grand réseau européen. Sous la domination ottomane, la
Thessalie n'a aucun espoir d'être pourvue d'une voie ferrée, et ainsi
l'Hellade est condamnée à ne pouvoir se rattacher à l'Europe. Privée
de sa base territoriale, elle est pour ainsi dire coupée du continent,
elle perd les avantages de sa situation péninsulaire et demeure
pour l'Europe une sorte d'annexé excentrique et comme une île
abordable seulement par mer.
Le premier progrès à signaler en Grèce depuis son émancipation,
c'est la multiplication de ses habitans. Tombée vers 710,000 âmes
en 1832, au lendemain de la guerre de l'indépendance, la popu-
lation du royaume doit être aujourd'hui de 1,500,000 à 1,600,000
âmes (1). En dehors même des îles Ioniennes, tardivement an-
nexées, le nombre des habitans de la Grèce propre aura doublé
(1) Le recensement de 1870 donnait le chiffre de 1,226,000 âmes pour la Grèce sans»
les îles Ioniennes, de 1,458,000 àraes avec ces îles. La population atteint sa plus grande
ensité dans les îles Ioniennes, puis dans les Cyclades, ensuite dans le Péloponèse
LA GRÈCE ET LA QDESTION D ORIENT. 539
en moins d'un demi-siècle. La superficie du royaume étant de
50,000 kilomètres carrés, la densité de la population, malgré ses
rapides progrès, est à peine de trente habitans par kilomètre. C'est
le chiffre de notre île de Corse et la moyenne des pays les plus
faiblement peuplés du nord et de l'est de l'Europe. Le beau pays
méditerranéen, où. dans l'antiquité s'entassaient 5 ou 6 millions
d'hommes, a encore aujourd'hui une population plus clair- semée
que les provinces centrales de la froide Russie. Les montagnes et
les marais à l'intérieur, le manque d'industrie et surtout la déca-
dence de l'agriculture, qui laisse en friche plus de la moitié des
terres cultivables et laisse en souffrance la partie cultivée, ex-
pliquent seuls cette dépopulation d'une contrée à laquelle la clé-
mence du climat et la sobriété des habitans permettraient une po-
pulation kilométrique égale à celle de l'Italie méridionale.
Dans un pays dont l'intérieur est encore presque désert, la pro-
duction ne saurait être considérable. Aussi ne peut-on s'étonner de
la faiblesse du commerce extérieur de la Grèce. Malgré les récens
progi'ès, la totalité des importations et des exportations du royaume
reste encore au-dessous de 200 millions de drachmes (1). Les en-
trées dépassent de beaucoup les sorties; celles-ci atteignaient à
peine dans les dernières années 75 millions de drachmes, et encore
avaient-elles doublé dans une période assez courte. Le principal
objet du commerce de la Grèce avec l'étranger est toujours le rai-
sin de Corinthe; à lui seul, cet article forme une bonne moitié des
exportations helléniques : 37 millions de drachmes sur 75 mil-
lions en 187Zt. La production du royaume est ainsi à la merci du
phim-pitddmg et de la cuisine anglaise; ce seul fait est carac-
téristique. Les autres articles d'exportation sont des figues et des
oranges, de la soie, un peu de vin, un peu de coton et surtout de
l'huile, une des productions les plus susceptibles de développement
dans un pays où l'olivier croît spontanément. En dehors des fruits
de la terre, la Grèce, où les anciens ont laissé tant de carrières de
marbre égales ou supérieures à celles de l'Italie, n'exporte qu'un
seul produit minéral : du plomb provenant des riches amas de dé-
blais amoncelés par l'exploitation des anciens autour des mines du
Laurium et dont des Français et des Italiens ont appris aux Grecs
à tirer parti (2). Tous les produits manufacturés sont reçus de l'é-
tranger, et, ce qui est plus singulier, la Grèce en fait venir annuel-
la Grèce canlinentale vient en dernier lieu. Là comme partout , c'est au bord de la
mer qu'habitent les Grecs.
(1) La drachme, naguère légèrement inférieure au franc, lui est égale aujourd'hui,
la Grèce étant, on le sait, entrée dans l'union monétaire latine.
(2) Sur l'affaire des mines du Laurium, voyez la Revue du l'^'' février 1872. L'expor-
tation du plomb s'élevait en 1874 à 3,300,000 francs.
5iO REVUE DES DEUX MONDES.
lement pour 25 millions de francs de céréales. Telle est la déca-
dence de l'agriculture qu'avec sa faible population le royaume ne
peut se nourrir lui-même.
Le côté brillant de la Grèce, c'est sa marine marchande; c'est là
que se concentre presque toute l'activité du pays, de là que pro-
vient presque toute sa richesse. La Grèce a une flotte de 5,000 à
6,000 bateaux à voile jaugeant de 300,000 à ZiOO,000 tonnes. C'est
une marine égale à celle de la Russie, dont le territoire européen
est cent fois plus vaste que celui de la Grèce, et bien supérieure
à celle de tout l'empire ottoman, dont la plupart des navires sont
du reste montés par des Grecs. Les Hellènes ont le droit d'être fiers
de leur marine, qui porte près de 30,000 matelots; ils ne doi-
vent pourtant pas se faire illusion sur son importance et la sécu-
rité de son avenir. Personne ne construit des bateaux, personne ne
navigue à meilleur marché que les Grecs; dans leur succès même,
ils ont cependant un grand désavantage sur leurs concurrens. La
plupart des produits que transportent leurs marins sont des pro-
duits étrangers; ils sont seulement les intermédiaires, les facteurs
des autres nations, et à ce titre ils sont moins que leurs rivaux dé-
fendus contre les coups du protectionisme et les surtaxes de pavil-
lon. Un autre danger, c'est le progrès de la navigation à vapeur,
dont la supériorité empêche leurs petits bateaux de beaucoup dé-
passer l'enceinte de la Méditerranée et de profiter de l'ouverture du
détroit artificiel de Suez. La prospérité même de leur cabotage n'est
pas sans inconvénient pour l'avenir des Hellènes. La marine est à
la fois le fort et le faible de l'hellénisme :.elle est l'honneur et la
richesse des Grecs, elle répand ou maintient leur nationalité et leur
langue dans tout le bassin oriental de la Méditerranée; mais en
même temps elle les attire ou les retient sur les côtes, leur faisant
déserter la terre pour la mer, qui semble leur vraie patrie. Le goût
de la marine et du commerce, dans les temps modernes comme dans
l'antiquité, contribue à disperser la race grecque sur les plages
de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique. L'hellénisme y perd en pro-
fondeur et en solidité ce qu'il y gagne en étendue; des races plus
agricoles prennent à l'intérieur des terres la place laissée vide par
les Grecs, qui, à force de se répandre sur toutes les côtes, ne pos-
sèdent plus en propre qu'un étroit domaine territorial. Nous ver-
rons tout à l'heure que là est pour l'avenir le grand obstacle à la
réunion de tous les Hellènes en un corps de nation.
Un peuple ne vit pas uniquement de la mer, et, bien que l'étroi-
tesse et l'aridité de leur territoire montagneux aient entraîné les
Grecs vers la navigation et le commerce, c'est vers le sol national,
vers cette terre souvent âpre et rude, mais néanmoins susceptible
de cultures variées, que devrait se tourner de préférence l'attention
LA. GRÈCE ET LA QUESTION d'oRIENT, 541
du public et du gouvernement. Le premier intérêt de la Grèce est
de récupérer, de reconquérir par l'agriculture le sol dépouillé d'ar-
bres et de forêts, tantôt abandonné par l'eau fécondante des ruis-
seaux, tantôt envahi par les eaux malsaines des marécages. Pour
rendre au territoire hellénique son ancienne fécondité, il faudrait
reprendre à l'aide de l'industrie moderne les travaux d'amélioration
ou d'assainissement poétiquement attribués par la fable à Hercule
et aux héros. Avant tout, pour reporter la population vers la terre
et l'agriculture, il faudrait leur donner des débouchés, tracer des
chemins, ouvrir des voies ferrées, et ne plus se contenter de la
grande route circulaire de la mer. Cette mise en valeur du sol ne
saurait naturellement se passer de capitaux, et c'est ce qui fait le
plus défaut au petit royaume. L'on s'en pourrait étonner, car, si la
Grèce est pauvre, beaucoup de Grecs sont riches. Par malheur, ces
opulens marchands ou banquiers grecs de Trieste, de Vienne,
d'Odessa ou de Marseille sont pour la plupart sujets du sultan, et,
s'ils contribuent généreusement à l'entretien des écoles d'Athènes,
ils se soucient peu de venir faire des affaires sous la mauvaise ad-
ministration hellénique. La Grèce peut encore moins compter sur
les capitaux étrangers : les anciennes banqueroutes du gouverne-
ment et la récente conduite des chambres vis-à-vis de la compagnie
franco-italienne du Laurium sont un avertissement pour ceux qui
voudraient confier leurs fonds au trésor hellénique, ou seraient ten-
tés de les faire fructifier eux-mêmes sur ce sol peu hospitalier. La
jalousie locale à l'égard des industriels étrangers, l'espèce de pro-
tectionisme moral manifesté à l'occasion des mines du Laurium, a
été l'une des plus mauvaises inspirations de l'esprit hellénique,
l'une des plus nuisibles au développement futur de la Grèce.
L'état reste seul en face de tous les travaux à accomplir, seul
avec de modiques ressources encore atténuées par de récens
armemens. Son budget demeure au-dessous de !iO millions de
drachmes et ne peut être mis en équilibre. Les deux principales
sources du revenu sont l'impôt foncier et les douanes, et le rende-
ment de l'une et de l'autre est diminué par la fraude. On ne saurait
beaucoup attendre d'un gouvernement pourvu d'aussi minces reve-
nus et dépourvu de crédit. L'initiative privée des Grecs du dedans
et plus encore des Grecs du dehors, qui a tant fait pour la culture
intellectuelle du pays, serait seule en état de hâter le développe-
ment matériel du royaume. Le principal souci de l'opinion comme
du gouvernement, c'est toujours la politique extérieure. Or c'est
dans l'intérêt même de l'avenir, c'est pour préparer les destinées
de l'hellénisme, que les Hellènes doivent reporter leurs regards et
leurs efforts sur le territoire restreint aujourd'hui en leur posses-
sion. Voilà près d'un demi-siècle que les Grecs travaillent à atteindre
542 REVUE DES DEUX MONDES,
le but national sans paraître beaucoup s'en rapprocher; c'est évi-
demment qu'ils ont fait fausse route. Le modèle qui tente juste-
ment l'ambition de tous les peuples tronqués et de tous les em-
bryons d'état de l'Europe orientale, le Piémont, a préparé sa haute
fortune par la paix plutôt que par les armes; il a gagné sa cause
par une sorte de séduction pacifique autant que par les artifices de
la diplomatie. Vaincu à Novare, le Piémont voulut devenir l'état
modèle de la péninsule qu'il aspirait à diriger, et, par sa sagesse
politique et ses progrès de tout genre, il se concilia les sympathies
de l'Europe avec l'admiration des Italiens. Dans un petit état comme
la Grèce, la force matérielle sera toujours inférieure à la force mo-
rale. C'est cette dernière qui, en valant à l'hellénisme l'appui de
l'Europe, l'eût mis le mieux à même de profiter des chances favo-
rables que lui devaient offrir les complications de l'Orient.
III.
La politique grecque vis-à-vis de la Turquie est beaucoup
plus complexe qu'elle ne le semble au premier abord. Les Serbes,
les Roumains, les Bulgares même, ont dans les affaires orientales
une politique simple, nettement indiquée par leur position géogra-
phique et leur histoire. Il n'en est pas de même des Grecs : pour
eux, il y a incertitude non-seulement sur les moyens, mais sur le
but où doit tendre leur patriotisme national. Le terme de leurs as-
pirations peut varier selon que l'on envisage les intérêts particuliers
du royaume de Grèce ou les intérêts généraux de l'hellénisme. De
là viennent les hésitations ou les contradictions apparentes de la
politique grecque. Son rêve est l'affranchissement et la réunion de
tous les Hellènes : à ce point de vue, les aspirations des patriotes
grecs ressemblent beaucoup à celles des libéraux italiens vers 1860;
mais il y a une différence capitale. L'Italie avait dans la mer et les
Alpes une enceinte naturelle et comme un moule géographique ; la
Grèce n'en a point, ou, si elle semble en avoù- un dans la petite
presqu'île du Pinde ou dans la grande péninsule du Balkan, les
Grecs sont loin de remplir ce cadre naturel et en même temps loin
d'y être contenus. Là est la difficulté qui, en théorie même, sans
tenir compte de la domination turque et des réalités politiques,
rend toute solution nationale malaisée. Le peuple grec déborde en
dehors de son cadre géographique et ne le remplit point.
Les 1,500,000 habitans du royaume de Grèce ne forment pas la
moitié et peut-être point les deux cinquièmes des hommes qui re-
vendiquent le nom de Grecs. Deux ou trois millions d'Hellènes sont
demeurés sous la domination ottomane; mais, au lieu d'être agglo-
mérés sur un espace circonscrit, ils sont dispersés sur de vastes
LA GRÈCE ET LA QUESTION d'oRIENT. 543
surfaces, des deux côtés de la mer de Marmara et des deux côtés de
la mer Egée. La Porte a presque autant de sujets grecs en Asie
qu'en Europe, et dans les deux continens la population hellénique
n'occupe, en dehors des îles, que les côtes de la mer avec quelques
enclaves, ou quelques colonies sporadiques dispersées dans l'inté-
rieur des terres. Cette répartition géographique de la nationalité
grecque est le résultat de toute son histoire. Aujourd'hui comme à
l'origine du monde hellénique , c'est la mer qui est le vrai centre
national des Hellènes; l'élément liquide, cpi ailleurs limite et sé-
pare les nationalités, en est ici le lien, et c'est au contraire la terre
qui sert de limite. Platon, dans un de ses dialogues, représente les
hommes habitant au bord de la mer ainsi que des grenouilles au bord
d'un marais; cette image convient encore très bien aux Grecs, vrais
fils de l'onde marine, peuple en quelque sorte amphibie, entourant
les terres d'une espèce de bordure ou de frange, et, comme il y a
vingt-cinq siècles, laissant l'intérieur des continens aux barbares.
Les contrées touchant immédiatement au royaume de Grèce, la
Thessalie et l'Épire, sont les seules habitées d'une mer à l'autre par
une population en majorité hellénique ou hellénisée. La presqu'île
comprise entre le golfe de Salonique et le détroit d'Otrante est toute
grecque par la langue et les traditions, comme par les aspirations.
C'est là pour les Hellènes, en dépit de nombreuses enclaves tur-
ques, zinzares ou albanaises, un dom.aine incontesté, que la diplo-
matie a eu le tort de ne pas leur attribuer tout entier dès le pre-
mier jour, et qui tôt ou tard leur reviendra. La Thessalie et l'Épire,
voilà avec la Crète l'objectif naturel de la politique grecque; ce
n'est point celui de la plupart des Hellènes. Leurs aspirations, en-
couragées par leurs souvenirs, dépassent largement l'étroite en-
ceinte de la petite presqu'île dont le Pinde est l'arête centrale.
Appuyés sur la double tradition de l'antiquité classique et de l'em-
pire byzantin, les Grecs considèrent comme hellénique, et réclament
comme l'héritage naturel de leurs ancêtres, toute la grande pénin-
sule sise au sud du Balkan. A leurs yeux, la Macédoine et la Thrace,
toutes deux encore aujourd'hui entourées sur leurs côtes d'une
ceinture de population grecque, sont des terres foncièrement grec-
ques; à leurs yeux, la frontière naturelle, comme la frontière histo-
rique du monde hellénique, c'est l'ancien Hœmus, le Balkan.
L'on voit immédiatement où tendent de telles vues; elles ne
vont à rien moins qu'à la reconstitution d'un empire grec sur les
ruines et presque sur les fondations de l'empire ottoman. Pour re-
lever l'empire byzantin, il ne serait même peut-être pas nécessaire
de renverser violemment la domination turque ; il pourrait suffire
d'adjoindre et de substituer peu à peu dans le gouvernement l'élé-
ment grec et chrétien à l'élément turc et mahométan. C'est ce rêve
554 REVUE DES DEUX MONDES.
national que les Grecs appellent hi grande idée, et que l'Europe
partageait naguère avant de mieux connaître la répartition des na-
tionalités en Orient. Après s'être associé à ces songes, l'Occident
aurait tort d'en railler la présomption; avec leurs souvenirs histo-
riques et leur supériorité de culture sur les populations environ-
nantes, les Grecs ne pouvaient point échapper aux séductions d'une
telle chimère. Tout autre peuple à leur place eût fait comme eux,
car, en fait de grandeur nationale , rien n'est difficile aux nations
comme de savoir se défaire des visions du passé et restreindre leurs
désirs aux limites du possible.
La « grande idée » des Grecs a beau sembler chimérique, elle a
pratiquement une sérieuse influence sur toute la politique orientale
et donne l'explication de beaucoup de points obscurs des récentes
affaires d'Orient. Les rêves byzantins ont une double conséquence : la
première, c'est de mettre les Grecs en opposition, en hostilité même
avec les Slaves, qu'ils prétendent confiner au nord des Balkans ; la
seconde, plus inattendue, c'est de faire parfois d'eux les auxiliaires
et les défenseurs des Turcs. Vis-à-vis des Slaves en effet, Hellènes et
Ottomans ont plus d'une fois agi de concert, et tout récemment les
premiers ont vivement appuyé leurs maîtres dans la résistance de la
Porte à concéder l'autonomie aux Slaves du Balkan et à élargir les
limites de la Bulgarie. La chose se comprend sans peine : le Slave est
l'adversaire commun, la politique russe excite au Phanar et au Sé-
rail les mêmes défiances. A l'égard de l'ordre de choses actuel, les
Grecs de Turquie sont peut-être moins révolutionnaires que conser-
vateurs. A l'inverse des Serbes, des Bulgares, des Roumains même,
qui tous voient dans la dissolution de l'empire ottoman une pro-
messe d'agrandissement ou d'indépendance, les Grecs peuvent se
demander s'ils n'auraient pas moins à gagner qu'à perdre à un dé-
membrement. Se considérant comme les héritiers légitimes de la
Porte, ils regardent les Slaves, qui en convoitent les dépouilles, de
l'œil d'un héritier qui, tout en se félicitant de la mauvaise santé de
son parent, désire lui voir gagner ses procès contre des étrangers,
et craint de lui voir aliéner sa fortune au profit d'autrui. Ainsi
s'explique l'ardeur d'une grande partie de la presse hellénique à
combattre tout projet d'autonomie slave au sud du Balkan; ainsi
s'explique comment, durant la dernière conférence de Gonstanti-
nople, la Porte a pu trouver des Grecs pour pétitionner, protester
et manifester contre les réformes réclamées par les puissances en
faveur des Bulgares.
L'attitude de l'Europe dans les récentes négociations orientales,
et toutes les résolutions sans cesse atténuées de la conférence, ont
été de la part des Grecs l'objet des doléances les plus vives. Pour-
quoi, disaient-ils, l'Europe ne s'occupe -t-elle que des Bosniaques
LA GRÈCE ET LA QUESTION d'orIENT. 5Î5
et des Bulgares, pourquoi ne demande-t-elle d'autonomie ou de
garanties que pour les Slaves? Les Grecs sont-ils moins malheureux
ou moins dignes d'intérêt parce qu'ils ont eu plus de patience ou
de sagesse? A quel titre abandonner les Hellènes à l'arbitraire mu-
sulman quand on y veut soustraire les Bulgares? Ces plaintes, il
faut l'avouer, avaient fjuelquc chose de fondé. L'excuse de la con-
férence est qu'elle ne pouvait tout faire à la fois, qu'elle devait
courir au plus pressé, et qu'en étendant davantage ses demandes
elle était plus certaine de se heurter aux refus de la Porte, déjà si
peu disposée à faire droit aux réclamations de l'Europe. Le vrai
grief des Grecs, dans toute cette affaire, ce n'est point du reste que
la diplomatie ait trop restreint ses demandes d'autonomie, c'est
plutôt qu'elle les ait étendues à trop de provinces. Si la conférence
n'avait parlé que de la Bosnie et même de la Bulgarie transhêmienne,
de la Bulgarie comprise entre le Danube et le Balkan, les Grecs se
fussent aisément réconciliés avec les projets d'autonomie de la Bos-
nie et de la Bulgarie. Peut-être même verraient-ils volontiers la
Porte perdre entièrement ses provinces septentrionales, afm d'avoir
dans l'empire moins de Slaves à leur disputer l'influence. Le vrai
grief des Grecs, c'est que la conférence ait vu des Bulgares au sud
du Balkan, c'est qu'à la suite de la Russie la diplomatie euro-
péenne ait officiellement reconnu comme slaves des pays qui, d'a-
près les feuilles d'Athènes et du Phanar, ont toujours été grecs et
ne peuvent être autre chose. Les représentans des puissances ont
oublié que le Balkan est la limite naturelle et comme la borne his-
torique du monde slave et du monde hellénique. Selon les Grecs,
l'Occident, en se laissant associer aux propositions de la Russie, a
imprudemment sacrifié l'hellénisme, qui a droit à toutes ses sym-
pathies, au slavisme, qui n'a de titre qu'à ses défiances.
Il y a là , on ne saurait le nier, un fait considérable et gros de
conséquences pour l'avenir, un fait qui à lui seul est un succès pour
la diplomatie russe. La conférence de Constantinople a sinon sanc-
tionné, du moins admis au nom de l'Europe les revendications
slaves sur la Roumélie, sur des portions considérables de la Macé-
doine et de la Thrace. Quel que soit le sort des propositions des six
puissances éconduites par la Porte, c'est là un précédent dont il faut
tenir compte et dont les Grecs, les premiers intéressés, ont fort bien
saisi l'importance. La diplomatie a pour ainsi dire admis théorique-
ment l'effacement des Balkans; viennent des troupes qui en fran-
chissent les passages, et l'Europe ne pourra plus sans contradiction
en disputer aux Slaves la possession. Comment, disent les Grecs,
les puissances ont-elles abandonné et livré d'avance aux Slaves la
grande muraille dont la nature a ceint Constantinople et les détroits ?
TOME XX. — 1877, 35
546 REVDE DES DEDX MONDES,
La diplomatie pourrait répondre que toutes ses demandes, tous
ses projets sur le papier n'empêchent point les Turcs d'occuper les
défilés de l'Hémus, et que, si un jour les Slaves réussissent à rayer
les Balkans de la carte, ce sera avec l'épée et non avec la plume. Il
y a mieux à dire pour la défense de cette pauvre conférence, si inu-
tilement unanime vis-à-vis des Turcs. Sa conduite n'a pas été uni-
quement guidée par l'intérêt des Slaves et le besoin de faire des
concessions aux Russes; elle Fa été par le désir d'établir un ré-
gime rationnel, viable et conforme à la nature des choses. En re-
connaissant des Bulgares au sud du Balkan, les diplomates assem-
blés à Péra n'ont fait qu'accepter un fait, une vérité incontestée
par tous les voyageurs et toutes les études ethnographiques. Il leur
était d'autant plus difficile de s'y refuser que les massacres dont les
Bulgares ont été victimes, dont il s'agissait d'empêcher le retour,
ont eu lieu surtout dans ces régions cishémiennes revendiquées
par les Grecs. Il n'y avait qu'un moyen pour la diplomatie de ne
point demander la délimitation et l'agrandissement de la Bulgarie,
c'était, dans ses propositions, de se fonder sur la géographie phy-
sique plutôt que sur les limites ethnologiques; c'était de séparer
entièrement la Bulgarie d'entre le Balkan et le Danube, de la Ma-
cédoine et de la Thrace, revendiquées à la fois par les Slaves et les
Grecs. L'Europe eût pu réclamer pour ces provinces mixtes, isolées
de la Bulgarie proprement dite, un sclf-government particulier, et
mettre ainsi les deux nationalités rivales à même de faire la preuve
de leur force et de leurs droits à l'hégémonie locale. Une telle ligne
de conduite eût moins préjugé l'avenir, elle eût donné plus égale-
ment satisfaction aux Grecs et aux Slaves en réservant les préten-
tions de chacun. Cette manière de procéder n'avait qu'un défaut
qui la rendait inopportune, c'était de retomber dans l'inconvénient
déjà signalé, d'élargir le champ des demandes de l'Europe, et par
là de diminuer les chances de les voir accepter de la Porte.
IV.
Rien dans la question d'Orient n'a l'importance de cette rivalité
des Grecs et des Bulgares, à peine soupçonnée de l'Europe au temps
de la guerre de Grimée. De cette lutte de l'hellénisme et du sla-
visme dépend l'avenir de la grande péninsule en même temps que
les destinées des Slaves du sud et des Grecs. En se disputant la
possession de la Thrace et de la Macédoine en présence de leur
maître commun, Grecs et Slaves semblent, selon l'expression popu-
laire, se disputer la peau de l'ours avant de l'avoir tué. Ce n'est
point là le moyen de s'en mettre en possession et de préparer dans
i
LA GRÈCE ET LA QUESTION d'oRIENT. 547
la péninsule la fin de la domination musulmane. Cette compétition
des deux nationalités rivales est en effet une bonne fortune pour les
Turcs, c'est là pour le maintien de leur empire la meilleure chance
de durée. La Porte, au lieu de se formaliser de la querelle de ses
futurs héritiers , est intéressée à les maintenir divisés : pour cela,
elle n'a du reste qu'à les laisser à eux-mêmes, tant les prétentions
nationales des Grecs et des Slaves, appuyées des deux côtés sur
l'antique possession du sol et sur des traditions séculaires, sont
difficiles à concilier.
La répartition géographique des deux races est aujourd'hui assez
bien connue; tous les voyageurs, toutes les cartes sont d'accord à ce
sujet (1). Les Grecs occupent en Macédoine et en Thrace le littoral
et parfois les villes, les Bulgares l'intérieur des terres et les cam-
pagnes. Ce peuple tout continental et agricole ne touche la mer
Egée qu'aux environs de Salonique, et n'atteint la Mer-Noire que
sur un ou deux points vers le golfe de Bourgas au sud du Balkan.
Partout ailleurs les Bulgares sont séparés de la mer par une bar-
rière plus ou moins épaisse de population hellénique, çà et là
mêlée d'élémens turcs. Cette singulière répartition augmente le
contraste des deux populations ainsi juxtaposées. En dehors du
littoral qui leur appartient presque partout, les Grecs habitent
seuls, au sud de la Macédoine, la presqu'île palmée de la Ghal-
cidique, qui, avec ses trois longs promontoires, dont l'un est do-
miné par le mont Athos, semble une sorte de Grèce ou de Pélopo-
nèse en raccourci. En Thrace, entre la xMaritza, l'Hèbre des anciens
et la Mer-Noire, d'Andrinople à Constantinople, tout autour de la mer
de Marmara et des détroits, les Grecs forment encore aujourd'hui
le gros de la population rurale et agricole, comme s'ils avaient été
repoussés jadis dans cet angle extrême de la péninsule, longtemps
tout le domaine de l'empire d'Orient. Ces Grecs de la Thrace, agglo-
mérés en masses compactes dans la banlieue de Constantinople, ne
sont malheureusement reliés au grand massif hellénique de la Thes-
salie et du royaume de Grèce que par un long et mince cordon lit-
toral renflé à l'embouchure du Strouma vers la ville de Seres, le
(1) Voyez principalemuat l'ethnologie de la Turquie d'Europe par notre regretté
compatriote Lejean, publiée dans les Mittheihmgen de Vetermann, Erganzmgsheft,
1861, et dans le même recueil, le XXIP volume (1876), 7" livraison. C'est la carte
ethnographique de Kiepert qui a, dit-on, servi de base aux études de la conférence.
Les Bulgares acceptent d'ordinaire les résultats de ces travaux, les Grecs les récu-
sent. Je dois dire qu'un professeur au lycée de Galata-Serai, M. A. Synvet, vient,
à l'aide de renseignemens fournis par le patriarcat de Constantinople, de présenter
les faits sous un jour plus favorable aux revendications grecques. Cette curieuse pu-
blication a pour titre : Carte ethnographique de la Turquie d'Europe et dénombrement
de la population grecque dans l'empire ottoman, par A. Synvet, Paris, Lassailly, 1877.
548 REVUE DES DEUX MONDES.
principal rempart de l'hellénisme en Macédoine. Entre ses deux
grands centres historiques de Byzance et de l'flellade, la race
grecque s'est pour ainsi dire éiirée et effilée sous la pression des
barbares du nord comme sous un laminoir. La Grèce propre et
Constantinople, l'antique berceau et l'ancienne capitale de l'hellé-
nisme, sont presque coupés l'un de l'autre, et même en l'absence
des Turcs on ne voit guère comment on pourrait les réunir en un
seul état.
Les Hellènes, dédaigneux des Slaves qu'ils entourent, se sont
longtemps flattés de les dominer, de les helléniser. C'est là, croyons-
nous, un espoir chimérique, démenti par l'histoire de dix siècles.
En dépit de la supériorité de leurs armes dans cette pacifique
guerre de nationalité, en dépit de leur culture et de leur richesse,
de leurs nombreuses écoles et de leurs syllogos, tous les efforts des
Grecs n'aboutissent des deux côtés du Rhodope, en Macédoine
comme en Thrace, qu'à maintenir les positions de l'hellénisme sans
en conquérir de nouvelles. En de pareilles luttes, l'intelligence et
l'instruction ne suffisent point toujours à assurer la victoire. Au
milieu de tous leurs avantages', les Grecs semblent avoir vis-à-vis
de leurs rivaux bulgares une double et grave infériorité : une moins
grande fécondité, un moins grand amour de l'agriculture. De ces
deux causes de faiblesse, la première pourrait encore être contestée,
la seconde ne saurait l'être. Au travail régulier de la terre, le Grec
préfère partout des occupations intermittentes ou moins séden-
taires, comme la vie maritime et le négoce. Quelques-uns lui re-
fusent même le goût de tout travail régulier et constant; un des
hommes qui connaissent le mieux la Grèce moderne et la Grèce an-
tique a été jusqu'à dire que le travail forcé de l'esclavage pouvait
seul expliquer la richesse des républiques grecques de l'antiquité (1).
C'est là une opinion qu'il ne faut sans doute pas prendre à la
lettre. Ce qui est certain, c'est que par ses goûts et son caractère
le Grec se prête de lui-même à se laisser refouler sur les côtes ou
enfermer dans les villes.
La lutte de l'hellénisme et du slavisme au pied du Balkan et
autour du Rhodope est loin d'être nouvelle. Les écrivains d'Athènes
ou du Phanar représentent souvent l'invasion de la Macédoine et
de la Thrace par les Bulgares comme une récente immigration di-
rigée par des agens russes. La colonisation de ces provinces encore
mal peuplées par une race féconde et laborieuse peut se poursuivre
tous les jours, elle ne saurait pour cela dater d'hier. Les anciennes
invasions slaves qui remontent à douze ou quatorze siècles ne se
(1) M. Albert Dumont, le Balkan et l'Adriatique. — Revue du .1" décembre 18Î2.
Cet ouvrage abonde en renscignemens sur la situation de l'hellénisme en Turquie.
LA GRÈCE ET LA QUESTION D ORIENT. 5^9
sont point écoulées comme de l'eau, sans laisser de traces sur la pé-
ninsule. La Macédoine n'a pas été comprise deux ou trois fois dans
les anciens royaumes bulgares sans que le peuple de ce nom y ait
pris pied. Dans l'intérieur de la province, les noms mêmes de
lieux, des rivières ou des montagnes, témoignent de l'antiquité du
séjour des Slaves. L'on sait qu'appuyés sur ces dénominations géo-
graphiques et plus encore sur des chants populaires plus ou moins
authentiques (1), les Bulgares se regardent comme les plus anciens
habitans de la Macédoine et de la Thrace, et à ce titre revendiquent
pour eux-mêmes une bonne part de la civilisation hellénique d'Or-
phée à Alexandre le Grand et à Aristote. Si de telles prétentions
sont peu soutenables, celles des Grecs sur la récente intrusion des
Bulgares ne le semblent pas davantage.
Entre les deux moitiés de l'empire romain envahies presqu'en
même temps par les barbares, il y a cette différence capitale que la
Grèce n'a pu helléniser l'orient de l'Europe comme Rome a latinisé
l'occident, ou encore que les invasions slaves ont plus entamé le
territoire classique du monde grec que les invasions teutoniques
n'ont entamé l'héritage classique de Rome. Les Slaves établis dans
la presqu'île des Balkans n'ont, pour la plupart, pu être grécisés;
au lieu de se confondre avec les Grecs de la péninsule, ils les ont
peu à peu refoulés vers le sud ou cantonnés en quelques enclaves
isolées (2). Les rois bulgares ont étendu leur domination sur tout
le centre de la presqu'île, sur la Macédoine en particulier; les em-
pereurs grecs la leur ont longtemps disputée et l'ont plusieurs fois
reconquise, en sorte que la lutte pacifique des deux nationalités
pour la possession de cette province n'est réellement que la con-
tinuation d'une longue guerre à main armée. A prendre de haut
l'histoire du bas-empire, on voit qu'elle se résume presque tout
entière en deux séries de faits simultanés : la lutte contre l'islam,
contre les Sarrasins, les Turcs seldjoukides ou ottomans en Asie, la
lutte contre les barbares devenus chrétiens, contre les Slaves spé-
cialement, contre les Bulgares en Europe. Entre le slavisme et l'hel-
lénisme, la question de la Macédoine est dix fois séculaire. Depuis
que les deux adversaires ont été courbés sous le même joug, la
guerre entre eux, un moment suspendue par la commune servitude,
a recommencé de nouveau. Les passions et les intérêts sont les
mêmes, les armes seules ont changé. Chacun des deux antago-
(1) Les chants du Rhodope, publiés dernièrement à Paris par M. A. Dozon.
(2) Les Bulgares sont d'ordinaire regardes comme un peuple d'origine finnoise, ra-
pidement slavisé après son établissement au sud du Danube. Un écrivain russe,
M. Ilovaîsky, a récemment voulu démontrer que les Bulgares, aussi bien que les
Serbes, avaient toujours été Slaves.
550 REVUE DES DEUX MONDES.
nisies met en avant sur le pays contesté des droits historiques, et,
comme il arrive en pareil cas, chacun, s'arrêtant à la période de
l'histoire qui lui est le plus favorable, étend ses revendications
presqu'aussi loin que se sont jadis étendues ses conquêtes.
Le conflit gréco -bulgare, terminé en apparence par l'invasion ot-
mane, qu'il a singulièrement facilitée, a repris à l'abri même de la
domination turque. Dans cette nouvelle phase du duel, l'hellénisme
a eu depuis le xv* siècle tous les avantages. Grâce au patriarche de
Constantinople, chef suprême de tous les chrétiens orthodoxes de
l'empire, grâce aux Grecs du Phanar, les habiles instrumens de la
Porte, l'hellénisme a eu à sou service la puissance religieuse et par-
fois aussi la puissance politique. Le triomphe qu'il n'a pu s'assurer
avec de pareils moyens, alors que les Bulgares, frappés d'un double
despotisme civil et ecclésiastique, avaient presque perdu conscience
de leur nationalité, comment les Grecs peuvent-ils l'espérer alors
que sous l'impulsion des Russes et des Serbes, les Bulgares, ayant
repris conscience de leur nombre, se sont partout soulevés contre
l'hégémonie grecque et lui ont déjà enlevé son arme principale,
l'autorité religieuse? La querelle nationale de l'hellénisme et du
slavisme a été en effet portée dans l'enceinte de l'église, qui, en
Orient, sert encore de forme ou de cadre à la nationalité. L'hellé-
nisme a sur ce terrain rencontré une défaite qui, pour n'avoir pas
été complète, ne laisse pas d'être le plus grand échec qu'ait subi
la cause grecque depuis l'entrée de Mahomet II à Constantinople.
Je veux parler de la création de l'exarchat bulgare en 1869.
Les Bulgares, jusqu'alors confondus avec les Grecs dans la grande
église byzantine, héritière de l'empire d'Orient, se plaignaient de-
puis longtemps du haut clergé phanariote. Ils reprochaient à l'é-
piscopat, presque uniquement composé de Grecs, de dédaigner la
langue et l'intelligence de ses ouailles, de leur refuser toute in-
struction et d'en tirer des droits exorbitans au profit Je l'église du
Phanar. La haine des Bulgares contre l'oppression s'était tournée
plutôt contre les Grecs que contre les Turcs : ceux-ci, disaient-
ils, ont assujetti nos corps, les autres nos âmes. Ces plaintes ou
ces colères, souvent outrées, étaient encouragées par tous les en-
nemis politiques ou religieux des Grecs, par les agens russes d'un
côté, par les missionnaires catholiques ou protestans de l'autre. Le
Vatican, en cela secondé par la diplomatie française du second em-
pire, voulut profiter des antipathies nationales des Bulgares pour
les détacher du siège patriarcal de Constantinople et leur faire re-
connaître l'autorité papale. Une active propagande romaine remua
les villages et les couvens du Balkan. Un hégoumène slave fut sacré
patriarche des Bulgares-unis, mis en possession d'une liturgie sla-
LA GRÈCE ET LA QUESTION d'oRIENT. 551
vomie; des milliers de Slaves entrèrent dans la communion du
pape, et un moment, vers 1865, on put croire qu'un peuple entier
allait, par rancune contre les Grecs, se ranger en masse au nombre
des sujets spirituels du souverain pontife. Une telle conversion, qui
eût iranché d'un coup le lien religieux qui rattache les Bulgares aux
Russes, eût eu des résultats encore plus importans peut-être pour
la politique que pour la religion; mais l'espoir de la cour romaine
et de notre ambassade de Thérapia fut déçu. Le mouvement caiho-
lique avorta, beaucoup des prosélytes de Rome sont revenus à l'or-
thodoxie orientale, et les Bulgares qui ont persisté dans l'union sont
demeurés en nombre insignifiant.
Sous l'influence de la Russie ou sous l'exemple de la Serbie et
de la Roumanie, les Bulgares s'aperçurent qu'ils pourraient se
soustraire à la domination du clergé phanariote sans sortir de l'or-
thodoxie grecque. Us réclamèrent une église indépendante, auto-
nome ou autocéphale, comme disent les théologiens orientaux.
Après beaucoup de luttes et de négociations, sous l'action habile-
ment dissimulée de la diplomatie russe, la Porte décréta par un
firman la séparation ecclésiastique des Bulgares et des Grecs. C'é-
tait le temps de la grande insurrection de Crète, et le divan, mé-
content des Grecs et voyant dans les Bulgares les plus tranquilles
et les plus dévoués des raïas, ne regrettait point de donner satis-
faction aux uns aux dépens des autres. Le patriarche œcuménique
Grégoire VI, obéissant à la Porte et au désir d'éviter un schisme,
accorda aux Bulgares l'institution d'un exarchat virtuellement in-
dépendant du siège patriarcal, auquel il allait enlever une moitié
de ses ouailles. Les Bulgares, naguère dépourvus de tout lien na-
tional, ont par ce fait été officiellement reconnus de la Porte et ont
reçu d'elle un rudiment d'autonomie sous la forme jusqu'ici en usage
dans l'empire ottoman, la forme religieuse; aff'ranchis du joug ecclé-
siastique des Grecs, en possession d'un chef spirituel national et d'un
clergé tout indigène, ils ont été légalement érigés en communauté,
en nation jmrticulière de l'empire, au même titre que les Grecs ou
les Arméniens. Ainsi que je l'écrivais il y a quelques semaines ici
même (1), la grande difficulté, le grand débat a porté sur les limites
de la nouvelle église et de l'église mère, de l'exarchat bulgare et
du patriarcat byzantin. Ce qui était en question dans cette affaire de
juridiction ecclésiastique, c'était en effet moins les droits du siège
patriarcal œcuménique et la liturgie slavonne, que les prétentions
rivales des Slaves et des Hellènes sur la Macédoine, sur la Thrace,
(1) Voyez, dans la Bévue du !•'■ décembre 1876, notre étude sur les Réformes de
la Turquie, la politique russe et le panslavisme.
552 REVUE DES DEUX MONDES.
sur le vaste territoire où les deux races se touchent et se mêlent.
Aux yeux des Slaves comme à ceux des Grecs, la frontière du nou-
vel exarchat devait dessiner le cadre futur d'un état bulgare et
marquer d'avance la part de l'héritage ottoman léguée à chacune
des deux nationalités. Sur ce terrain, les prétentions des deux par-
ties devaient être inconciliables. Le firman impérial portait que la
juridiction de l'exarque s'étendrait sur toutes les contrées habitées
par les Bulgares et sur toutes les localités à population mixte où les
Bulgares étaient en majorité. Par cette dernière clause, qui concer-
nait le nord de la Thrace et de la Macédoine, la Porte, non contente
de reconnaître la nationalité bulgare , l'admettait officiellement à
faire valoir ses prétentions sur les pays situés au sud du Balkan :
c'était ce que redoutaient par-dessus tout les Grecs.
Les deux parties , mises en demeure de présenter un projet de
partage, se préoccupèrent moins de délimiter nettement les deux
églises et les deux nationalités que de maintenir leurs prétentions
sur les contrées concédées à leurs adversaires. Les Bulgares aban-
donnaient au patriarcat des diocèses entièrement slaves et en ré-
clamaient d'autres plus au sud, s'efforçant de pousser une double
pointe vers la mer, d'un côté jusqu'au golfe de Salonique, de l'autre
jusqu'au golfe d'Orphano, afin de couper en deux les pays grecs et
d'isoler les Hellènes de la Thrace de ceux de la Thessalie. Le pa-
triarcat, de son côté, était surtout soucieux de maintenir les Grecs
au pied des Balkans, et pour cela réclamait de nombreuses enclaves
dans les pays qu'il était obligé de céder aux Bulgares. L'évêque
étant en Turquie le chef civil ou le représentant légal des chrétiens
auprès des autorités provinciales, on comprend l'importance de
cette répartition des sièges épiscopaux. En de telles luttes natio-
nales, il faut peu compter sur la justice et la modération dès deux
adversaires. Dans les éparchies (diocèses) dont ils étaient mis en
possession, les Bulgares, la veille encore sous le joug des Phana-
riotes , ont parfois usé de leur pouvoir pour opprimer à leur tour
leurs maîtres de la veille, fermant les églises et les écoles grecques,
et voulant imposer l'usage du slavon à ceux auxquels ils reprochaient
d'avoir voulu les contraindre à prier en grec. Pour enlever à l'hégé-
monie bulgare les communautés grecques des districts à population
mixte, les Grecs du Phanar trouvèrent que le plus sûr moyen était
d'élever entre eux et leurs anciens sujets une barrière spirituelle
que la Porte ne pût renverser sans toucher à la liberté de conscience.
Le synode de l'église d'Orient excommunia le nouvel exarque et ses
évêques, les retrancha de la communion orthodoxe, et par le seul
fait du schisme Grecs et Bulgares ne pouvant plus être confondus
sous le même pasteur, les deux églises durent partout demeurer
LA GRÈCE ET LA QUESTION d'oRIENT. 553
distinctes et indépendantes l'une de l'autre. La grande lutte, jadis
poursuivie par les armes au temps des rois bulgares et des empe-
reurs de la dynastie macédonienne, est ainsi aujourd'hui continuée
à l'aide des foudres ecclésiastiques. Dans cet Orient , où l'on re-
garde trop souvent toutes les querelles comme religieuses, c'est
l'antipathie nationale qui a rompu l'unité de la plus grande église
de Turquie. La communauté de la foi a disparu devant les jalousies
de race. Grâce à ce schisme, l'hellénisme et le slavisme restent en
face l'un de l'autre, avec leurs prétentions réciproques ; la création
de l'exarchat n'en demeure pas moins pour les Slaves un premier
et considérable succès.
Cette grave question des limites des Bulgares et des Grecs, la
conférence de Constantinople l'a dans ses propositions relevée sous
la forme administrative. Cette fois les Turcs, revenus de leurs sym-
pathies pour les Bulgares, ont vis-à-vis de l'Europe étayé leurs ré-
sistances sur les répugnances des Grecs. Par un juste retour, l'appui
que les organes bulgares ont prêté au gouvernement ottoman
contre les Grecs pendant l'insurrection de Crète, les feuilles grec-
ques de Constantinople et de l'étranger l'ont plus ou moins prêté
à la Porte contre les Slaves pendant la conférence. Les deux natio-
nalités rivales, entraînées par leurs ambitieuses visées d'avenir,
semblent ainsi s'être donné pour mission de se maintenir réci-
proquement dans la servitude. Diviser pour régner est une maxime
dont la pratique est d'autant plus aisée au maître musulman,
que les sujets chrétiens se chargent de l'appliquer pour lui. Les
Grecs et les Slaves, qui se sont si souvent révoltés contre les Turcs,
ont soin d'ordinaire de ne pas le faire en même temps; ils attendent
pour se soulever que la Porte en ait fini avec leurs rivaux. C'est là
une des principales causes de l'échec de toutes les insurrections
chrétiennes et aussi des fréquens insuccès de la diplomatie euro-
péenne, placée, chaque fois qu'elle a voulu intervenir dans les
affaires de la Turquie, en face des prétentions rivales des diverses
nationalités.
Quand on voit l'importance que gardent chez tous les peuples les
souvenirs nationaux , et qu'en même temps l'on se rend compte
de la bizarre répartition géographique des Grecs, on comprend
combien il est malaisé, pour le cabinet d'Athènes, d'avoir une poli-
tique toujours nette et une conduite toujours conséquente. Il peut
y avoir deux manières fort différentes d'envisager les intérêts grecs
et les destinées de l'hellénisme, selon le point d'oii on les regarde,
selon qu'on les contemple du haut de l'Acropole d'Athènes, ou du
faîte de la coupole de Sainte-Sophie. L'horizon du Grec byzantin est
singulièrement plus vaste, il embrasse à la fois l'Europe et l'Asie,
554 REVDE DES DEUX MONDES.
mais aussi est-il singulièrement plus vague, plus nébuleux; l'ho-
rizon politique du Grec du royaume est plus borné, il peut sem-
bler étroit, mais aussi est-il clair et limpide, l'œil y distingue net-
tement tout ce qu'il perçoit. La grande idée, la chimère byzantine
d'un nouvel empire d'Orient, est naturellement plus chère aux
Grecs du Bosphore; les Hellènes du royaume la leur devraient en-
tièrement abandonner. L'objectif naturel de leur politique est près
d'eux, dans les îles qui sont comme un prolongement de la petite
péninsule hellénique, et surtout dans les provinces grecques du
Pinde et de l'Olympe, qui en sont la base et le point d'appui. Pour
les peuples comme pour les individus, le meilleur moyen de ne pas
manquer sa fortune est de savoir la borner.
L'hellénisme plane sur un tel espace, le nombre des Hellènes est
si réduit, leur territoire si mal délimité, qu'il semble impossible de
rien trouver ailleurs d'analogue ou de comparable. H y a cependant
un pays, bien différent à tous égards de la Grèce, qui sous certains
rapports peut en être rapproché et lui donner une leçon : c'est l'Al-
lemagne. La ressemblance entre l'énorme et massive nation alle-
mande et la petite et diffuse nation grecque, c'est la difficulté de
rassembler entièrement l'une ou l'autre dans un même état. Pendant
longtemps, on le sait, nos voisins d'outre-Rhin ont vainement rêvé
d'unité; les plus pratiques étaient seuls à consentir à une Allemagne
restreinte en dehors de l'Autriche, les autres regardaient cette sé-
paration comme une sorte de démembrement de la patrie commune,
et ne voulaient admettre qu'une grande Allemagne embrassant si-
multanément toutes les terres de l'ancienne confédération germa-
nique. Or, entre la grande idée des Grecs et la grande Allemagne
de certains publicisles du Mein et du Danube, il y a une véritable
ressemblance, une manifeste parenté. De ces deux ambitieuses con-
ceptions, la grande idée byzantine est encore la moins pratique,
parce que les Hellènes sont, relativement à leur nombre, répandus
sur une bien plus grande surface, et qu'ils n'auront jamais la force
d'imposer leur domination aux peuples parmi lesquels ils sont dis-
persés. Les Grecs, plus encore que les Allemands, constituent non-
seulement une nationalité, mais une race dont les divers mem-
bres, reliés par la communauté d'origine et de langue, sauraient
difficilement être ramassés en un seul état politique. A cet égard, la
position des Grecs n'est pas sans analogie avec celle des Arméniens,
leurs rivaux; mais les Hellènes ont sur les Arméniens l'immense
avantage de posséder dans l'Hellade un territoire isolé par les mers,
et nettement circonscrit, une sorte de citadelle naturelle qui, dans
leur dispersion même, leur assure un centre national et une exis-
tence politique indépendante.
LA GRECE ET LA. QUESTION D ORIENT. 555
Aux yeux d'un philhellène, plus ami du possible que des vagues
chimères, l'avenir le plus favorable que l'on ose espérer pour
l'hellénisme, c'est une Grèce restreinte à la presqu'île du Pinde et
aux îles, et en dehors, sur les deux rives de la mer de Marmara et
de l'autre côté de l'archipel , un état plus vaste où , parmi des races
et des religions diverses, les Grecs tiendraient, grâce à leur génie
et à leurs traditions, une place prépondérante. Il n'y aurait là rien
d'incompatible avec le maintien de l'empire ottoman. Pour être
bornées, de telles perspectives ne laissent pas d'être glorieuses en-
core. Si le territoire que les Grecs peuvent aspirer à posséder en
propre est limité, l'esprit grec gardera toujours un champ beau-
coup plus vaste. Leur dispersion sur deux ou trois continens ne
nuit à la grandeur et à la force politique des Hellènes qu'en ser-
vant à leur influence morale. Grâce à elle, la langue d'Athènes
s'étendra bien au loin des limites du royaume , et l'hellénisme de-
meurera plus grand et plus puissant que la Grèce.
Gomme il y a pour eux denx manières d'envisager leur avenir
national et deux politiques possibles, il y a pour les Grecs deux
moyens différens d'atteindre au but, deux routes opposées. L'une
est la guerre, et l'autre une alliance avec les Turcs. Les Grecs peu-
vent se joindre aux ennemis actuels ou futurs de la Porte pour ar-
racher, eux aussi, un lambeau du territoire ottoman , et avoir leur
part des dépouilles du croissant. Ils peuvent au contraire faire cause
commune avec les Turcs contre les Bulgares ou les Russes, et se
faire payer leur appui d'une rectification de frontière et de quelques
concessions en faveur des sujets grecs du sultan. L'une et l'autre voie
peuvent les mener au même terme ; mais l'une les expose à plus de
périls, l'autre peut les conduire à un leurre. La plupart des Grecs
préféreraient naturellement la route la moins dangereuse; c'est au
moins celle qu'ils auraient voulu tenter la première, sauf, en cas d'é-
chec, à se rejeter du côté opposé. Le cabinet d'Athènes a déjà envoyé
à la Porte un mémorandum auquel les difficultés du gouvernement
turc pourraient seules donner quelques chances de succès. Le jour
où une rupture de la Turquie et de la Russie poserait sérieusement
pour eux la redoutable alternative, les Grecs seraient en tout cas fort
embarrassés. Sans flotte, sans argent, presque sans armée, ils n'ont
point ce qui peut rendre leur inimitié redoutable ou faire acheter
leur appui. Ils seraient même peut-être plus impuissans encore
comme alliés que comme ennemis. Il leur serait difficile d'off"rir à
la Porte un secours eff"ectif assez considérable pour en obtenir une
concession quelque peu importante; si faibles qu'ils soient, ils
pourraient toujours au contraire, sans même entrer directement en
lutte avec la Turquie, fomenter des mouvemens insurrectionnels en
556 REVUE DES DEUX MONDES.
Thessalie ou en Crète, et armer des bandes de klephtes. De toute
façon, le jour où la Turquie serait engagée dans une grande guerre,
les Grecs, au lieu de demeurer simples spectateurs, comme ils l'ont
fait durant la dernière campagne serbo-turque, ne sauraient pro-
bablement résister au besoin de descendre dans l'arène. La neu-
tralité ne leur a pas assez réussi pour être toujours de leur goût.
Le gouvernement d'Athènes semble avoir espéré que l'Europe
lui tiendrait compte de son attitude pacifique, et qu'à la fin des hos-
tilités auxquelles le royaume était resté étranger il serait récom-
pensé de n'avoir pas aggravé les complications orientales. Cette
manière de voir n'était malheureusement pas exempte d'une cer-
taine naïveté cruellement raillée par les orateurs populaires du
Pnyx. Les Grecs seraient disposés à accuser l'Europe d'ingratitude
envers eux; ils lui reprochent volontiers sa partialité pour les
Slaves, son oubli des intérêts grecs et son dédain de l'hellénisme,
que tant de souvenirs lui devaient rendre cher. La diplomatie n'a
été ni si aveugle ni si coupable; elle avait seulement trop de be-
sogne avec les Serbes et les Bulgares, avec les Monténégrins et les
Bosniaques, avec ceux qui ont combattu et ceux qui ont souffert,
pour s'occuper des Grecs, qui ont eu la sagesse de se croiser les
bras. « Notre affaire, disait dans son vif langage le général Igna-
tief, est d'éteindre le feu là où le feu a éclaté : aucun incendie
n'a été jusqu'ici signalé dans les provinces grecques... » Il est à
craindre que les Hellènes ne se le tiennent pour dit, et qu'à la
première occasion ils ne s'arrangent pour avoir, eux aussi, leurs
incendies ou leurs massacres. Ils ont pour cela la Thessalie, où le
gouvernement turc a, comme en Bulgarie, tenté de coloniser des
Gircassiens; ils ont surtout l'île de Crète, où la Porte a fort mal tenu
les engagemens pris à la suite de la grande insurrection. En atten-
dant, la chambre d'Athènes a voté pour l'armée un emprunt de
10 millions de drachmes, les ministères se succèdent au pied de
l'Acropole, et les partis bataillent sur la question militaire. La
Grèce, elle aussi, veut se tenir prête pour les événemens, bien qu'en
dépit des 100,000 hommes dont ils prétendent disposer, les com-
patriotes de Canaris et de Botzaris soient en un demi-siècle de paix
devenus un des peuples les plus pacifiques de l'Europe. Au milieu
de ses hésitations ou de ses regrets, la Grèce a la bonne fortune de
pouvoir se mêler encore à temps aux événemens si les événemens
se compliquent, et de n'en avoir rien souffert si les affaires s'ar-
rangent, en sorte que, si sa grandeur politique n'a rien gagné aux
récentes complications, sa prospérité naissante n'y aura rien perdu.
Anatole Leroy-Beaulieu.
LE FASTE FUNÉRAIRE
SON DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE
II \
LES TEMPS MODERNES.
On sait de quelle façon le christianisme traite la tombe : il y
plante une croix de bois. Comment donc le faste funéraire subsiste-
rait-il sous l'empire d'une telle religion? Il subsista pourtant, avec
éclat presque toujours, trop souvent même avec excès, maintenu
d'un côté par les résistances de l'orgueil humain, et de l'autre re-
nouvelé par les ornemens et les emblèmes du nouveau culte. Outre
l'influence religieuse, diverse selon les pays et les temps, l'état so-
cial et politique se reflétera dans la nature et le degré de déve-
loppement de ce faste, modifié tour à tour par la prédominance de
l'aristocratie, de la monarchie pure, de la richesse. Les arts qui
concourent à le former auront aussi leur vie propre, leurs conditions
successives. Ce sont autant de circonstances à noter dans les trans-
formations du faste funéraire pendant la période historique qui
commence avec le christianisme et se continue, à travers des phases
bien diverses, jusqu'à nos jours.
Le christianisme n'a pas produit un brusque changement dans
les habitudes qu'il trouvait établies, soit qu'il ait rencontré des ré-
sistances trop fortes, soit qu'il ait accepté certains compromis. Le
faste dans les obsèques est un des reproches fréquemment adressés
(I) Voyez la Revue du 1 5 mars.
558 REVDE DES DEUX MONDES.
aux chrétiens par les Pères de l'église latine et de l'église grecque,
au iv** et au v® siècle. Saint Chrysostome y revient dans plus d'un
passage éloquent de ses homélies. Il oppose à ce faste la nudité du
Christ dans le tombeau. De nombreux textes d'Origène, d'Eusèbe,
de Prudence, font allusion à l'usage persistant de parer les morts
avec une somptuosité peu conforme à l'esprit du christianisme. La
coutume d'oindre et d'embaumer les corps dans la myrrhe et
d'autres préparations odoriférantes se prolonge, peut-être même
à l'ombre du dogme de la résurrection. La découverte du cimetière
de Calliste à Rome par M. de Rossi est venue confirmer récemment
cette persistance du luxe funéraire chez les chrétiens du ii'^ siècle.
Il suffirait, pour en trouver les preuves décisives, de se reporter à
l'ample et précise description qui en a été faite ici même (1). La
magnificence des décorations qui couvraient fréquemment les murs
de la chambre sépulcrale, la richesse des peintures et des revête-
mens de marbre, les débris de sculpture, de chapiteaux, de fûts
de colonnes, de pilastres brisés, attestent la part faite au luxe dans
ces sépultures, dont plusieurs furent celles de pontifes, et un plus
grand nombre celles d'évêques et de martyrs célèbres. Dans cette
ornementation, la peinture est chrétienne le plus souvent, tandis
que la sculpture reste fidèle aux symboles mythologiques. La rai-
son en est que, pour la peinture, l'artiste chrétien travaillait à des
fresques souterraines loin des regards profanes : les ornemens ex-
térieurs de la sculpture ne laissaient pas la même liberté. Une
exhibition trop claire des croyances chrétiennes en eût exposé les
emblèmes aux violences des païens. On achetait tout faits les orne-
mens de marbre qui reproduisaient des types de convention, qu'on
se bornait à choisir aussi peu païens que possible. Comme élément
de richesse, il faut aussi compter dans les tombes chrétiennes les
dons des fidèles, les ornemens qu'y déposait la piété. C'est ainsi
que les catacombes elles-mêmes se trouvèrent avoir une part no-
table de luxe funéraire.
Les peuples barbares n'opposèrent pas moins de résistance que
la société élégante et riche au rapide changement des habitudes fu-
néraires. Ils étaient pour la plupart loin de justifier ce que Tacite
dit des Germains : « Ces pompeux monumens que l'orgueil élève à
grands frais leur sembleraient peser sur la cendre des morts. » Lors-
que Théodoric vint à mourir, à 200 lieues de son royaume, ses
funérailles furent célébrées par l'armée des Visigoths avec une
pompe imposante, quoique sauvage. Celles d'Attila, qui succombait
à une mort mystérieuse le lendemain de la cérémonie de ses noces,
revêtirent surtout un magnifique appareil. On y vit, selon l'antique
(1) Voyez la Reme du 1" mars iS69.
LE FASTE FUNERAIRE. 559
usage, les débauches de la strava ou repas funèbre se mêler aux
pompes guerrières, aux splendeurs des tentures, aux jeux funèbres
et aux chants des poètes qui célébraient le puissant roi des Huns.
Toutes les fastueuses prodigalités, comme toute la férocité des
vieux cultes, se rencontrent dans les détails qui accompagnent la
sépulture de ce chef barbare. Le corps superbement vêtu, ren-
fermé dans un triple cercueil, le premier d'or, le second d'argent,
le troisième de fer, accompagné de carquois couverts de pierreries,
d'armes prises sur l'ennemi et des meubles les plus précieux, fut
descendu la nuit dans la terre, pour dérober la trace de sa présence
et de tant de richesses enfouies. On ajouta la précaution cruelle
de faire mourir tous les ouvriers qui étaient dans le secret. Com-
bien d'autres holocaustes, inspirés par des motifs tout religieux!
Que de défenses réitérées, à Carthage par exemple, avant que l'é-
glise parvînt à mettre un terme à ces sacrifices sanglans!
Le luxe funéraire intérieur, qui cache ses richesses pour les con-
sacrer aux défunts, ne cessa pas d'enfouir des trésors dans les
tombeaux. Cet usage, en provoquant la cupidité, devait causer la
destruction d'une masse de richesses d'art et de monumens inté-
ressans pour l'archéologie. On peut à peine s'en faire quelque idée
par les vols et les dévastations qui eurent lieu dans un endroit
fréquenté et surveillé comme pas un, l'église Saint-Germain-des-
Prés, qui servit de sépulture royale depuis Childebert, fils de Clo-
vis, jusqu'à Dagobert, fondateur de l'abbaye de Saint-Denis. L'ou-
vrage de Montfaucon est là-dessus curieux à consulter. Le célèbre
bénédictin assistait aux fouilles dans cette église de Saint-Germain-
des-Prés, vers 1729, et il signale en témoin oculaire les spoliations
qui furent alors constatées, les vols les plus audacieux de la part
de gens de qui on pouvait le moins les attendre. Qui le croirait?
un des principaux spoliateurs fut un des moines de la congrégation
de Saini-Maur, un des gardiens de ces trésors. Ce malheureux
avouait son méfait au moment de mourir. Une autre fois, en [6A5,
ce sont les ouvriers qui, dans les travaux de reconstruction du chœur,
pillent particulièrement les sépultures deChildéric II, de son épouse
et du jeune Dagobert. Le vol était resté ignoré, lorsqu'en 1656
de nouveaux travaux furent exécutés sous le chœur; alors on se
rendit compte de la gravité des pertes et des dégâts. Les ouvriers
accusés, tout en se défendant d'être eux-mêmes les auteurs du
vol, reconnurent qu'en ouvrant le cercueil de Childéric, ils avaient
vu sur le visage du prince une toile d'or, et sur sa tête un grand
passement d'or en forme de diadème; il avait des éperons et une
ceinture enrichie d'orneraens en argent. La reine sa femme, parée
de ses habits royaux, avait sous la tête, en forme de coussin, un
faisceau d'herbes aromatiques. En effet, le cercueil contenait en-
560 RETCE DES DEUX MONDES.
core quelques parcelles éparses de ces herbes, avec un bâton de
coudrier rompu en deux.
On rencontrait une preuve plus éclatante encore de ce luxe funé-
raire intérieur dans le tombeau attribué à Childéric, père de Clo-
vis, découvert en 1653, près de Tournai. On fut émerveillé de
trouver, près du squelette du prince, sa lance, sa hache, son
baudrier, son épée et deux bagues, dont l'une portait son nom et
présentait son effigie. Il y avait aussi des restes d'hommes et de
chevaux qui attestaient des immolations faites sur le tombeau. Les
objets précieux abondaient tellement que les ouvriers et le peuple
commencèrent par le piller. On put recueillir encore un petit globe
de cristal, un vase d'agate, plus de trois cents médailles d'or ou
d'argent, toutes antérieures à l'année 580, époque de la mort de
Childéric; plus de trois cents petites figures en or, qui représen-
taient grossièrement une fleur de lis ou des abeilles, des agrafes,
des boucles, des filamens ou restes d'habillemens, la plupart garnis
en pierres précieuses, enfin beaucoup d'autres objets également en
or. Une partie de ces antiquités devait passer à la cour de Yienne,
puis être donnée à Louis XIV, pour être ensuite déposée au Louvre
dans le cabinet des médailles, et de là au cabinet des antiques de
la bibliothèque royale.
En vain tous les pouvoirs s'armèrent-ils pour protéger ce luxe
funéraire contre des vols sacrilèges. La loi visigothe condamnait le
coupable à la restitution, à une amende, et lorsque ni lui ni sa fa-
mille n'étaient en état de restituer, à recevoir cent coups de fouet.
Plus sévère encore, la loi franque prononçait contre cette sorte de
vol le bannissement, sans qu'il fût permis au coupable, ni à aucun
de ses proches ni à sa femme même, de lui donner du pain ou de lui
fournir un asile. Cette peine durait jusqu'à ce que sa famille eût
conclu un accommodement avec celle du mort. Plus tard un des ser-
viteurs de confiance du défunt fut commis à la garde du sépulcre.
Dans les bas siècles du moyen âge, le luxe funéraire diminue sen-
siblement. Faut-il, comme on le fait souvent, en accuser la misère
des temps? Cette misère n'a pas empêché les églises de s'enrichir
de très précieux ouvrages. C'est sous le coup des continuelles inva-
sions des barbares que l'orfèvrerie religieuse a pu accumuler des
trésors, tantôt appréciables par le poids considérable du métal,
tantôt déjà travaillés avec art. Dès le v^ siècle, ce bel art de l'orfè-
vrerie a commencé à fleurir avec l'école de Limoges ainsi que dans
d'autres villes , Cologne , Nuremberg , Florence , Paris , pour pro-
duire, à la fin du vi* siècle, les œuvres les plus remarquables avec
saint Éloi. En outre, si le faste funéraire est rare, hâtons-nous de
dire qu'il ne m^anque pas. Ces magnifiques châsses enrichies de
pierreries en forment une partie fort importante. On se plaît à ré-
LE FASTE FUNÉRAIRE. 561
pandre comme une splendide auréole autour de la grande nouveauté
chrétienne, la sainteté. Les saints les plus humbles et les plus pau-
vres se trouvent entourés, après leur mort, par une sorte de transfi-
guration glorieuse, emblème de leur transfiguration céleste, de ce
luxe qu'ils dédaignèrent pendant leur vie. Ce même Éloi fit servir son
talent à la décoration des tombeaux. Il orna, dit la chronique, « d'un
admirable travail d'or et de pierres précieuses » les sépulcres de saint
Martin à Tours et de saint Denis dans l'abbaye où ce saint martyr
avait été inhumé. — « Il composa aussi des vases et des sculptures
magnifiques pour ce monument; il couvrit d'or le devant de l'autel,
et posa aux quatre coins des pommes d'or enrichies de pierreries. »
Il ornait avec non moins de somptuosité les sépultures de saint
Quentin, de saint Piat et d'autres saints dont il avait découvert les
corps dans son diocèse, quand lui-même eut abjuré, pour embras-
ser l'austérité chrétienne, le luxe qui ne devait plus avoir que
ses os. Son tombeau, dans l'église du monastère de Saint -Loup,
presque tout en or et en argent, allait être en effet couvert, par la
piété des princes contemporains, de croix, de vases, de lampes,
de candélabres en métal précieux , comme si on voulait honorer,
outre sa sainteté, la profession à laquelle il avait dû sa célé-
brité : faste pieux que Dieu lui-même prit sous sa garde; un larron,
ayant réussi à enlever une chaîne d'or et divers objets extérieurs,
fut miraculeusement frappé de paralysie à la porte de l'église.
Luxe et misère, luxe au dedans des églises, misère au dehors, ce
contraste remplit sous toutes les formes les périodes mérovingienne
et carolingienne. On voit plus que jamais se multiplier les orne-
mens servant au culte, vases, crosses, vêtemens sacerdotaux, bas-
reliefs placés sur les autels et sur les murs des édifices religieux.
On met partout en œuvre les métaux précieux et les pierreries.
Aux temps de Gontran et de Dagobert, le marbre ne suffisait plus
pour les portraits des hauts personnages, moins encore pour les
images des saints. Que sera-ce sous le règne de Charlemagne, qui
devait donner un si vif essor à tous les arts religieux! On trouve
alors des églises pavées de marbre et de porphyre, quantité de
portraits représentant des épisodes entiers de l'histoire religieuse,
force dorures et mosaïques, calices d'or et statues de métal consa-
crées aux saints. Même dans ce triste x' siècle cette veine n'était
pas épuisée. Un évêque d'Auxerre, Guy, reconstruit le portail de sa
cathédrale et le couvre de sculptures qui représentent d'un côté
le paradis et de l'autre l'enfer. Le même prélat donne un devant
d'autel en argent enrichi de figures. Un Amalbert, abbé de Saumur,
fait à la même époque exécuter une châsse d'argent ornée de bas-
reliefs oii l'on renferme le vase qui contenait le corps de saint
TOME XX. — 1877. 3G
562 REVUE DES DEUX MONDES.
Florent. Comment donc admettre, après tant de témoignages, que
la misère des temps puisse rendre suffisamment compte du peu
de développement du faste funéraire?
Il faut, je crois, en chercher d'autres raisons. Le caractère émi-
nemment religieux du luxe dans cette période, c'est-à-dire jus-
qu'au XI'' siècle, explique lui-même que les scrupules d'humilité
et le sentiment public aient pu se montrer peu favorables à ce
déploiement du faste, d'autant plus ménager à l'égard des hommes
qu'il était plus prodigue envers Dieu. On donnait sans mesure le
marbre et l'or aux sépulcres des saints, on gardait pour soi la
simple pierre et la nudité, plus convenables à des pécheurs. L'or-
gueil paraissait d'ailleurs peu séant à l'idée solennelle qu'on se
faisait de la mort. Pouvait-on, lorsqu'on croyait la trompette du ju-
gement dernier prête à résonner, songer à s'établir dans une somp-
tueuse demeure funéraire? Chez ceux que ces raisons touchaient
moins, d'autres circonstances faisaient obstacle. C'est un fait que,
jusqu'au xii^ siècle, l'inhumation dans les églises fut sans cesse com-
battue par l'autorité ecclésiastique, comme on le voit par une inter-
diction du concile de Nantes, en 660. Bien que l'abus n'ait jamais
cessé complètement, cette poursuite incessante laissait peu de sécu-
rité à ces sépultures. On obtenait à grand'peine d'être inhumé sous
les porches des églises. L'enceinte bénie qui les entourait était elle-
même assez limitée. Le désir d'être enterré dans le sanctuaire, pour
participer de plus près, croyait-on, aux mystères sacrés, parvenait
pourtant assez souvent à franchir l'enceinte. On devait alors ména-
ger l'espace à ces morts privilégiés, sinon l'architecture funéraire
eût bientôt tout envahi. Il fallut donc que la pierre restât humble
et modeste, même quand les morts ne l'étaient pas : les tombeaux
des grands durent se faire petits; ils se réduisirent à une simple
dalle, tout au plus à une tombe plate dépassant à peine le sol.
Enfin l'église elle-même renfermait dans son propre sein un cou-
rant d'idées et de sentimens contraires au luxe décoratif dans les
lieux consacrés au culte. Quelques-uns, dans leur haine contre
toute peinture, toute sculpture, toute argenterie, prêchaient la nu-
dité avec un zèle qui semble faire d'eux les précurseurs des pro-
testans iconoclastes du xvi^ siècle. Cette thèse excessive fut con-
damnée par un concile de Francfort dans la personne d'Agobart au
temps de Charlemagne; mais cette sévérité, sans sortir des limites
de l'orthodoxie, ne cessa de trouver des adhérons illustres. Tel fut
le rigide abbé de Clairvaux, saint Bernard, au xii* siècle. H ne fit
que se rendre l'écho d'une plainte déjà vieille au sein du catholi-
cisme, lorsqu'il condamnait, avec une grande dureté de termes, ces
décorations qu'il jugeait excessives. Il jetait un ironique anathème
sur une célèbre abbaye trop richement ornée par les arts : « Tu es
LE FASTE FUNÉRAIRE. 563
trop belle, Hautecombe, ma mignonne! tu ne pourras pas subsister!»
Dans les siècles qui précédèrent, le système généralement établi
des tombes plates ne devait pas pourtant exclure tout luxe funé-
raire, il s'en faut, et l'art décoratif dépassait bientôt le simple des-
sin linéaire représentant l'effigie du défunt. Sans doute , la figure
eu pierres de couleurs du tombeau dit de Frédégonde n'est qu'une
exception, mais destinée à devenir de moins en moins rare. Lors-
que les tombes plates, exhaussées elles-mêmes, permirent de me-
surer d'une façon moins avare la place réservée à la sépulture, le
moment vint où les effigies furent plus fréquemment exécutées en
bronze coulé ou repoussé. Elles posèrent sur de petites colonnes,
parfois sur des lions. La tombe plate finit ainsi par cojmporter
une sorte de luxe quelquefois imposant. On le peut voir dans le
chœur de l'abbaye de Saint- Denis par le tombeau de Charles le
Chauve représenté en demi-relief, la tête sur un coussin, les pieds
sur un lion, la main droite tenant le sceptre fleurdelisé, la gauche
une sphère, vêtu de trois robes et portant la couronne fleuronnée.
Les deux petits anges tenant la tête, les encensoirs, les quatre
statuettes d'évêques, les lions de bronze, le fond de la plaque
émaillé en bleu, avec fleur de lis et réseau d'or, achèvent de pré-
senter l'image d'un faste funéraire assez avancé. On verra se mul-
tiplier les monumens de cuivre doré et émaillé dont l'effet était
encore accru plus d'une fois par un superbe éclairage placé sur
les côtés. Plus d'un spécimen de ce genre a provoqué pendant
les siècles l'admiration dans l'église de Villeneuve, à Nantes, dans
les abbayes de Braisne et de Royaumont, dans les cathédrales de
Beauvais, de Paris, dans d'autres encore. Combien déjà de sta-
tues peintes, couchées sur un lit peu élevé, avec mailles dorées et
cottes armoriées! Que sera-ce quand, au sein des églises agran-
dies, de ces magnifiques cathédrales sorties de terre en même
temps que le soupir de délivrance, à partir du xi^ siècle, les tombes
plates , sans disparaître, feront place à des constructions funé-
raires plus étendues, où l'architecture et la sculpture trouvent
à se déployer également ! Les niches et chapelles, les édicules en
forme de dais, ne suffisent plus bientôt. Dès le xii* siècle, avec
Nicolas de Pise, commence à paraître la forme superbe du mau-
solée. On a une image déjà du grand faste funéraire monarchique
de la royauté française dans la sépulture de Philippe P% inhumé
à Saint-Benoît-sur- Loire , couché sur son tombeau , revêtu des in-
signes royaux, tenant en main un gant de fauconnerie. Les cé-
notaphes ou tombeaux vides appelleront aussi le développement
des arts décoratifs, qui se déploient avec grandeur dans le mo-
nument surmonté de la statue de Dagobert, que Suger fit élever à
Saint-Denis.
564 REVUE DES DEUX MONDES.
Est-ce toutefois le caractère monarchique qui prévaut durant
ces siècles dans le faste funéraire? Non, la France entière présente
dans toutes ses parties des monumens funéraires d'un aspect im-
posant. Cette dispersion même suffirait pour convaincre que la
puissance qui s'y manifeste est très morcelée. Tout dans ces mo-
numens montre une aristocratie indépendante, dominatrice dans
l'intérieur de ses domaines, portant haut la tête et ne la baissant
que devant Dieu, — aristocratie orgueilleuse et dévote, oppres-
sive et chevaleresque, guerrière jusqu'à vouloir retrouver dans ses
plaisirs l'image des combats, fidèle à elle-même enfin lorsqu'elle
plaçait sur ses tombeaux les insignes de tout ce qu'elle avait aimé,
ses écussons et ses armoiries, ses armes et ses chasses, comme ses
symboles religieux. Cet aspect féodal des tombeaux subsiste jusqu'à
la fin du xiV siècle et souvent même plus tard. Lorsque les vivans
ont subi déjà le joug de la royauté, les morts conservent encore
parfois leur attitude souveraine, comme ils gardent les hautaines
devises du passé. Au reste la féodalité orgueilleuse et l'humble re-
ligion se partagent ces sépultures. D'un côté l'homme y apparaît
fort et puissant. Nulle aristocratie guerrière n'avait eu un air com-
parable à celui-là dans la mort. Rien dans le faste funéraire des
anciens n'annonce, ne peut seulement faire pressentir ces preux
chevaliers, couchés tout armés, ou qui se dressent sur leur tom-
beau. Ce titre qu'ils se donnent de hauts et puissans seigneurs,
qui songerait à le leur disputer? Morts, ils semblent encore com-
mander. Non contons de commander aux hommes, parfois ils com-
mandent aux anges eux-mêmes. Dans ces représentations plus
d'une fois fastueuses par l'inspiration, alors même que l'exécution
reste simple, ce sont en effet des anges qui portent le casque ou
l'écusson du noble défunt, qui tiennent à la main la queue de son
manteau, qui ouvrent devant lui son livre de prières. Tous, dans le
lieu saint, s'agenouillent devant ces êtres surhumains. Le fier sei-
gneur croirait naïvement déroger en ne mettant pas à ses ordres
même ces serviteurs de Dieu, le seul maître qu'il reconnaisse au
ciel comme sur la terre. Et pourtant dans ces sépultures féodales
l'orgueil nobiliaire n'étouffe pas le sentiment chrétien. En dépit de
ces pompeux insignes, tout montre le plus souvent que l'homme lui-
même appartient à d'autres pensées : une piété muette et recueillie
est comme posée sur les traits d'un calme infini; les yeux sont clos
par un demi-sommeil qui semble hanté par une vision céleste,
les mains jointes ne se lèveront plus pour faire le geste du com-
mandement. Abaissez vos regards de ces scènes qui décorent les
tombeaux de ces seigneurs sur les inscriptions qui semblent donner
une voix au mort lui-même : elles s'humilient, elles s'accusent,
elles invoquent une prière du dernier passant. Ces souvenirs bril-
LE FASTE FUNERAIRE. 565
îans de ce qui n'est plus semblent eux-mêmes rendre témoignage
du néant. Tout s'efface à l'idée de cette croix qui les surmonte et
de cette poussière qui est sous vos pieds.
C'est à tort qu'on croit que le moyen âge s'est plu à donner à la
mort sur les tombeaux un aspect lugubre. Les hideuses images qu'il
en a créées en effet et si souvent placées ailleurs, le goût qu'il ma-
nifeste en plus d'un cas pour le laid , ont pu faire supposer qu'il
avait fait aussi des sépulcres une sorte de théâtre pour ces funèbres
exhibitions. Rien n'est moins fondé. Le moyen âge en général
épargne à la tombe ces scènes affreuses et grotesques de la mort et
de l'enfer. II aime à l'entourer des images gracieuses de la vie; il
répand dans l'ornementation des feuillages et des fleurs en quan-
tité, il fait plus : il ensevelit les trépassés au milieu de vraies feuilles
et de vraies fleurs, au milieu des roses, dont on retrouve encore les
épines; ce feuillage éternellement vert était, dit-on, un symbole de
renaissance et d'immortalité. C'est aussi la vie qui domine dans ces
chasses, dans ces représentations du défunt qui le montrent en
pleine possession de l'existence, dans l'aspect de ces abbés et de ces
abbesses avec leurs crosses, de ces évoques avec leurs chasubles
d'un bleu verdâtre, leurs mitres blanches traversées d'un bandeau
rouge, de ces religieux vêtus de diverses couleurs qui se détachent
parfois sur un fond noir, enfin dans les ornemens plus extérieurs des
sépulcres. Ici la poésie pourrait servir à commenter la sculpture;
elle a su parfois donner à la description de la tombe une sorte de
charme pénétrant. C'est ainsi qu'elle semble se complaire à nous
peindre le sépulcre où l'on a déposé le corps charmant de Blan-
cheflor et où elle retrouve l'image de son fiancé. « Sépulcre bien
moulé d'or et d'argent, nous dit l'aimable trouvère. Il n'y a sous
le ciel bête ni oiseau, serpent ou poisson né de la mer qui n'y soit
placé. La tombe est établie devant un moutier, sous un arbre, et
recouverte d'une pierre que firent les orfèvres de Frise de moult
fin marbre inde, jaune, noir, vermeil, reluisant au soleil. Deux
enfans y sont figurés, l'un ressemblant à Floire, l'autre à Blan-
cheflor. La belle tient devant son ami une rose d'or fin, et Floire
porte une fleur de lis. Sur la tête de Floire brille une escarboucle
ardente qu'on aurait>ue d'une lieue dans une nuit obscure. Quatre
tuyaux pratiqués dans la tombe amènent l'air des quatre vents, de
manière que, s'il vient à toucher ces jeunes gens, l'un baise l'autre
et l'accole. Ils se disent par nécromancie leurs bons souvenirs d'en-
fance. Floire dit à Blancheflor : « Baisez-moi, belle, par amour, »
et Blancheflor, en le baisant, lui répond : « Je vous aime plus que
rien Vivant. » Oncqiies ne fut tombe sî belle, bordée qu'elle était
de riches listes et environnée de bons émaux, de pierres douées de
beaucoup de vertus, opérant de grandes merveilles : saphir, cal-
566 REVUE DES DEUX MONDES.
cédoine, corail, crysolithe, diamant, améthyste, et toute la tombe
était niellée d'or arabe, avec lettres disant :
Cî gist la belle •Blancheflor,
Que Floire aima par amoar (1). »
Certes il y a peu de tombes comme cette sépulture parée, luxueuse
avec coquetterie, qui semble presque sourire, avec ses jolies pierres
précieuses et ses images d'une volupté ingénue; mais la fiction
même, dans son exagération naïve, donne tort à ceux qui croient
que le moyen âge n'a su prêter à la mort que des traits tristes et
affreux; la vérité est qu'il l'a fait rarement sur les tombeaux, et que
c'est l'aspect doux et consolant qui de beaucoup y domine.
Ah ! le christianisme a mêlé sous d'autres formes assez de ter-
reurs à la mort. Lui aussi il a paru, comme la religion de l'an-
tique Egypte, croire le mort vivant sous son linceul, et il y porte les
épouvantes d'une autre vie. Dans ces offices d'un pathétique ef-
frayant, le mort parle dans sa bière : il parle de ses péchés, delicta
juvenlutis. Il ne crie pas, comme dans le Rituel funéraire égyptien :
Je suis pur, je suis pur! Non, non, il s'afïlige, il s'humilie, il gémit
sur ses jours passés, sur ses espérances évanouies, il fait appel au
sépulcre qu'il nomme « mon père. » De même c'est à lui que s'a-
dressent personnellement et le prêtre et le chœur qui répond, pour
lui parler d'immortalité et de résurrection. Au lever du corps, ce
mort sensible jette à Dieu une supplication suprême : Je crie vers
vous du fond de Vahîmel Quel drame que celui-là qui se joue
comme sur la frontière de deux mondes, au milieu de l'appareil
funèbre des obsèques! L'espérance et l'effroi ont chacun leur tour,
de même que semblent lutter la noire horreur des tentures funé-
raires et l'éclat brillant des flambeaux; mais l'impression qui do-
mine consterne l'âme. Quelle pensée plus douce ne serait comme
écrasée par le terrifiant Bies irœ?
Les cimetières publics restent relégués presque tous, sous le
rapport des ornemens, à un rang tout à fait secondaire dans cette
période qui s'étend du iv* au xii^ siècle. Les traces de luxe funé-
raire qu'on pourrait relever çà et là dans les cimetières mérovin-
giens n'ont pas assez d'importance pour qu'on s'y arrête. On trou-
verait à peine dans le midi quelques exceptions. Tels sont, à Arles,
ces Champs-Elysées, asile du luxe funéraire jusqu'en plein xvi^ siè-
cle et même au-delà. On peut à peine juger par quelques débris de
ce qu'était la noble structure des monumens que présentait en abon-
dance ce champ funèbre dont l'aristocratie méridionale avait fait au
loin sa sépulture de prédilection : vrai musée de tombeaux chrétiens
qui succédait à un autre musée de tombes païennes, et que les gé-
(1) p. Pajris; Romanr.tro français.
LE FASTE FUiNERAFRE. 567
nérations entretenaient avec une émulation de richesse et de goût.
Je cherche d'autres monumens originaux de ce faste funéraire de la
première moitié du moyen âge. Il en est un que l'on ne peut lais-
ser passer à la limite extrême de cette période. Arrêtons-nous un
instant devant le célèbre Campo-Saiito de Pise, type plus d'une fois
imité, véritablement à part, qui n'est ni une vaste église servant
comme accidentellement de sépulture, ni un cimetière en pleine
campagne ; sorte de cloître sépulcral, fermé à l'intérieur, et qui
présente au dedans une série de galeries ouvertes. L'austère et
pieux géjiie du xiii^ siècle est empreint dans cette nécropole élevée
de 1218 à 1283. Une simplicité grave et majestueuse, une orne-
mentation sévère qui élève le luxe jusqu'à l'art, ont fait du Campo-
Santo un des lieux funéraires qui, depuis l'antique Egypte, ont
produit sur l'imagination des hommes l'impression la plus forte et
la plus conforme à l'idée mystérieuse et solennelle de la mort. La
foule des morts n'a pas à se plaindre d'être écrasée par l'orgueil so-
litaire de quelques tombes. La légitime fierté des grandes races, le
souvenir des grands noms et des grands services respirent dans une
quantité de monumens, de bustes, d'inscriptions, de statues. Voilà
bien le tombeau qu'une ville Hbre devait offrir à ses citoyens illus-
tres. L'âme de la vieille cité républicaine de Pise semble encore
remplir ce lieu funèbre. Quelques cyprès qu'agite la brise, l'herbe
qui croît dans la cour, çà et là des fleurs grimpantes qui enlacent
les colonnes, mêlent comme un parfum de nature à ce monde de la
pierre, grave et noble, mais qui ne saurait éviter un peu de séche-
resse. Les siècles qui ont suivi le xiii^ ont enrichi le Campo-Santo
d'éclatantes peintures décoratives. Sont-elles en complète harmonie
avec le goût élevé et pur de cette nécropole? Parmi ces peintures
figure au premier rang l'œuvre d'Orcagna. C'est d'abord le fameux
Triomphe de la mort. On a souvent salué cet ouvrage du nom de
chef-d'œuvre. Cette composition n'en présente pas moins une ex-
ception regrettable à la manière calme et reposée dont le moyen
âge avait presque toujours jusque-là représenté la mort dans les
lieux funèbres. Ah! l'on sent que le xiii® siècle s'éloigne, et avec lui
la noble et pure inspiration d'un pieux mysticisme. En vain l'artiste
a-t-il fait jaillir une grande leçon morale d'une antithèse pleine
d'énergie. En vain est-ce à de brillans cavaliers, à de belles châte-
laines richement parées, à tout un monde joyeux qui déploie un ap-
pareil de fête, qu'apparaissent au fond d'une tombe ouverte trois
hideux cadavres, l'un gonflé, l'autre rempli de vers, le dernier
presqu'à l'état de squelette. Le degré d'horreur physique que l'art
comporte, du moins l'art religieux, est évidemment dépassé. Si
digne d'éloges que puisse être cette page de la peinture italienne
à ses débuts, ni le véritable esprit religieux ni le beau, pour peu
568 REVÏÏIE DES DEUX MONDES.
qu'il ait souci d'un certain idéal, ne sauraient avouer cette œuvre
d'une inspiration fortement, mais grossièrement matérielle. Ne faut-
il pas apprécier de même l'autre grande composition qui semble
faire pendant à celle-là, le Jiigeynent dernier du même peintre? Ce
sont, rendues avec une égale énergie , les mêmes figures atroces,
les mêmes contorsions hideuses de diables et de damnés. Que dire
enfin d'œuvres, remarquables aussi , quoique à un degré inférieur,
d'autres artistes qui trouvent moyen d'enlaidir encore ces démons
et de rendre ces réprouvés plus affreux? Non, ce n'est pas cette
peinture qui convenait au CaJnpo-Santo! Un génie tout différent,
eût-il été moins coloriste, un artiste moins théâtral et plus pénétré
du sentiment chrétien, aurait été ici mieux à sa place, et ce qu'il
aurait fallu pour ce lieu grand et sévère, c'eût été un Eustache Le-
sueur bien plutôt qu'un André Orcagna.
II.
Le xiv" siècle mit au service du faste funéraire tous ses élémens
de richesse et d'industrie, et ses arts de plus en plus sécularisés. Il
agrandit les proportions des tombeaux, il en accrut les décorations
et les splendeurs. C'est un mélange frappant, curieux, d'inspiration
encore chrétienne et de pensées plus profanes , qui recevront des
siècles suivans leurs derniers développemens. La magnificence ne
fait pas tort ici à la vraie grandeur. L'usage du marbre est de plus
en plus fréquent. On obtient des combinaisons de couleur d'un effet
puissant par le mélange du marbre noir et du marbre blanc. Le
tombeau se peuple et s'anime à ce qu'il semble. Les figures, les
groupes s'y multiplient; des scènes entières y sont représentées. La
famille du défunt, ses pompeuses obsèques, les processions des
confréries et des pleureuses prennent place sur ces vastes monu-
mens. Souvent un dais est dressé sur le lit funéraire, surélevé et
superbe : deux anges, ailes déployées, tiennent un voile étendu
sur lequel une petite figure représente l'âme du défunt, qu'ils sont
censés por ter au ciel ; d'autres fois ce sont des anges thuriféraire
qui soutiennent le coussin sur lequel repose la tête du mort. Rien
ne manque, ni les apparitions des saints patrons, ni les légendes
pieuses, ni les scènes empruntées à l'ancien et au Nouveau-Testa-
ment; mais, nous y insistons, si la part du ciel dans ces représen-
tations reste grande, et paraît, par la multiplicité des figures, s'être
même agrandie, celle qui est faite à l'homme s'est accrue plus en-
core; il prend, avec les tombeaux du xiv« siècle, un relief saisissant.
L'embarras serait ici dans le choix entre beaucoup d'exemples.
On est frappé de la composition savante, de l'imposante étendue,
du nombre des statues qui figurent sur presque tous les tombeaux
LE FASTE FUNERAIRE. 569
des papes d'Avignon. Celui d'Innocent YI présentait seize belles
statues de marbre, sans compter celle du pontife; celui d'Urbain V,
construit aussi en forme de chapelle, montrait plus de trente
figures, les unes en ronde bosse, les autres en bas-relief : le visage
du pontife était en argent. Paris n'était pas au-dessous de ces splen-
deurs. La seule église des Chartreux voyait s'élever dans son en-
ceinte, en moins d'un siècle, dix-sept tombeaux qui semblaient
presque tous rivaliser entre eux de magnificence. Parmi les plus
superbes sépultures de ce temps-là se placent celles des deux fous
du roi Charles V, peu fidèle peut-être à son surnom le jour où il
se permit cette fantaisie. Les mausolées de ces deux bouffons,
morts à peu de distance l'un de l'autre, devinrent des types par
leur beauté. On est allé jusqu'à soutenir que les plus magnifiques
sépultures royales du xv^ siècle n'en furent que des imitations. Le
premier de ces tombeaux, celui de Thévenin de Saint- Légier,
fut érigé dans l'église de Saint- Germain -l'Auxerrois; le second
à Senlis, dans l'église de Saint- Maurice. Sauvai, qui a vu celui-ci
au milieu du xvii^ siècle, en a laissé une description. Les belles
tombes royales se multiplient. On cite celle de Charles V lui-
même, le monument de la reine Blanche, veuve de Philippe de
Valois, et de la princesse Jeanne, leur fille, autour duquel étaient
placées vingt-quatre statues en albâtre. Partout se dressent les sé-
pultures imposantes de princes, de grands, de hauts fonctionnaires
du tiers- état. On trouve déjà même des monumens funéraires élevés
à des hommes de la classe moyenne. Tels sont ceux de Nicolas Fla-
mel, libraire, et de sa femme, de Simon de Dammartin, valet de
chambre du roi, et de sa femme, de Nicolas Boulard , écuyer de la
cuisine du roi , et de sa femme Jeanne Dupuis : toutes ces tombes
sont avec statues. La haute magistrature prend surtout alors dans
le luxe funéraire une place proportionnée à son importance crois-
sante. L'expression de luxe funéraire se justifie à la lettre par une
masse d'ornemens surajoutés aux tombeaux. Les meubles, les bi-
joux de tout genre en or ou en argent, enrichis d'images ciselées,
images niellées, les aiguières, les coupes, etc., y figurent à côté
des anges, qui tiennent des flambeaux ou des encensoirs.
Avec le xv'' et le xvi® siècle, malgré les rapports qu'ils gardent
avec le moyen âge, s'ouvre l'ère moderne du faste funéraire. N'est-il
pas caractéristique qu'au xv« siècle la série des grands tombeaux
de la royauté soit marquée par les sépultures des ducs de Bour-
gogne, comme par un trait d'union entre les tombes féodales et les
imposans monumens du faste monarchique? Le tombeau de Phi-
lippe le Hardi, duc de Bourgogne, ouvre cette galerie funéraire, qui
aboutit aux magnificences des sépultures royales et pontificales du
xvf siècle. 0 passion du faste dans la noble maison de Bourgogne !
570 REVDE DES DEDX MONDES.
Le voilà bien, ce prince aimable et brave, spirituel, prodigue, cou-
vert de dettes ; c'est lui qui s'est commandé ce tombeau. On se le
figure avec sa bonhomie imprévoyante, tout au sortir d'une fête et
à la veille d'une autre réjouissance qu'il prépare , s'assurant de la
beauté des marbres qu'il fait tout exprès acheter à Paris. C'est lui
qui fait les comptes de la main d'œuvre, et qui conclut un traité
pour l'exécution du monument avec Claux de Verne, son valet de
chambre et son tailleur d'images. 11 laissait au fameux Jean sans
Peur, son fils, le soin de ratifier le traité et bien entendu de payer
les dettes. Cette sépulture se place, par les représentations mêmes
qu'elle reproduit, sur la limite de deux époques. Jetez un coup
d'œil sur l'ensemble et sur les détails d'une délicatesse achevée (1).
Le moyen âge apparaît dans les sculptures qui, sur les quatre côtés
du monument, représentent un cloître, avec ses galeries découpées
à jour dans l'albâtre, avec ses arcades et ses colonnes. Le long dé-
filé de ces figurines de moines encapuchonnés complète l'évocation.
C'est bien là l'expression diversifiée et uniforme de ce monde cloî-
tré. On lit sur ces physionomies tour à tour la sainteté. recueillie, la
bonhomie placide et sereine, l'ascétisme sec et dur; sur d'autres vi-
sages, moins prédestinés à refléter les vertus du cloître, percent des
penchans plus sensuels, des pensées plus positives. On se demande
si ce sont là autant de portraits d'individus réels ou des types de la
vie monacale au moyen âge. Voici maintenant la puissance civile.
La statue du prince, en marbre blanc et drapée, couchée sur un
sarcophage noir, est revêtue de tous les insignes de son rang. Ses
pieds s'appuient sur le dos d'un lion. Remarquez le nombre, con-
sidérable aussi, de statuettes représentant les divers personnages
de la maison des ducs de Bourgogne. Enfin l'élévation même du
tombeau sur un socle et une base en marbre noir fixe la pensée
sur une image de grandeur qui se détache avec relief au milieu de
cet entourage ecclésiastique. L'effet est le même devant le tombeau
de Jean sans Peur, exécuté sur le même modèle, mais plus impo-
sant et plus orné encore. On a sous les yeux, dans cette trop fidèle
image qui montre le caractère brutal de l'homme, l'énergie d'un
pouvoir qui sent sa force (2).
La présence fréquente des statues de femmes, même encore vi-
vantes, sur les tombeaux de leurs époux, atteste alors l'importance
croissante de la femme dans la société. Marguerite de Bourgogne
(1) Les tombeaux des ducs de Bourgogne à Dijon ont été saccagés pendant la révo-
lution , mais les débris conservés avec soin ont permis une intelligente restauration
qui figure aujourd'hui au musée de cette ville.
(2j On trouve la description la plus détaillée et la plus sentie des tombeaux des
ducs de Bourgogne dans les Impressions de voyage et d'art qu'a publiées ici même
M. É. Moatégut, — Revue du 1" mai 1872.
LE FASTE FDNERAIRE. 57t
défunte porte la couronne ducale à côté de son époux Jean sans
Peur^ et quatre anges soutiennent ses armoiries. Sur la tombe de
Pierre de iNavarre, comte d'Alençon, inhumé en 1418 dans l'église
des Chartreux, on peut voir la statue de Catherine d'Alençon, sa
veuve, qui prenait elle-même place dans le sépulcre en 1462. Isa-
beau de Bavière attendit avec une patience qu'on s'imagine sans
peine de sa part plus de onze ans avant d'aller rejoindre Charles VI.
Quelle épigramme en plus d'un cas que ces statues destinées à
servir de symbole à l'inviolable fidélité, à l'union indissoluble ! idée
touchante en elle-même quand l'histoire ne s'est pas chargée d'y
apporter de trop cruels démentis. On n'a nulle raison de ne pas se
laisser aller à cette impression plus confiante devant le monument
de Juvénal des Ursins, surmonté aussi par la statue de sa veuve,
la dame Michèle de Vitry, bien qu'on sache par les dates de la mort
des deux conjoints que la dame ait fait attendre son mari encore
vingt-cinq ans.
Ce siècle de mœurs légères et de royauté qui, de toute façon s'é-
mancipant, en prend à son aise avec la morale et les convenances
trouve encore son expression dans certains tombeaux qui eussent
paru scandaleux à d'antres époques. Tel est le monument élevé à
Agnès Sorel. On le voit aujourd'hui, à Loches, dans la tour du
château, dite la Tour d'Agnès. Là du moins la belle maîtresse de
Charles Yil semble dans son cadre naturel. Ces lieux furent té-
moins de ses éblouissantes splendeurs et de ses dispendieuses fo-
lies. Autrefois ce monument figurait avec pompe dans le chœur de
l'église de Notre-Dame de Loches. En lisant l'inscription qui célèbre
ses vertus charitables, on eût pu se tromper aisément sur la qualité
de la défunte. Même en ce lieu plus profane où elle est aujourd'hui
placée, en présence de cette tombe élégante, on a quelque peine à
s'habituer à la vue de ces deux anges qui tiennent l'oreiller où
s'appuie la tête de la belle des belles, et de ces deux agneaux qui
supportent ses pieds. Il n'y a pas lieu d'invoquer l'indulgence due
aux Madeleines repentantes, et il faut avouer que la poésie qui
longtemps prit sous sa protection la brillante favorite semble au-
jourd'hui un peu passée de mode. On ne répète qu'avec une demi-
confiance la légende d'une Agnès ayant un réveil de patriotisme et
de courage et secouant la torpeur de son royal amant, ainsi que les
héroïques appels que lui prête le poète Baïf :
Doncques, sire, armez-vous, armez vos gens de guerre,
Délivrez vos sujets, chassez de votre terre
Votre vieil ennemi
Si l'honneur ne vous peut de l'amour divertir,
Vous puisse au moins l'amour de l'honneur avertir.
Y eut-il un tel éclair de générosité dans l'âme de la séduisante
572 REVUE DES DEUX MONDES.
maîtresse du roi Charles VU? Son vif esprit, sa naissance que ses
biographes rattachent à une noble famille, son éducation distinguée,
ne rendent peut-être pas ce mouvement invraisemblable; mais,
quoi qu'on fasse, ce qui domine, lorsqu'on évoque cette ombre lé-
gère, c'est l'image de l'amour du plaisir le plus effréné, de la co-
quetterie et du luxe poussés aux dernières limites chez celle qui se
donnait à elle-même le nom de dame de beauté, c'est le souvenir
des grands biens qu'elle reçut, c'est enfin le nombre de ses enfans,
et peut-être, — car on n'ose rien affirmer, — celui de ses galan-
teries. Alain Chartier n'en doute pas, croyant, il est vrai, par là
mettre à l'abri de toute attaque l'amour tout platonique du roi :
car le vieil écrivain a beau savoir que Charles VII ne la quittait
pas, et qu'il la combla publiquement de ses bienfaits, il explique le
plus sérieusement du monde comment les personnes qui fréquen-
taient la cour pendant le règne d'Agnès lui ont affirmé par serment
« que oncques ne la virent toucher par le roy au-dessous du men-
ton! » — Étrange et licencieux xv* siècle! N'est-ce pas un trait qui
suffit à le peindre que ce soit la vue d'un tombeau qui puisse en-
traîner l'imagination vers des pensées si profanes !
La puissance financière, qui s'inaugure avec éclat, reçoit, elle
aussi, un hommage dans un des plus imposans mausolées de ce
temps, consacré à la femme de Jacques Cœur, alors disgracié. La
puissance ministérielle recevait le même honneur dans la personne
d'Enguerrandde Marigny par une sorte de réhabilitation posthume.
Rien n'est plus curieux que la manière dont le sculpteur élude la
défense de faire allusion au procès dans l'inscription. Ce mausolée,
construit en forme de chapelle, était un véritable édifice. La statue
d'Enguerrand reposait sur le sarcophage. Au-dessus de l'attique
étaient élevées cinq figures en ronde iDOSse, grandes comme nature :
celle du milieu représentait l'Éternel assis, vêtu d'une toge; à sa
droite, on voyait Enguerrard à genoux, implorant son jugement, et
derrière lui un ange qui tenait d'une main une couronne de cordes
et de l'autre une trompette. A la gauche de l'Éternel était Charles de
Valois à genoux attendant aussi son jugement : derrière ce prince,
un ange qui tenait une toise pour mesurer ses torts. Millin, qui dé-
crit ce tombeau dans ses Antiquités nationales, explique le sens de
cette transparente allégorie. Pouvait -on plus clairement faire en-
tendre que l'accusé supplicié était absous par le jugement de Dieu,
et que l'accusateur était au contraire condamné? Ainsi le marbre
osait donner des leçons. Le faste funéraire faisait acte d'opposition
ou du moins d'indépendance historique. N'est-ce donc pas là aussi
un signe des temps nouveaux ?
Tandis qu'à Aix, à Marseille, à Nancy, à Tours, s'élèvent des mo-
numens princiers , — parmi lesquels les tombes de la famille de
LE FASTE FUNÉRAIRE. 573
René d'Anjou se distinguent par leurs sculptures , leurs images en
relief, leurs moulures en feuillage, leurs colonnes de marbre et de
porphyre, — la somptuosité toute monarchique des tombes des rois
de France dépassait avec la tombe de Charles "VIII tout ce que le
faste royal avait jusqu'alors offert de considérable. La majesté su-
prême respire dans la statue du prince en bronze doré, grande
comme nature, vêtue du manteau royal, entourée de quatre anges
qui portent divers écussons. Sur les quatre faces du sarcophage en
marbre noir sont placées douze figures de femmes, aussi en bronze
doré. La monarchie française a désormais des tombeaux en rapport
avec le grand rôle que la marche historique des faits lui assigne et
qu'elle doit garder encore pendant trois cents ans.
III.
Le souffle de la renaissance devait passer sur l'art funéraire
comme sur tous les autres arts. Nul éloge ne semble excessif devant
les monumens pleins de majesté et de grandeur qui vont naître;
mais on y sentira l'influence de cette mythologie qui semble faire
concurrence au christianisme. Une dévotion trop matérielle altère
le goût par la recherche des représentations physiques, si chères
aux penchans idolâtriques des races méridionales. Le genre théâtral
n'était qu'un germe, il va se développer sans qu'on puisse désor-
mais assigner une limite à laquelle il s'arrête. Les têtes de mort, les
squelettes, plus tard l'imitation des cadavres en dissolution, satis-
feront ce goût nouveau et malsain. Le diable et l'enfer, qui figu-
rent la peur, tiendront plus de place souvent que les emblèmes
qui expriment l'amour de Dieu. Voilà bien ce temps qui offre un
type à la fois de dévotion et de débauche dans cet Henri III qui
lui-même aimait ces représentations de la mort hideuse et avait
l'idée d'en orner jusqu'à ses reliures! Aussi bien ce goût maladif
est partout. On recherche les momies avec une sorte de passion.
Le célèbre médecin Ambroise Paré rapporte qu'il s'en établit en
Egypte même une fabrication frauduleuse. Les cadavres des pau-
vres et des criminels en offraient la matière à d'habiles prépara-
teurs. A cette manie luxueuse se joignit l'idée de se servir de ces
momies comme de drogues. François I""" en portait toujours sur lui
un petit paquet pulvérisé avec de la rhubarbe. Il se forma même
en France une fabrication clandestine dont Ambroise Paré divulgue
la recette. Par une de ces mystifications dont les érudits n'ont été
à l'abri à aucune époque, de très savans hommes allèrent jusqu'à
tirer argument de ces momies indigènes contre l'exactitude des
historiens grecs qui n'indiquaient pas la même composition, et le
grand Scaliger, se posant en conciliateur, fit de ces momies une
57â REVUE DES DEUX MONDES.
classe à part sous le nom de « momies à la poix. » On montrait à
Anvers, moyennant argent, la momie d'un ancien roi d'Egypte avec
sceptre et couronne. Le surintendant Fouquet, soit qu'il y ait été
attrapé lui-même, soit qu'il cédât à la mode, devait aussi placer
dans sa maison de Saint-Mandé deux momies avec leurs boîtes,
qu'on lui avait vendues comme étant celles de Chéops et de Ché-
phrem. On montrait jusque dans une sacristie une reine égyptienne
portant des bracelets ainsi que d'autres ornemens, à laquelle on
avait pris soin de façonner un nez avec du bitume.
Le xvi« siècle a laissé d'incomparables monumens funéraires qui
ne sont pas pourtant à l'abri de ce genre de critique. On loue avec
raison le mausolée de Louis XII et de la reine Anne, construction
vraiment monumentale. L'auteur pourtant, — Paul Ponce ou bien
plus probablement Jean Juste, — n'a pas évité cette sorte de réa-
lisme que marquent la gorge affaissée de la reine, la bouche ouverte
du roi, ses traits décomposés, le ventre recousu de l'un et de l'autre
après l'opération de l'embaumement. Une beauté plus pure reluit
dans le mausolée de François P"", qui répondait bien au faste de la
monarchie des Valois. Si, dans l'intérieur du monument, les corps
du roi et de la reine sont représentés nus, la nudité et la mort ont
ici un auguste caractère, et on admire la belle expression du visage.
Que dire aussi du mausolée d'Henri II, dont les dessins ont pu être
attribués à Philibert de Lorme et l'exécution à Germain Pilon, qui
frappe par l'heureux mélange du marbre et du bronze, la précision
dans les contours, la naïveté dans les mouvemens, le facile et large
développement dans les draperies, enfin par la noble expression de
ces figures, conservant encore comme un reste de vie ; et du mau-
solée de François II, belle imitation de l'antique, avec ses colonnes,
dont l'une, chargée de flammes, est surmontée d'un vase de bronze
dans lequel était le cœur du roi? N'est-ce pas un monument presque
royal que celui du connétable Anne de Montmorency ? C'est l'amour
conjugal le plus exalté qui inspirait à Madeleine de Savoie de le
commander à l'architecte-sculpteur Jean Bullant. En admirant ce
monument d'architecture, couvert d'un demi -cintre et orné de
colonnes torses décorées de feuilles de vigne et de lauriers, il
faut reconnaître que l'esprit de gloire mondaine y a plus de part que
la religion. La statue du connétable reproduit ses distinctions mili-
taires : il porte une armure complète avec les cordons de ses ordres;
la connétable est, elle aussi, vêtue du costume qui annonce son
rang. En fait de somptuosité, que ne doit -on pas attendre des
contemporains du Rosso, du Primatice, de Benvenuto Gellini? Nous
indiquons seulement les grandes œuvres italiennes. Il est éternelle-
ment regrettable que Michel-Ange n'ait pas terminé le monument
de Jules II , qui eût été , par sa vaste étendue et ses innombrables
LE FASTE FUNÉRAIRE. 575
accessoires , le monument funéraire par excellence de la papauté
temporelle. Du moins ce génie sublime, ami du colossal, a-t-ii élevé
la coupole de la sacristie de Saint-Laurent, qui devint la chapelle
sépulcrale de Laurent et de Julien de Médicis.
Moins original , d'une allure moins libre et moins vive, l'art du
XVII* siècle devait porter dans la construction des tombeaux ses qua-
lités de correction et de pompe, souvent d'énergie et de grandeur.
Il aime aussi les vastes compositions funéraires et présente quel-
ques-uns des défauts du xvi« siècle en les exagérant, comme on le
voit par le Bernin, à qui revient Tassez triste honneur d'avoir le
premier, dans le tombeau d'Alexandre VII, fait figurer la mort sous
la forme d'un hideux squelette ailé qui tient un sablier et s'élance
des profondeurs du tombeau, pour menacer celai qui la contemple
vivant et sera bientôt sa victime. C'est par la recherche outrée des
mêmes effets dans les tombeaux d'Urbain VIII et d'autres person-
nages considérables que Bernin a fait école, à moins qu'on ne sou-
tienne que l'influence à laquelle il obéissait était elle-même, pour
ainsi dire, dans l'air. On n'avait jamais vu tant d'artistes empressés
à prodiguer les Temps armés de faux, les personnages allégoriques
et les scènes trop compliquées qui semblaient vouloir faire, selon
l'expression de M. Quatremère de Quincy, « de tout mausolée un
poème ou un tableau. »
La grandeur de cet admirable siècle se retrouve au reste là
comme ailleurs. Il suffirait de nommer les Jacques Sarazin, les Fran-
çois et les Michel Auguier, les Coysevox, les Girardon. Malgré quel-
ques traces des défauts auxquels bien peu de grands artistes ont
échappé depuis le xvi'^ siècle, plusieurs de ces monumens sont des
chefs-d'œuvre d'un puissant effet. Quelques-uns ont été recueillis
au musée de sculpture du Louvre ou à Versailles. On ne saurait ré-
sister à l'impression de beauté majestueuse, quoique très ornée, et
de force pleine de noblesse, qui saisit à première vue, et qu'ils ne
cessent de produire à mesure que l'on s'arrête à les contempler.
Et pourtant comment ne pas remarquer qu'ils ne sont plus là dans
leur cadre? Sans doute on est ici dans d'éclatans foyers consacrés
par les arts et par l'histoire. On ne se sent pas dépaysé, comme
nous l'éprouvions avec un sentiment un peu pénible en présence
des tombeaux des ducs de Bourgogne, dans un musée mêlé d'œu-
vres d'art et d'objets de curiosité, qui, quelle qu'en soit la valeur,
n'offre rien qui approche de cette grandeur; mais on ne saurait
trop le redire : la place de tels monumens est dans les églises. On
l'a compris en restituant quelques-uns de ces tombeaux aux lieux
qui les avaient renfermés d'abord ou même à d'autres sanctuaires,
Nommons du moins, parmi ces œuvres mémorables de l'architecture
et de la sculpture funéraires au xvii* siècle, les superbes mauso-
0/b REVUE DES DEUX MONDES.
lées de Goibert, du cardinal de Mazarin, de Bignon, de Charles Le-
brun, le grand peintre officiel, tombeau tel qu'il convenait à ses
pompeuses et brillantes qualités, c'est-à-dire empreint d'une ma-
gnificence un peu théâtrale. On admire, dans l'église de la Sor-
bonne, le mausolée de Richelieu du même Girardon, auquel on doit
les mausolées de Louvois, des Gondi, des Castellan. La noblesse, la
sévérité, la finesse et la distinction dans la figure du redoutable mi-
nistre qui expire, soutenu par la Religion et pleuré par la Patrie,
restent gravées dans le souvenir, Jacques Sarazin, contemporain de
Lesueur et de Corneille, avait élevé des tombeaux dans le grand
style de Louis XIII et du commencement de Louis XIV. La révolu-
tion les a brisés, dispersés. On n'a guère recueilli que quelques
belles parties du mausolée en bronze élevé à la mémoire de Henri
de Bourbon, prince de Condé. Où sont les quatorze bas-reliefs qui
faisaient l'honneur de cet admirable monument? Regardez à Ver-
sailles le tombeau de Jacques-Auguste de Thou, par François Au-
guier. La réflexion et la mélancolie donnent une grave et belle ex-
pression à la physionomie de l'illustre historien. C'est Michel Auguier
qui a élevé le monument resté célèbre de Henri de Chabot. « L'en-
semble de l'œuvre, a pu dire un juge enthousiaste du xvii^ siècle,
M. Victor Cousin, dans sa belle étude sur l'art français, l'ensemble
en est imposant, et les détails sont exquis. La figure de Chabot est
de toute beauté, comme pour répondre à sa réputation, mais c'est
la beauté d'un mourant. Le corps a déjà la langueur du trépas, lan-
guescil moricns, avec je ne sais quelle grâce antique. Ce morceau,
s'il était d'un dessin plus sévère, rivaliserait avec le Gladiateur mou-
rant, qu'il rappelle, peut-être môme qu'il imite. »
Le xvii^ siècle se reflète donc, lui aussi, dans ses monumens funé-
raires. C'est bien là sa religion pleine de convenance et de gravité
plus que d'élan et de foi naïve. C'est bien cette alliance qui, dans
ses artistes comme dans ses poètes, a su mêler le christianisme et
la fable. C'est de même la belle ordonnance que ce grand siècle
impose à toutes ses œuvres, toujours réfléchies et pourtant vivantes.
Enfin on sent là aussi cette sorte d'égalité naissante à travers mille
privilèges, cette égalité dont se plaint Saint-Simon dans la société
des vivans : elle élève dans la cité des morts, à côté des mausolées
des grands, les tombes imposantes non-seulement des magistrats et
des parlementaires, mais des artistes et des gens de lettres. Symp-
tômes nouveaux à ce point de développement du moins, à peine
aperçus du grand siècle lui-même, — indices d'une révolution que
l'âge suivant va se charger d'accomplir.
LE FASTE FUNERAIRE. 577
IV.
Comment définir le xviii* siècle? quelle formule ne paraît trop
simple pour contenir ce mélange d'élémens qui se complètent les
uns par les autres tout en semblant se contrarier? Il n'est pas diffi-
cile d'en retrouver la marque jusque dans le faste funéraire. Mal-
heureusement, quelque dignes encore d'admiration que soient en ce
genre certaines de ses œuvres, les qualités mêmes de cette grande
époque de l'esprit humain risquent ici de tourner en défauts en
faussant les conditions de l'art. Sans doute il faut approuver l'ap-
plication particulière qu'a faite le xviii^ siècle de ses sentimens
d'humanité et de philanthropie lorsqu'il a eu l'idée de créer de
vastes cimetières hors de l'enceinte des villes. On ne peut lui refu-
ser la même approbation lorsqu'on le voit honorer les tombeaux
des hommes qui ont eu pour seul titre à ces magnificences pos-
thumes le mérite personnel; mais ces idées d'humanité ne décla-
ment-elles jamais, même sur les tombes? Le sensualisme philoso-
phique n'y entre-t-il pas en un fâcheux partage avec les symboles
religieux? La pompe qui s'y étale ne rappelle-t-elle pas trop par-
fois certaines tragédies du temps? N'y a-t-il pas là même une cer-
taine mondanité, un luxe coquet et presqu'un goût régence? Tout
cela ne constitue pas en somme un art funéraire qu'il faille recom-
mander et surtout prendre pour modèle.
Qui plus que Pigalle fait honneur à la sculpture de ce temps?
Ses bustes superbement posés ont conquis et gardent toute sorte
de droits à l'admiration. La même énergie et la même puissance re-
commandent, surtout dans certaines parties supérieurement traitées,
ses œuvres funéraires; qui songerait pourtant à les absoudre du
reproche de violence et d'effet outré? Si remarquable que soit son
Tombeau du duc d'Har court, placé dans une chapelle de Notre-
Dame , la figure' principale repousse par les symptômes les plus
effrayans de la mort. Le mausolée du maréchal de Saxe à Stras-
bourg passe presque pour un chef-d'œuvre : c'est du moins peut-
être celui de cet éminent artiste. Ce monument, justement appré-
cié, en a-t-il moins un caractère par trop théâtral? si l'effet est
atteint, n'est-ce pas à l'aide de moyens bien compliqués? Nulle
trace, il est à peine besoin de le remarquer, d'inspiration spiritua-
liste et chrétienne. Une fermeté toute humaine, d'ailleurs très frap-
pante, soutient le maréchal qui, debout, descend d'un pas assuré les
marches qui conduisent au tombeau. Le Génie de la guerre en pleurs
porte un flambeau renversé, et, à côté de lui, la France éplorée s'ef-
force d'une main de retenir le héros et de l'autre main repousse la
TOME XX, — 1877. 33
578 REVUE DES DEUX MONDES.
Mort qui montre au maréchal le cercueil ouvert. De l'autre côté se
tient Hercule, symbolisant la force. En somme, l'impression que
l'on reçoit nous paraît assez analogue à celle que l'on éprouve en
lisant les parties les plus fortes du Brutus ou ele telle autre tragédie
romaine de Voltaire. Dans d'autres monumens funéraires, je serais
tenté de reconnaître le même esprit brillant qui a créé Alzire et
Tancrède. Quelquefois c'est à un ordre de poésies moins élevé qu'il
faudrait demander des analogies. Nous en étions frappé naguère
dans cette admirable cathédrale de Sens , où l'on voyait , avant la
révolution, le majestueux mausolée du cardinal Duprat, dont on n'a
pu conserver que les bas-reliefs et deux belles statues en marbre
blanc agenouillées. Aujourd'hui on ne trouve comme monument à
contempler qu'une de ces œuvres où le faste funéraire du xviii^ siècle
a mis sa marque si reconnaissable. Le tombeau du dauphin , fils de
Louis XV, père de Louis XVÎ, et de sa femme Marie-Josephe de Saxe,
est une œuvre où les hommes de l'art apprécient les qualités distin-
guées qui composent le talent de Guillaume Coustou , et c'est assu-
rément ce qu'on pourrait nommer un fort joli tombeau; mais nous
doutons qu'on rencontre plus d'allégories sentimentales et de froids
emblèmes mythologiques dans les vers de Dorât et des autres poètes
du temps. Les statues de la Religion et de l'Immortalité s'y mon-
trent, mais combien avec plus d'art que de conviction! L'artiste y
a joint un petit Génie des sciences s' appuyant sur une sphère et
plusieurs instrumens scientifiques. Du côté opposé , deux autres
statues représentent le Temjjs et VArnow conjugal, auxquels un
Génie montre une chaîne de fleurs brisée. Les inscriptions, le? em-
blèmes, les écussonsV-hèvent d'écarter l'idée sérieuse de la mort :
c'est tout au plus si on y est vaguement ramené en voyant les deux
urnes en marbre blanc qui surmontent ces magnifiques blocs de
marbre si bien sculptés. Sans doute un talent voisin du génie a
rendu, vers la fin de ce siècle, éclat et énergie à ce faste funéraire
un peu trop affadi. Pourtant Canova, malgré son noble effort de re-
tour à l'antique, confirme autant que quiconque ce que nous avons
dit de l'art funéraire au xviii* siècle en général. Ni le pompeux mau-
solée de Clément XIV ni son propre tombeau, œuvre de ses mains,
qu'il destinait au Titien, que l'on visite à Venise, dans l'église de
Santa-?.Iaria dei Frari, ne démentiraient ce jugement.
Comment, occupé surtout à rechercher dans le faste funéraire
une expression des temps, omettrais-je de remarquer une forme
assez nouvelle que le xviii* siècle lui a imprimée en consacrant de
vrais panthéons à l'illustration personnelle? Ici, qu'on nous permette
de donner le pas à l'Angleterre sur la France et de ne pas insister
sur le monument assez pauvre qui, sous ce nom même de Panthéon,
LE FASTE FUNÉRAIRE. 579
sent trop l'imitation pcaïenne, et n'a jamais rempli d'ailleurs sérieu-
sement cet office de servir de sépulture aux grands hommes. Ar-
rêtons-nous devant l'abbaye de Westminster et devant cet autre
temple, l'église de Saint-Paul. Sans doute ces églises, la première sur-
tout, n'ont pas attendu le xyiii** siècle pour recevoir cette destination,
mais c'est ce siècle qui leur a surtout donné ce caractère. Les illus-
trations parlementaires y occupent une place d'honneur qui suffi-
rait à indiquer la nature des institutions et l'importance que le pays
y attache. Ces grands représentans et ces dévoués serviteurs de la
vieille Angleterre, ces marins illustres, ces savans et ces écrivains,
ces orateurs puissans dans leur attitude de combat, ces hommes
d'état patriotes, montrent l'homme dans sa liberté et dans sa force,
représenté par le citoyen anglais. La liberté, la patrie, la naviga-
tion, l'éloquence, la science, l'histoire, voilà, sous forme de trop
fréquentes allégories, les divinités de ces lieux; mais comme on
sent qu'il n'y en a qu'une qui soit véritablement vivante, l'âme
elle-même, l'âme libre et fière de la Grande-Bretagne!
A Dieu ne plaise que j'accuse ces panthéons! Ils ont une sorte de
grandeur qui impose et ils relèvent le génie de l'humanité. Les na-
tions ont le droit d'ailleurs d'être fières de leurs grands hommes.
Elles font un louable calcul en étalant, avec le témoignage éclatant
de leur reconnaissance, de glorieux exemples mêlés à de nobles
souvenirs. Combien plus touchante pourtant est la tombe isolée
dans l'angle de quelque sanctuaire où on ne s'attendait pas tou-
jours à la rencontrer, d'un guerrier, d'un poète, d'un artiste cé-
lèbre ! Le faste qui décore le monument , fût-il moindre , ressort
avec plus d'effet, et l'impression qu'on reçoit remplit l'âme tout
entière d'une seule pensée. Entrez à l'église de Saint-Sébastien, à
Venise. Un seul homme y semble régner : c'est celui qui dort sous
une pierre tumulaire surmontée de son buste, écussonnée de ses
armes; c'est Paul Véronèse. Cette église, qui l'a vu travailler pen-
dant des années, est son panthéon à lui, il s'y repose aujourd'hui
dans la majesté solitaire de la mort et dans l'auréole immortelle de
ses chefs-d'œuvre.
Revenons à la France. La révolution est une époque aussi dans
l'histoire des tombeaux : ce n'est pas là son plus beau côté. Nous
n'avons pas à rappeler ce que la terreur révolutionnaire a fait de
ce faste funéraire, héritage accumulé des siècles, où revivaient, en
quelque sorte les époques successives de l'art et de notre histoire
nationale. Les fureurs huguenotes du xvi^ siècle, qui avaient com-
mencé cette œuvre de vandalisme, furent étendues à toute la France
avec un effrayant ensemble dont les annales de l'anarchie n'offrent
pas d'exemple. On en voulait à la monarchie, à la noblesse, à la re-
ligion, à l'orgueil qui attente à l'égalité, c'est-à-dire à tout ce qui
580 REVUE DES DEUX MONDES.
produit le faste funéraire, et on se vengea sur les monumens de
la piété nationale comme sur ceux de la vanité humaine. Cette
haine systématique portée au faste funéraire du passé, quel qu'en
fût le caractère, a reçu son expression la plus complète, c'est-
à-dire la plus idiote, dans une adresse à la Convention des habitans
de Saint-Denis, qui avait alors échangé son nom contre celui de
Franciade. h L'or et l'argent qui enveloppent les guenilles sacrées
de Saint-Denis, disait l'orateur chargé de porter la parole, vont
contribuer à affermir l'empire de la raison et de la liberté... 0 vous,
jadis les instrumens du fanatisme, saints, saintes, bienheureux de
toute espèce, montrez-vous enfin patriotes, levez-vous en masse,
marchez au secours de la patrie, partez pour la Monnaie!.. Il ne
reste à Franciade qu'un autel d'or. Nous vous prions de donner ordre
à la commission des monumens de nous en débarrasser sans délai,
pour que le faste catholique n'offense plus nos yeux républicains. »
On fit en effet porter à la Monnaie, avec beaucoup d'autres objets
précieux, les trois cercueils d'argent où étaient renfermées les reli-
ques de saint Denis et de ses deux compagnons de martyre. Tandis
que les morts qui dormaient là depuis des siècles étaient traités avec
cette brutalité qui se hâtaii d'en faire disparaître les restes en même
temps qu'elle dépouillait les tombeaux des valeurs qu'on y avait en-
fouies, les morts de la veille étaient traités, sous le règne de la com-
mune, avec un cynisme plus choquant encore. On enterrait en
chantant le Ça ira-, à la place du prêtre, un commissaire avec un
bonnet phrygien, l'assistance, coiffée de la même façon, le cercueil
enveloppé d'un drap tricolore : à peine un tombeau et point d'em-
blèmes.
Une réaction énergique éclatait sous le directoire et se prolon-
geait, en s'accusant encore davantage, sous le consulat. La police
des cimetières fut rétablie, et avant même que l'administration du
célèbre préfet Frochot inaugurât l'ère nouvelle des cimetières de
Paris, on mit plus de décence dans les obsèques et dans les en-
terremens; on s'enquit quel pourrait être le faste funéraire compa-
tible avec les principes de la révolution. Ici on se divisait : les uns
n'en voulaient aucun ; simplicité austère, égalité ou peu s'en faut,
voilà la réforme radicale qu'ils méditaient. D'autres se montraient
plus accommodans sur l'inégalité ; seulement ils auraient voulu se
passer des anciens emblèmes religieux. Cette singulière préoccu-
pation se montre dans le programme de l'institut national, qui mit
la question au concours. Le programme demandait un code de
cérémonies funèbres dans lesquelles il ne serait introduit aucune
forme qui appartint à un culte quelconque. Un luxe tout civil de
funérailles et de sépultures, tel était l'idéal, peu facile à réaliser,
qu'on imposait aux concurrens. Nous avons lu les mémoires que ce
LE FASTE FUNÉRAIRE. 581
concours fit naître, et d'autres ouvrages plus volumineux, qui com-
posent alors toute une littérature funéraire , n'ayant d'intérêt que
comme document historique et moral. Des plans de toute espèce
se font jour : il en est un qui coupait court à toutes les cérémonies.
On y propose de pulvériser les morts. On fera des ossemens une
sorte de pâte qui, moyennant un alliage qu'indique l'auteur, per-
mettra à tout citoyen d'en former des bustes qu'il gardera à domi-
cile. Ainsi nous pourrons tous avoir notre galerie des ancêtres. Les
procédés divers de l'inhumation et de l'incinération eurent alors
leurs avocats. On ne rencontre dans les mémoires des concurrens,
sans en excepter celui du citoyen Millot, qui obtint le prix, que des
vues morales assez honnêtes, sans beaucoup de portée, un reste
d'idées chimériques, l'indication judicieuse de quelques moyens de
police, rien qui se rapporte directement aux formes nouvelles que
pourra recevoir le luxe funéraire dans une société démocratique, il
est vrai, mais libre, et maîtresse sans doute d'honorer ses morts
comme elle l'entend.
La réaction religieuse allait d'ailleurs trancher la question en ré-
tablissant dans les églises et dans les lieux consacrés à la mort les
emblèmes du catholicisme. Le faste funéraire renaissait avec le culte
des morts remis en honneur et presque à la mode. Les vers de
Fontanes, de Legouvé, de l'abbé Delille, les chapitres tout poé-
tiques du Génie du christianisme, servirent d'écho à cette réaction,
qui y puisa une nouvelle force. Le luxe funéraire n'avait pas at-
tendu ce signal pour reparaître; l'ouverture des nouveaux cime-
tières en avait favorisé le développement. C'est alors le tour des
classes moyennes à prendre possession de la cité des morts. Elles y
marquent leur importance en revendiquant leur part de faste funé-
raire. Tour à tour féodal, monarchique, puis partagé entre les
hautes classes, le luxe funéraire devient bourgeois. Les contem-
porains en ont conscience eux-mêmes. « On revient, écrivait Le-
montey, à la sainteté des devoirs funèbres... Mais, comme si rien
de bon et de sage ne pouvait se faire avec mesure, la vanité et
l'afféterie corrompent la piété renaissante. Déjà on dispute par le
luxe des convois à qui enrichira davantage l'entreprise nouvelle des
fermiers d'Atropos; déjà la sculpture et la poésie ne peuvent suf-
fire à orner les catacombes de la bourqeoisie. »
Ce n'était ni au directoire, ni mênië aux périodes qui ont suivi
jusqu'à la restauration, qu'il fallait demander la réforme du luxe
funéraire sous le rapport de l'art. Le goût public reste engagé et
comme figé dans la mythologie : elle préside aux vers, elle fournit
des sujets à tous les objets d'art; elle règne trop souvent encore
sur les sépultures. Sur les somptueux tombeaux d'acteurs célèbres
qui semblaient prendre avec éclat leur revanche des anciens refus
582 REVCE DES DEUX MONDES.
de sépulture, on put voir Melpomène, Thalie et Terpsichore. Les
Muses figurèrent sur les tombes des poètes. Tous les styles furent
mêlés, confondus. Le mérite individuel étant proclamé, tout le
monde voulut avoir du mérite : à. défaut de statue, les morts un peu
notables eurent leur buste ou leur médaillon. La vanité bourgeoise
fit étalage de sa richesse et d'une supériorité récemment conquise,
dans des sépultures visant trop à l'effet. Le faste des inscriptions
compléta et au besoin suppléa celui des mausolées. Il y en eut pour
les rangs les plus modestes de l'industrie et du négoce. Sentimen-
tales comme la littérature à la mode ou positives comme le siècle,
les épitaphes exaltèrent les vertus de famille et les qualités de la
profession. Si elle en était réduite à ce genre de documens pour
juger notre époque, la postérité pourrait croire qu'aucune n'a rendu
la vertu si commune. Le naturel fut ce qui manqua le plus dans
des lieux où il semble qu'il soit si bien à sa place.
Le faste funéraire se ressent encore trop de ces influences. On se
demande quelle forme d'art nouvelle l'a régénéré, quel sentiment
religieux et moral inspire nos sépultures. La vanité y figure tou-
jours pour une trop grande part. Certes une quantité de monu-
mens honorent nos architectes et nos sculpteurs; mais parcourez ces
champs funèbres, devenus l'image de la société par le nombre et la
diversité des genres d'importance qui se les partagent, et où l'aris-
tocratie, l'industrie, la banque, le commerce, la célébrité littéraire,
l'illustration militaire et politique, ont des monumens à l'envi; ce
qui man(p.ie à l'ensemble, c'est l'originalité, c'est la grandeur. Le
petit luxe, trop souvent de mauvais goût, y tue le grand faste, j'en-
tends celui que l'art consent à servir et h illustrer. Le genre de dé-
votion qui règne semble favoriser ces défaillances de l'art en multi-
pliant ces petites images qui ont un singulier air d'idolâtrie. Pour
ceux aussi qui ne donnent pas un sens religieux à la mort, c'est en-
core une industrie bien inférieure qui fabrique à bas prix, beaucoup
trop cher pourtant pour ce qu'ils valent, les objets destines à la dé-
coration des sépultures. Bai)ioles funéraires qu'il faudrait appeler
ridicules si ces choses fausses et de mauvais goût ne servaient sou-
vent d'expression aux douleurs les plus sincères. Au reste, le sen-
timent primitif n'a pas changé : si on pare ces tombes, c'est tou-
jours en vue de plaire au mort; c'est à cette intention qu'on y
dépose des fleurs, qu'on y entretient des jardins. La religion des
morts subsiste, elle n'a même pas perdu son fétichisme, surtout
dans les tombes d'enfans. Ils ont là leurs jouets, comme le guer-
rier barbare avait ses armes, comme la jeune femme égyptienne
avait ses bijoux et son miroir.
Certes, à la vue de ce qui se passe, on peut dire que la démo-
cratie a contribué à niveler le faste funéraire. Elle ne l'a pas sup-
LE FASTE FUNÉRAIRE. 583
primé : elle l'a rendu plus commun. Si l'art peut en souffrir, tout
n'est pas à reprendre tant s'en faut sous le rapport moral. Il est
bon que le culte des morts se maintienne, s'étende au plus grand
nombre de familles possible. Nous n'examinons pas les sources de
cette sorte de piété qui subsiste dans le peuple de Paris. Chez beau-
coup, faut-il dire chez la plupart? elle peut bien se rapporter plutôt
aux souvenirs du passé qu'aux espérances de la vie future, bien
que rien n'indique non plus une négation systématique de per-
spectives ultérieures. Tel qu'il est, un tel sentiment veut être res-
pecté et satisfait. Il est désirable qu'on en tienne compte au moment
d'ouvrir de vastes champs funèbres. Ce sera comme un dernier pro-
grès dans cet ordre d'idées et de faits. Une tombe à part, d'abord
monopole de l'aristocratie, ensuite privilège plus étendu, sera alors
le droit commun. Le communisme n'est bon nulle part, même dans
la mort. Ce qui fut une personne mérite de rester au moins un nom.
S'il doit y avoir toujours des pauvres dans la société des morts, il
n'est peut-être pas nécessaire qu'il y ait toujours des misérables.
En laissant dire ceux qui jalousent les somptueux tombeaux, on peut
ôter du moins prétexte à ceux qui se demandent avec amertume
combien on pourrait tailler de tombes modestes dans ces sépultures
inutilement fastueuses que les services rendus ne justifient pas tou-
jours et que l'art n'absout pas. Ce vœu que forment les familles
pauvres doit recevoir un accueil d'autant meilleur qu'elles le pré-
sentent moins comme un droit que comme le pieux accomplisse-
ment d'un devoir qui leur est cher.
Nous avons terminé cette sorte de pèlerinage historique à travers
les tombeaux, qui nous a permis de chercher dans le faste funéraire
une des manifestations les plus claires et les plus frappantes de l'é-
tat religieux , moral et politique des sociétés. Sans revenir sur les
idées qui nous ont guidé et sur les conséquences que l'histoire
elle-même s'est chargée d'en tirer, il en est une qui résulte trop
évidemment de cette étude : il n'est pas douteux que le luxe funé-
raire, pour rester à la fois dans ses justes bornes et pour briller de
son légitime éclat, exige les inspirations les plus élevées qui ont
présidé à son origine : il s'abaisse et se corrompt quand il obéit
seulement aux motifs frivoles d'une vanité qui ne s'allie à aucune
pensée supérieure. Les arts qui contribuent au faste funéraire se
sont toujours repentis de cet abaissement des influences qui en
modifient les formes : ils ne se sont épurés et relevés qu'avec les
hautes inspirations qui rappellent ce qu'il y a dans la vie humaine
de plus grand, et surtout en se pénétrant des idées mystérieuses et
profondes qui conviennent à la mort.
Henri Bacdrillart.
L'AFRIQUE CENTRALE
LA CONFÉRENCE GÉOGRAPHIQUE DE BRUXELLES
AcyofS Africa, by Verney Love Cameron, C.B. London 1877.
Au mois de septembre de l'an dernier, le roi des Belges avait
offert dans son palais de Bruxelles une gracieuse et royale hospita-
lité aux présidens des principales sociétés de géographie de l'Eu-
rope et aux personnages qui par leurs voyages, leurs études ou
leur philanthropie sont devenus les représentans de l'idée de la ci-
vilisation du continent africain. Dans la lettre d'invitation, le roi
Léopold avait parfaitement défini la tâche de cette conférence. D'im-
portantes et héroïques expéditions se sont faites dans l'intérieur de
l'Afrique, soutenues par des souscriptions particulières. Ces expédi-
tions, disait le roi, répondent à une idée éminemment civilisatrice
et chrétienne : abolir l'esclavage en Afrique, percer les ténèbres
qui enveloppent encore cette partie du monde, en étudier les res-
sources, qui paraissent immenses, en un mot y verser les trésors de
la civilisation, tel est le but de cette croisade moderne, bien digne
de notre époque. Jusqu'ici les efforts que l'on a tentés ont été faits
sans accord; aussi le vœu se produit-il aujourd'hui de différens
côtés que ceux qui poursuivent un but commun en confèrent pour
régler leur marche, pour poser quelques jalons et délimiter les ré-
gions à explorer, afin qu'aucune entreprise ne fasse double emploi.
Souverain d'un petit pays, le roi Léopold II se trouve naturelle-
ment amené à porter ses regards sur les intérêts généraux du monde.
Trop jeune encore pour être, comme son père, le conseiller de la
L'AFRIQUE CENTRALE. 585
plupart des souverains de l'Europe et l'intermédiaire de leurs né-
gociations secrètes, Léopold II s'est beaucoup occupé de l'avenir de
l'extrême Orient. Avant de monter au trône, il a visité, en observa-
teur instruit et attentif, l'Egypte, l'Inde et la Chine, et il a rap-
porié de ses voyages la conviction que, pour permettre à l'indus-
trie européenne de poursuivre ses étonnans progrès, il était urgent
de lui ouvrir de nouveaux débouchés dans ces immenses continens
qui contiennent les trois quarts de la population du globe. La crise
économique, si intense et si longue, que traverse l'Europe en ce
moment prouve la justesse de ses vues. L'Amérique du Nord, dupe
d'une politique commerciale étroite et imprévoyante, refuse de re-
cevoir nos produits. Il faut donc pénétrer plus avant et ouvrir des
marchés nouveaux en Asie et en Afrique. C'est vers l'Afrique surtout
qu'il faut porter nos efforts, parce que là il y a en outre une œuvre
d'humanité à accomplir : supprimer la traite, et par suite les
guerres abominables qui dépeuplent ces riches contrées. Pour favo-
riser l'œuvre de l'exploration de l'Afrique centrale, le roi Léopold
voulait soumettre à l'examen de la conférence géographique réunie
dans son palais trois points principaux : désigner des bases d'opéra-
tion à établir sur la côte de Zanzibar et près de l'embouchure du
Congo; déterminer les routes à frayer successivement vers l'inté-
rieur en y créant des stations hospitalières, scientifiques et pacifica-
trices, comme moyen d'abolir l'esclavage et d'établir la concorde
entre les chefs en leur procurant des arbitres justes et désintéres-
sés, enfm constituer un comité international et central pour pour-
suivre l'exécution de ce projet, en exposer le but au public de tous
les pays, solliciter son appui et recueillir des souscriptions.
L'idée généreuse du roi des Belges fut comprise par les hommes
à qui on la soumit, et des voyageurs, des géographes, des philan-
thropes des différens états de l'Europe se rendirent à son appel.
La France était représentée par l'amiral de La Roncière Le Noury,
président de la Société de géographie de Paris, par M. Maunoir,
secrétaire de cette Société, par II. Henri Duveyrier, l'explora-
teur du Sahara, et par M. le marquis de Compiègne, revenu ré-
cemment d'un périlleux voyage dans les régions inexplorées de
l'Ogowai. M. de Lesseps se rendit plus tard à Bruxelles et approuva
complètement le projet. L'Allemagne avait envoyé ses trois plus
illustres voyageurs, MM. G. Bohlfs, Schweinfurth et le docteur Nach-
tigal, qui venait d'obtenir la grande médaille de la Société de
géographie de Paris. On remai-quait en outre pour l'Italie, M. le
commandeur Negri; pour la Prusse, le baron de Richthofen, prési-
dent de la Société de géographie de Berlin; pour l'Autriche-Hungrie,
M. de Hochstetter, président de la Société de géographie de Vienne,
le comte Edmond Zichy, le baron Holïmanii, ministre des finances,
586 REVDE DES DEUX MONDES.
et le lieutenant A. Lux, qui venait d'accomplir une brillante excur-
sion dans une partie inconnue du bassin du Kvango ; pour l'Angle-
terre, sir Rutlierford Alcock, président de la Société de géographie
de Londres, sir Bartle Frère, vice-président du conseil des Indes,
actuellement gouverneur de la colonie du Cap, sir Henry Rawlinson,
si connu par ses découvertes à Ninive, le colonel Grant, qui avec
son ami Speke a révélé l'existence des grands lacs de l'Afrique cen-
trale, le commandant Gameron, dont le voyage de la côte orientale
à la côte occidentale de l'Afrique par le lac Tanganyka et le Lualaba
a eu un si grand retentissement, enfin quelques philanthropes émi-
nens comme sir Harry Verney, sir John Kennaway, sir T. Fowell
Buxton, M. W. Mackinnon et l'amiral sir Léopold Heath. La Belgique,
n'ayant pas de voyageurs illustres, n'était représentée que par des
personnes dont le concours pouvait contribuer au succès de l'œuvre
dans le pays même, et l'un de ces membres belges, M. Emile Ban-
ning, vient de résumer dans un excellent ouvrage l'état de nos
connaissances relativement à l'Afrique centrale, ainsi que les tra-
vaux de la conférence (i). Après quatre jours de débats, dirigés par
le roi Léopold lui-même avec infiniment de tact et de suite, on dé-
cida qu'il y avait lieu d'établir une ligne de stations permanentes
depuis Bogamoyo, sur la côte de Zanzibar, jusqu'à Saint -Paul de
Loanda, du côté de l'Atlantique, dans les possessions portugaises,
en fixant les premières à Ujiji, sur la rive orientale du lac Tanga-
nyka, à Nyangwé, sur le Lualaba, point extrême atteint au nord
par Livingstone, et dans un endroit à déterminer dans les états de
Muata-Yamvo, l'un des chefs les plus puissans de l'Afrique centrale.
On suivrait ainsi l'itinéraire si glorieusement parcouru par le com-
mandant Gameron.
Mais quels seront le caractère et la mission de ces stations? D'a-
près l'avis unanime des vogageurs anglais et allemands, elles ne
doivent rien avoir de militaire. Gomme l'a très bien dit sir Bartle
Frère, elles doivent agir par la douceur, par la persuasion, par l'as-
cendant naturel qu'exerce l'homme civilisé sur les races barbares.
Toute force armée provoque l'hostilité des chefs ; si alors on veut se
défendre, c'est la guerre et la conquête. Le personnel doit être peu
nombreux, mais actif, dévoué et vigoureux. A la tête, il faut un
homme habitué au commandement, un officier de marine par
exemple, de plus un médecin naturaliste, et quelques artisans ha-
biles, en état d'exercer diverses professions, un charpentier et un
forgeron -mécanicien principalement. D'après une communication
que je dois à l'obligeance de sir Fowler Buxton , la Frce church
(1) L'Afrique et la Conférence géographique de Bruxelles, par M. Emile Banning,
Bruxelles 1877.
l'afrique centrale. 587
d'Ecosse a réuni 260,000 francs et a fondé une station du nom
de Lkingstonîa, sur les bords du lacNyassa, d'où sort l'un des
affluens du Zambèse ; le personnel comprend mi lieutenant de ma-
rine comme commandant, un charpentier, un mécanicien, un tisse-
rand et trois ouvriers agricoles, outre les deux missionnaires. La
station de Mombasa, sur la côte de Zanzibar, est établie sur le
même modèle, et l'expédition que la Société anglaise des missions
a dirigée sur l'Uganda, pour y installer un poste entre les lacs Vic-
toria et Albert, n'est pas composée autrement.
Bien entendu, les stations créées par la conférence internationale
ne pourraient s'occuper de propagande religieuse, puisqu'elles se-
raient entretenues par les souscriptions de personnes appartenant à
dilïérens cultes. Tout en se montrant très sympathiques aux efforts
faits à côté d'elles pour répandre l'Évangile, elles devraient conser-
ver un caractère exclusivement laïque. Leur but principal est de
servir de bases d'opération aux voyageurs qui s'avanceront dans
l'intérieur pour pénétrer dans des régions encore inexplorées. Au-
jourd'hui l'explorateur, en partant de la côte, doit emporter avec
lui des provisions, des instrumens et sm'tout des moyens d'échange
pour des mois ou des années. Il doit ainsi emmener et entretenir
une interminable file de porteurs qui absorbe le plus clair des res-
sources et dont les fréquentes désertions entravent sans cesse la
marche en avant. Ce serait un avantage incalculable, si à l'intérieur
même du pays le voyageur trouvait ce qui lui est nécessaire, et si
son point de départ, au lieu d'être situé sur la côte, à Bagamoyo
ou à Saint-Paul-de-Loanda, l'était à la lisière même des régions in-
connues où il faut s'avancer, à Nyangwé ou à Ujiji par exemple.
Ces stations seraient comme des entrepôts où il pourrait s'appro-
visionner de tout ce dont il a besoin, et un lieu de refuge pour
s'y rabattre en cas de maladie ou d'échec. Les privations, les souf-
frances de toute nature qui ont assailli les Livingstone, les Nach-
tigal, les Grant, les Cameron, et qui les ont empêchés de pour-
suivre leurs découvertes, seraient en grande partie épargnées à ceux
qui désormais marcheraient sur leurs traces. Les chefs de ces postes,
grâce à leur instruction scientifique, apprendraient vite à connaître
les ressources du pays. Ils pourraient servir de guides aux explora-
teurs, faire connaître à l'Europe les denrées à exporter et ouvrir
ainsi au commerce des routes nouvelles. Les travaux exécutés par
les ouvriers européens, sous les yeux des indigènes, initieraient
ceux-ci aux arts et aux besoins de la civilisation, qui se répan-
draient rapidement de proche en proche. La mission catholique de
Gondokoro s'est maintenue au cœur même de l'Afrique équatoriale
et ne s'est déplacée que pour échapper à la mortalité elTiayante
causée par les fièvres. C'est la preuve que des stations de ce genre,
588 REVUE DES DEUX MONDES.
même dépourvues de tout appareil militaire, peuvent s'établir et
prospérer dans ces régions.
Les stations étant fondées à l'intérieur, la facilité du ravitail-
lement dépendra de leurs moyens de communication avec la côte.
Jusqu'à présent tout est porté sur la tête des nègres, ce qui oc-
casionne des difficultés et des retards dont on ne peut se faire
une idée qu'en lisant les voyages de Livingstone, de Stanley et de
Cameron. En ce moment même, un agent de la Société des missions
de Londres cherche à découvrir le tracé d'une route pour des chars
à bœufs, de la côte de Zanzibar au lac Tanganyka, et une expédi-
tion de cinq ou six personnes doit tenter l'aventure ce printemps-ci.
Il me semble qu'il y aurait un moyen de transport beaucoup plus
sûr, ce serait l'emploi des éléphans. Les Anglais en avaient fait
venir de l'Inde pour leur guerre en Abyssinie, où ces puissans
animaux leur ont rendu de grands services, malgré les profonds
ravins qu'il fallait sans cesse traverser. Dans l'Afrique équatoriale,
l'éléphant serait comme dans sa patrie, puisque l'espèce africaine
y abonde. Il y trouverait une nourriture convenable et n'aurait
rien à craindre de la terrible mouche tsétsè. Les transports s'effec-
tueraient ainsi bien plus facilement qu'à dos d'homme ou même
par charrette. Ce serait le précurseur du chemin de fer qui sera
certainement construit avant la fin du siècle. Le colonel Grant a
même déjà soumis à la conférence géographique de Bruxelles le
tracé d'une ligne télégraphique partant de Khartoum, où finit le fil
du Caire, pour aboutir à Delagoa-Bay, où arrive déjà le fil du
Cap (1). La ligne remonterait le JNil, suivrait les bords du lac Victo-
ria et du Nyassa, et le colonel Grant, qui connaît bien le pays, est
convaincu qu'on ne rencontrerait point d'obstacle insurmontable.
Mais, se demandera-t-on, à quoi bon tant d'efforts? L'Afrique
centrale peut-elle être définitivement conquise par la civilisation?
L'Européen peut-il vivre et les habitans se plieront-ils au travail
régulier qu'exige tout progrès économique? Tout d'abord il reste
encore à explorer au centre de l'Afrique une vaste région complè-
tement inconnue qui figure en blanc sur nos cartes, des deux côtés
de l'équateur, et qui mesure environ h millions de kilomètres carrés,
c'est-à-dire plus de sept fois l'étendue de la France. Les limites en
sont tracées par les expéditions de Barth, Rohlfs et Nachtigal au
nord, de Schweinfurth, de Baker, de Gordon, de Gessi et de Stanley
à l'est , de Cameron et de Livingstone au sud , et de Tuckey, Du
Chaillu, Gussfeld, Marche et Compiègne à l'ouest; c'est même l'un
des principaux buts de la conférence de Bruxelles que de chercher
le moyen de pénétrer enfin dans cette terra incognîta. Mais toute
(1) Remarks on a proposed Une of teîegraph overland from Egypt to the Cape of
od Hope, by Kcrry NichoUa osq. E. Arnold, esq., and colonel Grant. C. B.
l' AFRIQUE CENTRALE. 589
la région des grands lacs a déjà été explorée avec assez de soin
pour qu'on puisse se faire une idée de l'avenir réservé dans ce
pays aux tentatives de civilisation.
Pour arriver jusqu'aux lacs, suivons la route protégée désormais
par le colonel Gordon , que le khédive vient de nommer gouver-
neur de la province du Haut-Nil, avec Khartoum comme résidence.
Après cette ville, en remontant le fleuve, on sort de la région de
l'éternelle sécheresse pour pénétrer dans celle où les pluies équa-
toriales couvrent le sol de la plus luxuriante végétation. Les croco-
diles et les hippopotames abondent dans les eaux; les ignames, les
serpens, les singes et les buffles, dans les forêts. Les rives du fleuve
disparaissent cachées par les papyrus gigantesques et par l'am-
batch, dont le bois est aussi léger qu'une plume, dit Schweinfurth.
Entre les massifs des forêts s'étendent de vastes savanes où s'élè -
vent les monticules formés par les termites et les cases des nègres
Shillouk. Entre la rivière des Girafes et le Nil Blanc, du 7« au 9« de-
gré, ce n'est plus qu'un immense marais dont on n'aperçoit nulle
part les limites. L'eau stagnante et chaude est entièrement rem-
plie de papyrus et d'ambatch et couverte d'îles de plantes flottantes
aquatiques. Les moustiques pullulent. L'air pesant, tout chargé de
miasmes paludéens, engendre la fièvre et la dyssenterie. Aux ap-
proches de Gondokoro le terrain se relève, les montagnes apparais-
sent; le fleuve s'encaisse entre des rives où domine le gneiss. L'as-
pect du pays change complètement : on arrive dans la partie
habitable de l'Afrique centrale. Le pays des Niams-Niams, de Mora-
buttu, de Madi, l'Ounioro et l'Uganda, où règne le fameux roi M'tesa,
c'est-à-dire toute la région au nord des lacs Victoria et Albert, est,
d'après les descriptions des voyageurs, un vrai paradis terrestre.
Des arbres immenses, des palmiers, des figuiers, des acacias, for-
ment des voûtes élevées, à l'ombre desquelles coulent d'innom-
brables ruisseaux. La végétation est si active qu'au bout de deux
ans elle recouvre de fourrés épais les clairières où les indigènes
mettent le feu pour obtenir quelques récoltes. Le bananier, le co-
cotier, qui donne de l'huile , atteignent des proportions inouïes.
Cameron décrit des sycomores à l'ombre desquels cinq cents per-
sonnes campaient, et le baobab, le mammouth du règne végétal, a
des proportions aussi gigantesques. La nature ne se repose jamais.
Le soleil au zénith et l'eau toujours abondante permettent aux
plantes de croître sans cesse et de donner des fleurs et des fruits en
toute saison. Dans la région équatoriale, il pleut régulièrement pen-
dant tous les mois de l'année, et dans la zone méridionale jusqu'au
17« degré il pleut en été comme en hiver.
L'altitude du plateau central, qui varie de 600 mètres à 1,300 mè-
tres (le lac Victoria est à 1,120 mètres), tempère la chaleur, ra-
590 REVUE DES DEUX MONDES.
fraîchit l'air, chasse les miasmes et permet les cultures des pays
chauds en même temps que celles des pays tempérés. On y ob-
tient les céréales de l'Europe aussi bien que la canne à sucre, le
dourah, les mils et le riz; les épices de toute sorte, les huiles, les
résines, le café, le coton, les plantes tinctoriales comme la garance
et l'indigo, les plantes médicinales les plus variées, les bois de con-
struction les meilleurs, les fruits les plus divers : les ananas, les
figues , les dattes , les oranges et même la vigne. Parmi les miné-
raux, on trouve l'or, le fer, et, ce qui est plus important, le char-
bon, qui affleure en couches puissantes en divers endroits. Le
climat est semblable à celui des sanitariums de l'Himalaya. Il
paraît moins énervant que celui de l'intérieur de Java : la lati-
tude est la même; mais le plateau africain est plus élevé et par con-
séquent moins chaud; or dans la région des plantations de café de
Java, situées sur les collines, les Hollandais vivent et se multiplient,
sans que la mortalité soit sensiblement supérieure à celle de l'Eu-
rope. Les explorateurs de l'Afrique qui y ont succombé à la ma-
ladie ont été emportés par les fièvres des régions basses de la
côte et des marais de l'intérieur. Ceux qui ont parcouru le plateau
des lacs comme Livingstone, Speke et Grant, Baker, Stanley, Ca-
meron, Gessi, n'y ont pas contracté de maladies mortelles, quoi-
qu'ils aient été soumis à des privations et à des intempéries qui,
sous notre climat, auraient ruiné les constitutions les plus robustes;
couchant en plein air sur le sol détrempé, passant des semaines
entières sans pouvoir se sécher, ni se reposer tranquillement,
nourris irrégulièrement et souvent d'une façon insuffisante ou mal-
saine. Supposez des blancs établis à l'altitude de 800 mètres ou
de 1,000 mètres dans de bonnes habitations et pourvus de tout ce
qui est nécessaire, et certainement ils vivront beaucoup mieux
qu'à Calcutta, à Bombay, à Singapore ou à Batavia, et même qu'à
l'île Bourbon ou aux Antilles.
Un instant de réflexion suffît pour faire comprendre le magnifique
avenir des colonies qui ne tarderont pas à s'établir dans l'Afrique
centrale. D'où est venue la richesse des états du sud de l'Union amé-
ricaine, de Cuba, de Saint-Domingue et du Brésil? On l'a créée en
mettant en valeur la merveilleuse fertilité d'une terre fécondée par
les rayons du soleil équinoxial, au moyen des bras d'une race adap-
tée à ce climat brûlant. Il y avait là cependant deux côtés très fâ-
cheux : les bras étaient ceux d'esclaves qui ne travaillaient que par
contrainte et par conséquent mal, et ces esclaves, il fallait les ache-
ter très cher; c'était donc un capital sur lequel on devait compter
l'intérêt et l'amortissement. Transportons les mêmes entreprises,
cultures du sucre, du coton, du café ou du tabac, dans l'intérieur
de l'Afrique, combien les conditions sont plus favorables ! La terre
l'afrique centrale. 591
est plus fertile et la végétation incomparablement plus puissante.
Le travailleur est sur place, il ne faut ni l'amener à grands frais
au-delà des mers, ni le réduire en esclavage , ni l'acheter et l'en-
tretenir. Les indigènes sont laborieux, soumis, intelligens. Déjà
maintenant ils se livrent avec succès à tous les travaux de l'agri-
culture. Leur richesse en céréales et en bétail est très grande mal-
gré l'insécurité permanente. Ils savent fondre le cuivre et môme
le fer, et ils en font des armes et des ustensiles de très bonne qua-
lité. Le tannage des peaux, le tissage des nattes, l'art de filer, de
tisser, de teindre le coton, sont très répandus, et beaucoup de leurs
produits sont remarquables par la finesse et la solidité. Le nègre
est peu inventif, mais il apprend vite, et, dirigé par des Euro-
péens, il ne serait pas inférieur à nos ouvriers ou à nos artisans.
Les épreuves vraiment effroyables qu'ont supportées les porteurs
de Grant, de Stanley et de Cameron prouvent qu'ils sont prêts à se
soumettre aux plus durs travaux pour une rétribution souvent dé-
risoire. L'énergie déployée par les serviteurs de Livingstone, quand
ils ont rapporté à la côte le corps de leur maître embaumé dans du
sel, montre qu'ils sont capables d'un dévoûment qui va jusqu'à
l'héroïsme. L'industrie agricole et manufacturière trouverait ainsi
sur place toutes les matières premières, le travail à bon marché et
le charbon pour les moteurs mécaniques. La production se ferait
donc dans des conditions infiniment plus avantageuses que dans le
pays où l'on maintient encore transitoirement l'esclavage, comme à
Cuba et au Brésil, et même que là où l'on importe des coulies chi-
nois, souvent au mépris des droits de l'humanité.
L'Afrique centrale, que l'on croyait naguère encore vouée à une
stérilité complète, offre au contraire, dans ses phénomènes atmo-
sphériques, dans sa faune et sa flore, une exubérance de vie et de
puissance qui n'est égalée ni dans l'Inde ni même au Brésil. La
quantité d'eau qui y tombe est plus grande que partout ailleurs.
Le soleil, en passant alternativement de l'un à l'autre tropique,
promène sur cette région une zone de nuages et les ondées fertili-
santes qu'elle produit. Il en résulte une végétation d'une vigueur
qui rappelle celle de l'époque carbonifère , et comme aux âges géo-
logiques, les grands herbivores, éléphans, rhinocéros, hippopotames,
buffles, derniers survivans de l'ancien monde, y abondent. La quan-
tité d'ivoire que l'Afrique exporte représente la destruction annuelle
de 30,000 éléphans. lUen non plus n'égale la richesse hydrographi-
que de ce pays. Pour nous en faire une idée, jetons d'abord un coup
d'œil sur ses lacs.
Quand on quitte Lado, qui remplace maintenant Gondokoro, par
5 degrés de latitude nord, et qu'on remonte le Nil, on le voit péné-
trer dans une région montagneuse d'où lui vient le nom arabe de
592 REVUE DES DEUX MONDES.
Bahr-el-Djebel, fleuve des montagnes. Il y forme des rapides qui
interrompent la navigation près de la station égyptienne de Duffli.
Bientôt après, dans une vaste fissure qui se poursuit vers le sud
jusqu'aux lacs Tanganyka et Nyassa, s'étale le lac Mwoutan, queles
Anglais nomment Albert en l'honneur du prince consort. D'après
les explorations toutes récentes de l'ingénieur italien Gessi, lieute-
nant du colonel Gordon, il est situé à l'altitude de 670 mètres. Il
mesure environ 220 kilomètres de longueur sur une largeur de
35 à 90 kilomètres. Il est borné à l'est par les hauteurs de l'Unioro,
qui se dressent en falaises verticales de granit, de gneiss et de por-
phyre de plus de 300 mètres de hauteur, et à l'ouest par les Mon-
tagnes-Bleues, qui élèvent leurs cimes jusqu'à 1,800 mètres au-
dessus de ses eaux. Le lac Albert est si encaissé que la plupart des
rivières qui s'y déversent forment des chutes magnifiques. Vers le
sud, il se termine en un vaste marécage où Gessi n'a pu pénétrer.
Mais vers le nord ce voyageur a fait une découverte qui serait d'une
immense importance, si ses prévisions venaient à se réaliser. Immé-
diatement à sa sortie du lac, le Nil se bifurque, et un bras se dirige
vers le sud-ouest. On croit qu'il n'est autre que l'Iei, qui, en passant
par le pays des INiams-Niams, rejoint le fleuve principal là où il
forme le marais des îles flottantes. S'il en était ainsi, on pourrait
peut-être éviter les rapides de Duflli et établir une navigation inin-
terrompue entre la Méditerranée et le lac Albert. Ce serait un avan-
tage incalculable pour le commerce et pour la civilisation. Grâce
aux annexions presqu'entièrement pacifiques faites par sir Samuel
Baker et par le colonel Gordon, l'Egypte s'étend désormais jusqu'au
lac Albert et devient ainsi un des grands empires du monde, car du
fond de ce lac, qui se trouve précisément sous l'équateur, jusqu'à
Alexandrie il y a 31 degrés ou plus de 3,000 kilomètres, ce qui fait
quatre fois la longueur de la France, de Dunkerque aux Pyrénées.
A une quarantaine de lieues à vol d'oiseau du lac Albert, on ren-
contre le lac Yictoria-Nyanza ou Oukérewé, la mer intérieure de
l'Afrique. Sa superficie est de 8/i,000 kilomètres carrés, c'est-à-dire
que, pour s'en faire une idée, il faut se figurer une nappe d'eau qui
couvrirait toute la Suisse, plus la Lombardie et la Yénétie. Le lac
Yictoria est parsemé de grandes îles. A l'ouest, il est borné par la
région alpestre d'Ouganda et de Karagwé, qui le sépare de l'Albert,
et à l'est par le pays d'Ougejeia et d'Ourouri. Au nord se trouve le
pays du roi M'tesa, dont la capitale, Dubaga, occupe une situation
admirable dominant les eaux bleues de la baie Murchison. M'tesa a
toujours bien accueilli les voyageurs européens qui l'ont visité, et
il a même demandé qu'on lui envoie des missionnaires et des arti-
sans pour initier son peuple à la civilisation européenne. Cependant
j'ai entendu soutenir par le marquis de Gompiègne, qui vient d'être
l'afrique centrale. 593
tué si malheureusement en duel au Caire, que M'tesa avait fait as-
sassiner traîtreusement Linant de Bellefonds par l'escorte même
qu'il lui avait donnée. Les deux grands lacs sont réunis par une
rivière que l'on peut considérer comme la continuation du Nil, aussi
l'a-t-on appelée le Nil-Victoria; mais, comme la différence d'altitude
entre le lac Albert, à (370 mètres, et le lac Victoria, à 1,120 mètres,
est de A 50 mètres, cette rivière n'est pas navigable. A peine sortie
de la baie Napoléon, elle forme les chutes Ripon et les rapides
d'Isamba. Après avoir reçu un afTlaent qui sort de vastes marais,
le Luadcherri, elle traverse le lac Ibrahim, découvert par Long
en 187 fi. Grossie des eaux du Kafour, qui vient des montagnes de
l'Ouganda, elle se resserre bientôt entre des rives escarpées. Après
les chutes de Karuma, elle forme encore, sur une étendue de 30 ki-
lomètres, huit rapides ou cascades. Enfin, avant d'arriver au lac
Albert, elle se précipite d'une hauteur de "20 mètres. Cette chute,
nommée Murchison, entourée d'une végétation admirable, en vue
du beau lac qui s'étend au-dessous et des Montagnes-Bleues, qui
couronnent l'horizon, constitue, d'après Baker, le plus merveilleux
paysage qu'on puisse contempler.
il n'y a plus de doute maintenant, c'est le Victoria-Nyanza, et non
le Tanganyka, qui est le réservoir supérieur du Nil ; mais quel est
celui de ses nombreux afïluens qui peut revendiquer l'honneur
d'être vraiment la source du fleuve? On a cru d'abord que c'était
le Kadjera, qui forme deux lacs alpestres, le Windermere et l'Ake-
nyara, et qui descend du haut plateau de l'Ouzinza. Aujourd'hui on
pense que la vraie source du Nil est le Schimyu, qui vient du sud et
qui apporte dans le golfe Speke, au sud-est du lac Victoria, une
masse d'eau plus considérable que le Kadjera. A 1 degré sud de la
ligne s'étend entre les deux grands lacs la région montagneuse
d'Arikori et de Rouanda, récemment visitée par Stanley. C'est un
pays admirable. Au fond de vallées toujours verdoyantes se précipi-
tent d'innombrables torrens, et dans les nues surgissent des pics
élevés de Zi,000 à Zi,50i) mètres, comme le Gombiro et le Gamba-
ragara. Ce sont les escarpemens des Alpes et les frais paysages du
Tyrol sous les feux du soleil équatorial. On y jouit en môme temps
de l'air vivifiant des hautes stations de l'Europe et de l'égalité du
climat de la zone équinoxiale. On ne peut rien souhaiter de mieux
pour entretenir la santé et pour favoriser le travail. Des populations
d'origine européenne pourraient donc y vivre et s'y développer.
Immédiatement au-dessous du lac Albert, à 3 degrés sud de l'é-
quateur, s'étend le lac Tanganyka, découvert par Button et Speke
en février 1858. Comme le lac de Côme, il a presque l'aspect d'un
énorme fleuve, car, sur une longueur de 670 kilomètres, sa largeur
TOME XX, — 1877, 38
594 REVDE DES DEUX MONDES.
est souvent réduite à 20 ou 30 kilomètres, et elle ne va guère au-
delà de 100. Sa superficie, qui est de 37,000 kilomètres carrés, est
ainsi moitié moindre que celle du Victoria; elle est cependant en-
core aussi étendue que tout le Portugal. Le Tanganyka est situé dans
le prolongement de la fissure où se trouve le lac Albert, et comme
son élévation au-dessus du niveau de la mer dépasse d'environ
150 mètres celle de l'Albert, Livingstone et Grant avaient cru d'a-
bord qu'il y déversait ses eaux et qu'ainsi il était la vraie source du
Nil. Le lac reçoit plus de cent cours d'eau qui s'y précipitent, la
plupart sous forme de torrens, tant ses bords se relèvent rapide-
ment. En 1871, Livingtone et Stanley visitèrent avec soin l'extré-
mité nord du lac où devait se trouver la sortie supposée du îs'il. Au
lieu d'un émissaire, ils y virent déboucher une petite rivière, le
Ruzizi, qui y apportait les eaux du lac de Kiro. La question se trou-
vait ainsi tranchée : le Tanganyka n'appartenait pas au bassin du
Nil; mais par où donc s'écoulait le surplus de ses eaux? En 1873,
Gameron résolut la question. Visitant avec soin toutes les anses et
les allluens du lac, il découvrit enfin vers le milieu de la rive occi-
dentale une rivière, le Lukuga, qui, au lieu d'y entrer, en sortait.
La végétation aquatique y était si abondante qu'il lui fut impossible
de suivre en barque le cours du Lukuga; mais il constata, dans son
voyage vers Nyangwé, que cet émissaire du lac se jette dans une
grande rivière, le Lualaba, qui n'est lui-même, d'après toutes les
probabilités, que le Gongo ou Zaïre. Une série d'autres lacs situés
dans la même région alimentent encore ce fleuve puissant : ce sont
le BangAveolo, aux bords duquel Livingstone a succombé, le Moero,
le Kamalondo, étages les uns au-dessus des autres et reliés par la
rivière Luapula, le lac Kassali, aperçu par Gameron, le Langi et le
Sankorra, dont l'intrépide voyageur n'a pu approcher, malgré tous
ses efforts.
A peu de distance de l'extrémité méridionale du Tanganyka, mais
à 200 mètres plus bas, s'ouvre le Nyassa, qui remplit la même fis-
ture du terrain, car il a la même largeur environ et la même direc-
tion du nord au sud, inclinant un peu vers l'est. Gomme le Nyassa
est moitié moins long, il n'a que 1,500 kilomètres carrés de su-
perficie. Il se déverse dans le Zambèse par le Ghiré, dont le cours,
traversant une région montagneuse, est des plus accidenté. Le
Nyassa n'étant pas très éloigné de la côte de Mozambique, on y ar-
rive plus facilement qu'aux autres lacs. G'est sur sa rive méridio-
nale que les missions écossaises ont établi la station de Livingsto-
nia, qui est en pleine prospérité et qui possède même un petit
vapeur pour parcourir le lac et entraver ainsi la traite dans toute
cette région. Ajoutez encore les lacs Baringo et Manyara, l'un au
nord, l'autre au sud du Kilimandjero et du Kenia, qui élèvent à
L AFRIQUE CENTRALE. 595
plus de 6,000 mètres, sous l'équateur même, leurs cimes couvertes
de neiges éternelles. Nulle part au monde on ne rencontre autant
de mers intérieures, qui toutes se prêtent admirablement à deve-
nir des centres de civilisation. C'est le tableau de la Suisse, mais
dans des proportions gigantesques. Déjà l'antiquité savait que le
Nil prend sa source dans des lacs situés au centre du continent. Ma-
rinus de Tyr et Glaudius Ptolémée, au ii* siècle' après Jésus-Christ,
avaient entendu parler par les trafiquans arabes de deux lacs dont
ils fixent la situation vers le parallèle de l'île Menuthias, aujour-
d'hui Zanzibar, c'est-à-dire d'une façon très exacte. La Tabula ali-
naynwiiana de l'an 833 et la carte d'Abul-Hassan de l'an 1008 in-
diquent deux lacs, tandis que la Tabula rotunda Rogeriana de 1154
et la carte de P. Assianus en portent trois qui correspondent assez
bien aux lacs Albert, Victoria et Tanganyka (1); mais c'est depuis
vingt ans seulement, et grâce aux découvertes de Grant, Burton,
Speke et Livingstone, que l'on a pu s'assurer de l'exactitude de ces
indications anciennes dont on commençait même à douter, car depuis
le siècle dernier les cartographes, qui se piquaient de s'en tenir aux
données positives, laissaient tout le centre de l'Afrique en blanc.
De ce plateau central, si admirablement pourvu sous le rapport
hydrographique, descendent trois des plus puissans fleuves du
monde. Depuis sa source jusqu'à la Méditerranée, le Nil mesure en
ligne droite 3,900 kilomètres, ce qui suppose une longueur réelle
supérieure à celle du Mississipi et de l'Amazone. Piien de plus
étrange que ce fleuve, qui dans sa partie supérieure se ramifie
dans tous les sens et est alimenté par une série de lacs et par d'in-
nombrables aflluens, et qui, depuis qu'il reçoit en Nubie l'Atbara
venant des hauteurs de l'Abyssinie, coule en plein désert, sans que
même le moindre ruisseau vienne y apporter le tribut de ses eaux.
D'après les calculs de Schweinfurth, le bassin fluvial du Nil com-
prend 8,260,000 kilomètres carrés, tandis que celui de l'Amazone
n'en mesure que 7 millions, et celui du Mississipi à peine 3 millions,
et bientôt les lieutenans de Gordon feront flotter le drapeau égyptien
sur cet immense territoire. Le Congo surpasse les autres fleuves
par la masse prodigieuse d'eau qu'il précipite dans l'Océan- Atlan-
tique. A son embouchure, il a 2,950 mètres de largeur, et la pro-
fondeur vraiment incroyable de 380 à 400 mètres. Son courant va
jusqu'à 7 kilomètres à l'heure, et son débit, de 51,000 mètres cubes
par seconde, est si énorme que le fleuve ne se confond défmitive-
mçnt avec la mer qu'à 100 kilomètres du rivage, et qu'à 12 kilo-
mètres l'eau est encore complètement douce. Ce débit, deux cents
(1) Voyez l'excellent résumé de nos connaissances concernant l'Afrique fait par le
D"" Josef ('havanne dans les Miltheilungen de la Société géographique de Vienne. Ceri'
tral-Afrika nach deiti gegenwdrtlge Stande der geographischen Kentnisse, 1876.
596 REVUE DES DEUX MONDES.
fois plus considérable que celui de la Seine à Paris (1), reste à peu
près constant, ce qui semble indiquer que le fleuve reçoit des af-
fluens des deux côtés de la ligne, de sorte que ce sont tantôt les
aflluens du nord, tantôt ceux du sud qui grossissent, suivant que le
soleil provoque les pluies alternativement dans l'une ou l'autre
zone. Le voyage du brave et infortuné Tuckey en 1816 n'avait fait
connaître le Congo que jusqu'aux chutes de Jelala, et depuis lors
on n'avait pas pénétré plus avant. Les découvertes de Gameron
semblent désormais avoir mis hors de doute l'identité du Congo
avec le Lualaba, et dès lors sa source se trouverait dans la rivière
Tchambezi, dans le pays de Bemba, visité par Livingstone, entre
les lacs Nyassa et Tanganyka, non loin des sources du Nil.
Le Zambèse est la troisième des grandes artères qui descendent
de l'Afrique centrale. C'est Livingstone qui en a déterminé le cours.
Il est moins long que le Nil et il roule moins d'eau que le Congo,
mais il offre des aspects plus pittoresques. Sortant du lac Dilolo
sous le nom de Liba, il se dirige vers le sud, arrose le pays des Ma-
kololos sous le nom de Liambey, et, après avoir reçu le Tchobé ve-
nant de l'ouest, arrive au plateau granitique des Batokas. Là, pré-
cipitant d'une hauteur de ^50 mètres dans une étroite crevasse la
nappe immense et jusque-là épanchée de ses eaux, il forme la fa-
meuse cascade si bien nommée par les indigènes Mosiwatanja,
c'est-à-dire fumh tonnante^ à laquelle Livingstone a donné le nom
plus banal de chute Victoria. Avant de se jeter dans l'Océan indien,
entre Quilimane et Sofala, le fleuve s'encaisse, traverse la passe de
Lupata et reçoit par le Chiré le surplus des eaux du lac Nyassa. En-
fin à l'ouest du lac Albert, dans le pays de Mombuttu, Schweinfurth
a découvert un fleuve mystérieux, l'Uelle, qui , sortant du revers
occidental des Montagnes-Bleues, a déjà, non loin de sa source, une
largeur de 250 mètres et un débit considérable. Où l'Uelle dé-
verse-t-il ses eaux? Schweinfurth croit qu'il forme le cours supé-
rieur du Schari, le principal aflluent du lac Tsad, et en ce cas il ne
pourrait être d'une grande utilité pour le commerce; mais il peut
être aussi un aflluent du Congo ou la source de l'Ogowai, dont la
partie inférieure a été récemment explorée par Compiègne et Mar-
che (2), mais dont le cours supérieur est encore complètement in-
(1) Au niveau des basses eaux, le débit de la Seine n'est que de 90 mètres cubes par
seconde. Le débit moyen est de 2o0 mètres cubes. Le 17 mars 1876, au plus fort de
la crue, il ne passait encore que 1,650 mètres cubes sous le Pont-Royal. Pour égaler le
Congo, il faudrait donc réunir les eaux de deux cents fleuves comme la Seine, c'est-
à-dire que tous les fleuves de l'Europe pris ensemble y arrivent à peine.
(2) yoyage dans le Haut-Ogoué, par le marquis de Compiègne et A. Marche. Bulle-
tin de la Société de géographie de Paris, 1874. — Du Chaillu, VValker, et plus récem-
ment le D"" Lenz, avaient été, comme M. de Compiègne, arrêtés par les tribus canni-
bales de l'intérieur, à peu de distance de la côte.
l'afriqde centrale. 597
connu. Dans ce dernier cas, il ne pourrait manquer d'offrir plus tard
des facilites pour les relations à établir avec celte vaste région
qui, située entre le golfe de Guinée et les grands lacs, est encore
complètement inexplorée.
D'après le commandant Gameron, c'est en remontant les grands
fleuves qui viennent du plateau central que le commerce et la civi-
lisation y pénétreront le plus facilement; malheureusement le con-
tinent africain présente une particularité qui ne se rencontre guère
ailleurs et qui met obstacle à une navigation régulière. A très peu
de distance des côtes, le terrain se relève brusquement en un mas-
sif montagneux, et les rivières, au lieu d'y avoir creusé, comme
dans les autres contrées, un lit en pente douce, en descendent sous
forme de rapides et de chutes. Il faudrait franchir ces obstacles par
des portages qu'un tramway remplacerait avantageusement. Au-
delà, de petits steamers en acier, très légers et d'un faible tirant
d'eau, porteraient les voyageurs et les marchandises jusqu'au cœur
du continent. On pourrait même, prétend Gameron, passer ainsi
d'un océan à l'autre, car le Zambèse et le Gongo sortent également
des plaines marécageuses du lac Dilolo, et à l'époque des pluies
leurs sources sont réunies. Tout le pays ressemble alors à une gi-
gantesque éponge, et les cours d'eau sont si nombreux que Living-
stone en a compté trente-deux sur une distance de 112 kilomètres.
Gameron en a relevé quatre-vingt-dix-sept se jetant dans le Tan-
ganyka, dont plusieurs sont très importans et formés eux-mêmes
par de nombreux afïluens. On a comparé très justement les mailles
serrées de ce réseau hydrographique aux innombrables veinules qui
se ramifient sous l'épiderme du corps humain. L'abondance des
eaux est telle que les rivières sont navigables presque dès leur
source et qu'un canal de quelques lieues suffirait pour réunir le
bassin du Congo à celui du Zambèse. Récemment le gouvernement
portugais a accordé l'autorisation de faire naviguer des bateaux à
vapeur sur ce dernier fleuve, et la station de Livingstonia possède
un petit steamer^ le Ilala, sur le Nyassa. Si la branche encore inex-
plorée du INil, riei, n'est pas interrompue par des rapides, de petits
bàtimens à marche rapide remonteront facilement de la Méditerra-
née jusqu'au fond du lac Albert. Déjà, en janvier 1876, le colonel
Gordon a fait transporter et rassembler au-delà des rapides de
Duflli toutes les parties d'un steatner de 15 mètres de longueur et
de deux barques en fer, au moyen desquels Gessi a exploré tout le
lac Albert. A la fin de juillet de la même année, un second vapeur
a accompli le premier voyage, de Duflli jusqu'à Magongo, sur le Nil-
Yictoria, jusqu'aux limites des états du roi M'tesa sur le lac Victoria.
Comme Gordon s'était rendu, au printemps de 187Zi, en moins de six
semaines, du Caire à Gondokoro, on peut affirmer qu'aujourd'hui
598 REVUE DES DEUX MONDES.
déjà il est possible d'arriver, par l'Egypte, en deux mois , jusque
dans la région des grands lacs, sans aucun danger.
Parmi les routes de terre, la plus fréquentée est celle qui va de
Bagamoyo à Ujiji, sur le Tanganyka. Elle est régulièrement par-
courue par les caravanes que les trafiquans arabes de l'intérieur
expédient vers la côte, et c'est celle que tous les explorateurs partis
de Zanzibar ont suivie. Cameron pense qu'un chemin de fer à pe-
tite section, avec un matériel très léger, pourrait être établi au prix
de 15,000 à 20,000 francs par kilomètre, et qu'au bout de peu
de temps il paierait l'intérêt. En attendant, une route très facile
paraît devoir s'ouvrir par le lac Nyassa. Le steamer de la mission
Li\ingstonia transporterait les explorateurs au nord du lac. De là,
en remontant la petite rivière Rooma, on arriverait bientôt aux
sources de la Kirumbwe, qui se déverse dans le Tanganyka. La
distance entre les deux lacs ne semble pas dépasser une trentaine
de lieues. Par le nord du Tanganyka, la rivière Ruzizi et le lac
Kivo, on atteindrait le lac Albert, qui n'est qu'à 80 lieues du fond
du Tanganyka. Ce serait évidemment le tracé que devrait suivre le
fil télégraphique, car il serait presque constamment immergé et
ainsi mis à l'abri des indigènes et des fauves ; un petit nombre de
stations suffirait pour le protéger. Mais la vraie ligne d'approche,
pour rattacher d'une manière ininterrompue l'Afrique centrale aux
régions déjà colonisées de l'Afrique australe, c'est évidemment par
le Transvaal, le plateau du Monomatapa, Teté sur le Zambèse, et le
Nyassa. La distance à franchir est d'environ 6 degrés, ou 150 lieues,
par un pays élevé et à l'abri des fièvres si dangereuses de la côte,
qui ont enlevé dès le début deux des compagnons de Cameron,
Mossat, le neveu de Livingstone, et le docteur Dillon, quoiqu'ils
se crussent parfaitement aguerris. Un Français, le docteur Ém'' lien
Allou, vient précisément d'accomplir un voyage entre la république
sud-africaine et le Zambèse, pendant lequel il a réuni des collec-
tions très intéressantes par les espèces nouvelles qui s'y trouvent.
Supposez la république des Boers du Transvaal rentrée dans la fé-
dération du Gap, il suffirait que l'Angleterre établît quelques stations
entre le Limpopo et le Zambèse pour que le flot de l'émigration qui
féconde le Natal se déversât de ce côté. En peu d'années, l'influence
anglo-saxonne traverserait l'Afrique de part en part et rattacherait
définitivement à la civilisation la magnifique région des grands
lacs. Cette conquête pacifique n'aurait rien d'exclusif, car il y a
place pour les hommes entreprenans de toutes les nations (1).
(1) Une expédition italienne, dirigée par le marquis Antiuori, cherche en ce moment
une nouvelle route entre le golfe d'Aden et le lac Victoria par le pays des Gallas.
Partie de Berbera, elle a passe par Ankobar. De là elle comptait se diriger vers le lac
Baringo par la région où se trouvent les sources du Sobat. Elle a eu beaucoup à se
L AFRIQUE CENTRALE. 599
Qu'on ne s'imagine pas que ceci soit un rêve. L'avenir qui attend
les stations européennes dans cette région est assuré par le succès
des postes arabes de l'intérieur. A Kazeh dans l'Unyanyembe, à
Kawélé au bord du Tanganyka, à Kwakasonga sur le Lualaba, les
Irafiquans arabes ont des résidences permanentes. Ils y vivent dans
une grande aisance; ils ont de vastes maisons, des troupeaux, de la
volaille, des esclaves. Par les caravanes qu'ils envoient régulière-
ment à la côte, ils font venir du café, du thé, du sucre, des armes,
des étoffes. Même dans une région beaucoup moins accessible, à
KyangAvé, bien au-delà du Tanganyka, Cameron a trouvé un Arabe,
Jumat Mericani, faisant des échanges à la fois avec Zanzibar et avec
Benguela, c'est-à-dire avec les côtes des deux océans.
Les indigènes sont d'uu naturel exceptionnellement doux et pa-
cifique, car, quoique les étrangers venus dans le pays n'y appa-
raissent guère que pour faire la chasse aux esclaves, ruiner les
villages et les dépeupler, presque partout les voyageurs anglais
ont pu se procurer des vivres au prix ordinaire, et s'ils ont été vo-
lés, c'est presque toujours par leurs propres porteurs. Les cultures
sont très bien entendues et faites avec soin, et les hommes y tra-
vaillent presque tout le jour. Quand le pays n'est pas dévasté par
la guerre, la population augmente et la jungle se défriche rapide-
ment. Cameron en cite un exemple remarquable. Quand Burton et
Speke se dirigèrent vers l'intérieur, dans le voyage où ils découvri-
rent le Tanganyka, en 1857, ils eurent beaucoup de peine à tra-
verser le pays de Mgunda-Mkali. L'eau manquait, la jungle était
presque infranchissable, et beaucoup de porteurs y périrent. Lors-
que Cameron y arriva en 1873, tout était changé. Une tribu des
Wanyamwési, refoulée par des guerres locales, s'était fixée dans la
contrée; au milieu de la forêt, elle avait construit des villages,
creusé des puits et converti la jungle en champs parfaitement cul-
tivés. L'aspect du pays était ravissant ; il ressemblait aux beaux
sites des parcs anglais. Des stations européennes trouveraient donc
autour d'elles les moyens de vivre dans l'abondance, et si, en se
multipliant, elles parvenaient à rendre moins fréquentes les guerres
de tribu à tribu qui désoient le pays, le progrès serait assuré, et le
bien-être augmenterait rapidement.
Un autre exemple du succès qui attend le colon dans ces contrées
longtemps considérées comme inabordables nous est fourni par les
aventures dont M. Bonnat a récemment fait le récit à la Société de
plaindre des autorités égyptiennes sur le golfe d'Adea. La Société de géographie ita-
lienne a dû lui envoj'er dos secours, et depuis lors on n'en a pas de nouvelles. Ce
voyage pourrait amener des découvertes dans une contrée inconnue, mais il n'ouvrira
probablement pas une voie nouvelle pour le commerce. La route la plus directe vers
le Tanganyka serait par la rivière encore peu connue, le Lufidche.
600 REYUE DES DEDX MONDES.
géographie de Paris. En 1866, M. Bonnat faisait partie d'une expé-
dition placée sous le commandement du capitaine Charles Girard,
qui avait résolu de remonter le Niger. M. Girard ayant renoncé à
l'entreprise, M. Bonnat pénétra seul dans l'intérieur de la Guinée,
et fit des affaires très lucratives. Le village où il habitait fut atta-
qué et pris par les Achantis. Conduit à Coumassie, dans la capitale,
il fut d'abord traité très durement ainsi que deux compagnons de
captivité, un Allemand et sa femme. Bientôt le roi le prit en affec-
tion et lui accorda sa faveur. M. Bonnat resta là cinq ans, comblé de
bienfaits. Sa demeure fut reconnue comme un lieu de refuge invio-
lable. Il apprit la langue des indigènes et constata qu'ils faisaient un
commerce important avec une grande ville de l'intérieur, Salaga,
qui reçoit des objets du Sahara et même de la Tunisie. Quand les
Anglais firent la guerre aux Achantis, le roi résolut de le mettre à
mort. Il fat attaché à un arbre et allait être décapité lorsque heu-
reusement les marins entrèrent dans Coumassie. En 187Zi, il repar-
tit pour l'Afrique afin de s'établir dans cette ville de Salaga, dont
il avait entendu dire des merveilles. Il parvint à remonter la ri-
vière le Volta, malgré ses rapides, et à vaincre les résistances des
chefs indigènes; il a ouvert ainsi une voie nouvelle au commerce.
Il est le premier Européen qui soit arrivé à Salaga, ville de plus de
ZiO,000 habitans, située dans la haute Guinée, en arrière du Daho-
mey et des Achantis. Il y a fondé un comptoir et réalisé des béné-
fices considérables. Il y achète l'ivoire à 1 fr. 20 le kilogramme, et
vend 730 fr. la tonne le sel, qui s'obtient en Europe à 50 fr. La
poudre d'or, qui a donné son nom à la Côte-d'Or, y abonde dans le
sable des rivières. M. Bonnat est revenu en Europe pour en rap-
porter des moyens d'exploitation perfectionnés; il repart dans peu
de jours avec M. George Bazin, le fils de l'inventeur de la drague
si ingénieuse dont on s'est servi pour retirer l'argent du fameux
galion espagnol coulé dans la baie de Vigo. M. Bonnat n'a jamais
été malade là-bas, parce qu'il s'est nourri comme les indigènes, et
pourtant le climat de la Guinée est plus malsain que celui de la ré-
gion des grands lacs.
Le fléau de l'Afrique, c'est le commerce des esclaves. Pour s'en
procurer, on organise de véritables chasses à l'homme. Les trafi-
quans arabes vers la côte de l'Océan indien, les métis portugais du
côté de rOcéan-x\dantique, exécutent ces chasses avec le concours
des chefs indigènes. Ceux-ci, pour se procurer des colonnades, des
verroteries ou des armes, livrent leurs propres sujets ou assaillent
les tribus voisines. Il en résulte des guerres d'extermination. Les
chasseurs d'hommes attaquent subitement un village, tuent ceux
qui résistent et s'emparent de tous ceux qui n'ont pas fui, hommes,
femmes et enfans. Une partie de ces captifs sont dirigés vers la
l'afrique centrale. 601
côte et transportés en Egypte et en Arabie, d'autres sont vendus sur
les marchés intérieurs pour exécuter les travaux agricoles et do-
mestiques; d'autres enfin servent d'intermédiaire aux échanges, de
véritable monnaie. Dans toute la région entre la côte du Congo et
le Tanganyka, le prix des objets est évalué en têtes d'esclaves comme
autrefois il l'était en Europe en têtes de bétail. A différentes re-
prises, Gameron ne put rien se procurer parce qu'il n'avait pas la
seule monnaie que l'on voulait recevoir en paiement. Les trafiquans
se rendent dans les régions où l'ivoire est abondant et ils achètent
en payant avec des esclaves. Pour revenir de Nyangwé à Benguela,
Gameron a été obligé de faire la route avec des métis portugais qui
emmenaient vers Bihé des troupeaux de ces malheureux (1).
A mesure que le commerce pénètre à l'intérieur et que les chefs
contractent de nouveaux besoins, le fléau s'étend et fait plus de vic-
times. Pour dix esclaves qui arrivent à destination, cent individus
périssent dans l'assaut des villages et le long de la route. Pour fuir
les chasseurs d'esclaves, les indigènes abandonnent leurs habita-
tions, se cachent dans la jungle, et retournent à l'état sauvage. Ga-
meron a trouvé partout de ces infortunés dans les forêts qui bordent
le Tanganyka. Livingstone a tracé un tableau navrant des ravages
produits par la traite. En 1851, quand il visita la région du Nyassa,
il y trouva une population nombreuse, cultivant avec soin un sol
fertile et vivant dans un grand bien-être. Le climat était si beau,
et les indigènes si doux, si laborieux, qu'il songea dès lors h y éta-
blir la colonie qui s'y est fondée récemment sous son nom. Dix ans
après, quand il repassa dans le même pays, il ne le reconnut plus.
Les villages avaient été brûlés, les cultures étaient abandonnées; les
habitans avaient disparu, tués, emmenés ou cachés dans les jungles.
Les ruisseaux, les buissons étaient encore remplis de cadavres et
aux arbres pendaient des corps de femmes horriblement mutilés.
Dans les derniers temps de sa vie, Livingstone était sans cesse pour-
suivi par ces horribles images. « Quand j'ai essayé, écrit-il peu de
temps avant sa mort, de rendre compte de la traite dans l'est de
(1) Ce fait, rapporté par Cameron, a donné lieu à une protestation énergique de
M. Texeira de Vasconcellos et de M. d'Andrade, au sein des chambres portugaises.
En effet il serait injuste de rendre le gouvernement portugais responsable des hor-
reurs commises par des métis et môme par des nègres qui se disent Portugais parce
qu'ils ont appris quelques mots de la langue portugaise pendant leur séjour dans les
villes de la côte. Dans l'excellent livre, 0 Trabalho rural africano, du regretté mar-
quis de Sa da Bandeira, on peut voir les mesures prises successivement pour assurer
l'égalité de droits à tous les indigènes des colonies portugaises. Comme l'a démontré
avec une véritable éloquence M. Texeira, le Portugal a adopté des lois aussi humaines
que les pays qui prétendent lui donner des leçons. Toutefois les gouverneurs de ses
colonies africaines pourraient veiller avec plus de soin à ce que l'on n'abuse pas du
pavillon portugais pour couvrir un trafic odieux, sévèrement interdit par les lois.
602 REVUE DES DEUX MONDES.
l'Afrique, j'ai dû rester très loin de la vérité de peur d'être taxé
d'exagération; mais en surfaire la cruauté et les calamités qui en
résultent est impossible. Le spectacle que j'ai eu sous les yeux, —
incidens communs de ce trafic, — est tellement révoltant, que je
m'efforce sans cesse de l'effacer de ma mémoire. Je parviens à ou-
blier parfois les souvenirs les plus pénibles, mais souvent les scènes
épouvantables auxquelles j'ai assisté se représentent à mes yeux
malgré moi, et me réveillent en sursaut, frappé d'horreur, au mi-
lieu de la nuit. »
« L'Afrique, dit Cameron, perd son sang par tous les pores. Un
pays d'une fécondité inouie, qui ne demande que du travail pour
devenir le premier centre de production du monde, est dépeuplé
par la traite et par les massacres qui l'accompagnent. Si rien ne
vient mettre un terme à ces guerres d'extermination, le pays de-
viendra un désert absolument impénétrable pour les commerçans
et les voyageurs. C'est une honte pour le xix^ siècle que de pareilles
horreurs puissent continuer. Il est incompréhensible que l'Angle-
terre, dont les manufactures manquent de travail, laisse échapper
une occasion si favorable d'ouvrir à ses produits un débouché
aussi important. » Dans le consciencieux ouvrage de M. Berlioux, la
Traite orientale, nous voyons que cet odieux trafic a encore, outre
la région au sud de l'équateur, deux autres centres. C'est d'abord
le Soudan, dont les esclaves sont amenés sur le grand marché de
Kouka, dans le Bournou, et ensuite acheminés vers Mourzouk, capi-
tale du Fezzan, et ainsi vers la Tunisie et Tripoli; en second lieu,
c'est le Haut-Nil. Les cruautés commises dans cette contrée ont été
souvent décrites par les nombreux voyageurs européens qui ont vi-
sité le pays, et récemment encore on pouvait accuser justement les
autorités égyptiennes de Khartoum de tolérer et souvent même de
favoriser la traite (1). Des marchands arabes et des aventuriers eu-
ropéens s'avançaient dans le pays des Shillouks, des Dinkas et des
Djours jusque vers Gondokoro, sous prétexte de chasser l'éléphant
et d'acheter de l'ivoire. Ils commandaient une troupe de 200 à
300 mécréans bien armés, construisaient un séribah ou camp retran-
ché ; de là ils opéraient des razzias parmi les tribus environnantes,
incapables d'opposer une résistance sérieuse. Baker estimait le bé-
néfice moyen annuel de chaque séribah à /i50 esclaves par an. Les
chasseurs d'hommes reçoivent du patron une solde en têtes d'es-
claves. On estime que la traite enlevait naguère encore de cette ré-
gion seule 30,000 nègres par an, qui s'écoulaient dans tons les pays
musulmans. Gela supposait une destruction d'environ 200,000 vies
humaines. Le total des malheureux réduits en captivité et surtout
(l) Voyez, dans la Revue du l" mars 1875, Un Voijage au centre de l'Afrique, par
M. R. Radau.
l'afrique centrale, 603
égorgés dans les razzias doit être bien supérieur à un demi-million.
Heureusement deux faits tout récens font espérer que la traite
cessera dans toute la moitié occidentale de l'Afrique. Il y a quel-
ques jours, le colonel Gordon, partant pour aller prendre à Khartoum
le commandement de toutes les forces égyptiennes sur le Ilaut-i\il,
a annoncé sa détermination de mettre à tout prix un terme à la traite,
et, s'il ne succombe pas, il n'y a pas à douter qu'il n'y parvienne.
On se rappelle qu'en 1873 sir Bartle Frère, à la tête d'une flottille
anglaise, a arraché au souverain de Zanzibar la promesse de ne
plus tolérer la vente et l'exportation des esclaves par ses états. De-
puis ce temps, la traite se faisait par Kilwa; mais récemment le
consul-général d'Angleterre, le docteur Kirk, a obtenu du sultan
une proclamation qui déclare illégal l'équipement de toute caravane
destinée au commerce des esclaves et qui menace de confiscation
tous ceux qui arriveraient à la côte. L'édit ayant été rigoureuse-
ment mis à exécution, les bandes de captifs déjà en route vers la
côte ont dû être ramenées vers l'intérieur. Les prêteurs d'argent re-
fusent d'aventurer leurs capitaux dans des entreprises dont le ré-
sultat est si chanceux. Une expédition où 1 million de francs avait
été engagé a abouti à une perle totale. La traite est donc pour le
moment suspendue tout le long de la côte de Zanzibar (1). D'après
une note manuscrite du brave capitaine Young, qui commande la
station Livingstonia, sur le Nyassa, des résultats inespérés ont été
obtenus. Ordinairement 10,000 esclaves passaient par l'extrémité
sud du lac, en route vers la côte. En 1876, seulement 88 de ces
malheureux sont parvenus à destination par cette voie. Si par ces
mesures énergiques on parvient à rendre les opérations de la traite
trop chanceuses pour être profitables, il est probable que les mar-
chands arabes y renonceront; mais, comme le fait très justement
remarquer M. Horace Waller, il en résultera un grand danger pour
les relations ultérieures avec le centre de l'Afrique. Les chefs indi-
gènes et les trafiquans arabes qui résidaient dans cette région vont
se trouver subitement privés des moyens de se procurer les coton-
nades, les verroteries, les armes et les autres objets qu'ils payaient
par l'exportation des esclaves. Ce n'est pas avec l'ivoire et le tabac
seulement qu'ils peuvent donner la contre-valeur de leurs achats.
Ils seront exaspérés de voir leur commerce anéanti, et très proba-
blement ils chercheront à s'en venger sur les voyageurs et les mis-
sionnmres, qu'ils rendront responsables de la suppression de la
traite. Le seul moyen d'échapper à ce péril, c'est de mettre à exé-
cution l'idée du roi des Belges et de demander au centre de l'Afrique
(1) J'emprunte ces détails précis à une intéressante lettre publiée récemment dans
les journaux anglais par M. Horace Waller, qui a résidé plusieurs années à Zanzibar
et dans l'intérieur du continent africain.
604 REVUE DES DEUX MONDES.
des produits du sol en échange des marchandises européennes. La
plupart des chefs, affirme M. Waller, qui a été longtemps en rela-
tion avec eux, comprennent très bien que la chasse à l'homme et
les massacres qui en résultent ruinent leur pays, et ils seraient
heureux de voir un commerce régulier remplacer l'odieux trafic de
chair humaine.
Même dans l'état actuel, les denrées d'exportation ne manque-
raient pas, si les moyens de transport n'étaient pas si coûteux. Quand
il faut tout porter à dos d'hommes, il n'y a que l'ivoire, l'or, les
gommes ou les esclaves qui se transportent eux-mêmes, qu'on peut
expédier avec profit jusqu'à la côte. Avec des bateaux à vapeur, un
tramway ou un service d'éléphans, le commerce prendrait un déve-
loppement extraordinaire. Dans le dernier chapitre de son livre, le
commandant Gameron énumère les principaux produits que l'on
pourrait exporter. C'est le sucre, car la canne prospère là où l'eau
ne manque pas, — le coton qu'on cultive partout, et qui croît à
l'état sauvage dans diverses provinces, notamment dans l'Ufipa, —
l'huile de palme, qui abonde dans tout le bassin du Lualaba jusqu'à
la hauteur de 700 mètres, — le café, qui croît spontanément dans le
Karagwé et ailleurs et dont la fève aux environs de Nyangwé a la
grosseur et la saveur du moka, — le tabac, cultivé un peu partout
et qui dans l'Ujiji est de toute première qualité, — le sésame et
l'huile de ricin, toutes les épices, le riz, le sorgho, le copal, le caout-
chouc, le maïs, la banane, le chanvre, la cire, les peaux, le cuivre,
l'or, le cinabre et l'argent, telles sont les principales richesses que
recueillent déjà les indigènes, sans compter celles que l'œil de l'Eu-
ropéen découvrirait et que sa main mettrait en œuvre. L'exemple de
M. Bonnat montre les chances de succès qui attendent les hommes
entreprenans qui, appuyés par la Société internationale d'explo-
ration, iraient se fixer dans cette magnifique contrée.
La centième partie des efforts qu'a coûtés la conquête de l'Inde
suffirait pour fonder ici un empire plus grand, plus productif, moins
coûteux à administrer et moins exposé aux compétitions de l'étran-
ger. La terre vierge de l'Afrique centrale est autrement féconde que
celle de l'Hindoustan, déjà appauvrie par des milliers d'années de
culture épuisante. Régulièrement et bien plus abondamment ferti-
lisée par les pluies équinoxiales, elle n'est jamais exposée à ces sé-
cheresses qui produisent périodiquement de si cruelles famines dans
les provinces de la grande colonie anglaise. Le nègre est un travail-
leur agricole bien plus vigoureux que l'Hindou, et, partout où règne
un peu de sécurité, la population se multiplie rapidement et les
bras abondent. Dans toute la région des grands lacs, les villages se
touchent; leurs terres sont cultivées avec grand soin, et ceux qui
les font valoir sont mieux nourris que les ouvriers ruraux de l'Eu-
l'afbique centrale. 605
rope. Il s'ouvrirait donc ici pour les produits de nos manufactures
un débouché plus vaste que celui de l'Inde et de l'Australie réunies.
Ce qu'il y a de beau dans le dessein poursuivi par la conférence de
Bruxelles, c'est qu'il s'agit non pas de conquérir l'Afrique centrale
par la force, au profit d'un seul état, mais de faire entrer cette im-
mense région dans le grand courant de la civilisation, par la paix et
le commerce, au profit de l'humanité tout entière. L'organisation de
l'œuvre fondée à Bruxelles, les nobles paroles prononcées par le roi
Léopold en inaugurant ses travaux, font parfaitement ressortir le
caractère international de l'entreprise. A la tête se trouve un comité
exécutif composé d'un président, qui n'est autre que le roi des
Belges lui-même, et de trois membres, qui sont M. de Quatrefages
pour la France, le docteur Nachtigal pour l'Allemagne et sir Bartle
Frère pour l'Angleterre; il s'adjoindra deux délégués de chaque
comité national qui s'établira dans les différens pays. La mission
de ces comités nationaux est de populariser autour d'eux le pro-
gramme adopté, de recueillir des souscriptions et de faire parvenir
au conseil international les propositions pour le meilleur emploi
des fonds. En Belgique, le comité national s'est fondé immédiate-
ment sous la présidence du frère du roi, le comte de Flandre. L'ex-
trême attachement du pays pour son souverain a fait affluer les
souscriptions. La plupart des corps constitués, les régimens de l'ar-
mée, la garde civique, les conseils communaux et provinciaux, les
fonctionnaires, les établissemens industriels et les particuliers ont
envoyé leur obole. La somme déjà réunie suffît pour donner un re-
venu annuel de 124,000 francs, et par conséquent pour faire chaque
année les frais d'une expédition. Si la crise industrielle n'avait pas
considérablement réduit le revenu de chacun, les souscriptions au-
raient été plus fortes, et l'œuvre d'ailleurs n'en est qu'à son début.
En Allemagne, le comité national s'est constitué sous les auspices
du prince impérial et a pour président le prince de Reuss. En An-
gleterre, YAfrican exploration fund est placé sous le patronage
du prince de Galles. Le Portugal, ce pays des grands navigateurs,
ne restera pas indifférent à l'œuvre, car ses intrépides voyageurs,
les frères Pombeiros, de 1806 à 1815, et Silva Porto, de 1853 à
1 857, avaient déjà traversé l'Afrique de la côte du Congo à celle de
Mozambique, et les ports qui serviront de principale issue au com-
merce avec l'Afrique centrale lui appartiennent. Un comité est en
voie de formation sous le patronage de la Société de géographie de
Lisbonne et du ministère des colonies. Un rôle important semble
aussi réservé aux Pays-Bas, dont les enfans ont colonisé le Gap et
fondé les deux états libres de l'Oranje-Staat et du Transvaal, qui
sont destinés à former l'anneau de jonction de la chaîne de postes
civilisés à établir depuis le Caire et Khartoum jusqu'à l'extrémité
606 RETU£ DES DEUX MONDES.
de l'Afrique australe. Le comité néerlandais s'est constitué sous la
présidence du prince Henri des Pays-Bas. Le comité autrichien a
pour président le baron de Hofmann, ministre des finances, sous le
patronage de l'archiduc Rodolphe, prince impérial. Le comité ita-
lien est en voie de formation sous la présidence du prince héritier.
Le comité français se constitue sur l'initiative de l'amiral La Roncière
Le Noury et par le concours de la Société de géographie de Paris.
Une Société d'exploration de l'Afrique s'est établie à Madrid sous
la présidence du roi d'Espagne, conformément au programme de la
conférence internationale de Bruxelles. Le juge Daly travaille à la
constitution d'un comité national aux États-Unis, et le président de
la Société de géographie de Genève, M. Bouthillier de Beaumont,
a fait savoir qu'un comité suisse s'y forme. Enfin le roi de Suède,
le roi de Saxe, le grand-duc de Bade, le duc de Saxe-Weimar, le
grand-duc Constantin de Russie, le prince héritier de Danemark,
l'archiduc Charles-Louis d'Autriche, ont accepté le titre de membres
d'honneur du comité international. Toutes les maisons souveraines
de l'Europe ont donc apporté au moins l'appui de leur nom à l'œuvre
africaine fondée à Bruxelles, et même le sultan de Zanzibar a écrit
au roi des Belges qu'on pouvait compter sur son concours.
Il est à souhaiter que tous les peuples de l'Europe s'associent
de tout cœur dans cette sainte croisade de la civilisation contre la
barbarie et le trafic des êtres humains, précisément au moment
oij. les rivalités des gouvernemens menacent à chaque instant de les
mettre aux prises, malgré eux et quand ils n'aspirent qu'à travailler
en paix. Au sein de la conférence de Bruxelles, les représentans des
différentes nations se donnaient la main, oubliant tonte animosité et
tout grief ancien, pour ne songer qu'à la noble mission à poursuivre
en commun. Ne serait-ce pas une admirable affirmation du grand
principe de la fraternité humaine que de voir, au milieu du bruit des
armes et des préparatifs de guerre, naître et se développer une as-
sociation internationale qui, créée par l'initiative d'un souverain et
soutenue par la sympathie et le concours de tous les autres, ferait
appel aux sentimens de charité des différons peuples de notre con-
tinent, pour apporter aux infortunés habitans d'un continent voi-
sin l'ordre, la sécurité, la liberté, la suppression de la traite et
tous les bienfaits de la civilisation moderne? Ne serait-ce pas aussi
la plus éloquente et en même temps la plus irréprochable des pro-
testations contre cette politique de jalousies et de méfiances réci-
proques, qui finira par précipiter dans une mêlée générale les na-
tions qui ne devraient avoir qu'un but, répandre sur le globe entier
les principes de justice révélés par le christianisme, pour l'affran-
chissement et le bonheur de tous les hommes?
Emile de Laveleye.
LES
COLONIES FRANÇAISES
ET LE BUDGET
Dans un rapport à la chambre sur le budget de 1876 , l'amiral
Pothuau exposait que, déduction faite de la dotation du service
colonial, montant à h'2 millions de francs, le budget de la marine
se trouvait réduit à la somme de 123 millions, — « chiffre insuffi-
sant surtout à cause du taux élevé des dépenses relatives au ma-
tériel naval. » La discussion qui suivit fit ressortir les sacrifices
qui avaient été imposés à la marine depuis la guerre de 1870.
Un membre de l'assemblée en porta le calcul à la tribune. Les
magasins de la marine ont été vidés au profit de la guerre, di-
sait-il : elle a perdu de ce chef 30 millions qui ne lui ont pas été
remboursés; les constructions navales ont été arrêtées, et de ce fait
elle a été obligée de subir une annulation de crédits de 80 mil-
lions. Enfin, la paix faite, l'assemblée a cru nécessaire de réduire
le budget de la marine, et les diminutions, pendant les années i 872
et 1873, se sont élevées à 33 raillions. Somme toute, le service de
la marine a vu, depuis 1869, l'ensemble de sa dotation réduit d'au
moins 180 millions. Il en est résulté une diminution du nombre des
officiers, dont les cadres ont été restreints d'office par des retraites
forcées, l'interruption des constructions navales à une époque de
transformation de toutes les marines et de création de flottes nou-
velles, l'inactivité à terre d'un grand nombre de jeunes officiers.
L'amiral, dans son rapport, disait à ce sujet : « Si les officiers navi-
guent peu, surtout lorsqu'ils sont jeunes, ils perdent le goût de leur
métier. » En outre, l'artillerie a été fort délaissée. Or sa mission
consiste non-seulement dans l'armement de notre flotte, mais des
608 REVUE DES DEUX MONDES.
forts de mer dans les arsenaux. Elle est chargée aussi de centraliser
les dépenses relatives aux torpilles, « et la plus grande partie de
ce matériel est à créer, » ajoutait l'amiral. Enfin les travaux hy-
drauliques ont été négligés, et notamment certains ouvrages indis-
pensables à Toulon, où il n'est plus possible de les ajourner.
Cette situation ne pouvait durer plus longtemps, car, en se pro-
longeant, elle eût créé dans les services les plus importans de la
marine des déficits qui chaque année se seraient augmentés, et
qu'il aurait fallu combler tôt ou tard par l'allocation de crédits
énormes nécessairement tardifs. Aussi le ministre de la marine an-
nonçait-il dans la discussion l'intention de s'entendre avec son col-
lègue au ministère des finances pour demander à l'assemblée une
allocation extraordinaire après le vote du budget normal.
A cette occasion, l'un des orateurs rappela quels éminens ser-
vices la marine a rendus en France pendant la guerre. Il n'était pas
besoin d'invoquer ce souvenir; l'assemblée en a paru pénétrée. De
tels services ne sont pas de ceux qu'on oublie; mais il est superflu,
en pareille matière, de faire appel aux bons sentimens. L'intérêt
du pays est si profondément engagé dans la question, le soin de
conserver une marine prospère nous est si impérieusement com-
mandé, — alors qu'on voit les puissances les moins maritimes faire
des efforts considérables et des dépenses énormes pour construire
ou acquérir des flottes , — que tout le monde admet sans diffi-
culté la nécessité de ne pas laisser déchoir notre établissement na-
val; mais beaucoup de dépenses moins urgentes et moins utiles
accroissent chaque année les charges de l'état et détournent mal-
heureusement des intérêts essentiels de notre pays les esprits trop
préoccupés des luttes d'influence et de partis à l'intérieur. Le fonc-
tionnarisme en France est comme une tache d'huile qui s'étend
indéfiniment : il absorbe nos ressources les plus précieuses ; le reste
ne vient qu'après. Il paraît plus facile de rayer du budget un vais-
seau cuirassé que de toucher aux appointemens d'un sous-préfet.
Cherchons donc, en dehors de cette arche sainte, un moyen de
rendre à la marine une dotation suffisante sans supprimer un seul
emploi dans les rangs pressés de l'administration publique.
Alors qu'on alloue 123 millions pour l'armée de mer, elle sem-
ble, avons-nous dit, en dépenser 165. Le public, qui n'y regarde
pas de si près, est assez disposé à croire que cette dernière somme
est très suffisante et doit permettre d'entretenir une flotte considé-
rable. Pourquoi donc encourager cette confusion? Quel rapport si
intime y a-t-il entre les établissemens pénitentiaires, par exemple,
et la marine, entre la conduite d'un vaisseau et l'administration
civile de nos établissemens d'outre -mer? Il existe entre la marine
et les colonies un lien d'ailleurs assez indirect : c'est qu'on y va
LES COLONIES FRANÇAISES. 609
par mer, et que sur mer la flotte défend les colonies en temps de
guerre. Est-ce une raison pour charger la marine des dépenses de
sécurité coloniale? Les Anglais trouvent juste que les colonies fas-
sent les frais de la défense de leur nationalité. Nous n'avons pas,
comme les Anglais, des colonies riches, et d'ailleurs l'état est inté-
ressé, ne serait-ce que par dignité nationale, à la conservation de
la partie du territoire français située au-delà des mers; mais dans
quelle mesure est-il vraiment nécessaire d'imposer à la métropole
des dépenses considérables pour la sauvegarde de cet intérêt ?
S'agit-il d'un intérêt purement moral, ou les colonies sont-elles d'une
utilité positive pour la métropole? Quels sont leurs titres à obtenir
une protection onéreuse pour la marine? Pourquoi cette protection
est-elle mise à sa charge? De ce qu'elle est appelée au besoin à se
battre pour la défense des colonies, s'ensuit-il qu'il soit juste de
lui faire payer les frais de son dévoûment?
Ces questions sont opportunes à une époque où la marine est ap-
pauvrie, où son matériel a diminué de valeur. On ne les aborde
guère. Pourquoi? Parce qu'elles soulèvent des susceptibilités d'ail-
leurs respectables, parce que des intérêts de partis font la garde
autour d'elles , parce que d'honorables souvenirs du passé sont évo-
qués pour renouveler la vivacité des sympathies en faveur des co-
lonies. Mais la puissance et la force qu'il convient de donner à notre
flotte sont des sujets qui ne nous touchent pas moins, auxquels
nous serions portés, s'il fallait choisir, à donner la préférence. Étu-
dions donc la question de plus près et voyons quelle est en ce mo-
ment la situation de nos colonies, et ce que sont devenus leurs
rapport avec la métropole.
De notre ancien empire colonial, il nous reste trois îles d'une as-
sez grande étendue et d'une importance considérable : deux en
Amérique, qui sont la Martinique et la Guadeloupe , une en Afrique,
la Réunion. Les autres territoires français en Amérique sont : une
station de pêche aux îles Saint-Pierre et Miquelon, — une colonie
noyée en partie, dont les limites sont indécises, la Guyane, où la
terre et les eaux se confondent encore, où l'œuvre de la création
ne paraît pas complètement terminée. En Afrique , nous avons le
Sénégal, route commerciale que gardent des postes échelonnés le
long du fleuve; en Asie, les établissemens de l'Inde, des terrains
plutôt que des territoires, en comparaison de l'empire anglo-indien,
dont le voisinage fait ressortir notre faiblesse, la Cochinchine, où
résident quelques fonctionnaires et quelques soldats préposés à
TOME XX. — 1877. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
l'administration d'un territoire assez peuplé, assez étendu, mais
malsain. Faut-il parler en Océanie des îles Marquises, de Taïti,
de la Nouvelle-Calédonie? Celle-ci seule mérite qu'on la mentionne,
pour ce qu'elle coûte, non pour ce qu'elle rapporte, car jusqu'à pré-
sent elle ne nous vaut que l'agitation périodique des demandes
d'amnistie.
La Martinique, la Guadeloupe et la Réunion ont une industrie sé-
rieuse, une culture de grande valeur, dont les produits comptent
dans l'ensemble de nos importations; notre commerce y trouve à
placer une grande quantité de marchandises, nos navires et nos
matelots y sont assurés d'un emploi constant. Ces trois colonies
méritent donc un intérêt tout spécial ; elles se trouvent dans des
conditions exceptionnelles. Ce sont des départemens français habi-
tés par une société polie, hospitalière, élégante, et par une multi-
tude d'électeurs de race africaine parfaitement illettrés. On y jouit de
tous nos privilèges, entre autres d'administrateurs plus payés qu'oc-
cupés; il y existe des journaux de toute couleur, plutôt rouges que
de toute autre nuance, et, pour couronner l'édifice, des partis qui
se combattent et des opinions très avancées qui l'emportent. Ainsi
dotées, ces fractions du territoire français, favorisées par le soleil,
n'ont vraiment rien à désirer, car, jouissant de tous les bienfaits de
la liberté et de l'égalité, non moins que les nègres eux-mêmes, les
colons possèdent encore des avantages particuliers qui sont refusés
à la mère-patrie. C'est ce que nous aurons à démontrer. Au demeu-
rant, ces trois colonies sont florissantes et prospéreront encore da-
vantage quand elles auront achevé de payer leurs dettes. La France
s'est montrée prodigue à leur égard. Leur situation industrielle est
bonne, leur situation politique prépondérante. Il est utile de bien
établir ces faits, car les colonies sont promptes à la plainte. Sous ce
rapport, l'abolition de l'esclavage et la fabrication du sucre indi-
gène les ont servies, loin de leur nuire, car elles ont tant fait valoir
le préjudice qu'elles avaient éprouvé qu'il n'y a aucune sorte de
réparation qu'on ait cru pouvoir leur refuser.
U faut remonter à l'origine des choses et rappeler l'ensemble de
mesures qui constituaient ce qu'on a appelé le pacte colonial. A pro-
prement parler, il n'y a jamais eu de j^acte entre la France et ses
colonies. Celles-ci ont été constituées dans le seul intérêt et au seul
profit de la France, de son industrie, de son commerce et de sa na-
vigation ; les anciens mémoires et les dépêches des gouverneurs du
temps en font foi. En fait, la métropole se réservait le droit d'appro-
visionner les colonies de tout ce qui pouvait leur être nécessaire; en
échange elle leur accordait le droit d'approvisionner la métropole de
toutes les denrées produites par leur agriculture et leur industrie.
LES COLONIES FRANÇAISES. 611
Elle réservait encore à la navigation française le transport des mar-
chandises entre les colonies et la métropole. Cette législation fit la
prospérité des établissemens d'outre-mer et la fortune des colons.
Notre industrie et notre commerce en profitèrent largement; notre
marine commerciale se développa et acquit une grande force sous
ce régime de restriction, qui d'ailleurs était commun alors à tous les
peuples colonisateurs : les Anglais, les Hollandais, les Espagnols.
Sous cette tutelle, les colonies étaient prospères quand les idées
économiques professées par Adam Smith firent une révolution dans
le monde. Comme les innovations ont toujours de la peine à détrôner
les traditions, il devait se passer du temps avant l'application de
ces nouveautés. Des années et des événemens se succédèrent. La
guerre remplit les premières années du xix^ siècle. Les îles fran-
çaises tombèrent au pouvoir de l'Angleterre. Le sucre indigène na-
quit en France et obtint de très grands encouragemens. Il était de-
venu nécessaire : faible d'abord, cette industrie acquit en moins de
trente ans des développemens considérables, dus à la cherté des
sucres coloniaux. Cette concurrence altérait évidemment les an-
ciennes conditions du « pacte colonial. » Il y fut porté une atteinte
plus profonde encore par l'abolition de l'esclavage.
C'est vers ce temps que l'Angleterre commença l'application des
idées du célèbre économiste d'Ecosse et les ût passer dans ses lois.
Nous n'avons pas à rappeler les progrès du libre échange : le nou-
veau principe s'étendit bientôt aux produits de la culture et de
l'industrie coloniales. L'Angleterre prit également l'initiative de
cette réforme; la France l'imita à son heure. A vrai dire, il n'était
plus possible de maintenir l'ancien régime colonial. Les bases en
avaient été renversées, et l'édifice tombait en ruine. Le sucre in-
digène devenait plus exigeant de jour en jour; les colonies pou-
vaient prévoir le moment où, privées de toute protection contre
cet adversaire puissant, elles se verraient expulsées du marché de
France. En de telles conditions comment maintenir l'obligation qui
leur était imposée de se restreindre à ce marché? L'injustice eût
été trop criante. S'il se fût agi seulement d'une question de philo-
sophie humanitaire, comme l'abolition de l'esclavage, la France
aurait pu se considérer comme dégagée par le paiement de l'in-
demnité, quoique peut-être insuffisante, qu'avaient reçue les an-
ciens propriétaires. On est assez porté, dans l'adoption des mesures
révolutionnaires, à faire bon marché des moyens en considération
du but. Mais la question du sucre indigène ne s'élevait pas au-des-
sus d'un intérêt terre à terre, d'une utilité pratique, d'un avan-
tage positif; elle ne pouvait servir de texte à ces dissertations phi-
losophiques qui souvent auraient plus de crédit, si elles ne servaient
612 REVUE DES DEUX MONDES.
de piédestal au charlatanisme. Il y avait à faire un compte de doit
et avoir entre la métropole et les colonies. Celles-ci d'ailleurs, pous-
sées à bout, étaient les premières à réclamer les compensations du
libre échange pour balancer la perte de la protection.
C'est en 1861 surtout que leurs voix furent écoutées. L'occasion
était favorable, car les principes de la liberté commerciale étaient
alors au pouvoir et de plus à la mode. Entre le sucre des colonies
et celui de la betterave, il n'y avait plus qu'un faible droit de pro-
tection, et cette protection devait bientôt cesser. Une réforme était
urgente : on la devait aux planteurs, qui avaient le droit de se
plaindre; on la devait à la morale et à l'équité. Voici donc quels
changemens furent adoptés. Jusque-là, les colonies étaient tenues de
réserver tous leurs produits pour la métropole; elles furent autorisées
à les porter à l'étranger. Elles étaient obligées de se servir exclusi-
vement du pavillon national; on leur conféra le droit de recourir aux
navigations rivales. Il leur était interdit de recevoir des marchan-
dises étrangères; à certaines exceptions près, on permit cette impor-
tation. Ainsi les colonies pouvaient désormais choisir le marché le
plus avantageux et développer leur production en raison des moyens
plus nombreux d'en placer les fruits. L'importation des marchandises
étrangères devait contribuer d'ailleurs à l'augmentation de cette pro-
duction en procurant au meilleur prix possible les engins nécessaires
à l'agriculture et à la fabrication du sucre. Les droits étaient com-
binés de manière à permettre les progrès de cette dernière indus-
trie, surtout par la construction d'usines destinées à remplacer les
moyens imparfaits qu'on employait jusqu'alors pour cuire le sucre.
Ces nouvelles usines, montées d'après les meilleurs procédés scien-
tifiques, devaient tirer de la canne une quantité de jus bien plus
grande que les anciennes batteries de chaudières installées sur les
habitations, et par la centralisation des appareils diminuer les dé-
penses de main-d'œuvre. Cette législation ne fut pas adoptée sans
peine et sans objections.
On disait que les colonies allaient déserter le marché métropoli-
tain. Étant désormais autorisées à recevoir les produits de l'Angle-
terre et des États-Unis , elles donneraient sans doute la préférence
à ces produits et les paieraient avec leurs propres denrées, c'est-
à-dire avec leurs sucres, ce qui est la loi du commerce. On ajoutait
que les marchandises étrangères pourraient très probablement être
vendues à meilleur marché que celles de la métropole, surtout à
cause de la différence du fret, le transport par navire étranger étant
plus économique. A cette époque de réforme, on n'avait pas une
complète expérience des effets de la liberté du commerce. Il fallut
s'appuyer principalement sur des hypothèses pour réfuter cette ob-
LES COLONIES FRANÇAISES. 613
jection. On répondit surtout que les colonies, ayant contracté de-
puis longues années l'habitude des marchandises françaises, conti-
nueraient très probablement à rechercher ces marchandises, en
admettant même qu'elles fussent plus chères. Les articles de goût
seraient toujours demandés à la métropole, attendu qu'ils ne pour-
raient être remplacés par des marchandises d'aucune autre prove-
nance dans un pays où l'élégance des modes, des meubles, de la
bijouterie, des objets d'art provenant de France était depuis si
longtemps appréciée par une population toute française. Enfin cer-
taines places de commerce en France, inquiètes d'un changement
si radical, avaient demandé qu'on en ajournât l'application; mais la
situation des colonies était devenue intolérable. L'abolition de l'es-
clavage, accomplie avec quelque précipitation, avait laissé les colo-
nies privées ix la fois de bras pour la culture et d'argent pour l'in-
troduction d'ouvriers étrangers empruntés à l'Inde ou à la Chine;
au moment où elle avait été prononcée, les colonies étaient fort
endettées. Il serait trop long de rechercher quelles causes avaient
amené cette situation regrettable; ce qui est certain, c'est que la
plus grande partie de l'indemnité accordée aux anciens propriétaires
d'esclaves avait été employée à désintéresser en tout ou en partie
leurs créanciers, et l'argent de celte indemnité était resté en grande
partie dans les ports de France.
La loi de 1861 reçut donc son application immédiate, et peu de
temps après fut promulguée une autre loi qui donna aux conseils-
généraux des trois colonies des attributions très étendues, telles
par exemple que le droit de voter les tarifs de douane sur les pro-
duits étrangers importés dans chacune de ces colonies. Par cette
disposition législative, elles recevaient une autorité bien plus grande
que celle des conseils-généraux des départemens français; elles se
trouvaient en mesure d'exercer une partie des droits souverains de
notre parlement, et elles se hâtèrent d'en profiter. Aussitôt en effet
la Martinique, et bientôt après la Guadeloupe, votèrent la suppres-
sion de ces mêmes tarifs de douane. Était-ce mal interpréter la loi?
La permission même ,de modifier les droits n'entraiiiait-elle pas
l'obligation d'en maintenir le principe? la modification n'excluait-
elle pas la suppression? Or les conseils-généraux coloniaux ne s'é-
taient pas bornés à la suppression du droit, ils l'avaient remplacé
par un autre impôt, espèce de taxe municipale appelée octroi de
mer. Cet octroi, véritable taxe d'importation, étant applicable aux
marchandises françaises, celles-ci, par l'effet de la suppression du
droit de douane, cessaient d'avoir aucune protection coloniale contre
les marchandises de l'étranger. C'était l'époque de l'établissement
d'un régime nouveau en France. Dans le trouble du moment, l'inex-
Mh RETUE DES DEUX MONDES.
périeiîce du gouvernement laissa passer cet empiétement; le conseil
d'état, également nouveau, ne s'y opposa pas non plus. Le change-
ment voté par la Martinique et la Guadeloupe acquit force de loi.
Vainement, lorsque la Réunion, encouragée par ce succès, émit un
vote semblable, M. Thiers, dont l'attention avait été éveillée par les
réclamations du commerce métropolitain, refusa en 1872 de sanc-
tionner la décision de cette colonie; les îles françaises, plus fortes
que la métropole, grâce à l'ardeur de leurs eon\ictions politiques,
eurent raison du président de la république, et en 187/i le vote du
conseil -général de la Réunion fut définitivement approuvé.
Les argumens favorables aux prétentions des trois colonies
n'avaient pas manqué. Ainsi l'on avait dit qu'entre le droit de déter-
miner le tarif de douane et celui de le supprimer il n'y avait que la
différence des infiniment petits, laquelle peut être tellement réduite
qu'elle se confonde à peu près avec zéro, — ce à quoi l'on pouvait
répondre que le droit n'autorise pas l'abus. Subtile ou non, cette
argumentation ne pouvait détruire un fait brutal, irrécusable, sa-
voir la diminution très considérable de l'importation de nos tissus
dans les colonies, diminution fort sensible pour le commerce de
Rouen : elle était de moitié, et il fallait bien le reconnaître; mais on
se rejetait sur l'ensemble des impor-tations de France, qui n'avaient
pas subi une forte diminution. On sait que le courant commercial
acquiert une grande force avec le temps : une fois établi, il se main-
tient en vertu de sa première impulsion; même dans des conditions
défavorables, il subsiste par l'habitude des consommatt^urs. Ceci
suffirait à expliquer la durée plus ou moins longue d'un mouvement
d'échange entre une colonie et la métropole, même quan'^l celle-ci
se trouve avoir à lutter contre une concurrence étrangère. Mais il ne
faut pas trop compter sur ces causes purement morales de rapports
commerciaux : le commerce est essentiellement positif et n'obéit
qu'à la loi de son intérêt, quand il est laissé libre de la suivre. Peu
à peu les goûts changent, les habitudes se perdent, le patriotisme
même cesse de se croire intéressé h favoriser l'industrie de la mère-
patrie, et finalement dans le choix des marchandises, c'est l'utilité
et le bon marché qui l'emportent, et il n'y a rien là que de naturel.
11 faut, noiis le croyons, peu compter sur ces préférences pour les
marchandises françaises, qui ont, dit-on, snrvécu dans certains éta-
blissemens d'outre-mer à une longue domination étrangère. On cite
l'île Maurice, où l'importation de nos produits a pris une notable
extension depuis que l'Angleterre, en adoptant les principes de la
liberté commerci^.le, a rouvert les ports de cette île à nos marchîin-
dises. Ce fait serait plus surprenant, si en même temps l'importa-
tion des produits nationaux anglais n'avait tenu le premier rang
LES COLONIES FRANÇAISES. 615
dans la consommation de l'île. Nos étofles, nos meubles, nos bi-
joux seront longtemps recherchés dans les. pays qui les connaissent
et dont les habifans dès l'enfance en ont contracté l'usage; mais
cette consommation de luxe, durable peut-être dans les maisons
riches, sera tôt ou tard écartée dans la masse de la population, où
l'on recherchera d'abord le bon marché. Point d'dlusions à cet
égard : une fois émancipées, les colonies n'étant plus attachées à la
métropole que par des liens d'alfection platonique, n'ont en fait
de marchandises à lui demander que ce qu'elle fait de mieux.
Les produits les meilleurs, les plus utiles et les plus économiques
sont les seuls qui, un jour ou l'autre, seront acceptés et trouveront
place sur le marché colonial. Le lien est rompu. Le débouché, ré-
servé autrefois, est sinon fermé, du moins très restreint, et le mo-
ment viendra où les manufactures françaises, comme celles de
Rouen, n'y trouveront pas un placement pins assuré de leurs pro-
duits que sur toute autre place commerciale d'outre-mer.
Qu'on ait eu tort ou raison dans l'interprétation donnée à la con-
stitution des colonies et aux pouvoirs des conseils-généraux dans
les îles d'Amérique et à la Réunion, un fait reste incontestable : c'est
que ceux-ci jouissent d'attributions qui dépassent de beaucoup celles
des assemblées départementales dans la France continentale. Les
conseils-généraux de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Réu-
nion votent, ainsi que nous venons de le voir, les tarifs de douane
sur les produits étrangers, les tarifs d'octroi de mer sur les objets
de toute provenance, l'assiette et les règles de perception des con-
tributions.
Ainsi ces îles ont le pouvoh* de se créer des ressources finan-
cières et d'en faire l'emploi. C'est un privilège considérable qui
donne à leurs conseils une sorte de souveraineté clans l'étendue de
leur juridiction et les transforme en assemblées législatives colo-
niales. Ce n'est déjà plus l'assin ilation à la métropole, c'est beau-
coup plus; ce n'e;-t pas l'égalité avec les départemens fi-ançais,
c'est le privilège. Naturellement , toutes les fois que l'assimilation
est au profit des colonies, elles la réclament; mais eiles n'enten-
dent pas s'y astreindre, quand cette assimilation n'est pas à leur
avantage. Sans limiter l'autonomie qu'elles ont obtenue, elles veu-
lent conserver et exercer tous les droits de la fusion complète avec
la France métropolitaine, en un mot, garder les droits exception-
nels sans accepter toutes les charges. Les droits exceptionnels sont
un régime fiscal particulier, un régime commercial tout spécial,
l'exemption de cert'^ins impôts, et surtout celle du recrutement mi-
litaire, qui, comprenant maintenant la population française tout en-
tière, ne s'étend pas à nos établissemens coloniaux. Les trois colo-
616 REVUE DES DEUX MONDES.
nies l'ont, dit-on, demandé; mais une population hétérogène comme
celle qui les habite peut-elle être armée sans danger ? Le patriotisme
des habitans n'est pas douteux. Les créoles français sont braves, et
un nombre relativement considérable de leurs enfans servent digne-
ment dans notre armée; mais ces exceptions confirment la règle qui
place les colonies en dehors de la loi commune du tirage au sort.
Or cet impôt est celui qui pèse le plus lourdement sur la popula-
tion de nos campagnes. Celle-ci a supporté les maux de la dernière
invasion et elle en a payé, le prix soit de son sang, soit de ses biens.
Il n'est pas douteux pour nous que nos compatriotes des colonies
n'aient gémi de ne pouvoir supporter leur part de ces sacrifices. C'est
le cas de rappeler que parmi les créoles résidant en France plusieurs
ont pris spontanément les armes pour la défense du pays; mais ces
dévoûmens personnels ne changent rien à la condition générale des
colonies et les laissent dans une situation séparée. La nature leur
donne une physionomie distincte : leur culture, leur industrie, leurs
besoins, les mœurs de leurs ouvriers cultivateurs, tout est spécial
dans les îles d'Amérique et à la Réunion; tout diffère, tout les
distingue, tout concourt à les constituer en états particuliers. Déjà
elles ont fait de grands progrès dans la voie de l'autonomie. C'est
une carrière à parcourir jusqu'au bout. Dès 1822, le général Foy
s'écriait : « Les Antilles ne sont ni les jardins ni les fiefs de l'Eu-
rope. C'est une illusion de notre jeunesse, à laquelle il faut renon-
cer. La nature les a placées sur le rivage d'Amérique : avec l'Amé-
rique est leur avenir. C'est comme entrepôts de commerce, comme
grands marchés placés entre les deux hémisphères, qu'elles figure-
ront désormais sur la sphère du monde (1). » Cette opinion était
juste, mais à la condition de ne pas être prise dans le sens d'une sé-
paration matérielle. Comprise comme recommandation de laisser aux
colonies une existence à part, avec une administration complète-
ment autonome, en réservant seulement à la métropole un droit de
souveraineté abstrait, un lien moral qui comporte la défense par la
marine, en temps de guerre, du territoire colonial et l'occupation
des principaux forts coloniaux par les soins du ministère de la
guerre, la pensée du général Foy était sage, et dans un temps plus
ou moins proche la force des choses pourrait bien en amener la
réalisation.
(1) De la Colonisation chez les peuples modernes, par M. Paul Leroy-Beaulieu.
Paris 1875; Guillaumin.
LES COLONIES FRANÇAISES. 6l7
II.
Avant l'abolition de l'esclavage, le sucre constituait comme au-
jourd'hui le principal produit des cultures coloniales. Il y a cin-
quante ans, la Martinique, que nous prenons pour exemple à cause
de son importance, consacrait à la culture de la canne plus de
21,000 hectares, d'où elle tirait 30 millions de kilogrammes de
sucre, valant environ 15 millions de francs. Ce produit brut laissait
à la colonie une valeur nette de 7 millions à S millions. L'éman-
cipation des noirs fut proclamée en 18Zi8. Dix ans après, la xAIarti-
nique avait en culture 18,000 hectares consacrés à la fabrication
du sucre, produisant 25 millions J/2 de kilogrammes, représentant
une valeur brute de 13,250,000 francs, et nette de 6,620,000 fr.
Enfin en 1870, la Martinique cultivait 18,800 hectares de terres
plantés en cannes, et produisait 37,800,000 kilogrammes de sucre,
valant 15,100,000 fr. brut, et net 9,300,000 fr. On voit que ces
chiffres, empruntés à trois périodes régulièrement échelonnées pen-
dant l'intervalle d'un demi-siècle, ont une grande analogie. Mal-
gré les événemens , les évolutions politiques , les guerres et une
révolution sociale, l'industrie coloniale est restée dans le même
état.
Parlons maintenant de la population aux mêmes époques. Dans la
première période, on comptait à la Martinique 38,000 hommes libres
et 78,000 esclaves, en tout 116,000 individus. Dans la seconde pé-
riode, comprenant dix années, la population sédentaire, sans comp-
ter les fonctionnaires, les troupes et les immigrans, s'était accrue
considérablement et ne comprenait pas moins de lZi0,000 habitans.
Enfin, en i870, on en comptait 153,000. Que faut-il conclure de ce
rapprochement , sinon que, l'industrie coloniale restant stationnaire
pendant que la population augmente, les colonies d'Amérique sont
destinées à une transformation? L'avenir y appartient à une nou-
velle industrie, à de nouvelles cultures, à une population dont les
aptitudes, les goûts, les mœurs, auront changé. On voit donc que
nous nous sommes épuisés en efforts pour y maintenir un état de
choses usé, une richesse qui s'écroule, un capital qui ne s'accroît
pas et qui à peine se renouvelle. C'est un avertissement, c'est une
leçon, et nous serions aveugles d'encourager nos compatriotes des
colonies à persister dans une voie qui conduit probablement à des
déceptions. Consultons les économistes : tous disent que la protec-
tion accordée aux sucres de nos colonies y a développé cette pro-
duction outre mesure et déterminé à tort l'abandon des autres cul-
tures. Ce privilège a transformé ces îles en usines où l'on fabriquait
618 REVUE DES DEUX MONDES.
une certaine denrée, mais où l'on manquait de toute autre, où l'on
aurait péri par la famine sans les approvisionnemens de l'extérieur.
A tous, cette situation paraît fausse et mauvaise. C'était le résultat
inévitable de l'ancien régime colonial; la société y était constituée
pour l'enrichissement de quelques-uns par le maintien forcé des
autres dans une situation misérable. Dans la société actuelle, un
tel régime ne pouvait durer. L'abolition de l'esclavage y a mis un
terme. La population, rendue à la liberté, a révélé de nouvelles
tendances, de nouveaux besoins. On a dit qu'elle avait abandonné
le travail; ce qu'elle a surtout abandonné en partie, c'est une
industrie qui lui était devenue odieuse et qui avait eu particu-
lièrement cette funeste conséquence de discréditer le travail de la
terre. Les bons avis n'avaient pourtant pas manqué aux babitans.
En ISZiA, M. Benoît-d'Azy s'exprimait ainsi : « On a souvent dit aux
colonies qu'il serait pour elles plus prudent de revenir aux cul-
tures de café, de coton, d'indigo, qui ne trouvent pas de concur-
rence sur le sol même de la France, et qui peut-être se prêteraient
mieux à l'état à venir de la population. Ces conseils n'ont pas été
suivis (1). » Ces paroles étaient prophétiques, et le conseil éiait très
sage. Pourtant M. Benoit-d'Azy se bornait à recommander certaines
cultures industrielles; mais on ne se nourrit pas de coton et d'in-
digo, et les Indiens, par exemple, que l'immigration a introduits à la
Réunion, au nombre de 70,000, sont obligés d'attendre de l'Inde
et de la Co:hinchine le riz qui fait leur principale nourriture. Un
blocus les affamerait. Donc le coton et l'indigo sont bons, mais le pain
est meilleur et surtout plus nécessaire encore. M. Benoît-d'Azy aurait
heureusement complété sa pensée en ajoutant aux cultures qu'il in-
diquait celles qu'on appelle aux colonies « les cultures vivrières, »
et qu'on ne mentionne guère qu'avec dédain. Le sol colonial n'est
pas très propre aux céréales. Des essais de plantation de riz y ont
été faits sans grand succès. Peut-être cette culture, peu recher-
chée par les planteurs, n'a-t-elle pas reçu une attention et des
soins suffisans? Ce que nous en disons, c'est moins pour recomman-
der la production de telle ou telle sorte de farineux aux colonies que
pour insister sur l'utilité d'y favoriser les plantations de denrées ali-
mentaires, non pas seulement alin qu'on puisse y suffire à l'alimen-
tation intérieure et que la disette absolue n'y soit plus possible,
mais principalement pour donner une occupation régulière à la po-
pulation créole, pour la réconcilier avec le travail de la terre par
l'appât de la propriété. Ainsi l'on pourrait arriver un jour dans les
anciens pays d'esclavage à former une population rurale attachée
Voyez r tuviagedeM. Paul Lcroy-Bcaulieu déjà cité.
LliS COLOiMES FKAi\ÇAL<ES. (319
à la terre qu'elle posséderait et cultiverait, disposée à l'améliorer,
à la défendre, dévouée à la patrie commune en reconnaissance de
la liberté qu'elle en a reçue. Ce serait le plus puissant moyen de
moraliser cette population, de régulariser ses mœurs, de lui donner
le goût de la famille et d'en faire un jour une race bien ordonnée,
vivant dans une atmosphère de principes honnêtes, forte au moral,
comme elle est robuste au physique. Si des efforts sérieux étaient
faits avec suite dans ce dessein par l'administration coloniale, si les
habitans du pays la secondaient sans arrière-pensée, sans dédain
et sans rancune dans cette intention éminemment conservatrice et
patriotique, peut-être, avec une populatiun qui s'accroît vite, ob-
tiendrait-on des résultats prompts et heureux; mais c'est une œuvre
à laquelle il faudrait travailler avec sincéiité, et qui exigerait le
concours de toutes les forces.
Les statistiques ne signalent pas une augmentation considérable
du nombre d'hectares de terre consacrée à la culture des denrées
alimentaires, depuis l'abolition de l'esclavage. Probablement on n'y
lient compte que des terres réservées par les planteurs pour cette
culture, et lesjardùis que les anciens esclaves ont pu planter en de-
hors n'y sont peut-être point compris. En 1835, avant l'émancipation,
il y avait 13,000 hectares de terre produisant des vivres à la Marti-
nique; 7,000 ou 8,000 esclaves étaient employés à ce genre de tra-
vail dont les résultats ne suffisaient pas à la consommation locale,
car dans le cours de cette même année l'île avait reçu de l'exté-
rieur (5 millions de kilogrammes de farineux alimentaires. Dix ans
après l'abolition de l'esclavage, un recensement plus exact réduisait
à 11,000 hectares la quantité de terres utilisées pour celte culture,
mais, en revanche, il y constatait l'emploi de 12,700 noirs. En 1870,
la quantité d'hectares livrés à la même espèce de production était
de 12,700, et le nombre de cultivateurs attachés à ce genre de
culture s'élevait à 15,800 individus. Ce progrès n'est pas en rap-
port avec l'augmentation de la population pendant la même pé-
riode, et cela prouve que la colonie n'est point entrée dans la voie
que nous venons d'indiquer, et qui mènerait à la constitution d'une
forte population rurale composée de paysans propriétaires. Cette
œuvre n'a été jusqu'à présent commencée par personne. Les habi-
tans sont moins des agriculteurs que des manufacturiers. En dehors
de la production du sucre, ils n'aperçoivent aucun avenir. La con-
stitution aristocratique de l'ancienne propriété leur semble toujours
le dernier mot de la prospérité coloniale; hors de là ils ne voient
que ruine, décadence et misère. Certes la culture de la canne est
une industrie fructueuse. Les habitans en veulent faire durer et, s'il
est possible, en augmenter la production : rien de mieux; mais s'ils
620 REVUE DES DEUX MONDES.
sont intéressés à maintenir la grande propriété, ils ne le sont pas
moins à la formation de la petite, et c'est à eux, qui composent les
conseils-généraux et qui concentrent l'autorité coloniale entre leurs
mains, qu'il appartient de prendre en vue de ce résultat les meil-
leures mesures. Le désirent-ils, croient-ils possible de l'atteindre?
Cela est douteux, car ils se jugent intéressés à obliger par tous les
moyens les anciens cultivateurs africains à donner leur temps et
leurs bras aux travaux des grandes habitations. La constitution de
la petite propriété pourrait contribuer à les en éloigner; aussi ne
fait-on rien pour en donner le goût. En général on suppose qu'il est
inutile de chercher à faire de la population africaine une race intel-
ligente et industrieuse. Ce serait peine perdue, dit-on ; mais alors
il ne resterait qu'une perspective : celle de voir cette population
retomber graduellement dans un état voisin de la barbarie afri-
caine, et dans ce cas ce n'est pas seulement la riche industrie de la
fabrication du sucre qui serait compromise, mais la société colo-
niale elle-même. Les îles d'Amérique seraient menacées du sort de
Saint-Domingue. Il faut savoir se prémunir d'avance contre ce dan-
ger, et l'on ne peut y parvenir qu'en élevant le niveau moral de la
population affranchie , non pas tant en lui apprenant à lire qu'en
lui donnant le goût du travail agricole, l'amour du sol, qui nourrit,
assure l'indépendance personnelle, et que nos paysans ont, à juste
titre, la passion d'acquérir. C'est cet amour du sol qui fait la force des
états, qui a donné tant de grandeur à certaines colonies, à celle qui
fut la plus grande de toutes et qui marche aujourd'hui de pair avec
les premières puissances de l'Europe : l'Union américaine. Il en est
d'autres encore qui prospèrent dans les mêmes conditions, telles que
le Canada et l'Australie. Ces pays d'outre-mer sont, il est vrai,
cultivés par des émigrans de race iDlanche. Naturellement laborieux,
ils ont peuplé ces terres nouvelles d'une multitude de petits pro-
priétaires, et maintenant ils forment des agglomérations inattaqua-
bles, résolues à défendre pied à pied, et même sans aucun secours
extérieur, la terre qu'elles se sont légitimement appropriée et en
quelque sorte assimilée. Il faut voir si l'on peut, par des conces-
sions et des facilités, obtenir de la population africaine des colonies
quelque chose d'analogue. Les colonies qui ont maintenu pendant
de longues années la race noire dans l'ignorance et l'asservissement
lui doivent en compensation l'aide et le patronage de la race civi-
lisée pour lui ménager dans l'avenir une condition supérieure.
Jusqu'à présent, qu'ont-elles fait? Uniquement préoccupées du
salut de l'industrie sucrière, elles se sont imposé dans ce dessein de
très grands sacrifices. Elles ont cherché à remplacer le travail forcé
par une autre espèce de travail obligatoire : celui de nombreux im-
LES COLONIES FRANÇAISES. 621
migrans engagés dans l'Inde pour la Réunion et les Antilles, où,
par contrats, ils sont assujettis au travail des sucreries pendant
cinq années. C'est une sorte d'esclavage à temps, avec cette atté-
nuation qu'il est volontairement consenti. Cet expédient fournit des
bras sans doute aux sucreries et aux champs de cannes ; mais à
quel prix! Les Indiens émigrans doivent être amenés de l'Inde, et
les précautions à prendre pour leur santé et leur installation à bord,
pendant le voyage très long de Pondichéry aux Antilles, sont fort
dispendieuses. Après leur arrivée, les maîtres sont tenus de leur
fournir, outre les salaires, des vêtemens dont la quantité et la qua-
lité sont fixées par les règlemens. On leur doit encore des rations
journalières également déterminées. Enfin, après une résidence de
cinq années passées en cette condition , ces cultivateurs de passage
ont droit soit au rapatriement aux frais de la colonie, soit à une
prime de rengagement. A ce prix, les planteurs obtiennent la main-
d'œuvre nécessaire, mais elle est fort précaire. Combien de temps
sera-t-il possible de continuer ces dépenses? Autrefois on payait, il
est vrai, le prix des esclaves introduits par les négriers ; mais ces
âmes représentaient un placement de capital qui s'accroissait avec
le temps par les naissances. Les immigrans indiens, pendant un
intervalle de cinq années, remboursent-ils, et avec bénéfice, par ce
travail de courte durée, les frais de transport, aller et retour, les
vêtemens, le logement, la nourriture et le salaire? Il le faut, ou
sinon l'opération est mauvaise et finirait par devenir ruineuse. C'est
un calcul à faire ; mais , en admettant même que cette dépense soit
rémunératrice, l'immigration est, de l'avis unanime des économistes,
mauvaise à d'autres points de vue. Ils disent que cette population,
recrutée dans les rangs les plus vils, se distingue par une profonde
immoralité. Elle apporte aux colonies ses vices, que la disproportion
des femmes rend abjects. C'est un funeste voisinage pour les affran-
chis, auxquels il est si important de donner de bons exemples et de
bons principes. « Au point de vue moral, dit M. Paul Leroy-Beau-
lieu, l'immigration est jugée, c'est un procédé déplorable qui mine
les bases de la société coloniale, qui juxtapose des populations es-
sentiellement différentes et sans intérêt commun , qui inocule les
vices asiatiques à des sociétés européennes. »
Le même auteur juge aussi l'immigration sous un autre aspect.
Elle détourne, dit-il, les habitans de la nécessité d'améliorer les
procédés de culture et de mieux utiliser la main-d'œuvre, qui existe
réellement dans les colonies, en la perfectionnant. Quant à nous,
ayant à formuler notre pensée, nous ajouterions que le principal
vice de l'immigration c'est de ne rien assurer, de ne rien fonder,
de n'être qu'un expédient momentané qui ne remédie à rien,
622 REVUE DES DEUX MONDES.
n'écarte que l'embarras passager, et laisse subsister la racine du mal
en donnant un encouragement à la culture exclusive de la canne,
en prolongeant des illusions dangereuses pour l'avenir de cette in-
dustrie dans les îles, ou plutôt encore en justifiant, par cet empres-
sement à profiter d'un remède empirique, ce jugement porté sur les
colons dans un rapport officiel : « Le blanc exploite le sol à la hâte,
comme une mine qu'on fouille avidement avec la pensée d'un pro-
chain abandon. » Bien imprévoyans à notre avis sont les intérêts qui
tuent ainsi la poule aux œufs d'or. Ces intérêts, quoique mal com-
pris, sont néanmoins respectables, mais on ne doit pas les reD;arder
comme exclusifs, et ceux de la masse méritent qu'on les prenne en
considération, moins encore pour eux-mêmes que pour préparer
aux colonies un sort meilleur dans l'avenir, les conserver à la France
et à la civilisation.
Par exemple, le pire ennemi des colonies ne pourrait rien faire
de mieux que d'y répandre le germe de nos dissensions politiques.
Ce serait prendre le vrai chemin de l'anarchie. La population afri-
caine de nos îles a besoin d'être maintenue dans les principes de la
morale chrétienne, dans le respect de l'autorité, dans l'obéissance
aux lois. Le libre examen, la libre discussion, ne sont pas son fait.
Le jour où elle ne croirait plus à Dieu, elle ne croirait plus à rien et
n'obéirait qu'à ses passions. Les habitans sont les plus intéressés à
prévenir cette conséquence inévitable. Ils sont aujourd'hui maîtres
chez eux et n'ont point à demander de direction à la métropole; la
représentation coloniale au parlement qu'ils ont désirée n'est pour
eux qu'un danger. Ils ont tout avantage à prendre en mains l'admi-
nistration complète de leurs affaires, et, s'ils ont besoin de plus de
latitude encore pour atteindre ce but, nous souhaitons bien sincè-
rement qu'on la leur accorde. En un mot, qu'on limite le plus pos-
sible les droits et les devoirs du gouvernement dans les îles, et
qu'on les borne à la défense du territoire et à la garde du dra-
peau. Nous avons dit qu'à notre avis l'ingestion d'une représenta-
tion coloniale dans les affaires générales de la France était plus
dangereuse qu'utile; il nous suffit d'énoncer cette opinion, et nous
éviterons ici de la développer, trouvant que la question sociale sus-
cite d^jh bien assez de froissemens dans les colonies sans qu'il soit
besoin d'y mêler encore une controverse politique.
IIÏ.
En fait de colonies, comme en fait de marine, l'Angleterre est un
modèle. Il faut toujours l'étudier, souvent l'imiter. Nous n'avons fait
que suivre son exemple dans le gouvernement des Indes occiden-
LES COLONIES FRANÇAISES. 623
taies et de la Réunion : suppression de la traite des nègres, aboli-
tion de l'esclavage, immigration d'Africains, puis d'Indiens et de
Chinois, émancipation commerciale, toutes ces mesures ont été inau-
gurées par les Anglais avant d'être adoptées par nous. On peut dire
qu'elles ont eu les mêmes conséquences dans les colonies des deux
nations. Mêmes inquiétudes, suivies d'une crise industrielle, d'une
diminution de la production, de ruines individuelles, d'un abaisse-
ment général de la valeur de la propriété : une sorte de liquidation
des situations trop grevées, trop compromises; ensuite une reprise
de la culture et de la fabrication, une exportation plus considérable
qu'au temps de l'esclavage, une sorte de renaissance industrielle
provenant en partie de l'amélioration des procédés de culture, mais
coïncidant surtout avec l'introduction d'un grand nombre de cul-
tivateurs étrangers engagés pour quelques anpiées et rapatriés au
terme de leur contrat. L'émancipation des esclaves dans les colo-
nies anglaises avait été opérée en 183/i; dès '18/i0, elles ne pou-
vaient plus suffire aux besoins de la consommation sur le marché
réservé de la Grande-Bretagne. A la suite d'une longue enquête,
on avait déclaré, dans la chambre des communes, que, les intérêts
coloniaux étant favorisés aux dépens de la métropole, il fallait pro-
céder à une révision des tarifs. Sir Robert Peel était en ce moment
fort absorbé par la réform.e de la loi sur les céréales; la recomman-
dation de la chambre des communes n'eut pas de suite immédiate.
C'est seulement sous l'administration de lord John Russell en iSliQ
que la révision du tarif des sucres fut proposée au parlement. Non-
seulement la production dans les îles anglaises, quoique entièrement
consommée en Angleterre, était insuffisante, mais le prix de cette
denrée, qui ne rencontrait aucune concurrence sur le marché an-
glais, restait naturellement très élevé. L'opinion réclamait vivement
une baisse de ce prix, et pour obtenir ce résultat, il fallait ouvrir le
marché d'Angleterre au sucre étranger. Lord John Russell n'hésita
pas : il présenta à la chambre un projet de loi dont le but était de
faire admettre, dans un temps donné, sans aucune protection pour
les produits nationaux, les sucres de toute provenance aux mêmes
droits. Les plaintes furent véhémentes et la discussion passionnée.
Les noirs avaient en grand nombre abandonné les plantations; on
n'obtenait leur concours qu'avec des dépenses ruineuses; les salaires
étaient devenus exorbitans. Subir en de telles circonstances la con-
currence des sucres étrangers, c'était se voir exposé à une ruine
presque inévitable, car les colonies étrangères, particulièrement Cuba
et Porto-Rico, oij non-seulement l'esclavage était en vigueur, mais
où les ateliers restaient encore alimentés et renouvelés par la traite,
pouvaient vendre leur denrée à bien meilleur marché que les îles
62/i BEVUE DES DEUX MONDES.
récemment émancipées. On peut deviner ce que répondit le ministre
libre-échangiste. Il dit que la protection dont avaient toujours joui
les colonies était la seule cause de leur détresse : la sécurité que
cette protection donnait aux colons les avait engourdis dans la rou-
tine, avait éteint en eux tout esprit d'initiative, avait encouragé sur
leurs plantations l'emploi des procédés les plus arriérés. L'existence
de l'esclavage y avait maintenu l'habitude de dépenser beaucoup
de forces et de main-d'œuvre pour un résultat très disproportionné.
Loin de se laisser détourner de son but par les plaintes, même fon-
dées, des colons, il insista donc avec la plus grande énergie pour
obtenir l'adoption de son projet. Comme il s'appuyait sur l'intérêt
des consommateurs, il se sentait ferme sur son terrain, et il eût pro-
bablement sacrifié à sa cause, si cela eût été nécessaire, la fortune
même de ceux dont les intérêts allaient se trouver lésés. Du reste il
ne se refusait à l'adoption d'aucun palliatif compatible avec la pour-
suite de son but : émancipation commerciale, — émancipation poli-
tique et administrative, — liberté de la navigation, — prêts aux
planteurs, — mesures contre le vagabondage pour ramener les culti-
vateurs affranchis sur les habitations, — redoublement de sévérité
pour la répression de la traite afin d'empêcher l'augmentation et
le renouvellement des ateliers à Cuba et au Brésil, — immigra-
tions d'Africains, d'Indiens, de Chinois et même d'engagés de race
européenne, tels qu'habitans de Madère et autres cultivateurs accli-
matés dans les régions tropicales : lord John Russell accordait tout,
à la seule condition d'obtenir l'égalisation des droits qui devait dé-
terminer le bon marché des sucres. Sa proposition fut adoptée : fixé
d'abord à l'année 1851, le terme de la protection fut reculé jus-
qu'en ISbh; à cette époque, elle cessa complètement.
Ce fut un temps de cruelle épreuve pour les colons. Il s'y ajouta,
dès les premières années, une crise commerciale dont les effets se
firent sentir dans le monde entier. En vain les planteurs, avec toute
l'énergie et la ténacité de la race anglo-saxonne, firent-ils les plus
grands efforts pour réagir contre ces funestes influences; les cir-
constances étaient plus fortes que les volontés. Les noirs ne don-
naient plus qu'un travail capricieux et irrégulier; leurs prétentions
semblaient grandir en raison de leur nonchalance même. La ques-
tion des salaires , ils la tranchaient souvent par des vengeances et
des incendies. Quant à l'introduction dans les colonies de travail-
leurs étrangers, bien que le gouvernement, par de sages mesures,
en eût diminué les frais, elle était encore trop lente et trop res-
treinte pour alléger les souffrances de l'industrie coloniale. Aussi
pendant les premières années les sucres anglais subirent une dépré-
ciation telle que les planteurs furent réduits à les vendre à perte.
LES COLONIES FRANÇAISES. 625
Heureusement ils firent tête à l'orage; ils continuèrent à lutter
contre tout espoir, et leur constance fut récompensée avant môme
le terme du tarif protecteur. D'énergiques résolutions prises sous
l'empire de la nécessité portèrent leur fruit. La diminution des sa-
laires, résolument opérée par les planteurs, augmenta le travail des
anciens esclaves obligés de faire plus d'efforts pour s'assurer les
mêmes moyens d'existence; le développement graduel de l'immi-
gration stimula leur apathie. Les colons avaient d'ailleurs fait de
grands sacrifices pour diminuer les frais de production; ils avaient
profité du droit de s'approvisionner à l'étranger de tous les objets
de consommation et de tous les instrumens d'agriculture, sans ac-
ception de pavillon, pour perfectionner leurs modes d'exploitation,
tirer meilleur parti de la terre et meilleur rendement de la canne.
En même temps, les frais de l'administration des colonies avaient
été notablement réduits, et ceci prouve toute la vigueur et toute la
fermeté du gouvernement central , qui bien difficilement réussit
d'ordinaire à diminuer le traitement d'un fonctionnaire; mais le mi-
nistère anglais était à la hauteur de sa tâche. Les difficultés
n'ébranlèrent pas sa résolution; il ne les évita point, il les aborda
de front. Les impôts locaux furent généralement abaissés, quel-
ques-uns supprimés. L'administration judiciaire fut simplifiée et
constituée avec économie. Les émolumens de certains fonction-
naires et des gouverneurs mêmes furent atteints, et de cet ensemble
de sages mesures, voici quel fut le résultat : le sucre étranger étant
admis librement dans le royaume-uni, la production coloniale y
trouva le même accès et s'y plaça avec un honnête bénéfice.
La consommation profita largement de ce double courant. Elle
augmenta rapidement de /i à 8 millions de quintaux sous l'influence
du bon marché. Tout le monde y trouva son compte, et les prin-
cipes du libre échange reçurent la consécration d'un nouveau suc-
cès. Les îles anglaises étaient parvenues, tout en augmentant leur
production, à en abaisser le prix au niveau des sucres de Cuba, et
dès lors les étrangers n'avaient plus qu'à fournir le surplus de la
consommation à laquelle les colonies nationales ne pouvaient pas
suffire. C'est ce qui est arrivé et ce qui a inspiré la marche de notre
administration coloniale. Les mêmes causes ont produit chez nous
les mêmes résultats. Il reste à tenter l'émancipation morale des
noirs comme on a réalisé leur émancipation physique; mais, sous ce
rapport, les îles anglaises ne sont pas plus avancées que les nôtres.
Il y aurait pour nous honneur et profit à les précéder dans cette
voie.
1877. 40
626 REVUE DES DEDX MONDES.
IV.
Les libertés et les privilèges dont jouissent nos colonies nous
donnent le droit d'examiner, toute réserve faite de la question de
patriotisme, non-seulement ce qu'elles coûtent, mais quel secours
elles pourraient prêter au besoin à la France métropolitaine. C'est
l'histoire à la main qu'il faut étudier ce côté de la question. Parlons
d'abord de la Martinique, puis nous passerons à la Guadeloupe, e:
nous n'aurons que peu de mots à dire de la Réunion. Les deux pre-
mières îles ont de beaux états de services sous le drapeau de la
France. C'est à l'époque de la guerre dirigée contre les Anglais, les
Hollandais et les sujets hanovriens que la Martinique subit le contre-
coup de la lutte où la mère-patrie se trouvait engagée. Cette île jouis-
sait alors d'une grande prospérité agricole et commerciale; elle était
chef-lieu et marché général des Antilles françaises. Elle centralisait
les productions des autres îles et les marchandises de la métropole.
C'est chez elle que nos colonies s'approvisionnaient; c'est sur son ter-
ritoire qu'elles venaient déposer leurs denrées destinées à la métro-
pole. La France expédiait alors deux cents navires à la Martinique. La
guerre interrompit cette prospérité. Les colons s'y engagèrent avec
ardeur; ils armèrent des corsaires : spéculation qui suspendit toutes
les entreprises pacifiques. L'agriculture fut négligée, les plantations
délaissées, le commerce et la navigation abandonnés. Les profits de
la guerre de course furent très grands. Neuf cent cinquante bâtimens
enlevés à l'ennemi furent vendus et rapportèrent 30 millions à dis-
tribuer en parts de prises. Mais cette somme était bien loin de com-
penser les pertes de la culture, et la colonie ne les avait pas encore
réparées qaand la guerre éclata de nouveau en 1755. Ce fut la guerre
de sept ans, et quand la paix se fit en 1763, on la conclut en partie
aux dépens de notre territoire colonial. C'est qu'aussi en France les
choses étaient bien changées. Durant la première lutte, la flotte
française léguée à Louis XV par le règne précédent était respectable,
quoique bien inférieure à celle de l'Angleterre. Elle était d'ailleurs
commandée par d'excellens officiers, et deux hommes d'un grand mé-
rite dirigeaient nos forces dans les mers de l'Inde : c'étaient Dupleix
et La Bourdonnais. Leurs exploits, leur talent diplomatique et ad-
ministratif jetèrent sur nos entreprises maritimes un dernier reflet
de grandeur. Mais pendant l'intervalle qui s'écoula entre les deux
guerres, la dissolution de la vieille monarchie avait commencé, les
finances du pays étaient dissipées sans profit et sans gloire. Les fa-
voris ei les maîtresses en détournaient le cours. Les ministres en
étaient souvent réduits aux expédions pour suffire aux prodigalités
LES COLONIES FRANÇAISES. 627
d'une cour sceptique , avide , et d'un maître qui disait : « Après
nous le déluge. » En de telles circonstances, la marine est toujours
sacrifiée la première.
Les vaisseaux ne se plaignent pas. Ils sont loin des regards du
public. Absens, on les oublie, et d'ailleurs leur action se perd
dans l'immensité des mers. Vienne la guerre, la nécessité fait loi :
on trouve par tous les moyens de l'argent pour lever des soldats
qui agissent à la frontière et dont on peut compter tous les pas;
mais la marine n'a pas le même avantage, et le dommage qu'elle
éprouve pendant les années de paix ne peut se réparer tout à coup
quand la guerre éclate. Enfin la politique anglaise étant alors con-
centrée dans la pensée d'une expansion considérable au-delà des
mers, toutes les forces de la Grande-Bretagne étant dirigées vers
ce but, tandis que toutes les ressources de la France étaient au
contraire absorbées dans son action à terre, celle-ci devait succom-
ber sur mer, où elle s'affaiblissait chaque jour davantage en présence
des progrès constans de sa rivale. L'heure de la décadence de notre
empire colonial était venue. Dans cette funeste guerre, nous per-
dîmes le Canada, défendu jusqu'à la mort par Montcalm, qu'aban-
donna la métropole. L'Inde nous fut arrachée malgré les efforts de
Lally. Trahi et délaissé par le gouvernement, il fut obligé de livrer
Pondichéry, qu'il avait défendu contre une armée considérable avec
700 soldats exténués. Dans le cours de la même lutte, les Anglais
prirent dans les Antilles la Dominique, la Grenade, Saint- Vincent,
Sainte-Lucie, Tabago, qui furent définitivement perdues pour nous.
Ils s'étaient emparés également de la Martinique et de la Gua-
deloupe. La première avait été occupée au mois de février de l'an-
née 176'2. La paix de Versailles fut conclue en juillet 1763. A cette
époque, la Martinique fut restituée à la France. Les vainqueurs ne
l'avaient donc détenue que seize mois.
La Guadeloupe avait été plus longtemps prisonnière. L'ennemi
l'avait envahie dès l'année 1759. Elle avait fait une très belle défense
dont les envahisseurs avaient cherché à se venger par le ravage des
plantations, l'incendie des bâtimens et l'enlèvement des esclaves.
Mais l'ennemi avait essayé plus tard de réparer le mal. L'occupation
de la Guadeloupe ayant duré quatre ans, les Anglais croyaient y avoir
établi leur domination définitive et ils avaient cherché, da«6 cette
pensée, à rendre à cette nouvelle possession la prospérité qu'ils lui
avaient d'abord enlevée. Gomme ils étaient maîtres de la mer, toute
facilité leur était donnée pour atteindre leur but. La Guadeloupe en
profita, et quand, à la paix de 1763, elle nous fut restituée, la domi-
nation anglaise lui avait été légère et la laissait dans une situation
florissante. La guerre de l'indépendance américaine ne causa pas de
628 REVUE DES DEUX MONDES.
préjudice à la Martinique, et la Guadeloupe' échappa également au
péril de cette lutte où la marine française, reconstituée penant les
premières années d'un règne honnête, résista d'abord victorieuse-
ment aux Anglais. Cette lutte légua à la postérité les noms de ma-
rins distingués, tels que ceux du comte d'Estaing et de l'amiral
Grasse, et la renommée d'un digne successeur de Dupleix et de La
Bourdonnais, qui, comme eux, s'illustra dans l'Inde, le bailli de
Suffren. Depuis qu'elle avait été prise par les Anglais pendant la
guerre de sept ans, la Martinique avait été fortifiée. Une citadelle,
appelée Fort-Bourbon, avait été construite au-dessus de la ville de
Fort-Royal. Et certes la métropole estimait bien haut l'importance
de la défendre, puisque 10 millions avaient été dépensés pour les
travaux de cette forteresse. Pendant la guerre de l'indépendance, la
baie de Fort-Royal, ainsi mise à l'abri des attaques, devint le centre
des opérations maritimes de notre flotte, et dans cette forte situa-
tion, elle couvrait la colonie, qui échappa aux insultes de l'ennemi.
Le voisinage de nos forces navales garantit également la Guade-
loupe. Mais à la suite du combat naval des Pointes, où l'amiral
Grasse perdit 6 vaisseaux, 3,000 hommes et fut fait prisonnier, la
Martinique et la Guadeloupe auraient été tôt au tard exposées à des
expéditions anglaises, si la paix qui fut conclue l'année suivante
n'avait interrompu les arméniens.
Malheureusement nos deux colonies des Antilles avaient épuisé
les heureuses chances de la fortune dans cette guerre am.éricaine;
elles étaient destinées à souffrir les maux de l'invasion et d'une
longue occupation étrangère. Une épreuve préliminaire leur était
réservée : celle d'une abolition de l'esclavage prononcée sans pré-
paration, sans ménagement, sans aucune compensation. Accomplie
brusquement, en vertu de la théorie des droits de l'homme, au
mépris des droits de la justice, l'émancipation fut suivie d'une
guerre civile qui détermina l'émigration d'un grand nombre de
planteurs. La marine française, privée de la plupart de ses offi-
ciers, réduits à fuir la France pour échapper à l'échafaud, était
devenue incapable de lutter avec les flottes puissantes et les ma-
rins bien conduits de la Grande-Bretagne. Plus d'état-major, plus
de matériel; il ne lui restait que le courage : stérile courage qui
aboutit à la catastrophe du Vengeur et au désastre d'Aboukir. Les
colonies, sans la marine, sont à la merci de l'ennemi. Au mois
de février de l'année 179/i, les Anglais débarquèrent à la Marti-
nique un corps d'armée de 15,000 hommes avec une puissante artil-
lerie. Le commandant-général Rochambeau avait à sa disposition
600 hommes. A la tête de cette garnison si faible, il soutint pen-
dant trente-deux jours un siège et un bombardement; mais il
LES COLONIES FRANÇAISES. 629
n'avait aucun espoir de secours. Il fallut capituler. La garnison
était réduite à 300 hommes. La domination anglaise à la Martinique
dura huit années. La paix d'Amiens nous rendit la colonie en 1802;
mais, sept ans après, elle retomba au pouvoir de l'Angleterre, qui
la garda jusqu'au traité de 1815.
La Guadeloupe n'avait pas été oubliée par l'Angleterre, et, deux
mois après l'occupaiion de la Martinique en 179/i , les troupes bri-
tanniques avaient envahi la Guadeloupe; mais leur conquête fut éphé-
mère. L'énergie d'un délégué de la convention ne leur permit pas
d'en jouir paisiblement. Secondé par un collègue, ce commissaire de
la convention, nommé Victor Hugues, rendit l'indépendance à la co-
lonie, tout en y portant l'échafaud. Débarqué à la Guadeloupe avec
un très petit nombre de soldats et de marins, il y fut accueilli à
coups de canon, non pas seulement par l'ennemi, mais encore par
des royalistes français : événement qui explique, sans les excuser, les
représailles sanglantes auxquelles l'agent de la convention se livra
lorsqu'il eut assuré sa victoire. Mais son triomphe ne fut pas facile.
Victor Hugues avait amené 1,250 hommes pour faire la conquête de
l'île occupée par 8,000 Anglais, possesseurs des forts. Son premier
soin fut d'enlever ces positions , qui couvraient la Pointe-à-Pître.
Les assauts furent donnés avec enthousiasme, et le colonel anglais,
qui avait le commandement de ces positions fortifiées, fut obligé de
les évacuer, non sans subir de grosses pertes. Il fit retraite jusqu'à
la Basse-Terre, où il reçut des renforts provenant d'une escadre di-
rigée par sir John Jervis. Celui-ci comptait bien reprendre posses-
sion de la Pointe-à-Pitre; il avait sous ses ordres 6 vaisseaux,
12 frégates et 16 bâtimens de transport. H débarqua ses hommes,
établit ses batteries et se retrancha sur un morne, d'où Victor
Hugues essaya vainement de les déloger. Celui-ci avait armé
500 nègres, qui se battirent passablement. Quant aux troupes,
militaires et marins furent héroïques. Ils laissèrent 800 hommes
sous les palissades des fortifications, d'où ils avaient cherché vai-
nement à débusquer les Anglais. Du haut de leur position, ceux-ci
dominaient la Pointe-à-Pître, ils la bombardèrent pendant un mois
entier, puis ils attaquèrent les avant-postes, et, pendant la nuit, ils
pénétrèrent dans la ville. Victor Hugues avait prévu ce dénoûment,
et il s'était préparé à opérer sa retraite sur une hauteur où il avait
établi des batteries. Les assaillans l'y suivirent, et avec eux mar-
chait, dit-on, une colonne conduite par un émigré. Certes ceux-ci
avaient de bonnes raisons pour combattre l'établissement d'un gou-
vernement qui devait bientôt procéder par la guilloiine à l'exercice
de son administration; mais, si l'on a le droit de se soustraire h un
tel régime, on n'est jamais excusable de combattre, pour le renver-
6S0 Rt^DE DES DEUX MONDES.
ser, sous le drapeau d'un envahisseur étranger. Cette attaque de
l'ennemi fut d'ailleurs, pour les troupes du commissaire de la con-
vention, l'occasion d'un véritable triomphe. Ces troupes étaient au
nombre de quelques centaines d'hommes, qui furent assaillis par
3,500 soldats et marins anglais, et, malgré l'infériorité du nombre,
ils ne purent être chassés de leur position. L'ennemi, qui essayait
de gravir le morne où la troupe française s'était retirée, fut repoussé
avec une perte de 2,000 hommes, et cette affaire, brillante pour
nos armes, le démoralisa tellement qu'il évacua précipitamment la
Pointe-à-Pître en y laissant ses vivres, ses munitions et ses effets
d'équipement. Le récit circonstancié auquel nous empruntons ces
détails s'exprime en ces termes : « C'était une magnifique victoire :
un commissaire de la convention, à la tête de 800 Français, battit
complètement 3,500 Anglais. A l'aide de ces faibles moyens, grâce
à ses talens de commandant en chef, à son énergie, à la valeur de
ceux qu'il avait l'honneur de commander, il infligea un sanglant
échec à l'un des meilleurs amiraux de l'Angleterre (1). Victor Hu-
gues avait été matelot; ce fut une grande gloire pour lui de vaincre
un amiral. A la fin de l'année 179/i, il n'y avait plus dans l'île un
seul soldat étranger. La Guadeloupe fut reprise en 1810 par les An-
glais, qui l'occupèrent jusqu'à la paix de 181/i.
A l'époque de la révolution, l'île de la Réunion, qu'on appelait
alors Ile-Bourbon, avait une population de 60,000 âmes dont
10,000 blancs et 50,000 esclaves. Cette colonie était en grande
prospérité, et cependant on y cultivait surtout les grains nourriciers
et le café : elle en exportait alors !i millions de livres, plus 100,000 li-
vres de coton. Quant aux cultures dites vivrières, non -seulement
elles suffisaient aux besoins de la consommation, mais faisaient l'ob-
jet d'un commerce considérable, puisqu'elles fournissaient « tous les
blés nécessaires à l'approvisionnement de l'Ile-de-France et aux
besoins de la navigation. » L'assemblée constituante l'avait dotée
en 1790 d'une représentation locale investie de droits très étendus.
La métropole se trouvait dans l'impossibilité de contrôler l'exercice
de ces droits, à cause de l'éloignement et de la difficulté des com-
munications; les colons- en profilèrent pour s'attribuer une véri-
table souveraineté, puisqu'ils allèrent jusqu'à faire des lois crimi-
nelles, instituer le jury et les municipalités. Ils finirent par se mettre
en révolte ouverte et, pour éviter la proclamation de l'abolition de
l'esclavage, ils refusèrent de recevoir les agens qui l'apportaient
et qui ne purent même pas mettre le pied dans l'île. A la même
(1) Histoire des Marins frarçais sous la république, par M. Rouvior, lieutenant
de vaisseau.
LES COLONIES FRANÇAISES. 631
époque, ils déposèrent le gouverneur et constituèrent une espèce
de comité de salut public. Le gouvernement impérial rétablit l'ordre
à la Réunion en y envoyant le général Decaen (1803). Circonstance
singulière, la colonie ne fut pas éprouvée par la guerre, qui res-
pecta ses rivages jusqu'en 1810, malgré l'agression de ses cor-
saires. Elle avait d'ailleurs profité de son autonomie pour admettre
les navires étrangers. Jamais sa prospérité ne fut plus grande; mais
cetie prospérité cessa en 1806, époque où les croisières ennemies
interceptèrent ses communications, et la laissèrent exposée aux plus
dures privations. Enfin les Anglais, au nombre de /i, 000 hommes, y
débarquèrent le 8 juillet 1810. Il y avait alors dans l'île 160 hommes
de garnison dont 100 hommes de troupes régulières, 160 créoles
des compagnies mobiles, en tout 260 hommes. La garde nationale de
l'île, au nombre de 1,200 hommes, s'était jointe à ceite poignée de
soldats : moins de 4,500 hommes contre A, 000 soldats réguliers. La
résistance néanoins fut honorable.
Dans quel dessein avons-nous rappelé ces faits? C'est surtout pour
constater que, constituée comme elle est, la société coloniale n'est
pas en état de se défendre par ses propres moyens. La Guadeloupe,
dont l'indépendance a été sauvegardée avec une héroïque et sau-
vage énergie par Victor Hugues, n'a pu fournir, comme on l'a vu,
qu'un bien faible secours à ses intrépides défenseurs, et elle est
retombée sous le joug de l'étranger dès qu'elle a été réduite à ses
propres forces. La Martinique a succombé plus vite encore et sans
avoir même un reflet du lustre qu'avaient jeté sur l'île voisine les
exploits du commissaire de la convention. Quant à la Réunion, nous
venons de voir le peu qu'elle avait pu faire. Qu'on ne se méprenne
pas sur notre intention , qui est , non pas de mettre en doute la
bravoure de la race essentiellement courageuse des créoles, mais
simplement de faire ressortir les défauts et les impuissances de leur
organisation sociale et de leur situation politique, et aussi de ré-
duire à leur valeur des amplifications et des exagérations. Les
questions de sentimens devraient être écartées des discussions de
politique, de finance et de commerce.
La race européenne aux Antilles est peu nombreuse, et les Afri-
cains n'ont pas été élevés à connaître les dévoûmens qu'inspire le
sentiment patriotique. La défense des colonies ne peut donc être
confiée avec quelque sécurité qu'à l'armée et à la marine de l'état.
En Anglet^iTe, il est des colonies où l'on a cru pouvoir sans danger
supprimer les troupes régulières et confier aux habitans le soin de
leur propre sécurité ; mais ces territoires comptent par centaines
de mille et même par millions des habitans de race blanche, habi-
tués dès l'enfance aux aveiitures, à l'usage des armes et à tous les
632 REVUE DES DEUX MONDES.
hasards de luttes continuelles avec la nature sauvage. On peut
s'en rapporter à eux du soin de combattre pour la conservation de
leur indépendance. D'autres colonies, comme la Nouvelle-Zélande,
ont reçu pendant une guerre dilTicile contre des tribus belliqueuses
et féroces le secours de régimens de la Grande-Bretagne, mais à la
condition de les solder et de les entretenir. Le gouvernement bri-
tannique ne leur a pas fait cette concession sans hésiter, et plu-
sieurs fois il a été question de la retirer au moment même où la
situation des colons était tout à fait compromise et où l'on pouvait
craindre un renouvellement, à l'autre extrémité du monde, des
massacres de Delhi et de Cawnpore. Quel était le motif allégué
par les ministres de la reine pour justifier cette rigueur? Ils disaient
que la guerre avec les indigènes avait été entreprise sans leur as-
sentiment préalable, et qu'il n'était pas juste que la responsabilité
et les conséquences de cette lutte s'étendissent à tout l'empire. Les
contribuables en Angleterre ne devaient pas être tenus de faire les
frais de la mauvaise politique qui avait entraîné les colons dans cet
embarras et dans ce danger.
Les colonies de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Réu-
nion ne sont point exposées à un péril semblable, et notre avis est
qu'elles ne doivent pas manquer, en cas de danger venant soit
de l'intérieur, soit de l'extérieur, de l'aide de la métropole; mais
leur avis à elles est-il de supporter comme certaines colonies d'An-
gleterre les dépenses de leurs garnisons? Tant qu'elles ont été
exploitées dans l'intérêt exclusif de la mère-patrie, celle-ci avait
l'obligation de les exonérer de toute charge de ce genre. Aujour-
d'hui ces îles sont émancipées sous tous les rapports : politiques,
commerciaux et sociaux. La métropole n'exige plus rien d'elles; elle
ne leur doit plus rien. Elles ont demandé à s'affranchir, elles sont
affranchies ; elles ne sont point soumises à la dure loi de la con-
scription, elles n'ont rien à faire avec notre service militaire actif,
avec notre réserve, même avec notre armée territoriale. Leur mi-
lice, peu nombreuse, est insuffisante et hors d'état de repousser
une agression sérieuse : les faits précédens l'ont démontré. Quant
à leur participation aux charges de la métropole, elle est nulle. On
dit, il est vrai, que leurs denrées figurent dans la recette des
douanes pour une somme considérable; mais ces droits sont-ils à la
charge des producteurs ou plutôt à celle des consommateurs? Là-
dessus, grande discussion! Les producteurs, dit-on, supportent tou-
jours au moins une partie des droits qu'ils essaient incomplètement
de recouvrer sur les consommateurs. Peu importe, car le jour où
nos colonies cesseraient de nous fournir du sucre, le déficit serait
comblé par la production étrangère, et le trésor n'y perdrait rien;
LES COLONIES FRAKÇAISliS. 633
comme économie, il y gagnerait celle des dépenses inscrites au
budget pour le service colonial ; mais il ne s'agit pas de cela. Ce
qu'il faudrait, c'est que les colonies, si elles ne rapportent pas
beaucoup, ne coûtassent pas cher, et principalement que leurs dé-
penses ne fussent pas annexées à celles du service de la marine,
qu'elles surchargent. Or, s'il est un service qu'il serait au contraire
de leur intérêt d'alléger, c'est celui-là, car c'est celui qui a mission
de les protéger et qu'il est important pour elles de ne pas affaiblir.
On dit : Les dépenses coloniales inscrites au budget de la marine
sont des dépenses de souveraineté. Qu'est-ce qu'une souveraineté
qui n'imposerait que des charges sans compensation? Simple affaire
d'amour-propre. Nous reconnaissons que cette question doit être
envisagée à un point de vue plus élevé, c'est-à-dire au point de vue
de la fraternité et du patriotisme. La France doit défendre son ter-
ritoire colonial comme ses limites continentales, indépendamment
de toute question d'utilité, et par le fait seul que ce territoire est
français. En cas de guerre étrangère, il est évident qu'elle doit
pourvoir dans la limite de ses moyens au salut de tous les citoyens,
créoles ou habitans de la métropole; elle doit aussi prendre à ses
frais les mesures de prévoyance qui consistent dans l'armement et
l'occupation des postes fortifiés. Mais faut-il que le budget de la
marine supporte ces dépenses? faut-il que la métropole fasse celles
des institutions judiciaires? Le service central des colonies en France
doit-il rester également à l'état de parasite de la marine? Les ser-
vices judiciaires, s'ils continuent à figurer comme dépense de sou-
veraineté sur le budget général de France, ne seraient-ils pas mieux
placés dans les crédits ouverts au garde des sceaux? L'entretien et la
solde des troupes de terre ne seraient-ils pas mieux placés au bud-
get de la guerre? Les crédits alloués pour l'entretien des établisse-
mens pénitentiaires ne seraient-ils pas plus naturellement inscrits
au budget du ministère de la justice ou de l'intérieur? Enfin, si, ce
qui est probable, chaque ministre repousse des charges dont son
budget spécial a été exonéré jusqu'à présent, n'est-il pas possible de
réorganiser un ministère des colonies, tel qu'il fut un instant con-
stitué par boutade, pour être immédiatement détruit par caprice? Il
ne nous appartient pas de faire œuvre de gouvernement, tout au plus
peut-on se permettre d'indiquer des combinaisons administratives
dont la réalisation peut présenter des difficultés qui nous échappent.
Il convient, dans un travail tel que le nôtre, de se borner à renon-
ciation d'une idée générale, qui d'ailleurs a déjà été émise en plein
parlement. On l'a tout d'abord repoussée avec une fougue intertro-
picale. En général, nous le répétons, il serait bon qu'on n'abusât
pas de ce système de discussion , qui consiste à objecter toujours
63/i REVUE DES DEUX MONDES.
les opinions politiques ou les droits du patriotisme à l'exposé d'idées
purement économiques et financières. Tout le monde est l'ami des
colonies, et tout le monde s'accorde à reconnaître qu'on y est cou-
rageux et patriote; mais il n'est pas de bon goût de jeter sans cesse
cette vérité à la tête de tous ceux qui se permettent d'examiner la
situation commerciale, industrielle ou même politique de ces îles et
d'en faire ressortir les inconvéniens, les faiblesses, les avantages
ou les privilèges. C'est une tyrannie comme une autre qui tendrait
à interdire toute contradiction, en déclarant ennemi des colonies
quiconque s'expose à contrarier leurs intérêts bien ou mal entendus.
Pour terminer, disons bien nettement que les dépenses colo-
niales sont, dans notre humble opinion, mal classées au budget de
la marine, qu'il faut les diminuer et les déplacer pour rendre aux
administrateurs de notre établissement maritime et aux officiers-
généraux qui le dirigent la pleine possession de leurs ressources et
la pleine liberté de leurs mouvemens. Ne nous berçons pas, dans
un calme plus ou moins précaire, d'idées de grandeur et d'expan-
sion qui, hélas! ne sont pas de saison. Disons-nous que, dans la
situation cù les circonstances ont placé notre flotte, il serait très
possible que, si nous étions attaqués, il n'y eût rien de mieux à
faire que de la concentrer autour de nous pour couvrir nos fron-
tières maritimes et empêcher les débarquemens. Que deviendraient
alors les petites compétitions, les petits calculs d'intérêts individuels
et les préférences politiques? Ils seraient noyés dans les nécessités
de la défense générale, et Dieu sait si les colonies ne seraient pas
fatalement laissées, au njoins par intervalles, à leurs propres forces,
comme cela est arrivé au commencement de ce siècle. Voilà la si-
tuation qu'il ne faut pas perdre de vue, et voilà pourquoi rien ne
doit subsister qui puisse entraver le renouvellement et, au jour du
danger, la liberté des mouvemens de notre marine.
Paul Merruau.
LA NOUVELLE SÉRIE
DE LA
LÉGENDE DES SIÈCLES
DE M. VICTOR HUGO (')
(( Avec le monde a commencé une guerre qui doit finir avec le
monde et pas avant : celle de l'homme contre la nature, de l'esprit
contre la matière, de la liberté contre la fatalité... Dure à jamais
le combat! il constitue la dignité de l'homme et l'harmonie même
du monde. » C'est ainsi que Michelet, il y a près d'un demi-siècle,
ouvrait son Introduction à V Histoire universelle. Edgar Quinet,
vers le même temps, résumait avec la même foi la même philoso-
phie de l'histoire quand il disait si poétiquement : « Captif dans les
bornes du fini, l'infini s'agite pour en sortir, et l'humanité qui l'a
recueilli, saisie comme d'un vertige, s'en va, en présence de l'uni-
vers muet, cheminant de ruines en ruines sans trouver où s'arrêter.
C'est un voyageur pressé, plein d'ennui loin de ses foyers. Parti de
l'Iode avant le jour, à peine s'est-il reposé dans l'enceinte de Ba-
bylone qu'il brise Babylone, et, restant sans abri, il s'enfuit chez
les Perses, chez les Mèdes, dans la terre d'Egypte. Un siècle, une
heure, et il brise Palmyre, Ecbatane et Memphis, et, toujours ren-
versant l'enceinte qui l'a recueilli, il quitte les Lydiens pour les
Hellènes, les Hellènes pour les Étrusques, les Étrusques pour les
Romains, les Romains pour les Gètes, les Gètes... Mais que sais-je
ce qui va suivre? Quelle aveugle précipitation ! Qui le presse? Com-
(1; 2 volumes; Calmann Lôvy, 1877.
636 REVUE DES DEUX MONDES.
ment ne craint-il pas de défaillir avant l'arrivée? Ah! si dans l'an-
tique épopée nous suivons de mers en mers les destinées errantes
d'Ulysse jusqu'à son île chérie, qui nous dira quand finiront les
aventures de cet étrange voyageur et quand il verra de loin fumer
les toits de son Ithaque? » Ainsi, une guerre prodigieuse, un prodi-
gieux voyage, et toujours, à voir les choses de haut, malgré les
alternatives de succès ou de revers, de changemens heureux ou
funestes, toujours l'ombre qui s'épaissit derrière nous, toujours la
lumière qui se dégage plus pure et nous conduit au but divin, telle
est la philosophie de l'histoire qui fut enseignée à notre siècle par
une génération enthousiaste. Remontez un peu plus haut, vous trou-
verez sous le même rayon de foi et d'espérance les éloquentes pa-
roles de Victor Cousin , les conceptions pénétrantes de Théodore
JoufTroy, les poétiques rêveries de Ballanche. Chateaubriand, frappé
de ces révélations, ne s'en est-il pas inspiré dans la préface de ses
Études histoinques^ et Lamartine n'a-t-il pas résumé tout cela en
d'admirables vers dans cette harmonie qu'il a intitulée les Révolu-
lions :
Enfans de six mille ans qu'un peu de bruit étonne,
Ne vous troublez donc pas d'un mot nouveau qui tonne,
D'un empire éboulé, d'un siècle qui s'en va.
Que vous font les débris qui jonchent la carrière?
Regardez en avant et non pas en arrière;
Le courant roule à Jéhova !
On a besoin de se rappeler ces généreuses doctrines quand on
lit les deux volumes que M. Victor Hugo vient d'ajouter à sa Lé-
gende des siècles. A travers bien des incohérences, la première
partie de cette symphonie colossale renfermait quelques-unes des
plus fortes inspirations de l'auteur. On pouvait admirer telle pièce
et condamner telle autre, on pouvait être tour à tour ému, étonné,
étourdi, emporté dans le tourbillon du poète, ou sentir dans tout
son être la fatigue et l'ennui, l'ennui de ces procédés toujours les
mêmes, la fatigue de ces coups violens assénés à tort et à travers.
Il se trouvait pourtant que dans ces jeux de la force et du hasard,
le hasard n'avait pas trop mal servi la force. La plupart des pièces
de ce recueil étincelaient de beautés hardies; quelques-unes étaient
des chefs-d'œuvre. Quant à la pensée même de l'ouvrage, elle
n'avait rien qui piit inquiéter un esprit droit, A côté de l'histoire
des âges, il y a la légende, qui peut la dénaturer quelquefois, mais
qui souvent aussi, à la condition d'être bien comprise, la complète
et l'éclairé. Tout ce domaine du symbole est le domaine du poète.
L'auteur de la Légende des siècles s'y mouvait à l'aise, il créait des
figures, inventait des royaumes, improvisait des annales, et, pour
LA LÉGENDE DES SIÈCLES. 637
cette histoire tout imaginaire, combinait une géographie toute fan-
tasque. C'est le droit de la légende, et l'on ne pouvait qu'applaudir
aux fantaisies de M. Hugo chaque fois que cette légende, dans une
sorte de transposition symbolique, rendait exactement la physiono-
mie des époques diverses. Il arrivait même de temps à autre que le
poète légendaire était plus vrai que l'historien, ou du moins que
l'historien d'un âge barbare, inspirant de sombres tableaux à ce lé-
gendaire du xix* siècle, se trouvait tout naturellement complété à
distance par une pensée supérieure à la sienne. Lisez dans Grégoire
de Tours la dernière page du livre V, celle où le vieil historien ra-
conte que l'un de ses confrères, un saint évêque, se promenant un
jour avec lui près de la demeure du roi Ghilpéric, dont ils venaient
de se retracer les crimes, eut tout à coup une vision effrayante :
« Pendant que nous nous promenions près de la demeure du roi, il
me.dit : Ne vois-tu pas au-dessus de ce toit ce que j'y aperçois?
— J'y vois, lui dis-je, un second petit bâtiment que le roi a der-
nièrement fait élever au-dessus. — Et lui dit : N'y vois-tu pas autre
chose? — Je n'y vois, lui dis-je, rien autre chose. — Supposant
qu'il parlait ainsi par manière de jeu, j'ajoutai : Si tu vois quelque
chose de plus, dis-le-moi. — Et lui, poussant un profond soupir,
me dit : Je vois le glaive de la colère divine tiré et suspendu sur
cette maison. » L'influence exercée parles sanglans récits du chro-
niqueur sur l'imagination de M. Victor Hugo est manifeste dans
plusieurs poèmes de la première Légende des siècles. Qu'est-ce que
Ratbert, par exemple? Le poète a beau le placer en Italie et en
faire un empereur, je le reconnais bien, c'est un des Mérovingiens
dont Grégoire de Tours a raconté les forfaits. Ceux-là faisaient tuer
les femmes et les enfans de leurs frères assassinés; celui-ci, Rat-
bert, d'un signe donné au bourreau, fait tomber la tête du marquis
Fabrice, pendant que le vieillard sanglote sur le corps de sa petite-
fille étranglée :
Et voici ce qu'on vit dans ce môme instant-là :
La tête de Ratbert sur le pavé roula,
Hideuse, comme si le môme coup d'épce.
Frappant deux fois, l'avait avec l'autre coupée.
L'horreur fut inouie, et tous, se retournant,
Sur le grand fauteuil d'or du trône rayonnant
Aperçurent le corps de l'empereur sans tête...
Le glaive qui frappa ne fut point aperçu ;
D'où vint ce sombre coup, personne ne l'a su.
Seulement, ce soir-là, bêchant pour se distraire,
Héraclius le Chauve, abbé de Joug-Dieu, frère
D'Acceptus, archevêque et primat do Lyon,
Étant aux champs avec le diacre Pollion,
638 REVUE DES DEUX MONDES.
Vit dans les profondeurs par les vents remuées
Un archange essuyer sou épée aux nuées.
Cet archange vengeur qui essuie aux nuées son épée rouge de sang,
c'est l'archange de Grégoire de Tours évoqué par le poète du
XIX* siècle. Chez Grégoire, il menace ; chez le poète, la menace est
accomplie. On voit la marche des temps. L'évêque du yi* siècle ne
pouvait que prédire le châtiment des vieilles tyrannies barbares;
c'est à nous de montrer que le glaive suspendu s'est abaissé, exé-
cutant la sentence de Dieu.
Voilà par quels traits se justifiait ce beau titre : la Légende des
siècles. Le poète a-t-il oublié son inspiration première ? se borne-t-il
à rassembler des scènes bizarres, monstrueuses, où il n'y a plus ni
siècles ni légende? se contente-t-il d'entasser des images sans nul
souci de la pensée? Et s'il y a une pensée, quelle est-elle? M. Emile
Montégut, parlant ici même, il y a dix-huit ans, de la première
partie de la Légende des siècles, avertissait respectueusement l'il-
lustre poète de l'erreur où il s'était engagé (1). Quoi ! tant de for-
faits, tant d'abominations! Le tableau des âges n'a-t-il donc à nous
offrir que des tyrans et des scélérats? n'y a-t-il pas une bien autre
légende de l'humanité, celle qui déroule à nos yeux de consolantes
images, celle qui fait apparaître des figures si hautes, si pures, au
milieu des époques les plus sombres? Ce n'était là pourtant, de la
part de notre confrère, qu'un prenez-y garde! inspiré par une ad
miration profonde; il avait pressenti un danger pour le poète, et il
le signalait loyalement. Sous la réserve de cette idée, on pouvait se
laisser aller à son plaisir d'artiste et parcourir cette galerie de pein-
tures épiques en ne faisant plus attention qu'au génie du maître, à
la fougue de la forme et aux furies de la couleur. A côté des Rat-
bert, des Sigismond, des Ladislas, des barons Madruce, il y avait
Gharlemagne, et Roland, et Olivier, et le jeune Aymeri, celui qui
prit Narbonne, et le vieil Eviradnus, celui qui sauva la belle Ma-
haut, marquise de Lusace, de l'infâme gaet-apens de l'empereur
d'Allemagne et du roi de Pologne. Les ténèbres n'empêchaient pas
d'apercevoir la lumière. En traversant les gouffres de l'enfer,
comme chez Dante, on pouvait compter sur les visions du purga-
toire et les éblouissemens du paradis.
Rien de pareil dans cette seconde partie de la Légende des siècles.
L'espérance que faisait concevoir la première ne sait plus où se
prendre. Je ne parle pas de la puissance et de l'art, je parle du
fond des idées. C'est le chaos. Nul chemin tracé, nulle indication
lumineuse, pas la moindre image d'une marche en avant; efforts,
(1) Voyez la Revue du 15 octobre 1859.
LA LEGENDE DES SIÈCLES. 639
progrès, espérance, sentiment de la vérité et de la vie, idée d'une
destinée à comprendre et d'un but divin à poursuivre, on dirait
que ce sont là désormais des mots vides de sens pour le poète. Un
lecteur sérieux ne saurait aller jusqu'au bout de ces deux vo-
lumes sans ressentir une impression de découragement ou plutôt un
mouvement de révolte. Où sommes-nous? dans quel monde? dans
quelles ténèbres? Oh! si ce n'était là qu'une inspiration de déses-
poir, on en serait trop heureux. Le désespoir est chose poétique,
c'est le cri de l'âme troublée jusqu'en son principe même, et des
profondeurs d'où sort ce cri on sent à quelles sublimités elle aspi-
rait. Celui qui est capable de chanter le désespoir est capable aussi,
et plus qu'un autre, de chanter un jour l'espérance et la foi; l'im-
pression désolante ici, c'est que l'auteur parait à l'aise dans ces ré-
gions sans lumière. 11 ne sait d'où vient l'humanité, il ne sait où
elle va, peu lui importe. De nobles âmes, au commencement de ce
siècle, ont allumé un flambeau qui bien des fois, éclairant leur
marche, les a protégées contre elles-mêmes; lui, sans façon, en pas-
sant, il éteint la lueur protectrice et s'installe tranquillement en
pleine obscurité. Ne dites plus, comme Michelet : « Avec le monde
a commencé une guerre qui ne doit finir qu'avec le monde ; » ne
dites plus, comme Edgar Quinet : « Captif dans les bornes du fini,
l'infini s'agite pour en sortir; >) ne redites plus les doctrines que nous
ont enseignées Cousin et Jouffroy, Chateaubriand et Lamartine, ce
que tant d'autres ont répété, ce qui a soutenu tant de vaillans cœurs
dans les épreuves de nos jours. Il n'y a plus de guerre à continuer,
plus de voyage à terminer; il n'y a plus ni voie à suivre, ni vérité
à poursuivre. La légende des siècles, c'est la nuit des siècles.
M. Victor Hugo semble avoir senti lui-même cette impression dé-
sastreuse de son œuvre. Il a essayé d'expliquer à sa manière l'é-
trange chaos qu'il propose à la contemplation de ses lecteurs. La
première pièce du premier volume est évidemment une préface jus-
tificative. Il a eu, dit-il, une vision, et de cette vision est sorti ce
livre. 11 n'est pas défendu à la critique de supposer que le poète,
comme c'est son droit, arrange ici très poétiquement les choses, et
que cette vision d'où le livre est sorti est siuiplement un remords
littéraire, l'aveu d'un embarras dont on ne peut que le louer, le
sentiment d'une inquiétude philosophique et morale qui lui fait
grand honneur. Que cette pièce ait été composée à Guernesey il y
a quelques années ou à Paris il y a quelques mois, cela ne fait rien
à l'affaire; l'enchaînement des idées est manifeste. Lancé à toute
bride au milieu de ses imaginations chaotiques, le poète a jugé né-
cessaire d'expliquer pourquoi cette espèce d'épopée du genre hu-
main présentait l'aspect d'un bouleversement eiiroyable. Il a com-
6JiO REVUE DES DEUX MONDES.
pris qu'il avait besoin d'une excuse. C'est justice de noter ce scru-
pule du poète et de lui en tenir grand compte.
L'auteur de la Légende des siècles a donc eu une vision. Rêve
étrange! apparition monstrueuse! figurez-vous, si vous le pouvez, un
mur gigantesque fait de chair vive et de granit brut. C'est un édifice
et en même temps une multitude, c'est une muraille et une foule.
Parfois le mur se déchire, et l'on aperçoit des salles immenses où
siègent des vainqueurs soûls de crimes et d'encens; mais cette dé-
chirure n'est pas nécessaire pour laisser voir quelle place occupe
dans la hideuse Babel la race d'Adam et d'Eve. A vrai dire, toute
cette construction se compose d'êtres humains. Le jaspe et le por-
phyre y frissonnent, le marbre y a le glaive au poing, la poussière
pleure, l'argile saigne. Si une pierre s'en détache, on reconnaît un
homme ou une femme. De temps à autre, un éclair frappant une des
parois fait luire subitement des millions de faces. D'abord le poète
ne devinait tout cela que d'une manière vague, comme à travers le
voile d'une vapeur flottante, puis, à force d'y attacher ses regards
fixes, il a fini par tout voir, l'ensemble et le détail, la masse cyclo-
péenne et l'halDitant de chaque cellule :
Chaos d'êtres montant du gouffre au firmament!
Tous les monstres, chacun dans son compartiment ;
Le siècle ingrat, le siècle affreux, le siècle immonde;
Brume et réalité ! nuée et mappemonde !
Ce rêve était l'histoire ouverte à deux battans,
Tous les peuples ayant pour gradins tous les temps;
Tous les temples ayant tous les songes pour marches;
Ici les paladins et là les patriarches...
Mais non, voiLà ce qu'on ne peut laisser passer sans une protesta-
tion énergique, non, cent fois non, ce n'est pas l'histoire ouverte à
deux battans, c'est le pêle-mêle des âges, c'est la promiscuité des
idées et des œuvres, un vrai pandémonium qui fait injure à toute
la race humaine. L'auteur nous dit bien que cette muraille livide,
ce bloc d'ombre, montait dans l'infini vers une clarté lointaine, et
que la vision noire s'évanouissait dans l'aube d'un ciel blanchissant,
mais cette espérance ne fait qu'apparaître, légère et inconsistante
comme le feu follet des marécages. C'est une rime sans doute qui
l'avait amenée, une autre rime l'emporte, et on ne la revoit plus.
Tandis que le poète considère toujours cette Babel de corps hu-
mains, deux grands bruits se font entendre aux deux bouts de
l'horizon. D'un côté c'est l'esprit de VOrestie qui souffle, de l'autre
l'esprit de V Apocalypse. L'un crie : Fatalité ! l'autre crie : Dieu ! et
tous deux passent comme des chars formidables. Dieu ou fatalité,
ce mot suffit pour renverser à jamais la cité des humains. Tout
LA. LÉGENDE DES SIÈCLES. 641
s'écroule. Le mur des siècles, c'est ainsi que le poète appelle le
titanique échafaudage qu'il vient de décrire, le mur des siècles chan-
celle et tombe. Il ne reste plus que des ruines, des blocs, de lon-
gues déchirures, des entassemens percés de trous énormes au fond
desquels on aperçoit l'abîme. Voilà de quelle vision est sorti ce li-
vre, la nouvelle série de la Légende des siècles :
De l'empreinte profonde et grave qu'a laissée
Ce chaos de la vie à ma sombre pensée.
De cette vision du mouvant genre humain,
Ce livre, où près d'hier on entrevoit demain,
Est sorti, reflétant de poème en poème
Toute cette clarté vertigineuse et blême ;
Pendant que mon cerveau douloureux le couvait,
La légende est parfois venue à mon chevet,
Mystérieuse voix de l'histoire sinistre;
Et toutes deux ont mis leur doigt sur ce registre.
Et qu'est-ce maintenant que ce livre, traduit
Du tombeau, du passé, du gouffre et de la nuit?
C'est la tradition tombée à la secousse
Des révolutions que Dieu déchaîne et pousse;
Ce qui demeure, après que la terre a tremblé;
Décombre où l'avenir, vague aurore, est mêlé;
C'est la construction des hommes, la masure
Des siècles, qu'emplit l'ombre et que l'idée azuré.
L'afifreux charnier-palais en ruine, habité
Par la mort, et bâti par la fatalité.
Où se posent pourtant parfois, quand elles l'osent,
De la façon dont l'aile et le rayon se posent,
La liberté, lumière, et l'espérance, oiseau ;
C'est l'incommensurable et tragique monceau
Où glissent, dans la brèche horrible, les vipères
Et les dragons, avant de rentrer aux repaires,
Et la nuée avant de remonter au ciel ;
Ce livre, c'est le reste effrayant de Babel ;
C'est la lugubre tour des choses, l'édifice
Du bien, du mal, des pleurs, du deuil, du sacrifice,
Fier jadis, dominant les lointains horizons,
Aujourd'hui n'ayant plus que de hideux tronçons,
Épars, couchés, perdus dans l'obscure vallée ;
C'est l'épopée humaine, âpre, immense, — écroulée.
Comprenne qui pourra. Nous disions que M. Victor Hugo, éprou-
vant le besoin d'expliquer le désordre de son œuvre, faisait preuve
d'un scrupule très honorable. Malheureusement c'est là que doit
s'arrêter notre éloge; cette explication n'explique rien. Des mots!
des mots! comme dit Hamlet. Comment le poète ose-t-il prétendre
que ce mur vivant était d'abord un édifice aussi harmonieux que
prodigieux, un édifice complet, régulier, logique,
lOMB XX. — 1877. 41
642 RETUE DES DEDX MONDES.
Où tous les temps groupés se rattachaient au nôtre,
Où les siècles pouvaient s'interroger l'un l'autre,
Sans que pas an fit faute et manquât à l'appel?
Sa description même lui donne un démenti, puisqu'on y voit entas-
sées au hasard les choses les plus disparates et l'histoire devenue
un magasin de bric-à-brac : voici les paladins et les patriarches,
voici Nemrod et Booz, Jason et Fulton, Eschyle et la Marseillaise^
Bonaparte au pont de Lodi, non loin du Christ et de iNéron; voici, dé-
tail important, les ciseaux d'or avec lesquels on mouchait la lampe
dans l'antre d'une prophétesse biblique; voici les colliers que por-
tait Tibère et que Tacite arrangeait en carcans; voici la chaîne d'or
du trône qui s'en va naturellement aboutir au bagne; voici enfin,
c'est le dernier trait, voici le braconnier terrible, Satan, qui, noir,
riant, l'œil allumé, braconne dans la forêt de Dieu. Assurément tout
cela n'est pas vulgaire, mais où est le sens? où est la suite des
âges? où est l'harmonie des choses, cette harmonie qui résulte
même des plus violens contrastes? Ce n'est donc pas l'esprit de
rOrestie et l'esprit de VAjyocalypse qui ont détruit la belle ordon-
nance dont le poète nous parlait tout à l'heure, cette ordonnance
n'existait pas. Et à supposer même qu'elle ait existé, non pas dans
la peinture déployée sous nos yeux, mais dans la pensée intime du
poète, à supposer, dis-je, que le grand artiste, séduit par l'enchan-
tement des rimes, comme les antiques voyageurs par les chants de
la sirène, ait suivi l'appel des paroles sonores sans trop se rappeler
son idée première, pourquoi donc seraient-ce VOrestie et l'Apoca-
lypse qui auraient détruit cette magnifique architecture ? Quoi I les
siècles sont là parfaitement disposés, chacun à sa place, chacun
dans son groupe et pouvant tous s'interroger l'un l'autre; Eschyle
parle, saint Jean parle, et la cité des âges n'est plus qu'un mon-
ceau de ruines! On aurait cru au contraire que des Védas à VOrestie
et de VOrestie à V Apocalypse, une pensée divine se dégage au fond
du cœur de l'homme et que toute l'histoire en est éclairée.
Si le poète a voulu dire qu'avant les clameurs de la conscience
humaine la barbarie dominait dans le monde et que l'éclat de ces
grandes voix, comme la trompette du jugement, a fait crouler une
construction maudite, sa pensée serait exprimée d'une façon bien
équivoque et elle donnerait lieu à des objections non moins fortes.
On serait obligé de protester encore au nom de la philosophie de
l'histoire; il faudrait demander au sombre visionnaire pourquoi il
enveloppe dans une telle malédiction ces milliers d'années pendant
lesquelles la race d'Adam a si péniblement creusé son sillon et pré-
paré des temps meilleurs. Nous savons trop quelle est la part du
mal dans les choses de ce monde; est-ce une raison pour nier la part
LA LÉGENDE DES SIÈCLES. 6â3
du bien? et faut-il donc que les intermittences du jour, les défail-
lances et les erreurs des générations empêchent le penseur de re-
connaître dans l'histoire générale de la famille humaine une marche
continue vers la lumière?
Du fond de ce chaos que nous montre le poète et dont il a essayé
bien vainement de justifier la conception , peut-être verrons-nous
au moins surgir une idée, une lueur, une sympathie, un amour,
quelque chose enfin qui nous révèle la philosophie de ce nouveau
cycle de légendes. Quel est donc cette fois le héros cher à M. Victor
Hugo? Dans chacune des phases de sa vie, l'illustre poète a tou-
jours eu, à travers les inspirations les plus variées, une inspiration
particulière, tantôt une grande figure, tantôt une grande passion,
qui tenait pour ainsi dire le centre de son œuvre et autour de la-
quelle venait se ranger le chœur mélodieux de ses rêves. Sa grande
figure, aux heures de la jeunesse, c'était celle de l'empereur. Il
semblait dire comme Virgile :
la medio mihi Cœsar erit templumque teoebit.
Cette préoccupation se produisait chez lui sous maintes formes; il
arrivait même qu'elle se dépaysait, — bien plus, qu'elle se dégui-
sait, si je puis ainsi parler. Au quatrième acte d'Hernam, lorsqu'il
fait grandir tout à coup celui qui va être Charles-Quint, lorsqu'il
met sur ses lèvres ces ardentes paroles :
Empereur! empereur I être empereur! — O rage!
Ne pas l'être! — et sentir son cœur plein de courage!
ce qu'il a en vue manifestement, c'est l'idée du pouvoir impérial
telle qu'il l'a conçue d'après Napoléon, beaucoup plus que la per-
sonne de Charles -Quint. Il en faut dire autant de son Barberousse
dans les Burgraves. Le commentaire de ces figures glorifiées par lui
sur la scène, ce sont les belles pièces dont il a enrichi de 1830 à
ISZiO l'éclatante série de ses recueils lyriques. Il suffît de rappeler
dans les Feuilles d'automne les pages intitulées Souvenir d'enfance
ou bien encore la Rêverie d'un passant à propos d'un roi. Dans les
Chants du crépuseule^ souvenez -vous de ces deux odes lancées
d'une voix si pleine, si vibrante, l'une .4 la Colonne, l'autre^ /Vâjoo-
léonll. Relisez dans les Voix intérieures l'ode /l V Arc-de-Triomphe.
Enfin qui donc a écrit ces strophes indignées au sujet de je ne sais
quelle bévue administrative offensant la mémoire de la duchesse
d'Abrantès :
Puisqu'un stupide affront, pauvre femme endormie,
Monte jusqu'à ton front que César étoila,
Qhh RETUE DES DEUX MONDES,
C'est à moi, dont ta main pressa la main amie,
De te dire tout bas : Ne crains rien ! je suis làî
Car j'ai ma mission ! car, armé d'une lyre.
Plein d'hymnes irrités, ardens à s'épancher,
Je garde le trésor des gloires de l'empire :
Je n'ai jamais souffert qu'on osât y toucher l
Celui qui a écrit ces strophes au mois de février 1840, c'est le
poète à qui nous devons les Rayons et les Ombres. Tel était d'ail-
leurs le ton général sous le règne de Louis-Philippe. C'était le
temps où M. Thiers, dans son discours de réception à l'Académie
française, rappelant les grandeurs du xix« siècle, s'écriait : « Nous
avons vu César, César lui-même! » C'était le temps où Michelet,
dans ses cours du Collège de France , tenait le même langage à
un auditoire passionné; c'était le temps où Edgar Quinet consa-
crait tout un poème épique à Napoléon. Seul, M. Auguste Barbier,
dans son ïambe intitulé V Idole ^ avait résisté à l'entraînement uni-
versel.
A partir de 18/19 (il est inutile de montrer ici ce que Balzac ap-
pelle l'envers de l'histoire, c'est-à-dire les affaires privées derrière
les événemens publics), la pensée dominante de M. Victor Hugo
fut exactement le contre-pied de celle qui l'avait inspiré jusque-là.
Il admirait l'empereur, l'empereur idéal, l'empereur de tous les
temps, celui qui tient le glaive, la main de justice, et devant lequel
s'inclinent les rois. Dès qu'il l'apercevait dans le monde, n'importe
à quelle date, que ce fût au moyen âge ou pendant la renaissance,
ou vers la fin de la révolution, il allait à lui et chantait. Ce sera le
contraire dorénavant. Son idée maîtresse depuis 18i9, c'est la haine
implacable dont il poursuit l'empereur, je dis l'empereur de tous
les temps, celui du moyen âge ou de la renaissance, comme celui
des temps modernes. Telle est, par exemple, sa préoccupation con-
tinuelle dans la première partie de la Légende des siècles. Qu'est-ce
que Ratbert? L'empereur féroce du moyen âge. Qu'est-ce que Sigis-
mond? L'empereur félon du temps de la renaissance. Qu'est-ce que
le baron Madruce? Un colonel mercenaire au service de l'empereur
du xvii* siècle, du lâche empereur écrasant ses peuples avec des
étrangers qu'il paie. Au fond, c'est toujours la même figure, glori-
fiée naguère, aujourd'hui maudite.
Quel est donc le personnage qui va surtout occuper le poète en
ce nouveau recueil de légendes épiques? même dans ce chaos,
même dans cette épopée humaiyie écroulée, comme dit l'auteur, il
est impossible qu'on ne découvre pas un héros préféré. Le voici,
c'est le titan. Le premier volume du moins est consacré à sa gloire;
chacun l'y reconnaîtra sans peine. Dans maintes pièces de ce vo-
LA LÉGENDE DES SIÈCLES. 6^5
lume , c'est le titan qui est au premier plan et qui joue le premier
rôle. Ici, du fond de son antre, il défie les puissances supérieures
et les appelle tas de dieux. Là, quand il a été vaincu par les
olympiens, il laisse en tombant la terre si désolée, que cette dé-
faite des géans a toutes les apparences d'un cataclysme universel.
Les dieux ont ravagé la terre, ils ont souillé tout ce qui était le
charme de l'antique nature, abaissé tout ce qui en était la grandeur
et la gloire. Plus de fleurs dans les champs, plus de géans sous le
ciel. Les cyclopes, fils puînés de Démèter, sont des lâch':'S. Au lieu
de continuer la lutte pour venger leurs aînés, les cadets se sont
soumis aux vainqueurs; ils sont esclaves. Vulcain, le dieu cagneux,
les emploie dans sa forge. Tout n'est pas fini cependant. Tournez
la page, vous pourrez lire, si le livre ne vous tombe des mains, les
prodigieuses aventures du grand vaincu enseveli sous la mon-
tagne; c'est Phtos, l'aîné des colosses terrassés. Il brise ses chaînes,
il secoue les blocs de granit, il sonde, il creuse, il sape, il se fraie
une route, traverse des cavernes de soufre et de lave, des lacs em-
pestés, des marécages fétides, toutes les casemates du chaos. Est-il
libre? Non pas. Au lieu de la montagne, c'est la terrs tout entière
qui pèse sur lui. Le voilà dans le puits de l'abîme; il va toujours,
couvert de sang et de fange. Il descend, il tombe, il tourne, il s'en-
fonce,... où est-il? Quel est ce lieu sans nom? Ce n'est pas un lieu,
ce n'est pas même le vide, c'est le néant, la clôture à laquelle abou-
tissent les choses. Ce néant toutefois, sans se soucier de la logique,
il l'attaque avec rage; il est vrai que c'est en même temps une
clôture, et qu'une clôture peut bien être dérangée par la main d'un
titan. 0 puissance de la métaphore! Cette image le sauve; à coups
de talon, à coups de poing, il ébranle la clôture; puis, les bras
tendus, il étreint un bloc, l'écarté, pratique un trou dans le mur et
se trouve, un peu ahuri sans doute, mais fort commodément, à la
fenêtre.
Phtos est à la fenêtre immense du mystère.
Il voit l'autre côté monstrueux de la terre,
L'inconnu, ce qu'aucun regard ne vit jamais ;
Des profondeurs qui sont en même temps sommets,
Un tas d'astres derrière un gouffre d'empyrées.
Un océan roulant au pli de ses marées
Des flux et des reflux de constellations;
Il voit les vérités qui sont les visions ;
Des flots d'azur, des flots de nuits, des flots d'aurore,
Quelque chose qui semble une croix météore.
Des étoiles après des étoiles, des feux
Après des feux, des cieux, des cieux, des cieux, des cieux I
Le géant croyait tout fini; tout recommence!
6ii6 REYDE DES DEUX MONDES.
Ce tout qui recommence, c'est l'infini. Phtos le voit en son entier,
grâce à la fenêtre merveilleuse; il voit le fond, il voit la cime! On
pense bien que ce spectacle doit le troubler un peu; si commodé-
ment qu'il soit accoudé à ce balcon, il éprouve des émotions con-
tradictoires, il ressent par exemple la joie obscure de l'abîme, et en
même temps, accablé de soleils, de météores, d'étoiles, de voûtes
célestes succédant à des voûtes célestes, il subit V inexprimable
horreur des lieux prodigieux. N'importe, horreur ou joie, il a vu
ce que nul n'a vu, il triomphe, et refaisant le même chemin, re-
montant le même puits, traversant les mêmes cavernes, escaladant
les mêmes entassemens de rochers, grave, hautain, foudroyé, of-
frant aux regards la difformité sidAime des décombres, il surgit
tout à coup au milieu des olympiens, pour leur crier : 0 dieux ! il
est un Dieu.
Tout cela pouvait se dire plus simplement, sans que la poésie eût
rien à y perdre. N'insistons pas toutefois; avec ces imaginations
sans frein, la critique serait trop aisée. Ce qui attire ici notre cu-
riosité, c'est la philosophie des religions, partie si considérable
de la philosophie générale de l'histoire. M. Victor Hugo ne se con-
tente pas d'être le plus colossal et plus cyclopéen des poètes; on le
blesserait assurément, si on négligeait d'étudier chez lui le penseur.
Il a sa philosophie des religions dans la Légende des siècles comme
il a sa philosophie de l'histoire. Hélas ! l'une et l'autre se ressem-
blent trop. Nous avons réclamé tout à l'heure contre cette philosophie
de l'histoire qui supprime la grande loi morale, la loi du mouvement
et da progrès; il faut protester aussi contre une philosophie des re-
ligions qui fausserait à la fois l'idée de Dieu et l'idée de l'homme.
Le titan, pour se venger des dieux, découvre et annonce le Dieu
unique. Fort bien. Ces vieux symboles peuvent être interprétés de
bien des manières. L'interprétation proposée dans les poèmes de
M. Hugo n'a rien qui choque ni la philosophie ni l'histoire.. Elle se
rattache même à l'interprétation chrétienne du mythe de Promé-
thée. Plusieurs pères de l'église ont vu dans le supplicié du Caucase
une image de l'humanité avant la venue du Messie, et le Prométhée
délivré, non pas celui d'Eschyle, perdu pour nous aujourd'hui, mais
celui que concevait leur imagination apparaissait aux lettrés des
vieux âges chrétiens comme un symbole de l'affranchissement des
âmes par l'Évangile. C'est la haute conception que l'auteur à'Ahas-
vérus a réalisée avec noblesse dans son drame de Prométhée, lors-
qu'il nous montre au troisième acte les archanges Michel et Raphaël
venant briser les chaînes du bon titan et percer d'une flèche le
cœur du vautour. Mais ce rôle de titan n'est beau qu'à la condi-
tion de représenter quelque chose d'humain. Ce qui fait la gran-
LA LÉGENDE DES SIÈCLES. 647
(leur de Prométhée, c'est sa tendresse pour l'homme. Si le géant
n'est qu'un être immense, un lutteur énorme, un bloc de muscles
et d'os, le type de la révolte contre une divinité supérieure, ses
aventures nous toucheront peu. Le titan de M. Hugo a-t-il le
moindre rapport avec l'humanité? Je ne vois qu'un seul passage où
l'homme soit nommé dans ces titaniques légendes :
Jadis la terre était heureuse, elle était libre,
Et, donnant l'équité pour base à l'équilibre,
Elle avait ses grands fils, les géans; ses petits,
Les hommes...
Et le poète refait à sa manière une description de l'âge d'or. Malheu-
reusement, c"est lui seul qui parle, le titan ne dit rien. De ce frère
inférieur, le titan ne paraît avoir aucun souci. Ce n'est pas pour lui
qu'il se bat et qu'il souffre. Ah ! que nous voilà loin de Prométhée,
du Prométhée d'Eschyle et du Prométhée d'Edgar Quinet! Décidé-
ment, ce Phtos n'est qu'un acrobate colossal , étonnant le monde,
sans profil pour personne, par d'épouvantables tours de force.
C'est lui pourtant qui, de la fenêtre ouverte à coups de poing
sur l'infini, a découvert le Dieu unique. Si cela est, le service n'est
pas médiocre. Voyons donc quel est ce Dieu. Il y a trois ou quatre
poèmes dans lesquels M. Victor Hugo prétend nous faire entrevoir,
au-delà de tous les mondes, au-delà de toutes les théogonies, au-
delà de toutes les religions, le Dieu de l'Immensité. La place même
que ces poèmes occupent dans l'ensemble de l'œuvre est significa-
tive; les uns forment le début du premier volume, les autres termi-
nent le second. C'est le commencement et la fin, l'alpha et l'oméga;
entre ces deux termes est comprise toute la*philosophie religieuse
de la Légende des siècles. La première de ces pièces est intitulée
Suprématie. Trois grands dieux, Vayou le dieu du vent, Agni le
dieu de la flamme, Indra le dieu de l'espace, s'assoient sur le zé-
nith et se disent : Nous sommes les seuls dieux. Tout à coup appa-
raît une lumière ayant les yeux d'une figure. Les dieux s'étonnent.
Agni et Indra chargent Vayou d'aller voir ce que c'est que cette lu-
mière.— Qu'es-tu? lui demande Vayou. — Toi-même, qu'es-tu? ré-
pond la figure lumineuse. — Je suis Vayou, le dieu du vent, et d'un
souffle je puis emporter la terre à travers les étoiles. — Emporte
donc ce brin de paille, dit l'apparition. Le dieu fait rage, dému-
selle les ouragans, déchaîne toutes les meutes de l'air, fait trembler
l'univers de la base jusqu'au sommet. La tempête a épuisé ses
forces, le brin de paille n'a pas bougé. Le dieu de la flamme sera-
t-il plus heureux? Agni va trouver l'apparition et le même dialogue
s'engage : — Qu'es-tu? — Qu'es-tu toi-même? — Je suis le dieu
6ii8 REVUE DES DEDX MONDES.
de la flamme, et je puis brûler les mondes, les soleils, tout ce qui
existe aux quatre points cardinaux. — Brûle donc ce brin de paille.
— Agni frappe du pied et fait jaillir des fournaises qui versent des
torrens de feu sur l'iuimble fétu. La tempête embrasée a lancé
toutes ses laves, le brin de paille est toujours là. C'est le tour du
dieu Indra. — Qu'es-iu? dit-il à l'apparition. — Toi-même, qu'es-tu?
— Je suis le dieu de l'espace, j'embrasse tout, je vois tout, rien ne
saurait m'échapper ; si un être cessait d'être visible à mes regards,
c'est lui qui serait Dieu, non pas nous.
— Vois-tu ce brin de paille?
Dit l'étrange clarté d'où sortait une voix.
Indra baissa la tète et cria : — Je le vois.
Lumière, je te dis que j'embrasse tout l'être;
Toi-même, entends-tu bien, tu ne peux disparaître
De mon regard, jamais éclipsé ni décru !
A peine eut-il parlé qu'elle avait disparu.
Le symbole est si étrange qu'on l'a pris pour une mystification.
Le dieu Vayou particulièrement appelait la parodie. Le moyen de
croire que ce dieu burlesque ne fût pas une invention du hardi
poète! Ce qui est une invention, et une invention des plus saugre-
nues, c'est l'idée d'emprunter ce personnage aux théogonies indo-
iraniennes et de le jeter sans façon à la tête du lecteur ébahi. S'il
se trouve à Paris, à Londres, à Berlin, un petit groupe de mytho-
logues capables de s'intéresser au dieu Yayou, est-ce donc pour ce
public tout spécial que M. Hugo a composé sa pièce? J'ose lui dire
qu'il s'est trompé. Il n'apprendra rien aux maîtres et fera rire les
profanes, ou plutôt, pour des raisons différentes, il provoquera la
même gaîté chez les uns et les autres. J'ouvre le livre qu'un jeune
savant, M. James Darmesteter, va soumettre prochainement à la
faculté des lettres de Paris, et j'y trouve de curieux détails. Si le
mot Yâyu, dans les Védas, signifie le vent et le dieu du vent, la
personne du dieu dans la trinité indo-iranienne est bien autrement
complète. « Dans l'Avesta, dit M. Darmesteter, Yâyu est un dieu
qui agit dans les hauteurs, un dieu qui frappe, un dieu conquérant,
conquérant de la lumière, anti-démoniaque; dieu à la lance aiguë,
à la large lance, à la lance pénétrante, tout lumineux, fort entre
les forts, rapide entre les rapides; un dieu retentissant, aux anneaux
sonores, au casque d'or, au collier d'or, au chariot d'or, à la roue
d'or, aux chaussures d'or, à la ceinture d'or, à l'arme d'or (1). »
(l) Voyez Ormazd et Ahriman, leurs origines et leur histoire, par James Darmes-
teter, 1 vol.; Paris, Viev?eg.
LA LEGENDE DES SIECLES. 649
Est-ce que ce dieu brillant, actif, anti-démoniaque, vaillant soldat
du bon principe, ne méritait pas d'être représenté par le poète
autrement que sous les traits d'un monstrueux soulTleur aussi en-
ragé qu'impuissant? Et surtout, sans chicaner plus longtemps l'au-
dacieux visionnaire sur ses fantaisies mythologiques, est-ce qu'il
ne pouvait montrer par de plus grandes images la suprématie qu'il
essaie de glorifier? Ce colloque du tout-puissant avec les divinités
indo-iraniennes a vraiment quelque chose de puéril.
Tel est en effet le sens de cette scène; il s'agit de montrer le
vrai Dieu à une distance infinie de toutes les divinités du vieil
Orient, de même que dans le poème du Titan il s'agit de montrer
le même dieu, le dieu unique, le seul très haut, le seul tout-puis-
sant, à une distance infinie de l'Olympe hellénique. L'idée est ex-
cellente ; pourquoi le poète l'exprime-t-il sous une forme si bizarre?
En face des trois dieux indo-iraniens assis sur le zénith, qu'est-ce
que cette lumière qui a les yeux d'une figure? Et là-bas, à l'extré-
mité des mondes que le titan aperçoit de sa fenêtre, au-delà des
espaces, au-delà des cieux, qu'est-ce que ce signalement de Poly-
phème auquel il reconnaît le tout-puissant :
O stupeur ! il finit par distinguer, au fond
De ce gouffre où le jour avec la nuit se fond,
A travers l'épaisseur d'une brume éternelle,
Dans on ne sait quelle ombre énorme, une prunelle!
Ainsi, une lumière avec les yeux d'une figure, une prunelle dans
une ombre énorme, voilà le dieu souverain devant lequel dispa-
raîtront les dieux de l'Orient et de la Grèce ! Le poète répondra
sans doute qu'il s'agit des temps primitifs et que les pressentimens
de l'unité divine dans les sociétés barbares ne sauraient être expri-
més avec l'idéale sublimité des âges philosophiques. Rien de plus
juste; ce n'est pas dans ces premières pièces, c'est dans les der-
nières qu'il faut chercher la théodicée de l'auteur. Les trois poèmes
qui terminent le second volume nous donnent le résumé de sa phi-
losophie religieuse. L'un s'appelle le Temple^ l'autre est adressé à
V Homme i le troisième a pour titre le mot Abîme. Ce sont trois ex-
pressions d'une même doctrine. Dans le temple que sa pensée con-
struit se dressera une statue immense, vêtue d'un voile insondable,
qui figurera le dieu certain et ignoré. Le temple n'aura point de
Coran, point d'arche, point de dogmes, point de prêtres, point de
culte, rien de ce qui peut être contesté par la raison, et, n'ayant à
craindre aucune attaque, il sera bien sûr de rester toujours debout
après que tous les autres temples auront croulé. La statue voilée
aura l'air de rêver au cosmos; immobile et muette, elle agira pour-
650 REVUE DES DEUX MONDES.
tant et parlera, Tous les hommes sentiront son pouvoir, toutes les
âmes entendront sa voix. Les méchans seront mal à l'aise dans son
voisinage, mais les bons, les augustes, les penseurs, les sages,'
sentiront le plein jour sur leur âme,
Comme sous le regard d'une énorme prunelle.
Cette prunelle énorme, — car à la fin comme au début le poète
tient à ses images, — est-elle le point lumineux vers lequel doit se
diriger la pauvre race des humains? Non, elle perdrait son temps et
sa peine. C'est ce que lui signifie l'auteur de la Légende des siècles:
— Si tu vas devant toi pour aller devant toi, à homme, c'est bien;
il faut que l'homme se meuve. Va, marche, jette la sonde; mais,
sache-le bien une fois pour toutes : jamais tu n'arriveras, jamais tu
ne trouveras ce que tu cherches. Une trop grande distance te sé-
pare de l'être infini. Ton sentiment religieux aura beau changer
d'idéal, de forme, de culte, la religion la plus pure sera toujours
vaine, car elle sera toujours infiniment loin de la cause des causes.
C'est pour mettre en relief cette théorie désolante que le poète a
écrit les pages intitulées Abîme. Écoutez : l'homme parle, l'homme
du xix^ siècle et l'héritier de tous les âges; il vante ses luttes, ses
conquêtes, ses trésors, il s'appelle Platon, César, Dante, Shaks-
peare, il a la science et l'art, le génie et la force, il fonde, il crée,
et ce que la nature ne fait qu'ébaucher, c'est lui qui l'achève.
« Terre, dit-il, je suis ton roi. — Tu n'es que ma vermine, » ré-
pond la Terre, et, comparant sa puissance, sa fécondité, son re-
nouvellement perpétuel, à la destinée éphémère des fils d'Adam, elle
triomphe en d'orgueilleuses paroles. Saturne, qui l'a entendue, lui
impose silence : Convient-il à la chétive planète d'élever si haut la
voix? Qu'est-ce que ce grain de sable, avec un grain de cendre pour
satellite, auprès de Saturne, et de son immense anneau, et des
sept lunes qui lui font cortège? Paix! dit le Soleil; Terre, Saturne,
vous n'êtes que mes vassales, c'est moi qui suis le souverain. Vous
n'êtes que le bétail, c'est moi qui suis le pasteur. Sans moi, que se-
riez-vous? Un chaos de fange. Je suis la loi qui vous donne l'ordre,
je suis le feu qui vous donne la vie. Il faut entendre alors de quel
ton Sirius parle au Soleil et quelles humiliations il lui inflige : il
l'appelle atome, poussière, espèce de clarté, il le traite de gardeur
de planètes, il lui demande s'il y a de quoi être si fier, pour sept
ou huit moutons qu'il mène paître dans l'azur; lui, dans son orbe
immense, il emporte
Mille sphères de feu dont la moindre a cent lunes.
Le sais-tu seulement, larve qui m'importunes?
LA LÉGENDE DES SIÈCLES. 65t
Que me sert de briller auprès de ce néant?
L'astre nain no voit pas môme l'astre géant.
Mais Sirius, l'astre géant, est humilié à son tour par Aldebaran,
Aldebaran est humilié par Arcturus, Arcturus par la comète, la co-
mète par septentrion, septentrion par le zodiaque, le zodiaque par
la voie lactée, la voie lactée par les nébuleuses, les nébuleuses par
l'infmi, lequel enveloppe tout l'être, toutes les variétés de l'être, et
ramène la multiplicité discordante à sa mystérieuse unité. Cet infini
lui-même a-t-il le droit de parler? Non, Dieu seul a ce droit, car
Dieu seul peut prononcer le dernier mot. Dieu seul peut dire :
Je n'aurais qu'à souffler, et tout serait de l'ombre.
Certes voilà un concert grandiose. Est-il bien sûr pourtant que
ce soit une poétique image de la vérité? M. Victor Hugo, en vou-
lant glorifier Dieu à sa manière, n'a-t-il pas contre lui la conscience
de tous les siècles? N'y a-t-il pas dans cet abaissement de la créa-
ture humaine une diminution du Créateur? Entre cet homme qu'il
traite de vermine et cette Divinité sans médiateur, placer comme
des barrières sans fin ces masses énormes, n'est-ce pas se faire
l'idée la plus fausse du mystère de la vie? C'est aux métaphysiciens
de rectifier ici les conceptions du poète. Pascal aussi appelle l'homme
un ver de terre, mais avec quelle magnificence il le relève! S'il lui
défend de se vanter, comme il lui défend de s'abaisser! Le roseau
pensant, chez le grand chrétien de Port-Royal, est supérieur à l'u-
nivers qui l'écrase; chez l'auteur de la Légende des siècles, le roseau
pensant est écrasé par l'univers, et l'on ne voit rien qui lui rende le
sentiment de sa dignité. Au reste, sans redire ici des paroles que
tout le monde sait par cœur, je signalerai seulement une page peu
connue qui répond, non pas certes avec plus de grandeur, mais
avec plus de précision, aux doctrines de M. Victor Hugo. Lisez ce
Discours de métaphysique composé par Leibniz dam un endroit oii
quelques jours durant il n'avait rien à faire; on dirait la réfutation
expresse de tout ce que le poète vient d'affirmer dans sa philoso-
phie de Y Abîme. Dieu, dit Leibniz, est le chef des esprits, le mo-
narque absolu de la plus parfaite cité ou république, telle quest
celle de Vunivers composée de tous les esprits ensemble, car il est
aussi bien le plus accompli de tous les esprits quil est le plus grand
de tous les êtres. Leibniz explique ensuite que la fonction des sub-
stances étant d'exprimer Dieu et l'univers, les substances qui l'ex-
priment avec connaissance de ce qu'elles font l'expriment bien
mieux sans comparaison que les natures brutes et incapables de
connaître. Les natures inintelligentes, la Terre et Saturne, le Soleil
652 REYUE DES DEUX MONDES,
et Sirius, Aldebaran et Arcturus, le zodiaque et la voie lactée, ne
font que refléter la grandeur de Dieu; les natures intelligentes la
reflètent et la connaissent. Entre les unes et les autres, la difTérence
est aussi grande qu'entre le miroir et celui qui voit. Ainsi, dit-il en-
core, « Dieu étant le plus grand et le plus sage des esprits , les
êtres avec lesquels il peut pour ainsi dire entrer en communication
et même en société le doivent toucher infiniment plus que le reste
des choses... Les seuls esprits sont faits à son image et quasi de sa
race ou comme enfans de la maison... Un seul esprit vaut tout un
inonde... Cette nature si noble des esprits fait que Dieu tire d'eux
infiniment plus de gloire que du reste des êtres, ou plutôt les autres
êtres ne donnent que de la matière aux esprits pour le glorifier. »
N'est-ce pas là, je le demande, une réfutation péremptoire? Si
M. Victor Hugo était an athée, ces raisonnemens ne le toucheraient
pas, mais, puisqu'il croit à l'esprit tout-puissant, il lui est impos-
sible d'échapper à l'argumentation de Leibniz.
Et dans cette lutte inattendue, de quel côté se trouve l'avantage,
non plus pour le fond des idées, mais pour la poésie même? Quelle
est la plus poétique de ces deux conceptions : ici, un dieu dont la
gloire ne se reflète que dans les splendeurs de la matière, là un
dieu non-seulement reflété dans des millions de soleils, mais connu,
servi, aimé, glorifié, par d'innombrables légions d'esprits? Poser la
question, c'est la résoudre. M. Victor Hugo a passé à côté du plus
grand sujet, et c'est Leibniz qui est ici le vrai poète. Pourquoi?
parce qu'au lieu de s'attacher à un dieu sans rapport avec l'huma-
nité, à un dieu qui n'est que force, puissance, énormité, nature
inaccessible et incommunicable, il s'attache par-dessus tout à la
qualité morale du saint des saints. « C'est pourquoi, dit-il avec
une simplicité magnifique, cette qualité morale de Dieu qui le rend
seigneur ou monarque des esprits, le concerne pour ainsi dire per-
sonnellement d'une manière toute singulière. C'est en cela qu'il
s'humanise, qu'il veut bien souffrir des anthropologies, et qu'il en-
tre en société avec nous comme un prince avec des sujets... Les
anciens philosophes ont fort peu connu ces importantes vérités :
Jésus-Christ seul les a divinement bien exprimées, et d'une ma-
nière si claire et si familière que les esprits les plus grossiers les
ont conçues : aussi son évangile a-t-il changé entièrement la face
des choses humaines (1). »
La théodicée de M. Victor Hugo, en cette nouvelle série de la
Légende des siècles, est donc aussi erronée que sa philosophie de
(1) Voyez ce Discours de métaphysique dans le recueil que M, Foucher de Careil a
publié sous ce titre : Nouvelles lettres et opuscules inédits de Leibniz; 1 vol. Paris,
1857.
LA LEGENDE DES SIECLES, " 653
l'histoire. Dans sa transfiguration légendaire des âges, il est vaincu
par Michelet et Quinet, par Cousin et Jouffroy, par Chateaubriand
et Lamartine; il est vaincu dans ses peintures de l'infini par la su-
blimité métaphysique de Leibniz. Quand il s'occupe des choses
d'ici-bas, il supprime l'idée du progrès; quand il s'occupe des
choses d'en haut, il supprime l'idée du dieu moral. Ses deux er-
reurs font également injure à la majesté divine et à la dignité hu-
maine.
Ceux qui s'étonneraient de nous voir discuter à fond des pages
qui relèvent surtout de l'imagination épique montreraient qu'ils
connaissent mal M. Victor Hugo. Il y a longtemps que Sainte-Beuve
caractérisait très finement une notable part de son génie en l'appe-
lant un Franc, un barbare, initié à toutes les subtilités byzantines.
La composition des deux volumes (nous l'annoncions tout à l'heure,
et l'on peut voir maintenant si nous avions raison) indique le des-
sein manifeste de donner une théologie pour enseigne et pour cadre
à son épopée humaine écroulée. Ce serait faire tort à l'auteur que
de considérer cet ouvrage comme un simple recueil de poèmes et
de légendes. On y découvre une pensée plus haute, pensée bonne
ou mauvaise, mais significative, et qui appelle la discussion. Cette
pensée une fois jugée, notre tâche est presque finie. II ne nous
reste plus qu'à marquer d'un trait les principales pièces de l'ou-
vrage, à signaler celles qui soulïrent des erreurs fondamentales du
poète, et celles qui par la vertu de sa baguette magique échappent
à l'influence funeste.
Le désordre que révèle le conception générale du livre devait
nécessairement se retrouver dans un grand nombre des pièces qui
le composent. De là les disparates, les incohérences, les voix qui
grincent, les chants qui détonnent. A côté de ces pans de murailles
dont les brèches superbes excitent l'admiration, on aperçoit je ne
sais quels détritus, des fouillis de mots, des tronçons d'idées, ou
plutôt, pour employer les termes qui reviennent si souvent sous la
plume du poète, des amoncellemens, des échevellemens, des enche-
vêtremens monstrueux. Les pensées les plus fausses y sont mêlées
sans cesse aux sentimens les plus nobles, les fantaisies les plus
obscures aux plus lumineuses inspirations. Quand Xerxès fait frap-
per l'Hellespont de trois cents coups de fouet, c'est une belle idée
de montrer Neptune irrité créant Léonidas, et de ces trois cents
coups formant les trois cents Spartiates des Thermopyles; mais
pourquoi, dans la pièce suivante, faire tenir à Thémistocle un dis-
cours si peu grec, un discours plein d'élans héroïques il est vrai,
mais plein aussi de déclamations puériles, discours de capitan qui
crache au visage du destin? C'est une idée dramatique de montrer
654 lŒTUE DES D£DX MONDES.
le vieux Welf, castellan d'Osbor, résistant au duc de Thuringe, au
roi d'Arles, à l'empereur d'Allemagne, bravant les sommations de
la diète de Spire, refusant de livrer son château-fort, tenant en
échec des milliers de piques, et attiré dans un piège par la voix
d'une pauvre mendiante mourant de faim et de froid; mais, sans
parler du rôle odieux qu'il attribue au pape Sylvestre dans cette
histoire trop naïve, comment le poète accorde- t-il avec les idées
générales de son livre cette étrange glorification de l'aristocratie
féodale? C'est une pensée généreuse de protester par les clameurs
du comte Félibien, par le dédain de Masferrer, contre les tyrannies
et les violences; mais qu'est-ce que cette manie de vouloir que les
empereurs et les rois aient toujours été des bandits, qu'il n'y ait
jamais eu parmi les souverains de vrais chefs de peuple, des pro-
tecteurs, des pasteurs, des gardiens de la loi, chargés de la défense
de tous contre les despotismes d'en bas? Et s'il parle de la révolu-
tion, s'il veut absolument faire rimer Sieyès avec faciès, s'il ne peut
se priver du plaisir de traiter à sa façon les guerres civiles de notre
siècle, pourquoi ne porte-t-il pas dans ces sujets l'impartialité qui
convient au penseur? N'a-t-il pas donné dans un autre recueil un
assez libre cours à ses ressentimens personnels? Est-ce qu'il n'y a
eu en France, depuis quatre-vingts ans, qu'un seul genre de coups
d'état? est-ce que le 18 fructidor n'a pas donné l'exemple au 18 bru-
maire? Gondatnnons également tous ces actes, la justice le veut.
Sinon, gardons le silence. Quand M. Victor Hugo s'obstine dans une
inspiration de haine, sans permettre à l'équité de faire la part de
chacun, il nous rappelle ces vers, écrits par Sainte-Beuve il y a
une vingtaine d'années, et qui coururent alors dans le monde des
lettres, ces vers inédits où il peint un Gyclope, un Polyphème,
Qui, du haut de son rocher noir,
L'œil en ifeu, l'ùme en frénésie,
Debout, farouche, horrible à voir,
Lance des blocs de poésie.
Revenons aux lettres et notons ce mot de Sainte-Beuve, qui, avec
sa pénétration merveilleuse, avait si bien deviné la théorie du mur
des siècles; ce sont bien des blocs de poésie, comme il disait. Il faut
ajouter que dans ces blocs les concetti ne manquent pas. C'est ce
qui rend les procédés de M. Victor Hugo si faciles à imiter. Il y a
des gens d'esprit qui excellent à parodier ces grands mots, ces
grands vers, sublimités inintelligibles mêlées de trivialités préten-
tieuses. On les écoute et on rit, sans que ce franc rire porte atteinte
au génie du poète. Mais que dire lorsque ces parodies se rencon-
trent dans son texte même? Majorien, prétendant à l'empire, est
LA LEGENDE DES SIECLES. 655
dans son canip de Germanie, et, debout derrière les créneaux, il
parle à un barbare que suit une horde immense. Ce barbare lui
offre son aide, il est bref, hautain, armé d'une foi invincible; on re-
connaît Attila, le chef des S ans -nombre.' Si Majorien veut la paix,
Attila le fera roi. Majorien doute de la promesse du barbare et lui
dit que ses frères ont été battus par les soldats de Rome. Savez-
vous ce que le chef des Huns lui répond? Il lui lance un calem-
bour :
Nous n'avons de battu que le fer de nos casques.
Un calembour, dis-je, et de plus un contre-sens, puisque le fer
battu « ne prend de l'éclat qu'en perdant de sa solidité. » C'est Buf-
fon qui, dans son Discours sur le style, donne cette leçon de mé-
tallurgie au roi des Huns. Rappeler BufTon en chantant Attila, n'est-
ce pas une parodie des plus drôles? Supposez aussi que, dans une
imitation fantasque de M. Victor Hugo, un esprit moqueur fasse
dire à l'homme du xix® siècle, tout enivré de sa force et de ses con-
quêtes : J'ai supprimé le temps , j'ai rapproché les distances, j'ai
réduit le géant Espace à la condition d'un misérable nain;
Je fais causer le Rhin, le Gange et TOrégon,
Comme trois voyageurs dans le même wagon ;
Ne sera-t-on pas charmé d'une pareille trouvaille? Bravo, s'écriera-
t-on; quelle fine critique! quelle parodie exquise! Eh bien! ce n'est
pas une parodie. L'écrivain qui a trouvé tout cela, l'écrivain qui
se permet ces calembours et ces drôleries, c'est le poète lui-même,
le poète de la Légende des siècles, celui qui, dans r Année terrible,
s'adressant à l'honorable général Trochu, l'apostrophe en ces
termes : participe passé du verbe tropchoir...
H en coûte d'insister sur les critiques quand on aimerait à signa-
ler des pages irréprochables. Par malheur, si la verve , la force,
l'imagination, une puissance de style prodigieuse, éclatent à chaque
pièce du recueil, les pages sans reproches sont bien rares. Parmi
les meilleurs tableaux de cette galerie, le sentiment public a déjà
indiqué Jean Chouan et le Cimetière d'Eylau : ici un touchant épi-
sode des guerres de la Vendée, là un récit, familièrement épique,
tiré des batailles de l'empire. Ce qui a charmé tous les cœurs dans
ces deux poèmes, c'est l'inspiration humaine, la sympathie pro-
fonde. Oh! que j\I. Victor Hugo a tort de ne pas faire vibrer plus
souvent cette corde qu'il manie en maître! Qu'on est heureux ici
d'oublier l'histoire sans âme et la métaphysique sans lumière! Sunt
lacrymœ rerum. Les commisérations du poète pour les héroïsmes
cachés, ses tendresses pour les dévoûmens obscurs, l'ont toujours
656 REVUE DES DEUX MONDES.
admirablement inspiré. Il faut dire la même chose de son respect
de l'enfance. Qui donc a mieux parlé des enfans que l'auteur des
Feuilles d'automnel On le retrouve tout entier, ce poète des plus
beaux jours, dans Y Idylle du Vieillard, quand il disserte avec tant
de grâce sur le bégaiement de la première année:
Trébucher, chanceler, bégayer, c'est le charme
De cet âge où le rire éclùt dans une larme.
O divin clair-obscur du langage enfantin !
L'enfant semble pouvoir désarmer le destin...
L'innocence au milieu de nous, quelle largesse!
Quel don du ciel! Qui sait les conseils de sagesse.
Les éclairs de bonté, qui sait la foi, l'amour.
Que versent, à travers leur tremblant demi-jour,
Dans la querelle amère et sinistre où nous sommes.
Les âmes des enfans sur les âmes des hommes?
C'est la même inspiration qui a dicté le poème si tendre intitulé
Petit Paul, c'est un sentiment analogue qui a produit le sinistre
tableau inscrit sous ce nom : Question sociale. "Voilà le vrai "Victor
Hugo. Si je voulais passer en revue toutes les pièces du recueil,
j'aurais à signaler comme une fantaisie étincelante, comme une
œuvre pleine de cœur et de poésie, la légende de V Aigle du casque;
quel que soit pourtant l'éclat de la fantaisie dans l'œuvre de
M. Hugo, il faut toujours en revenir, quand on cherche le mieux,
à tout ce qui rappelle chez lui l'étude sincère de la vie, la sympa-
thie cordiale, la préoccupation des misères humaines. Le Petit Paul
et la Question sociale d'une part, de l'autre Jean Chouan et le Ci-
metière d'Eylau, tels sont les chefs-d'œuvre de cette seconde série
de la Légende des siècles.
On raconte qu'un éditeur contemporain, ayant proposé à M. Vic-
tor Hugo de publier un choix de ses poésies, un choix composé
avec soin et pouvant donner de son inspiration une idée lumineuse
que ne voilerait aucun nuage, reçut du poète une réponse conçue
à peu près en ces termes : « Le voyageur qui revient du Mont-
Blanc a-t-il l'idée de ramasser un caillou et de dire : Voilà la
montagne? » Ce n'est là peut-être qu'une invention satirique, une
petite légende littéraire du xix' siècle; mais, si par hasard l'histoire
se trouvait exacte, il est certain que l'illustre poète en aurait le
démenti, car l'avenir lui donnerait tort. Ce qu'il refuse de faire
pour nous, l'avenir le fera pour nos fils. Dans cette œuvre si glo-
rieuse et si mêlée, la postérité choisira. Elle aura le droit d'être
vigilante en son admiration, car il s'agira de faire honneur au
maître qui, l'un des premiers parmi les premiers, a écrit quelques-
LA. LÉGENDE DES SIÈCLES. 657
uns des plus beaux vers de la poésie française. Je le vois d'avance,
cet écrin splendide, je le vois rempli non pas de cailloux, comme
dit le poète, mais de diamans. L'introduction du recueil sera em-
pruntée à une page des Rayons et des Ombres. On y lira les vers
que M. Victor Hugo, il y a trente-sept ans, adressait à un grand
statuaire :
Considère combien les hommes sont petits,
Et maintiens-toi superbe au-dessus des partis !
Garde la dignité de ton ciseau sublime.
Ne laisse pas toucher ton marbre par la lime
Des sombres passions qui rongent tant d'esprits.
Michel-Ange avait Rome, et David a Paris.
Donne donc à ta ville, ami, ce grand exemple.
Que, si les marchands vils n'entrent pas dans le temple,
Les fureurs des tribuns et leur songe abhorré
N'entrent pas dans le cœur de l'artiste sacré.
Ce livre d'or, où devra briller le cœur de l'artiste, ne renfermera
donc que les pages sublimes ou charmantes, terribles ou gracieuses,
que protégera toujours le sentiment de l'humanité. Les haines, les
violences, les injustices, les'impiétés, tout ce qui abaisse l'homme,
tout ce qui diminue Dieu, en sera impitoyablement retranché. On
n'y verra pas non plus ce qui fait tort à la gravité du poète et pro-
voque le sourire : plus de titan à la fenêtre dans le puits de l'abîme,
plus d'Attila faisant des concetli, plus de ces grands fleuves associés
par la rime dans le même compartiment de chemin de fer. La nou-
velle série de la Légende des siècles y sera pourtant représentée par
plus d'un poème. Nous serions bien trompé, et le jugement définitif
nous paraîtrait bien sévère, si la postérité n'y admettait pas au
moins V Idylle du Vieillard, V Aigle du casque, Question sociale et
Petit Paul, Jean Chouan et le Cimetière d'Eylau.
Saint-René Taillandier.
1877.
LE ROLE
DES PINS ET DU MÉLÈZE
DANS LA PRODUCTION DU SOL
Les conifères à longues aiguilles, auxquels on a donné le nom de
pins, se trouvent cantonnés chacun dans une station propre. Dis-
parus des plaines fertiles, ils occupent les plus mauvais sols, et
chaque espèce de pin semble avoir la mission de féconder une terre
ingrate; dune mobile, sable aride, grès inerte, calcaire compacte,
schiste brûlé, granit nu, il n'est pour ainsi dire pas une roche, quelle
qu'en soit la place entre le tropique et le cercle polaire, sur laquelle
ne puissent s'établir des pins. Ils fixent et amendent les sables,
désagrègent les grès, broient les calcaires, pulvérisent les schistes,
décomposent les granits et transforment la terre minérale en terre
végétale. — Tout d'abord ils recouvrent le sol d'un épais tapis d'ai-
guilles mortes qui maintient la fraîcheur et emmagasine les eaux plu-
viales. Les racines, traçantes et pénétrantes, s'emparent ensuite de la
roche même. Les graines, munies d'une aile, s'envolent, se répandent
à grandes distances et colonisent sur les sols nus. Avec le temps, la
nappe ininterrompue de la pineraie couvre d'immenses surfaces;
elle exerce alors une action puissante sur le climat dont elle atténue
les extrêmes. Sous le couvert léger des pins et sur le terrain qu'ils
ont préparé, des arbres divers pourront s'établir désormais; des
chênes, des sapins et la plupart des essences forestières s'étendront
ainsi de proche en proche, succédant aux pins, reprenant et com-
plétant l'œuvre de fécondation du sol.
Le mélèze exerce aussi dans certaines régions froides une action
primesautière qui a de l'analogie avec celle des pins; mais il re-
cherche les terrains frais qui ont par là même une puissance propre;
il les transforme en prés-bois, les amenant ainsi à un degré de fer-
tilité plus grand que le sol des pineraies. Le mélèze a dans la pro-
duction un rôle déjà plus élevé que celui des pins.
LE RÔLE DES PINS ET DU MÉLÈZE. 659
Ces essences primordiales ont été plus répandues encore dans les
âges antérieurs. Les houillères en ont conservé les traces; les tour-
bières anciennes présentent de nombreux débris des espèces ac-
tuelles dans les plaines de l'Europe centrale, où celles-ci sont rem-
placées maintenant par des bois feuillus. C'est dans le sud et le nord
de ce continent que les arbres résineux à couvert léger sont restés
largement représentés; c'est là également, ainsi que dans les mon-
tagnes, qu'ils semblent le plus utiles pour vivifier la terre; mais
partout il se trouve encore des plaines stériles ou des terrains ro-
cheux qu'ils sont aptes à mettre en état de production. Sans sortir
de France, il suffît de rappeler les landes et les dunes de Gascogne,
les montagnes des Maures et de l'Esterel, les plaines de la Sologne
et de la Champagne, les sables des environs de Paris, les friches
arides des collines de Bourgogne, les plateaux élevés de l'Auvergne,
les versans abrupts des Pyrénées et des Alpes, pour faire pressentir
le rôle important que les pins peuvent remplir dans l'économie gé-
nérale des régions de la zone tempérée.
Les pins se distinguent des sapins non-seulement par les aiguilles
grandes et groupées, par les fruits qui mettent deux ou trois années
à mûrir, mais par une foule de caractères; ce sont des arbres tout
différens. Ils ne forment pas d'autres bourgeons que ceux de l'ex-
trémité des rameaux (1); ils n'ont ainsi que des pousses terminales
et autour d'elles des rameaux verticillés sur les branches comme
sur la tige. La forme de ces arbres peut donc conserver une grande
régularité; c'est ce qui arrive quand l'axe principal s'allonge droit
et prime tous les autres par sa vigueur. Souvent au contraire la
tige est flexueuse et présente des formes irrégulières peu gra-
cieuses. Alors c'est sur les vieux pins seulement que se manifeste
le caractère de force et de grandeur qui en fait la véritable beauté.
Représenté par de nombreuses espèces dans l'hémisphère boréal
du globe, le genre pin fait défaut dans l'hémisphère austral; les
arbres mentionnés habituellement comme des pins dans ce dernier
n'en sont nullement. Ainsi l'île des Pins et la Nouvelle-Calédonie
ont de grands arbres résineux, mais ce sont des araucarias en
(1) Sur les sapins, ainsi que sur les chênes, le bourgeon développe immédiatement
ses feuilles; sur les pins il n'en est de même que la première année, pour le bour-
geon contenu dans la graine et qui émet des feuilles solitaires. Dès lors, les gros
bourgeons des pins s'allongent au printemps en se recouvrant de petits mamelons
blanchâtres, qui ne sont autres que des bourgeons de seconde génération ou de prompts
bourgeons. Ceux-ci ne s'accroissent pas; ils développent seulement deux, trois ou cinq
feuilles terminales engainées, entre lesquelles un point vital persiste, conservant la
faculté de se ranimer et d'émettre de nouvelles feuilles en certains cas accidentels.
660 REVUE DES DEUX MONDES.
colonne et des dammaras aux feuilles élargies et charnues. L'aire
générale d'habitation des pins est même limitée au sud par le tro-
pique du cancer, sauf en un point, sur les hauts plateaux du Mexique,
où en s'élevant elle prend quelque expansion au sud du tropique.
Les pins européens sont à deux feuilles, c'est-à-dire qu'ils ont tous
deux aiguilles dans chaque gaîne; il faut cependant excepter le
cembro, qui en a cinq, comme le pin du lord Weymouih, indigène
dans le bassin des grands lacs et du fleuve Saint-Laurent, comme
le grand pin du Népaul, appelé à juste titre dans les Himalayas le
roi des pins, et comme plusieurs autres espèces du Mexique et de
la Californie. Les pins à trois feuilles, tous exotiques pour nous,
sont nomoreux en Amérique; parmi les plus importans se rangent
le magnifique pin de Sabine, habitant des montagnes rocheuses ; le
pin austral, qui couvre les landes à pin des États-Unis du Sud et
qui fournit la térébenthine de Boston; le pin des Canaries, espèce
précieuse et sur le point de disparaître; enfin le pin à longues feuilles
qui forme de grandes forêts aux sources du Gange. Les pins à deux
feuilles semblent le monopole de l'ancien monde , à part quelques
exceptions comme celle du pin rouge du Canada, espèce voisine de
notre pin de Corse.
Nous trouvons en France sous nos divers climats, depuis celui de
l'olivier jusqu'à celui du rhododendron, tous les pins européens : le
pin pinier, le pin d'Alep et le maritime, le laricio, le sylvestre, le
pin de montagne et enfin le pin cembro ; ils se divisent assez natu-
rellement en deux sections d'après la station qu'ils occupent, les
pins du midi comprenant les quatre premières espèces, les pins du
nord représentés par les trois dernières.
Lq^jùî pim'er ou pin d'Italie se rencontre disséminé dans la région
méditerranéenne. Habitant des plaines basses et chaudes, il est rare
en France; cependant il constitue dans la petite Camargue une forêt
mélangée de pin d'Alep, la pinède de Silveréal, ancien massif in-
tercalé parmi les étangs et aujourd'hui plus qu'à demi ruiné. Les
piniers, qui dominent en nombre, n'ont là qu'un fût de h mètres.
Dans la grande pineraie de Ravenne, qui s'étend au sud de cette
ville sur les dunes de l'Adriatique , ce sont aussi des piniers qui
fixent le sol; autrefois on y trouvait de beaux arbres. En Algérie,
dans quelques forêts de la province d'Oran, on voit ce pin s'élancer
parmi les autres essences et étaler sa large cime au-dessus d'elles.
Le pinier peut en effet devenir un grand arbre de 30 mètres de hau-
teur; il porte alors, en haut d'un fût magnifique, une cime en co-
rymbe dont le feuillage, tout extérieur, n'est pas sans quelque res-
semblance avec un immense parasol. Ses longues aiguilles à reflet
bleuâtre sont d'un vert riche, qui tranche avec la teinte rousse
des branches et du fût. Dans les plaines d'Italie, il se détache vi-
LE RÔLE DES PINS ET DU MÉLÈZE. 661
vement sur le ciel pur et fait au paysage un remarquable décor.
Moins vigoureux en France, le pinier y est surtout planté comme
arbre fruitier dans les jardins en Provence et en Languedoc. Les
fruits, gros cônes arrondis, renferment des graines longues formées
d'une envoloppe ligneuse très dure et d'une amande comestible.
Cette amande a un goût qui rappelle celui de la noisette ; les con-
fiseurs en font usage et les enfans s'en régalent. Fait assez rare, il
faut au pinier trois années pour mûrir ses fruits, tandis que nos
autres pins n'en demandent que deux. Un certain nombre de pins
d'Amérique, les pins de Sabine, de Frémont et autres, donnent des
graines comestibles, quelques-uns même des graines très grosses,
qui sont une véritable ressource pour les Indiens. En Europe, cette
propriété n'appartient qu'au pinier sous les rayons du soleil d'Ita-
lie, et au cembro sur les hauteurs des Alpes. Toutes ces graines ont
une saveur légèrement résineuse.
Le ijin d'Alep est répandu sur les rivages de la Méditerranée,
et il s'en éloigne peu; mais il s'en faut qu'il forme une ceinture
autour de cette mer, il est spécial à des terrains de nature déter-
minée : les sols calcaires lui conviennent seuls. Dès lors il ne con-
stitue de forêts qu'en certaines parties du littoral, parfois très dis-
tantes. On le dit originaire de Syrie, et il est connu aussi sous le
nom de pin de Jérusalem; en Provence, on l'appelle pin blanc : il
se distingue en effet des autres pins du pays par une écorce argen-
tée dans la jeunesse et par la teinte claire des feuilles. C'est l'arbre
des terres arides et des rochers brûlés par le soleil; en mélange
avec le chêne vert, aux feuilles coriaces et persistantes, il donne,
pour ainsi dire, la vie au désert. Au lieu de former d'épais massifs,
il se présente ordinairement à l'état d'arbres espacés qui ombra-
gent à peine le sol ; ta leur abri se développent divers arbustes spé-
ciaux à la région, kermès, arbousiers, myrtes, azalées; mais l'herbe
fraîche et tendre des pays du nord est absente, comme l'eau.
Les aiguilles du pin d'Alep, longues de 8 centimètres, fines et
doucement inclinées, donnent à l'arbre un feuillage élégant. Si le
fût se dressait élancé, si la cime était riche en feuillage, ce pin se-
rait un très bel arbre; mais il n'a qu'une taille moyenne, une cime
assez pauvre, une tige habituellement flexueuse et de faibles di-
mensions. Il peuple quelques milliers d'hectares dans le départe-
ment des Bouches-du-Rhône, notamment entre Marseille et Toulon.
C'est là que se trouvent, sur les rochers du bord de la mer, les fo-
rêts communales de Cassis et de La Ciotat, puis la forêt de Géme-
nos dont les deux versans encadrent l'entrée de la charmante vallée
de Saint-Pons, et les grands massifs que traverse la route de Mar-
seille à Toulon. La plus jolie de nos forêts de pin d'Alep est celle
qui couvre la petite île de Sainte-Marguerite, auprès de Cannes,
662 REVDE DES DEUX MONDES.
un coin de l'Afrique accolé à la France. Le pin d'Alep est un des
arbres forestiers importans de la province d'Oran , ainsi que de
l'Andalousie et de l'Italie méridionale, de la Grèce et surtout des
basses montagnes de la Turquie d'Europe et de la Turquie d'Asie.
C'est le /j'z'/i maritime ou pinastre qui constitue la forêt des
Landes de Gascogne. Cette vaste pignada s'étend aujourd'hui sans
interruption de Bordeaux à Bayonne; de là les noms de pin de Bor-
deaux et de pin des Landes donnés à l'arbre qui la forme, pour
ainsi dire, à lui seul. Il est déjà moins frileux que le pin d'Alep,
cantonné sous le climat de l'olivier. Le pin maritime est d'ailleurs
un arbre de plaine et de montagne ; il ne couvre pas seulement les
collines sablonneuses des dunes, il s'élève, en Corse par exemple,
jusqu'à 1,000 mètres d'altitude.
A l'inverse du pin d'Alep, le maritime ne se trouve jamais spon-
tané sur des sols calcaires (1). Il exige pour se développer un ter-
rain siliceux, sable, granit, gneiss ou autres formations dépourvues
de chaux. Ainsi les montagnes des Maures, entre Draguignan, Fré-
jus et Toulon, forment une région siliceuse, couverte de pin mari-
time et de chêne-liége, tandis que les calcaires qui l'entourent sont
occupés par du pin d'Alep et du chêne yeuse. On voit comment les
végétaux fixés au sol ont chacun leur place déterminée par les lois
naturelles.
Sur les terrains et à l'altitude convenables, le pin maritime se
rencontre dans toute la zone littorale de l'Europe méridionale, de-
puis l'embouchure de la Loire jusqu'à celle du Danube. Il semble
qu'il ne puisse vivre éloigné de la mer; les îles de la Méditerannée
et l'Algérie en possèdent aussi des forêts; mais les bords de l'Atlan-
tique, en Portugal comme en Gascogne, en sont plus richement do-
tés que toute autre région. La France a maintenant 700,000 hec-
tares peuplés par cette essence, dont 600,000 environ dans le
triangle compris entre la Gironde et l'Adour, le surplus au nord de
la Gironde, en Provence, en Corse et en Algérie.
Ce n'est pas un bel arbre que le pin maritime. Ses longues ai-
guilles, mesurant jusqu'à 2 décimètres, grossières, rares, d'un vert
jaune, ne lui donnent qu'un feuillage pauvre et terne; l'écorce est
noirâtre et le fût peu élevé; les massifs, clairs et uniformes, ne dé-
notent pas au simple aspect l'activité de leur végétation et les ri-
chesses qu'ils recèlent. Les longues plaies du résinage et les petits
pots suspendus à chaque arbre pour en recevoir la getnme viennent
achever le tableau de la forêt monotone que traverse le chemin de
(1) MM. Fliche et Grandeau ont établi les faits qui excluent le pin maritime des sols
calcaires. U y absorbe un excès de chaux, qui a pour conséquence une énorme dimi-
nution du fer et surtout de la potasse dans les organes axiles; de là résulte un déficit
considérable dans la production d'amidon et, par suite, de térébenthine.
LE RÔLE DES PINS ET DU MÉLÈZE. 663
fer des Landes. En terrains accidentés, il n'en est déjà plus de même.
Les collines de dunes boisées au pied desquelles s'étend Arcachon,
les lettes ou vallées qu'elles renferment, l'antique forêt de la Teste,
parsemée de vieux chênes, ont déjà quelque attrait. Les escarpe-
mens porphyriques de la Corse et les grands pins, vierges du rési-
nage, qui s'élèvent à leur pied au milieu des chênes présentent
parfois un spectacle vraiment beau. Mais c'est surtout un arbre
utile que le pin maritime, et c'est là que se trouve son vrai mérite.
Le jnn Iciricio ou pin de Corse habite exclusivement les mon-
tagnes. En Corse, laissant au pin maritime les parties basses et les
versans inondés de lumière, il s'élève entre 1,000 et 1,600 mètres.
On le voit encore : en Espagne, autour de la Maladetta par exemple,
en^ Italie et notamment dans les montagnes de la Calabre, sur le
mont Etna en Sicile, où il arrive jusqu'à 2,000 mètres, sur le mont
Athos en Macédoine, sur l'Ida en Crète, et dans les montagnes de
l'Asie-Mineure. Il s'avance dans l'intérieur de l'Europe par la Ca-
rinthie, la Styrie et les Alpes autrichiennes jusqu'aux montagnes de
Moravie et de Galicie. Mais dans le bassin du Danube il est relégué
sur les parties chaudes des basses montagnes et il se présente sous
un aspect tout particulier; il y forme une race distincte.
Le laricio constitue peu de grandes forêts, mais il donne des ar-
bres magnifiques. On trouve encore aujourd'hui dans la forêt de
Casamenta, commune de Ghisoni, des laricios qui mesurent 30 à
AO mètres sous branches et 1 mètre de diamètre à la base, présen-
tant en haut d'un fût cylindrique et nu une cime aplatie. Le laricio
de Calabre est plus remarquable encore; la cime élancée ne porte
plus que des branches faibles et courtes. La tige, parfaitement ré-
gulière, est à elle seule presque tout l'arbre; on dirait un mât dressé
sur un navire. Le laricio d'Autriche, ou pin noir, a une autre forme.
Ce n'est plus l'arbre élevé et tout en fût des terrains granitiques ;
c'est un arbre trapu et tout en cime, qui vit dans les pierrailles cal-
caires ou dolomitiques. Cette espèce se distingue par sa rusticité : elle
s'accommode des terrains les plus rocailleux de l'Europe centrale,
comme fait le pin sylvestre des sables les plus pauvres; elle y con-
serve une certaine fraîcheur par son couvert épais et riche; elle
croît avec rapidité et s'installe de premier jet en des lieux dépouil-
lés de toute végétation forestière. On reconnaît le pin noir non-seu-
lement à son écorce brune, à ses aiguilles fermes et d'un vert foncé,
longues de plus d'un décimètre, mais surtout à ses gros bourgeons,
à ses grosses pousses et à son aspect d'ensemble, où tout dénote
la force et la vigueur. On peut le citer comme exemple de ce fait
qu'on a cru remarquer sur les pins en général : c'est que parmi eux
les espèces rustiques ont un gros bourgeon terminal porté à l'extré-
mité d'un rameau de fort diamètre.
66a REVUE DES DEUX MONDES,
Des trois espèces de pins appartenant en Europe aux climats
rudes, l'une, le pin sylvestre, est très répandue, tandis que les
deux autres, le pin de montagne et le pin cembro, sont très rares.
Le mélèze vient s'adjoindre à ces pins soit vers le pôle, soit sur les
hautes montagnes.
Le plus important des pins d'Europe est certainement le /^m
sylvestre, spécialement connu sous le nom de pin du nord. On le
désigne encore par beaucoup d'autres dénominations empruntées à
ses diverses stations, comme l'Auvergne, Briançon, Haguenau,
Riga, l'Ecosse et la Norvège. Ses aiguilles, longues de 5 à 6 centi-
mètres seulement et rayées de gris cendré, lui donnent un feuillage
terne, qui permet de le reconnaître à distance. Les cônes et l'écorce
du pied de l'arbre ont de même une teinte grisâtre; mais la partie
haute du fût et la naissance des branches se distinguent par une
écorce d'un roux vif tout à fait caractéristique. L'aire d'habitation
de ce pin est très remarquable par son étendue. Arbre de plaine et
de montagne, il s'avance depuis l'extrême nord de l'Europe jus-
qu'aux régions méridionales, depuis la Mer-Glaciale jusqu'à la Mé-
diterranée. Dans le bassin de la Baltique, le pin sylvestre ne forme
pour ainsi dire qu'une immense forêt de 50 millions d'hectares. Le
plateau attenant de la Russie centrale en a tout autant, et la forêt
de pin sylvestre s'étend encore au-delà de l'Oural dans la Haute-
Sibérie; c'est l'arbre des déserts du nord. Dans le bassin du Da-
nube, on ne le rencontre plus qu'en montagne; sur les Alpes, il
s'élève parfois très haut aux expositions méridionales en raison de
l'abri puissant des grandes chaînes; dans les Pyrénées, il forme
encore des forêts à 1,500 mètres, monte par pieds isolés jusqu'à
1,800 mètres et s'étend à l'ouest jusqu'aux pays basques. Il s'élève
ainsi par degrés du nord au sud de l'Europe et semble compris en
chaque région entre des altitudes extrêmes dilTérant de 600 mètres
environ. Dans son ensemble, l'aire d'habitation de ce pin présente
comme une vaste ellipse ayant son centre en Russie, le grand axe
passant par Berlin et Moscou, le petit axe s'étendant de la Laponie
russe à la Mer-Noire. Cet arbre reste confiné d'ailleurs dans les
terrains pauvres, et il affectionne spécialement les sables siliceux.
Dans un tel milieu, les conditions de la végétation sont difficiles,
et il est peu d'essences forestières qui s'en accommodent. Aussi la
forêt de pin sylvestre est-elle ordinairement simple et pauvre. Pure
de toute autre essence, la pineraie du nord, le bôr des plaines
russes, étonne par son aspect particulier. En massif clair et diffus,
elle est ouverte de toutes parts à la lumière; le sol, aride ou tour-
beux, n'est couvert que d'aiguilles mortes ou bien envahi par des
airelles, des bruyères et de longues herbes aux tiges grêles et
dressées. Plus au sud, les pins sylvestres sont souvent mélangés de
LE RÔLE DES PINS ET DU MÉLÈZE. 665
chênes et de bouleaux; l'écorce blanche de ces derniers tranche
vivement sur les fûts rouges des pins et les troncs bruns des
chênes. Dans ces forêts, les animaux sont rares et silencieux; le
chevreuil, le pic et la gelinotte, qu'on rencontre de loin en loin,
font encore ressortir la solitude profonde. En montagne, le pin syl-
vestre s'allie parfois au hêtre ou au sapin. Ceux-ci, par leur couvert
épais, maintiennent dans le sol la fraîcheur et la vie; le pin s'é-
lance au-dessus d'eux; grâce à son maigre feuillage, il les domine
sans leur nuire et forme ainsi des arbres d'un fut magnifique.
C'est toujours en pleine lumière que cet arbre se développe.
Dans le nord, les nuits étant très courtes en été, il est éclairé pres-
que sans discontinuité pendant la saison de la végétation. Dans les
plaines du Volga, où il ne pleut guère, l'air sec et pur laisse arri-
ver.au sol une vive lumière. Sur nos montagnes, ce sont les versans
exposés au sud et à l'ouest qu'habite ce pin, en face des hêtres,
des sapins, des mélèzes, qui, suivant la région, couvrent les ver-
sans opposés. De toutes nos essences, c'est d'ailleurs celle qui ré-
siste le mieux au vent, pourvu qu'il ne soit pas constant, et au
froid, pourvu que l'air ne soit pas humide.
Par la forme, le pin sylvestre est une espèce extrêmement va-
riable. Néanmoins il s'élève toujours en arbre et ne dégénère jamais
en buisson, comme il arrive au hêtre, à l'épicéa, au bouleau et au pin
de montagne. Même en Laponie, dans le bassin de la Tana, rivière la
plus septentrionale de l'Europe, au-delà du 70« parallèle, il forme
encore des arbres propres à la construction des maisons ; mais, à
cela près, il prend les formes les plus différentes, depuis l'arbre
court, flexueux, branchu, à cime écrasée, si fréquent dans les
Alpes, jusqu'au pin de mâture, élancé, droit, soutenu, et terminé
par une flèche aiguë ne portant que des rameaux grêles et courts.
Ce dernier, toujours exceptionnel, même dans les forêts aptes à le
produire, ne se voit plus guère en arbres mûrs, âgés de trois siècles,
capables de donner des mâts de premier ordre. C'est un type qui
tend à disparaître de l'Europe, où il formait un des beaux tableaux
de la nature végétale (1) ; mais on peut voir encore quelques beaux
jeunes pins de cette forme en haut de la vallée de la Vésubie, sur
le territoire de Saint-Martin Lantosque, au-dessous du cirque de la
Madonna di Finestre.
Les meilleures forêts de pin sylvestre que possédait la France
sont restées en Alsace-Lorraine. Le plateau central n'en a plus que
des lambeaux, comme on en voit dans les gorges de l'Allier, et ce-
(1) Le canton de Pustelnik, du domaine de Lopatyn, entre Zolkiew et Brody (Gali-
cie), est, dit-on, la plus belle pineraie de l'Europe. Sur de grandes surfaces, il porte
à l'hectare une centaine de pins sylvestres de 0",80 à 0,™50 de diamètre et de 45 à
50 mètres de hauteur.
QQQ REVUE DES DEUX MONDES.
pendant les monts d'Auvergne pourraient en être couverts. Les
Alpes conservent encore quelques gros pins, qui deviennent de
jour en jour plus rares dans les espinasses et les pinatelles de
la Provence, du Dauphiné et de la Savoie. Dans les Pyrénées, le
pin sylvestre n'est représenté le plus souvent qu'à l'état d'arbres
disséminés. Cependant au fond du Capsir, dans la plaine des Angles
élevée de 1,5/|0 mètres, traversée par l'Aude, alors simple ruisseau,
entourée de hauts versans qui l'abritent de toutes parts, la forêt de
Mattemal constitue un massif de pin sylvestre à peu près pur. Éta-
bli là sur une plate-forme de diluvium faisant terrasse au bord de
l'Aude, ce pin donne vers l'âge de deux cents ans des arbres de
0'",65 de diamètre à la base et 17 mètres de hauteur en bois
d'œuvre. Dans ce petit bassin , isolé des plaines de France par les
gorges de l'Aude inaccessibles jusqu'à nos jours, les arbres n'ont
qu'une faible valeur, mais une grande utilité; ce pays ne peut tirer
le bois du dehors, et sans bois il serait inhabitable.
Le pin de montagne commence à se mélanger au pin sylvestre
dans la forêt de Mattemal. Aux alentours, il couvre les versans gra-
nitiques du Capsir, du Roussillon et de la Gerdagne, tout autour de
Mont-Louis. C'est à l'altitude de 2,000 mètres que règne le pin de
montagne dans les Alpes comme dans les Pyrénées ; il descend à
AOO ou 500 mètres plus bas et s'élève à /lOO ou 500 mètres plus
haut dans les conditions qui lui sont les plus favorables. Il n'est
pas possible de confondre ce pin, dont l'écorce est uniformément
grise, avec le pin sylvestre, qui se trahit toujours par quelques par-
ties rouges sur le fût ou au moins à la naissance des branches,
et à première vue on le distingue ainsi avec la plus grande faci-
lité. Le pin de montagne est d'ailleurs un autre arbre : droit, en
pyramide aiguë, riche en branches menues et courtes, portant un
feuillage serré, il forme à Mont-Louis comme à Briançon des forêts
épaisses; mais il végète lentement et ne prend que bien rarement
de fortes dimensions. Dans les Alpes, on l'appelle suffin, en le su-
bordonnant par son nom même au pin sylvestre qui est le grand pin
de la région; un suffin de 0'",/iO à 0'",50 de gros diamètre est déjà
un bel échantillon de l'espèce. On en trouve cependant de plus gros
et même quelques-uns de dimensions doubles, particulièrement
dans la forêt communale du Liau en Cerdagne.
En bas comme en haut de la station qui lui convient, ce pin se dé-
forme et dégénère. Sur le sol ingrat des déjections torrentielles, où
il s'installe souvent au fond des vallées, il buissonne ou se presse
en un massif épais de tiges grêles et se soutenant mal; c'est aux
arbres de cette forme qu'on a donné le nom de pins mugho. A la
limite supérieure de la végétation forestière, et notamment sur le
vers nt nord des Alpes suisses, il se couche et rampe au loin sur le
LE RÔLE DES PINS ET DU MÉLÈZE. 667
sol qu'il couvre assez bien ainsi; de là les noms de zwergkiefer et
de Icg/ohre, pin rameux ou couché. Les botanistes l'ont aussi dé-
signé sous le nom de pin à crochets, à cause de l'apophyse des
écailles du fruit, qui est fréquemment recourbée vers la base du
cône en une sorte de crochet. Ce cône se distingue encore par une
teinte luisante, tandis que celui du pin sylvestre est d'un gris mat.
Le feuillage du pin de montagne est aussi d'un vert plus sombre
que le feuillage grisâtre du pin sylvestre, et cette différence permet
de reconnaître à une distance assez grande et parfois même de plu-
sieurs kilomètres la ligne horizontale qui sépare les deux espèces
sur un même versant, dans une même pinée formée de sylvestre en
bas et de sufTm en haut, ce dernier au-dessus de 1,700 mètres par
exemple.
D'une importance toute locale, le pin de montagne se retrouve
en certains points des Karpathes, dans les monts Sudètes et au
Caucase. Il semble très indifférent au sol et se présente sur les ter-
rains les plus divers, mobiles ou rocheux, sihceux ou calcaires,
secs ou tourbeux. On le rencontre même, accompagné de bouleaux
rachitiques, sur les tourbières des hautes régions; il s'y présente
parfois à l'état de curiosité botanique, ainsi dans le Jura, les Hautes-
Vosges et les montagnes d'outre-Rhin, au loin des rares centres où
il est abondamment répandu.
Le pin ccmbro, l'arole des Alpes suisses, est appelé aussi auvier
en français, ayou en patois, arve en allemand, keder, mais à tort,
en Russie, où on lui a donné par confusion le nom du cèdre, étran-
ger à l'Europe. Il porte sûrement d'autres noms encore au-delà des
monts Ourals. C'est un arbre sporadique, jeté par bouquets sur les
grandes hauteurs et de loin en loin depuis les Alpes de Provence
jusqu'au Kamtchatka. Il semble affectionner les recoins obscurs et
froids, les lieux les plus reculés, soustraits par la nature à l'action
de l'homme et des troupeaux.
En France, le pin cembro ne descend guère au-dessous de
2,000 mètres d'altitude; il se présente surtout dans la zone tran-
quille, également habitée par les marmottes, qui est comprise
entre 2,000 et 2,200 mètres. 11 y est le plus souvent disséminé par
pieds épars dans le haut des forêts de mélèze et de pin de mon-
tagne. Grâce à l'abri protecteur de ces arbres, il a grandi avec le
temps; ceux-ci peuvent avoir disparu plus tard, et l'arole, alors
isolé à la limite de la végétation arborescente, protège à son tour,
en arrière-garde, la forêt qui descend. Quelquefois encore il forme
massif; ainsi dans la forêt des Ayes, dont le nom vient de l'ayou
même, ce pin est l'essence principale sur 200 à 300 hectares de
terrain. Cette petite forêt appartient à la commune de "Villars-Saint-
668 REVUE DES DEUX MONDES.
Pancrace, près de Briançon. Elle se cache au fond d'une haute val-
lée, derrière les grandes cimes, sur le promontoire englobé dans la
bifurcation de la vallée principale. Clairières par la hache et le pâ-
turage, les auviers ont été partiellement envahis par le mélèze; les
plus gros pins, mesurant 1 mètre de diamètre et comptant sept ou
huit siècles, sont tout voisins des chalets de la Torre, où les bes-
tiaux ne montent qu'au 15 juillet et seulement pour cinq semaines.
En Europe, c'est dans la haute vallée de l'Inn, dans l'Engadine et
le Tyrol allemand, que le cembro est le plus abondant. On le re-
trouve à la naissance de quelques vallées des Carpathes, puis dans
l'Oural, puis sur l'Altaï, enfin autour de la mer d'Okhotsk.
C'est un bel arbre, dont la hauteur arrive à une quinzaine de
mètres. Les branches, très souples, ploient sans se rompre sous le
poids de la neige la plus épaisse. Par ses aiguilles molles, quinées,
et d'un vert brillant, il ressemble beaucoup au pin du lord Wey-
mouth, répandu dans les jardins ; mais les feuilles sont plus abon-
dantes et agglomérées sur le cembro, la cime arrondie par en haut
n'est qu'une masse de feuillage, où aime à se cacher le tétras à
queue fourchue. Ce bel oiseau, plus gros qu'un faisan, s'y dérobe
aux regards; même après l'avoir vu pénétrer dans la cime on ne
peut l'y découvrir ; aussi ne la quitte-t-il qu'à son gré et ordinai-
rement à l'insu du chasseur.
L'écorce du pin cembro, fraîche et verdâtre pendant la jeunesse
de l'arbre et garnie de réservoirs pleins de térébenthine, devient à
la longue sèche et d'un gris roux. Les racines nombreuses, étalées
autour du pied des vieux cembros, s'étendent au loin en éventail,
saillantes à demi et fixant le sol de la manière la plus sûre. Ce sont
les terrains frais qui conviennent d'ailleurs à la forêt de cette es-
sence. Les clairières en sont garnies d'airelles ou de rhododendrons
servant de remise aux tétras, aux chamois, aux lièvres blancs et
aux lagopèdes. L'écureuil et le casse-noix y abondent, picorant les
cônes et cassant l'enveloppe solide des graines pour en grignoter
l'amande. Les indigènes font aussi la récolte de ces fruits recher-
chés faute de mieux dans ces froides régions. La graine, à la coque
plus dure qu'une noisette, ne germe que deux ans après sa chute et
demeure exposée ainsi à toutes les causes de destruction; le jeune
plant reste pendant de longues années faible, grêle et exposé à être
foulé par les bestiaux; aussi la reproduction de ces forêts, une fois
qu'elles ont été réduites à un petit nombre d'arbres, est-elle bien
compromise. C'est de loin en loin, à l'abri d'une roche ou entre les
racines d'un arbre au couvert léger, d'un mélèze par exemple, que
se développent par hasard les derniers représentans de l'essence,
î^ous ne la connaîtrions déjà plus en France sans sa grande longé-
LE RÔLE DES PINS ET DU MELEZE. 669
vite. En outre des raisons culturales, il y a donc dès aujourd'hui
un certain intérêt d'art à conserver nos derniers pins cembros.
Le méUze est aussi un arbre des régions hyperboréennes. Il
forme à lui seul un genre isolé parmi les autres conifères, et il se
rapproche même des bois feuillus par la ramification non verticillée
et par la faculté qu'il a d'émettre une foule de rameaux épars. Ainsi
dans les prairies du Tyrol les mélèzes élagués rez-tronc et en queue
de rat, comme des peupliers pyramidaux, se recouvrent comme eux
de branches nouvelles tout le long de la tige; en certaines forêts
même l'élagage réitéré par intervalles donne l'affouage proprement
dit, le bois de feu, tandis que le corps des arbres n'est exploité que
pour les constructions; cet élagage rend le fût noueux, difforme et
y produit la carie.
Gomme l'épicéa, le mélèze forme de grandes forêts aux limites
de la végétation forestière dans la Russie septentrionale et dans les
grandes Alpes. Il ne se plaît qu'en climat sec et sous un ciel pur.
Dans les Alpes, c'est surtout le versant italien qui lui appartient; en
Russie, c'est dans le nord-est qu'il est indigène, tandis que l'épicéa
se trouve au nord-ouest dans des conditions différentes de climat et
de sol. Le mélèze d'Europe a dans le monde quelques congénères
dont le plus important est le mélèze d'Amérique, connu sous le
nom d'épinette rouge ou de tamarac.
Dans les Alpes françaises, la station de cet arbre est comprise
entre 1,200 et 2,A00 mètres. C'est sur les versans frais, exposés au
nord et à l'est, qu'il est le plus répandu. Sur quelques points en-
core, on peut voir un haut versant couvert de mélèzes depuis le
fond de la vallée jusqu'à la ligne où cesse toute végétation arbo-
rescente : au printemps ils développent leur feuillage au moment
même où la neige disparaît sur le sol à leur pied, la forêt reverdit
graduellement de bas en haut, et il faut parfois un mois entier, de
la mi-mai à la mi-juin, pour que tout le massif ait repris sa ver-
dure; mais alors qu'elle est fraîche et tendre! Sous les mélèzes s'é-
tend un tapis verdoyant semé de fleurs variées ; sur les arbres le
feuillage, du même vert que l'herbe, est orné de fleurs rouges qui
formeront les cônes; dans ces massifs clair-plan tés la lumière ar-
rive de toutes parts, pure et gaie. La vie semble légère comme l'air
des Alpes et rien n'est comparable au calme de ces hautes régions.
La végétation du mélèze est lente. Après un repos de huit mois
elle se réveille pour quatre mois à peine; l'été d'ailleurs est sec et
la chaleur modérée. Les sujets qui gagnent un centimètre de tour
par an sont des arbres d'élite : en général il leur faut environ
deux siècles pour arriver à 1 mètre 1/2 de circonférence; mais ils
ne sont alors qu'à l'âge moyen. Plus tard l'écorce s'épaissit, la flè-
che meurt quelquefois ; l'arbre continue néamoins à grossir. Les
670 REYUE DES DEUX MONDES.
mélèzes d'un mètre de diamètre ne sont pas très rares ; c'est dans
les parties bien abritées contre le vent, dans les cirques par exem-
ple, qu'il faut les chercher. Il y a cjuelques années à peine, on trou-
vait à mi-hauteur, sur le promontoire qui sépare le Guil du torrent
de Riou-Vert, un petit plateau caché tout couvert de grands mé-
lèzes; il appartient au village de Saint-Véran, le plus élevé des Alpes.
Dans ce recoin d'une étendue d'environ trois hectares, qui forment
le Clos Pusset, les tiges avaient en moyenne près d'un mètre de dia-
mètre : c'était un admirable tableau ; mais quelques arbres en ont
disparu. C'est d'ailleurs dans le même canton d'Aiguilles, formé par
la vallée du Queyras, que se trouve en France la masse la plus im-
portante des forêts de mélèze, comprenant de 5,000 à 6,000 hectares.
Cette belle vallée prend naissance au pied du mont Viso et s'ouvre
vers l'ouest pour se refermer, sauf un étroit passage, avant de dé-
boucher sur la Durance. Les prairies du fond de la vallée s'éten-
dent à l'altitude de 1,A00 mètres : le versant exposé au sud offre
de vastes pâturages découverts; sur le versant opposé se trouvent
les forêts. Elles appartiennent aux huit communes de la vallée, dont
quelques-unes, comme Molines et Rlstolas, ont toutes les habita-
tions construites en bois, pourvues de larges balcons, uniformes,
noircies par le temps et d'un aspect sévère.
Le mélèze atteint rarement une hauteur de 30 à hO mètres; or-
dinairement il s'arrête à moitié. Il a souvent la tige un peu courbe,
fortement conique et portant des branches basses ; sa forme est
néanmoins toujours régulière, la forêt en est le plus souvent
pure de toute autre essence. Elle se reproduit avec facilité , bien
que lentement, toutes les fois que le pâturage n'y met point ob-
stacle ; elle envahit raêine au loin les champs incultes et les pâ-
tures délaissées; mais, sous l'action constante des troupeaux qui
séjournent chaque été dans les régions supérieures, elle descend
généralement comme toutes les forêts des Alpes. Dans les Pyrénées,
au contraire, les forêts de hêtre et sapin, broutées par en bas, sem-
blent remonter vers les parties inaccessibles. 11 est fréquent de
trouver dans le haut des forêts de mélèze des arbres morts, parfois
depuis plus d'un siècle, autour desquels il n'est plus de jeunesse
et qui sont les derniers témoins du massif disparu. Dans la vallée
de la Cervieyrette, qui se jette à la Durance au-dessous de Brian-
çon, tout en haut de la Côte-des-Chèvres, forêt du hameau de Terre-
rouge, on voyait il y a vingt ans un mélèze énorme et court, entiè-
rement mort et même ayant perdu toute écorce. A /» ou 5 mètres
du sol se trouvait une grosse branche horizontale, et sur cette
branche morte vivait un mélèze déjà fort, âgé d'environ quatre-
vingts ans, droit et puisant sa nourriture dans le bois en décompo-
sition. Peut-être y est-il encore?
LE RÔLE DES PINS ET DU MELEZE. 671
II.
Le bois des pins est composé d'aubier, d'un blanc pâle, et de
bois parfait, rose ou jaune, qui en forme le cœur. C'est là un pre-
mier fait qui rend très facile la distinction du bois des pins et des
sapins, celui de ces derniers présentant une teinte uniforme et
blanchâtre. L'aubier des pins est aussi mauvais que le cœur en est
bon; chargé de matières azotées, fermentescibles, qui constituent
la réserve alimentaire de l'arbre, il est d'ailleurs très pauvre en ré-
sine concrète. Celle-ci, accumulée dans le cœur du bois, lui donne
une qualité particulière et un aspect caractéristique; sur la coupe
longitudinale, les canaux résinifères forment des lignes allongées,
jaunes ou brunâtres; sur la tranche, ils ressemblent à de la cire
inégalement répartie.
Dans un même pin, la densité de l'aubier peut descendre à 0,4 et
celle du bois parfait s'élevfi'r à 0,8. En raison d'ailleurs de la résine
en excès dans ce dernier, la valeur comme combustible en est alors
plus que double de celle de l'aubier. Comme bois d'œuvre, la diffé-
rence est bien autre; il durera souvent plus d'un siècle, tandis que
l'aubier peut être passé, vermoulu ou pourri au bout d'un an. C'est
donc le bois parfait qui fait la valeur du pin; mais l'aubier reste
toujours fort épais, prenant 6, 8, 10 centimètres sur le rayon. Il
en résulte qu'un pin de faible diamètre n'est guère que de l'aubier,
qu'une tige de grosseur moyenne n'a que moitié de son volume en
bois parfait et qu'il faut de très gros arbres pour faire des pièces
de charpente purgées d'aubier.
Le pin sylvestre, si abondant en Europe, est aussi variable par
la qualité que par la forme et peut servir aux emplois les plus dif-
férens. Mesurant 1, 2, 3, li décimètres de diamètre, il ne donne
que des perches, des poteaux, des traverses, des charpentes ou
des sciages principalement formés d'aubier et bien inférieurs aux
pièces en sapin; mais, dès que le bois parfait est devenu prédomi-
nant, le pin sylvestre fournit du bois d'œuvre dont on peut dis-
traire l'aubier et dont la proportion s'accroît rapidement avec le
diamètre de l'arbre; enfin, dans les conditions de sol et de cli-
mat qui lui conviennent, il élabore un bois exceptionnellement
utile par la force, l'élasticité et la durée. Le pin du nord fait
incontestablement les meilleures mâtures; il fournit des mâts de
première grandeur qui, sous les plus grands efforts, cèdent en
ployant, puis se redressent en fouettant au lieu de se rompre ou
de se déformer, et qui pe-uvent durer de soixante à cent ans tandis
que les mâts en sapin sont hors de service après un voyage sous
les tropiques. Les grandes poutres en bois rouge sont excellentes
672 REVUE DES DEUX MONDES.
pour la construction des ponts, l'établissement des jetées et pour les
travaux hydrauliques. Débité à la scie, le cœur de pin fournit des
madriers de choix pour le revêtement des navires et des planches
admirables pour les parquets ; cependant ces sciages, plus légers
que ceux de chêne, résistent moins bien à l'écrasement. Ce pin
donne aussi des bois de fente qu'on peut obtenir en lames extrême-
ment minces, souples et résistantes, quand il est à grain fm; il se
comporte alors parmi les bois comme l'acier parmi les fers.
Le pin sylvestre de très bonne qualité a des couches annuelles
minces, régulières, dont la zone externe, de teinte foncée, est for-
tement incrustée de résine; il est en outre d'un beau rose et il a un
reflet lustré. Dans toutes les espèces de pin riches en résine, telles
que le laricio, le maritime et quelques exotiques, le bon bois se
distingue par une couleur franche : de là les noms de bois rouge,
de red pine, de yellovu pine, qui servent souvent à les désigner en
les caractérisant (1). Au contraire, les bois de pin blanchâtres, lé-
gers, à peine résineux, sont de mauvaise qualité ou tout au moins
dépourvus de force et de durée; il en est souvent ainsi des pins de
la Suède septentrionale et de ceux du Canada.
Le pin d'Alep ne s'emploie guère en France qu'à l'état d'aubier;
le cœur, s'il n'y fait pas défaut, se trouve ordinairement repré-
senté par du bois gras, surchargé de résine brune, sans qualité.
Certaines espèces, comme le pin de montagne, ont fort peu de ré-
sine concrète et fournissent simplement du bois de menuiserie.
Quelques-unes même ont un bois homogène et léger, doux au cou-
teau, mais sans nerf; ainsi le cembro, qui donne aux populations
de rinn la matière première des madones et des jouets sculptés.
Les diverses espèces de pins ont donc du bois de nature extrê-
mement différente, et malheureusement les arbres de mauvaise
qualité ou de dimensions assez faibles pour entraîner l'emploi de
l'aubier forment la masse des bois de pin, même dans les espèces
d'élite. On les utilise néanmoins à certains emplois, après les avoir
injectés d'un corps antiseptique, tel que la créosote ou le sulfate de
cuivre. Les chemins de fer du midi de la France et ceux du nord
de l'Espagne ont ainsi des traverses en pin maritime : celles-ci s'é-
crasent et durent peu; l'aubier injecté est au bois rouge à peu près
ce que le hêtre est au chêne.
Comme combustible, le bois des pins est préférable aux autres
bois résineux ; néanmoins il reste inférieur au chêne, au hêtre, au
charme et aux autres feuillus à bois lourd. Dans l'état où on le
(1) Le pin austral ou des Florides forme, comme le pin sylvestre de Riga, un type
parfait de bois de mâture. Il s'en trouve encore de beaux représentaus datant de trois
fiièclesldans la forêt du colonel Stewart, située à trente milles environ à l'est de Mo-
bile et renfermant d'ailleurs des matériaux de coûstructiOQ de premier ordre.
LE KÔLE DES PINS ET DU MÉLÈZE. 673
brille, généralement constitué par de l'aubier pour la plus grande
part, le pin sylvestre vaut environ les trois quarts du hêtre.
Le prix des bois de pin varie nécessairement sans limites, comme
la qualité. Peut-être trouverait-on sur le même marché, dans cer-
tains ports, du pin sylvestre en perches à 10 ou 15 francs le mètre
cube et en mâts à ?.00 ou 300 francs. Nous ne connaissons aucun
moyen de classer les pins sylvestres d'après le prix , et il est pro-
bable qu'il n'y en a pas. Le bois en est plus ou moins apprécié
suivant qu'il est plus ou moins en usage dans une région et indé-
pendamment de tout autre fait positif. Ainsi on en fait grand cas
dans l'Allemagne du nord et on le prise peu en France. Dans l'in-
térieur de la Russie, où l'on a chêne et pin, le prix de ce dernier est
environ les deux tiers de celui du chêne.
Les pins livrent encore un autre produit que le bois. Tous laissent
exsuder de leurs plaies la térébenthine, dont on extrait l'essence et
la résine ; tous abandonnent par la carbonisation du goudron et du
brai. Dans la plupart des espèces, ce ne sont là que des produits
secondaires; cependant le pin maritime en Europe et le pin austral
en Amérique ont le privilège de fournir des produits résineux de
premier ordre par l'abondance et la qualité.
A partir de l'âge de trente ans, l'arbre d'or des landes de Gas-
cogne donne chaque année sa récolte, qui découle pendant tout
l'été d'une entaille faite au tronc. Cette quarre, large de 0"',10,
constamment rafraîchie et allongée jusqu'à prendre 2 pieds de hau-
teur en une année, peut s'élever à 10 pieds en cinq ans; elle laisse
écouler annuellement 2, 3, h litres de térébenthine. De nouvelles
quarres succèdent à la première sur les diverses faces du tronc, et
la récolte continue jusqu'à l'âge de soixante ans, où pluiôt jusqu'à
la mort de l'arbre. On rencontre quelquefois de gros et vieux pins
portant une fouie de quarres; il arrive même que les ourles, bourre-
lets intermédiaires, se soulèvent en découvrant d'anciennes quarres
et forment alors au tronc un revêtement tailladé.
Le produit moyen de la pignada, entre la Gironde et l'Adour,
est d'une barrique de gemme à l'hectare, 336 litres, d'une valeur
ordinaire de 75 francs. 11 en résulte un revenu moyen de 50 francs
pour le propriétaire et un salaire de 25 francs pour le résinier. La
forêt de pin maritime étant en rapport pendant la moitié de sa du-
rée, ia résine ajoute ainsi un rendement annuel moyen de 25 francs
par hectare à la valeur du bois, non compris les salaires. C'est un
vrai trésor pour ce pays, misérable et insalubre il y a cinquante
ans, prospère depuis que la culture du pin maritime a été substituée
au pâturage sur la lande rase.
Les menus produits des pineraies consistent principalement dans
TOMB xs. — 1877. ^
(57Û REVUE DKS DEUX 510NDES.
le pâturage et le soutrage. Le premier permet d'entretenir un peu
de bétail, le second n'est autre chose que la récolte des arbustes
croissant en sous-bois et des feuilles mortes gisant sur le sol; il
procure des litières et de l'engrais. Ces produits ont une utilité va-
riable, mais toujours secondaire, et dans une administration bien
entendue il convient de les subordonner à la production ligneuse.
Le mélèze est le meilleur bois des hautes régions. Parmi les rési-
neux, il se distingue par la force, comme le chêne parmi les feuil-
lus; il résiste comme lui à la rupture, à la pression, aux chocs et
aux actions mécaniques en général. Le mélèze des Alpes a une den-
sité de 0,65, supérieure à la densité ordinaire des pins. Imprégné
d'une résine abondante, il est en quelque sorte inaltérable ; il dure
en effet des siècles, soit à l'abri dans les constructions, soit même
au soleil et à la pluie. Quand on a démoli auprès de Briançon l'an-
cien fort des Salettes, qui était construit depuis cent dix ans, on en
a trouvé les bois aussi bien conservés et aussi beaux que lors de la
mise en œuvre. Certains chalets portent sur des poutrelles des
millésimes qui les font remonter à huit ou neuf cents ans. On a
retiré de la Mer du Nord, sur les côtes de la Russie septentrionale,
un navire construit en mélèze , submergé depuis plus de mille ans
et qui avait conservé du bois sain, résistant aux meilleurs outils.
Enfin, en certains cantons élevés où la forêt n'existe plus depuis
un temps immémorial, on trouve encore des souches, des troncs
de mélèze en bon bois , voire même quelquefois un fut desséché,
qui reste isolé, solide sur ses fortes racines et bravant la tourmente.
Les mélèzes qui durent ainsi se sont développés lentement. Dans les
cantons les plus reculés on en rencontre des sujets âgés de cinq
siècles; mais ils disparaissent d'année en année. Cultivé à de basses
altitudes, cet arbre croît vite, dépérit à un âge peu avancé et ne
donne qu'un bois de qualité relativement faible; cependant, en rai-
son de la rapidité de la croissance sous un climat tempéré, on peut
avoir intérêt à le planter dans les sols frais des régions moyennes.
Le bois du mélèze des Alpes est d'une belle couleur rouge. Sous
une écorce extrêmement épaisse il n'a qu'un aubier mince, réduit
quelquefois à un seul centimètre d'épaisseur : c'est là une grande
supériorité du mélèze sur le pin ; mais le bois n'en est pas flexible
comme celui des pins, il conviendrait peu dès lors à la mâture,
exposé qu'il serait à se rompre. C'est avant tout un excellent bois
de charpente; il fait aussi de beaux et bons sciages. Il est des
plus aptes à la cohstruction des wagons de chemins de fer dont il
peut former toutes les parties droites, tandis que le noyer des val-
lées, aussi malléable que le mélèze est rigide, forme les parties
cintrées. Dans les usines et les travaux hydrauliques, le mélèze est
un des meilleurs bois à employer. Il a souvent beaucoup de petits
LE RÔLE DES PINS ET DU MÉLÈZE. 675
noeuds, sains et solides; c'est un inconvénient pour la fente. Cepen-
dant on en fait du merrain pris dans les fûts le mieux filés; les
tonneaux donnent bien au vin un petit goût de résine pendant un ou
deux ans, mais ensuite ils se comportent parfaitement et durent des
centaines d'années. La plupart des futailles des Hautes-Alpes sont
en mélèze; l'usage de ce merrain, naturellement rare, est restreint
aux vignobles des vallées profondes dominés par les forêts.
Les bois des Alpes sont généralement consommés sur place, et il
ne s'en fait pour ainsi dire aucun commerce. Provenant en immense
majorité de forêts communales, ils sont presque tous délivrés aux
habitans à titre à pou près gratuit. Aussi le prix des bois d'œuvre
est-il plutôt nominal ou accidentel que bien réel dans les Alpes
françaises. En 1855, un mélèze déraciné dans la forêt de Saint-
Chaffrey, vers la naissance du torrent de Sainte-Elisabeth, fut mis
en vente par hasard, et par hasard encore il était désiré par deux
personnes, l'entrepreneur des travaux militaires et le propriétaire
de la seule usine du pays. C'était un gros arbre, mort en cime de-
puis longues années et dont la partie sèche avait été brisée par la
chute. Ce fût, d'une longueur de 17 mètres, mesurant encore
2 mètres de tour à la cassure, offrait 7 mètres cubes de bois d'œuvre
sain. Il fut adjugé à 250 francs, et l'on estimait que le débit et la
descente du bois jusqu'à la route de la vallée coûterait pareille
somme ; le prix s'éleva donc à 36 francs le mètre cube de bois rond
dans la forêt et au double environ sur voitures. Ce n'est là qu'un
fait accidentel ; mais ce qui est certain, quant à la valeur intrin-
sèque du mélèze, c'est qu'à l'emploi il vaut le chêne.
Ce bois est un combustible médiocre. Sous le rapport de la puis-
sance calorifique, il est intermédiaire entre le pin et le hêtre; mais il
brûle mal, d'une manière inégale, et il éclate au feu en lançant des
parcelles enflammées; aussi lui préfère-t-on les bois feuillus des
vallées, même le cerisier. Les ramilles de mélèze brûlées sur l'âtre
des chalets font beaucoup de fumée et pétillent vivement en, don-
nant une odeur agréable.
L'écorce jeune sert au tannage des peaux; elle n'est pas riche en
tannin comme celle du chêne, mais elle donne une bonne odeur au
cuir. La térébenthine de Venise provient du mélèze. On l'extrait en
ouvrant à la base de l'arbre, avec une grosse tarière, un trou pro-
fond et incliné de bas en haut ; la résine, abondante surtout dans le
cœur de l'arbre, s'écoule par cette ouverture. L'opération n'est ré-
munératrice que sur les arbres déjà gros ; mais elle les appauvrit,
en abrège la vie et fait perdre au bois ses meilleures qualités. C'est
un petit profit pour une grande perte.
Il n'en est pas de même des produits du pâturage dans les forêts
de mélèze. Le massif est naturellement clair, le feuillage léger, le
676 REVUE DES DEUX MONDES.
sol frais et enrichi par la dépouille annuelle des arbres, qui se dé-
compose vite. Aussi l'aspect de ces forêts est-il ordinairement celui
d'un pré naturel couvert d'arbres. En raison de la lumière vive de
ces hautes régions, les herbes y sont parfumées; elles donnent aux
animaux domestiques ou sauvages, aux vaches ou aux chamois, une
nourriture exquise. Les uns et Jes autres peuvent y vivre l'été sans
trop'nuire à la forêt, si le nombre n'en est pas exagéré. Malheureu-
sement les brebis et les pâtres repoussent les chamois vers les
cimes et les vaches laitières vers les vallées; ils régnent en maîtres
sur les Alpes, dont ils détruisent les forêts et dégradent les mon-
tagnes. Cependant un hectare de bon pâturage peut nourrir une
vache aussi bien que cinq brebis, et il donne dans le premier cas
50 à 60 francs de revenu, dans le second 15 à 20 seulement. La
substitution des vaches aux brebis sur les pâturages alpins offre
donc les plus grands avantages; mais les montagnards sont pau-
vres et habitués au petit bétail; ils manquent souvent et du capital
nécessaire pour se procurer des vaches et du savoir-faire qui per-
met de tirer bon parti du laitage. Ils sont cependant intelligens,
laborieux, économes et bons; mais la pauvreté engendre la misère,
et celle-ci ruine les Alpes.
Le moment paraît arrivé où il est possible de sortir de cette
affreuse situation. Grâce à l'initiative de quelques hommes de cœur
des^ associations pastorales commencent à s'établir dans les Pyré-
nées et dans les Alpes, à l'instar des fndlières qui enrichissent le
Jura par la fabrication des fromages de Gruyère (1). Ces produits,
obtenus du lait de vache et autrement précieux que les fromages
de lait de brebis, se conservent, s'exportent et font l'objet d'un
grand commerce; ainsi l'arrondissement de Pontarlier en obtient
annuellement à lui seul plus de 5 millions de francs. Il était dif-
ficile aux habitans des Alpes de pratiquer cette industrie au fond
de leurs vallées perdues, à des centaines de kilomètres du Rhône
et des grandes voies de transport. Aujourd'hui enfin les chemins de
fer ont pénétré dans l'intérieur des montagnes; Digne et Gap sont
reliés à la France. Par cela seul la situation économique du pays
devient tout autre, et la haute vallée de la Durance peut expédier
ses produits à Paris. Dès lors il est permis d'y espérer la création
de fruitières nombreuses, dont l'établissement sauverait le pays.
IIL
En raison de la situation , les forêts de mélèze et les forêts de
pins autres que les pignadas des landes de Gascogne sont peu ap-
(1) Le lait vaut 20 cent, le litre à la fruitière; dans les Alpes, il ne vaut pas moitié.
LE ROLE DES PINS ET DU MELEZE. 677
parentes et peu connues. Cependant elles occupent une étendue
notable de territoire; en forêts spontanées de ces essences, la
France possède environ 50,000 hectares de mélèzes dans les hautes
vallées des Alpes, et principalement dans les arrondissemens de
Briançon, d'Embrun et de Barcelonnette; 20,000 hectares de pins
de montagne concentrés presque entièrement autour de Mont-
Louis et de Briançon ; 100,000 hectares de pins sylvestres dissémi-
nés par petites masses dans la zone moyenne des Alpes, par lam-
beaux dans la partie méridionale du plateau central et par bouquets
dans les Pyrénées; 30,000 hectares de pins laricio en Corse;
100,000 hectares de pins maritimes dans le Marensin, l'ancienne
forêt d'Aquitaine, et tout autant dans les Maures, l'Esterel et la
Corse; 100,000 hectares de pins d'Alep sur les calcaires de la ré-
gion méditerranéenne, à l'est du Rhône; enfin quelques cembros et
piniers épars, échantillons de ces deux belles espèces. C'est un to-
tal de 500,000 hectares auxquels viennent s'ajouter 600,000 hec-
tares de pineraies créées de main d'honmie, tant en pin maritime
entre le Mans et Bayonne qu'en pin sylvestre dans la France cen-
trale et septentrionale.
Ainsi nos pineraies couvrent une surface qui dépasse 1 million
d'hectares et dont un dixième appartient à l'état, trois dixièmes
aux communes et six aux particuliers; mais la plupart d'entre elles
sont jeunes ou appauvries par des dévastations de toute espèce, et
on ne peut en tirer actuellement que des bois d'œuvre de dernier
ordre par les dimensions et la qualité. La conservation et l'exploita-
tion de ces forêts réclanjent donc des soins dont les plus iraportans
se rapportent à la défense, au traitement et au pâturage.
La défense la plus nécessaire aux forêts est celle qui résulte d'une
clôture , fossé ou mur, difficile à franchir, première garantie de la
conservation des bois partout oii l'homme et les bestiaux accèdent;
mais dans les Alpes les limites mêmes sont indécises et le plus
souvent on ne sait pas oii finit le pâturage, oîi commence la forêt;
celle-ci, comme une armée dont les ailes ont été dispersées, est
compromise de toutes parts. Dans les montagnes à pente rapide, si
l'établissement d'un mur ou d'un fossé n'est pas toujours prati-
cable, il est possible de le remplacer par une clôture suédoise faite
avec des perches inclinées et supportées au gros bout par des pi-
quets disposés en croix de Saint-André. En tout cas, il est indis-
pensable de fixer les limites d'une manière certaine, au moins par
un cordon de pierres ou une banquette de gazons. Une forêt bien
close et mise en ban pendant trente années seulement se retrouve
ensuite bien peuplée, souvent même riche; le sol en est meuble,
les massifs pleins, la végétation développée; chaque goutte de pluie
et chaque rayon de soleil ont travaillé à raméliprer et à l'enrichir.
678 RFVUE DES DEDX MONDES.
C'est ainsi que se rétablissent les forêts dans les contrées dépeu-
plées par la guerre, comme il arriva il y a trois siècles dans les
confins militaires de l'Autriche, après les guerres des Turcs. Au con-
traire, un bois mal gardé et constamment fréquenté s'appauvrit avec
les années; le terrain en est battu, les jeunes plants font défaut,
les arbres subissent des altérations de tout genre, et bientôt, les
forces naturelles réparatrices s'affaiblissant, la dégradation devient
progressive. La pire destinée des forêts, c'est de passer à l'état de
places publiques ou pour l'homme ou pour les animaux qu'il en-
tretient, et le mal est rapide surtout dans les bois résineux, car ils
ne se reproduisent point par rejets de souches.
Le traitement des forêts de pins ou de mélèze est tout autre que
celui des sapinières. Il doit consister principalement dans des
éclaircies, nécessaires au développement des arbres, donnant par
elles-mêmes des produits considérables, procurant d'autre part di-
vers résultats précieux. Ces essences se trouvent mal de l'état de
massif serré ; à hauteur égale, des pins aux cimes pressées dépé-
rissent dès le jeune âge, dès qu'ils ont une force acquise assez
grande pour qu'entre eux la lutte se prolonge. Les pins sont des
arbres de lumière, et à ce point de vue on peut même les ranger
dans l'ordre indiqué par la légèreté relative du couvert qu'ils don-
nent au sol, en commençant par le pin d'Alep, le plus avide des
rayons du soleil, puis par le maritime à la cime échevelée, en finis-
sant par le pin de montagne et le cembro. On ne voit pas les su-
jets de ces essences former, comme les sapins, des massifs étages;
les pins dominés dépérissent ou s'étiolent complètement.
L'étude du pin sylvestre, qui a des exigences moyennes, permet
de se rendre compte des faits. Dans les massifs créés par la nature,
formés de tiges d'âges difîérens et jetées au hasard sur le terrain,
les pins sylvestres d'avenir apparaissent dès les premières années;
ils dépassent les voisins, se garnissent de branches et prennent un
gros pied. Ce n'est que quand ces belles tiges, élargissant leurs
cimes, forment massif entre elles, que l'éclaircie devient vraiment
utile; mais alors ce sont déjà de vraies perches, d'une trentaine
d'années. Les sujets dominés ont joué leur rôle, qui était d'accé-
lérer l'élagage naturel et de couvrir le sol : on peut disposer du
bois qu'ils ont produit; il faut en outre desserrer les cimes qui
se gênent à l'étage supérieur, et c'est là l'essentiel. De trente à
quarante ans l'éclaircie sera répétée trois fois, par exemple tous
les cinq ans; de la sorte on pourra chaque fois desserrer fortement,
mais partiellement, les sujets d'élite en maintenant toujours l'état
de massif nécessaire. Dans les forêts de plaine il n'est pas rare que
ces premières éclaircies donnent en somme 50 à 00 mètres cubes
de bois par hectare, produits divers dont la valeur peut s'élever
LE RÔLE DES PINS ET DU MÉLÈZE. 679
en France jusqu'à un millier de francs. Dans les pineraies créées de
main d'homme, par semis surtout, l'état serré et l'uniformité du
jeune massif exigent des éclaircies plus hâtives, plus difficiles, des
dépressages réitérés, indispensables, mais souvent dangereux pour
les tiges effilées da gaulis.
A partir de l'âge de quarante ans, le perchis de pin, réduit peut-
être à un millier de tiges d'un volume de 200 mètres cubes à l'hec-
tare, entre dans une phase nouvelle. Jusqu'alors le bois produit
n'était que de l'aubier; dorénavant il se forme chaque année du
bois parfait. L'épaisseur de l'accroissement annuel des arbres et
la production du massif diminuent ; le feuillage se raréfie, le sol se
dessèche ou se laisse envahir par une végétation inférieure. Le
traitement à pratiquer dès lors varie suivant les cas. Si les pine-
raies sont destinées à produire de gros arbres, comme elles doivent
l'être en général dans nos montagnes, les éclaircies seront conti-
nuées hardiment et répétées fréquemment; elles pourront donner
en somme autant de bois que les produits principaux du massif ex-
ploité à l'âge de cent vingt, cent cinquante ou cent quatre-vingts
ans. Elles devront respecter la végétation arbustive ou arborescente,
très diverse avec les régions, qui se produira sous les pins; celle-ci
couvre le sol, y maintient la fraîcheur et attire les oiseaux qui font
la guerre aux insectes, les plus grands ennemis des pins.
Au cas oii la pineraie n'est que transitoire, ayant pour objet prin-
cipal de reconquérir le sol à la forêt, de le rendre à des essences
plus précieuses, chêne, hêtre ou sapin, les éclaircies favoriseront le
retour de ces essences en sous-étage à l'abri protecteur des pins.
Les graines apportées par le vent, par les oiseaux ou semées par
l'homme, trouveront là un milieu favorable au premier développe-
ment. Puis, le semis de chêne ou de sapin une fois complet, les
éclaircies isoleront entièrement les pins et enfin les enlèveront, sui-
vant le besoin de la forêt reconstituée, rapidement sur des chênes,
insensiblement sur des sapins. Tel est, en beaucoup de cas, le plus
sûr moyen de rétablir les forêts détruites, à peu de frais, aussi ra-
pidement que possible, en obtenant d'abondans produits. Il en est
ainsi à Fontainebleau et à Ermenonville. Dans cette dernière forêt,
où les exploitations en taillis et les lapins ont fait disparaître le
chêne sur de grandes étendues, les pins sylvestres présentent à
l'âge de cinquante ans, sur chaque hectare, huit cents tiges d'une
valeur de 5,000 francs.
Quand le résultat cherché à l'aide des plantations de pins est
simplement de mettre le sol en valeur, on peut être conduit, en vue
du placement des capitaux, à exploiter à un âge peu avancé pour
livrer ensuite le sol à la culture agricole ou môme pour y produire
à nouveau du pin. Au premier cas, il convient d'exploiter au plus
680 REVDE DES DEDX MONDES.
tard vers l'âge de quarante ans, quand le terrain se trouve enrichi
par d'abondans détritus. Au second , l'exploitation hâtive est ra-
rement à conseiller, et le nmintien des pins jusqu'à l'âge de fer-
tilité assure généralement les revenus les plus avantageux et la
reproduction naturelle des bois. L'un et l'autre cas se présentent en
Sologne pour le pin sylvestre, en Champagne où, sur la craie, il
paraît convenable de préférer le pin noir d'Autriche au pin sylvestre,
et en beaucoup d'autres mauvais terrains.
L'état de massif permet seul d'obtenir toute la production pos-
sible du sol et de former les fûts par l'élagage naturel, qui a lieu
peu à peu et sans dommage, tandis que tout enlèvement de bran-
ches vivantes est nuisible. Cependant le pin niariiime donne lieu
à une exception, motivée par le résinage. Entièrement uniformes
et très denses, les jeunes pignadas provenant de semis artificiels
doivent être éclaircies de très bonne heure, dès l'âge de six ou huit
ans, fréquemment, tous les cinq ou six ans, et de plus en plus fort
jusqu'à vingt ans, de manière à ne conserver à cet âge que six à
sept cents liges à l'hectare. Ensuite on commence à résiner sans
aucun ménagement, avec plusieurs quarres, à mort^ les pifis desti-
nés à disparaître quatre ans plus tard dans la prochaine éclaircie,
deux cents tiges par exemple; à vingt-cinq ans on répète cette opé-
ration, et à trente ans enfin, les arbres ayant la plupart 0'",30 de
diamètre, on ne laisse plus que 250 à 300 pieds par hectare, et on
entreprend le résinage à vie. Le nombre des tiges se réduira encore
et successivement à deux cents et même à cent cinquante vers l'âge
de soixante à quatre-vingts ans, âge auquel on renouvelle la pi-
gnada. Ce n'est pas le nombre des tiges qui importe, c'est l'état isolé
de chacune d'elles, tel que le soleil en éclaire la cime de toutes
parts. Mais dès que les tiges sont isolées, les pins jouissent de tous les
bienfaits delà lumière, et rien ne sert de les espacer de 10 mè'res,
comme on le fait souvent; c'est diminuer le nombre des arbres sans
accroître le rendement de chacun d'eux. En opérant les premières
éclaircies, il est bon d'élaguer les branches basses des tiges con-
servées; on prévient ainsi les nœuds qui se trouveraient sur le fiit
à résiner : l'entaille des quarres et l'écoulement de la résine se font
plus facilement sur les couches de bois continues, qui plus tard ont
recouvert la plaie d'élagage. Mais il est inutile et regrettable d'éla-
guer plus que la hauteur nécessaire aux quarres, qui est de 3 à
h mètres. Le résinage même comporterait plus de modération qu'on
n'en met d'ordinaire; une quarre large de 0"',08 seulement au lieu
de 0'",10 et un repos d'une année après quatre ans de résinage
assureraient aux pins une vigueur, une richesse en résine et une
longévité qu'on leur enlève en les épuisaat. C'est là, quoi qu'il
en soit , une sylviculture à vrai dire artificielle, et les forêts des-
LE RÔLE DES PINS ET DU MÉLÈZE. 681
tinées surtout à produire du bois réclament de tout autres soins.
Dans les montagnes des Maures et de l'Esterel, si souvent dévas-
tées par l'incendie qu'on les a désignées sous le nom de région du
feu, le pin maritime est le précurseur du chène-liége. Celui-ci for-
mant l'essence précieuse à tous égards, le traitement du pin doit
surtout avoir en vue le chêne. Éclaircir fortement les pins pour
que les lièges se produisent en dessous d'eux, enlever en jardinant
tous ceux (jui dominent des chênes, débroussailler le sol de ma-
nière à prévenir les ravages du feu et substituer ainsi graduelle-
ment le liège au pin maritime, tels sont les soins principaux qu'exi-
gent ces forêts, riches d'avenir. On voit combien d'une contrée à
l'autre, dans notre France, le traitement des pins diffère par le but
et les moyens.
La culture du mélèze est très simple. Les semis naturels de
cette essence, irréguliers, souvent ciair-semés, se trouvent sur cer-
tains points très serrés. Ce dernier état est dangereux; la neige,
au lieu de couler à terre entre les tiges, peut alors s'accunmler
sur le jeune niassif et par son poids l'écraser tout d'une pièce. Il
convient donc de desserrer de bonne heure les jeunes mélèzes et
de les maintenir toujours en massif un peu clair. Dès l'âge de qua-
rante ans, les perchis recouvrent une prairie productive, les jeunes
arbres sont alors assez forts pour se défendre contre les bestiaux;
le moment est venu de rendre à ceux-ci un terrain qui donnera
tout à la fois de l'herbe et du bois. Le bois communal de Puy-
Saint-Pierre, futaie de mélèze pur faisant partie des vertes forêts
qui dominent la rive droite de la Guisanne jusqu'aux approches du
col du Lautaret, nourrit pendant l'été les deux cents vaches du vil-
lage, une par hectare. C'est pour la coinmune une ressource des
plus précieuses et aussi indispensable que le bois. La forêt, qui
conserve le sol, et le pâturage, qui permet d'en obtenir des pro-
duits immédiats, sont la en corrélation nécessaire; le traitement en
est facile quand le mélèze est seul et qu'il forme un massif continu.
Il n'en est pas toujours ainsi. Au milieu des âpres rochers du
Briançonnais, entre la Durauce et le Pelvoux, s'élève un contre-
fort séparant les deux vallées secondaires de Largentière et de
Vallouise. C'est une des plus intéressantes régions des Alpes; mais,
pour la découvrir, il faut monter au plateau d'Oréal, qui eu occupe
le milieu à l'altitude de 2,000 mètres. Ce plateau, d'une cen-
taine d'hectares, isolé par les deux vallées latérales, forme le centre
d'un cirque elliptique de 20 kilomètres de longueur, fermé par des
crêtes à. 3,000 mètres. En montant des Vigneaux à Oréal on tra-
verse, au pied d'un escarpement gigantesque, des perchis de pins,
mélèze et sapin, qui forment un excellent mélange. Au col de la
Posierle on voit un perchis de mélèze qui a souffert de l'état serré
682 BEVUE DES DEUX iîONDE'^.
et qui sépare le massif trop clair des Charbonnières du pré-bois
d'Oréal. Ici des mélèzes rares, de toutes dimensions, presque en-
fouis l'hiver dans la neige, sont les débris de la forêt qui couvrait
le plateau. De la tête d'Oréal on embrasse un merveilleux spec-
tacle : vers le nord, des vignes et des pineraies dominées par les
calcaires jaunâtres de la crête des Tenailles, découpée de la façon
la plus bizarre; à l'est, la vallée de la Durance fermée en aval par
le fort de Mont-Dauphin, en amont, par ceux de Briançon; au centre,
par le grand Puy des Aiguillons, qui porte encore sur son sommet,
à 2,500 mètres, le corps droit d'un mélèze mort; au sud, le ver-
sant nord de la crête de Donnillouse, sombre, formé de grès schis-
teux en escalier abrupt, et montrant suspendus à mi-hauteur des
sapins, des cembros, des mélèzes; h l'ouest enfin, le massif j^rrani-
tique du Pelvoux, surmonté des Écrins à A, 100 mètres et étalant
au soleil le glacier du Pré-de-Madame-Garl. Pour bien se rendre
compte de la région et des ressources qu'elle possède, il est néces-
saire de faire au large le tour extérieur du plateau d'Oréal; on y
trouve les plus belles fleurs des Alpes, comme le lis orangé, on y
rencontre les oiseaux rares du pays, bartavelles et tétras à queue
fourchue, souvent même quelques chamois, et l'on descend par le
torrent du Fournel et les raines de plomb de Largentière. Trois mille
hectares de forêts et toutes les essences de nos montagnes, sauf le
hêtre, enrichissent encore le cirque d'Oréal. Là, comme dans pres-
que toutes les forêts des hautes régions, la question à résoudre
est d'exploiter le bois et l'herbe en conservant les forêts et le sol.
Le jardinage ou l'exploitation des tiges prises une à une dans le
massif ne convient pas à des arbres avides de lumière, comme les
pins ou le mélèze. Cependant il serait impossible, sans courir à la
ruine de la forêt, d'exploiter d'ensemble les bois d'une surface un
peu grande sur des pentes très rapides ou vers la limite supérieure
de la végétation. Le jardinage des pins et du mélèze doit se réduire
alors : dans les forêts de protection, à l'enlèvement des seuls arbres
dépérissans; dans les autres, à des coupes fractionnées par petites
trouées. En enlevant plusieurs arbres à la fois sur un même point,
de manière à découvrir deux ou trois ares de terrain, on peut assu-
rer la reproduction des pins de la même manière que le jardinage
le fait pour les sapins.
Mais les exploitations disséminées provoquent le semis partout et
ont par suite l'inconvénient majeur de rendre le pâturage impossible
ou désastreux. C'est une nouvelle et puissante raison qui recommande
dans ces forêts le mode des éclaircies partout où il est possible d'ob-
tenir des massifs continus. Dans les hautes montagnes il convient
de n'exploiter les bois sur un même point que très rarement^
tous les cent cinquante ou deux cents ans par exemple. Dès lors la
LE ROLE DES PINS ET DU MELEZE. 683
mode des éclaircles permet de couceiitrei- les coupes principales pen-
dant une longue période dans un canton, sur une partie de la forêt,
le quart peut-être, en ouvrant au pâturage les trois autres quarts
de l'étendue. Le canton mis en défends sera parcouru d'abord par
des coupes qui enlèveront environ la moitié des arbres formant le
massif: le terrain, s'il est réellement soustrait au pâturage, se gar-
nira bientôt de semis; quand le recrû sera bien apparent, après une
dizaine d'années par exemple, il y aura lieu d'enlever encore une
moitié des vieux arbres conservés, une moitié seulement, de ma-
nière à réduire dans la mesure nécessaire les dégâts de l'exploita-
tion. Les arbres restant ensuite, largement espacés, pourront être
maintenus encore quelque temps sans dommage appréciable et sou-
vent avec profit. Telles sont les conditions principales de l'exploi-
tation des pins en montagne.
En plaine, c'est là aussi ce qu'il y a ordinairement de mieux à
faire. On obtient ainsi la reproduction tout à la fois naturelle et
gratuite ; le premier point est le plus important. Il y a parfois à
prendre quelques soins particuliers. Le sol tassé, acide ou envahi
par la bruyère, se présente-t-il en état peu favorable à la germi-
nal ion? L'extraction des souches et une légère culture super (icielle
et partielle suffiront à procurer le semis immédiat. Il y a mieux
encore: la couverture du sol, aiguilles, feuilles mortes, végétaux
sous-ligneux, recherchée par les populations riveraines, peut être
enlevée au râteau avant la première coupe. Cette récolte a même
une certaine valeur; ainsi dans les environs de Haguenau elle a été
payée jusqu'à 100 francs par hectare; elle suffit d'ailleurs à modi-
fier convenablement l'état du sol. Quand les pins se trouvent mé-
langés d'essences précieuses par elles-mêmes, chêne, liège, épicéa
ou sapin, c'est aux exigences de celles-ci que les exploitations doi-
vent s'adapter. La reproduction de l'arbre à tempérament robuste
et à croissance rapide, pin ou autre, a lieu d'une manière suffisante
entre les jeunes semis de chêne ou de sapin.
Les coupes blanches portant sur de grandes surfaces n'ont donné
nulle part de très bons résultats, bien que la graine des pins soit
ailée. A la suite de ces coupes, le semis se montre rarement com-
plet, ou bien il se fait attendre de longues années, ou enfin il donne
une forêt mal constituée, dépourvue des essences utiles en mé-
lange, formée souvent d'arbres isolés ou épars. En Russie, les dif-
ficultés de la gestion avaient conduit à exploiter à blanc estoc les
immenses pineraies des plaines centrales; on a été forcé d'y re-
noncer malgré des combinaisons bien entendues dans l'assiette des
coupes longues et éloignées l'une de l'autre.
Il est facile de reconstituer les forêts de pin par voie artificielle,
semis ou plantation; mais il est fort difficile de créer ainsi une
084 REVUE DES DEUX MONDES.
bonne forêt, et présentant toutes les conditions de prospérité qiie
réunit le semis naturel. En tout cas, le travail et la dépense sont
alors bien supérieurs aux soins et aux frais que peut entraîner
la régénération naturelle.
Quoi qu'il en soit du mode de traitement, une condition est né-
cessaire à la conservation comme à la reproduction de ces forêts
précieuses à tant d'égards, par le bois, par la résine, par l'herbe
et par les feuilles, par la fixation et l'amélioration du sol, par
l'abri et la protection des cultures et des habitations; c'est l'inter-
diction absolue du pâturage des moutons et des chèvres. Le par-
cours des vaches et des chevaux peut se concilier dans une large
mesure avec l'existence des bois; il n'en est pas de même de celui
des bêtes ovines. Dans telle forêt ouverte aux moutons, on coupe
un certain nombre d'arbres chaque année, et il ne se reproduit pas
un jeune brin; l'époque à laquelle le dernier arbre aura disparu
est par là même déterminée. Ailleurs la ruine est complète : la com-
mune de Contes (Alpes-Maritimes), qui en 1S38 vendait encore un
lot de 4,402 pins, ne possède plus aujourd'hui un seul hectare de
terrain boisé. Ce n'est pas tout encore; après le bois les moutons
usent l'herbe, mettent la terre à nu et l'alTouillent du pied; les
eaux l'entraînent alors, laissant enfin à découvert le squelette ro-
cheux de la montagne. C'est ainsi qu'ont disparu les magnifiques
forêis de la Phénicie et de la Palestine, de la Grèce et de l'Italie,
de l'Espagne et même de la France méditerranéenne (1), contrées
où la nature semblait avoir réuni toutes les richesses de la végéta-
tion pour en faire le berceau de la civilisation chrétienne. Le fer et
le feu ne sont rien en comparaison du mouton; après eux les bois
se reproduisent, après lui la terre est morte. De Madrid à Jérusa-
lem, l'histoire et la géographie répètent : Forêts livrées aux mou-
tons, forêts détruites; montagnes sans bois, montagnes sans vie.
Souvent, il est vrai, la nature met le remède à côté du mal quand
celui-ci n'est point irréparable. C'est ainsi que les pins et le mé-
lèze semblent tout spécialement destinés , parmi les grands arbres
de l'Europe, à la restauration de ses montagnes.
Ch. Broilliard.
(I) La région dé8ol(5e des Corbières comprend 200,000 hectares de terrain entre Car-
cassoQue, Quillao, Narbonne et Perpignan. L'éducation des bêtes à laine en est la
principale industrie, et les bois de toute espèce y sont voués à la destruction. Rien
n'atirihte la vue comme ces montagnes dcuudées, ébouleuses, où s'épanouissent d'in-
nombrables ravins. Eles n'ont plus que 17 habitans par kilomètre carré; sous le cli-
mat fécond des Pyrénées-Orientales, eu pleine France, c'est là un vrai désert.
POÉSIE
A JULES SANDEAU
Al'BKS LA MORT DE SON (ILS.
Ainsi trente ans de pure gloire,
Qui protégeront ta mémoire
Contre l'assaut du temps vainqueur,
N'ont pu de même te défendre
Contre la mort qui venait prendre
La meilleure part de ton cœur?
Que dirai-je, pauvre poète?
Tu pleures, tu courbes la tête,
Brisé par l'effroyable deuil...
Ta douleur devenait la mienne,
Quand je t'ai vu, qu'il t'en souvienne.
Chancelant près de ce cercueil 1
Quoi! forts de leur grandeur passée,
Tes livres, fils de ta pensée,
Vivent et jamais ne mourront,
Quand ton enfant, — quelle ironie! —
xMoins vivace que ton génie,
Meurt la jeunesse sur le front!
68ë REVCE DES DEUX iU>NDËS.
Pourtant ton œuvre est sans souillure,
Et jamais une page impure
Ne mérita ce châtiment.
Veux-tu savoir quel est ton crime?
Pourquoi tu deviens la victime
Du sort qui frappe aveuglément?
Apprends- le donc. J'ai la croyance
Que Dieu choisit pour la soulFrance
Ceux qu'il choisit pour le talent ;
Gomme s'il voulait faire en sorte
Que l'épreuve que l'on supporte
Haussât le cœur en le brûlant!
De même que la foudre injuste,
Pardonnant toujours à l'arbuste,
N'épargne le chêne jamais;
De même que l'énorme tron>be
Quand il lui faut une hécatombe
Ne ravage que les sommets;
En voyant ton front qui dépasse,
L'âpre destin, que rien ne lasse,
Voulut t'écraser sous sa loi ;
Et cherchant ce qu'il pouvait faire,
Il comprit que c'était le père
Qu'il atteindrait le mieux en toi !
Tu l'adorais tant, ce jeune homme!
Et comme il t'admirait! et comme
L'un de l'autre vous étiez fiers!
Lui de ton œuvre glorieuse,
Toi de la course audacieuse
Qu'il faisait par delà les mers!
« — Mon fils, l'officier de marine !.. ;>
Tu le disais, et ta poitrine
687
Se gonflait de joie et d'orgueil...
Las! que reste-t-il à cette heure?
Il reste une mère qui pleure,
Une tombe, — et le père en deuil !
Ah ! n'attends pas que je te dise,
Devant le sanglot qui te brise
Un seul mot pour te consoler ;
Mais pense à Dieu, le Dieu qui t'aime,
Car il te bénit, alors même
Que sa main semble t'accabler.
Incline-toi sous la tempête :
Dans la souffrance le poète
Ne se console qu'à prier.
Ce sont les volontés divines...
Toujours les couronnes d'épines
Près des couronnes de laurier !
Ar.BERT DivLE-n,
Mars 1817.
LES MEMOIRES
PRINCE DE HARDENBERG
II.
APRÈS lÉNA.
M. de Moltke disait un jour, avec cette gravité modeste qui est chez
lui à la fois une vertu et une attitude : « Nous ne savons pas encore
ce que vaut réellement notre armée, car nous n'avons pas encore été
battus. » La défaite est la pierre de touche des armées; les victorieux
se ressemblent tous plus ou moins. Pendant la guerre de sept ans,
les soldats du grand Frédéric avaient remporté d'éclatantes victoires et
souffert de terribles désastres; Rosbach leur avait fait peut-ê're moins
d'honneur que la solidité qu'ils montrèrent au lendemain de Hochkirch
et de Kunnersdorf. En 1806, on put croire que la Prusse avait dé-
sappris non-seulement la stratégie et la tactique, mais ces vertus pro-
pres à l'homme de guerre qui réparent ou ennoblissent les grands
malheurs. 4près avoir décidé de prendre l'offensive, on avait changé
d'idée et perdu trois semaines l'arme au pied, attendant les Français,
dont on ignorait les projets et les mouvemens; l'art de reconnaître l'en-
nemi et l'art de le tromper étaient alors des arts français. Les généraux
du roi Frédéric-Guillaume III s'étaient laissé surprendre, ils avaient
(1) Denkwiirdigkeiten des Staatskansîers Fiirsten von Hardenberg, herausgegeben
von Leopold Ranke; Leipzig, Duncker et Humblot, 1877, 4 vol. in-S".
LES MEMOIRES DU PRINCE DE HARDENBERG. 689
été battus, et, ce qui est plus grave, dès leur premier revers ils avaient
perdu la tête ; la défaite s'était tournée en déroute, la déroute en dé-
bandade.
L'Europe demeura stupéfaite; elle s'était accoutumée à considérer la
Prusse comme l'état militaire par excellence, et elle ne se trompait
point, s'il faut entendre par là un état dans lequel l'armés prend une
part considérable au gouvernement. Les généraux prussiens avaient la
haute main sur tout, ils exerçaient une foule de fonctions civiles, ils in-
tervenaient dans toutes les affaires, jusque dans la perception des im-
pôts, dans l'administration des cités et des bourgs. La paix leur offrait
beaucoup de carrières lucratives et plus de moyens de faire fortune que
la guerre; l'officier thésauriseur était la plaie de la Prusse, et l'officier
qui thésaurise oublie bien vite son métier et avec son métier ces vertus
professionnelles du soldat qui sont les plus belles de toutes. La monar-
chie du grand Frédéric était tombée dans les mains d'un mandarinat
militaire, qui lui avait fait beaucoup de mal. Les mandarins s'occupent
surtout de compter leurs boutons, d'en accroître le nombre, et de faire
leur chemin ; ils sacrifient les grandes choses aux petites et s'imaginent,
que c'est la pédanterie qui gagne les batailles; ils sont à cheval sur le
règlement, ils multiplient les formalités et les écritures, et ils ne s'abs-
tiennent pas toujours « de ces procédures obliques, de ces malignes
subtilités que l'avarice a introduites dans les affaires. » En 1806, les
mandarins contribuèrent plus que personne aux foudroyantes victoires
de Napoléon ; ils furent les complices involontaires de son génie et du
malheur de leur pays. Le soldat était brave et fît son devoir; mais la
bravoure du soldat ne produit tous ses effets que lorsqu'elle est accom-
pagnée de confiance dans ses chefs. Il avait démêlé tout de suite que
ses chefs étaient incapables, que, dans la crainte de faire des fautes, ils
avaient pris le parti de ne rien faire. Ils lui donnaient des ordres inco-
hérens suivis de contre-ordres, ils le fatiguaient par des marches et des
contre-marches, et d'avance il se sentait vaincu. Hegel avait vu tour à
tour entrer à léna les Prussiens et les Français. Il n'était pas payé pour
vouloir du bien aux Français, qui envahirent son logement. Il avait
dû céder la place à ces hôtes indiscrets; emportant dans sa poche les
derniers feuillets du manuscrit de la Phénoménologie, il avait cherché
un asile chez des amis. A son retour, il trouva beaucoup de désordre
dans son cabinet de travail ; ce qui l'affligea sensiblement, c'est qu'on
lui avait enlevé son encrier et ses plumes. 11 en demanda une à l'un de
ses voisins, et ce fut avec cette plume empruntée que la veille de la
bataille il écrivit à son ami Niethammer : « Comme moi, tout le monde
ici fait des vœux pour le succès de l'armée française, et ces vœux se-
ront sûrement exaucés, vu l'énorme supériorité de ses chefs et de ses
soldats sur les soldats et les généraux prussiens. »
TOME XX. — 1877. 44
690 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans un endroit de ses Mémoires , Hardenberg se reproche d'avoir,
comme tant d'autres, trop présumé de l'armée prussienne; mais il im-
pute les revers écrasans qu'elle essuya moins à elle-même qu'à l'impé-
riiie de ceux qui la commandaient , et surtout à l'étourderie criminelle
d'un gouvernement qui se croyait prêt et ne l'était pas. « Non-seulement
on avait commencé la guerre sans avoir conclu la paix avec l'Angleterre
et la Suède, sans être certain que la Russie entrerait prochainement en
ligne, sans s'être assuré la coopération de l'électeur de Hesse; on n'a-
vait pas même prévu l'éventualité d'une défaite. Les forteresses n'a-
vaient pas été mises en état de défense ni pourvues des approvisionne-
mens nécessaires. Les troupes de la Prusse orientale et méridionale
n'étaient pas encore sur le pied de guerre. Les bataillons de réserve»
sorte d'armée territoriale dont on avait beaucoup parlé et sur laquelle
on avait beaucoup écrit, n'étaient pas organisés. » Rien n'est plus
imprévoyant que la médiocrité , et la médiocrité gouvernait la Prusse.
Le 30 octobre 1806, la grande-maîtresse de la cour, la comtesse de Voss,
écrivait dans son journal, qui a été récemment publié : « L'irrésolution,
l'aveuglement, l'incapacité, qui régnent dans les plus hauts postes et
même dans l'entourage du roi, voilà notre plus grand malheur (1). »
En énumérant les diverses circonstances qui furent fatales à la Prusse,
Hardenberg remarque combien il est fâcheux pour une armée d'avoir à
sa tête un souverain qui ne sait pas la guerre et qui, incapable de com-
mander, impose au commandement la gêne de sa présence, de ses dé-
cisions et de ses indécisions. Frédéric-Guillaume III ne savait pas la
guerre, mais il se piquait de l'apprendre. On raconta plus tard à Saint-
Pétersbourg que, pendant les conférences de Til:^itt, Napoléon lui dit
brusquement : — Sire, éludiez -vous toujours la tactique? — Le roi porta
le doigt à son chapeau comme un grenadier qui salue et répondit: —
Oui, sire. — « Napoléon, lisons-nous dans les Mémoires, aurait eu moins
facilement gain de cause si le duc de Brunswick, bien qu'il ne fût pas
un homme de génie , avait eu les mains libres, s'il avait pu conduire
les opérations à sa guise, ou, mieux encore, si l'on avait donné le com-
mandement au prince de Hohenlohe. » Mais le roi était Kà, on intriguait
beaucoup autour de lui, et le généralissime ne pouvait rien entrepren-
dre sans avoir obtenu son aveu et celui de ses adjudans. On tenait
conseil de guerre sur conseil de guerre, on perdait son temps en discus-
sions, et les discussions intempestives sont une des portes par les-
quelles les grandes catastrophes font leur entrée dans ce monde. Il y a
quelques années, le prince impérial , causant des tristes événemens de
1870 avec un ancien ministre de son père, lui disait : —Dès l'ouverture
(1) Neunundsechzig Jahre am preussischen Hofe, aus don Erinnerungea der Obcr-
hofmeisterin Sophie Marie Gràfîû von Voss, Leipzig, 1876.
LES MÉMOIRES DD PRINCE DE HARDENBERG. 691
de la campagûe, j'ai cru deviner que les affaires iraient mal. On faisait
venir tous les aides-de-camp les uns après les autres, on ne les écoutait
qu'à moitié et on s'embrouillait dans les ordres qu'on leur donnait.
Quelquefois on en rappelait un et on l'interrogeait de nouveau sans se
souvenir qu'on l'avait déjà appelé et qu'il avait déjà répondu.
ilardeuberg signale encore une maladie morale qui sévissait dans
l'armée prussienne et qui n'a pas été étrangère à ses désastres. Au lieu
de s'occuper de leur métier, les généraux avaient la manie, la fureur
de faire de la politique, et c'est une question de savoir qui est le plus
dangereux du général politiqueur ou du général thésauriseur. Le mal
datait de loin. Dès 1794, on avait remarqué que « l'état-major prussien
offrait l'aspect d'une petite république militaire, » où chacun réglait à
sa façon et le plus souvent au gré de ses intérêts les affaires de la
Prusse et de l'Europe. L'armée du Rhin faisait à la fois concurrence et
opposition à la diplomatie de Frédéric-Guillaume II; elle avait décidé
que tant que l'Angleterre suspendrait le paiement de ses subsides, la
Prusse s'occuperait de conclure la paix avec la France à l'insu et sans l'a-
grément du roi; le quartier-général ouvrit des négociations secrète» avec
la république, par l'entremise d'agens qui recevaient leurs instructions
du feld-maréchal Mœllendorf et du général Kalckreuth. Hardenberg se
plaignait que le feld-maréchal eût fait école; lespolitiqueurs pullulaient,
et leur politique intéressée, aussi bavarde que pusillauiine, énervait les
volontés et les courages.
Le duc de Brunswick, dont les cheveux blancs étaient réservés à la
plus cruelle épreuve, n'était pas exempt du travers pernicieux que Har-
denberg dénonçait et déplorait. Il avait l'esprit courtisan et il aimait à
poUtiquer. — Dis-moi ce que tu portes avec toi et je te dirai qui tu es,
pourrait-on dire à un général, et il est certain que les bagages sont
pour quelque chose dans la perte des batailles. Quand la garde russe
quitta Saint-Pétersbourg pour aller rejoindre Benningsen, on réduisit
chaque cornette à trois chevaux, et on décida que les officiers u'auraien,
qu'un chariot entre trois. Cela n'empêcha pas le comte Potocki d'emporter
à sa suite 50 coqs d'Inde, 50 poulardes, 80 kilogrammes de bouillon en
tablettes, un énorme flacon de vin de Bordeaux. Les dindes étaient vi-
vantes, et on prétendit qu'elles s'étaient distinguées en criant aussi haut
que les soldats : Vive l'empereur! Le duc de Brunswick n'avait pas de
coqs d'Inde avec lui, mais il emmenait parmi ses bagages une actrice,
un Genevois et un émigré français. L'actrice était M'^'^ Duquesnoy, le
Genevois se nommait Gallatin; il se piquait de posséder tous les secrets
des cabinets, et le duc le considérait comme son ministre des affaires
étrangères. L'émigré français était M. de la Maisoafort, qu'il avait pris
également à son service diplomatique, et, peu de jours avant la bataille,
ce clairvoyant personnage disait eu parlant du comte Haugwitz : « C'est
692 REVUE DES DEUX MONDES.
la perfection de la politique. » Est-ce la faute de son actrice, de son
Genevois et de son émigré, si le généralissime de l'armée prussienne a
été battu par Davout à Auerstaedt? On peut en douter, mais sûrement
ils ne l'ont pas aidé à vaincre. Avant de se battre, le duc s'occupait de
savoir ce qu'il faudrait exiger de Napoléon si on était vainqueur, ce
qu'il faudrait lui accorder si on était vaincu. Il discutait la question
avec Gallalin et M. de la Maisonfort; apparemment M"*^ Duquesnoy ne
disait mot, on ne l'avait pas fait venir pour causer.
Le duc de Brunswick fut atteint au visage par un biscaïen ; sa bles-
sure était mortelle, il ne put traiter avec Napoléon. D'autres s'en char-
gèrent à sa place. « Il est triste d'avoir à remarquer, écrivait Hardenberg,
que, dans tonte cette période de notre histoire, les militaires qui exer-
çaient de l'influence furent ceux qui montrèrent le moins d'énergie et
se laissèrent le plus facilement abattre. » Ce furent les adjudans du roi,
les généraux de Zastrow et de Kœckritz, qui, le jour même de la pre-
mière défaite, décidèrent le roi à négocier, à dépêcher sans retard au
vainqueur le comte Dôhnhof pour lui remettre une lettre par laquelle
Frédéric-Guillaume III lui représentait qu'il se serait perdu d'honneur
s'il avait cherché à éviter ou à différer la lutte, que ses troupes avaient
prouvé leur vaillance, qu'il ne lui restait plus qu'à prier l'empereur de
renouer avec lui son ancienne liaison d'amitié. Cette lettre avait été
écrite cinq jours après la publication du manifeste qui dénonçait Na-
poléon à la haine de l'Europe. « Il semblait qu'on n'avait point eu de
raisons sérieuses de déclarer la guerre, qu'il ne s'agissait que d'une
question de point d'honneur, désormais vidée par un duel au premier
sang. » Et c'était à Napoléon P*" qu'on adressait ces propositions, à
l'homme qui tenait dans sa main de fer a les dés de fer du destin. » On
lui demandait de pardonner à ses ennemis d'un jour; il faisait mieux
que de leur pardonner, il les aimait tendrement comme le faucon aime
la proie qu'il dépèce, et il avait déjà dépecé la Prusse dans sa pensée.
Le 18 juillet 1870, un clairvoyant diplomate français écrivait à son gou-
vernement : « Personne à Berlin ne doute du succès, et la conquête de
l'Alsace y est envisagée par avance comme un fait accompli... Je ne
saurais trop conjurer le gouvernement de l'empereur d'aviser dès à pré-
sent aux moyens de défense les plus extrêmes et de nous préparer moins
à une campagne sur le Rhin qu'à une lutte à outrance, jusqu'au cou-
teau. )) Bientôt après, ce diplomate si perspicace, à peine de retour à
Paris, disait à un ministre : « Je crains que la partie ne soit pas égale
entre nous et la Prusse; il me semble que nous nous préparons à une
passe d'armes, après laquelle nous aurons hâte de négocier; la Prusse en-
tend faire la guerre à fond, et c'est de notre existence qu'il s'agit. » Les
sages ont rarement le bonheur d'être écoutés. En 1870, la France a com-
mis la même faute que la Prusse en 1806; elle ne connaissait pas son
LES MÉMOIRES DU PRINCE DE HARDENBERG. 693
ennemi, et de toutes les sciences c'est la plus nécessaire. Un curieux s'a-
visa un jour de questionner M. de Bismarck sur ce qui s'était passé entre
lui et Napoléon lll au cours de l'entretien qu'ils avaient eu ensemble
après Sedan, « dans une très petite chambre, garnie pour tout meuble
d'une table et d'une chaise. » Après un instant de silence, M. de Bis-
marck répondit en riant : « Figurez-vous qu'il croyait à notre généro-
sité! » Napoléon I" avait fait probablement une réflexion de ce genre
quand le comte Dohnhof lui remit la lettre ou le placet de Frédéric-
Guillaume III.
Les batailles d'Iéna et d'Auerstœdt et leurs terribles conséquences
dessillèrent les yeux de tous les Prussiens qui n'étaient pas des aveugles-
nés. Ils découvrirent que leur pays était malade, qu'on ne pouvait le
sauver que par les grands remèdes ou que, pour mieux dire, il fallait
refaire la Prusse. Dans cette jeune et glorieuse monarchie encore pleine
de la gloire du grand Frédéric, moins de cinquante ans après cette mer-
veilleuse bataille de Lissa oii trois heures avaient suffi à 36,000 Prus-
siens pour mettre en pleine déroute 80,000 Autrichiens commandés par
le général Daun, on vit une armée passer en quelques jours d'une con-
fiance excessive en elle-même à un découragement sans exemple, des
officiers saisis de terreur panique, une infanterie rompant ses rangs,
des cadres qui se dégarnissaient d'heure en heure, les soldats jetant
leurs armes, les routes jonchées de fasils et de canons, un escadron se
livrant à la merci de trois hussards qui l'emmènent prisonnier de guerre,
des forteresses du premier ordre ouvrant leurs portes sans coup férir,
la place de Stettin, munie d'une nombreuse garnison, d'une immense
artillerie, se rendant à la sommation que lui adresse un officier de ca-
valerie légère. « Puisque vos chasseurs prennent des places fortes,
écrivait Napoléon à Murât, je n'ai plus qu'à licencier mon corps du génie
et à faire fondre ma grosse artillerie. » Hardenberg comparait cette
lamentable déroute à celle d'un troupeau sans bergers, poursuivi par
des loups ravissans. L'armée française ne rencontra aucun obstacle sé-
rieux dans sa marche oblique, dont le succès fut si complet que l'armée
prussienne, comme l'a dit l'historien du Consulat et de VEmpire, « con-
stamment débordée pendant une retraite de 200 lieues, de Hof à Stet-
tin, n'arriva à l'Oder que le jour même où ce fleuve était occupé, fut
détruite ou prise jusqu'au dernier homme, et qu'en un mois le roi d'une
grande monarchie, le second successeur du grand Frédéric, se vit sans
soldats et sans états. »
Ce monarque sans soldats et sans états était un de ces souverains
que le malheur grandit. Hardenberg le traite quelque part d'homme
monosyllabique. Les rois qui ne parlent que par monosyllabes font
d'ordinaire bonne figure dans l'infortune. Depuis qu'il eut rejeté l'ar-
mistice du 16 novembre 1806, Frédéric-Guillaume III montra une rer-
695 REVtJE DES DEUX MONDES.
sévérance, une fermeté de caractère qui lui concilièrent l'estime et la
sympathie de l'Europe. Après la bataille d'Eylau, résolu à faire jusqu'au
bout cause commune avec la Russie, il refusa la paix séparée que lui
offrait le vainqueur, et quand il eut, après Friedland, la douleur de voir
le tsar, son allié, faire bon marché des intérêts prussiens et se jeter dans
les bras de Napoléon, il sut encore se taire; il se résigna, ii accepta
courageusement son affreuse situation. L'œuvre de Frédéric II était dé-
truite; la Prusse perdait ses provinces allemandes jusqu'à l'Elbe et ses
provinces polonaises, elle était réduite à cinq millions d'habiîans, elle
avait à payer une lourde contribution de guerre, elle se demandait si
elle réussirait à se mettre en règle avec son créancier et à reconquérir
sur lui sa capitale. Le destin, si dur pour Frédéric-Guillaume III, répara
ses rigueurs en lui faisant le plus précieux de tous les dons : il lui pro-
cura des hommes de cœur et d'intelligence, capables de rétablir ses
affaires. Ils eurent le courage de tout dire, et le souverain eut le mérite
de les écouter. Cho~e singulière, ces hommes providentiels étaient pres-
que tous des étrange-rs. Le baron de Stein, cet intraitable libéral, dont
l'écorce rude cachait une âme chaude, un esprit enth^yusiaste et un sens
pratique peu commun, était né à Nassau. Scharnhorst, qui réorganisa
Tarmée et qui unissait une démarche indolente, un langage embarrassé
à une grande netteté d'idées et à la vigueur de la volonté, était Hano-
vrian comme Hardenberg. Niebuhr était Danois. Altenstein, qui fit tant
pour relever l'enseignement, Altenstein qui plus tard donna Hegel à la
Prusse, était un Franconien, né à Ansbach, dans lô temps où Ansbach
n'avait pas encore été cédé par ses margraves à Fré léric-Guillaume II.
Ces étrangers avaient épousé la Prusse, sans épouser les préjugés
prussiens. Ils sapèrent par les fondemens le régime des mandarins, ils
furent les régénérateurs de leur patrie d'adoption, à qui leur nom est
demeuré cher.
La comtesse de Voss, cette grande-maî.resse de la cour de Prusse que
nous avons déjà citée, vit à Tilsitt l'empereur N ipoléon; elle eut l'hon-
neur de causer avec lui. A la date du 6 juillet 1807, elle consignait dans
son journal l'impression que lui avait faite le grand homme, et elle
s'exprimait eu ces termes : — « Il est étonna ument laid; il a le visage
gras, bouffi, basané. Avec cela, il est corpulent, petit et tout à fait sans
prestance; il a de gros yeux rond.^, qu'il roule d'une m.anière sinistre.
L'expression de ses traits est la dureté, on dirait l'incarnation du succès.
Toutefois sa bouche est bien taillée, et ses dents sont belles. » Hegel, qui
avait vu Napoléon traverser les rues d'iéna pour aller faire une recon-
naissance, n'avait point songé à le trouver laid, et, avec sa naïveté de
grand penseur et de philosophe de génie, il écrivait à Niethammer : —
« C'est une étrange sensition que d'apercevoir devant soi, assis sur un
cheval, l'homme du destin, qui porte en lui l'âme du monde, die Welt-
LES MÉMOIRES DU PRINCE DE HARDENBERG. 695
seele. » Les philosophes ont une autre façon de voir les choses que
les grandes- meîiresses de cour. Gomme Hegel, les hommes d'état
prussiens qui approchèrent de Napoléon à Tilsitt étaient philosophes à
leur manière, ils avaient lu Kant; ils crurent reconnaître sur le front du
vainqueur d'Iéna la marqué « d'une incontestable supériorité et d'une
énergie irrésistible. » Le 5 juillet 1807 , Altenstein écrivit à Schôa :
« Non, vous ne déîruirez pas cet homme. Ce fut là ma pensée quand je
le contemplai au milieu de son entourage. Il est envoyé de Dieu pour
écraser ce qui est faible et pour réveiller ce qui est fort, er ist von Golt
gesandt, die Schwàche zu zermalmen und Kraft zu erregen. » Hardenberg
pensait à peu près comme Altenstein. Il esiimait que les malheurs de la
Prusse n'étaient pas un accident, qu'elle les avait mérites p'ir ses fautes;
il voyait dans l'incomparable capitaine qui l'avait vaincue un grand jus-
ticier, revêtu d'une mission divine. Cette mission consistait à réduire en
poussière les institutions décrépites et les états vermoulus, à susciter
partout des forces vives, qui un jour se retourneraient contre lui et le
vaincraient. Le monde pourrait à la rigueur se passer des grandes-mi.î-
tresses de cour; mais heureux sont les pays qui à l'hfure des cata-
strophes possèdent des politiques nourris de la lecture de Kant, des phi-
losophes instruits dans la politique , et non moins heureux sont les
princes qui ont d'habiles médecins et le courage de se laisser amputer
un membre quand la gangrène s'y est mise. Frédéric-Guillaume III
n'était pas un génie, Napoléon le traitait de médiocre caporal; mais ce
caporal savait profiter des leçons de l'expérience et sacrifier ses pré-
jugés au bien public. II se prêta à l'essai des grandes mesures, des
grandes réformes, qui seules pouvaient restaurer son royaume épuisé,
saigné à blanc.
Napoléon l'avait mis en demeure de congédier Hardenberg, de se
priver de ses services. Il en coûtait au roi d'éloigner de lui ce sage
conseiller; mais il se réservait le droit de le consulter en secret, et il le
pria de lui donner par écrit son avis sur la réorganisation de la monar-
chie. Ce fut à Riga, au mois de septembre 1807, que Hardenberg, après
en avoir conféré avec ses amis Altenstein et Niebuhr, rédigea un mé-
moire de près de 100 pages, qui vient d'être publié pour la première
fois et dans lequel il passait en revue toutes les réformes à opérer; il
y ébauchait la Prusse de l'avenir, laissant à d'autres le soin de dégrossir
l'ouvrage. Une partie de ce mémoire pourrait être intitulée : « Ce que
les Prussiens doivent apprendre de leur vainqueur. » Les principes de la
guerre, de l'administration, de la diplomatie, l'art de s'informer, l'art
d'étudier les cours et les peuples étrangers par l'entremise d'agens, de
commis-voyageurs en politique ou d'espions militaires, voilà ce que la
France savait alors et ce que la Prusse ne savait plus. Mais Napoléon
avait autre chose encore à apprendre à ses ennemis ; la révolution fran-
696 REVUE DES DEUX MONDES.
çaise l'avait chargé d'enseigner au monde à coups de canon les idées
égalitaires. — « Ces idées font sa puissance, écrivait Hardenberg. La
révolution a renouvelé la France, elle y a détruit les vieux préjugés,
les vieux abus, et réveillé des forces endormies. La puissance de ces
idées est si grande que l'état qui refuse de les accepter sera contraint
de les subir ou se verra condamné à périr. » Aussi demandait-il avant
tout la refonte des institutions civiles, l'abolition des privilèges, des
servitudes féodales, l'émancipation du paysan, l'égalité de toutes les
classes devant la loi et devant l'impôt. — « Nous devons accomplir,
disait-il, une révolution dans le sens bienfaisant du mot et travailler au
perfectionnement de l'humanité, non par des mesures violentes, mais
par la sagesse de ceux qui nous gouvernent ; tel est notre but, notre
principe dirigeant. Établir les principes démocratiques dans un état
monarchique, voilà ce que l'esprit du siècle exige de nous. Quant à la
pure démocratie, nous pouvons l'ajourner à l'an 2hhO, si tant est que
la pure démocratie soit faite pour l'homme. »
Les réformateurs politiques de la Prusse en 1807 voulaient emprunter
à Napoléon tout ce qu'il avait de bon et d'utile à leur donner; mais ils
n'entendaient pas se faire ses plagiaires ou ses copistes. Un copiste est
toujours un satellite, et le plus cher désir de Hardenberg était de mettre
son pays en état de reconquérir son indépendance. Napoléon écrivait de
Tilsitt à son frère Jérôme, dont il allait faire un roi de Westphalie : « Mon
intention, en vous établissant dans votre royaume, est de vous donner
une constitution régulière qui efface dans toutes les classes de vos peu-
ples les vaines et ridicules distinctions. » Si la Prusse s'était contentée
d'accepter les principes égalitaires de la révolution et d'abolir les dis-
tinctions vaines et ridicules, elle n'eût différé en rien de ce royaume
de Westphalie, formé de ses dépouilles, qu'on venait de lui donner pour
voisin. Il importait à Hardenberg, comme au baron de Stein, que les
deux royaumes séparés par l'Elbe ne pussent être confondus l'un avec
l'autre et qu'on distinguât à première vue un Prussien d'un vassal de
Napoléon. Il avait compris que le vrai patriotisme suppose un esprit
public, et qu'il n'y a d'esprit public que chez les peuples qui font eux-
mêmes leurs affaires. Il sentait la nécessité d'écarter les mandarins,
d'accoutumer la nation au self-government, de lui donner les libertés
municipales les plus étendues, de créer partout des corps électifs,
d'instituer des diètes provinciales et même des états -généraux. Ces
réformes furent exécutées au jour le jour, pièce à pièce, et quand Har-
denberg fut devenu chancelier, on put lui reprocher de n'avoir pas
rempli tout son programme; c'est la gloire de Stein de ne s'être jamais
démenti.
En 1807, la Prusse ressemblait à un propriétaire qui a perdu dans
un procès calamiteux la moitié de son bien, et qui, sous peine de mou-
LES MÉMOIRES DU PRINCE DE HARDENBERG. 697
rir de faim , est tenu de faire beaucoup produire, beaucoup rapporter à
ce qui lui reste; la culture intensive est la suprême ressource des pro-
priétaires dont on a écorné le patrimoine. C'est à dater de 1807 que la
Prusse est devenue le pays de l'Europe où le gouvernement s'occupe le
plus des particuliers, soit pour les élever, pour les instruire, soit pour
leur imposer des sacrifices souvent fort onéreux, ce qui est encore une
manière de travailler à leur éducation. Dans son mémoire, Ilardenberg
proposait et réclamait en principe ces deux grandes institutions, qui ont
transformé la monarchie du grand Frédéric, à savoir le service militaire
universel et l'instruction primaire obligatoire. En les adoptant, la Prusse
allait devenir, comme il le désirait, une monarcliie de droit divin repo-
sant sur des institutions démocratiques , car rien n'est plus démocra-
tique que le service universel et que l'enseignement obligatoire. Napo-
léon était loin de se douter que la conséquence de la bataille d'iéna
serait de créer un peuple où tout le monde saurait lire et écrire, et où
tout le monde serait soldat.
Comme Hardenberg, Altenstein comprenait tout ce que peut le maître
d'école, non-seulement pour guérir un peuple de l'ignorance et de la
superstition, mais pour développer en lui les vertus civiques. Ces ré-
formateurs de 1807 avaient l'esprit libre et généreux; ils s'occupaient
d'élever des Prussiens, ils voulaient en même temps que ces Prussiens
fussent des hommes. Altenstein rédigea, lui aussi, un mémoire, dont
M. Ranke cite quelques fragmens. Nous y lisons que ce n'est pas l'é-
tendue de son territoire qui fait un grand peuple, qu'une nation dimi-
nuée et mutilée peut encore aspirer à la première place, si elle travaille
plus que les autres à l'éducation du citoyen, à l'ennoblissement de l'in-
dividu par l'instruction, au progrès de l'humanité, dont la raison est le
bien suprême. Altenstein et Hardenberg jugent, l'un et l'autre, que, pour
accomplir cette glorieuse entreprise, l'état doit appeler la religion à son
aide et lui faire sa place dans l'école; mais la religion telle que l'en-
tendent ces disciples de Kant n'est pas un dogmatisme à formules ni
une dévotion à petites pratiques. — « L'essence de la religion, disait
Hardenberg, consiste à envisager la vie comme l'apprentissage d'une
autre existence, dont le pressentiment est en nous; elle consiste dans
le commerce avec l'idéal, qui nous initie à cette |existence meilleure,
dans nos rapports intimes avec l'être incompréhensible que nous appe-
lons Dieu, dans la foi à l'immortalité de l'âme, dans l'assurance que
notre destinée fait partie d'un plan qui embrasse l'univers. » Il voulait
que l'état s'employât de tout son pouvoir à la propagation de l'idée re-
ligieuse, mais qu'il eût un respect infini pour les franchises de la con-
science, qu'il s'abstînt de prendre parti pour aucun système, pour au-
cune secte, qu'il autorisât toutes les recherches de la critique, même
ses indiscrétions, et le libre exercice de tout culte qui ne blesse pas la
morale.
698 REVUE DES DEUX MONDES.
En même temps que l'état prussien se mettra en peine d'instruire et
de moraliser le peuple, il prendra à cœur les intérêts de la science et
lui assurera cette liberté absolue dont elle ne peut se passer. La police
napoléonienne étendait son empire sur l'église, sur l'université, sur les
consciences, sur les dogmes, sur les pensées; elle classait toutes les
idées en idées utiles, qu'elle protégeait en leur appliquant son estampille
et le bénéfice du cours forcé, et en idées dangereuses, qu'elle proscrivait
comme la fausse monnaie; la science et la religion étaient pour elle
deux chapitres de l'art de gouverner les hommes. « La France d'au-
jourd'hui, disait Altensiein, a un gouvernement fondé sur la force, et ce
gouvernement ne protège les sciences qu'en tant qu'elles peuvent lui
servir; il les emploie à s?s fins, il les réduit à l'obéissance. La science
se vengera quelque joar du maître qui la tient en servitude. » On sait
le mépris que nourrissait Napoléon pour l'idéologie et les iléologues. Il
n'avait pas compris que ce sont les abstractions qui mènent le monde;
cependant il leur attribuait le pouvoir de suscit r des ennuis sérieux
aux autorités cons:ituées, aussi son mépris était-il mêlé d'aversion et
d'iaquiétude. Du fond de la Prusse orientale, un mois et demi après la
bataille d'Eylau, il envoyait à Fouché l'ordre d'expulser de Paris la femme
illustre qui venait d'écrire Corinne, et il recommandait à l'archi-chan-
celier Cambacérès de veiller à l'exécution de cet ukase. Au lendemain
de Friedland, les Hardenberg et les AUenstein souhaitaient q'ie leur
pays devînt la patrie ou le refuge de l'idéologie, ils rêvaient de fonder à
Berlin une université où la science aurait ses coudées franches et qui
serait une arène ouverte à tous les systèmes, à toutes les discussions. Ce
sera l'éternel honneur du règne de Frédéric-Guillaume 111 que dans la
plus affreuse déiresse financière il ait su trouver des ressources suffi-
santes pour inaugurer dès 1810 cette université qui a fait de Berlin la
capitale scientifique de l'Allemagne et l'a préparé à devenir sa capitale
politique. Qui dira de quel poids elle a pesé dans les destinées de la
Prusse? qui dira la part que Fichte a pu avoir dans la guerre d'indé-
pendance, les services que Hegel a rendus à la grandeur des Hohen-
zoliern?
Emprunter à Napoléon les idées égalitaires qu'il représentait et dé-
fendre contre lui les idées libérales de 89, dont il était l'ennemi, conci-
lier les nouveaux principes d'organisation militaire avec la formation
d'une armée vraiment nationale, les traditions du protestantisme avec
la liberté philosophique du xvm« siècle, le patriotisme avec l'iJéologie,
la religion avec la science, la loyauté royaliste avec un peu d'enthou-
siasme jacobin, telle était la pensée de Hardenberg et des hommes re-
marquables qui l'entouraient. Ils avaient entrepris une œuvre de longue
haleine, leur courage comme leur patience furent mis à de rudes épreuves.
On est porté à croire que les réformes s'opèrent plus facilement dans
une monarchie que dans une république démocratique. Toutes les formes
LES MÉMOIRES DU PRINCE DE IIARDENBERG. 699
de gouvernement ont leurs inconvéniens; mais c'est une question de
savoir si les entraînemens irrélléchis, si les inconstances, si l'éternelle
mobilité de la démocratie trop prompte à se déjuger, trop sujette à dé-
faire aujourd'hui ce qu'elle a fait hier, sont un danger plus redoutable
que les intrigues de cour qui assiègent un trône. Guichardin a dit qu'une
réforme est bien chanceuse quand elle dépend de la volonté de plu-
sieurs; mais ce même Guichardin a dit aussi que les princes sont tou-
jours tentés de ne regarder comme sages que ceux de leurs conseillers
qui abondent dans leur sens, quelli che si conformano più alla loro incli-
nazione. Frédéric-Guillaume III avait toutes les bonnes intentions; mal-
heureusement il tenait plus qu'un autre à ses habitudes. On eut bien
de la peine à obtenir de lui qu'il congédiât son cabinet royal, occulte et
irresponsable, qui contrecarrait le ministère. Il s'indignait quand on
avait l'air de croire que ses conseillers secrets ou ses adjudans exerçaient
quelque influence sur ses résolutions : « Me prend-on pour un benêt?
s'écriait-il. S'imagine-t-on que, lorsque j'ai pris un parti, je m'amuse à
me faire influer pour annuler mon propre ouvrage? Cette idée me paraît
insolente. »
Hardenberg et ses amis jugeaient qu'aucune réforme n'était possible
sans un changement radical dans le personnel ; mais le roi n'aimait pas
les nouveaux visages, celui de Stein surtout lui déplaisait; il goûtait
médiocrement cet homme rugueux, un peu rude de manières, souvent
amer dans son langage, incapable de se plier aux bienséances et aux
mensonges officieux des cours. On perdit courage plus d'une fois, on fut
tenté de croire que c'en était fait, qu'il fallait désespérer du salwt de
l'état, que toutes les mesures proposées échoueraient « conire ces pe-
tites considérations qui sont le tombeau des grandes choses, n Dès le
mois de juillet 1807, un de ces découragés écrivait à Hardenberg: —
« Qu'avons- nous à attendre de l'avenir? On a pu nous appliquer ces
mots : Video mcliora proboque, deleriora sequor. Ne sera-ce pas toujours
la même chanson? Il faut aller planter des choux, et je bénirai celui qui
voudra de moi pour garçon jardinier. » Peu de jours après, le comte
de Goltz, qui avait pris le portefeuille des affaires étrangères, écrivait
de son côté : — « Tout me prouve que nous sommes à jamais perdus,
tout concourt pour m'en donner la certitude. Certaines personnes qui
avaient affiché l'intention de leur retraite reprennent une iulluence pré-
pondérante ; rien ne saurait s'opposer à l'ascendant qu'elles ont conservé
sur l'esprit du roi... L'intrigue et la cabale reprennent leur empire, les
anciennes habitudes reviennent, les anciens abus renaissent; tout le
monde veut régner, chacun s'en flatte, chacun y vise, la faiblesse et l'ir-
résolution caractérisent notre gouvernement. Les braves gens n'auront
jamais le dessus, les charlatans seuls feront fortune. Le cœur me saigne
en traçant ces mots... Si le baron de Stein nous revient, il ne restera
pas quinze jours, n
700 REVUE DES DEUX MONDES.
Ces prédictions mélancoliques ne se sont point accomplies, les ré-
formes triomphèrent de tous les obstacles, des irrésolutions du roi, du
mauvais vouloir des gens de cour, des intrigues, de la cabale et des
mandarins, et Dieu sait combien les mandarins ont la vie dure, avec
quelle ténacité ils se cramponnent à leur place et à leur traitement.
Par sa persévérance à poursuivre jusqu'au bout le pénible travail de sa
régénération, la Prusse mérita de voir des jours meilleurs. Ses hommes
d'état les espéraient, les attendaient; ils doutaient de la solidité de cet
empire d'Occident fondé par le nouveau Charlemagne; ils avaient trop
étudié la philosophie pour ne pas savoir que les ambitions démesurées
et les génies intempérans ne bâtissent jamais des maisons qui durent.
Le prince Guillaume, frère du roi, envoyé en mission à Paris, en rap-
porta l'impression que cet empire éclatant serait éphémère; il racon-
tait qu'un soir, dans le parc de Fontainebleau, à quelques pas du châ-
teau éclairé de tous les feux du couchant, des familiers du maître
s'étaient pris à se demander si le soleil d'Austerlitz ne pâlirait pas un
jour et si tous les colosses n'ont pas des pieds d'argile. Vers le même
temps, l'empereur Alexandre disait à quelqu'un : u Ayons un peu de pa-
tience, c'est un torrent qu'il faut laisser passer. »
Les peuples éprouvés cruellement par le sort n'ont pas toujours à
leur disposition des Hardenberg, des Stein, des Scharnhorst; mais le
bon sens, armé de courage et d'obstination, suffit pour venir à bout des
mandarins (il y en a dans tous les pays), et pour tenir en échec les
brouillons, aussi dangereux que les mandarins. L'essentiel est de ne
pas s'endormir sur les périls, de ne pas se laisser décourager par les
difficultés, par les contre-temps, par les déconvenues. A chaque jour
suffit sa peine, et les torrens finissent par passer.
G. Valbert.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 mars 1877.
Le rideau est tombé pour un mois sur le théâtre de nos affaires inté-
rieures à Versailles; il reste levé sur cet autre théâtre plus vaste où s'a-
gite toujours rémouvant problème des destinées prochaines de l'Europe,
de la paix ou de la guerre. Les vacances politiques de Pâques sont ve-
nues à propos dans tous les pays pour laisser à la diplomatie un peu de
liberté, à la sagesse des gouvernemens le temps de prendre un parti en
dehors de ces excitations d'opinion qui ont assailli et peut-être embar-
rassé lord Derby jusqu'à la dernière séance du parlement. La vérité est
que, depuis quelques semaines, cette éternelle crise orientale, dont on
ne cesse de poursuivre le dénoùment, passe par de singulières péripé-
ties, et que le continent européen vit dans une fatigante incertitude, trop
facilement exploitée par toutes les imaginations inventives ou par toutes
les spéculations intéressées. Le matin il y a un protocole, c'est en-
tendu, tout est arrangé à la satisfaction commune, au moins pour le
moment; le soir il n'y a plus de protocole, on n'a pas réussi encore à
trouver l'euphémisme sur lequel toutes les politiques doivent s'entendre
sans trop s'expliquer. Un jour les difficultés sont censées venir de Lon-
dres, un autre jour elles viennent de Saint-Pétersbourg. Hier, c'était la
paix, disait la Bourse, aujourd'hui c'est la guerre, en attendant que la
conciliation triomphe de nouveau, et le drame suit son cours, ayant
pour principal personnage le général Ignatief, qui voyage de Paris à
Londres, part pour Vienne, repasse à BerUn, soignant toujours ses yeux,
cherchant sa solution au milieu des interrogatoires importuns d'une
multitude de curieux dont il se moque. Chose essentielle, cette incerti-
tude même, dont le voyage prolongé du général Ignatief est le signe
visible, cette incertitude prouve que, s'il y a des difficultés, les gouver-
nemens ne sont pas au bout des concessions mutuelles, qu'ils ne sont
nullement disposés à jouer sur un mot le repos du monde et que la
paix garde toutes ses chances, dût-elle être laborieusement conquise»
702 REVDE DES DEUX MONDES
On devait bien jusqu'à un certain point s'attendre à ces difficultés, à
quelque crise plus ou moins aiguë, plus ou moins décisive dans les af-
faires d'Orient. Lorsque la conférence de Constantinople se séparait, il y
a deux mois, après s'être entendue sur un programme platonique de
réformes et de pacification, mais sans avoir réussi à faire accepter ses
résolutions par la Turquie, il était parfaitement clair qu'on n'en reste-
rait pas là, qu'on entrait tout au plus dans une phase nouvelle. Il était
évident que la Russie, après avoir réuni une nombreuse armée sur la
frontière du Pruth, ne s'en tiendrait pas à une vaine démonstration,
que la Porte, qui n'avait pas même encore fait sa paix avec la Serbie et
le Monténégro, aurait des comptes à rendre, en un mot que cette déli-
bération européenne qui venait de se produire avec quelque solennité
devrait avoir une sanction ou un dénoùment. La circulaire par laquelle
le prince Gortchakof, s'armant de l'échec de la conférence, demandait
aux autres gouvernemens ce qu'ils entendaient Lire pour sauvegarder
l'honneur de leur politique, les intérêts dont ils avaient pris la protec-
tion, cette circulaire était le prélude, une sorte de prise de position ou
un appel à des résolutions nouvelles; mais sous quelle forme donner
aux délibérations de la conférence une sanction eliicace, à demi satis-
faisante? Dans quelles limites les diverses puissances pouvaient-elles
se prêter à des expédiens nouveaux pour assurer leur action protectrice
en Orient sans aller jusqu'à la coercition? Comment concilier à la fois
la dignité de l'Europe, les engagemens personnels de la Russie, l'indé-
pendance de l'empire ottoman, le maintien des traités ? C'était là tou-
jours le problème, et c'est ce qui se débat encore dans le secret sou-
vent assez mal gardé des conversations diplomatiques. Aujourd'hui,
deux mois après les délibérations infructueuses de Constantinople, la
situation peut se résumer ainsi : la Porte a fait sa paix avec la Serbie,
elle n'a pas réussi encore à traiter avec le Monténégro, qui probable-
ment met un certain calcul à ne point se hâter, et pendant ce temps la
question des réformes ou , pour mieux dire, de l'attitude générale de
l'Europe vis-à-vis de la Turquie au sujet des réformes, cette question
reste entière; elle s'est relevée ou précisée dans ces négociations que le
général Ignatief a eu la mission de poursuivre à travers l'Occident.
L'habileté du diplomate, le rôle qu'il a joué dans la crise orientale,
tout indique l'importance de l'acte que la Russie a voulu accomplir en
chargeant le général Ignatief d'aller demander à l'Europe le complément
de l'œuvre de la conférence, la réponse à la circulaire du prince Gort-
chakof.
Deux intérêts sont en présence dans ces négociations qui n'ont cessé
d'être actives depuis quelques jours, qui ont provoqué déjà plusieurs
conseils de cabinet à Londres et des communications de toute sorte en
Europe. 11 s'agit de sauvegarder la paix générale, la paix de l'Occident,
sans se désintéresser des affaires d'Orient, sans abandonner le rôle de
REVUE. — CHRONIQUE. 703
protection dont la conférence a résumé le programme, ou si l'on veut,
il s'agit de veiller à l'application graduelle des vues bienfaisantes adop-
tées par la conférence sans se laisser entraîner dans des interventions
militaires qui seraient le commencement d'une perturbation universelle.
Tout dépend de l'importance relative qu'on donne à chacun de ces in-
térêts, la paix de l'Occident ou l'amélioration de l'Orient. Ce qui fait au-
jourd'hui la gravité de cette situation, c'est que malheureusement on
négocie entre la Turquie surexcitée par les épreuves, réduite depuis un
an à se défendre, à déployer toutes ses forces militaires, et la Russie
disposant sur la frontière de 200,000 hommes qui n'attendent qu'un
signal pour s'élancer avec ou sans le consentement de l'Europe. C'est ce
qui aggrave tout , la grosse difficulté est là, de sorte que l'œuvre de
pacification, d'amélioration qu'on poursuit, se complique de la question
délicate d'un désarmement sans lequel tout ce qu'on fera peut rester à
la merci d'un incident.
La bonne foi des gouvernemens n'est nullement en cause. La sincé-
rité de la Russie est aussi sérieuse que celle de l'Angleterre, que celle
de toutes les puissances. Tous les cabinets veulent la paix sans négliger
le devoir de protéger les populations de l'Orient; mais les uns et les
autres sont souvent sous le poids de ces fatalités qui naissent des posi-
tions prises, des vieilles défiances toujours prêtes à se réveiller. Lors-
qu'on propose à l'Angleterre un protocole ou un échange de dépêches
constatant les résultats acquis de la conférence, le persévérant accord
de l'Europe, et réservant des délibérations ultérieures si elles devenaient
nécessaires pour la réalisation du programme commun, l'Angleterre as-
surément ne peut refuser de souscrire à ces vœux, et elle ne refuse pas.
Seulement elle se conduit en personne prudente, qui pèse les termes et
tient à fixer d'avance la mesure de ses engagemens. Elle se dit de plus
que cette œuvre de paix à laquelle on la convie , qu'elle prend fort au
sérieux , peut être vaine tant qu'il y aura en présence des armées me-
naçantes, onéreuses, dont on pourra être tenté de se servir, ne fût-ce
que pour mettre fin à une situation toujours tendue, et elle ne veut pas
donner un blanc-seing à des interventions qu'elle serait plus tard ré-
duite à désavouer inutilement. — Lorsqu'on presse la Russie de rester
avec les autres gouvernemens dans les affaires d'Orient, de chercher
dans l'accord de l'Europe les satisfactions qu'elle croit trouver dans la
mobilisation d'une puissante armée; la Russie, à sou tour, n'hésite pas
devant les concessions; elle ne désire que l'action commune, elle se prête
même spirituellement à toutes les subtilités de rédaction diplomatique,
et au besoin elle ira peut-êire jusqu'à rappeler une partie de son armée
du Pruih ou à la démobiliser dans des conditions déterminées. Seule-
ment elle demande ce qu'on lui donnera en échange de ce sacrifice,
quelle garantie on peut lui offrir pour la réalisaiiun des réformes sur
lesquelles tout le monde est d'accord. Elle se réserve visiblement un
70Ù REVCE DES DEUX MONDES.
droit d'interprétation, et au fond, dans le cas où les Turcs opposeraient
une résistance dont elle reste juge, elle veut que les décisions de la di-
plomatie soient exécutées par l'Europe ou par la Russie seule, — ce qui
remettrait tout en question , ce qui ferait du protocole un mandat eu-
ropéen confié au cabinet de Saint-Pétersbourg. On tourne ainsi dans une
sorte de cercle fatal qui crée sans doute bien des difficultés , qui peut
donner la clé de toutes les alternatives de négociations, où ne peuvent
cependant se laisser enfermer des gouvernemens sensés et prévoyans,
justement préoccupés de leur mission et de leur responsabilité.
L'autre jour, dans cette dernière séance du parlement où la question
d'Orient a été de nouveau agitée, lord Derby, un peu trop pressé sur
l'existence de ce mystérieux protocole dont on a si souvent parlé, ré-
pondait, non sans une certaine impatience qui ne lui est pas habituelle,
au comte Dudley : a Comment le noble lord sait-il en quoi consiste l'en-
tente établie entre le gouvernement de sa majesté et le gouvernement
russe?.. S'il sait à quel résultat nous arriverons, je puis lui dire qu'il en
sait plus que moi, ou que n'importe quel autre membre du cabinet. »
Et le chef du foreign office ajoutait : « Le texte du protocole et les con-
ditions auxquelles il sera signé, — s'il est jamais signé, — sont toujours
l'objet de l'examen du gouvernement... »
Cela signifiait tout à la fois qu'à ce moment, il y a une semaine, les
négociations passaient par une crise assez sérieuse, et que, malgré tout,
elles n'étaient pas interrompues. Elles ont repris depuis, sinon une di-
rection nouvelle, du moins plus d'activité et un caractère plus pratique.
Elles semblent avoir eu surtout pour objet de simplifier la question en
la divisant, de limiter le protocole à la constatation de l'accord moral
et diplomatique de l'Europe vis-à-vis de la Turquie, en réservant le
désarmement, qui devra toujours d'ailleurs rester l'acte spontané du
gouvernement russe, qui ne pourra être considéré que comme un gage
nouveau des intentions pacifiques du tsar. Que dans les pourparlers de
la diplomatie russe avec l'Angleterre pas un mot n'ait été officielle-
ment prononcé au sujet du désarmement, ainsi que l'aurait assuré,
dit-on, le général Ignatief, ou que la préoccupation évidente du cabinet
anglais ait été sous-entendue, peu importe ; cette considération ne pèse
pas moins désormais dans la balance, elle est devenue un des élémens
de la solution, de l'accord qu'on a aujourd'hui à cœur de maintenir et
de fortifier. Dans les récens séjours qu'il a faits à Vienne comme à
Londres et à Paris, le général Ignatief, qui passe pour un homme de
sagacité, a pu constater sans peine la vérité des choses. S'il a tout vu,
tout écoulé sans prévention, il doit nécessairement emporter à Péters-
bourg cette impression qtie nulle part, dans aucun pays, chez aucun
gouvernement il n'y a de dispositions défavorables à l'égard de la Russie,
— que partout au contraire il y a le sentiment des dangers que créent
les ostentations de force et les éventualités d'intervention militaire.
REVUE. — CHRONIQUE. 705
L'erreur cUi cabinet de Saint-Pétersbourg serait de se laisser aller à
des confusions désastreuses, de se faire par exemple cette illusion qu'il
a besoin de rester armé pour exécuter les décisions de la conférence, les
volontés de l'Europe en Orient. Les volontés manifestes de l'Europe sont
toutes pour la paix, pour une action exclusivement morale et diploma-
tique, sauf un de ces cas exceptionnels et violens oii Ton ne s'inspire
que des circonstances. Le protocole auquel tout le monde travaille ne
dira rien de plus ou il ne sera qu'une dangereuse équivoque. La Russie,
en restant sous les armes, ne garantit ni ne simplifie cette situation,
elle la complique. En diminuant ses arméniens dans la plénitude de son
initiative, elle ne commet pas un acte de faiblesse, elle atteste une fois
de plus et sous la forme la plus significative sa résolution de ne pas se
séparer de l'Europe; elle se défend elle-même contre la tentation de
se jeter un jour ou l'autre dans une campagne aventureuse ; elle fait
entrer la crise orientale dans une phase d'apaisement réel où toutes les
influences, au lieu de se combattre mutuellement, peuvent s'exercer eu
commun dans un intérêt de civilisation. La Russie a maintenant à choi-
sir entre les deux politiques, l'une rassurant l'Europe contre l'imprévu
des résolutions soudaines, l'autre conduisant à tout risquer, peut-être
pour peu de profit en dehors d'une victoire d'orgueil militaire comme
dans la guerre de 1828. A vrai dire, voilà encore une fois la situation !
Ces conflits de politiques, ces velléités impatientes, ces troubles, n'ont
en effet rien de nouveau dans les affaires d'Orient. C'est le caractère de
cette terrible question de se reproduire sans cesse, parfois sous les
mêmes traits, souvent avec les mêmes incidens, si bien que ce qui se
passe au moment présent semble en partie écrit d'avance dans ces Dt-
pêches inédites du chevalier de Genlz aux hospodars de Valachie que M. de
Prokesch-Osten vient de publier. Rien de plus curieux, de plus saisissant,
que cette correspondance d'un homme de plus d'esprit que de scrupule,
familier de M. de Metternich, bien placé pour tout savoir et tenant les
hospodars au courant de toutes les négociations relatives à l'Orient dans
ces années de la restauration qui vont jusqu'en 1828, jusqu'à l'invasion
russe en Turquie. Les hommes ont changé, la situation est à peine mo-
difiée. Autrefois, il est vrai, il s'agissait de la Grèce, aujourd'hui il s'agit
de la Bulgarie, de l'Herzégovine; mais autrefois, comme aujourd'hui,
c'est la même histoire de démarches plus ou moins collectives qui trou-
vent la Turquie rebelle, de médiations, d'interventions, de tentatives
des gouvernemens pour saisir et fixer l'éternelle question. C'est le même
débat entre les moyens moi-aux et les « moyens coercitifs, » la même
lutte d'influences, le même travail subtil et inépuisable des puissances de
l'Occident pour lier, pour retenir la Russie, de la Russie pour entraîner
l'Europe. En 1825, après une démarche infructueuse à Goustantinople,
on est dans l'embarras, on se met à la recherche d' expédions nouveaux.
TOME XX. — 1877. 45
706 REVUE DES DEUX MONDES,
L'Angleterre croit faire merveille, elle signe le protocole de 1826, puis
en 1827 le traité de Londres, — qui conduit malgré elle à Navarin et à la
guerre. La Russie de son côté, en effet, tire parti de tout au milieu d'une
complication que, selon M. de Metternich, « elle déclare tantôt russe,
tantôt européenne, et qui n'est ni l'un ni l'autre. » Elle s'efforce de se
représenter comme la mandataire de l'Europe, comme l'exécutrice des
décisions des conférences. « Il faut que cette affaire se termine, dit
l'empereur Nicolas; si les autres cours n'ont pas envie de la suivre,
qu'on me laiïse agir à moi seul, je trouverai moyen d'en finir. » M. de
Nesselrode à son tour répète : « Laissez-nous faire, vous serez contens
de nous, vous finirez par nous applaudir! »
La Russie excitée s'engage par degrés, et le jour vient où le chevalier
de Genlz écrit comme si c'était hier : « L'empereur ne veut pas la
guerre, c'est une vérité de fait sur laquelle il n'y a plus de doute. Son
cabinet ne la désire pas plus que lui; mais il lui faut, d'après sa ma-
nière de voir, quelque satisfaction èdata^ile pour apaiser la voix publi-
que. Les Russes se soucieront très peu de l'aplanissement de tel ou tel
grief réel ou imaginaire... Le seul objet qui les intéresse, le seul dé-
noùmenl qu'ils demandent et qui leur ferait oublier tout le reste, c'est
que Ton trouve le moyen d'obliger la forte à une démarche quelconque
de soumission formelle et ostensible, à une espèce d'amende honorable
qui contenterait l'orgueil national en prouvant que leur gouvernement
n'a point perdu cette attitude dominante qu'il occupait à Constantino-
ple... » — Et tout finit par cette guerre de 1828 en présence de laquelle
l'Angleterre, désabusée, se croyant prise au piège et trompée, est réduite
à de vaines protestations. Elle appelle la guerre « un événement qui
fera naître des alarmes et excitera des passions incompatibles avec la
paix du monde civilisé... » L'Angleterre refuse de voir une conséquence
du traité de Londres dans une « œuvre qui, au lieu d'assurer la pacifi-
cation du Levant, peut amener une guerre générale en Europe. » L'An-
gleterre y songeait trop tard, et en fin de compte, que gagnait la Russie
elle-même à cette guerre de 1828? Elle y trouvait sans doute des succès
militaires chèrement achetés; mais quelle influence cette campagne
d'entraînement avait-elle sur la question d'Orient? quelles améliora-
tions, quels bienfaits de civilisation laissait-elle dans ces provinces tur-
ques où elle entrait en victorieuse? Qu'y a-t-il donc de si tentant à
recommencer presque dans les mêmes conditions une guerre qui ren-
contrerait peut-être plus de difficultés encore qu'autrefois et qui n'assu-
rerait pas plus d'avantages qu'en 1829, parce qu'en définitive la Russie
serait obligée de s'arrêter devant l'Europe attentive, inquiète, bientôt
menaçante?
Non, en vérité, rien n'est nouveau, ni les entraînemens, ni les résis-
tances possibles, ni même les allusions irrespectueuses aux scènes san-
glantes des pays les plus civilisés qui faisaient scandale dans la dernière
REVUE. — CHRONIQUE. 707
conférence et que Gentz, pour excuser à demi les Turcs, se permettait
dès 1827. Entre le passé et le présent, il y a pourtant une différence.
L'empire ottoman n'est plus, il semble du moins aspirer à ne plus être
ce qu'il était autrefois. Tandis que dans toutes les cours de l'Europe on
poursuit ces négociations dont la Turquie est l'objet sans être interrogée
ni consultée, Constantinople est le théâtre d'un événement à coup sûr
singulier et ori^ànai dans tous les cas, s'il n'est pas le commencement
d'une transformation imprévue et sérieuse. C'en est fait, il ne faut plus
s'étonner de rien, le premier parlement ottoman existe ! Il s'est réuni
l'autre jour sous la coupole de Dolma-Bagtché, dans une de ces salles
du palais d'où le regard embrasse l'entrée du Bosphore, la Corne d'or,
la côte d'Asie, Scutari, la mer de Marmara. Le sultan en personne a
prononcé ou a fait lire en sa présence un discours de la couronne qui
n'est pas plus mauvais qu'un autre, qui désavoue sans phrase le gou-
vernement absolu et reconnaît « qu'une bonne administration permet-
trait à la Turquie de faire en peu de temps des progrès considéra-
bles. » 11 y avait depuis deux mois une constitution, — dont le père,
Midhat-Pacha, est occupé aujourd'hui, il est vrai, à compléter son in-
struction par un voyage d'exilé dans l'Occident; il y a maintenant à
Constantinople des sénateurs et des députés musulmans, chrétiens,
grecs, arméniens, arabes, israélites, venus de toutes les parties de
l'empire, d'Europe et d'Asie, de Koniah, d'Erzeroum, d'Angora, de Diar-
bekir. Ils sont entrés dans leur rôle, ils discutent leur règlement. Nous
entendions un jour un des plus éminens diplomates de Paris expliquer
d'une manière piquante comment les Turcs seraient plus propres que
d'autres au régime parlementaire, — parce qu'ils ne parlent pas ou
parlent peu! Ils sont moins silencieux qu'on ne l'aurait cru, et s'ils
ont leur apprentissage à faire, s'ils appellent encore l'adresse au sul-
tan une lettre de reuiercîment, ils ne sont pas après tout beaucoup
plus novices que d'autres qui se croient plus habiles. C'est pour le
moins un spectacle bizarre que cette représentation constitutionnelle
inaugurée par le porteur du sabre d'Oihman.
Qu'en sera-t-il réellement de cette expérience qui s'ouvre à peine, qui
répond ou a la prétention de répondre par une révolution de libéra-
lisme, par des profusions de réformes aux propositions plus modestes,
plus spéciales de la dernière conférence? Rénovation sérieuse ou accé-
lération de la décadence, c'est l'affaire de l'avenir. Dès ce moment, dans
tous les cas, ce serait de la part de la Turquie une dangereuse méprise
de se faire un bouclier des institutions qu'elle vient de se donner pour
résister à tout, de se servir de ses chambres pour redoubler de raideur
dans ses négociations avec le Monténégro, pour repousser ce que les
puissances pourront lui demander, désarmement ou garanties. Si la
Russie, dans sa haute position, a aujourd'hui une occasion de se faire
honneur en identifiant complètement sa politique avec la politique de
708 REVUE DES DEUX MONDES.
l'Europe, en écartant le danger d'une action isolée, la Turquie, de son
côté, est bien plus intéressée à éviter tout ce qui pourrait la mettre en
hostilité avec l'Occident et offrir des prétextes. Au lieu de résister à
tout et d'attendre les sommations, qu'elle appelle le concours de l'Eu-
rope, allant au-devant des réclamations légitimes, prenant elle-même
l'initiative. Si elle a pour elle le droit de l'indépendance, elle a plus que
jamais besoin de le soutenir par une bonne politique. C'est le corres-
pondant des hospodars, le familier de M. de Metternich, fort ami des
Turcs, qui écrivait autrefois : « Voici, selon moi, la seule solution pos-
sible du problème. La Porte ne doit ni provoquer le danger, ni se sou-
mettre à la volonté étrangère, mais desarmer l'un et l'autre par une ré-
solution spontanée, courageuse... » Si ce n'est pas plus aujourd'hui
qu'autrefois une solution de la question d'Orient, c'est du moins une ma-
nière de laisser à la paix ses dernières chances, de détourner une guerre
comme celle qui échappait à toutes les volontés il y a un demi-siècle,
où la Russie ne trouvait pas de grands avantages, mais où la Turquie
trouvait un désastre.
Lorsque le chevalier de Gentz suivait au cours de la plume toutes
ces complications de 1825-1828, qui ressemblent à une première ébauche
des complications d'aujourd'hui, il n'oubliait pas la France dans cette
correspondance, où il passait en revue toutes les politiques, tous les ca-
binets, la Russie, l'Angleterre, la Turquie, l'Autriche, la Prusse. La
France d'alors, sous M. de Villèle, puis un instant sous M, de La Fer-
ronnays, était fort accusée à Vienne de flatter et de favoriser la Russie,
d'attendre l'impulsion venant de Saint-Pétersbourg. « Les rapports de
Paris sont déplorables, écrivait de Gentz; — la politique extérieure est
également malade. L'intimité avec la Russie va toujours en croissant...»
Et de Gentz ajoutait bientôt : a Le ministère actuel, — ministère de
1828, — n'a qu'une ombre de pouvoir. Personne ne peut prévoir ce que
deviendra dans peu la France livrée aux factions qui s'en disputent au-
jourd'hui la direction. Dans cet état d'extrême détresse, il n'est plus
question de calcul politique... » La France du moment présent, sans
cesser d'être dans les meilleures relations avec la Russie, ne suit point
évidemment le cabinet de Saint-Pétersbourg daos sa politique exté-
rieure, du moins dans cette partie de la politique russe qui dépasserait
la mesure de l'intérêt européen; la France d'aujourd'hui est neutre,
même lorsqu'elle agit en conciliatrice, et, quant au reste, si la situation
intérieure de 1828 avait ses embarras, les affaires intérieures de 1877
ne sont pas précisément des plus simples. Nous ne savons pas trop ce
que pourrait écrire maintenant un de Gentz, un observateur du dehors
ayant à parler du ministère, de la majorité, des partis s'agitant non
plus autour d'un roi abusé et aveuglé, mais dans une république plus
menacée par ses compromettans amis que par ses adversaires.
Cette question intérieure qui nous touche de près, elle est pour le
REVUE. — CHRONIQUE, 709
moment suspendue, il est vrai, par ces vacances de Pâques qui sont une
heureuse trêve pour le gouvernement comme pour les chambres, qui
permettent à nos députés d'aller se reposer de ce qu'ils n'ont pas fait,
à M. le ministre de l'intérieur d'aller se délasser en Italie, à Florence et
à Venise. Pour l'instant donc le silence est à Versailles, le printemps met
nos ministres en humeur de voyage, et il n'y a pas péril de conflits ou
de crise tant qu'on n'est pas en présence. Le conseil municipal de Paris
se charge tout au plus d'amuser la scène par les querelles burlesques
qu'il fait à M. le préfet de police, atteint et convaincu de n'avoir pas
voulu aller rendre compte de la conduite de quelques-uns de ses agens
devant la médiocre convention du Luxembourg; mais c'est la petite pièce
jouée pour un public indifférent. La politique sérieuse a un mois de
répit. La situation, au fond, ne reste pas moins ce qu'elle est, ce qu'on
la fait. Elle ne garde pas moins sa faiblesse qui naît d'une majorité sans
direction, d'un gouvernement sans appui efficace, et ce n'est point certes
par des élections comme celles qui se succèdent qu'elle se fortifiera,
qu'elle prendra un plus rassurant caractère.
A Avignon, il y a quelques semaines, à part le candidat conservateur
représentant les opinions monarchiques, il y avait deux candidats, l'un
républicain modéré, l'autre radical, et c'est le radical qui a fini par
l'emporter. A Bordeaux, il y a huit jours, c'est à peine si l'opinion con-
servatrice se présente, la république modérée ne paraît même pas. La
lutte se concentre particulièrement entre deux candidats, l'un pasteur
d'un protestantisme démagogique qui a eu des faiblesses pour la com-
mune, l'autre, avocat périgourdin du radicalisme le plus exalté. L'avo-
cat périgourdin a des chances de sortir victorieux du second scrutin qui
se prépare, — et voilà Bordeaux, la ville sérieuse, commerçante, active,
bien représentée dans ses opinions et ses intérêts! Il est vrai que la
moitié des électeurs semble se désintéresser du vote. Ce ne sont là sans
doute que des incidens, des élections partielles qui n'ont qu'une impor-
tance relative, qui ne changent pas l'esprit de la chambre; mais ce qu'il
y a de grave, de caractéristique, c'est que ces élections sont par le fait
1 image de toute une situation où ce qu'on appelle le parti modéré de
la république n'a pas dans le jeu des institutions, dans la direction de
la majorité l'initiative, l'ascendant qu'il devrait avoir pour la sûreté de
la république elle-même. Ce qui triomphe en réalité dans tout cela,
c'est l'incohérence, l'inexpérience, l'agitation. Pour quelques radicaux
qu'elle gagne, la république perd les conservateurs sans prévention,
les modérés qui feraient sa force, qui se découragent, et en définitive,
au lieu de s'étendre et de s'affermir, elle se rétrécit, elle finit par de-
venir ce qu'on a déjà vu à Versailles, ce qu'on verra sans doute encore,
un régime où l'esprit de parti ne trouve un contre-poids suffisant ni
dans une majorité sensée, ni dans un gouvernement trop souvent ré-
duit à tout ménager pour vivre.
710 REVUE DES DEUX MONDES.
Le malheur du parti républicain qui domine aujourd'hui et qui a
surtout la prétention de dominer, c'est d'avoir longtemps vécu d'idées
chimériques, de violences et de séditions. Il s'est formé à l'école des
choses impossibles ou dangereuses, si bien que le jour où il est au
pouvoir il se sent à la fois inexpérimenté et impatient; il se débat
entre les nécessités de gouvernement qu'il est obligé de subir et les ha-
bitudes d'opposition qui l'entraînent, qui pèsent sur lui comme une fa-
talité. C'est un danger auquel personne n'échappe , pas même les
hommes les plus éminens de l'opinion républicaine, pas même M. le
président du conseil : témoin ce qui lui est arrivé l'autre jour à l'occa-
sion des poursuites dirigées contre un jeune député impérialiste, M. Paul
Granier de Cassagnac. Que M. le procureur-général de la cour de Paris
ait cru devoir demander à la chambre l'autorisation de poursuivre le
député du Gers pour diverses attaques contre la chambre elle-même,
contre les institutions, contre la république, c'est une affaire de justice
qui se dénouera devant les assises ou devant le tribunal de police cor-
rectionnelle. Nous n'avons rien à voir dans des poursuites que la
chambre des députés s'est naturellement empressée d'autoriser. La dis-
cussion qui a précédé le vote d'autorisation ne laisse point vraiment
d'être instructive. M. le président du conseil est certes un homme qui,
par la séduction de son talent, par l'habileté de sa parole, comme par
la modération de son caractère, est fait pour échapper à bien des incon-
véniens. Il nous permettra de croire que pour cette fois il ne les a pas
tous évités, qu'il a commis une méprise politique et a mis ses embarras
à l'abri d'une étrange théorie. La méprise politique consiste à être trop
vivement entré dans le débat en faisant une sorte de piédestal au dé-
puté du Gers, en avouant qu'il avait voulu frapper en lui le bonapar-
tisme à la tête, ce qui était tout à la fois grandir l'accusé et donner à
la poursuite le caractère d'un duel tout politique ; mais voici qui est
bien plus singulier ! M. Jules Simon a des idées qu'il a souvent expri-
mées dans l'opposition, qui sont suffisamment connues, sur la liberté
complète de la presse, sur la difficulté de définir un délit d'opinion, sur
l'inutilité des lois répressives. Ministre, il est bien obligé d'accepter
ces lois, dont il sent la nécessité et dont il défend même une partie
devant la commission de la presse. Gomment concilier les anciennes
idées d'opposition et les devoirs du gouvernement? C'est bien simple.
Des procès de presse, M. Jules Simon ne veut en faire à aucun prix. Ce
qu'il a donné l'ordre de poursuivre, c'est un ensemble de délits de droit
commun. On lui fait observer, il est vrai, que ces délits sont qualifiés
et punis par les lois sur la presse que M. le procureur général invoque
naturellement dans son réquisitoire. Qu'à cela ne tienne. M. le procu-
reur général fait ce qu'il veut; M. Jules Simon, quant à lui, ne s'occupe
pas du réquisitoire, il n invoque pas les lois sur la presse, il ne poursuit
que des délits de droit commun, — et moyennant celte distinction tout
REVUE. — CIIROMQUE. 711
est pour le mieux! En toute franchise, ne vaudrait-il pas mieux avouer
simplement que les lois qu'on a combattues ont leur mérite, qu'elles
sont peut-être nécessaires, et qu'en cela, comme eu tout, comme dans
les affaires de l'administration et de l'armée, la république n'a qu'une
manière de vivre, c'est de se conformer aux nécessités, aux conditions
invariables de gouvernement?
Par quelle fatalité du temps ne parle-t-on que de chances de conflits
et de réorganisations mihtaires et de mobilisations, lorsque l'ombre des
années 1870-1871 se projette encore sur l'Europe, lorsque les histo-
riens n'ont pas mê;ne achevé de retracer ces évéaemens sanglans d'hier?
On racontait tout récemment que le chef de la section historique de
l'état-major prassien venait de présenter à l'empereur Guillaume, qui
célèbre en ce moment sa quatre-vingtième année, la douzième livraison
du compte-rendu officiel de* la dernière guerre. Le chapitre nouveau
expose le dénoùment des tristes affaires de Metz et le commencement de
la résistance française en province, pendant que Paris, cerné de toutes
parts, excité pluiôt que fatigué par six semaines de siège, défiant toute
une armée, soutient son duel qui durera trois mois encore. C'est un
document de premier ordre par l'exactitude et la sévériié dans l'histoire
de ces luttes sanglantes et compliquées, de cette invasion meurtrière. Ce
que rétat-major allemand poursuit à Berlin, le général Ducrot le conti-
nue de son côié et pour sa part dans le travail qu'il publie sous le titre
de la Défense de Paris. La défense de Paris! ce seul mot réveillera long-
temps encore assurément des souvenirs douloureux ; il évoque tout un
passé oij la politique se mêle à la guerre. Laissons la politique pour ce
qu'elle vaut, avec ses faiblesses, ses illusions, ses fautes peut-être iné-
vitables et livrées à toutes les contradictions. L'intérêt vrai du livre de
M. le général Djcrot est dans les faits militaires, dans l'exposé de cette
défense où l'ancien chef de la deuxième armée de Paris s'est si souvent
prodigué, qu'il raconte aujourd'hui avec l'exactitude de l'homme de
guerre, avec la généreuse ardeur du chef qui a été toujours au premier
rang dans le combat.
Le vaillant auteur de la Défense de Paris en est à son troisième vo-
lume, et il n'a pas fini. La partie qu'il livre maintenant au public s'ouvre
par cette journée du 2 décembre 1870, la bataille de Champigny, qui
n'est que la suite de cette autre journée du 30 novembre, la bataille de
Villiers, et qui est comme le point culminant du siège éclairé de l'in-
certaine lueur d'un succès sans lendemain. Après ce double effort d'hé-
roïsme qui sauve la dignité des armes, il ne reste plus eu ^ffet qu'à
descendre de degré en degré, à travers les douloureuses étapes du Bour-
get, de Buzenval, du bombardement et de la faim jusqu'à l'heure su-
prême de la capitulation désespérée; mais, quanl cette heure fatale
sonne, la lutte a duré cinq mois, et l'honneur de la défense militaire
est dans le nombre des victimes pour les seules journées de la ?ïiarne,
712 REVUE DES DEDX MONDES.
dans quelques-uns de ces chiffres que M. le général Ducrot peut citer
avec fierté comme un témoignage de la conduite de ses régimens. Le
k^ de zouaves près de 600 hommes hors de combat en quelques instans,
le 42* de ligne 37 officiers et plus de 600 hommes, le 122« 23 officiers et
plus de 500 hommes, les mobiles d'Ille-et-Vilaine 25 officiers et près de
500 hommes. Un seul corps d'armée compte pour 5,029 hommes eu
deux jours. Voilà un des bulletins de cette défense de Paris que M. le
général Ducrot raconte en homme qui a le sentiment d'avoir fait, avec
ses compagnons d'armes, tout ce que pouvait le courage pour l'honneur
de la grande ville transformée en citadelle de rindépendance française.
Des pertes, des pertes, c'est toujours le dernier mot dans cette funeste
campagne, et si aux victimes humaines, aux colossales indemnités ré-
clamées par le vainqueur, il manquait un supplément, qui n'a, il est
vrai, rien d'imprévu, mais qui n'est pas moins significatif, M. le ministre
de l'intérieur vient de le fournir en publiant un état de ces autres
pertes essuyées par les départemens pour amendes, contributions, ra-
vages de la guerre, réquisitions. C'est un modeste total de 886 millions!
Le gouvernement se propose encore de mettre à jour la statistique de
toutes les dépenses faites pour les gardes nationales mobilisées, pour
les achats d'armes, pour les corps francs, etc. Quand aura-t-on fini le
terrible compte de la guerre? Ou devrait l'avoir sans cesse sous les yeux,
et si tous les matins on se donnait la peine de relire ce douloureux, cet
éloquent bulletin des forces perdues, on serait peut-être guéri pour long-
temps de troubler la France dans son recueillement et dans son travail
par des politiques de fantaisie ou d'agitation. ch. de mazade.
UNE COMEDIE DE MŒORS EN CALIFORNIE.
Two .Uen of Samly Bar. A drama by Bret Harte, 1877. Tauchuitz.
Dans les charmans croquis où Bret Harte nous a retracé, d'une plume
sobre et légère, des épisodes de la rude existence du mineur californien,
le romancier a créé successivement une série de types d'une extraordi-
naire vitalité, qui maintenant reviennent sans cesse, ouvertement ou
déguisés, dans la plupart de ses récits. Ce sont des marionnettes qui
portent chacune un nom propre et sont l'incarnation d'un caractère,
comme les masques de la comédie italienne, Scaramouche et Pulcinella,
Spavento, Cassandrino et les autres; mais tous ces types appartieûnent
à un monde à part, ce sont des produits spéciaux de ce milieu étrange
qu'on appelle les camps des chercheurs d'or, — mauvais lieux trans-
formés en bourgades, villes-tripots, pandémoniums où l'âpre et bru-
tale concurrence que se font de grossiers aventuriers menace la civi-
lisation de fréquens retours à la barbarie.
C'est d'abord le joueur Oakhurst, héros déclassé aux sentiraens che-
valeresques, très capable à l'occasion de racheter ses fautes par un sa-
TxEVUE. CHRONIQUE. 713
crifice plein de grandeur. Dans the Oalcasis of Poker-Flot, il se tue pour
ne pas vivre sur les provisions qui pouvaient encore prolonger l'exis-
tence des misérables créatures expulsées du Poker-Flat en même temps
que lui, et avec lesquelles il s'est égaré dans la neige. Ailleurs, — dans
VÉpisodc de la vie d'un joueur, — on le voit au contraire tuer en duel
son ami intime, devenu son rival auprès de la jolie M'"'' Decker. Hardi
et fier, insouciant et sans scrupules, il exerce une sorte de fascination
sur les compagnons que lai donne le hasard.
Un autre type qui reparaît dans presque tous les récits de Bret Harte,
c'est le fameux colonel Starbottle, — Culpepper Starbottle, — cjentkman
de la vieille école, légiste et politicien, qui se pique de galanterie et de
savoir-vivre, préside à tous les festins, règle les conditions des combats,
se pose en arbitre du goût et des bonnes manières. Vantard avec cela,
susceptible et pointilleux, légèrement ivrogne, le colonel Starbottle inter-
vient plus souvent pour embrouiller les situations que pour les dénouer;
sa poitrine bombée, ses poses savantes, ses hum hum, ses discours
remplis de précautions oratoires et ses madrigaux à l'adresse du beau
sexe introduisent un élément bouffon dans beaucoup de récits où le sen-
timent joue le rôle principal. Mais le type favori de Bret Harte, — bien
qu'il change souvent, celui-là, de nom, — c'est le géant débonnaire,
faible d'esprit, bon, désintéressé, tendre, le cœur toujours ouvert à la
pitié, capable de tous les dévoûmens et d'une abnégation parfois hé-
roïque, mais d'ordinaire aussi plus que de raison accessible aux séduc-
tions de la dive bouteille. Tel est le « partenaire de Tennessee, » brave
garçon qui n'abandonne pas son indigne associé auquel les mineurs
ont décidé d'appliquer la loi de Lynch, — tel est Fagg, « l'homme qui
ne compte pas, » pauvre amant délaissé qui partage sa fortune avec
son rival pour lui permettre d'épouser sa propre fiancée, — tel est le
bon Sandy (Alexandre), l'amoureux honteux de la jolie maîtresse d'école
du Val-Rouge, — tel est encore Gabriel Gonroy, le héros du dernier
roman de Bret Harte, qu'un écrivain de talent a déjà présenté aux lec-
teurs de la Revue (1). Ajoutez-y le vieux commandante espagnol, la pé-
cheresse sentimentale qui a plusieurs maris, le bon Ghinois, rusé, vo-
leur, mais attaché à son maître, et vous aurez les principales figures
de tous ces récits. Bien que le procédé soit renouvelé de Balzac, il est
incontestable que Bret Harte en tire un parti souvent heureux.
Dans Gabriel Conroij, son premier roman de longue haleine, Bret
Harte était allé encore plus loin ; il ne s'était pas contenté de rééditer
ses types favoris, il avait largement mis à contribution ses premiers
récits, personnages, incidens, situations, paysages. Il ne lui manquait
plus que de transporter les mêmes types sur la scène; il ne s'en est
pas fait faute. Le hasard avait réuni ici même, sous le titre de Récits
(1) Voyez, dans la Bévue du 1" septembre 1876, les Aventures d'un pionnier amé-
ricain, par M. Th. Bentzon.
71 Û REVUE DES DEUX MONDES.
californiens, deux esquisses de Bret-Harte intitulées l'IclyHe duVal-Rougs
et l'Enfant prodigue de M. Thompson. Ces deux nouvelles, cousues en-
semble, ont fourni la trame d'une comédie de mœurs qui a pour titre :
deux hommes de Sandy-Bar. Les deux héros du drame sont le bon Saudy,
le vaurien généreux, l'humble adorateur de la jeune maîtresse d'école
du Val-Roage, qui devient le fils prodigue d'im riche négociant de
Saa-Francisco, et le fameux John Oakhurst, lequel joue ici le rôle de
l'aventurier qui prend la place de l'enfant prodigue au foyer paternel.
Voici maintenant comment cette donnée a été développée par l'auteur.
La pièce est divisée en quatre actes. Le premier se passe au rancho
dys Bienheureux -Innocens, chez don José Castro, vieux gentilhomme
mexicain qui a recueilli l'ivrogne Sandy à titre de palefrenier, parce
qu'il s't-st trouvé là juste à point pour sauver Ja vie à sa fille , la belle
et ardente dcila Jovita, qui ne pouvait plus mbîiriser un cheval fou-
gueux. Maintenant Jovita sort tous les jours, accompagnée de son fidèle
écuyer Diego (c'est le nom qu'on a donné à Sandy); el'e a dans la forêt
des rendez-vous avec son amant, et Sandy fait le guet à une distance res-
pectueuse. Or l'homme qui courtise la riche héritière n'est autre que le
joueur Oakhurst, l'ancien associé de Sandy, ou d'Alexandre Morton fils,
pour lui donner enfin son vrai nom. Un beau jour, Oakhurst a disparu
avec la femme de Sandy, et ce dernier a noyé son chagrin au fond de
nombreux verres de whiskey, si bien que, de chute en chute, il en est
arrivé à errer dans les campagnes, misérable vagabond qui a trouvé
un asile momentané dans la maison de don José; mais le vieux gentil-
homme a conçu des soupçons : il se doute que sa fille a un amant, seu-
lement il croit que cet amant c'est son serviteur Diego, — quelque fils
de famille qui s'est introduit chez lui sous un déguisement. Il l'inter-
roge, et n'ayant pas réussi à le faire parler, il le chasse. Sandy s'éloigne
en titubant, après avoir essayé de sermonner sa jeune maîtresse.
Là-dessus arrivent le vieux Morton, qui cherche partout son fils pro-
digue, et le colonel Starbottle, son homme d'affaires et intime ami. Ils
sont reçus avec toutes les formes de la vieil'e courtoisie castillane. Pen-
dant la nuit, Oakhurst s'introduit par effraction pour enlever Jovita : il
en est empêché par le vieux Morton, qui rôde dans les corridors; le
bonhomme croit avoir reconnu dans le jeune homme le fils jadis chassé
par lui et qu'il demande maintenant à tous les échos depuis qu'il a été
touché par la grâce divine. Oakhurst n'ose le détromper, et le voilà qui
part avec le père dont la Providence lui fait cadeau d'une manière si
imprévue, pour prendre la place de son ancien associé, qu'il croit mort.
Le vieillard a, bien entendu, demandé à don José la main de Jovita
pour son fils retrouvé.
Le second acte nous transporte au Yal-Rouge, où s'est réfugié le vrai
fils. Il est tombé amoureux de la jeune maîtresse d'école, dont ses soins
timides ont fini par toucher le cœur. Miss Mary est, sans le savoir, sa
REVUE. CHRONIQUE. 715
proche parente. Orpheline, ayant vu sa famille abandonnée dans la mi-
sère par le vieux Morton, elle a su se créer elle-même une existence
honorable. Cependant le vieil avare, aujourd'hui « régénéré, » s'est sou-
venu d'elle, il a découvert sa retraite, et il envoie le colonel Starbottle
pour lui offrir de venir vivre sous son toit. Miss Mary refuse d'abord;
mais une révélation qu'elle reçoit la fait changer d'avis. Une femme que
les mineurs du. camp nomment a la duchesse » vient la supplier de se
charger de son enfant, un petit garçon qui suit les cours de l'école, et
elle lui confie que le père de cet enfant est Sandy, qai l'a délaissée.
Miss Mary consent à partir avec le colonel, et elle emmène l'enfant.
Pendant ce temps, John Oakhurst, devenu l'associé de son père pu-
tatif, a pris sa nouvelle position sociale au sérieux. Grâce à son intelli-
gence, à son activité, à sa connaissance des affaires, la maison de ban-
que Morton et fils jouit sur la place de San-Francisco d'une confiance
illimitée. Mais il a compté sans ses ennemis. Il y a là notamment
Concho, un serviteur de don José, qui, le jour de l'enlèvement projeté
de Jovita, faisait la garde autour de la maison, et qui a été estropié en
luttant contre Oakhurst- Il a juré de se venger. Avec l'aide d'un blan-
chisseur chinois auquel Sandy devait de l'argent, il a retrouvé ce
dernier, il a découvert son vrai nom, et il le conduit à San-Francisco
pour démasquer l'imposteur. Ce dernier d'ailleurs a déj'i dû défendre
sa position contre une foule de prétendans, de faux daupîiins, qui sont
venus se présenter comme les vrais fils et réclamer l'héritage du vieux
banquier, — ou du moins une indemnité. Le père lui-même se dit par-
fois que son Sandy est bien changé, et il n'éprouve pas pour ce froid et
respectueux jeune homme la tendresse qui serait si naturelle dans leur
situation respective. Enfin des vols ont été commis chez Morton, et le
détective Capper, qui est venu avec un autre agent s'installer dans la
maison, soupçonne vaguement Oakhurst de n'être pas étranger à ces
vols. C'est à ce moment que miss Mary arrive à San-Francisco avec la da-
chcsse, qu'elle croit la femme de Sandy, et le petit Tommy, qu'elle veut
présenter à son grand-père. Le colonel Starbottle les met en présence
de celui qui porte maintenant le nom d'Alexandre Morton fils : la du-
chesse est stupéfaite en reconnaissant Oakhurst, l'homme qui l'a jadis
enlevée à Sandy; mais celui-ci, qui la domine toujours, lui arrache l'a-
veu public qu'elle n'a jamais été mariée à Alexandre Morton, et déclare
qu'il se charge de l'enfant. Par ce coup d'audace, il a encore échappé au
danger qui le menaçait de ce côté; il n'est pas au bout. Pendant la nuit,
une bande de voleurs, conduite par un ancien déporté qui se trouve être
le vrai mari de la duchesse, pénètre dans la maison et se met en de-
voir de la dévaliser après avoir garrotté Oakhurst. Les bandits, — de
vieilles connaissances de l'aventurier, — lui proposent de partager avec
eux et de s'enfuir ensemble. Ils lui apprennent que Sandy est vivant,
qu'ils l'ont amené avec eux et qu'il ne tardera pas à réclamer son héri-
716 REVUE DES DEUX MONDES.
tage. Oakhurst, pendant ce temps, n'a songé qu'à dégager une de ses
mains, à saisir un revolver dans sa poche, et il va s'en servir quand
l'apparition des agens met la bande en fuite. Sandy, qui attendait de-
hors et qui arrive complètement ivre, est emmené par le détective, qui
n'ignore pas son vrai nom.
Ces incidens remplissent le troisième acte. John Oakhurst est au pied
du mur; voici comment se dénoue, dans le quatrième, sa périlleuse si-
tuation. Il s'explique avec le bon Sandy, qui, loin de lui garder rancune,
se jette dans ses bras, lâcheté qui remplit d'indignation le colonel Star-
bottle, témoin de leur entretien. Sandy n'ose pas encore affronter son
père; il se cache lorsqu'il l'entend venir. Ici se place une scène assez
inattendue et, disons-le, répugnante. Le vieux Morton, qui depuis la
mort de sa jeune femme avait renoncé aux boissons spiritueuses, se laisse
aller, en causant avec Oakhurst, à boire un verre de limonade, y reprend
goût, et finit par se griser complètement. C'est dans cet état que le voit
son fils, et l'horreur que lui inspire ce spectacle est si forte qu'elle le
guérit lui-même de sa funeste passion. Glissons sur les scènes qui
suivent. Le vrai fils a repris sa place dans la maison paternelle à l'insu
de son père, car Oakhurst est resté; enfin on se décide à tout dire au
vieillard, lequel, toujours un peu gris, éclate d'abord et chasse les deux
« intrigans » de sa présence. Ils s'en vont, Oakhurst suivi de Jovita, qui
ne veut pas se séparer de lui; don José lui-même consent à les marier.
Alors le vieux Morton se ravise; poussé par son ami Starbottle, il déclare
qu'il adopte John Oakhurst et qu'il le garde comme associé en même
temps que son vrai fils, qui épousera sa cousine miss Mary.
Telle est cette comédie compliquée, enchevêtrée, qui, si elle ne
manque ni de mouvement ni d'humour, donne une singulière idée du
niveau moral des spectateurs qu'elle a en vue. Elle nous fait connaître
une société à demi barbare, où la délicatesse, la probité, la droiture,
ne sont pas précisément nécessaires pour être considéré, où l'ivrogne-
rie et l'imposture sont des peccadilles qui ne tirent pas à conséquence^
Bret Harte ne se pique pas, il l'a dit plus d'une fois, de tirer de ses ré-
cits des leçons de morale : c'est un réaliste qui n'a souci de la justice
distributive, qui se contente de peindre ce qu'il a vu. Ce n'est pas là le
côté le plus recommandable de son talent ; l'indifférence avec laquelle
il traite la morale gâte l'impression que nous laissent ces peintures
trop crues de la vie californienne, et nous ne nous lasserons pas d'aver-
tir l'auteur de tant de charmans récits qu'il glisse aujourd'hui sur une
pente où il est difficile de s'arrêter.
Un gentilhomme français au xviii'' siècle. Le comte de Plélo, par M. J.-B. Rathery. Paris 1876.
Le titre complet donné par l'auteur à cet intéressant volume dit à lui
seul déjà ce qu'a été le héros et avec quel soin le livre a été composé.
\
REVUE. — CHRONIQUE. 7l7
C'est la biographie d'un vrai gentilhomme français de la première par-
tie du xvni^ siècle, guerrier, litlcrateur et diplomale, et cette biographie
a été écrite d'après des papiers de famille el les archives du, ministère de
la guerre et des affaires étrangères. L'auteur, qui est mort avant la pu-
blication, appartenait à cette excellente maison qui s'appelle la Biblio-
thèque nationale, où tout sérieux travailleur trouve de si obligeans
auxiliaires, transformant leurs fonctions en vraie magistrature au ser-
vice de la science et des lettres. M. Rathery était parmi les plus bien-
veillans, et un des plus habiles en cette science des livres, qu'on ne
saurait bien acquérir sans aimer les choses de l'esprit. Entouré d'une
rare estime, toujours prêt à rendre service par son érudition rare,
charmé d'être placé lui-même au centre d'informations et de ressources,
il poursuivait aisément soit de fines études telles que celles qu'il a don-
nées à cette Revue sur les chants populaires, soit des monographies
presque uniquement composées d'informations inédites, que sa situa-
tion et son crédit lui permettaient mieux qu'à beaucoup d'autres de
réunir; tel est son volume sur le comte de Plélo.
Plélo a inscrit son nom dans l'histoire par un de ces traits de patrio-
tisme héroïque dont le xvni« siècle a offert plusieurs beaux exemples.
C'était au mois de mai de l'année 173/1. La France prétendait maintenir
Stanislas Leczinski, élu roi de Pologne, contre son rival Frédéric-Au-
guste III, que soutenaient principalement les Russes. Cependant le mi-
nistère français ne faisait nul sérieux effort; le cardinal Fleury ne vou-
lait ni avoir la honte d'abandonner entièrement notre candidat, ni
hasarder de grandes forces pour le soutenir. En vain Plélo, notre am-
bassadeur en Danemark, qui avait pris chaudement à cœur une cause
où il voyait engagé l'honneur national, pressait-il l'arrivée d'un secours
efficace. A peine proclamé, Stanislas est obligé de se réfugier à Dantzig,
tandis que la Pologne est envahie. Au mois de février, le général russe
Lacy commence le siège de la ville; le l*"" mai, la grosse artillerie mos-
covite ouvre le bombardement. Cependant une sortie des habitans a du
succès; des renforts qu'attendent les ennemis ne sont pas arrivés; qu'un
vigoureux effort soit renouvelé avec ce qu'on a envoyé de Français, et
la victoire est peut-être assurée. C'est en ce moment que Plélo apprend
à Copenhague la retraite des régimens de Périgord et de Blaisois : ils
reviennent de Dantzig en Danemark avec les deux frégates VAchille et la
Gloire, qu'à grand'peine il avait obtenues. Leur commandant est le bri-
gadier-général de Lamotte, un vieux soldat qui a fait vingt campagnes;
il n'a pas cru cette fois que sa commission fût sérieuse... Plélo n'hésite
pas : « Au nom du roi, votre maître et le mien, dont je tiens ici la place,
lui dit-il, je vous ordonne de me suivre, » et il fait tout disposer pour
mettre à la voile. « Sire, écrit-il au roi, nos premières troupes, — Fleury
appelait avant-garde ce petit corps qu'il envoyait seul, — revinrent hier
à la rade d'ici sans s'être présentées devant l'ennemi... La honte qui
718 REVUE DES DEUX MONDES.
pourrait rejaillir d'une telle retraite sur la nation, et les conséquences
qui peuvent en résulter pour la sûreté du roi de Pologne, m'ont affecté
si fortement que j'ai cru devoir prendre une résolution qu'il n'y a que
la nécessité absolue qui puisse justifier : c'est de faire retourner nos
gens sur leurs pas, moi à leur tête. Je ne dois pas cacher à votre ma-
jesté que nous ne marchions à une entreprise d'autant plus hardie que
les Russes auront vraisemblablement profité de notre éloignement pour
rendre nos tentatives plus difficiles; mais nous y allons à dessein de
périr tous plutôt que de revenir avec la moindre tache. »
Pendant deux jours, il prend avec calme et lucidité toutes les me-
sures pour régler les affaires pendant son absence, pour la transmission
des nouvelles qu'il enverra, pour l'envoi régulier de vivres et de mu-
nitions à Dantzig. Ses lettres étaient du 20 mai ; son arrivée devant la
ville assiégée est du 23. On sait ou l'on devine facilement la suite. Il a
une poignée d'hommes contre deux corps d'armée; une attaque est ré-
solue pour le 27, de concert avec une sortie des assiégés. Plélo prend
son poste de combat; il va se placer à côté du porte-drapeau du régi-
ment de Blaisois, « personnification du devoir et de la patrie absente, »
dit bien M. Rathery. On le vit longtemps marcher, l'épée à la main, en-
courageant les troupes de ses paroles et de son exemple : un premier
retranchement est franchi; mais nos grenadiers sont pris entre trois
feux: le vieux Lamotte fait rentrer ses troupes, pendant que, du côté de
la ville, on doit aussi reconnaître la journée perdue. Qu'est devenu
Plélo? Suivant M. Rathery, qui a soigneusement étudié les versions di-
verses, après avoir essayé en vain d'entraîner nos soldats jusqu'au se-
cond retranchement, criblé de blessures, il est tombé au pied d'un
arbre, et c'est là que les Russes l'ont relevé; emporté dans leur camp,
il y est mort étouffé par une violente hémorragie.
Il y en a qui ont froidement jugé, il y en a qui ont blâmé l'action
dernière du comte de Plélo. La Beaumelle plaisante à ce sujet : Plélo
s'est fait tuer, dit-il, parce qu'il s'ennuyait à pcrir dans son ambassade
de Copenhague. On lit dans une relation écrite par un de ses officiers
« qu'il n'aurait pas eu ce sort s'il fût resté dans le port de Weichsel-
mùnde (en avant de Dantzig), ou mieux à Copenhague, comme M. de
Lamotte l'en avait prié. » Voilà qui paraît évident, M. de Talleyrand eût
été d'avis que ce diplomate eut pour le coup trop de zèle. La vérité est
que Plélo s'est dévoué au nom du patriotisme et de l'honneur; on ne
calcule pas assez de quelle utilité sont pour une cause de tels dévoû-
mens; quand, aux mains du cardinal Fleury, le cabinet de Versailles
était si insouciant et inerte, pour combien fallait-il compter ces actes
héroïques de quelques enfans perdus qui mouraient au loin pour relever
le nom de la patrie?
L'histoire de la mort du comte de Plélo était assurément connue avant
cette biographie nouvelle, mais non pas avec tous les intéressans détails
REVUE. — CHRONIQUE. 719
qu'a retrouvés et que nous rend M. Rathery. Il y a un trait surtout, par
lui révélé, qui rehausse encore la beauté de ce dévoûment : c'est que
Plélo était, dans sa vie privée, parfaitement heureux, père de plusieurs
enfans, époux d'une jpune femme qu'il adorait. Son mariage avec M"« de
La Vrillière, en 1722, avait donné lieu à un aimable épisode. Il avait
vingt-trois ans; comme sa femme n'en avait pas encore quatorze, on les
tint séparés, quoique logés dans le même hôtel, et la jeune comtesse
sous la garde d'une duègne. C'était une occasion de roman toute trou-
vée : ils se virent dans le monde et se plurent; bientôt une intrigue se
noua qui était sans danger, et dont le succès mit fin à une surveillance
devenue très inutile. En plein xviii« siècle, alors que l'institution du
mariage semblait presque tombée en désuétude, ces deux époux, unis
douze années, furent de fidèles amans. Il faut lire, dans le livre de
M. Rathery, la lettre qu'il écrivit à la comtesse, car il ne se sentit pas
assez fort pour la voir, au moment de sa grande résolution et de son dé-
part. Elle est courte, elle est déchirante, quoique résolue et résignée :
dix lignes à peine, quelques feintes paroles d'e?poir : « Amour, devoir,
gloire, que de maux vous me causez! » Il faut lire, dans le même vo-
lume, la douloureuse réponse qui n'arriva jamais à son adresse, et en-
suite, car M. Rathery a pu les décrire à l'aide de nombreux papiers de
famille, les scènes de désespoir, les éclats de douleur, les pensées de
mort de la malheureuse veuve. Telle était l'affection profonde, tel était
l'ardent amour que chacun des deux avait pour l'autre ; c'était un par-
fait bonheur que Plélo avait sacrifié sciemment : à cette mesure encore
il faut apprécier son héroïsme.
Le comte de Plélo était d'ailleurs un homme d'esprit, ami des lettres
et des sciences, d'une douce philosophie, de la poésie et du beau lan-
gage. Il faisait partie de V Entresol, cette sorte de club littéraire dont
parlent les Mémoires du marquis d'Argenson, un de ses membres, et qui
fut comme un berceau d'Académie des sciences mora'es et politiques.
Il a laissé de petites pièces en vers fort agréablement écrites et une re-
marquable correspondance que M. Rathery nous a rendue. Profitant de
sa mission diplomatique à Copenhague, il prenait à cœur de correspondre
avec les principaux savans du nord; il avait étudié les langues Scandi-
naves, il avait remarqué les sagas; la Bibliothèque nationale de Paris lui
doit six ou sept cents volumes danois, suédois, norvégiens, i.-landais,
parmi lesquels il y a des traductions manuscrites de monumens inédits.
Il fallait cependant l'érudition patiente et ingénieuse d'un savant tel
que M. Rathery pour réunir des informations si complètes sur une re-
nommée qui, fixée uniquement par un dernier coup d'éclat, n'avait pas
eu le temps de s'établir dans les souvenirs des hommes. De cette cu-
rieuse recherche il résulte un volume d'une aimable et facile lecture,
hommage bien légitime à l'une des plus nobles mémoires d'une période
720 REVUE DES DEUX MONDES.
déjà bien partagée. M. Rathery, pour sa dernière œuvre, nous a laissé
un livre dont on peut dire qu'il est une bonne action. a. geffroy.
L'année dernière est mort subitement à Avallon un homme dont Hé-
gésippe Moreau, qui était de ses amis, disait : « Ce jeune homme à vingt
ans montre des talens extraordinaires et une ambition effrénée. » Ce-
pendant cet homme, qui a écrit plus d'une page fiue et délicate, a tou-
jours préféré cacher sa personnalité derrière un pseudonyme, et s'il
a eu une ambition effrénée, il n'y a que ses amis qui aient pu s'en aper-
cevoir en recevant de lui des conseils pleins de sagesse et de droiture,
qui devaient les aider dans leur carrière. Nous ne saurions pas encore
aujourd'hui que cet homme fut un écrivain , si son fils n'avait pris le
soin de recueillir les diverses études de son père pour les réunir dans
une publication posthume; mais ce fils respectueux n'a pas été jusqu'au
bout de sa tâche, puisqu'il n'a composé ce volume de Souvenirs litté-
raires qu'en vue d'un cercle restreint d'amis; maintenant il lui faut
aborder le grand public. M. René Vallery-Radot a fait précéder ce recueil
des articles de son père, insérés autrefois au Constitutionnel , d'une no-
tice biographique où il nous raconte cette vie calme et paisible d'un
homme qui a partagé son existence entre son foyer et les fonctions qu'il
a remplies successivement à la bibliothèque du Louvre et comme chef
du cabinet du ministre de l'agriculture et du commerce en 1869.
Avant tout, M. Vallery-Radot était un fin connaisseur littéraire, un
guide sûr et fort apprécié; s'il a fait de la critique, ce ne fut jamais
d'une manière militante, il se plaisait beaucoup plutôt à donner des
conseils qu'à combattre telle ou telle doctrine. Aussi ce qui restera de
ses travaux, c'est son livre sur les Chef s-d' œuvre des c'assiques français
fait en collaboration avec M. de Courson. Dans le volume qui nous oc-
cupe, les deux meilleurs chapitres ont trait à l'histoire littéraire : le
premier, une petite étude sur Hégésippe Moreau, et l'autre sur un Ma-
nuscrit de Bossuel. Comme ces deux sujets ne demandaient pas en effet
une fougue de polémiste, rien ne pouvait mieux convenir à cet esprit
judicieux. Si nous lisons ensuite les chapitres consacrés au Récit d'une
sœur, aux Odeurs de Paris, à l'Affaire CUimenceau, nous rencontrons un
homme aimable qui applaudit ou blâme, sans trop louer, sans trop
se fâcher, mais qui sème en passant des remarques dénotant un goût
sûr, un esprit critique dont les jugemens sont tempérés par l'indul-
gence de l'homme du monde. On ne peut que regretter en somme que
cette plume, qui écrivait si bien, ait écrit si peu.
Le directeur-gérant^ C. Buloz.
V I L M A
I.
Il y" avait environ dix ans qu'Angélique d'Anisy portait le nom
du comte Bernard d'Argennes, et leur bonheur semblait inébran-
lable. Trop de motifs étrangers à l'amour président souvent à l'as-
sociation de l'homme et de la femme, pour que parmi les mariages
contractés dans le monde on en compte beaucoup qui aient une
destinée favorable ; mais celui dont nous parlons avait été le fruit
d'une tendresse réciproque. C'est le secret du bonheur. Angélique
et Bernard étaient donc heureux, heureux de s'aimer, heureux de
se voir revivre dans deux enfans dont les caresses ajoutaient au
charme de leur foyer. Bien que leur fortune leur assurât à Paris une
existence large et brillante , ils habitaient le château d'Argennes
dans l'Ardèche, pendant la plus grande partie de l'année. La sur-
veillance d'une importante exploitation agricole et l'étude des ques-
tions qui s'imposent à toute intelligence élevée remplissaient la vie
quotidienne de Bernard. Celle d'Angélique était consacrée tout en-
tière à son mari, à ses enfans et aux pauvres. L'amour planait sur
ces occupations et les embellissait.
Les deux époux chérissaient leur retraite. Quand l'entente et la
confiance existent entre des âmes que l'amour a d'abord réunies,
elles trouvent dans la solitude une félicité qui la leur rend précieuse
et douce. C'est pour cela que le comte et la comtesse d'Argennes
vivaient peu à Paris. Ils y arrivaient au commencement de janvier
et en repartaient avec satisfaction à la fin de mars, n'y restant que
le temps nécessaire pour se rappeler au souvenir de leurs amis.
Cette existence était celle que Bernard avait toujours rêvée, elle
suffisait à Angélique; ni l'un ni l'autre ne souhaitait rien au-delà.
C'est pendant l'hiver de lS7i qu'un événement inattendu vint en
troubler tout à coup la tranquillité. Un matin, Bernard d'Argennes
TOME XX. — lo AVRIL 1877. 46
722 EEVDE DES DEUX MONDES.
reçut la lettre suivante , qu'il lut à haute voix en présence de sa
femme :
« Château de Schneeberg, cercle d'Olmûtz, Moravie, 18 janvier.
« Mon cousin, j'ai le devoir de vous faire connaître l'affreux mal-
heur qui me rend orpheline. Mon père vient de mourir en quelque
sorte foudroyé, alors que sa jeunesse et la vigueur de sa santé me
permettaient d'espérer que je le conserverais longtemps encore. Il a
rendu le dernier soupir entre mes bras, le 12 de ce mois, à la
suite d'une courte maladie qui n'a révélé toute sa gravité que lors-
qu'il était trop tard pour la combattre efficacement. J'ai eu la dou-
leur d'être impuissante à préserver des jours pour lesquels j'aurais
voulu donner les miens, et me voici séparée à jamais du meilleur
et du plus tendre des pères. Cette catastrophe mi'a laissée anéantie.
J'ai souhaité de mourir, et je ne sais ni comment ni pourquoi je
vis. Vous pardonnerez donc le retard que j'ai mis à vous écrire : je
n'ai d'autre excuse que l'excès de mon désespoir. Mais j'ose espé-
rer que vous accepterez cette excuse, et que ma cousine d'Argennes
et vous-même vous vous associerez à ma douleur. Le prince Mal-
borg est mort comme il avait vécu, en chrétien. Priez pour lui!
« Je suis maintenant forcée de vous parler de moi, mon cousin.
Seule au monde, libre et maîtresse de moi-même, mais disposée à
ne jamais me marier, c'est vers vous qu'en ce cruel moment mon
cœur a d'abord volé. Tout me manquant à la fois, c'est au doux sou-
venir de mon séjour à Paris, à celui de vos bontés, de la tendresse
d'Angélique, ma chère petite maman du Sacré-Cœur, que je me suis
attachée comme à l'unique espérance de mon avenir. Il m'a semblé
qu'auprès de vous seulement je retrouverais quelque chose de ce
j'ai perdu.
« Je viens donc vous demander un asile, au moins pour la durée
de ce deuil funeste. Je vous le demande au nom d'un passé dont
toutes les heures sont vivantes dans ma mémoire. J'ai tant besoin
d'être aimée, et je vous aime tant! Que ne puis-je vous mieux ex-
primer, Bernard, combien en se développant ma raison a fortifié
mon affection pour vous ! Je vais avoir vingt-trois ans. C'est vous
dire que je ne suis plus la petite fille capricieuse, sauvage, ingrate
même, que vous avez connue. Ma cousine d'Argennes trouvera en
moi une sœur reconnaissante et tendre ; pour vous, je serai une fi-
dèle amie, pour vos enfans une seconde mère. C'est à eux que je
rendrai en caresses, en soins de toutes les heures, les bontés que
vous aurez pour moi. Vous ne vous repentirez pas de m' avoir fait
un peu de bien, de m'avoir aidée à porter ma douleur. Il me sera
doux de vous chérir.
VILMA MALBORG. 723
« J'attends avec impatience votre réponse pour partir, mon cou-
sin. Ce vieux château où la mort vient d'entrer brutalement est de-
venu bien triste depuis que la chère voix de celui que je pleure
ne s'y fait plus entendre. J'embrasse tendrement Angélique. Je la
prie de me rappeler au souvenir de notre mère supérieure du Sacré-
Cœur, que je n'ai pas oubliée, et de me recommander à ses prières.
Je suis pour la vie votre cousine affectionnée. « Yilma Malborg. »
Après avoir lu cette lettre, Bernard d'Argennes interrogea sa
femme d'un regard. Accoutumée à lire dans sa pensée, elle devina
ses préoccupations et son anxiété. Elle y répondit d'un mot : — Il
faut qu'elle vienne.
— Ce sera une lourde tâche pour nous, répliqua-t-il, qu'une fille
de vingt-trois ans, belle comme un ange ou comme un démon, si
elle a tenu ce qu'elle promettait, à garder, à surveiller, à établir...
— A consoler seulement, objecta M"'' d'Argennes ; Yilma n'est
plus une enfant, c'est une femme en état de diriger sa vie et de
porter seule la responsabilité de ses actes. Sa fortune et sa beauté
appelleront bien vite les prétendans autour d'elle. Notre unique de-
voir consistera alors, après l'avoir consolée, à trouver un époux qui
lui convienne. Écris-lui qu'elle peut se mettre en route, que nous
l'attendons, et qu'elle trouvera chez son cousin deux cœurs pour
l'aimer. — Comme Bernard restait silencieux, elle ajouta : — Nous
n'avons pas la liberté de répondre à sa lettre par un refus. D'ail-
leurs il serait extraordinaire que cette bonne action nous portât
malheur.
Bernard se rangea à l'avis de sa femme et adressa à M"* Malborg
la lettre qu'elle souhaitait. En réponse à cette lettre, il reçut d'Ol-
mûtz, au commencement de la semaine suivante, une dépêche
ainsi conçue : « Je serai à Paris dans trois jours. »
Pour permettre au lecteur de comprendre les préoccupations du
comte d'Argennes et pour le préparer aux événemens qui vont sui-
vre, il est nécessaire de le ramener vers le passé et de lui raconter
brièvement l'histoire des personnages que nous venons de mettre
en scène.
En 1852, les hautes fonctions de conseiller à l'ambassade d'Au-
triche à Paris étaient remplies par le prince Malborg. Issu d'une
ancienne famille morave, le prince avait trente-cinq ans, une grande
fortune, une heureuse physionomie, les qualités d'esprit et de cœur
qui rendent un homme aimable et lui assurent partout où il passe
des sympathies constantes et des amitiés fidèles. Très lancé dans le
monde, il y rencontrait souvent M"« Geneviève d'Éternay, seconde
fille de feu le marquis d'Éternay et sœur cadette de la comtesse
724 RETUE DES DEUX MONDES.
d'Argennes, mère de Bernard. Depuis longtemps en âge d'être ma-
riée, Geneviève, loin de se laisser séduire par le bonheur conjugal
de son aînée et d'y puiser un encouragement et un exemple pour
elle-même, s'était obstinée à repousser tour à tour les hommes qui,
séduits par sa grâce ou attirés par les avantages de cette alliance,
aspiraient à sa main. On ne comptait plus ceux dont elle avait dé-
couragé les tentatives, et, comme elle leur exprimait sa résolution
sans prendre souci de la justifier, on s'était accoutumé à la consi-
dérer comme une personne capricieuse et fantasque, ou comme la
touchante victime d'un amour contrarié dont le souvenir, disait-on,
restait assez puissant dans son cœur pour la rendre à tout jamais
ennemie du mariage. Presque oubliée par les prétendans lassés de
ses refus, elle venait d'atteindre sa vingt-septième année, quand
tout à coup le bruit se répandit qu'elle renonçait au célibat pour
épouser le prince Malborg. Ce bruit était fondé. Épris de la délicate
beauté de M'^^ d'Éternay, soutenu par l'espoir d'être plus heureux
que d'autres, le prince avait eu la témérité de se présenter, de for-
muler sa demande, et, victorieux par la seule puissance de son
charme, sans s'être donné la peine de combattre, la bonne fortune
de se faire agréer. Les noces furent célébrées avec éclat à l'hôtel
d'Argennes; puis le prince Malborg emmena sa femme dans ses
terres de Moravie, abandonnant sans regret sa carrière pour mieux
savourer un bonheur qu'il croyait éternel, mais qui malheureuse-
ment fut de courte durée.
L'année suivante, Geneviève mourut en couches, brisée par l'ex-
cès même de son amour, comme une fleur trop frêle pour résister
aux ardentes caresses de l'air et du soleil. Précipité du haut de ses
rêves, désespéré, une inguérissable plaie au cœur, Malborg aurait
pu croire qu'il était désormais seul dans la vie, si les vagissemens
qui s'élevaient d'un berceau, à quelques pas de la chambre dans
laquelle sa femme avait expiré, n'étaient venus lui apprendre que
des devoirs nouveaux et sacrés lui ordonnaient de vivre, et que l'a-
venir lui réservait comme une compensation les joies de la pater-
nité. Il vécut donc en les attendant et ne tarda pas à en connaître
la douceur. Un enfant qui grandit, une intelligence qui s'éveille,
un cœur qui commence à rendre en joyeuses effusions la tendresse
qu'il reçoit, est-il rien de plus suave et de meilleur? est-il contre
les meurtrissures d'une âme sensible un remède plus efficace? Mal-
borg goûta bientôt ces félicités ineffables. Sa petite Vilma lui versa
dans ses baisers enfantins, dans ses divins sourires, des consola-
tions plus puissantes que l'amertume des souvenirs. Elle poussait
robuste et vaillante, emplissant de ses cris le château de Schnee-
berg, où dix générations ne semblaient avoir vécu que pour résu-
VILSIA MALCOKG. 725
mer en elle tout ce qu'elles avaient possédé de beauté, d'intelli-
gence et de force. Elle tenait de sa mère la délicatesse des traits,
l'éclat du regard, la vivacité de l'esprit, — de son père, ces cheveux
d'or, aux reflets fauves, qui, lorsqu'elle eut trois ans, couvrirent ses
épaules de leur flot soyeux, la blancheur éblouissante du teint, la
vigueur des membres. L'âge mit plus tard au fond de ses yeux noirs
une expression d'ardeur indomptée, comme s'ils eussent réfléchi
quelque chose du caractère âpre et sauvage de la nature au milieu
de laquelle elle grandissait; mais il n'altéra pas la pureté du visage
dont les lignes sévères, en se formant, révélèrent peu à peu, dans
une beauté que seule l'alliance du sang gaulois et du sang slave
avait pu produire, la volonté de fer, les emportemens farouches, les
instincts passionnés, encore invisibles sous l'ingénuité de l'enfant,
mais qui devaient éclater plus tard avec une violence fatale dans
l'âme de la jeune fille.
Geneviève avait obtenu de son mari la promesse de faire élever
leur fille en France. Quand Vilma eut dix ans, le prince Malborg,
fidèle a cette promesse, la conduisit à Paris, où devait être continuée
son éducation. En arrivant, il descendit chez son neveu Bernard
d'Argennes, qui pleurait encore son père et sa mère morts l'année
précédente, à une courte distance l'un de l'autre, et qui, majeur
depuis quelques mois à peine, venait de prendre possession de leur
opulent héritage. Aussitôt qu'il eut renoué connaissance avec ce
jeune homme dont il ne se souvenait que comme d'un enfant en-
trevu à l'époque de son entrée dans la famille d'Éternay, Malborg
s'attacha à lui. Quant à Vilma, dans les sentimens qu'elle éprouva
pour son cousin elle mit dès la première heure toute la passion
ingénue et ardente que peut contenir un cœur de dix ans. Emportée
par la fougue d'une imagination qu'avaient développée outre me-
sure la tristesse et l'isolement de son enfance, cette petite fille
poussa brusquement jusqu'à l'adoration son attachement pour ce
fier jeune homme dont la mâle beauté la séduisit, et dont la bonté
touchante, en descendant jusqu'à elle, la pénétra de toutes parts.
Avec la ténacité qui domine et guide les jeunes intelligences, elle
lui voua une tendresse ardente dont le caractère romanesque n'al-
téra ni la force ni la constance. Il lui semblait qu'elle l'avait tou-
jours aimé et qu'elle l'aimerait toujours. Au bout d'une semaine,
elle le considérait comme un dieu. S'il parlait, elle l' écoutait ravie,
troublée, les yeux attachés à ses lèvres, l'admirant, s'enihousias-
mant pour sa parole; si elle s'adressait à lui, c'était en tremblant,
Bernard accueillit avec une gratitude mêlée d'un peu de surprise
les témoignages du sentiment qui venait de naître dans cette âme
précoce, mais sans en discerner l'extrême vivacité. L'enfant était
726 REVUE DES DEUX MONDES.
originale et charmante; il ne tarda pas à lui vouer une paternelle
affection, bien éloigné toutefois de se douter qu'elle le chérissait au
point de donner sa vie pour lui plaire s'il l'eût exigée.
Quinze jours après l'arrivée de Vilma à Paris, son père, un ma-
tin, la présenta à la supérieure du Sacré-Cœur. Toutes les filles de
la maison d'Éternay avaient été élevées dans ce couvent : la place
de Yilma s'y trouvait marquée. — Nous vous attendions, chère pe-
tite, lui dit la supérieure en l'embrassant.
Au lieu de répondre d'un mot ou d'un sourire à cette affectueuse
caresse, Yilma garda le silence. Ses yeux noirs et profonds, brillans
sous ses longs cils qui en voilaient l'éclat, conservèrent l'expression
dure et triste qui leur était habituelle. — Daignez l'excuser et vous
montrer indulgente, madame, repartit le prince : elle a grandi toute
seule, au fond d'un vieux château.
— Oui, je comprends ! c'est une petite sauvage : nous l'apprivoi-
serons; nous en avons apprivoisé bien d'autres.
Ce fut dit simplement, doucement, avec l'expression d'une ma-
ternelle bonté; mais Vilma ne comprit pas ou ne voulut pas com-
prendre.
— Mon cousin d'Argennes aura-t-il le droit de venir me voir? de-
manda-t-elle à la supérieure, sèchement, d'un accent où se devi-
naient la défiance et des révoltes prêtes à éclater, si la réponse
qu'elle attendait était négative.
— Tous les jours, au parloir, mais avec l'agrément de votre père.
— Tu voudras bien? dis, fit-elle en s'adressant au prince.
Il donna son consentement, trop heureux de rendre à ce prix les
amertumes d'une séparation moins cruelles à sa fille, que pour la
première fois il allait livrer à des mains étrangères. — Et moi,
ajouta-t-il en embrassant Vilma, tu ne demandes pas si je pourrai
venir 1
— Ohl toi, tu es le maître de ta Vilma, tu n'as besoin de la per-
mission de personne, répondit-elle, tandis qu'un sourire s'épanouis-
sait sur ses lèvres.
Redoutant d'être séparée pour longtemps de son cousin d'Ar-
gennes, c'est cette peur qui l'avait rendue morne pendant quel-
ques instans; maintenant elle était heureuse, apaisée, rassérénée.
Quand son père s'éloigna, après avoir promis de revenir le lende-
main et d'amener Bernard avec lui, elle l'embrassa, promettant
d'édifier tout le monde autour d'elle par sa docilité et son ardeur au
travail. Elle resta seule avec la supérieure. Alors, celle-ci, la pre-
nant par la main, passa de son cabinet dans un vaste jardin tout
embaumé du parfum des fleurs et de la fraîcheur des ombrages,
que deux cents jeunes filles de tout âge remplissaient de leurs jeux
VILMA MALBOKG. 727
et de leurs cris, sous la surveillance des sœurs. A l'aspect de la
nouvelle, les petites et les moyennes accoururent pour la mieux
voir. Elles formèrent la haie sur son passage, empressées, bruyantes,
curieuses. — Retournez à vos jeux, mesdemoiselles, dit la supé-
rieure avec une sévérité tempérée par beaucoup d'indulgence, la
curiosité est un grave défaut.
Le groupe se dispersa, et la supérieure, entraînant toujours
Yilma, continua son chemin, jetant à droite et à gauche son regard,
comme si elle cherchait quelqu'un : — Avez-vous vu M"^ d'Anisy?
demanda -t-elle à une novice qui passait à son côté, les yeux
baissés.
— La voici, ma mère, répondit la novice, en désignant à quel-
ques pas d'elle, parmi les grandes, une jeune fille qui se prome-
nait sous les arbres avec une religieuse vieille et infirme.
La supérieure fit un signe à M"*" d'Anisy, qui accourut aussitôt :
— Ma chère Angélique, lui dit-elle, je veux confier à vos soins
et à votre sollicitude la charmante enfant que je vous présente,
M'^'' Yilma Malborg, fille du prince Malborg et de cette pauvre Ge-
neviève d'Ëternay, dont vous m'avez si souvent entendu parler.
Jamais elle n'avait quitté son père, et je crois bien qu'elle garde un
gros chagrin dans le cœur. Je vous charge de la consoler, de lu
trouver des amies et de lui faire aimer le couvent.
— Oh! ma mère, combien je vous remercie! s'écria M*'* d'Anisy
en recevant des mains de la supérieure Yilma , qu'elle embrassa à
plusieurs reprises. Yenez, venez, mignonne, ajouta-t-elle joyeuse-
ment, nous allons être bien heureuses ensemble.
Yilma suivit avec docilité sa protectrice, qu'elle regardait toute
surprise, un peu défiante et sans parler; mais la glace ne tarda pas
à se briser, sous l'effort de l'affectueuse tendresse de M"^ d'Anisy,
qu'avant la fia du jour Yilma commençait à chérir passionnément
avec l'enthousiasme et la vivacité d'impression qui formaient le
fond de son caractère.
Angélique d'Anisy avait alors dix-sept ans; elle touchait au terme
de ses études et devait quitter le couvent à la fin de l'année, afin
d'aller vivre auprès de sa mère qui , depuis la mort du marquis
d'Anisy, son mari, habitait la campagne aux environs de Poitiers.
C'était une belle personne, brune, élégante et mince, avec un re-
gard doux et bon, d'abondans cheveux noirs, une grâce aristocra-
tique que l'âge développait peu à peu en la parant d'une séduction
puissante. A une inteUigence d'élite, Angélique joignait une âme
droite et ferme, qui laissait pressentir qu'elle serait une femme su-
périeure, tout au devoir. Elle ne possédait peut-être pas le brillant
éclat qui est le privilège de certaines créatures altières et fascine
728 REVUE DES DEUX MONDES.
les esprits faibles ; mais elle possédait ce charme pénétrant qui en-
veloppe peu à peu, jusqu'à l'heure oii il les domine victorieuse-
ment, les hommes sur lesquels il s'exerce. A un cœur avide d'un
bonheur paisible et durable, elle aurait inspiré confiance, car il
suffisait de la voir pour deviner en elle une âme qui ne devait se
donner qu'une fois, et qui, quelle que fût la route suivie par sa
destinée, resterait toujours fidèle au premier sentiment qu'elle au-
rait conçu. Yilma ne pouvait donc être confiée à de meilleures
mains, et dès son entrée au couvent, elle ressentit les effets de la
calme et douce influence d'Angélique.
Le lendemain, à l'heure de la récréation qui suivait le déjeuner,
elle fut appelée au parloir. Agitée et anxieuse, elle y courut : son
père l'attendait; mais il n'était pas seul, Bernard d'Argennes l'avait
accompagné. En le voyant, l'âme de Yilma s'épanouit, et la joie
éclaira son visage comme d'un chaud rayon de soleil. Elle embrassa
son père d'abord, Bernard ensuite, satisfaite et radieuse, dévisa-
geant orgueilleusement celles de ses compagnes qui se trouvaient
là , toute fière de la présence de cet élégant jeune homme venu
pour elle, et sur lequel les grandes jetaient à la dérobée des re-
gards chercheurs. A la première question que lui adressa le prince,
afin de connaître l'emploi des heures qu'elle venait de passer loin
de lui, Yilma répondit en chantant les louanges d'Angélique d'A-
nisy. Elle vanta sa bonté, sa beauté, son esprit, avec un enthou-
siasme dont la vivacité mit aux lèvres de Malborg un sourire et
cette question :
— Où peut-on admirer cette merveille?
— Je vais la chercher, s'écria Yilma , en s'élançant dans le
jardin.
On la vit bientôt reparaître, entraînant vers son père M"' d'Anisy,
qui ne la suivait qu'à regret, presque confuse de subir son caprice,
et dont la grâce impressionna vivement Bernard d'Argennes au
point de le troubler d'abord. Il se remit bientôt cependant, et tandis
que le prince remerciait Angélique pour les soins qu'elle prodiguait
à Yilma, il admira les traits fins, le regard candide, la taille souple
de cette jeune fille qui, la première parmi les femmes qu'il avait
rencontrées jusque-là, venait de faire naître dans son cœur l'idée de
l'amour. Cette courte entrevue décida de sa destinée.
La sollicitude dont M'"' d'Anisy entourait Yilma créa entre elle et
la famille Malborg des relations étroites : le prince voulut connaître
la mère d'Angélique. Au milieu de l'hiver, la marquise d'Anisy
étant venue à Paris, il se fit présenter dans son salon. Peu à peu
l'amitié qui unissait Angélique et Yilma resserra les liens qui s'é-
taient formés entre leurs parens. Lorsque vint l'époque des va-
VIL.MA MALBORG. 729
cances , Malborg et sa fille furent invités h passer quelques jours
au château d'Anisy. Bernard d'Argennes les accompagna. Il avait
alors vingt-deux ans; virilement élevé, accoutumé cfe bonne heure
à l'étude, frappé au cœur par la mort de son père et par celle de sa
mère , il était plus vieux par la maturité de l'esprit que par l'âge.
L'amour qu'il ressentit pour Angélique tombant sur le terrain fé-
cond de son âme vierge y fructifia rapidement, prit bientôt la phy-
sionom.ie d'une de ces belles passions qui survivent à la jeunesse et
suffisent à remplir une vie. Le prince Malborg, qui chérissait Ber-
nard comme il aurait chéri son fils, fut le premier confident de ses
aspirations et de ses soupirs. Il s'en ouvrit à la marquise d'Anisy.
— Si M. d'Argennes me fait l'honneur de me demander ma fille,
et s'il lui plaît, je n'ai aucun motif pour la lui refuser, répondit la
marquise. A tous les points de vue , cette alliance me convient. Il
me semble seulement que ces enfans sont bien jeunes pour se
mettre en ménage, M. d'Argennes surtout.
— Il ne refuse pas d'attendre , répondit Malborg. Fixez vous-
même le temps de son épreuve.
— Dans deux ans, il en aura vingt-quatre, et ma fille vingt. Si
l'amour de M. d'Argennes a résisté à cette longue attente, je croi-
rai qu'il m'offre toutes les garanties de bonheur que je cherche
pour Angélique.
— Mais elle-même aura peut-être disposé de son cœur.
— C'est déjà fait, répondit M'"« d'Anisy en souriant : elle aime
M. d'Argennes, je l'ai deviné, et ce n'est pas d'elle qu'il faut craindre
un défaut de constance.
Ainsi fut engagé l'avenir de Bernard. La marquise et sa fille pas-
sèrent à Paris l'hiver qui suivit cet engagement. Angélique avait
quitté le Sacré-Cœur et n'y allait plus que pour voir Yilma. Bernard
s'y rendait aussi dans le même dessein et choisissait de préférence
les jours où il était certain d'y rencontrer M^^^ d'Anisy. Ces visites,
dont Yilma s'attribuait tout l'honneur et dont elle se montrait heu-
reuse autant que fière, permirent à Angélique et à Bernard de se
mieux connaître, de s'aimer plus ardemment. Ils ne s'étaient encore
rien dit que chacun d'eux connaissait le secret de l'autre. Leurs
yeux avaient parlé ; muets pour tout le monde, éloquens pour eux
seuls. Un matin, dans le parloir du Sacré-Cœur, leurs mains se
touchèrent plus fiévreusement que de coutume, et ils n'eurent plus
aucun aveu à se faire. Yilma ne vit rien, et M'"^ d'Anisy, qui était
présente, feignit de ne rien voir; mais le lendemain le prince Mal-
borg demanda officiellement pour son neveu la main d'Angélique :
elle lui fut accordée sur-le-champ, le mariage fixé à l'année sui-
vante, et dès lors les fiancés purent se parler de leur amour.
730 REVDE DES DEUX MONDES.
Ce fut pour eux un temps fécond en joies douces et délicates. Il
n'était pas de jour qu'on ne les réunît, tantôt au Sacré-Cœur, tan-
tôt chez M"'« d'Anisy, tantôt dans le monde ou au théâtre. Comme
leurs accords devaient rester encore ignorés, ils étaient tenus à
beaucoU|^ de prudence et de réserve. Ce fut pour leur tendresse
une excitation nouvelle qui la fortifia. Quand il résiste au temps et
aux tentations que le monde place sur le chemin d'un homme jeune
et beau, tel qu'était Bernard, l'amour devient indestructible. La
marquise comprit qu'il serait trop cruel d'imposer à des soupirs si
sincères une attente plus longue. Elle résolut d'abréger l'épreuve
dont elle-même avait fixé la durée. Elle fit part de sa résolution à
Angélique et à Bernard en leur annonçant que leur mariage serait
célébré dans deux mois.
Le secret de leurs fiançailles avait été si bien gardé que personne
autour d'eux ne le connaissait. Yilma elle-même l'ignorait. Malgré
sa précocité, ce n'était qu'une enfant, et on la traitait comme une
enfant. Quand la nouvelle du mariage fut devenue officielle, on ne
se pressa même pas de la lui faire connaître. Elle l'apprit par une
de ses compagnes. Ce fut pour son cœur un coup douloureux et
inattendu. En quelques jours, les roses de ses joues s'évanouirent,
le joyeux éclat de son regard s'éteignit; elle devint pâle, triste, et
lorsqu'elle vit Angélique, elle lui dit d'un accent dans lequel il y
avait autant de colère que de chagrin : — Est-il vrai que tu épouses
mon cousin d'Argennes?
— Oui, mignonne, c'est vrai, répondit Angélique. Es-tu contente
de me voir devenir sa femme?
— Non, car tu me le prends! murmura Yilma durement.
Puis elle s'arrêta, regrettant d'avoir parlé. Sa réponse et son re-
gard troublèrent Angélique, qui resta silencieuse, oloservant anxieu-
sement l'expression de haine qui assombrissait peu à peu les yeux
fixés sur elle. De nouveau, elle interrogea Yilma, mais sans pouvoir
lui arracher une parole. D'abord péniblement émue, elle se rassura
cependant, se raillant elle-même d'avoir commencé par prendre au
sérieux la déclaration d'une fillette, et convaincue qu'il suffirait de
quelques jours pour emporter bien loin de Yilma cette jalousie
mystérieuse et inexplicable dont elle ne voulut parler à personne.
Elle se trompait. Yilma cessa peu à peu de lui témoigner la con-
fiance et l'affection nées du passé. Elle s'enferma dans un mutisme
absolu que la présence même de Bernard ne put briser. Plus con-
fiante et plus tendre envers son père, elle évita néanmoins de faire
devant lui aucune allusion au mariage de son cousin. Seulement,
la veille des noces, à l'heure où elle devait sortir pour assister à
un dîner de famille que donnait la marquise d'Anisy, elle se déclara
VILMA MALBORG. 731
malade et se fit conduire à l'infirmerie. Elle y resta jusqu'au len-
demain, malgré les alarmes du prince Malborg. Ce fut le seul nuage
qui plana sur le bonheur d'Angélique; mais il se dissipa vite sous
les baisers de son mari, dans les délices des premières tendresses,
si douces à des cœurs amoureux.
Le comte et la comtesse d'Argennes partirent pour leurs terres
du Vivarais dans la semaine qui suivit leur mariage. A dater de ce
moment, six années s'écoulèrent, remplies pour eux d'une vie ré-
gulière, paisible, et d'une félicité non altérée. Chaque hiver les ra-
menait à Paris, et chaque printemps les trouvait pressés de partir,
de retourner dans leur chère solitude, asile de paix et d'amour.
Pendant ce temps, ils ne rencontrèrent Vilma qu'à de lointains in-
tervalles. Elle continuait son éducation au Sacré-Cœur. Elle grandis-
sait, devenait belle; mais une mystérieuse et fière mélancolie voi-
lait sa jeunesse, et, surtout en présence de son cousin, glaçait les
effusions de son cœur, en enlevant à ces rares entrevues le charme
et la confiance d'autrefois. Le bonheur est égoïste et aveugle. Le
comte et la comtesse d'Argennes n'attachaient aucune importance à
ces traits d'une nature violente, indomptée, qui se dominait assez
cependant pour cacher ses sentimens et ses ardeurs. Dans la jeune
fille, ils ne voyaient encore que l'enfant; ils attribuaient ces tris-
tesses à l'excentricité et aux caprices d'un caractère fantasque dont
le temps seul pouvait corriger les défauts.
C'est sur ces entrefaites qu'éclatèrent les tragiques événemens
de 1870. Le prince Malborg et Vilma quittèrent Paris au mois
d'août, après les premiers revers de nos armes, sans pouvoir adres-
ser leurs adieux à Angélique et à Bernard qui se trouvaient alors
dans le Vivarais. Le comte d'Argennes, tant que dura la guerre, se
conduisit en vaillant gentilhomme et en Français. Il fit noblement
son devoir, et quand, revenu sain et sauf des champs de bataille, il
retrouva sa femme, qui n'avait cessé de pleurer et de prier en l'at-
tendant, il comprit que son amour sortait de cette cruelle épreuve
fortifié, embelli, poétisé, en état d'affronter les orages et maître de
l'avenir. Quant au prince Malborg, retiré en Moravie avec sa fille, Il
ne parlait pas de retourner à Paris. Aux relations qui existaient
entre son neveu et lui, les lettres succédèrent; puis les lettres
même devinrent rares. Vilma n'écrivait guère que deux fois par an,
et le prince ne suppléait pas souvent à son silence. Il n'y a pas d'af-
fection qui puisse résister à ce régime. Au bout de quatre ans, le
souvenir de Malborg et de sa fille commençait à s'évanouir dans le
cœur du comte et de la comtesse d'Argennes, quand ils reçurent la
lettre qui leur annonçait la mort du prince et qui devait avoir
pour conséquence immédiate d'associer de nouveau la vie de Vilma
à leur propre vie.
732 REVUE DES DEUX MONDES.
Yilnia Malborg arriva à Paris un soir d'hiver. Angélique et Ber-
nard, venus à sa rencontre à la gare, la reçurent à la descente du
wagon et l'emmenèrent à l'hôtel d'Argennes. C'est en voiture que
furent échangées les premières effusions de trois cœurs heureux de
se retrouver, et que Yilma exprima sa gratitude à ceux qui désor-
mais allaient lui tenir lieu de famille. Elle fut à la fois éloquente et
simple. Bernard ne put entendre sans émotion la voix harmonieuse
qui lui adressait des remercîmens et lui racontait, un peu trem-
blante, la mort du prince Malborg; mais cette émotion s'accrut en-
core quand, de retour à l'hôtel, il eut le loisir d'admirer dans un
salon, sous la lumière des lampes, la fière beauté de Yilma. La jeune
fille tenait tout ce qu'avait promis l'enfant. Elle était dans la splen-
deur de ses vingt-trois ans. Sa taille, aux lignes pures, avait la vi-
gueur, la souplesse, l'élégance. L'expression un peu farouche de
son regard s'affirmait intelligente et hautaine. La sombre couleur de
ses vêtemens de deuil accusait la blancheur de son teint, dans la-
quelle, comme deux flammes, brillaient ses yeux profonds, et écla-
tait en un trait de sang le vermillon des lèvres épaisses. La masse
de ses cheveux mettait autour de son front une couronne d'or fauve
qui achevait de rendre étrange et saisissante sa physionomie. Quant
à son caractère, bien qu'il fût difficile de le juger en quelques
heures, il semblait s'être transformé et assoupli, avoir perdu les as-
pérités d'autrefois. Du passé, du ressentiment que le mariage d'An-
gélique avec Bernard avait provoqué dans son cœur, elle ne conser-
vait en apparence aucun souvenir; elle embrassait sa cousine sans
trouble. Il leur parut qu'elle ressemblait à toutes les jeunes filles
de son âge, et que ce qu'il pouvait y avoir d'extraordinaire et d'in-
quiétant en elle tenait uniquement à l'impression causée par sa
beauté. Durant les jours qui suivirent son arrivée, elle s'efforça de
les confirmer dans cette opinion. Dès le premier entretien sérieux
qu'elle eut avec Bernard, et dans lequel il lui parla de l'avenir, elle
se déclara prête à obéir, comme à des ordres, à ses conseils, dis-
posée à accepter un mari de sa main. Elle le supplia cependant de
ne pas la presser de se marier. Elle était encore tout ébranlée par
le malheur qui venait de l'atteindre et elle souhaitait qu'une année
au moins s'écoulât avant qu'on la poussât à prendre un parti et à
choisir un époux. — Si vous estimez que je suis dans votre maison
une cause d'embarras, dit-elle, je me retirerai au Sacré-Cœur, où
l'on ne me refusera pas l'hospitalité pour quelques mois. Cela vau-
drait mieux que de m'engager dans des liens éternels sans avoir la
certitude qu'ils m'offrent les conditions du bonheur.
— On ne vous pressera pas de nous quitter, ma chère enfant, ré-
pondit Bernard. Tant que vous vous trouverez heureuse auprès de
nous, vous pourrez y rester.
VILMA MALBORG. 733
Cette promesse la rassura, et elle s'abandonna confiante au bon-
heur de vivre sous le même toit que le comte d'Argennes. Comme
elle était en deuil, elle s'y tint fort retirée pendant tout l'hiver et
ne voulut être présentée qu'aux amis les plus intimes d'Angélique.
Elle aspirait au moment où Bernard et sa femme partiraient pour le
"Vivarais. Elle se réjouissait en pensant que, loin de Paris et dans
la solitude des champs, elle vivrait plus près de son cousin, qu'en
ce moment même les exigences sociales éloignaient souvent d'elle.
En attendant, elle mettait son honneur à se rendre utile dans
cette maison devenue sienne. Elle s'occupait des enfans, présidait
aux soins qu'exigeait leur âge, partageait leurs jeux, voulant à tout
prix gagner l'affection de Bernard et reconquérir la confiance d'An-
gélique, qu'elle craignait d'avoir perdue lorsqu'au moment du ma-
riage elle avait osé manifester son dépit. Sur ce point, elle se trom-
pait, M"' d'Argennes était envers elle libre de toute rancune et ne
se souvenait de sa colère que comme d'une colère d'enfant roma-
nesque et capricieuse dont il n'y avait pas lieu de parler jamais, à
moins que ce ne fût pour en rire. Elle n'eut donc aucune peine à
se laisser toucher par les efforts que fît Yilma pour se faire aimer.
Cn mois après l'arrivée de M'^'' Malborg à Paris, une étroite intimité
régnait entre elle et Angélique. Autrefois au Sacré-Cœur, quand
M"^ d'Anisy commençait à se parer des grâces et des attraits de la
femme, Vilma n'étant encore qu'une enfant, elles avaient vécu
comme une mère avec sa fille; maintenant elles vivaient comme
deux sœurs. La différence d'âge ne s'accusait plus entre elles au
même degré.
Il est vraisemblable que, parmi nos lectrices, plus d'une s'éton-
nera de l'ingénuité de M'"* d'Argennes et inclinera à penser que, si
cette créature, merveilleusement douée, mais innocente et pure,
avait possédé une expérience égale à sa bonté, elle aurait mis un
moindre empressement à ouvrir sa maison à la fille du prince Mal-
borg. Nous croyons en effet qu'une femme moins sûre de son
bonheur aurait hésité à l'exposer aux terribles flammes de deux
beaux yeux manifestement créés pour brûler les cœurs à leur gré
et réduire en cendres les félicités les plus solidement établies; mais
l'expérience n'est que par exception l'apanage de la jeunesse. Pour
la posséder, il faut vivre, il faut souffrir. M""^ d'Argennes n'avait
ni vécu ni souffert : elle ne possédait pas l'expérience, et puis elle
aimait son mari; elle se savait aimée. Sa science des hoairaes et
des choses se résumait en dix années dont toutes les heures ne
revenaient à sa pensée que parées et embellies du souvenir de la
plus exquise tendresse. Toutes ses espérances s'étaient réalisées,
tous ses rêves avaient pris corps, et ses illusions, entretenues par la
73A REVUE DES DEUX MONDES.
plus douce réalité, dominaient sa vie, l'illuminaient, brillantes
étoiles d'un ciel dont aucun nuage n'était encore venu ternir la pu-
reté. Pourquoi aurait-elle douté de la fidélité de Bernard? Quelle
crainte pouvait-elle concevoir? Elle ouvrit sa maison, ses bras, son
cœur à sa pire ennemie, sublime de confiance et touchante de
naïveté.
II.
Le printemps trouva Bernard, Angélique et Vilma réunis au châ-
teau d'Argennes. Le château d'Argennes, situé près de "Vallon, est
le plus beau domaine du Yivarais. L'habitation date de deux siècles.
Elle est suspendue aux flancs d'une colline boisée qui domine l'Ar-
dèche. Cette rivière aux bords pittoresques a creusé en cet endroit
son lit à travers une vallée resserrée entre de hautes montagnes.
Autour du château s'étendent des forêts de châtaigniers, des champs
de mûriers, des vignes, des terres cultivées, dont, à de fréquens
intervalles, de longues coulées basaltiques coupent tout à coup l'é-
tendue. Des pics neigeux se découpent sur le ciel et bornent l'hori-
zon de toutes parts. Sur toute la surface de cette région, qui touche
aux Cévennes d'un côté, de l'autre à l'Auvergne, le sol a subi d'ef-
froyables convulsions dont il a conservé les traces comme l'impé-
rissable souvenir des jeux violens de la nature. Les volcans se sont
éteints, mais les cratères sont restés ouverts; la lave refroidie a
laissé aux flancs des montagnes, incrustées dans le roc et pétrifiées,
des couleurs grises et rougeâtres dont les tons variés font ressortir
la nuance délicate et tendre des verdures printanières que viennent
paître les troupeaux dès les premiers beaux jours.
Le comte et la comtesse d'Argennes s'étaient affectionnés à ce
pays, dans lequel Bernard venait tous les ans depuis sa naissance
et qui avait été le cadre charmant de leurs jeunes amours. Ils con-
çurent cependant la crainte que Vilma ne parvînt pas à s'y plaire;
mais cette crainte était vaine : Yilma avait grandi dans une con-
trée montagneuse, elle retrouva dans le Yivarais les paysages de
sa patrie, familiers à son âme et à ses yeux. Elle s'y habitua vite,
surtout parce que le malheur de sa destinée voulait qu'elle s'es-
timât heureuse partout où elle se trouvait avec Bernard. Elle por-
tait au cœur une inextinguible passion; elle aimait ardemment
son cousin. Gela datait de l'heure même où pour la première fois
elle se trouva en sa présence. Cet amour ne s'était pas imposé alors
à son imagination et à son cœur sous la forme aiguë, fiévreuse et
violente qu'il devait ultérieurement revêtir; à dix ans, le cœur ni
l'imagination ne sont mûrs pour la passion. Ce fut d'abord un en-
VILMA MALBORG. 735
thousiasme ardent, une tendresse exclusive et jalouse, un affole-
ment inconscient. Puis, quand le corps de Vilma se fut développé,
quand son âme se fut élargie, quand les grâces délicates et les cu-
riosités inconscientes de la vierge eurent précocement pris la place
des candeurs de l'enfant, ce sentiment se transforma, et, subissant
les impulsions d'une nature passionnée, il devint l'amour, un amour
qui s'ignora d'abord, éclata tout à coup et puisa ses premières ar-
deurs dans l'isolement auquel elle se trouva condamnée, et dans
l'absence de Bernard! Du jour où elle fut brusquement séparée de
lui, jusqu'au jour où elle revint en France, elle l'aima à travers ses
souvenirs, vivant de l'espoir de se faire aimer, et, à l'aide d'une
imagination romanesque et perverse, se forgeant un idéal complai-
sant, facile et conforme à ses désirs, qui lui tint lieu de tout, la ren-
dit insensible aux hommages des prétendans attirés par sa beauté et
lui inspira, contrairement aux vœux de son père, la résolution de
ne pas se marier.
A côté de cet amour, un autre sentiment s'éveilla et grandit : la
haine. En épousant Bernard, Angélique se fit de Yilma une impla-
cable ennemie qui ne devait lui pardonner jamais de le lui avoir
ravi. Il en fut de cette haine comme de l'amour : elle se développa
en même temps que lui, s' aggravant, au fur et à mesure que dans
l'enfant les années créaient la femme, de toutes les exaltations, de
toutes les violences d'un cœur despotique et d'une âme farouche.
Ces explications n'auraient aucune raison d'être, si elles ne fai-
saient comprendre avec quelle joie intime et cruelle \ilma entra
dans la maison d'Argennes, et quelles dispositions elle y apporta,
hypocritement dissimulées sous les effusions d'une tendresse pro-
fonde et d'une reconnaissance inaltérable, qui confondaient en ap-
parence dans une même étreinte la femme dont le paisible bonheur
lui était odieux et l'homme dont elle voulait conquérir l'amour.
Il n'est pas dans notre pensée de remettre en honneur la doc-
trine de la fatalité supérieure et immuable, que l'antiquité avait
poussée jusqu'à l'absolu et qui courbe encore sous son joug les peu-
ples orientaux, en les laissant sans force, même contre des maux
qu'avec un peu d'énergie ils pourraient vaincre. Le christianisme a
fait justice de cette doctrine en relevant la dignité de l'homme, en
lui donnant de soi-même et de sa puissance une idée assez haute
pour qu'il ait entrepris de combattre le destin et tenté de se sous-
traire à ses lois, avant de s'y résigner ; mais que penser de la per-
versité naturelle de certaines âmes? Comment expliquer ces créa-
tures qu'on croirait maudites dès le berceau? Sans qu'aucun signe
apparent les distingue des autres et les marque pour une destinée
exceptionnelle, elles viennent au monde portant en elles pour le
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mal des forces ignorées que les circonstances de leur vie, loin de
les détruire, concourent à développer. Qui les a pétries de mau-
vais instincts, sans leur fournir le moyen de les écraser? Qui les a
parées de leurs séductions trompeuses, sans imprimer à leur front
le stigmate des corruptions intérieures qui rend leur passage parmi
les hommes aussi terrible que celui d'un torrent dévastateur? Mal-
heur à qui se trouve sur leur route ! Esclaves des passions contre
lesquelles il semble qu'elles aient été insuffisamment armées, elles
brisent et déchirent au gré de ces passions tout ce qui les sépare du
but qu'elles veulent atteindre, à moins qu'elles ne soient elles-
mêmes broyées dans leur course folle vers l'idéal dont leur imagi-
nation leur montre la réalisation environnée d'attraits délectables et
de charmes malsains. Nous ne dirons rien de plus pour faire con-
naître l'héroïne de ce récit, dont la suite la révélera tout entière et
mieux que nous ne pourrions.
Quant à Bernard d'Argennes, trois mois après l'arrivée de Vilma
en France, troublé par la présence dans sa maison de cette sédui-
sante fille, il essayait de réagir contre une influence à laquelle il
n'abandonnait rien de soi, et qu'il subissait contre son gré, mais
qui l'obsédait comme le signe avant-coureur d'un péril redoutable.
Se marier à vingt -deux ans, sans avoir encore bu à la coupe
amère de la passion, sans avoir demandé aux caprices des femmes
la science de la vie, sans avoir interrogé l'amour qui passe, pour
connaître le prix de l'amour qui dure, apporter dans le mariage
une âme vierge et toutes ses illusions, voilà ce qui est rare et ce qui
peut être considéré comme un gage de bonheur; à une condition ce-
pendant : c'est qu'aucune tentation ne viendra frapper à la porte
de ce cœur qui n'a pas vécu et s'est jeté dans les délices de la ten-
dresse légitime ignorant les tourmens et les fièvres de l'autre. Ber-
nard chérissait sa femme; mais, homme à peine par l'âge, ce n'était
qu'un enfant quant à la connaissance du cœur. Pour le préserver
contre le danger, Bernard ne possédait rien que son amour, son
amour et son honnêteté, armes puissantes pour fortifier et faire
durer un bonheur qui n'est pas menacé, inefficaces pour le défendre
s'il est attaqué. A Paris, le danger eût été moindre. La multiplicité
des tentations auxquelles est exposé dans le tumulte d'une grande
ville un homme jeune et inexpérimenté a pour effet de les amoin-
drir. Dans les entraînemens de la vie mondaine, Bernard aurait
trouvé des diversions heureuses qui lui firent défaut quand, installé
à la campagne, il se trouva rapproché par les conditions mêmes de
l'existence commune de celle qui causait son trouble. L'isolement,
le calme des champs, sont pour la passion des excitans redoutables.
La nature se fait volontiers le complice de nos faiblesses; elle donne
VILMA MALBORG. 737
aux désirs de l'âme et des sens une puissance infinie. Elle leur
parle, les déchaîne et les fortifie par ses mille voix; elle leur offre le
cadre le plus séduisant, l'attrait le plus trompeur, et en favorise le
développement. Les perspectives magiques de l'horizon, les sèves
printanières, la beauté des cieux, les matins ensoleillés, les soirs
mélancoliques, les nuits silencieuses, embellissent nos passions et
leur tiennent le langage le plus propre à les rendre exigeantes et
impérieuses. Ces élémens se conjurèrent contre Bernard et vinrent
en aide à Yilma. 11 la voyait tous les jours, à toute heure. Sans
qu'elle eût besoin d'emprunter de nouveaux attraits aux artifices
de la toilette et d'atténuer par l'éclat de sa parure la rigidité de
ses habits de deuil, elle portait en elle un charme vainqueur dans
lequel il fut en 'quelque sorte enveloppé. La coquetterie naturelle
de la femme, complétée chez celle-là par le parfum virginal, par la
fleur de sa jeunesse et les merveilles de sa beauté, fut suffisante
pour vaincre Bernard.
On s'est demandé souvent si l'homme possède la faculté d'aimer
deux femmes en même temps. En réponse à cette question, on peut
affirmer que dans tout cœur ardent, à côté de l'amour le plus noble,
le plus pur, le plus élevé, il y a place pour un sentiment qui lui
ressemble en apparence et qui n'en diffère en réalité que par l'in-
tensité plus forte du désir qu'avivent les obstacles, la terreur et les
remords. Ce fut l'histoire du comte d'Argennes. Un moment vint où
ce désir conçu pour Vilma fut plus puissant que sa tendresse pour
Angélique, où la sécurité des caresses conjugales dans lesquelles,
épouvanté, il se rejetait désespérément, la légitimité du bonheur,
perdirent leur prix pour revêtir un caractère monotone, incapable
d'apaiser les feux par lesquels il se sentait dévoré. Ces sensations
furent involontaires et s'imposèrent à tout son être, malgré lui. îl
voulut réagir; il appela à son aide les réflexions les plus sages, les
résolutions les plus prudentes. Durant ses longues insomnies, il se
décrivit à lui-même le cruel tableau de son repos troublé, de ses
félicités ruinées, de sa probité vaincue, de son honneur compromis,
de toutes les catastrophes qui seraient la conséquence d'un crime;
mais il ne put empêcher que chaque jour Yilma lui versât dans l'é-
loquence irritante de son regard, dans l'harmonie séductrice de sa
voix, un poison amer et doux, mille fois plus délicieux que le pur
nectar de l'amour légitime, et dont sa fièvre le contraignit à s'a-
breuver.
Dès que quelques gouttes de ce poison eurent coulé dans ses
veines et embrasé son sang, il tomba sous l'empire d'une faiblesse
funeste. Les mille incidens de la vie quotidienne, les actions de
Yilma, ses paroles, toutes les circonstances que chaque jour faisait
TOME xs. — 1877. 47
738 REVUE DES DEUX MONDES.
naître, il les vit à travers son amour, les rapporta à ses préoccupa-
tions. Peu à peu, sa physionomie s'assombrit , son caractère se
transforma, il devint nerveux, inquiet, taciturne. Parfois il alléguait
tout à coup la nécessité d'aller à Lyon ou à Marseille : il partait,
demeurait absent trois jours, essayant de secouer son joug, traînant
comme un boulet sa peine, et revenait ensuite plus accablé, plus
préoccupé que lorsqu'il était parti. Angélique s'alarma de ce chan-
gement, dont elle était bien loin de soupçonner la cause. Elle essaya
d'interroger son mari; mais elle ne sut rien, car il nia qu'il lût
préoccupé ni malade, et pour dissiper ses craintes s'imposa le devoir
de l'environner de tous les témoignages d'une ardente affection.
Vilma fut plus clairvoyante qu'Angélique. Elle ne tarda pas à dé-
couvrir les ravages causés par sa beauté, et s'en réjouit en y pui-
sant des forces nouvelles pour continuer l'œuvre de destruction en-
treprise contre le bonheur dont elle était jalouse. Avec celte beauté,
elle possédait tous les dons qui assurent la domination de la femme
et la créent reine parmi les hommes, l'instruction et l'esprit. Elle
parlait plusieurs langues. Ayant beaucoup lu, les littératures slaves
lui étaient aussi familières que celles de l'Angleterre, de l'Alle-
magne et de la France. Elle aimait les arts, la musique surtout,
pour laquelle elle professait un goût passionné, servie par une mer-
veilleuse voix. Les exercices violons l'attiraient. En toutes choses
elle apportait l'audace et la décision, sans prudence, mais aussi
sans peur. Tant d'heureux et rares privilèges étaient mis en relief
par sa jeunesse resplendissante comme un matin de printemps, par
le caractère piquant de ses reparties, par des ignorances feintes, des
ingénuités voulues, des candeurs jouées, et surtout par cette fraî-
cheur de sensations, cette suavité mystérieuse qui forment le su-
blime attrait des vierges. Voilà quelles armes elle aiguisa pour
achever la défaite de Bernard, qu'avec une diabolique habileté elle
affola tout à fait en lui laissant comprendre, par sa manière d'être
devant lui, qu'elle serait sans énergie pour lui résister, si jamais il
osait faire l'aveu de son tourment.
Malgré tout cependant, Bernard résistait, redoutant de se lier à
Vilma par une parole imprudente ou une action irréparable. En dé-
pit des entraînemens de son imagination, il était encore maître de
soi; il ne lui était pas arrivé une seule fois de caresser complaisam-
ment les caprices de sa pensée sans interrompre tout à coup sa rê-
verie, sans se reprocher de s'y être abandonné et sans prendre la
ferme résolution de rester honnête homme. 11 se débattait tant qu'il
pouvait contre le flot des tentations enivrantes qui aflluaient à son
cerveau. C'est même cette lutte qui causait ses angoisses, car, en
passant alternativement d'une extrême faiblesse à une extrême
VILMA MALBORG, 739
énergie, il mesurait la profondeur de son mal et l'étendue du péril
auquel il était exposé. Il est donc permis de penser qu'il aurait
échappé à ce péril, si des incidens inattendus, survenant brusque-
ment , n'avaient paralysé ses loyaux eflbrts et désarmé sa volonté.
11 semble que ce soit dans la destinée de l'homme de voir à l'heure
même où il aurait besoin d'être secouru des circonstances fatales se
coaliser contre lui, et l'emporter inerte et vaincu aux fautes qu'il
voulait s'épargner, aux abîmes qu'il voulait fuir.
On était alors vers le milieu de l'été. La vie au château s'écoulait
uniforme et paisible, car les orages que nous avons décrits, ne
grondant qu'au fond des cœurs, ne troublaient pas son apparente
sérénité. Presque tous les matins, Bernard montait à cheval, par-
courait son domaine, allait s'entretenir avec ses fermiers ou sur-
prendre au travail les nombreux ouvriers qu'il employait. Fuyant
les occasions de se trouver seul avec Vilma, il faisait ses excursions
au lever du jour, quand elle dormait encore, avant même que le
soleil eût dissipé les ombres de la nuit, et n'en reculait l'heure que
lorsqu' Angélique, sa seule sauvegarde, promettait de se joindre à
lui. C'est à ces promenades matinales qu'il demandait l'apaise-
ment des agitations et des fièvres de son sommeil; c'est alors que,
l'esprit libre, la pensée nette, le cœur calme, il envisageait froide-
ment les résultats de toute imprudence qui trahirait son secret,
prenait des résolutions énergiques et s'armait pour être fort en
présence de Yilraa. Il revenait vers onze heures, quand le déjeuner
réunissait tous les habitans du château. Yilma l'attendait presque
toujours avec les enfans sur le perron. Quand il descendait de che-
val, elle venait à lui et, comme l'aurait fait une sœur, elle lui pré-
sentait son front, sur lequel en tremblant il posait ses lèvres. C'é-
tait un moment redoutable et délicieux, auquel il lui arrivait souvent
de penser durant sa route quand l'imagination, plus éloquente que
le devoir, éblouissait ses yeux de l'image de l'enchanteresse ou fai-
sait monter tout à coup à son cerveau, comme un souvenir du bai-
ser de la veille, une boulïée du parfum de ses cheveux. Puis ils
rentraient tous ensemble, lui tenant par la main son fils, dont les
sept ans s'embellissaient chaque jour d'une grâce nouvelle, Vilma
souriant à la fillette, à peine âgée de quelques mois, qui gazouillait
entre les bras de sa nourrice. Ils rejoignaient ainsi Angélique, qui,
les voyant arriver unis, sourians et calmes, ne pouvait deviner le
drame qui se jouait entre eux.
Une heure après le repas, tandis qu'Angélique et Vilma s'instal-
laient dans le vaste salon d'été pour y passer l'après-midi, Bernard
s'enfermait chez lui afin de chercher dans le travail le calme qu'il
souhaitait avec ardeur. Il aimait l'étude; naguère elle était une de
7A0 REVUE DES DEUX MONDES.
ses meilleures joies, et c'est encore à elle qu'il revenait quand il
tentait de secouer sa chaîne. Mais elle avait, hélas ! perdu le don
de le distraire. Il restait maintenant durant des heures immobile,
le front courbé sur ses livres, mais l'esprit perdu dans des rêveries
brûlantes. Parfois il se levait, irrité, s'avançait vers la croisée, ap-
puyait son front contre la vitre froide, et restait là longtemps, re-
gardant sans les voir les pelouses et les avenues du parc, les futaies
de châtaigniers et l'horizon tout empourpré des feux du jour, qui se
jouaient aux flancs nus des montagnes en longues alternances de
lumière et d'ombre. Puis, quand la chaleur s'apaisait, quand les
brises parfumées commençaient à courir à la cime des abres et
descendaient rafraîchissantes sur les champs, il rejoignait Angé-
lique et Vilma. C'était le moment des promenades en famille. Grands
et petits prenaient place dans un break solide et léger, attelé de
chevaux robustes, au pied sûr, et partaient pour des excursions dont
les ruines d'un château-fort ou d'une chartreuse étaient ordinaire-
ment le but.
D'autres fois ils descendaient à pied jusqu'à l'Ardèche, montaient
dans un bateau attaché à la rive et se dirigeaient au gré du cou-
rant vers le pont de l'Arc. Cette merveille naturelle, renommée dans
tout le midi de la France, consiste en une vaste arcade creusée dans
le roc à une hauteur énorme au-dessus des eaux. A droite et à
gauche, le paysage de la vallée offre à l'œil des perspectives sai-
sissantes : bois, grottes et rochers se succèdent. Le soleil , en se
couchant , couvrait cette belle nature de paillettes d'or qui s'atta-
chaient scintillantes, dans le demi-jour, aux branches des arbres,
aux anfractuosités des pierres. Puis, peu à peu, elle se voilait de
brume. La lune montait à l'horizon, lentement, se jouant dans les
branches des châtaigniers massifs, apaisant des blancheurs de sa
lumière les ardeurs empourprées qui rayaient le ciel. La majesté
d'un soir divin s'embellissait de la majesté d'un solennel silence.
L'ombre des hautes montagnes s'allongeait à travers la plaine toute
claire, et, l'une après l'autre, les étoiles faisaient au firmament leur
resplendissante trouée.
Pour des cœurs libres de s'aimer sans remords , ces promenades
auraient eu un charme exquis; mais la passion de Bernard y pui-
sait une agitation fiévreuse qui avivait son trouble. Assis au gou-
vernail, il voyait Vilma penchée sur les rames qu'elle aimait à te-
nir, imprimant à son corps un balancement gracieux et régulier, et
fixant sur lui ses yeux éloquens, toutes les fois que, tirant à elle
les avirons, elle renversait en arrière avec une lenteur savante son
buste souple et sa tête adorable. A l'autre extrémité du bateau se
tenaient Angélique et ses enfans; mais Bernard ne les voyait pas, son
VILUA MALBORG. 7/11
regard s'arrêtait à Yilma. Quand elle était lassée, elle le priait de
prendre sa place et de lui laisser la sienne. Il obéissait; mais en
touchant les rames que pendant longtemps les mains de l'enchan-
teresse venaient de presser, il sentait sur sa chair une brûlure qui
passait dans son sang et montait jusqu'à son cerveau pour troubler
sa raison.
Ils revenaient ainsi en remontant le courant, sans parler. Tout à
coup, dans le silence et la nuit naissante, la voix de Vilma s'élevait
sonore et pure; elle chantait des chansons de son pays, élégies
plaintives ou ballades passionnées, dans lesquelles Bernard recon-
naissait les accens de son propre cœur. Alors il était tenté de se
précipiter vers elle, de la saisir entre ses bras, de l'étouffer sous
les caresses et de mettre un terme au mal dont il souffrait. En ces
instans, la présence d'Angélique était son unique sauvegarde. Quand
sa fièvre avait passé, brisé de ses terreurs et de ses désirs, il tentait
de regarder en face les obsessions violentes qu'il venait de subir.
— A quoi tient ma vertu? se demandait-il épouvanté. A un ac-
cident vulgaire , à une circonstance banale qui tout à coup me
désarmerait et me laisserait sans courage. Et il suffirait d'une mi-
nute pour arracher à mon cœur le secret qu'il a su contenir, et
pour fouler aux pieds mes devoirs, pour briser ma vie, ruiner mon
honneur et devenir infâme! Oh ! non! non! jamais! je saurai résis-
ter. Je résisterai, je le dois, je le veux!
Au retour d'une de ces promenades, un soir, comme ils rentraient
au château , Angélique se plaignit d'avoir pris froid et d'éprouver
par tout le corps une violente lassitude. Ce n'était sans doute qu'un
mal passager, sans gravité, mais qui la contraignit à se retirer dans
sa cha nbre et à laisser Bernard et Yilma en tête-à-tête. Jamais pa-
reille aventure n'était survenue. Celle-ci trouva Bernard démoralisé,
énervé par les tentations qui hantaient son esprit, plus puissantes
que sa volonté. Lorsque, rassuré sur la santé de sa femme qu'il
avait ramenée chez elle, il revint auprès de Vilma, il fut saisi par
une émotion, hélas! familière à son âme, et qu'aggravait à cette
heure le péril de son isolement clairement entrevu.
Ils dînèrent face à face : Bernard, pâli, tordu par une angoisse dé-
licieuse et déchirante à la fois; Yilma, paisible en apparence, par-
lant avec volubilité, toute joyeuse, s'efforçant de le distraire, devi-
nant ses terreurs et s'attachant à les éloigner de lui. La présence
des domestiques favorisa leur mutuelle dissimulation; mais quand,
après le repas, ainsi qu'ils le faisaient tous les soirs avec Angélique,
ils allèrent s'asseoir sur la terrasse qui s'étend devant le château
et domine la vallée de l'Ardèche, seul avec Yilma , libre de l'écou-
ter et de lui répondre, Bernard devina que l'heure était grave, et
7Û2 REVUE DES DEUX MONDES.
que la crise allait éclater sans qu'il eût la possibilité de l'écarter. Il
se résigna à l'affronter.
Vilma garda d'abord le silence. La tète renversée sur le dossier
de sa chaise, les yeux au ciel, elle paraissait suivre attentivement le
jeu brillant des étoiles; en réalité, elle ne perdait pas de vue Ber-
nard , accoudé à la balustrade , morne et pensif. Tout à coup elle
inclina le front vers lui, étendit le bras et, posant la main sur la
sienne, elle demanda d'une voix tranquille : — Pourquoi êtes-vous
triste, mon cousin? Quelle peine est entrée dans votre cœur? Voilà
plusieurs jours que je vous observe. On dirait que vous n'êtes pas
heureux.
Le contact de cette main, l'accent de cette voix, l'arrachèrent à
sa rêverie. Son cœur provoqué, défait sans combat, envoya à ses
lèvres fiévreuses une horrible réponse, aveu de sa défaite et de son
coupable amour; mais, dans ce péril extrême, il reçut un secours
imprévu. Le doux et pâle visage d'Angélique passa devant ses yeux,
il ta vit, la chère créature, inanimée, déchirée par sa trahison, et le
cri qui devait le perdre fut étouffé. Il répondit : — Yous vous êtes
trompée, Vilma, je n'éprouve ni peine ni tristesse.
Puis il se leva, se mit à marcher sur la terrasse, redevenu sou-
dain maître de lui; mais comme il passait devant Vilma, elle l'ar-
rêta doucement d'un geste timide et reprit ; —Pourquoi me traiter
comme une enfant ? pourquoi vouloir me taire la vérité que j'ai sur-
prise ! Ne me jugez-vous pas digne de devenir votre confidente et
votre amie?
— La vérité ! vous avez surpris la vérité? s'écria-t-il éperdu.
— Je le crois, fit-elle en baissant les yeux.
— Mais alors, pourquoi m' interrogez- vous?
— Pour vous entendre me confier le secret que vous enfermez
dans votre cœur.
— Que vous importe ce secret ?
— C'est que je le crois frère du mien, oui, frère de celui qui
m'oppresse moi-même.
Il chancela, ses mains s'agitèrent dans le vide, cherchant un ap-
pui, et rencontrèrent heureusement le marbre glacé de la balus-
trade, auquel il se cramponna tremblant, trouvant une énergie dé-
sespérée dans la peur de tuer Angélique, qui venait de s'emparer
de lui et dominait sa faiblesse. Quant à Vilma, elle se tenait de-
bout, le fixant avidement d'un regard où, dans la nuit, brûlaient
les feux de sa passion, n'attendant qu'un signe, qu'une parole, pour
se presser contre lui et se faire une chaîne de ces bras qui la
fuyaient. — Je ne comprends pas; je ne veux pas, je ne dois pas
comprendre, murmura-t-il; si je comprenais, je n'aurais pas le droit
VILUA MALBORG. 743
de vous laisser vivre dans cette maison, et mon devoir m'obligerait
à vous envoyer attendre au Sacré-Cœur le moment de votre mariage.
— Mon mariage ! L'heure est vraiment Lien choisie pour m'en
parler, objecta Yihna d'un ton ironique et sombre; vous m'obligez
à vous déclarer que je suis résolue à ne me marier jamais.
— Résolue à ne vous marier jamais ! Vous avez promis cependant
d'accepter un mari de ma main.
— Ne fallait-il pas en entrant dans votre maison dissimuler mes
projets? C'est pour cela que j'ai promis, avec la ferme volonté de
ne pas tenir : comment pourrai-je me marier, puisque c'est vous
que j'aime?
Ce cri sortit de sa bouche audacieux, superbe, et remua Bernard
jusqu'aux entrailles. A moitié fou, il voulut protester; mais Yilma
ne lui en laissa pas le temps.
— Oui, je vous aime, dit-elle à demi-voix, je vous aime depuis
que je vous connais : cela a commencé par la tendresse naïve, irré-
fléchie, mais enthousiaste d'une âme d'enfant; c'est aujourd'hui l'a-
mour d'une femme, ardent, impérieux, fortifié par d'indestructibles
souvenirs, par la douleur, par la haine même, oui, par la haine,
car je la hais cette Angélique dont vous n'avez pu devenir l'époux
qu'en me rendant malheureuse pour toute ma vie. Quand j'avais dix
ans, je pensais à vous nuit et jour; je rêvais de ne vous quitter ja-
mais; votre parole me bouleversait, un baiser de vous m'animait
d'un indicible transport. Par ce qu'étaient alors mes sentimens, ap-
préciez ce qu'ils sont devenus. Yous ne les avez pas vus grandir, puis-
que j'ai vécu longtemps loin de vous ; mais apprenez qu'ils sont le
prix de ma douleur et le fruit de mes larmes, car j'ai souffert, car
j'ai pleuré, ne rêvant que de l'espérance de vous retrouver. Et
maintenant que je suis auprès de vous, maintenant que je me sais
aimée, car vous m'aimez, et je n'ai pas pu me tromper à vos tris-
tesses, vous venez me parler de mariage ! C'est trop tard, et je ne
me marierai pas.
— C'est horrible! s'écria Bernard, que ces aveux prononcés d'un
accent passionné remplissaient de terreur et laissaient sans cou-
rage.
— Est-ce notre faute si l'amour nous a pris pour victimes? répli-
qua Vilma. Qui m'a mis au cœur l'ardente passion qui me jette à
vous? Si je suis impuissante à la combattre, c'est qu'une volonté
supérieure me domine comme elle vous domine vous-même, et nous
pousse fatalement l'un vers l'autre. A quoi bon se débattre, l'arrêt
du destin est clair autant qu'inflexible, et ni vous ni moi ne pouvons
plus secouer les chaînes qu'il a forgées.
Elle se transfigurait en parlant. S« n'était plus la spirituelle et
rieuse/ille que Bernard connaissait, c'était une amoureuse aux ter-
/lia REVUE DES DEUX MONDES.
ribles ardeurs, image vivante de la passion par laquelle les hommes
sont entraînés jusqu'au crime. Pour la première fois, elle se révé-
lait dans sa splendide et redoutable horreur, et si, durant cette soi-
rée fiévreuse dont il ne convient pas de prolonger le récit, Bernard
ne succomba pas, c'est que sa conscience et sa tendresse pour An-
gélique ne pouvaient être vaincues en un seul assaut; c'est aussi
qu'en parlant de sa haine, Vilma l'épouvanta plus encore qu'elle
ne le séduisit en parlant de son amour. Il y eut une minute où,
dans le déchaînement de ses désirs, sa raison éclaira l'abîme ou-
vert sous ses pieds. Les mains de Vilma s'étaient appuyées sur ses
épaules; elle dardait ses yeux sur ses yeux, il sentait le parfum de
ses cheveux, il respirait son haleine. Elle croyait le tenir, quand
tout à coup il se dégagea brutalement de ses étreintes, la repoussa
loin de lui en disant :
— Non ! ce serait infâme ! partez, malheureuse enfant, partez,
fuyez cette maison où désormais nous ne pouvons plus demeurer
ensemble. Je veux vous sauver de vous-même en défendant contre
vous mon honneur et le repos de mon foyer.
— Je ne partirai pas, répondit Vilma avec douceur, mais avec
fermeté; vous n'oserez me chasser : ce serait m'envoyer à la mort.
Comprenez donc, ajouta-t-elle en se rapprochant de lui, que je ne
peux plus vivre sans vous.
— Et moi, je ne veux plus vivre avec vous. Si vous refusez de
vous éloigner, je fuirai ces lieux.
— Faites donc, reprit-elle résignée; j'attendrai votre retour, car
vous reviendrez bientôt. Oh! Bernard, c'est en vain que vous voulez
vous soustraire à votre sort. Vous parlez d'infamie, d'honneur, de
repos, pauvres raisons dont ma passion ne tient aucun compte, et
que la vôtre foulera bientôt aux pieds. L'infamie ne commence que
lorsque cesse le mystère; l'honneur et le repos ne sont compromis
que si le secret est divulgué. On peut s'aimer en silence, dans
l'ombre, sans danger.
— Assez! misérable créature! s'écria Bernard; je ne sais^de qui
vous tenez cette science fatale et précoce, mais elle me fait horreur.
A ces mots, Vilma tressaillit et releva fièrement la tête : — De-
puis douze ans je vous aime, fît-elle, sans colère; depuis/Iix ans je
vous pleure, depuis dix ans pas un jour n'a passé que je n'aie mau-
dit celle à qui vous vous êtes donné, et que je n'aie caressé l'espé--
rance de vous voir tout à moi. Ne cherchez pas ailleurs de qui je
tiens ce que vous appelez ma science. Je n'ai eu d'autre maître que
mon amour, mon ressentiment, mes larmes ; et si je suis savante,
c'est que la solitude rend les heures longues et fécondes. Mainte-
nant, que je vous fasse heureux ou que je ne vous inspire que la
pitié, peu importe, puisque dans votre cœur et malgré vos^ efforts
YILMA MALBOEG. 7^5
pour m'en cacher le trouble, j'ai discerné l'amour que vous ressen-
tez pour moi. Allez! débattez-vous, tentez de fuir, luttez, révoltez-
vous contre la passion qui vous obsède, vous serez mien, car le lien
qui malgré vous nous unit est indissoluble.
Ses dernières paroles expirèrent dans un sanglot qui en rendit
l'accent déchirant et navré. La douleur cachée sous cette prophétie
menaçante toucha Bernard d'un trait nouveau, et, entre les senti-
mens contraires qui durant cette longue veille s'étaient disputé son
cœur, le rendit docile au plus doux, au plus tendre, au plus hu-
main d'entre eux. Il saisit dans ses mains les mains de Vilma et
s'efTorça de l'apaiser.
— Revenez à vous, supplia-t-il ; parlez un autre langage : n'ayez
pas ces accens impérieux qui me remplissent d'effroi. Si vous m'ai-
mez, ayez pitié de nous! renoncez à nous rendre criminels; si vous
souffrez, nous chercherons ensemble les moyens de vous guérir. Je
ne saurais être votre amant, vous le savez bien, mais votre ami...
Elle secoua la tête en disant : — Ce ne peut être l'amitié, puis-
que c'est l'amour.
— Alors que Dieu nous protège! murmura Bernard.
Il écarta Vilma toujours debout devant lui et s'éloigna rapide-
ment. Elle le regarda fuir et disparaître sous les futaies du parc que
la nuit baignait de sa pure lumière. Puis, quand elle se vit seule,
elle se laissa aller sur un siège et demeura rêveuse pendant quel-
ques instans. Saisie tout à coup dans cette immobilité par la fraî-
cheur du soir, elle rentra; mais avant de regagner sa chambre, elle
passa par celle d'Angélique afin de s'informer de son état. La com-
tesse d'Argennes ne dormait pas, et à la lueur de la veilleuse Vilma
vit ses yeux ouverts, plus brillans que de coutume. Elle toucha ses
mains posées sur la couverture : elles étaient brûlantes.
— Tu souffres? lui demanda-t-elle.
— Oui, d'un peu de fièvre, répondit Angélique; mais dans quel-
ques heures il n'y paraîtra plus.
— Ne veux-tu pas que j'envoie à Vallon chercher le médecin?
— Non, certes; ce sera toujours assez tôt demain matin, si je ne
vais pas mieux.
— Je vais alors passer la nuit dans un fauteuil, près de toi.
— Je te le défends, mignonne, va dormir. Je n'ai pas besoin de
soins, et s'il en était autrement, ma femme de chambre suffirait.
Vilma l'embrassa et allait partir, quand Angélique reprit :
— Et Bernard, qu'en as-tu fait?
— Nous avons passé la soirée ensemble sur la terrasse, se hâta
de répondre Vilma. Puis il est allé se promener dans le parc ; la
nuit est radieuse.
746 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle sortit sur ces mots, un peu troublée, se demandant si la
question de M'"^ d'Argennes était dictée par un premier soupçon.
Puis, en pensant que le malaise d'Angélique annonçait peut-être
une maladie grave, elle éprouva la plus violente agitation. — Si
cette maladie allait avoir un dénoûment fatal, Bernard deviendrait
libre, se dit-elle, et alors il ne considérerait plus son amour pour
moi comme un crime! Mais, non! non! qu'elle vive! Et surtout
qu'elle reste belle ! c'est à armes égales que je veux lutter.
Ce fut sa dernière pensée avant que le sommeil s'emparât d'elle.
A la même heure, le comte d'Argennes se promenait à grands pas
sous les arbres de son parc endormi. Sans chercher à se dissimuler
le péril qu'avait fait éclater cette longue et fiévreuse soirée, il se de-
mandait par quels moyens il parviendrait à le conjurer. Sans doute
il lui était permis de se féliciter. Sa loyauté sortait intacte de cette
épreuve nouvelle. Sous le coup d'une salutaire épouvante, il impo-
sait silence à son imagination pour n'écouter que sa raison. Elle lui
donna successivement divers conseils qu'il soumit à un examen
scrupuleux. Il en écarta plusieurs comme impraticables, notamment
celui de faire connaître à Angélique la vérité et de recourir à elle
pour obtenir de Vilma qu'elle allât passer quelques mois au Sacré-
Cœur. 11 ne se considérait pas comme libre de révéler, même à sa
femme, le secret de cette funeste passion. Il s'arrêta plus volontiers
à l'idée de partir, certain de trouver facilement un motif propre à
justifier un voyage de deux ou trois mois. Pendant ce temps, hors
de sa présence, Yilma s'apaiserait. Le traître charme que lui-même
subissait, et qui le laissait encore si faible, se dissiperait en lui ren-
dant toute l'honnête énergie qu'il entendait apporter désormais dans
la lutte à laquelle il s'était condamné. Lorsqu'à une heure avancée
de la soirée il s'achemina vers le château, il avait résolu de partir
et d'éviter jusqu'au moment de son départ toute occasion de se
trouver seul avec Vilma.
Une circonstance imprévue renversa ses projets et déjoua ses
intentions loyales. Durant la nuit, le mal de la comtesse d'Ar-
gennes s'aggrava. Le médecin de Vallon fut mandé au château et
déclara qu'à supposer même que ce mal ne dégénérât pas en une
maladie aiguë, il exigerait durant quinze jours au moins des soins
attentifs. Bernard se trouvait donc empêché de s'éloigner de Vilma.
— Ah! la fatalité s'en mêle, pensa-t-il. Non-seulement me voilà
cloué ici, mais encore je suis condamné à me rencontrer seul, tous
les jours, à toute heure, avec celle que je voulais fuir.
Les préoccupations que lui causa d'abord la maladie d'Angélique
le gardèrent contre les tentations qu'il redoutait. Vilma elle-même
parut uniquement occupée de la santé de sa cousine, à laquelle,
VILMA MALBORG. 7Û7
avec un zèle ardent qui pénétra de reconnaissance l'âme de Bernard
et la rendit plus faible, elle prodigua des témoignages de sollici-
tude et d'affection; mais lorsque, toute crainte de complication
écartée, Angélique cessa d'être un objet d'inquiétude et commença
à guérir, les malheureux se trouvèrent pendant plusieurs journées
successives seuls, libres, livrés à eux-mêmes, à leurs désirs, à leur
faiblesse. Le comte d'Argennes ne pouvait songer k partir encore,
et Yilraa, résolue à vaincre, mit ce temps à profit pour exercer de
nouveau sur lui, avec une patiente ténacité, sa criminelle séduction.
Il était à bout de forces, et en quelque sorte mûr pour la chute. Un
soir, las de souffrir, las de résister aux prières de Vilma, il s'aban-
donna. Il mesura froidement la profondeur de l'abîme d'infamie et
de honte dans lequel il allait descendre et n'en ressentit aucun
effroi, déjà grisé par l'odeur capiteuse des fleurs qui en couvraient
les bords. Une heure d'affolement emporta ses fermes résolutions.
Son imagination fit en peu de temps un long voyage et le conduisit
à une vision qu'il contempla sans horreur : l'adultère installé, orga-
nisé dans sa maison, souillant son foyer et le condamnant lui-même
à une vie d'hypocrisie et de mensonge.
La nuit avait revêtu ses plus brillantes parures et fut la complice
de l'amoureuse Yilma. Sur la terre et au fond du firmament tout
était beau comme elle d'une beauté magique; comme elle tout
rayonnait, comme elle tout parlait d'amour. — Aimez! — disaient
les étoiles lumineuses; — Aimez! — chantaient les eaux de la rivière
en roulant sur leur lit de cailloux et de sable fin; — Aimez ! — mur-
murait la brise qui descendait odorante des hautes montagnes, en
balançant les nids suspendus aux branches; — Aimez! aimez tou-
jours ! aimez partout ! — répétaient les voix harmonieuses de la
nuit en versant au cœur de Bernard leurs puissantes ivresses. Il ne
luttait plus; il avait assez lutté, il s'était assez débattu. Le flot des
voluptés ardentes l'entraînait maintenant inerte dans un tourbillon.
Ce fut la sensation du naufragé aux mains duquel se brise l'épave
sur laquelle il s'appuyait, et qui, se sentant perdu, se résigne à
mourir, renonçant à lutter davantage afin d'en avoir plus vite fini
avec un lambeau d'existence qui ne lui réserve plus que le martyre
d'une horrible agonie.
A quoi bon s'attarder à des détails douloureux, et que pourrions-
nous dire que l'on n'ait deviné déjà pour caractériser la faute de
Bernard et en faire mesurer l'étendue ! Pendant quinze jours, tandis
que s'achevait la guérison d'Angélique, son malheureux mari vécut
d'une vie de folie et de fièvre, à peine traversée par quelques heures
lucides, trop rares et trop brèves pour qu'il y trouvât la force et le
temps de briser sa chaîne. Les terreurs et les scrupules qui jusqu'à
748 REVUE DES DEUX MONDES.
ce moment l'avaient tenu en garde contre le péril s'étaient dissipés
tout à coup dans l'emportement d'une passion qu'attisaient la sédui-
sante beauté de Vilma, transfigurée par la joie de la victoire, et son
instinctive perversité voilée de candeurs piquantes, propres à en
accroître la fatale influence et l'éclat passager. Les remords qu'il
avait tant redoutés, il ne les entendait pas encore; sa conscience se
taisait, attendant l'heure où, le flot des désirs retiré, ses accens
pourraient être efficaces. Et puis les circonstances extérieures'elles-
mêmes semblaient se conjurer pour favoriser l'erreur de ces cou-
pables amans. Le malheur de leur destinée voulut que les condi-
tions de leur existence commune se trouvassent modifiées par la
maladie d'Angélique; sa présence leur fit défaut et cessa de les dé-
fendre l'un contre l'autre. Ils eurent la liberté de se voir à leur gré.
Il leur fut facile d'échapper à la surveillance et aux soupçons des
habitans de ce vaste château dans lequel ils se donnaient impuné-
ment des rendez-vous. Ils avaient en outre la ressource des prome-
nades : ils montaient à cheval dès l'aube et s'en allaient au loin
continuer leurs amoureux entretiens; le soir, dès que la nuit voilait
la vallée, ils prenaient congé d'Angélique, dont la confiance tran-
quille les laissait s'éloigner avec la certitude qu'en la quittant ils
allaient se séparer, et, sortant du château sans être vus, ils demeu-
raient ensemble de longues heures, tantôt dans le parc, tantôt au
bord de l'eau, excitant leur folle ardeur dans ces longs tête-à-tête
sans cesse renouvelés. La chute avait été rapide et l'ivresse pro-
fonde : terrible fut le réveil.
III.
Un matin, au moment où Bernard et Vilma descendaient de che-
val, revenant d'une longue promenade aux environs d'une char-
treuse située sur les rives de l'Ardèche, Angélique parut devant
eux à l'improviste. Elle était encore faible et pâle, mais la santé lui
revenait ; elle avait voulu surprendre son mari en se montrant à
lui avant qu'il fût préparé à la revoir debout et guérie. Quand il
entra dans la salle à manger, à l'heure du déjeuner, précédant
Vilma, il aperçut Angélique assise à table et l'attendant. Elle le re-
gardait souriante. Il ne put retenir un cri d'étonnement, ni se dé-
fendre d'une cruelle angoisse qui le saisit au cœur d'une étreinte si
poignante qu'il comprit que le rêve dans lequel il venait de vivre
était fini, et que la vie recommençait. Depuis quinze jours, il était
ivre ; brusquement la vue de sa femme le dégrisa. Ce fut une im-
pression brutale et violente, le saisissement d'une catastrophe sou-
daine, La réalité produit souvent ces coups imprévus. Un frisson
VILMA MALBORG. 749
mortel traversa son corps; il se sentit défaillir, et, s'il parvint à taire
à la confiante Angélique sa douloureuse émotion, c'est qu'un effort
désespéré l'empêcha de se trahir. — Tu ne t'attendais pas à me re-
voir à cette place aujourd'hui! lui dit-elle d'un accent qui révélait
sa tendresse et son bonheur.
— C'est vrai ! je ne te croyais pas encore assez vaillante pour
descendre, répondit-il en dominant son trouble; mais n'est-ce pas
une imprudence d'avoir quitté sitôt ta chambre?
— Autorisation du médecin, reprit-elle, se méprenant à l'émo-
tion de Bernard. Viens m'embrasser !
Il s'avança vers elle, et, obéissant au doux regard qu'elle fixa sur
lui, il s'agenouilla. Elle prit dans ses mains qui tremblaient la tête
de son mari. Après avoir plongé ses yeux passionnés dans ces yeux
menteurs, condamnés maintenant à feindre, elle posa ses lèvres sur
ce front qu'elle croyait vierge des baisers d'autrui. A ce contact,
l'émoi de Bernard redoubla, une pâleur maladive se répandit sur ses
traits.
— M'en veux-tu de t'avoir donné cette joie sans t'avertir? de-
manda M'"* d'Argennes à son mari.
— Non I non ! fit-il, et, pour la mieux tromper, il se pressa contre
Angélique, qui le tenait toujours entre ses bras, heureuse d'entendre
si près d'elle les battemens d'un cœur dont elle ne soupçonnait pas
l'infidélité.
— Je reprends possession de toi, mon bien-aimé, lui dit-elle dou-
cement. Si tu savais combien j'ai redouté de mourir ! Ce n'est pas la
mort qui me faisait peur, mais je pensais à nos chers enfans, à toi-
même, et surtout aux souffrances que tu endurerais, si tout à coup
tu me perdais.
Ce langage tout pénétré d'une tendresse infinie bouleversa Ber-
nard, le rendit à lui-même, l'arracha pour toujours à ses ivresses
malsaines et le remit sous le joug de son ancien et légitime amour.
Du même coup la lumière entra dans son âme, éclaira son crime,
le lui montra sous son jour véritable, nu, dans son odieuse réalité,
inexplicable, dégagé de toute illusion, dépassant de beaucoup, par
ses détails et par les circonstances dans lesquelles il avait été com-
mis, les proportions d'une faute ordinaire, accidentelle, sans len-
demain. Ce n'était pas l'adultère banal, se résumant en une infidé-
lité plus ou moins excusable, ou même en un manquement grave à
des devoirs sacrés; c'était une aberration monstrueuse, à laquelle
la jeunesse de Vilma et son innocence présumée donnaient le ca-
ractère d'une honte ineffaçable et d'une irréparable infamie, com-
promettant le présent et engageant l'avenir dans une éternelle
complicité. Et puis, si coupable qu'eût été Vilma, il se considérait
750 REVUE DES DEUX MONDES.
comme plus coupable qu'elle, car pour se défendre il possédait des
armes dont elle était privée : son amour pour Angélique, la raison,
la maturité de l'esprit.
Ces réflexions traversèrent sa pensée rapidement, d'un trait, et
l'agitèrent d'un frisson convulsif et douloureux. Un sanglot qu'il fut
impuissant à étouffer s'échappa de sa gorge. Terrifié, brisé, la tête
perdue, il noya son front brûlant dans les mains de sa femme et
souhaita de mourir à cette place, dans ce refuge encore ouvert et
qui se fermerait impitoyablement quand éclaterait la vérité. Cet
accès de son désespoir, ce cri de sa peine, M'"^ d'Argennes ne les
comprit pas. Elle y vit l'explosion d'une tendresse cruellement
éprouvée et rassurée trop vite. La transition d'une grande douleur
à une grande joie, quand elle s'accomplit soudainement, est déchi-
rante autant que la douleur elle-même. Elle enlaça plus étroite-
ment son mari et le supplia de s'apaiser.
Ils étaient encore là, confondus dans une suave étreinte, quand
tout à coup, gaie, rieuse, l'œil brillant, les cheveux dénoués par
le vent et fredonnant un air de victoire , entra Vilma. Elle portait
sur son bras les plis ramassés de sa longue robe et tenait d'une
main sa cravache et son chapeau, qu'elle posa sur une chaise, en
lançant dans l'air le refrain de sa chanson. Puis, ayant levé les
yeux, elle vit Angélique et Bernard qui se séparaient brusquement,
un peu honteux de s'être laissé surprendre enlacés. Elle devina
que ce cœur, sur lequel elle se croyait désormais toute-puissante,
tentait de lui échapper; son visage, miroir fidèle des mobilités de
son âme, s'assombrit, elle resta debout, immobile : — Te voilà aussi
bien étonnée, mignonne, dit M""" d'Argennes.
— Étonnée, mais heureuse, répondit Yilma sans rien perdre de
son sang-froid. Je n'espérais pas que tu pourrais te lever aujour-
d'hui. Le docteur prétendait hier que tu ne devais quitter ta
chambre que dans trois jours.
— Il a changé d'avis ce matin, répliqua joyeusement Angéhque.
Quand il m'a vue debout, vaillante, impatiente de respirer le grand
air pur en votre compagnie, il m'a dit : « Allez, belle dame, allez
reprendre votre place au milieu de votre famille et abréger l'impa-
tience de ceux qui vous aiment. Seulement soyez prudente, rentrez
chez vous pendant deux jours encore avant le coucher du soleil. »
Oui, c'est ainsi qu'il a parlé; j'ai obéi, et sur-le-champ je suis ve-
nue vous attendre ici, mes chers amis, contente, oh! oui, bien
contente !
En finissant, elle tendit les mains à Bernard et à Vilma. Atti-
rant celle-ci, qui se laissa faire impassible en essayant de sourire,
elle l'embrassa tendrement, Pendant le repas, elle continua à ma-
VILMA MALBORG. 751
nifester la mêmegaîté, affectueuse et expansive, formant des pro-
jets, pressée de reprendre le cours de sa paisible et belle vie, un
moment interrompue, de se consacrer de nouveau à son mari, à ses
enfans. Puis elle interrogea Bernard et Vilma pour connaître l'em-
ploi de leur temps durant sa maladie. Ils répondirent en lui répé-
tant les mensonges à l'aide desquels matin et soir, depuis quinze
jours, ils entretenaient sa confiance; mais ces mensonges, que Yilma
débitait froidement, avec l'accent de la vérité, brûlaient mainte-
nant les lèvres de Bernard. — C'est le châtiment qui commence,
pensa-t-il. Me voilà condamné à la tromper désormais, la chère
créature. C'est elle que j'aime cependant, elle seule !
A diverses reprises ayant levé les yeux, il rencontra ceux de
Yilma qui le regardaient , railleurs et curieux. C'est qu'elle devi-
nait ce qui se passait en lui; ses remords, ses craintes, tout, jus-
qu'à la résurrection d'un amour qu'elle avait cru vaincre par la
puissance du sien, et qui reprenait lentement, mais sûrement, sa
place dans le cœur de Bernard. Il fut effrayé par l'expression de ce
visage sur lequel il était accoutumé à lire et qui lui révélait des
amertumes passionnées et des révoltes redoutables. Il comprit que,
s'il tentait de rompre ses liens, une effroyable lutte s'engagerait
entre Yilma et lui.
En sortant de table, Angélique voulut marcher dans le parc. Elle
s'attacha au bras de son mari, qui la conduisit avec sollicitude jus-
qu'à un quinconce de tilleuls, sur lequel les enfans prenaient leurs
ébats. De cette place on découvrait la vallée resserrée entre les
montagnes dont les cimes brunes se découpaient sur l'horizon
bleu et traversée comme d'un ruban d'émeraude par les flots clairs
de l'Ardèche, déroulant leurs tremblantes sinuosités en ire les rives
fleuries. C'était une de ces journées radieuses qui marquent la fin
de l'été et annoncent l'automne. Un vent doux et parfumé rafraî-
chissait l'air. Les blés mûrs couvraient la plaine de vastes carrés
d'or, brillant au soleil parmi les prairies grasses, dans la fertile
splendeur du paysage. Aux flancs des collines qui s'allongeaient en
contours délicats, le long des chaînes plus hautes auxquelles elles
servaient d'assises, s'étageaient dans une gamme de tons variés et
harmonieux les châtaigniers aux ramures épaisses et larges, les
mûriers au feuillage sombre, les vignes dont les pampres chargés
de fruits traînaient dans la terre brune, les landes calcinées par
l'été et que tachait çà et là une silhouette de chèvre suspendue
à une touffe d'herbe ou à un buisson isolé. — Que c'est beau! mur-
mura M""^ d'Argennes en s'asseyant dans un fauteuil apporté par
l'ordre de Bernard, qu'il est doux de vivre !
Son regard attendri embrassa la campagne radieuse, éclatante de
752 REVUE DES DEUX MONDES.
toutes les ardeurs de cette exquise matinée; puis il se reposa sur
son mari, sur ses enfans, sur Vilma, sur le spectacle de son bon-
heur groupé dans ce cadre merveilleux, et dont elle reprenait vic-
torieusement possession. Jamais Bernard n'avait mieux compris l'é-
tendue de son amour pour elle que dans ce moment où, l'âme
troublée par le remords et l'esprit obsédé par la peur, il la retrou-
vait confiante et tendre, parée de tous les brûlans et doux souve-
nirs du passé. Sa rêverie fut troublée tout à coup ; Vilma s'était
approchée de lui et murmurait ces mots à son oreille : — Prenez
garde ! tâchez d'être maître de vous, ou vous allez vous trahir.
Cet avertissement lui rendit une apparente énergie, mais non le
repos. Il essaya de sourire ; il prit ses enfans entre ses bras, il les
mit l'un après l'autre sur les genoux de leur mère; mais l'angoisse
resta dans son cœur que remplissaient les voix de sa conscience.
Peu à peu son inquiétude s'accrut, et son émotion devint si violente
que les jeux auxquels il se livrait pour tromper Angélique lui firent
horreur. Il allégua la nécessité de se rendre à Vallon pour une
affaire urgente qui exigeait sa présence immédiate. Il prit congé de
sa femme, à laquelle il ordonna le repos et qu'il eut le courage de
recommander aux soins de Vilma; puis il s'éloigna, pressé d'être
seul, afin d'interroger sa pensée anxieuse.
Mais, au lieu de prendre la route du bourg, il gravit, derrière le
château, la colline dont les hautes futaies du parc couvrent le ver-
sant méridional, celui qui domine l'Ardèche, et ne s'arrêta que lors-
qu'il fut parvenu au point le plus élevé du mont, d'où ses yeux dé-
couvraient le versant septentrional, sauvage et désolé autant que
l'autre est riant et fertile. En cet endroit, qu'on appelle dans le pays
« le Désert brûlé, » la végétation s'arrête brusquement à cinquante
mètres d'un large trou qui fut autrefois la bouche d'un volcan.
Une des parois de cette bouche, en s'écroulant, a mis à nu des
amas de scories gigantesques et accumulé dans une convulsion su-
prême de la croûte terrestre les flots de lave refroidis sur les débris
des basaltes pulvérisés. Vu d'en haut, ce cratère détruit, avec ses
monceaux de cendres pétrifiées, ses aspérités rocheuses, ses formi-
dables entassemens de pierres striées et calcinées, offre l'image
d'un chaos horrible. C'est un abîme d'une vertigineuse profondeur,
dans lequel toute chute serait mortelle. Contemplé d'en bas, de la
place où se trouve, à l'entrée des gorges, un misérable hameau, on
dirait les fortifications de quelque ville fabuleuse entrevue dans un
rêve cyclopéen. Les coulées basaltiques se dressent brunes et hsses
comme des murailles imprenables en s'étageant ainsi que des esca-
liers inaccessibles. A leur surface s'ouvrent çà et là des grottes obs-
cures, inexplorées, qu'on peut comparer aux meurtrières d'un bas-
VILMA. MALBORG. 753
tion. Des rochers s'élèvent de toutes parts, les uns efiilés comme
des aiguilles, les autres massifs comme des tours, et font penser à
des balistes et à des catapultes posées là pour aider à des opérations
de géans. Ces lieux sont dignes de servir de temple à la mort. La
désolation qui s'attache aux choses maudites les enveloppe. Ils sont
faits pour inspirer l'effroi, et il semble que les imaginations ma-
lades seules peuvent s'y plaire.
Est-ce pour cela que Bernard d'Argennes y fut attiré? est-ce
parce qu'en ce désert où nul n'aurait la pensée d'aller le chercher,
sa méditation ne serait pas troublée? Peut-être pour ces deux mo-
tifs. Il s'assit contre un rocher, au bord du gouffre , moins sombre
que son âme, et essaya de voir clair en lui-même. Qu'allait-il faire?
Gomment mettrait-il un terme à l'odieuse aventure dans laquelle
il s'était follement jeté, n'ayant pas même l'excuse de l'amour? car
il n'aimait pas Vilma. Il avait succombé sous l'implacable volonté
invinciblement attachée à le perdre. Maintenant que l'ardeur de
son sang s'apaisait, il voyait bien que son cœur n'était pas le
complice de sa faute. Il lui avait suffi de retrouver Angélique et de
la revoir debout, toujours belle, pour se convaincre qu'il n'ai-
mait qu'elle, que seule elle régnait sur lui souverainement, qu'il
n'éprouvait pour Vilma aucun sentiment semblable à l'amour. Non-
seulement il n'aimait pas Vilma, mais, depuis quelques heures,
elle lui faisait peur. Après avoir expérimenté la puissance de sa
séduction, il redoutait l'éclat de sa vengeance. Plus il se demandait
par quels moyens il couperait court à cette liaison à peine vieille
de quelques jours , et dont il se trouvait tout à coup horriblement
las, et plus il acquérait la certitude qu'il n'obtiendrait pas de Vilma
qu'elle se prêtât à une rupture , qu'elle ne se résignerait pas à le
perdre, qu'elle était capable, dans un accès de désespoir ou de co-
lère, d'accomplir un acte de violente folie, pour se venger ou pour
s'imposer. — Il faut en finir, pensa-t-il, mais comment? Cette liai-
son fatale, fruit de l'illusion, du caprice et du mensonge, n'est pas
une liaison semblable à celle qu'à tout instant dans le monde on
voit naître et mourir sans bruit; elle porte en soi un caractère tra-
gique. Je n'aime pas Vilma, mais elle se croit aimée, mais elle
m'aime; je suis pour elle le premier, l'unique et le dernier amour.
Pour remporter sur moi la victoire, elle a mis enjeu toutes les res-
sources de sa nature souple, toutes les séductions de son âme.
Pour défendre ce qu'elle considère comme son bonheur, elle ne
reculera devant aucune extravagance. Elle est sans scrupule et sans
peur, esclave de sa passion, prête à tout, même à se perdre pour
me retenir et me garder.
Toutes ses réflexions ne conduisirent Bernard qu'à cette consta-
TOMB XX. — 1877, 48
754 REVUE DES DEUX MONDES.
tation douloureuse , sans lui suggérer aucun moyen qui pût éloi-
gner les périls suspendus sur sa tête. Il n'était que trop clair que,
s'il tentait de briser son joug et de faire entendre à Vilma d'autres
accens que ceux de la passion, il déchaînerait dans cette came toute
neuve de hautaines et intraitables fureurs. Il se rappelait l'expres-
sion farouche que, quelques instans avant, un simple soupçon avait
mis dans les yeux de cette ardente fille initiée par lui aux mystères
et aux joies de l'amour, dans une heure à jamais criminelle et mau-
dite. Il ne pouvait donc lui demander d'oublier cette heure et de le
rendre libre, car elle aurait le droit de se révolter et de lui répondre :
— Vous êtes éternellement lié à moi; seul, vous n'avez pas le droit de
me mépriser; par vous, j'ai perdu le pouvoir d'être une épouse pure
et une mère honorée. Il y a un crime entre nous. Sincère ou non,
l'amour qui nous a rapprochés rive à jamais votre vie à la mienne.
Vous m'appartenez comme je vous appartiens , et je ne reconnais
qu'à la mort la puissance de nous séparer.
Il crut entendre la voix même de Vilma lui tenir ce langage. Il
ressentit une indicible épouvante ; une angoisse déchirante gonfla sa
poitrine. A travers les larmes qui jetèrent tout à coup sur ses yeux
un voile humide, il regarda l'abîme ouvert sous ses pieds, et, pour
la première fois , la pensée de la raort s'offrit saisissante et domi-
natrice à son imagination troublée par la fièvre. — J'ai brisé de
mes propres mains mon bonheur et celui d'Angélique, murmura-
t-il. J'ai livré ma vie à une perpétuelle infamie, et mon âme à des
remords sans fin. Ne vaudrait-il pas mieux mourir? Que d'autres te
redoutent, ô mort! moi, je t'appelle! N'es-tu pas la délivrance?
n'es-tu pas le repos?
Son front se courba sous le poids d'un immense accablement. Il
plongea dans ses cheveux ses doigts crispés, et comme un sanglot
î'étoufFait, il poussa un cri et s'abandonna à la douleur qu'excitait en
lui l'image de sa femme trahie, de Vilma déshonorée, de la dignité
et du repos de sa vie détruits à jamais ; mais une main se posa sur
son épaule. Il releva la tête et regarda : Vilma se tenait silencieuse
devant lui. — Je pleure sur vous et sur moi, lui dit-il, répondant à
son interrogation muette.
— C'est pour pleurer que vous êtes venu ici, en annonçant à
votre femme , qui vous a cru , et à moi-même , que vous n'avez
pu tromper, que vous alliez à Vallon? A propos de quoi ces larmes?
— Ne pensez-vous pas que notre situation est misérable?
— En quoi l'est-elle aujourd'hui plus qu'hier? Hier, vous ne
pleuriez pas.
— Hier, je pouvais encore me faire illusion, je ne le peux plus
aujourd'hui : j'ai commis un crime.
VILMA MALBORG. 755
— Un crime! contre qui?
— Contre Angélique indignement trahie.
— Est-ce une raison pour en commettre maintenant un contre
moi, en cessant de m'aimer, en songeant à m'abandonner après
m' avoir promis de m'aimer toujours?
— Vous savez bien à l'aide de quels moyens et de quelle séduc-
tion vous m'avez arraché cette promesse.
— Qu'importent les moyens, puisque vous l'avez faite?
— J'étais fou! objecta Bernard.
— Moi, je possédais toute ma raison, répliqua froidement Vilma.
J'ai pris acte de vos paroles; elles se sont gravées dans ma mémoire;
elles constituent entre nous un contrat sacré que ni l'un ni l'autre
nous ne pouvons rompre.
Comme il gardait le silence , elle s'assit auprès de lui sur les
roches tièdes encore de la chaleur du jour; puis elle reprit : — S'il
vous a suffi de revoir votre femme bien portante pour vous troubler
à ce point, je peux craindre que votre amour pour moi ne soit bien
fragile, et par conséquent menacé dans sa durée, que vous soyez
déjà lassé de ma tendresse et que vous songiez à vous séparer de
moi. Eh bien ! je vous supplie de ne pas vous engager dans cette
voie. Vous n'y trouveriez que des catastrophes, car je ne veux pas
vous perdre, et pour vous conserver, tous les moyens me seraient
bons, tous, entendez-le.
Il leva les yeux sur elle et la vit horriblement pâle, mais por-
tant sur ses traits, dont l'émotion transfigurait sa beauté, une ex-
pression d'indomptable énergie.
— Des menaces! fit-il à demi-voix, se parlant à lui-même.
— Eh bien! oui, s'écria-t-elle, oui, des menaces : je me défends!
Ah ! revenez à vous, Bernard, ajouta-t-elle d'un accent plus doux.
Que vous ayez commis ce que vous appelez un crime, dans une mi-
nute d'affolement, ou, comme moi, sous l'empire d'un invincible
amour, vous avez été mon complice, et il vous est interdit mainte-
nant de m'écarter de vous. Quand avec un enthousiasme que vous
avez partagé je vous ai sacrifié toute ma vie, je savais bien que vous
n'étiez pas libre de me consacrer toute la vôtre, et pas plus aujour-
d'hui que demain je ne vous en demande et ne vous en demanderai
que ce que vous pourrez m'en donner; mais si j'ai pu me résigner
à vous partager avec une autre, je ne me résignerai jamais à vous
perdre, maintenant que je me suis livrée. Vous tenez notre bonheur
dans vos mains ; il dépend de vous que je sois une maîtresse dé-
vouée, paisible et docile; mais n'espérez pas me fuir. Je vous aime,
et ce n'est pas pour être abandonnée que, victime de mon amour,
je me suis exposée à la flétrissure du monde.
756 REVUE DES DEUX MONDES.
En prononçant ces paroles, et pour atténuer ce qu'elles avaient
d'impérieux, elle enlaça de ses bras le cou de Bernard, et dit avec
tendresse :
— N'est-ce pas que vous n'avez pas cessé de me chérir et que les
sentimens que vous exprimiez hier avec tant d'éloquence sont tou-
jours dans votre cœur? N'est-ce pas que la peur seule met aujour-
d'hui sur vos lèvres ces accens odieux, si difFéren? de ceux auxquels
vous m'avez accoutumée?
— Ce n'est pas la peur seulement, c'est surtout la honte! fit-il en
se dégageant de cette étreinte passionnée. Ne comprenez-vous pas
le caractère odieux de la trahison dont nous sommes coupables en-
vers Angélique, vous, son amie, sa sœur; moi, son mari!
— Vos regrets sont superflus, puisque cette trahison est irré-
parable.
— Et puis, l'ignominie de cet adultère dans ma maison!
— Est-ce là ce qui vous trouble? demanda Yilma, accueillant ces
scrupules tardifs avec un sourire de mépris. Je ne refuse pas de
quitter votre toit, si vous pensez que ma présence y crée un danger
pour vous. J'irai vivre dans une retraite cachée que seul vous con-
naîtrez et où vous viendrez sans remords. Je ne refuse même pas
de me marier si vous estimez que nous pourrons mieux dissimuler
ainsi notre indissoluble union. Préférez-vous que je me perde pu-
bliquement avec éclat?..
— Taisez-vous! interrompit Bernard; vous êtes folle I
— Je suis prête à tout pour vous garder ! répliqua Yilma grave-
ment. Mais, quelque décision que vous preniez, ne cessez pas de
m' aimer, Bernard : ce serait provoquer un malheur. Tenez, plutôt
que de vous perdre, j'aimerais mieux vous voir tomber là et m'y
précipiter avec vous pour y trouver la mort à vos côtés I
D'un geste d'une incomparable énergie, sa main désignait le
gouffre du « Désert brûlé, » sombre et profond. — Oui, la mort! fît
machinalement Bernard, sans être surpris de retrouver dans l'esprit
de Yilma une pensée semblable à celle qui lui était venue à lui-
même quelques instans avant. Autant ce dénoùment qu'un autre!
Ils revinrent lentement vers le château, oppressés et silencieux,
Bernard toujours en quête d'un moyen de rompre sa chaîne, Yilma
maudissant Angélique, dont elle venait de constater l'inébranlable
influence sur le cœur de son amant. Quand ils rentrèrent, M"' d'Ar-
gennes était remontée dans sa chambre en donnant l'ordre d'aver-
tir son mari, dès son retour, qu'elle désirait lui parler. Il se rendit
auprès d'elle. — C'est elle qui me le prend! pensa Yilma, dont cet
incident accrut l'irritation.
Bernard ne reparut qu'à l'heure du dîner. Les instans qu'il venait
VILMA MALBORG. 757
de passer auprès de sa femme avaient calmé sa fièvre et ses an-
goisses. Son visage s'était rasséréné, miroir fidèle de son cœur, et
Vilma devina sans peine que cet apaisement était dû à la douce
influence d'Angélique. Elle ne put se contenir : elle entraîna Ber-
nard sur la terrasse déserte où s'allongeaient les premières ombres
du soir : — Vous vouliez me faire croire tout à l'heure que le re-
mords seul inspirait les scrupules dont j'ai été la confidente : vous
me trompiez. Ce qui vous les a inspirés, c'est l'amour; oui, l'amour.
Vous aimez Angélique et vous entendez m' abandonner pour retour-
ner vers elle !
— Allez-vous me défendre d'aimer ma femme, maintenant?
— Oui, si cela doit vous prendre à moi, répondit-elle.
Il la regarda sans colère, rempli de pitié; puis mettant dans sa
voix toute la tendresse, toute la douceur dont il était capable, il re-
prit : — Reconnaissez, Vilma, que la vie que vous voudriez nous
faire serait impossible et intolérable. Hier, vous ne prétendiez, di-
siez-vous, qu'à une part de mon cœur; aujourd'hui, il suffît que je
sois resté deux heures dans la chambre d'Angélique pour surexci-
ter votre jalousie, et vous allez jusqu'à m'interdire de l'aimer! Que
serait-ce donc si je vous laissais prendre sur moi l'empire que vous
voulez exercer? Vous chercheriez bientôt à me séparer de ma femme,
et si je refusais de me montrer docile à vos désirs, vous tourneriez
contre elle vos fureurs. Croyez-moi, il faut nous séparer. Partez;
retournez dans votre pays. Restons quelques mois sans nous revoir.
Vous m'aurez bientôt oublié.
— Vous arrangez ma vie au gré de vos désirs et non des miens,
interrompit-elle. Vous décrétez l'oubli ! En garderai-je moins l'inef-
fable trace de vos baisers? En serai-je moins souillée? Allez-vous
aussi décréter mon mariage et me conseiller de tromper un honnête
homme qui aura confiance en moi et qui m'épousera me croyant
pure? Voyez jusqu'où va votre implacable égoïsme! En m'éloignant
de votre maison, vous me condamnez à accomplir une infamie, ou
à vivre éternellement seule, sans amour et sans bonheur.
Il baissa le front, hors d'état de répondre, car une fois de plus,
ce que la situation contenait d'irréparable et de fatal éclatait dans
les paroles de Vilma. — Mais nous sommes maudits alors! s'écria-
t-il en gémissant.
— Oui, si vous ne m'aimez pas; non, si vous m'aimez.
Ce fut le dernier mot qu'ils échangèrent ce soir-là, car, brisé par
les émotions de cette journée, épouvanté par l'impitoyable exigence
de Vilma, il s'enfuit et évita de se retrouver avec elle. Ce qui carac-
térise surtout les passions humaines, c'est leur mobilité. Cette sé-
duisante et perverse créature qui, la veille encore, après avoir af-
758 REVUE DES DEUX MONDES.
folé le comte d'Argennes, parlait à ses sens avec une invincible
éloquence, lui faisait maintenant horreur. Plus elle redoublait d'ef-
forts pour le retenir, plus elle lui inspirait d'effroi. Les jours sui-
vans ramenèrent les mêmes troubles et les mêmes orages. Sous les
yeux d'Angélique, qui ne comprenait pas, qui ne pouvait comprendre,
une lutte aux péripéties menaçantes était engagée entre Bernard et
Vilma, qui n'avait pas rêvé pour son amour un si lamentable lende-
main, et refusait de s'y résigner. Bernard non-seulement se déro-
bait à toute explication, mais encore elle subissait l'âpre douleur
de le deviner tendrement épris d'Angélique, plus sensible à la dou-
ceur des pures tendresses, à la sécurité du plaisir légitime qu'à la
fièvre des baisers illicites et aux emportemens de la passion crimi-
nelle. Elle s'exaspéra peu à peu : elle ne méritait pas après tout
d'être traitée avec cette rigueur.
Pour l'apaiser et éviter une catastrophe, il aurait suffi d'un brin
d'habileté. Un homme accoutumé à ces terribles jeux aurait feint
d'aimer cette malheureuse fille. 11 ne l'aurait pas irritée par une per-
sistance injurieuse à fuir tout tête-à-tête avec elle. Il aurait sollicité
par d'ingénieux prétextes, et sans doute obtenu, une séparation
momentanée. Il aurait ainsi atteint le moment où, la brûlante fièvre
de Yilma, cessant d'être excitée par la résistance qu'elle rencon-
trait, serait tombée d'elle-même au contact des puissantes tentations
que lui réservait à Paris le prochain hiver. Malheureusement le
comte d'Argennes se heurtait à cette violente aventure dénué de
toute expérience. La fatahté voulut que, pressé de la dénouer, il
n'employât que les procédés les plus propres à l'aggraver. Livré à
lui-même, redoutant par-dessus tout que sa femme découvrît la vé-
rité, il commit imprudences sur imprudences, croyant qu'il aurait
facilement raison de l'amoureuse Yilma. Il ignorait qu'à être com-
plaisamment satisfaites , nos passions s'usent et meurent vite, mais
qu'elles se fortifient au contraire jusqu'à devenir invincibles au
contact des obstacles qu'on accumule devant elles pour les dé-
truire. Son ignorance fut son excuse comme sa jeunesse avait été
son malheur,
Lorsqu' Angélique eut définitivement recouvré la santé et repris
le cours de sa vie, Vilma fut en butte à des épreuves plus cruelles
encore. Adorée de son mari, Angélique ne cherchait pas à cacher
son bonheur. Comme par le passé, chacun pouvait autour d'elle en
contempler le spectacle. A toute heure l'amour de Bernard éclatait
dans l'accent de sa voix, dans ses regards, dans l'influence qu'elle
exerçait sur lui. — L'ingrat! le lâche! se disait Vilma, sombre té-
moin de ce bonheur; il n'aime qu'elle et il m'oublie! Je ne lui in-
spire même plus la pitié.
TILMA MALBORG. 759
Elle se trompait : Bernard avait peur. Honteux lui-même, il au-
rait voulu pouvoir effacer de sa vie ces heures fiévreuses, fécondes
en périls et en remords. Il tentait de les oublier; il cherchait dans
la tendresse d'Angélique un refuge contre ses souvenirs. Il veillait
afin qu'aucun soupçon ne s'élevât dans cette âme candide, dont le
bonheur lui était confié. Mais c'était son désespoir de se sentir im-
puissant à prodiguer à Yilma les consolations que réclamait sa
peine, et surtout d'être contraint de feindre auprès de sa femme,
afin de lui cacher sa souffrance, son trouble et ses regrets des joies
que sa faute ne lui permettait pas de savourer librement et l'âme
en paix. Pendant trois jours cependant, il put se méprendre au si-
lence de Vilma et croire qu'elle se résignait; mais le soir du troi-
sième, vers onze heures, comme il se dirigeait vers la chambre de
sa femme, Vilma parut devant lui : — Je n'ai pas mérité votre aban-
don, lui dit-elle à demi-voix et sans colère, je n'ai rien fait qui jus-
tifie vos rigueurs, car, si je suis coupable, c'est seulement de vous
aimer. Il est vrai que je ne peux pas vivre sans votre tendresse; je
me contenterai de peu, mais ne persistez pas à m'en priver entière-
ment : vous me rendriez folle, et je serais capable d'accomplir un ir-
réparable malheur.
Ces accens remuèrent Bernard jusqu'aux entrailles ; ils ébranlè-
rent sa résolution. Ayant regardé Yilma, il la vit toute pâle, les
traits altérés, le visage amaigri, les paupières gonflées, les yeux
brlHans de fièvre. Il n'eut pas la force de continuer le rôle cruel
qu'il s'était imposé, et il répondit avec douceur : — Si je possédais
le moyen de vous accorder la tendresse que vous réclamez sans
violer des devoirs sacrés, sans nous compromettre irréparablement,
vous l'auriez tout entière. Mais que puis-je, Vilma, que puis-je?
— Si vous m'aimiez, répondit-elle avec amertume, vous ne m'a-
dresseriez pas cette question.
— Hélas ! je voudrais avoir le droit de vous répéter que je vous
aime!
— Quand vous me le disiez, il y a si peu de jours, vous ne son-
giez pas à vous demander si vous aviez ce droit.
— J'ai été coupable, alors.
— Eh ! que m'importe ! le véritable amour ne connaît pas ces
scrupules.
Il resta silencieux, perplexe, faible, devant l'irrésistible charme
qui de nouveau l'envahissait, le prenait tout entier. Vilma continua :
— Ne m'abandonnez pas à l'isolement et au désespoir, je vous
en conjure. Épargnez -moi, épargnez -vous; ne me poussez pas à
bout.
Il ferma les yeux, vaincu, obsédé par sa tendresse ressuscitée,
760 REVUE DES DEUX MONDES.
par une inexorable tentation , peut-être aussi par la pitié. Il avait
perdu la force de résister et il se sentait entraîné vers l'abîme. Yilma
devina son angoisse; de nouveau elle lui fit entendre les accens sup-
plians et passionnés, et acheva sa défaite.
— Ordonnez, murmura- t-il, j'obéirai.
— Consacrez-moi chaque jour quelques instans, non des heures,
ajouta-t-elle pour le rassurer; des minutes. Un cri de votre cœur,
une étreinte sincère, voilà tout ce que je demande.
— C'est un lendez-vous que vous voulez? Où? quand?
— Demain, à quatre heures, au Désert brûlé.
— J'y serai, reprit-il en entendant derrière lui un bruit de pas.
Ils se. séparèrent :
— Cette fois je l'ai reconquis ! se dit Yilma, qui rentra dans sa
chambre, heureuse et transportée.
L'homme est composé de contradictions. C'est son malheur et le
signe indélébile de sa faiblesse. Quand Bernard se retrouva seul, il
se repentit d'avoir cédé aux supplications de Yilma et consenti à
renouer la chaîne brisée. — Quel misérable je fais ! pensait-il ; me
voilà de nouveau dans la honte. Suis-je condamné à y demeurer
éternellement? S'il a suffi qu'elle me parlât pour détruire mes réso-
lutions et rendre inutiles et vains tous mes efforts, que ne fera-t-elle
pas de moi dans l'avenir? Demain, je me retrouverai en sa présence :
si je me laisse attendrir, c'en est fait de moi. Eh bien ! je n'irai pas
à ce rendez-vous ! Mais, si je n'y vais pas, se dit-il ensuite, n'aura-
t-elle pas le droit de me reprocher de l'avoir trompée, de m'être
joué d'elle? C'est alors que sa colère, légitimée par mes promesses
non tenues, la poussera à quelque parti désespéré. Non ! je ne peux
me dérober à son désir. Je ne le peux plus, je ne le dois pas. Pour
éviter le malheur dont elle nous menace, je serai docile encore une
fois. Mais l'entretien qu'elle a exigé sera le dernier; aussitôt après,
je partirai pour un long voyage. En mon absence, elle s'apaisera;
à mon retour, elle sera disposée à écouter la raison, à accomplir ce
qu'ordonne la sagesse.
Depuis longtemps sa pensée s'arrêtait complaisamment à ce
projet de voyage qu'il considérait comme le plus efficace moyen de
couper court à une situation odieuse. En prenant la résolution de
le réaliser sur-le-champ, il crut accomplir un acte d'honnête
homme, et réparer sa faute autant qu'il était en son pouvoir de le
faire. Il n'eut aucune peine à imposer à Angélique la nécessité de
son départ, qu'il justifia à faide de motifs improvisés, mais plausi-
bles. Il ne fit aucune allusion à la durée probable de son absence
qu'il se réservait de prolonger. Il décida qu'il partirait le lendemain
dans la soirée pour se rendre à la station voisine, où passait vers le
VIL5IA MALBORG. 761
milieu de la nuit un train express se dirigeant sur Paris. Cette dé-
cision prise, il fut rassuré. Il se croyait au terme de ses angoisses,
et son sommeil, troublé depuis longtemps par le tumulte de ses
pensées, fut paisible. Debout le matin, dès l'aube il donna des
ordres en vue de son voyage ; puis il monta à cheval avant d'avoir
vu Vilma, poussa jusqu'à, Vallon et, de là, se rendit chez ses fer-
miers. 11 revint ensuite au chcàteau, où il ne s'arrêta pas, et à quatro
heures il arrivait au Désert brûlé.
La sauvage grandeur de ces lieux s'imposait à tout le paysage
qui leur servait de cadre. Quelques nuages d'une blancheur écla-
tante se détachaient sur l'azur du ciel, perdus dans l'espace, ceints
d'une bande de vapeurs légères qu'argentait le soleil à son déclin.
L'ombre gravissait lentement le long des collines dont elle voilait
la base, en menaçant les sommets auxquels l'astre vermeil impri-
mait encore d'ardens baisers. Partout où elle se posait, le vent fraî-
chissait, s' annonçant par un doux sifllement qui réveillait les échos
au fond des gorges. L'automne naissante jaunissait l'extrémité des
feuilles et muliipliait à l'infini sur l'émeraude des verdures des
taches d'or, symptômes de mort, éclatant dans la lumière, comme
la manifestation de la vie. Du hameau que traverse la route, en bas
des rochers abrupts qui forment le Désert brûlé, des voix d'enfans
montaient claires dans la sonorité de l'air transparent, mêlées à des
chants d'oiseaux et à des rumeurs lointaines. Cette fin d'un beau
jour était radieuse comme une aurore, et mélancolique comme une
pure nuit.
Vilma avait devancé Bernard au rendez-vous. De loin il vit sa fine
silhouette se découpant sur l'horizon. Elle était debout, appuyée
contre un rocher au bord du gouffre béant, vers lequel ses pau-
pières s'abaissaient dans une immobile coniemplaiion. Vêtue sui-
vant sa coutume d'une robe noire qui dessinait les formes délicates
de son corps et laissait à nu le haut de la poitrine, elle tenait à
la main, suspendu à un long ruban, son chapeau de paille brune-
La brise caressait la niasse lourde et soyeuse de ses cheveux et
couvrait son front de tremblantes boucles folles. Bernard fut ému
par la touchante expression de sa beauté. Dans ses yeux, on ne voyait
plus ni colère, ni haine, on y voyait seulement le trait d'une cui-
sante douleur. Au bruit qu'il fit en arrivant près d'elle, elle s'arracha
brusquement à sa contemplation; elle leva vers lui son visage
défait, et, sans quitter sa place, elle lui dit : — Est-il vrai que vous
avez résolu de partir?
Bernard ne s'attendait pas à cette question. Il comptait annoncer
lui-môme à Vilma la nouvelle de son départ après l'avoir préparée
à en recevoir le coup; mais, puisqu'elle connaissait cette nouvelle,
762 REVUE DES DEUX MONDES.
il ne pouvait plus user de ménagemens ni conserver un ton calme
à ce suprême entretien. Il ne prit pas le loisir de réfléchir. La pré-
sence d'esprit indispensable pour dénouer sans éclat une situation
aussi périlleuse lui fit défaut. Ce qu'il comprit, c'est que, s'il man-
quait de fermeté, s'il se laissait attendrir, s'il cachait encore la vé-
rité, il était perdu, entraîné de nouveau dans le crime, et cette
crainte le rendit cruel. — C'est vrai! répondit-il, je pars.
Elle ne se récria pas; son regard chargé de larmes se fixa sur
Bernard, puis de nouveau descendit vers l'abîme dont le soleil
n'éclairait plus les profondeurs, image de son cœur que la destruc-
tion d'un dernier espoir venait d'envelopper de ténèbres. Bernard
suivit ce regard éperdu. Il se souvint que quelques jours avant, à
cette même place, Vilma avait évoqué comme lui la pensée de la
mort. En ce moment, il suffisait qu'elle fît un pas pour se livrer au
gouffre. Il eut peur, et , s' avançant vers elle, il lui prit la main en
prononçant son nom. Elle se dégagea doucement de son étreinte
et dit :
— Si vous partez, c'est que vous ne m'aimez pas.
— Vous vous trompez, Vilma, répondit-il, pris d'une poignante
anxiété, partagé entre la crainte de pousser Vilma à un acte de dé-
sespoir et la crainte de s'engager.
— Si vous m'aimez, emmenez-moi, reprit-elle.
— Vous savez bien que c'est impossible!
— Impossible! pourquoi? Redoutez-vous le scandale de notre
fuite? Alors autorisez - moi à vous rejoindre à Paris. — Il secoua la
tête tandis qu'elle continuait : — Croyez-vous que ce matin, lors-
que j'ai appris que vous quittiez Argennes, je n'aie pas deviné la vé-
rité? Vous voulez me fuir! Qu'ai-je donc fait, moi qui vous chéris,
pour que vous me haïssiez ?
— Je ne vous hais pas, Vilma, s'écria-t-il ému par les accens de
cette douleur sincère. Ah! Dieu m'est témoin que j'aurais voulu
vous haïr, être toujours fort devant vous et n'avoir pas à me repro-
cher aujourd'hui les heures de faiblesse et de folie dont le souvenir
vous fournit des armes si puissantes. Dieu m'est témoin que, si ma
vie était libre, je vous la consacrerais tout entière! Mais, vous le
voyez, je ne peux rien, à moins d'être criminel et de vous envelop-
per dans l'opprobre qui m'écrase.
Sans entendre ces argumens invoqués en vain pour la toucher
et la convaincre, elle posa sa tête malade sur la poitrine de Bernard,
se fit un collier de ses bras et laissa tomber de sa bouche pâle des
prières désolées que dictait sa passion. — Vois comme je suis mal-
heureuse. N'auras-tu pas pitié de moi? Ta femme ne t'aimait pas
encore, ne te connaissait même pas, que moi je t'aimais. Que de
VILMA MALBORG. 763
fois j'ai voulu chasser de mon cœur ton image! Je n'ai pu, et c'est
un espoir que je n'étais pas maîtresse de dominer qui m'a ramenée
près de toi. Tu sais combien j'ai souffert, je te l'ai dit, je ne t'ai
rien caché! Puis un jour, tes bras se sont ouverts, ton cœur rebelle
s'est fondu, tu m'as fait connaître les extases de l'amour dans la
douceur de tes baisers. Et c'est après m'avoir entraînée dans ce
paradis que tu veux tout à coup me rejeter sur la terre. Mais tu me
tues, je te jure que tu me tues.
— Yilma! revenez à vous, je vous en conjure! murmura Bernard
éperdu.
Elle se pressa plus étroitement contre lui : — Si tu ne dois plus
m'aimer, laisse- moi mourir là! murmura-t-elle. Il serait cependant
bien doux de vivre aimée, heureuse. Je ne te demande rien que tu
ne puisses faire. Je ne serai pas exigeante ! Je me contenterai des
miettes de ta table, comme un petit oiseau. De temps en temps un
rendez-vous où tu ne feras pas couler mes larmes et où tu me ren-
dras mes baisers, à cela se borne mon désir. J'attendrai que l'amour
de mon cœur t'ait captivé tout entier. Et puis Angélique ne sera
pas toujours entre nous. Ah! cette Angélique, que de mal elle m'a
fait ! C'est elle qui a perdu ma vie en me volant ton âme; car tu
m'aurais aimée quand j'ai eu seize ans; aimée et épousée, et tu se-
rais mien, à moi seule, librement, au grand jour ! Gomment t'a-t-elle
pris? Pourquoi me la préfères-tu? Je suis plus belle cependant, et
je t'aime comme elle ne t'aimera jamais. Ah ! que de fois j'ai conçu
le dessein de la tuer! Ici même un jour j'ai été tentée de la pous-
ser dans ce trou profond! C'est à cause de toi que je ne l'ai pas fait.
Ta tendresse seule l'a protégée.
A ce trait qui lui révélait l'intensité de la passion de Vilma, le
comte d'Argennes ne put se défendre d'un mouvement d'horreur et
de pitié; dans ce mouvement il la repoussa loin de lui. Elle passa
fiévreusement ses deux mains sur son visage; sa physionomie se
transforma, exprima une colère farouche : — Ainsi tu ne m'aimes
plus? s'écria-t-elle.
— Je ne vous ai jamais aimée; je ne veux pas vous aimer, ré-
pondit Bernard. Voyez où vous m'entraîneriez, voilà que l'amour
vous inspire le crime.
— J'ai voulu te convaincre, et tu me reproches d'avoir été sin-
cère, fit-elle d'un accent qui révélait la démence. Eh bien! le crime,
c'est ta conscience seule qui en portera le fardeau, Bernard. D'une
tendre parole tu pouvais me sauver. Ton implacable rigueur ouvre
ma tombe. Je te lègue le remords de m'avoir tuée!
En proférant ces paroles, elle franchit d'un pas l'arête rocheuse
au-delà de laquelle s'ouvrait l'abîme. Bernard, affolé comme elle,
764 REVUE DES DEUX MONDES.
l'appela d'un accent désespéré et s'élança pour la retenir. Sur une
étendue de quelques pas, et avant de se couper brusquement sur
le vide qu'il surplombe, le rocher forme une déclivité rapide. Ber-
nard s'engagea sur cette pente et parvint, grâce à sa vigueur, à
saisir Vilma, qu'il crut sauvée. Mais elle se retourna brusquement,
jeta ses bras autour de son cou dans un transport qui n'avait plus
rien d'humain, et, malgré l'effort suprême qu'il fit pour se rejeter
en arrière, elle l'entraîna dans sa chute, en clouant sur ses lèvres
le dernier cri de son fatal amour. — Meurs avec moi! Angélique ne
t'aura pas! Bernard, je t'aime!
Précipités dans le gouffre, les malheureux roulèrent enlacés à
vingt mètres au-dessous, à l'extrémité d'un terrain en friche qui
formait saillie sur une des pointes du rocher, entre deux coulées de
basalte; mais la brutalité du choc les sépara. Tandis que Bernard
restait à cette place, inanimé, le corps de Vilma rebondit, et de
nouveau lancé dans le vide, alla tomber tout au fond sur la route,
où 11 s'écrasa. Des paysans , témoins de cette tragique catastrophe
dont l'origine leur était inconnue, relevèrent l'infortunée créature,
morte, les membres brisés, et coururent ensuite au secours du
comte d'Argennes. Sa chute n'avait pas été mortelle. Le médecin,
appelé en toute hâte, déclara qu'il le sauverait. Il en donna lui-
même l'assurance à la comtesse en ramenant au château son mari,
auprès duquel il s'installa.
Dans le désastre tragique de cette soirée, alors qu'Angélique s'at-
tachait à rappeler Bernard à la vie et s'efforçait de dominer le déchi-
rement que lui causait la mort de Vilma sans oser s'interroger encore
sur les causes de ce malheur, la fem.me de chambre de celle-ci vint
tout en larmes lui remettre une lettre trouvée dans les vêtemens
de sa jeune maîtresse au moment de l'accident. Cette lettre ne con-
tenait que quelques lignes, les voici : « Angélique, j'aime Bernard
depuis longtemps. J'ai perdu la force de vivre sans son amour,
qu'il me refuse. Je suis jalouse de sa tendresse pour toi, et je ne
peux me résoudre à te laisser jouir du suprême bien que tu m'as
ravi. J'ai donc résolu de mourir s'il résiste au dernier effort que
je tente pour conquérir son cœur et de l'entraîner dans ma mort.
Pardonne-moi le mal que je vais te faire. — Vilma. »
PROMENADES ARCHÉOLOGIQUES
LES FOUILLES DE L'ESQUILIN ET DU FORDM DE ROME.
I.
J'ai souvent entendu dire qu'il est dangereux de revoir après
une longue absence les personnes ou les lieux qu'on a beaucoup
aimés. On les retrouve rarement comme on se souvenait de les
avoir vus : le charme s'envole avec les années, les goûts et les
idées changent, la faculté d'admirer s'affaiblit ; on court le risque
de rester froid devant ce qui transportait quand on était jeune, et
il se peut qu'au lieu d'un plaisir qu'on cherchait on ne trouve plus
qu'un mécompte. Ce désenchantement est d'autant plus funeste
qu'il s'étend d'ordinaire du présent au passé; quoi qu'on fasse, il
finit par atteindre nos impressions anciennes, et gâte ces provisions
de souvenirs qu'il faut garder fidèlement dans son cœur pour la fin
de la vie.
C'est à ce péril que s'expose un voyageur qui n'a pas vu Rome
depuis une dizaine d'années et qui se décide à y revenir. Que de
choses se sont passées en ces dix ans! Rome a changé de maîtres;
la vieille ville des papes est devenue la capitale du royaume italien.
Comment s'est-elle accommodée de ce changement? Quel effet pro-
duit sur elle ce régime nouveau, si différent de l'ancien? N'y
a-t-elle rien perdu, et va-t-on la retrouver comme elle était quand
on l'a quittée? Voilà la première question qu'on se pose lorsqu'on
revient à Rome. Il est difficile de n'en pas être préoccupé, et, à
peine le chemin de fer vous a-t-il débarqués sur cette immense
place des Thermes de Dioclétien, si calme autrefois, si agitée, si
bruyante aujourd'hui, qu'on ne peut s'empêcher de regarder de
tous les côtés avec une curiosité inquiète.
766 REVDE DES DEUX MONDES,
La première impression, il faut l'avouer, n'est pas très favorable.
Au sortir de la gare, on traverse un quartier neuf qui a le tort de
ressembler à tous les quartiers neufs du monde. — Rome serait-elle
donc menacée de devenir une ville comme une autre ! — On y trouve
de ces maisons d'une élégance banale, qu'on a vues partout; on cô-
toie un immense édifice, sorte de caserne sans caractère, sans style,
destiné à devenir le ministère des finances, et qui fait un piteux
effet auprès des grands palais du xvi^ siècle; on traverse des rues
larges et droites qu'inonde un soleil brûlant, et l'on se souvient que
déjà du temps de Néron, quand il rebâtit la vieille ville sur un plus
vaste plan, les badauds admiraient beaucoup la magnificence des
nouvelles constructions, mais les gens sages ne pouvaient s'empê-
cher de regretter ces anciennes rues étroites et tortueuses où l'on
trouvait toujours tant d'ombre et de frais. Ce début n'est guère en-
courageant, et le reste semble d'abord y répondre. Quand on des-
cend du Quirinal au Corso, on trouve encore bien des changemens
dont on est frappé. Le Corso, avec les rues qui le traversent, de-
puis la place de Venise jusqu'à celle du Peuple, a toujours été
l'endroit le plus animé de la ville; il me semble qu'il est devenu
plus animé encore, et que la population n'en est plus tout à fait
la même. Les prêtres, les moines surtout, y sont plus rares, et
ceux qui restent ne paraissent pas avoir le regard aussi assuré et
la contenance aussi fière : évidemment ils ne se sentent plus les
maîtres. Parmi les gens qui les ont remplacés, on est fort surpris
d'en voir beaucoup qui marchent vite et qui semblent avoir quel-
que chose à faire, ce qui ne se voyait guère autrefois. Aussi n'ap-
partiennent-ils pas à l'ancienne population romaine : ce sont en
général des employés de ministère, des commis d'administration,
tous venus du dehors, et qui apportent ici des habitudes nou-
velles. A l'heure même où, suivant l'ancien proverbe, on ne voyait
que des chiens ou des Anglais dans les rues, on les rencontre ac-
tifs, affairés, heurtant du coude ceux qui sont sur leur route, au
grand ébahissement des vieux Piomains, qui ne peuvent pas com-
prendre qu'on sorte à l'heure de la sieste et qu'on se presse lors-
qu'il fait chaud. Quand le soir est venu, le mouvement redouble. Il
y a un moment, vers six heures, où la rue appartient aux marchands
de journaux. Ils vous assourdissent de leurs cris, ils vous interpel-
lent, ils vous poursuivent. Les journaux abondent à Rome; il y en a
de tout format, de toute nuance, beaucoup plus de violens que de
modérés, selon l'usage, qui sollicitent les cliens par la modicité de
leur prix et la vivacité de leur polémique. Que nous sommes loin du
temps où l'on ne lisait que ce bon Giornalc di Roma, si soigneuse-
ment expurgé par la police, si ami des gouvernemens légitimes, et
qui ne savait jamais les révolutions que plusieurs semaines après
PROMENADES ARCHEOLOGIQUES. 767
qu'elles s'étaient accomplies! Faut-il donc croire que ce peuple
sceptique et railleur, accoutumé et indifférent à tout, qui ne s'éton-
nait et ne s'indignait de rien, qui répondait aux emportés de tous
les partis par un che voleté? ou un chi lo sa? soit devenu tout
d'un coup enragé de politique? C'est un changement qu'on agrand'-
peine à comprendre. On ne revient pas de sa surprise lorsqu'on voit
que les enseignes elles-mêmes contiennent des professions de foi,
et que les coiffeurs s'intitulent pompeusement loarruchiere nazio-
nale, lorsqu'on lit les réclames électorales et les boursouflures dé-
mocratiques qui couvrent les murailles. Voilà certes de grandes
nouveautés et qui risquent fort de n'être pas du goût de tout le
monde. On ne peut s'empêcher de se demander ce qu'en penseront
et ce qu'en diront ces admirateurs jaloux que Rome a possédés de
tout temps, qui veulent qu'elle reste comme elle est, qui disent
qu'on la gâte quand on y change la moindre chose, et qui criaient
déjà que tout était perdu dès qu'un magistrat trop zélé s'avisait d'y
faire un peu mieux balayer les rues ou d'y allumer sournoisement
quelques réverbères.
Empressons-nous pourtant de les rassurer ; tout n'est pas aussi
perdu qu'ils peuvent le croire, et le changement est plus à la sur-
face qu'au fond. Les quartiers populaires ont conservé presque
partout leur ancien aspect. Si, par exemple, après avoir parcouru le
Corso, on poursuit sa promenade au-delà de la place de Venise, à
travers les rues escarpées qui mènent au Forum, on retrouve tout
à fait l'ancienne Rome. Ce sont bien les mêmes maisons qu'on a
vues autrefois, aussi vieilles et aussi sales. Les madones sont res-
tées à leur place, au-dessus de la porte d'entrée, et l'on n'a pas cessé
d'allumer pieusement devant elles une lanterne tous les soirs. Si
par hasard on lève un peu plus haut les yeux, vers les larges fe-
nêtres sans rideaux, on est sûr d'y trouver assez de loques étendues
pour contenter les amis les plus exigeans du pittoresque et de la
couleur locale. Les cabarets, qui ressemblent à des caves, avec
leurs grandes portes ouvertes, contiennent toujours ces joueurs
nonchalamment accoudés sur la table, auprès d'un fiasque d'Or-
viète, et tenant des cartes grasses à la main. Quant aux osterie qui
longent la rue, je ne crois pas qu'elles aient beaucoup changé
d'apparence depuis l'empire romain, et je songe en les voyant à
ces iinctcc popinœ dont l'odeur réjouissante causait tant de plaisir
à l'esclave d'Horace.
Nous voici donc déjà, avec un peu de complaisance, en pleine
antiquité. Si nous voulons que l'illusion soit encore plus complète,
s'il nous plait d'avoir un moment ce qu'on pourrait appeler la sen-
sation véritable de Rome, celle que nos pères ont éprouvée en la
visitant, celle qu'ont décrite Chateaubriand et Goethe, allons un peu
768 REYDE DES DEUX MONDES.
plus loin, au-delà des maisons et de l'enceinte : pour être sûr de la
mieux comprendre, il n'est pas mauvais d'en sortir. Passons, si
vous le voulez, par la porte Pia et suivons la vieille voie Nomen-
tane. Après avoir salué en passant la basilique de Sainte-Agnès et
le temple rond qui servit de sépulture à la sœur de Constantin, on
arrive au Teverone, qu'on passe sur un pont très original qui porte
encore des constructions du moyen âge. Quelques pas plus loin, à
droite, s'élève une colline d'une étendue et d'une hauteur mé-
diocres; il faut la gravir avec respect, car elle porte un grand nom
dans l'histoire : c'est le Mont-Sacré. La démocratie a remporté là,
il y a plus de deux mille ans, l'une de ses premières victoires, et
pour l'obtenir elle a usé d'un moyen dont elle se sert encore très
volontiers, la grève. Un beau jour, l'armée romaine, c'est-à-dire
toute la population valide, quittant les campemens où les consuls
s'obstinaient à la retenir, vint s'établir sur cette montagne, décidée
à y rester tant qu'on refuserait d'accepter ses conditions. 11 lui
suffit d'attendre pour vaincre. L'aristocratie, effrayée de sa solitude,
se lassa de résister, et elle permit au peuple d'instituer le tribunat.
Que de souvenirs se pressent à l'esprit du haut de cette colline!
Cette immense plaine ondulée qu'embrasse le regard est celle où,
suivant l'expression d'un historien, les Piomains firent l'apprentis-
sage de la conquête du monde. Tous les ans, il leur fallait combattre
les petits peuples énergiques qui l'habitaient, et l'on s'y livrait des
batailles furieuses pour la possession d'une bicoque ou le ravage
d'un champ de blé. C'est là que, dans une lutte de plusieurs siècles,
ils prirent l'expérience de la guerre, l'habitude d'obéir et le talent
de commander. Quand ils franchirent ces montagnes qui encadrent
de tous côtés l'horizon pour se répandre sur le reste de l'Italie, leur
éducation était faite; ils possédaient déjà les vertus qui les ren-
dirent capables de tout conquérir. Depuis lors, que d'événemens
glorieux ! que de fois ces grands chemins, dont on suit encore la di-
rection à la ligne de tombeaux qui les bordent, ont vu revenir les
légions triomphantes! que de noms illustres rappellent à la mé-
moire ces fragmens d'aqueducs, ces débris de monumens qui cou-
vrent la plaine ! — Et nous avons ici l'avantage qu'une fois ces
grands souvenirs ranimés, rien n'en peut distraire. Dans les pays
fertiles, habités, pleins d'agitation et de mouvement, le présent
nous arrache sans cesse au passé. Comment continuer à rêver et à
méditer, quand le spectacle de l'activité humaine sollicite à chaque
instant notre attention, quand les bruits de la vie arrivent de tous
côtés à notre oreille? Ici, au contraire, tout est silence et recueille-
ment. Aussi loin que l'œil peut s'étendre, il n'aperçoit qu'une plaine
nue, couverte à peine d'un maigre gazon, sans arbres que quelques
pins parasols disséminés, sans maisons que quelques auberges pour
PROMENADES ARCHEOLOGIQUES. 769
les chasseurs. Le paysage ne frappe que par son ensemble ; c'est
une monotonie, ou plutôt une harmonie générale, où tout se fond et
se mêle. Rien n'attire à soi l'attention, aucun détail ne ressort et ne
détonne. Je ne connais pas de lieu au monde où l'on se laisse plus
entraîner à ses pensées, où l'on échappe mieux à son temps, où,
selon la belle expression de Tite-Live, il soit plus aisé à l'âme de
se faire antique et de devenir contemporaine des monumens qu'elle
contemple. Ce précieux avantage, la campagne romaine l'a tout à
fait gardé, et il est difficile de prévoir quand elle pourra le perdre.
On fait beaucoup de projets pour l'assainir et la peupler, mais la
mort est entrée si profondément dans ce sol épuisé qu'il est probable
qu'elle ne sera pas dépossédée sans peine. En attendant, jouissons
du privilège que ce pays conserve de nous mettre mieux qu'aucun
autre en communication avec le passé. Quelque effort que fasse
Rome pour s'orner et s'embellir, pour se mettre à la mode du jour,
c'est l'antiquité qu'on y va surtout chercher, et, grâce à Dieu, on l'y
trouve encore. Avec ces grandes ruines qui l'encombrent et ce dé-
sert qui l'entoure, elle n'a pas pu et ne pourra pas de longtemps se
donner un air aussi moderne qu'elle le voudrait. 11 est heureux pour
elle et pour nous qu'elle y ait si peu réussi, car on peut lui appli-
quer ce que disait un poète de la renaissance de la JSuit de Michel-
Ange : « C'est par sa mort même qu'elle est vivante, percli e morta^
ha vital »
II.
Tout invite du reste les gens qui visitent Rome aujourd'hui à
s'occuper de préférence de l'antiquité : c'est l'antiquité qui semble
avoir le plus profité jusqu'ici des événemens de J 870. Le nouveau
gouvernement devait beaucoup aux souvenirs anciens; pour affir-
mer que Rome méritait d'être libre et de disposer d'elle-même, que
l'Italie avait le droit de la réclamer pour sa capitale, on s'appuyait
volontiers sur l'histoire de la république et de l'empire, on parlait
sans cesse du sénat, du Forum, du Gapitole, et les revendications
nouvelles gagnaient beaucoup à être protégées par ces grands noms.
C'était une dette que le gouvernement italien avait contractée en-
vers le passé et qu'il se mit en mesure de payer aussitôt qu'il fut
installé à Rome. Dès le 8 novembre 1870, un décret du lieutenant
du roi instituait une surintendance des fouilles pour la ville et la
province, et en chargeait l'habile explorateur du Palatin, M. Pietro
Rosa. Huit jours plus tard, les travaux du Forum commençaient. En
même temps on fouillait aux thermes de Garacalla, aux jardins Far-
nèse, à la villa d'Hadrien, à Oslie, un peu partout : c'était une ar-
TOME XX. — 1877. 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
deur de curiosité, une passion de recherches comme on n'en avait
pas vu depuis longtemps et que récompensaient les plus brillantes
découvertes. Malheureusement tout s'est bien ralenti, après quel-
ques années. Le mauvais état des finances italiennes a forcé le gou-
vernement d'être moins libéral qu'il ne l'aurait fallu; il est aussi
arrivé que les archéologues, genus irritahile, ne se sont pas bien
entendus ensemble, et l'on a perdu en querelles un temps qui pou-
vait être mieux employé. Quelques mécomptes, survenus pendant
qu'on cherchait le sol antique du Golisée, amenèrent de très vives
réclamations; l'opinion publique s'émut, et le gouvernement, après
avoir consulté une commission municipale composée des plus grands
archéologues de Rome, MM. de Rossi, Yisconti, Lanciani, etc., et
à laquelle on avait adjoint pour la circonstance quelques savans
étrangers, comme MM. Henzen et Gregorovius, prit le parti d'inter-
rompre les travaux. C'est alors que le dernier ministre de l'instruc-
tion publique, M. Bonghi, qui voulait mettre fin à tous ces tirail-
lemens et donner aux recherches plus d'unité, décida de créer une
direction générale des fouilles et des antiquités pour tout le royaume
et d'en charger M. Fiorelli.
Malgré ces quelques mésaventures de détail , on peut dire que
les travaux entrepris à Rome dans ces dernières années ont eu les
meilleurs résultats. Ce qui en explique le succès, c'est qu'en géné-
ral ils ont été conduits avec méthode et dans un esprit scienti-
fique. Ce mérite a été jusqu'à nos jours assez rare. Il y a eu certes
avant nous de très habiles archéologues, mais l'archéologie date
d'hier. Les princes qui depuis la renaissance ont fait fouiller le sol
des villes antiques y cherchaient uniquement des statues, des cu-
riosités, des objets d'art, pour décorer leurs palais; le reste leur
importait peu. S'ils rencontraient par bonne fortune quelque grand
édifice souterrain, ils en enlevaient en toute hâte tout ce qui pou-
vait s'emporter, les peintures des voûtes, les mosaïques des pavés,
les marbres des murailles. Ils achevaient de le saccager et s'em-
pressaient ensuite d'en faire recouvrir les débris. Il y a donc beau-
coup à rabattre des éloges qu'on accorde à ces prétendus amis de
l'antiquité; ils ont moins conservé qu'ils n'ont détruit, et il est dif-
ficile d'évaluer au prix de quelles ruines irréparables se sont formés
ces musées qui leur ont valu tant de gloire. 11 convient d'autant
plus de protester contre ces procédés barbares que même aujour-
d'hui tout le monde n'y a pas encore renoncé. On raconte à Rome
qu'ils sont pratiqués tous les jours dans les fouilles faites à Porto,
et qu'on se contente d'y recueillir tout ce qui peut accroître les
riches collections d'un grand seigneur. On dit tout haut que, les
ouvriers ayant trouvé sous leurs pioches les ruines d'uH palais ma-
gnifique, tout a été dévasté et enterré, sans même qu'on permît
PROMENADES ARCHEOLOGIQUES. 771
d'en lever le plan. Assurément les statues, les peintures, les mo-
saïques ont un grand prix, mais si l'on est curieux des objets d'art
de toute nature qui se trouvent dans les ruines des monumens an-
tiques, n'est-il pas naturel qu'on le soit encore plus de ces monu-
mens eux-mêmes qu'ils devaient embellir et dont ils n'étaient après
tout qu'un accessoire? Même quand il n'en reste que les fondemens
et les premières assises, que de souvenirs ne réveillent pas ces dé-
bris ! que de renseignemens précieux ne peuvent-ils pas fournir !
quel plaisir pour l'esprit de relever l'édifice, d'en refaire tous les
ornemens avec les peintures effacées, les fûts de colonnes, les mor-
ceaux de mosaïques qui en restent, d'essayer enfin par l'imagina-
tion de le revoir comme il était aux plus beaux temps de sou exis-
tence ! Dans les quartiers populaires eux-mêmes, où l'on découvre
moins d'objets précieux, quels services ne rend-on pas à l'histoire
en recueillant tout ce qui concerne la vie commune, en retrouvant
le plan des maisons, la direction des rues, la situation des places
publiques où se sont passés tant de graves événemens, en refaisant
en un mot la topographie de l'ancienne Rome.
Si c'est là ce qu'on cherche dans les fouilles qu'on entreprend,
on peut affirmer qu'à Rome, pour peu que les travaux soient bien
conduits, ils ne seront jamais stériles. En quelque lieu que les
ouvriers mettent la pioche, ils trouveront au-dessous du sol actuel
les restes des quartiers antiques. Sous les maisons d'aujourd'hui,
plusieurs villes dorment ensevelies, et les monumens modernes
s'élèvent au-dessus de deux ou trois étages de ruines. Tout le monde
sait ce qui est arrivé dans les fouilles qui ont été faites il y a quel-
ques années à Saint-Clément, mais il est bon de le rappeler pour
montrer par un éclatant exemple à quelles bonnes fortunes on peut
s'attendre quand on creuse le sol de Rome. Saint-Clément est une
admirable basilique du xii^ siècle qui contient de belles fresques de
Masaccio. Pendant qu'on y exécutait quelques travaux, il arriva
qu'on mit au jour sous la basilique actuelle une église plus an-
cienne, avec des peintures curieuses et des colonnes de marbre et
de granit; elle remontait au temps de Constantin et avait servi pen-
dant sept siècles, jusqu'au sac de Rome par Robert Guiscard. En-
couragé par ce succès, on fouilla plus profondément, et l'on ne
tarda pas à trouver sous l'église primitive un sanctuaire de Mithra
et quelques pièces d'une maison romaine des premiers siècles de
l'empire. Puis, en descendant plus bas encore, on découvrit des
constructions en tuf qui sont certainement des premières années de
la république, et peut-être même du temps des rois. C'est donc une
succession de monumens de toutes les époques, et l'on peut se don-
ner, en descendant quelques marches, le spectacle de toute l'his-
toire de Rome, depuis sa fondation jusqu'à la renaissance. Ce n'est
772 REVUE DES DEUX MONDES.
pas là tout à fait une exception; je crois qu'il n'est pas téméraire
d'espérer que ce qui s'est passé à Saint-Clément se reproduira plus
d'une fois encore, et voici la raison qui me le fait croire. Rome,
comme toutes les grandes capitales, a été plusieurs fois rebâtie dans
le cours de sa longue existence, mais la façon dont les Romains s'y
prenaient pour renouveler et rajeunir leur ville était moins fatale
que la nôtre aux vieux débris du passé. Aujourd'hui on les démolit;
on se contentait alors de les enterrer. Nous tenons avant tout à faire
des avenues droites, et, pour rendre la circulation plus facile aux
innombrables voitures qui parcourent nos rues, nous aplanissons
les hauteurs, nous supprimons les collines. On peut donc dire que
le sol de Paris se creuse sans cesse; celui de Rome au contraire s'é-
levait toujours. Les grands seigneurs romains qui voulaient égayer
leurs yeux par une vue plus étendue, ou qui cherchaient simple-
ment à jouir d'un air plus pur sous ce climat empesté, avaient cou-
tume de bâtir leurs maisons sur des substructions immenses. De
même, quand on voulait faire un quartier neuf, on commençait par
combler l'ancien avec des terres rapportées et l'on construisait par-
dessus. Il est donc à peu près certain que, si l'on enlève ces terres,
on retrouvera le sol primitif et les restes des constructions antiques.
Mais sera-t-il possible de se reconnaître parmi ces ruines? C'est
ce qu'il importe avant tout de savoir : il est clair qu'on ne pourra
tirer quelque profit pour l'histoire de ces décombres amoncelés, de
ces fondations de maisons, de ces pavés de temples ou de rues, que
si l'on peut dire à quel quartier ils appartenaient, de quel ensemble
de monumens ils faisaient partie. Peut-on espérer sérieusement d'y
réussir? Les sceptiques en doutent beaucoup; ils se permettent
même de railler les archéologues, qui ont la prétention de ne rien
ignorer et qui n'hésitent pas à donner des noms aux moindres
masures qu'ils rencontrent. Je crois, malgré ces railleries, que
les archéologues ont raison. Les renseignemens abondent sur l'an-
cienne Rome : les orateurs et les historiens sont prodigues de dé-
tails au sujet des lieux où se sont passés les événemens qu'ils
rapportent. Les poètes, surtout ceux qui, comme Horace, nous ra-
content volontiers leur vie, sont amenés à parler souvent des quar-
tiers oii ils aimaient à vivre. Ce qu'ils nous disent de ces divers
quartiers et des monumens qu'ils contenaient nous fournit déjà des
indications précieuses; mais nous avons des moyens encore plus
sûrs d'arriver à les bien connaître. Aujourd'hui un voyageur qui
veut se diriger dans uue ville étrangère se sert d'une carte et d'un
guide, il y avait aussi des cartes et des guides du voyageur chez
les Romains. Un peuple à la fois si curieux et si positif, qui était
forcé de courir le monde et qui avait besoin de le connaître pour
pouvoir le gouverner, ne pouvait pas ignorer l'utilité des cartes
PROMENADES ARCHÉOLOGIQUES. 773
géographiques, il s'en servait sans cesse, et les employait même
à décorer les édifices publics : on aimait à les peindre ou à les gra-
ver le long des murailles des temples ou sous les beaux portiques
qui servaient de promenades aux oisifs. Parmi ces cartes, les plans
de Rome, comme on pense, ne manquaient pas. Nous en avons pré-
cisément retrouvé un, de proportions colossales, qui remonte au
temps de Septime-Sévère. Il était gravé sur des plaques de marbrô
de Luna, attachées au mur par des crampons de fer, et devait cou-
vrir, quand il était entier, une surface de 300 mètres carrés. Ce qui
en reste a été soigneusement recueilli et encastré dans la muraille
de l'escalier du Capitole (1). On peut prendre quelque idée, en le re-
gardant, de ce qu'était Rome au ii« siècle : les rues y paraissent
étroites et peu régulières, quoiqu'elles eussent été singulièrement
élargies et rectifiées après l'incendie de Néron. Les théâtres, les
thermes, les basiliques, tous les monumens publics y sont retracés
à leur place, et souvent indiqués par une légende; les maisons par-
ticulières elles-mêmes semblent dessinées avec exactitude, et l'ar-
tiste a tenu à reproduire les portiques dont elles étaient souvent or-
nées le long de la rue pour la commodité des promeneurs. Je n'ai
pas besoin d'insister sur les services que ce plan peut rendre à
ceux qui étudient la topographie de Rome : les guides du voyageur
ne sont pas moins utiles. Il y en avait assurément, et en grand
nombre, dans une ville où affluait le monde entier. Ceux que nous
avons conservés appartiennent tous aux derniers siècles de l'empire :
ce sont en général des itinéraires, comme il s'en trouve dans les
guides d'aujourd'hui, où l'on conduit le voyageur d'une extrémité de
Rome à l'autre en lui nommant tous les édifices qu'il doit rencontrer
sur son chemin. Les anciennes rédactions de ces itinéraires sont
courtes et sèches; mais dans les plus récentes on éprouve le besoin
d'intéresser le lecteur, et on lui raconte une foule de légendes mer-
veilleuses, pour qu'il prenne plus de plaisir aux curiosités qu'on lui
montre. Après douze ou quinze cents ans, ils peuvent nous rendre à
peu près les mêmes services qu'ils rendaient aux voyageurs du bas-
empire ou du moyen âge : ils nous aident à nous diriger dans ce dé-
dale de rues tortueuses, et parmi ces ruines de monumens détruits
et souvent méconnaissables. Avec ces ressources de nature diverse,
ces renseignemens fournis par les auteurs anciens, ces plans et ces
guides, la topographie de la vieille Rome devient, je crois, facile à
refaire, et l'on n'a plus à craindre de ne trouver dans ce sol qu'on
fouille que des énigmes indéchiffrables.
L^r, Rien ne le démontre avec plus d'évidence, rien n'est plus propre
(1) Ces fragmens qui restent du plan de Rome ont été gravés avec soin et accom-
pagnés d'un commentaire savant dans le livre que M. Jordan a récemment publié et
qui est intitulé Forma urbis.
774 REVUE DES DEUX MONDES,
à encourager les archéologues dans leurs espérances et dans leurs
efforts que les découvertes qu'on a faites depuis quelques années
sur le mont Esquilin. Le succès de ces fouilles a été d'autant plus
remarquable que l'entreprise n'avait rien de scientifique : il s'agis-
sait simplement de construire un quartier neuf; mais à Rome il
n'est pas possible de remuer les terres, de creuser à quelque pro-
fondeur les fondemens des maisons sans tomber sur quelque anti-
quité. C'est ce qui est arrivé cette fois encore, et la science s'est
trouvée profiter des travaux qui n'avaient pas été entrepris pour
elle (1).
L'Esquilin n'est pourtant pas une des montagnes qui ont tenu le
plus de place dans l'histoire de Rome. C'était, vers la fin de la ré-
publique, un endroit désert et de mauvais renom. On y faisait or-
dinairement les exécutions capitales; les hommes libres y étaient
décapités sur un billot, les esclaves attachés au gibet ou mis en
croix. Les cadavres de ces malheureux, quand personne ne venait
les réclamer, restaient sur le lieu du supplice jusqu'à ce que les oi-
seaux de proie les eussent dévorés; aussi les vautours de l'Esquilin
avaient-ils à Rome une réputation sinistre. Les environs servaient
de cimetière pour les pauvres gens de la ville ; c'est là qu'au milieu
de tombes misérables se trouvaient les fameux puiiculi ou pourris-
soirs, sorte de sépulture publique où l'on jetait les gens qui n'a-
vaient pas laissé de quoi se faire enterrer à leurs frais. L'aspect de
ces lieux changea tout à fait sous Auguste. Mécène, qui voyait avec
regret un des quartiers les plus salubres de Rome rester inhabité,
résolut d'y ramener la vie. Il acheta à vil prix ces terrains abandon-
nés, y planta des jardins magnifiques, les Mœceniani horti, si cé-
lèbres dans l'antiquité, au milieu desquels il se fit construire un
palais. Cette charmante maison, d'où l'œil embrassait toute la
plaine, avait une telle réputation de salubrité que l'empereur Au-
guste venait s'y établir quand il était malade. Dès lors la vieille
colline, jusque-là si délaissée, se peupla de riches habitations, et le
poète Horace fut heureux de chanter dans ses vers cette métamor-
(1) Il faut dire pourtant, à l'honneur do la société industrielle qui construisait le
quartier neuf, qu'elle a fait aussi entreprendre des fouilles à ses frais par un archéo-
logue distingué, M. Brizio, et qu'elle en a fait publier les résultats dans un ouvrage
intitulé Pitture e sepolcri scoperti suW Esquilino, Roma 1876. M. Brizio a fouillé d'an-
ciennes tombes qui se sont trouvées dans le voisinage des travaux de la compagnie.
L'une d'elles contenait des peintures très curieuses qui représentaient la fondation de
Lavinium, la mort d'Énée et du roi Latinus. Comme ces peintures, d'après l'opinion
de M. Brizio, sont antérieures à l'époque d'Auguste, elles ont l'avantage de nous faire
connaître en quel état Virgile a trouvé ces légendes, dont il a fait le fond de son
poème, et ce que lui fournissait l'opinion publique. M. Brizio a découvert aussi un
columbarium très important de la famille des Statilii Tauri, qui joua un si grand rôle
au premier siècle de l'empire. Les inscriptions qu'il renferme nous donnent des ren-
seignemens très intéressans sur l'organisation de l'esclavage dans les maisons antiques.
PROMENADES ARCHEOLOGIQUES. 775
phose qui était l'œuvre du grand homme d'état, son ami. « Mainte-
nant, disait-il, les Esquilies sont devenues une demeure saine, et
l'on se promène agréablement à l'endroit où naguère des ossemens
blanchis, semés dans la campagne, attristaient les regards. »
Il n'est donc pas étonnant qu'on ait trouvé tant de restes de sé-
pultures sur une montagne qui a servi si longtemps de cimetière.
Quand on entreprit d'y creuser des tranchées pour les fôndemens
des maisons nouvelles , la pioche rencontrait à chaque instant des
ossemens et des tombes. Parmi ces tombes, dont quelques-unes sont
intéressantes par les inscriptions qu'elles portent ou les objets d'art
qu'elles renferment, il ne fut pas difficile de reconnaître les puti-
cidi. C'étaient de petites salles rectangulaires, creusées jusqu'au
roc, avec des murs épais et grossiers. Elles étaient placées à la
suite les unes des autres, mais sans communication entre elles;
elles ne pouvaient donc s'ouvrir qu'à leur partie supérieure, et c'est
de là qu'on descendait, ou, comme disait le peuple, qu'on jetait les
cadavres sur le sol. Lorsqu'un esclave n'avait pas pu épargner sur
sa maigre nourriture un peu d'argent pour s'acheter une place dans
un pauvre columbarium, ou qu'il avait négligé de se faire affilier
à l'une de ces sociétés qui se chargeaient d'ensevelir décemment
leurs membres, ses camarades venaient le prendre la nuit dans l'é-
troite cellule où il était mort. On le plaçait en toute hâte dans une
bière de louage et l'on venait le précipiter dans les puticidi. Ces
funérailles furtives, cette sépulture commune faisaient horreur.
Quand on se souvient des préjugés antiques, d'après lesquels le
sort des âmes dans l'autre vie dépendait de l'observation des rites
funéraires et de la possession d'une tombe, on est convaincu qu'il
n'y avait pas de pire tourment pour ces malheureux, pendant qu'ils
expiraient sur leur grabat, que de songer qu'ils ne seraient pas en-
sevelis selon les rites, que personne ne leur adresserait l'adieu su-
prême, et qu'ils ne posséderaient pas un tombeau pour eux. Cepen-
dant le nombre de ceux qui se sont exposés à ce malheur a dû être
considérable. On a trouvé les salles des puticuli encore pleines de
cendres, d'ossemens et de débris humains, qui ont noirci le sol et
les murailles en se décomposant.
Pendant qu'on travaillait à les déblayer, on fit une découverte à
laquelle on était fort loin de s'attendre. Comme la roche vive for-
mait le sol des puticuli, il était naturel de penser qu'il n'y avait
rien au-dessous d'eux. On s'aperçut pourtant qu'en certains endroits
le roc lui-m.ême avait été creusé et qu'on y avait pratiqué des cham-
bres funèbres. Ces sépultures ne sont pas seulement antérieures
aux puticuli, qui ont été construits au-dessus d'elles, mais on a cru
reconnaître à certains indices qu'elles étaient plus vieilles que le
mur de Servius, qui est de l'époque royale. Les gens qui les creu-
776 REVUE DES DEUX MONDES.
sèrent vivaient donc du temps des rois , à peine quelques années
après la fondation de Rome; aussi tout ce qui les concerne est-il
du plus grand intérêt pour l'histoire, qui a si peu de lumières sur
ces lointaines origines. A côté de leurs lits funèbres, on a trouvé
des débris de poterie grossière, des vases, des coupes, des lampes,
et tous ces objets semblent être de la main des ouvriers étrusques.
Les murs aussi sont construits en grandes pierres carrées et tout
à fait semblables à ceux qui entourent les vieilles villes de la Tos-
cane. N'est-ce pas une nouvelle preuve des rapports de l'Étrurie
avec Rome dans ces temps primitifs , et ne peut-on pas s'en servir
pour répondre à M. Mommsen, qui ne veut pas que les Romains aient
jamais rien emprunté d'autres peuples que des Latins et des Grecs?
C'est sur ces deux étages de tombes, les unes contemporaines des
premiers temps de Rome , les autres appartenant à l'époque répu-
blicaine, que xMécène établit ses jardins. Il y fit transporter des dé-
combres de toute sorte, qui provenaient de quelque quartier in-
cendié, — dès ce moment, les incendies étaient fréquens à Rome,
— il y joignit aussi beaucoup de terre végétale, et recouvrit de
cinq mètres de débris toutes ces anciennes sépultures d'esclaves. Il
fit construire ensuite son palais, qu'il entoura sans doute de thermes,
de stades, d'exèdres, de portiques, de tous ces monumens enfin
dont les anciens aimaient à embellir leur demeure. Ils ont disparu
à leur tour sous le sol de la ville moderne, et comme ils ont péri
peu à peu et en détail, on pouvait croire qu'il n'en restait plus au-
cune trace. Cependant une découverte importante, la plus curieuse
peut-être de toutes celles qu'on a faites sur l'Esquilin, nous per-
met de nous figurer ce que devait être cet entourage du palais de
Mécène.
Au mois de mars 187Zi, en creusant les fondations d'une maison,
on rencontra presque au ras du sol le sommet d'un mur antique,
de forme curviligne, sur lequel on voyait encore quelque reste de
peinture. La terre fut enlevée de tous les côtés avec précaution, et
l'on reconnut que le mur appartenait à une vaste salle assez bien
conservée, qui formait un carré de 2li mètres de long sur 10 miètres
de large (i). Cette salle avait dû être décorée avec beaucoup de
magnificence : le sol portait des traces d'un pavé de marbre, la
voûte s'appuyait sur une élégante corniche de stuc. Les murailles,
quand on les a rendues au jour, étaient encore revêtues d'une de
ces belles couleurs rouges, franches et vives, qui égaient l'œil.
(1) Pour la description de cette salle, comme pour tout ce qui concerne les fouilles
de l'Esquilin, je me contente de résumer Les rapports intérossans de M. Lanciani,
publiés dans le Dulletino délia commissione archeologica municipale. 11 y a joint des
plans exacts et la reproduction des plus belles peintures qui ont été trouvées dans la
salle de lecture de Mécène.
PROMENADES ARCHÉOLOGIQUES. 777
Aux deux extrémités, le long de la corniche et près du sol, elles
sont comme encadrées par deux frises à fond noir, qui leur
servent de bordure, et sur lesquelles des mains exercées ont peint
des sujets mythologiques, gais ou sévères, des génies ou des nym-
phes, des paysages gracieux, dont plusieurs conservent encore l'é-
clat de leur coloris. Le long des murs sont disposées , de dis-
tance en distance, de grandes niches qui ressemblent à des
fenêtres murées, et que couvrent aussi de très belles peintures. Sur
un ciel bleu se détachent des masses de verdure, des flears et des
arbres, avec des oiseaux qui volent dans l'air ou sont posés sur les
branches, pour animer le paysage. Ces fresques, au dire des con-
naisseurs, révèlent un art plus parfait et une main plus habile que
les meilleures de Pompéi. Nous savons que précisément au temps
d'Auguste, c'est-à-dire à l'époque où notre salle a dû être con-
struite, un artiste se lit une très grande réputation en imaginant le
premier de décorer les murs des appartemens de peintures fort
agréables. « Il y représentait, dit Pline, des maisons de campagne,
des portiques, des arbrisseaux taillés en diverses sortes de figures,
des bois, des bosquets, des coteaux, des viviers, des canaux, des
rivières, selon le désir de chacun. Il y plaçait des personnages qui
se promènent, qui sont en bateau, qui arrivent à la maison sur des
ânes ou en voiture; d'autres qui pèchent, qui chassent, qui tendent
des filets ou font la vendange. » Cet artiste renommé a dû certaine-
ment travailler pour Mécène, et l'on peut se demander si le hasard
ne nous a pas fait découvrir l'un de ses bons ouvrages. Une cir-
constance qui parut d'abord fort étrange, mais qui, comme on le
verra, peut s'expliquer aisément, c'est que cette salle, si magnifi-
quement décorée, semble n'être qu'une sorte de cave. Elle ne s'é-
lève pas de plus de h mètres au-dessus du soi , tandis qu'elle s'en-
fonce de 10 mètres dans la terre. Elle était éclairée par la voûte, et
des fragmens de vitres brisées qui ont été trouvés en abondance
parmi les décombres indiquent qu'un large vitrage y laissait péné-
trer le jour.
Quel pouvait être l'usage de cette vaste salle, et pour quelle des-
tination l'avait-on construite avec tant de luxe? C'est ce que révèle
d'une manière certaine la façon dont elle est disposée. A l'une de
ses extrémités elle forme un hémicycle autour duquel sept rangs
de gradins concentriques montent en amphithéâtre jusqu'au pla-
fond. A l'extrémité opposée, au milieu du mur, on retrouve les
traces encore visibles d'une sorte de tribune. Cette disposition ne
laisse plus aucun doute; nous savons par les écrivains de cette époque
que c'était celle des salles de lecture publique où se donnaient ces
fêtes littéraires qui furent tant à la mode sous l'empire. C'est donc
là que les beaux esprits de ce temps, après avoir invité par des
778 REVUE DES DEUX MONDES.
billets leurs amis et leurs connaissances à venir les entendre, li-
saient leurs ouvrages. Voilà bien le siège élevé oii l'orateur prenait
place, « couvert, dit Perse, de sa toge neuve, portant à ses doigts
des bagues brillantes, après avoir salué l'assistance avec un œil ca-
ressant. )) Au pied de la tribune, sur ce pavé de marbre, on plaçait
des sièges commodes, qui étaient occupés par les personnages im-
portans qu'on voulait flatter, et qu'on tenait à mettre à leur aise pour
qu'ils fussent disposés à mieux admirer. Sur les gradins de l'hémi-
cycle s'entassaient les gens du commun, les amis obscurs, les cliens,
les obligés, tous ceux qu'on invitait pour faire nombre et pour ap-
plaudir. C'était la partie bruyante de l'auditoire : les grands sei-
gneurs de l'orchestre faisaient à peine entendre un léger murmure
quand ils étaient satisfaits; les amis des derniers rangs devaient
crier et trépigner pour témoigner leur admiration. Quand on sait à
quoi cette salle était destinée, on en comprend mieux les disposi-
tions. Elle est à moitié souterraine pour être plus fraîche ; les lec-
tures publiques avaient souvent lieu pendant les vacances du sénat
et des tribunaux, au mois d'août [augusto récitantes mense j^oetas),
et l'on sait ce qu'est le mois d'août à Rome! Pour que les deux ou
trois cents auditeurs que la salle contenait fussent moins mal à l'aise
au milieu du jour, on l'avait ainsi enfoncée sous la terre; mais,
comme on voulait en même temps leur faire oublier qu'ils étaient
dans une cave, on y avait prodigué toute sorte de décorations
riantes. C'est dans ce dessein surtout qu'on avait ménagé ces sortes
de niches en forme de fenêtres dans lesquelles étaient peintes de
fausses perspectives pour tromper les yeux. Avec un peu de com-
plaisance et ce demi-sommeil où nous plonge une lecture grave un
jour de grande chaleur, les auditeurs pouvaient se faire illusion à
eux-mêmes et croire qu'ils voyaient encore à travers la fenêtre ou-
verte les beaux jardins qu'ils venaient de traverser. Rien n'était
donc néglige pour bien disposer l'auditoire : déjà l'amitié le rendait
indulgent, le bien-être devait le conduire aisément à l'enthou-
siasme. Supposez, dans cette salle charmante, où tout était fait pour
le plaisir des yeux, devant un public favorable, un lecteur habile
qui lit un ouvrage médiocre dans l'ensemble et mal composé, mais
plein de détails piquans, d'où se détachent sans cesse des pensées
ingénieuses, des expressions brillantes, avec des allusions voilées
aux événemens du jour, et une pointe de hardiesse contre le prince
ou ses ministres, et vous comprendrez qu'à tout moment la salle
éclate en applaudissemens. C'est ce qui a fait qu'on s'est trompé si
souvent à cette époque sur le mérite véritable des ouvrages, et qu'on
a salué comme des merveilles destinées à durer toujours des œuvres
agréables et frivoles dont le succès ne devait pas survivre à la gé-
nération qui les avait applaudies. Cette salle de lecture, si heureu-
PROMENADES ARCHÉOLOGIQUES. 779
sèment découverte dans les jardins de Mécène, n'est donc pas seu-
lement une curiosité archéologique, il me semble qu'elle nous aide
à comprendre et à juger une partie de la littérature de l'empire.
III.
Si les travaux de l'Esquilin, entrepris par l'industrie privée pour
la construction d'un quartier neuf, ont été si profitables à la science,
que ne pouvait-on pas attendre de ceux que la science entrepren-
drait elle-même et qu'elle dirigerait à son gré? On avait d'ailleurs
un moyen d'être assuré du succès : il fallait fouiller les lieux con-
nus, historiques, qu'on savait avoir été le théâtre des grands évé-
nemens du passé. Là, les découvertes étaient certaines, chaque
pierre avait un nom et rappelait un souvenir. A ce titre, le vieux
Forum romain était désigné d'avance aux recherches des explora-
teurs. Aussi est-ce du Forum que s'occupa d'abord M. Rosa, et
une fois les fouilles commencées, il y fit travailler pendant deux ans
sans interruption.
Pour parler des fouilles du Forum, je me sens tout à fait à mon
aise : j'ai sous les yeux un ouvrage excellent qui rafraîchit mes
souvenirs et me dispense presque de recourir à mes notes. Il est
l'œuvre d'un jeune architecte de notre école de Rome, M. Ferdinand
Dutert, qui fut témoin des travaux de M. Rosa, qui en suivit jour
par jour les progrès, marchant derrière les ouvriers, recueillant et
copiant les moindres débris d'ornemens, les plus petits fragmens de
sculpture à mesure qu'ils les rencontraient sur leur route. iNon-
seulement son ouvrage peut apprendre à ceux qui ne l'ont pas vu
et rappeler à ceux qui l'ont visité l'état actuel du Forum, mais il a
essayé de nous en faire connaître l'état ancien. Il répare ces temples
en ruines, il relève ces colonnes renversées, il replace ces statues
sur leurs bases et remet sous nos yeux toutes ces magnificences
dont il reste à peine quelques débris. Je sais qu'il entre toujours
beaucoup de conjectures dans les travaux de ce genre, mais la res-
tauration de M. Dutert s'appuie d'ordinaire sur des indications si
précises qu'on peut être convaincu que, dans son ensemble, elle est
certaine. J'y renvoie donc en toute confiance les esprits curieux qui
voudi'aient prendre quelque idée de ce que devait être le Forum
vers les premiers temps de l'empire (1).
(1) Le Forum romain, par M. Ferd. Dutert, architecte, ancien pensionnaire de
l'Académie de France à Rome. Paris, chez A. Lévy. — Le seul reproche que je sois
tenté d'adresser h cet excellent ouvrage, c'est d'avoir quelquefois écorché les noms
propres. Pourquoi M. Dutert n'a-t-il pas fait revoir ses épreuves par un de ses cama-
rades de l'École archéologique de Rome? On ne l'aurait pas laissé, par exemple, appe-
ler Lepidius le triumvir Lépide.
780 REVUE DES DEUX MONDES.
Le Forum a joui de cette bonne fortune rare d'être resté en tout
temps le centre et le cœur de Rome. Dans presque toutes nos capi-
tales modernes, l'activité et la vie se déplacent avec les siècles; à
Paris, elles ont passé successivement de la rive gauche à la rive
droite de la Seine et d'un bout de la ville à l'autre bout. Rome s'est
montrée plus fidèle à ses anciennes traditions. Depuis le jour où,
selon Denys d'Halicarnasse, Romulus et Tatius, établis l'un sur le
Palatin et le Gélius, l'autre sur le Capitole et le Quirinal, décidèrent
de se réunir, pour traiter les affaires communes, dans cette plaine
humide et malsaine qui s'étendait du Capitole au Palatin, elle n'a
jamais cessé d'être le lieu des réunions et des délibérations de la
cité. Dans les premières années, il n'y avait pas d'autre place pu-
blique, et elle servait à tous les usages. Le matin on y vendait
toute sorte de denrées, dans le jour on y rendait la justice, on s'y
promenait le soir. Avec le temps les places se multiplièrent; il y
eut des marchés spéciaux pour les bestiaux, pour les légumes,
pour le poisson [forum boarium, olitoriiim, piscatorinm) \ il y
eut même le marché aux gourmandises [forum cuppedinis), où
ceux qui aimaient les bons morceaux allaient s'approvisionner;
mais le vieux Forum de Romulus conserva toujours sa préémi-
nence sur tous les autres. L'empire lui-même, qui changea tant
de choses, ne le déposséda pas de ce privilège. Il construisit
autour de lui des places plus vastes, plus régulières, plus somp-
tueuses, mais qui ne furent jamais regardées que comme des an-
nexes et des dépendances de ce qu'on s'obstinait à appeler par
excellence « le Forum romain. » Il résista aux premiers désastres
des invasions, et survécut à la prise de Rome par les Wisigoths et
les Vandales. Après chaque bourrasque, on s'occupait à le réparer
tant bien que mal, et les barbares eux-mêmes, comme Théodoric,
prenaient quelquefois la peine de relever les ruines qu'ils avaient
faites. La vieille place et ses édifices existaient encore au commen-
cementdu vii^ siècle, lorsque le sénat eut l'idée malheureuse de con-
sacrer à l'abominable tyran Phocas cette colonne dont Gregorovius
nous dit « que la Némésis de l'histoire l'a conservée comme un
dernier monument de la bassesse des Romains. » A partir de ce
moment, les ruines s'amoncellent. Chaque guerre, chaque invasion
renverse quelque ancien monument qu'on ne prend plus la peine
de réparer. Les temples , les arcs de triomphe , qu'on a flanqués
de tours et couronnés de créneaux, comme des forteresses, attaqués
tous les jours dans la lutte des partis qui divisent Rome, ébranlés
par des assauts furieux, finissent par s'écrouler et couvrent le sol
de près de 10 mètres de décombres. Chaque siècle ajoute h. cet en-
tassement. Lorsqu'en 1536 Charles Quint traversa Rome, au retour
de son expédition de Tunis, le pape voulut faire passer le vengeur
PROMENADES ARCHEOLOGIQUES. 781
de la chrétienté sous les arcs de Constantin, de Titus et de Sévère,
et, pour lui faire un plus beau chemin, il déblaya le Forum des ma-
sures qui le remplissaient. « On y a démoli et abattu, dit Rabelais,
qui en fut témoin, plus de deux cents maisons, et trois ou quatre
églises ras-terre, n Toute l'antiquité se trouvait recouverte et
perdue sous ces débris. A partir de ce moment, le Forum, devenu
le champ aux bestiaux, campo vaccino, prit l'aspect qu'il a con-
servé jusqu'au commencement de ce siècle. Ce ne fut plus qu'une
place poudreuse, entourée d'églises médiocres, autour de laquelle
s'élevaient quelques colonnes qui sortaient à moitié du sol, un en-
droit mélancolique et désert, tout à fait convenable pour y venir
rver à la fragilité des grandeurs humaines et aux vicissitudes des
événemens. C'est ainsi que l'ont représenté Poussin, dans son
petit tableau de la galerie Doria, et Claude Lorrain, dans le paysage
que possède le Louvre.
Il semble que ces colonnes à demi enterrées auraient dû provo-
quer la curiosité des savans. Comment se fait-il qu'aucun d'eux
n'ait entrepris, depuis la renaissance, de fouiller jusqu'à leur base
pour découvrir le sol où elles s'appuyaient? Ce sol était celui du
Forum; on savait à n'en pas douter qu'on le trouverait jonché de
débris historiques, et l'on ne songea pas à entreprendre des tra-
vaux qui pouvaient amener les plus belles découvertes. C'est seu-
lement dans les premières années de ce siècle, pendant l'occupation
française, que les recherches savantes commencèrent; mais elles
furent trop vite interrompues et soulevèrent encore plus de pro-
blèmes qu'elles n'en résolurent. Les renseignemens qu'on en tira
étaient si incomplets que des luttes acharnées s'élevèrent entre les
archéologues. Chacun donnait un nom différent aux édifices qu'on
avait découverts, chacun se faisait un plan particulier du Forum; on
n'en connaissait ni les limites exactes, ni même la position précise :
les uns supposaient qu'il devait s'étendre de l'arc de Sévère à celui
de Titus, c'est-à-dire de l'ouest à l'est, les autres le plaçaient dans
la direction tout à fait opposée, de S. Adrien à S. Théodore, et tous
trouvaient dans les écrivains anciens des textes formels qui ap-
puyaient leur opinion. C'était une confusion inexprimable à laquelle
de nouvelles fouilles pouvaient seules mettre fm. Aujourd'hui toutes
les questions sont résolues ; grâce aux travaux entrepris sous la di-
rection de M. Rosa, l'amas de décombres que huit ou dix siècles
avaient entassé a disparu. Ce n'a pas été sans peine : il a fallu en-
lever plus de 120,000 mètres cubes de terre, mais la topographie
du Forum est fixée.
Revenons en détail sur tous ces travaux et énumérons l'une après
l'autre les découvertes qu'on a faites. Le point de départ était indi-
qué : il était naturel qu'on commençât par achever de fouiller la
782 REVUE DES DEUX MONDES.
basilique julienne, qui avait été découverte par Canina et en partie
déblayée sous l'ancien gouvernement. C'était un des plus beaux
monumens de César. Comme il n'avait pas eu le temps de l'achever,
son neveu s'était chargé de ce soin; mais à peine était-elle finie
qu'elle fut consumée par un incendie et qu'il fallut la recommen-
cer. Auguste en profita pour la refaire plus vaste et plus belle. Il
en reste aujourd'hui le pavé de marbre qui s'étend sur une surface
de A, 500 mètres et qui est élevé de plusieurs marches au-dessus
des rues environnantes. Ce qui frappe d'abord tout le monde quand
on se promène sur ce pavé, c'est qu'il est partout rayé d'une mul-
titude de cercles; ces cercles, traversés quelquefois par des rayons
qui forment des compartiraens séparés, devaient être des espèces
de damiers qui servaient aux jeunes Romains pour leurs jeux. C'est
là, sur ces marches, qu'ils passaient leurs heures de loisir, se li-
vrant à leurs distractions favorites avec l'ardeur des Italiens d'au-
jourd'hui, « tout joyeux, dit une inscription, s'ils gagnaient, pleu-
rant quand il leur arrivait de perdre. » Le dallage de marbre a
conservé aussi la trace des piliers qui portaient les voûtes de la ba-
silique, ce qui permet d'en refaire le plan avec certitude. Elle se
composait d'un double rang de portiques qui enveloppaient de tous
les côtés une grande salle. Les portiques étaient alors des lieux de
promenade et de plaisir très fréquentés des deux sexes. Ovide re-
commande beaucoup au jeune homme « qui veut faire ses premières
armes » de s'y rendre à la chaleur du jour; la foule y est si nom-
breuse et si mêlée qu'il lui sera facile de trouver ce qu'il cherche.
Ceux de la basilique julienne étaient comptés parmi les plus spacieux
et les plus beaux qu'il y eût à Rome. La salle qu'ils entouraient
servait à rendre la justice. Elle était assez grande pour contenir un
tribunal de 180 juges, des sièges pour les avocats ou les amis des
parties et un grand espace pour les curieux. C'est là qu'ont été
plaides les procès civils les plus importans de l'empire, c'est là que
Quintilien, que Pline le Jeune et les autres avocats célèbres de ce
temps ont obtenu leurs plus beaux succès. Au-dessus du premier
étage de portiques, il y en avait un second, auquel conduisait un
escalier dont les traces sont visibles encore. De cet étage élevé, on
dominait la place. C'est de là que Caligula jetait de l'argent au
peuple pour se donner le plaisir de voir les gens s'étouffer en le
ramassant. On y pouvait voir aussi ce qui se passait dans l'intérieur
de la basilique et suivre les plaidoiries des avocats. Pline raconte
que, dans une affaire grave où il plaidait pour une fille déshéritée
par son père qui à quatre-vingts ans s'était épris d'une intrigante,
la foule était si grande que non-seulement elle remplissait la salle,
mais que les galeries supérieures étaient pleines d'hommes et de
femmes qui étaient venus pour l'entendre.
PROMENADES ARCHÉOLOGIQUES. 783
Il importait beaucoup de connaître exactement la situation de la
basilique julienne, car en la connaissant nous apprenons d'une ma-
nière certaine le nom des monumens qui l'entourent. L'empereur
Auguste dit, dans l'inscription d'Ancyre : « J'ai achevé la basilique
qui avait été commencée par mon père, et qui est située entre le
temple de Castor et celui de Saturne. » Nous voilà donc bien ren-
seignés, et aucun doute n'est possible sur l'identité des deux édi-
fices entre lesquels se trouve la basilique construite par César. Le
temple de Saturne est le plus voisin du Capitole, celui dont il reste
encore huit colonnes. L'exécution de ces colonnes est assez gros-
sière; elles ont du être réparées dans les derniers temps de l'em-
pire, entre deux invasions, et ce travail fut fait avec tant de hâte et
de négligence que les morceaux des fûts ont été quelquefois repla-
cés la tête en bas. L'autre temple, qui avoisine le Palatin, est celui
de Castor, que Cicéron appelle « le plus illustre des monumens, le
témoin de toute la vie politique des Romains. » Il en reste trois co-
lonnes qui ont fait de tout temps l'étude et l'admiration des artistes.
Elles frappent davantage aujourd'hui que les fouilles permettent de
les regarder déplus bas, et, depuis qu'on peut les voir du sol même
de la place, elles semblent encore plus élégantes et plus hardies.
Ces premiers travaux achevés, on se trouvait connaître et possé-
der tout un côté du Forum, celui qui s'étend au midi, depuis la
rampe du Capitole jusqu'aux premières arêtes du Palatin. Il ne res-
tait donc plus qu'à pousser les ouvriers en avant vers le côté du
nord, et l'on était sûr de découvrir le reste. On rencontra d'abord
devant soi une rue pavée qui longe les monumens dont il vient d'être
question et monte au Capitole. De l'autre côté de la rue commençait
une sorte de place, couverte de vastes dalles de travertin, et qui
avait à peu près 120 mètres de long. Cette place intérieure formait
comme le centre du Forum. Elle est encombrée, surtout le long de
la rue, de larges blocs de pierres qui devaient supporter les colonnes
et les statues dont nous savons que le Forum était rempli. Vers le
milieu, un peu au-dessous de la colonne de Phocas, un amas de
pierres plus considérable semble appartenir aux assises sur les-
quelles on avait élevé le fameux colosse de Domitien : dans tous les
cas, c'est bien là qu'il devait être. Stace, le poète courtisan, a
chanté l'érection de cette statue dans des vers où, bravant toute
pudeur et toute vraisemblance, il félicite surtout Domitien de sa
douceur, le met bien au-dessus de César et suppose que les vieux
héros républicains viennent lui faire des complimens. Heureuse-
ment, au milieu de ces platitudes qui nous répugnent, il a trouvé
moyen de nous rendre un service signalé. En faisant l'énumération
des édifices dont la statue de son héros est entourée, en nous disant
leur nom et la place qu'ils occupent, il nous donne des indications
784 REVUE DES DEUX MONDES.
précieuses sur toutes ces ruines. « Derrière lui, nous dit-il, s'élève
le temple de la Concorde; il a d'un côté la basilique de Jules, de
l'autre celle d'Emile. En face, il regarde le monument de celui qui
a le premier ouvert le chemin du ciel à nos princes, » c'est-à-dire le
temple élevé à Jules César après son apothéose. C'était ce temple
qu'il importait surtout de retrouver. Comme Stace indique claire-
ment la direciion où il fallait le chercher, on ne tarda pas à le dé-
couvrir à l'est du Forum, au milieu de l'espace qui s'étend depuis
le temple de Castor jusqu'à celui d'Antonin et Faustine. Il n'en reste
plus que d'informes substructions, mais une circonstance particu-
lière dissipa tous les doutes et permit d'affirmer que c'était bien le
monument qu'on cherchait. On s'aperçut que les marches de l'esca-
lier ne s'étendent pas, comme c'est l'usage, tout le long de la façade;
le milieu est occupé par un mur de péperin, revêtu de plaques de
marbre, qui se dresse entre deux escaliers étroits (1). Ce mur sou-
tenait une plate-forme d'où les orateurs pouvaient parler au public.
Or nous savons que César imagina de construire une nouvelle tri-
bune aux harangues en face de l'ancienne, qu'Auguste l'orna d'épe-
rons de navires pris à la bataille d'Actium, et qu'elle était placée
au-devant du temple qu'il avait bâti en l'honneur de son oncle, sur
le lieu même où le corps du grand dictateur avait été brûlé. La tri-
bune retrouvée, nous sommes sûrs que le monument auquel elle
est adossée ne peut être que le temple de César.
La découverte du temple de César achève de limiter parfaitement
pour nous le Forum. Nous en connaissons trois côtés; seul celui du
nord n'a pu être déblayé ; il est recouvert par un quartier de la
nouvelle Rome, et pour le rendre au jour, il faudrait démolir toutes
les maisons depuis Sàn-Lorenzo-in-Miranda jusqu'à San-Martino.
Heureusement nous savons à peu près ce qui devait s'y trouver :
les textes des auteurs anciens nous l'apprennent assez clairement,
et une découverte fort curieuse nous le met presque sous les yeux.
Dans les fouilles qu'on a faites près de la colonne de Phocas, on a
trouvé deux bas-reliefs, probablement de la fin du r" siècle, qui
étaient engagés dans des constructions du moyen âge. Le sujet
qu'ils représentent a donné lieu à beaucoup de contestations, mais
tout le monde admet que le lieu de la scène est le Forum, et que
l'artiste a voulu en reproduire les principaux monumens. Sur l'un
des deux, on reconnaît aisément les temples de Castor et de Saturne
ainsi que la basilique julienne, c'est-à-dire les édifices du côté du
midi. Comme l'autre devait être placé en face, il est sûr qu'il con-
tenait ceux qui bordent le Forum du côté opposé, le seul qui n'ait
(1) Il en est de mêaae à Pompéi. L'escalier du temple do Jupiter, placé au fond du
Forum, est tout à fait disposé comme celui du temple de César.
PROMENADES ARCHÉOLOGIQUES. 785
pas encore été découvert. Nous avons donc dès aujourd'hui les élé-
mens nécessaires pour connaître le Forum tout entier.
Il est vrai que ce n'est pas le Forum véritable que les fouilles
nous ont rendu : nous n'en avons plus que d'informes débris. Il ne
reste de la plupart des édifices que quelques décombres. Ces dé-
combres assurément raniment de grands souvenirs. Ce n'est pas
sans émotion qu'on se promène sur le pavé de la voie Sacrée où
tant de triomphes ont passé, qu'on foule les larges dalles où tant
de grands personnages ont posé le pied; mais ces dalles sont par-
tout fendues ou brisées, le pavé des rues s'est soulevé sous le poids
qu'il a porté durant tant de siècles : tout est en ruines. Ajoutons
que pour réunir les deux quartiers de la ville moderne, il a fallu
laisser subsister au milieu des fouilles une disgracieuse chaussée
qu'on appelle le pont de la Consolation; elle partage le Forum en
deux et rie permet nulle part de l'embrasser dans son ensemble.
Pour le voir tel qu'il devait être, il faut d'abord nous débarrasser
par la pensée de cet obstacle incommode; il faut surtout, ce qui est
bien plus difficile encore, réparer et relever toutes ces ruines. —
C'est ici que la restauration de M. Dutert nous devient utile; elle
aide notre imagination à revenir à près de deux siècles en arrière et
la remet sans trop d'efforts en présence de ce lointain passé.
Supposons donc que nous avons sous les yeux non pas des ruines
amoncelées, mais le Forum entier, intact, tel qu'il était à l'époque où
commence la décadence de l'empire, après les Antonins. Plaçons-nous,
pour le bien voir, dans un lieu commode et central, d'où il soit pos-
sible de l'embrasser tout entier, par exemple sur cette tribune aux
harangues de César dont je viens de parler, et regardons le spec-
tacle qui se développe devant nous. Je ne serais pas surpris que le
premier coup d'oeil ne remplît pas notre attente : nous sommes
accoutumés à mettre parmi les qualités principales d'une place
publique sa régularité et son étendue; or le Forum est petit et
irrégulier. Il se composait même, à l'origine, de plans différéns
et inégaux : au-dessus d'une plaine marécageuse s'élevait le Co-
milium, qui avait lui-même au-dessus de lui le Vidcanaî, d'où
l'on montait par une rampe raide jusqu'au Capitole. Dans la suite,
la construction de grands édifices parvint à dissimuler en partie ces
différences de niveau; mais ces édifices, bâtis au hasard, à des épo-
ques très diverses, ne se correspondent pas toujours entre eux. Ce
sont les siècles, on peut le dire, qui ont fait le Forum ; il n'y a pas
eu d'architecte qui en ait tracé le plan d'avance, qui ait réglé les
proportions de la place et distribué les monumens autour d'elle;
aussi sont-ils entassés sans ordre et pressés les uns contre les au-
tres. Chacun des grands personnages qui ont gouverné la répu-
TOME XX. — 1877. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
blique ayant tenu à laisser un souvenir de lui sur le lieu le plus
célèbre et le plus fréquenté de Rome, c'est un amas de temples, de
basiliques, d'arcs de triomphe, parmi lesquels il est difficile de se
reconnaître. On en construisait sans cesse de nouveaux, et quand
on réparait les anciens on trouvait toujours moyen de les agrandir :
c'est ainsi que par ces envahissemens successifs le Forum est de-
venu de plus en plus étroit. La partie même qui s'étendait entre ces
édifices, et qu'on aurait dû laisser libre pour l'usage du public, était
encombrée de trophées, d'édicules, de colonnes, de statues surtout,
qui formaient, selon l'expression de Chateaubriand, tout un peuple
mort au milieu d'un peuple vivant. La vanité les avait tellement
multipliées que le sénat fut quelquefois obligé d'en faire ôter une
partie. Parmi ces colonnes, il y en avait qui tenaient une place
considérable : elles étaient entourées d'un balcon qui dominait tout
le Forum ; les jours où un candidat heureux et reconnaissant don-
nait au peuple quelque spectacle, les descendans de ceux en l'hon-
neur desquels la colonne avait été construite avaient le droit de venir
se placer avec leur famille à cette sorte de tribune , pour regarder
de là les gladiateurs ou les athlètes. Il ne me paraît donc pas douteux
qu'au premier aspect le Forum ne soit exposé à déplaire, que cet
entassement de richesses ne fatigue l'esprit, et qu'on ne regrette
de n'y pas trouver un peu plus d'ordre, de simplicité, de symétrie.
Je crois pourtant que, si nous oublions un moment nos exigences
et nos habitudes, notre œil finira par se faire à ce spectacle un peu
confus, et que nous pourrons même arriver à y trouver un certain
pittoresque qui ne se rencontre pas dans la régularité solennelle et
froide de nos grandes places. Il nous deviendra alors assez facile de
nous rendre compte du plan général du Forum, qui semblait d'a-
bord n'avoir aucun plan. Il s'étendait de l'ouest à l'est et ne formait
pas tout à fait, comme on l'a dit, un carré long, mais plutôt une
sorte de trapèze, car il était plus large du côté du Gapitole qu'à
l'extrémité opposée. Au milieu des rues qui le bordaient de tous les
côtés, on avait ménagé un espace pavé de larges dalles, et qui for-
mait, ainsi que je l'ai dit, une place intérieure, réservée aux pro-
meneurs et aux oisifs. A l'extrémité de cette place, vers le Gapitole,
se trouvait la tribune aux harangues de la république, celle d'où
parlèrent les Gracques et Gicéron. On en voit encore les substruc-
tions près de l'arc de Sévère. La tribune de Gésar était juste en
face. Ainsi donc, quand on y est placé comme nous l'avons supposé
tout à l'heure, on a devant soi les rostres de la république; derrière
les rostres, le temple de la Goncorde, bâti par Gamille, et au fond
le Tahularhim, où se gardaient les archives de l'état. A droite, la
voie Sacrée, qui entrait dans le Forum près du temple d'Antonin et
de Faustine, en parcourait le côté du nord, celui qui n'a pu être
PROMENADES ARCHÉOLOGIQUES. 787
encore découvert; elle longeait la basilique de Paul-Émile, située
en face de celle de César, et qui soutenait la comparaison avec elle,
puis le palais de la Curie, où s'assemblait le sénat. Après avoir
passé sous l'arc de Sévère, elle tournait à gauche et, près du
temple de Saturne, s'engageait dans la montée du Capitole; delà
elle arrivait par une rampe rapide au fameux temple de Jupiter Ga-
pitolin, dont on vient de retrouver les fondations sous le palais Caf-
farelli.
IV.
Les problèmes topographiques ne sont pas les seuls que soulève
l'étude du Forum. Quand on sait où placer les édifices qu'il devait
contenir et quel nom donner aux débris de monumens qui restent,
tout n'est pas fini : d'autres questions se posent qui ne sont guère
plus faciles à résoudre. On se demande surtout, en lui voyant si
peu de profondeur et d'étendue, comment il pouvait suffire à tous
les usages auxquels il servait. On voit bien, à ce que nous disent
les auteurs anciens, que c'était le lieu le plus fréquenté de Rome.
Les oisifs, qui sont toujours si nombreux dans les grandes villes, s'y
donnaient rendez-vous : Horace raconte qu'il avait coutume de s'y
promener tous les soirs. La curiosité y trouvait amplement de quoi
se satisfaire; sans parler des charlatans de toute sorte qui n'y man-
quaient pas, on y faisait quelquefois de véritables expositions de
peinture; les chefs-d'œuvre de la Grèce, après sa défaite, y étaient
souvent exposés sous les portiques ou dans les temples, et les ama-
teurs se pressaient pour les y aller voir. Les généraux victorieux
imaginèrent quelquefois, pour relever l'effet de leurs victoires, de
faire peindre par des artistes habiles les batailles auxquelles ils
avaient assisté et de les exhiber sur le Forum. L'un d'eux, le pré-
teur Mancinus, poussa même la complaisance jusqu'à se tenir à côté
du tableau qui représentait ses hauts faits pour donner des expli-
cations à ceux qui en auraient besoin. Cette politesse charma le
peuple, qui le nomma consul l'année suivante. Au pied de la tribune
se réunissaient les nouvellistes et les politiques; ils formaient des
groupes animés qui discutaient avec passion, ils répandaient des
bruits effrayans, ils faisaient des projets de lois et des plans de
campagne, ils n'épargnaient ni les hommes d'état qui n'avaient pas
le bonheur d'être populaires, ni les généraux quand ils ne rempor-
taient pas la victoire du premier coup. Un peu plus bas, au-des-
sous de la Curie et près de la basilique émilienne, se tenait la bourse.
Les banquiers avaient leurs boutiques autour de certains passages
voûtés qu'on appelait des Janus; on les voyait derrière leurs tables
occupés à inscrire sur leurs livres de compte l'argent qu'on venait
788 REVUE DES DEUX MONDES.
leur confier, ou celui qu'ils consentaient à prêter sur de bonnes ga-
ranties et à d'énormes intérêts. Là se rencontraient les intendans
des grandes maisons, les chevaliers engagés dans les fermes pu-
bliques, les négocians, les usuriers, les emprunteurs; on y traitait
des affaires importantes, on y devenait riche assez vite, mais on y
redevenait pauvre plus vite encore : que de fortunes qu'on croyait
solides sont venues, suivant l'expression d'Horace, faire naufrage
entre les deux Janus !
Le Forum servait encore à donner quelquefois des spectacles po-
pulaires, surtout des combats de gladiateurs. Je n'ai pas besoin de
dire qu'il était fort encombré ces jours-là. « De tous les jeux, dit
Cicéron, c'est celui que la multitude préfère et où elle se porte avec
le plus d'ardeur. » On s'entassait pour voir non-seulement dans le
voisinage de l'arène, mais sur les degrés des temples ou les ter-
rasses des basiliques, et le long des rues qui montaient au Capitole
et au Quirinal. La fête durait souvent plusieurs jours, et elle se ter-
minait d'ordinaire par quelque grand repas où l'on régalait tous les
assistans. Les tables étaient dressées sur la place, et qui voulait
venait s'y asseoir. Pour qu'on pût regarder et manger à son aise,
malgré les ardeurs du soleil. César eut l'idée de faire couvrir le Fo-
rum entier avec de vastes voiles qui abritaient tout le monde pen-
dant les trois ou quatre jours que se prolongeait la fête ; Dion nous
dit que c'étaient des voiles de soie. Cette magnificence devint aus-
sitôt un usage, et même il arriva sous Auguste que, la saison ayant
été très chaude, les voiles restèrent tendues tout l'été. Un spectacle
plus ordinaire encore que les combats de gladiateurs était celui
qu'offraient aux curieux les funérailles des grands personnages. Le
cortège traversait toujours le Forum : on y voyait passer ces joueurs
de flûte, de trompette ou de clairon, qui assourdissaient toute l'as-
sistance, ces pleureuses qui se déchiraient la figure et s'arrachaient
les cheveux, cette foule d'amis, de cliens, de serviteurs attachés
à toutes les grandes maisons, enfin ces chars ou ces litières qui por-
taient les statues des aïeux; le nombre en devait être très considé-
rable quand la famille était ancienne : il y en eut plus de six cents
aux funérailles de Marcellus. Ce qu'il est assez difficile de com-
prendre, ce qui devait rendre l'encombrement incroyable, c'est que
ces funérailles ne se détournaient pas du Forum, môme quand il
était déjà occupé par d'autres assemblées. On le sait par une anec-
dote célèbre que raconte Cicéron et que beaucoup d'autres ont rap-
portée après lui. L'orateur Crassus défendait un jour un de ses
amis contre M. Brutus, un fort méchant homme, qui portait mal un
grand nom et qui, après avoir dévoré sa fortune, gagnait sa vie à
faire le métier d'accusateur. L'affaire était vive, car Brutus ne man-
quait pas d'habileté, et l'ardeur de ses haines le rendait parfois
PrxO.MENADES ARCHÉOLOGIQDES. 7S9
éloquent. Il avait précisément parlé ce jour-là avec beaucoup d'es-
prit et accablé son adversaire des railleries les plus mordantes.
Tout à coup, pendant que Grassus répondait, le Forum fut traversé
par un cortège funèbre; c'était une femme du sang des Brutus
qu'on portait au bûcher, entourée de toutes les images de ses aïeux.
Grassus, prompt à saisir l'occasion et se tournant vers son rival :
(t Que fais-tu là tranquillement assis? lui dit-il; que veux-tu que
cette vieille femme aille annoncer sur toi à ton père, à tous ces
grands hommes dont tu vois les images, à ce L. Brutus qui délivra
le peuple du joug des rois? de quel travail, de quelle gloire, de
quelle vertu te dira-t-elle occupé (1)? » Et il continua à reproche
toute sa vie à l'indigne descendant d'une si grande famille. C'est
ainsi qu'un des spectacles qu'offrait le Forum à ceux qui le fréquen-
taient fournit à l'un des grands orateurs de Rome l'occasion d'un
de ses plus beaux mouvemens oratoires.
Mais ce qui appelait surtout la foule au Forum, c'étaient les as-
semblées politiques. Celles qui s'y réunissaient étaient de trois
sortes : 1° les comices législatifs [consilia plebis^ comitia îribiita),
où l'on votait des lois; 2° les réunions ordinaires {concîones), où l'on
n'avait rien à voter, et que convoquait un magistrat qui avait à faire
quelque communication au peuple; 3° les procès politiques, qui se
plaidaient en présence de tout le monde, devant des jurés tirés au
sort et présidés par un préteur. De ces trois sortes de réunions, la
première, c'est-à-dire les comices législatifs, était la plus impor-
tante; c'était aussi la plus rare. Quelque manie qu'aient les peuples
libres de changer sans cesse leur législation, on ne peut pas avoir
tous les jours des lois à faire ou à défaire (2). J'ajoute que ce n'é-
tait peut-être pas celle où l'on se rendait avec le plus d'empresse-
ment. Ces grands discours sérieux, où l'on développe des idées gé-
nérales, où l'on discute les intérêts de l'état, sont moins à leur
place dans les assemblées populaires que dans les réunions res-
treintes, qui ne renferment que des gens éclairés. La multitude y
prend d'ordinaire assez peu de plaisir : ils sont trop calmes et trop
froids pour elle. Il fallait à Rome, pour la passionner, qu'une ques-
(1) J'emprunte, pour ce passage de Cicéron, la traduction de M. Villemain. Il a mis
en scène cette anecdote, dans son Tableau de la littérature au dix-huitième siècle,
avec un peu de fantaisie peut-être, mais d'une manière fort intéressante. Sa narra-
tion, qui produisit un grand effet, commence par ces mots : « Voyez d'ici le Forum tel
qu'il n'est plus, cette place immense, arène journalière du peuple-roi, etc. » Il y a là
un peu plus d'imagination que de vérité, et l'on vient de voir combien le Forum est loin
d'être « une place immense. » Ce que décrit M. Villemain, ce n'est pas « le Forum tel
qu'il n'est plus, » c'est le Forum tel qu'il n'a jamais été.
[2) De tous les discours que nous avons conservés de Cicéron, il n'y en a que trois,
la Manilienne et deux des discours sur la loi agraire, qui aient été prononcés devant
le peuple, pour lui conseiller ou le détourner de voter une loi.
790 REVUE DES DEUX MONDES,
tion personnelle se mêlât aux débats : de là l'importance qu'on y
donnait aux procès politiques; ils y étaient aussi fréquens qu'à
Athènes, et les hommes d'état passaient leur vie à accuser et à se
défendre. Les partis n'avaient pas d'autre moyen de s'attaquer que
de traduire réciproquement leurs chefs en justice. C'étaient des
spectacles très dramatiques que ceux où l'on voyait un grand per-
sonnage entouré de sa famille en larmes, de ses cliens et de ses
amis, venir sur le Forum défendre son honneur et sa fortune; aussi
la foule était-elle fort empressée à y assister. Elle n'était pas moins
nombreuse à ces assemblées que convoquaient les magistrats pour
s'entretenir avec le peuple. La démocratie est partout fort exigeante
et très soupçonneuse; à Rome comme ailleurs, elle voulait que ceux
qu'elle avait nommés aux charges publiques lui rendissent compte
de leur conduite. C'était un devoir auquel on ne manquait pas quand
on voulait conserver sa confiance. Caton, qui fut un des types les
plus accomplis du magistrat populaire, se tenait toujours en rela-
tion avec ses commettans. Il les réunissait sans cesse pour leur ra-
conter en détail ce qu'il avait fait, leur disait sur tout son opinion
avec cette verve bouffonne qui plaît tant à la multitude, les entrete-
nait des autres et de lui-même, sans ménagement pour ses adver-
saires, qu'il appelait volontiers des débauchés et des fripons, tandis
qu'il ne tarissait pas d'éloges sur sa sobriété et son désintéresse-
ment. Le peuple prenait grand plaisir à ces communications, qui
lui faisaient sentir sa souveraineté. Dans les momens d'émotion pu-
blique, quand on savait qu'un tribun devait parler contre le sénat
ou traiter quelque question brûlante, les artisans abandonnaient
leurs travaux, les boutiques se fermaient, et de tous les quartiers
populaires on descendait en foule au Forum. Ces jours-là, le Forum,
encombré de monde, devait paraître bien étroit. Il l'était encore
plus quand on y" réunissait ces comices législatifs dont je viens de
parler. Il fallait prendre alors certaines précautions pour le vote,
partager la place en trente-cinq compartimens séparés pour y par-
quer les tribus, construire ces passages resserrés qu'on appelait
des ponts, où les citoyens ne pouvaient passer que l'un après l'autre
pour venir déposer dans les corbeilles leur billet de vote. Quand on
jette les yeux sur le Forum tel qu'il existe aujourd'hui et qu'on voit
le peu d'étendue qu'il occupe, il est vraiment bien difficile de com-
prendre qu'il ait jamais pu suffire à toutes ces complications et con-
tenir le peuple romain rassemblé.
Il est vrai qu'on nous dit que cette place que nous avons sous les
yeux n'était pas tout à fait le Forum de la république , mais celui
de l'empire. On suppose que c'est sous l'empire seulement qu'il a
été ainsi rétréci, et l'on ajoute qu'il pouvait l'être alors sans aucun
inconvénient, le peuple n'ayant plus de lois à y voter; mais cette
PROMENADES ARCHEOLOGIQUE?. 791
supposition n'est pas exacte. Il y a eu sans doute un temps, vers
les premiers siècles de la république, où le Forum était plus vide
qu'aujourd'hui. A l'exception de quelques temples, qui sont aussi
anciens que la ville , il ne contenait alors que de misérables bouti-
ques, les écoles publiques où se rendait Virginie quand elle fut
aperçue par Appius, l'étal de boucher où Yirginius prit le couteau
qu'il enfonça dans le sein de sa fille. Mais à partir du moment où
Caton éleva la première basilique, on se mit à y bâtir des monu-
mens de toute sorte. Presque tous ceux que nous y voyons encore
ont été construits sous la république: l'empire n'a fait que les ré-
parer. Ils n'ont donc pas empêché les assemblées populaires de s'y
tenir. La place était à peu près ce qu'elle est aujourd'hui vers l'é-
poque de César, quand Glodius et Milon s'y livraient de véritables
batailles, quand Cicéron y foudroyait Catilina ou Antoine. Une rai-
son d'ailleurs empêche qu'elle ait jamais pu être aussi vaste que
notre imagination aime à se la représenter, c'est qu'il fallait qu'il
fût possible aux orateurs de s'y faire entendre. Quelque force de
poumons qu'on suppose à un Cicéron ou à un Démosthène, il
est impossible de se les figurer prononçant leurs discours sur la
place de la Concorde.
Les républiques anciennes se trouvaient dans un grand embarras
quand elles avaient à construire leurs places publiques; il fallait
les faire à la fois assez vastes pour contenir tout un peuple, et assez
étroites pour que la voix de l'orateur ne s'y perdît pas. Puisque le
Forum de Rome a été pendant plusieurs siècles le lieu ordinaire des
assemblées politiques, il faut bien croire qu'il répondait à ces deux
conditions. C'est un fait, et l'on doit l'accepter, même quand ou ne
peut pas très bien le comprendre. — 11 nous faut donc admettre d'a-
bord que les orateurs y pouvaient être entendus, alors même qu'ils
n'étaient pas très bien écoutés, que leur voix parvenait à dominer
ces assemblées bruyantes que l'on comparait aux flots de la mer
irritée, où l'on se disait des injures, où l'on se crachait au visage, où
l'on se jetait des pierros et des bancs à la tête. Peut-être la situa-
tion du Forum nous aide-t-elle à comprendre ce qui nous paraît
d'abord un véritable prodige. Il est placé dans une sorte de bas-
fond auquel on arrive par des rampes rapides. Vers le Capitole,
c'est un vrai précipice; la pente est plus douce à l'extrémité oppo-
sée, vers l'arc de Titus, mais elle est encore assez prononcée; de
tous les côtés, comme on disait, « on descendait» au Forum. Quand
on songe que cette disposition des lieux , que le peu d'étendue de
la place, que ces collines qui l'entourent, ces édifices qui l'enfer-
ment, sont très favorables à la voix, il devient un peu moins éton-
nant que les orateurs s'y soient fait entendre et qu'ils aient pu pro-
duire ces grands effets qu'on nous rapporte. — II nous faut admettre
792 REVUE DES DEUX MONDES.
aussi, malgré la surprise que nous éprouvons, que ce Forum, qui
nous paraît si étroit, a pu contenir tous ceux qui voulaient assister
à quelque procès important, ou qui venaient apporter leurs suffrages
un jour de vote. Peut-être, après tout, le nombre de ces votans
était-il moins considérable que nous ne sommes tentés de le croire;
peut-être la place n'était-elle suffisante que parce qu'une partie de
ceux qui avaient le droit d'y venir restaient chez eux. Vers la un de
la république, à mesure que les assemblées populaires devenaient
plus orageuses, les gens sages et modérés, qui dans tous les pays
sont les plus timides, prirent l'habitude de s'en éloigner. Quand on
vit qu'elles se terminaient d'ordinaire par des rixes sanglantes, ceux
qui craignaient le bruit cessèrent d'y paraître. Cicéron se plaint
avec amertume de cette désertion des comices, et parle de cer-
taines lois qui ont été votées par quelques citoyens à peine et qui
même n'avaient pas le droit de voter. C'est ce qui explique que tant
de Romains aient si aisément accepté l'empire ; il leur était assez
indifférent d'être privés des droits politiques auxquels ils avaient
eux-mêmes renoncé.
Le Forum finit pourtant, sous l'empire, par paraître trop petit;
les assemblées populaires n'existaient plus alors, mais les prome-
neurs, les oisifs, les curieux, devenaient de plus en plus nombreux,
et les étrangers arrivaient de tous les coins du monde. On prit le
parti, non pas d'agrandir l'ancien Forum, ce qui n'aurait pu se faire
qu'en détruisant des monumens historiques, mais d'en bâtir d'au-
tres autour de lui. César commença, les autres princes l'imitèrent,
et comme chacun d'eux tenait à effacer ses prédécesseurs, les dé-
penses devinrent à chaque fois plus considérables et les construc-
tions plus belles. C'est ainsi qu'on parvint à créer, au cœur de la
cité souveraine, le plus bel ensemble de monumens et de places
publiques dont une ville se soit jamais honorée. L'étranger qui en-
trait à Rome par la voie Flaminienne, et qui, après avoir traversé le
Forum de Trajan, celui de Nerva, de Vespasien, d'Auguste et de
César, arrivait enfin dans l'ancien Forum romain, où la beauté des
édifices était relevée par la grandeur des souvenirs, devait être
étrangement surpris de ce spectacle. Quelque grande idée qu'il se
fût faite dans son pays des merveilles de Rome, il lui fallait recon-
naître que ses rêves restaient fort au-dessous de la réalité ; il sen-
tait bien qu'il se trouvait dans la capitale du monde, et il revenait
chez lui plein d'une admiration qui ne s'effaçait pas pour cette ville
sur laquelle tout l'univers avait les yeux et qu'on n'appelait plus,
depuis le second siècle, que « la ville sacrée! »
Gaston Boissier.
LES MÉMOIRES
HUMANISTE AMÉRICAIN
GEORGE TICKNOR.
Life, Letters and Journals of George Ticknor, 2 vol. London 1876.
I. — LA JEUNESSE DE TICKNOR.
Les études littéraires possèdent, dit-on sans cesse, le précieux pri-
vilège de former le goût, d' affiner l'esprit, de redresser le jugement.
Celui qui s'est imprégné de l'antiquité classique au point de mériter
le beau titre d'humaniste doit être par conséquent un appréciateur
éclairé des hommes et des événemens, à la condition qu'il ne su-
bisse pas l'influence des préjugés nationaux, des amitiés ou des
haines particulières. Peut-être est-il rare pour ce motif de rencon-
trer un critique parfait en notre société européenne, tant il y fau-
drait de savoir et d'impartialité. Un Américain, arrivant du Nou-
veau-Monde avec une préparation suffisante, serait mieux en état
de nous juger, pourvu qu'il en eût le loisir et les occasions. Pour
beaucoup de gens superficiels, l'Amérique n'est qu'un pays de po-
litiques sans foi, de négocians sans scrupules, de pionniers sans
éducation. Là plus qu'ailleurs ceux qui font le plus de bruit et dont
on parle le plus sont aussi ceux qui le méritent le moins. Cependant
en dehors de la foule qui marche à la fortune par la voie la plus
courte, on rencontre aux États-Unis des savans, des lettrés, peu
d'artistes il est vrai, parce que la culture des arts ne se développe
794 REVUE DES DEUX MONDES.
que par l'exemple et la tradition; mais personne n'ignore que l'in-
struction primaire y est à peu près universelle, que l'enseignement
des lettres et des sciences s'y donne dans des universités bien do-
tées, qu'il s'y est trouvé déjà des poètes et des historiens dont la
renommée a franchi l'Atlantique. Boston, la patrie de Franklin, est
entre toutes la ville de l'intelligence. C'est là qu'a vécu Ticknor,
dont les mémoires posthumes nous apportent de curieuses révéla-
tions sur la société européenne à trois époques différentes. Il est
venu en Europe en 1815, en 1835, en 1856, c'est-à-dire, en ce qui
concerne la France, sous trois règnes différens. Il a séjourné huit
ans dans l'ancien monde, allant de Dresde à Madrid, de Londres à
Rome, en passant par Paris bien entendu, quoique par instinct il se
défie un peu de notre pays. La littérature lui a donné accès auprès
des écrivains connus, ses qualités personnelles lui ont ouvert les
portes des salons politiques; le soir il n'a jamais manqué d'inscrire
sur son journal de voyage les impressions de la journée avec une
finesse, avec une sagacité que le lecteur ne peut méconnaître même
lorsqu'il est impossible de partager tout à fait son opinion. Enfin,
et ce n'est pas le moindre de ses mérites, il est animé d'une bien-
veillance uniforme pour quiconque ne blesse pas ses convictions
politiques ou religieuses. En religion, il est protestant rigoriste,
comme un vrai descendant des puritains du xvi^ siècle, qui préfé-
rèrent s'expatrier plutôt que de sacrifier leurs croyances. En poli-
tique, il est fédéraliste comme Washington, avec un dédain complet
pour la populace, avec un respect profond pour la souveraineté du
peuple, avec une confiance absolue dans l'avenir de la liberté.
Certes il dut produire un effet singulier dans le monde presque
exclusivement monarchique, souvent même absolutiste, qu'il fré-
quentait dans les capitales européennes. On s'imagine volontiers
qu'il dut y avoir le succès de curiosité qu'avait obtenu son compa-
triote Franklin un demi-siècle auparavant. Il s'agit ici non point de
ce qu'on a pensé de lui, mais de ce qu'il a pensé des autres. Il
faut sans doute faire un choix dans les récits qu'il a laissés. Ce-
pendant c'est beaucoup de n'être forcé par les convenances que
d'effacer un mot çà et là.
I.
George Ticknor naquit à Boston le 1" avril 1791. Son père, qui
possédait une bonne instruction pour l'époque, avait d'abord été
maître d'école. Soit fatigue, soit désir d'arriver plus vite à l'aisance,
il devint ensuite épicier et acquit dans le commerce une fortune
indépendante. Sa mère, veuve en premières noces d'un M. Curtis
dont elle avait eu plusieurs enfans, s'était faite elle-même institu-
UN HUMANISTE AMERICAIN. 795
trice à une époque où elle était presque sans ressources. Le jeune
George pouvait donc recevoir à la maison paternelle les élémens
d'une bonne éducation. A quatorze ans, on le mit au collège de Dart-
mouth. Il n'y apprit que peu de chose, dit-il. Un peu plus tard, un
ami de son père, qui lui faisait lire les classiques latins et grecs,
l'admettait après la leçon, malgré son jeune âge, dans un cercle
choisi d'hommes de lettres et de savans. Cette introduction préma-
turée dans le monde contribua sans doute à lui donner les façons
polies qui le firent bien accueillir plus tard en Europe. Un réfugié
français lui avait assez mal enseigné le français et l'espagnol. Ces
études incomplètes lui laissèrent par bonheur un goût prononcé
pour les langues anciennes. L'âge était venu de choisir une profes-
sion :il entra chez un homme de loi; mais le droit ne lui plaisait
guère. Son stage terminé, il fut cependant admis au barreau. Après
une année d'essai, son père comprit que la vocation l'appelait ail-
leurs. Il fut donc convenu qu'il se préparerait à l'enseignement,
que dans ce dessein, après deux ou trois ans de préparation, il irait
en Europe achever ses études à une université allemande.
Le jeune Ticknor ne connaissait de l'Allemagne que ce qu'il en
avait appris dans le livre de M™' de Staël, récemment publié.
Un Anglais qui avait habité Gœttingue lui fit une si merveilleuse
description de l'université de cette ville qu'il se persuada tout de
suite que nulle part les études ne devaient être si agréables et si
utiles. xMais il fallait apprendre l'allemand au préalable; or il n'y
avait personne à Boston qui connût cette langue. Enfin il découvrit
dans le voisinage un certain docteur Brosius, originaire de Stras-
bourg, qui voulut bien lui donner des leçons, en le prévenant tou-
tefois que sa prononciation alsacienne n'était pas correcte. Après
bien des recherches, il trouva ici une grammaire, ailleurs un dic-
tionnaire. La bibliothèque de John Quincy Adams, alors en Europe,
lui fournit un exemplaire du Werther de Goethe. Aurait-on cru que
les relations entre l'Allemagne et la Nouvelle- Angleterre fussent
alors si rares ?
Il est nécessaire de dire en quelques mots ce qu'était en ce temps
la ville de Boston. Il ne s'y trouvait que 18,000 habitans, — il y en
a plus de 250,000 aujourd'hui, — tous ou presque tous nés dans le
pays et d'origine anglaise. Le puritanisme des premiers colons s'y
était assez bien conservé; la vie, les mœurs étaient graves et aus-
tères. La secte des unitariens, dont le docteur Ghanning et M. Buck-
minster, tous deux amis et protecteurs de Ticknor, avaient été les
fondateurs dans le Massachusetts, comptait d'assez nombreux pro-
sélytes. M^''" de Cheverus y créait, en 1803, la première église catho-
lique. En somme, les sentimens religieux de la population étaient
accentués au point qu'une discipline étroite régnait dans la cité
79Ô REVDE DES DEUX MONDES.
aussi bien que dans les familles. L'instruction primaire était très ré-
pandue; il n'y avait guère de maisons qui ne possédassent, outre la
Bible, quelques bons livres de prose et de poésie; mais un jeune
homme studieux n'y trouvait point les ressources nécessaires pour
étendre ses études au-delà du niveau moyen.
Boston était déjà un grand centre de commerce, quoiqu'on n'y
vît pas encore de grandes fortunes. Par compensation, les pauvres
étaient peu nombreux. Le luxe était modéré, même chez les riches:
personne n'était oisif; mais chacun en prenait à son aise, parce que
l'ardeur extrême du gain n'avait pas développé l'âpreté de la con-
currence. L'hospitalité s'y exerçait avec simplicité, comme il con-
vient à des gens imbus de maximes si sévères. En politique, la ma-
jorité des citoyens appartenait au parti fédéral, surtout dans les
classes riches et bien élevées. Ecclésiastiques, hommes de loi, mé-
decins, négocians, tous fédéralistes, avaient accueilli avec sympa-
thie les débuts de la révolution française; ils s'en étaient détournés
avec horreur lorsque les excès étaient arrivés. Comme à Athènes,
comme à Rome, la population mâle s'assemblait pour délibérer dans
les grandes occasions; en ces circonstances, les hommes les plus con-
sidérés ne dédaignaient pas de haranguer la foule. Washington était
le héros favori des Bostoniens. Au jour de sa mort, toutes les bouti-
ques se fermèrent, les affaires furent interrompues; tous, même les
enfans, se mirent un crêpe au bras.
Ne comprend-on pas que Ticknor, instruit et bien doué comme il
l'était, ait conservé toute sa vie, par l'influence de ce milieu où il
avait été élevé, le goût de la liberté et le respect des traditions?
Nos alternatives de despotisme et de révolution lui devaient dé-
plaire au même degré, l'organisation aristocratique de l'Angle-
terre lui sembler mauvaise. Cependant il commençait la vie à son
tour par un acte qui parut sans doute révolutionnaire à quelques-
uns. En ce temps, un jeune homme intelligent, de bonne famille et
de goûts littéraires, ne pouvait être que clergyman ou avocat. Il
possédait toutes les qualités voulues pour la première de ces pro-
fessions, la foi, la pureté du cœur, une élocution facile ; néanmoins
l'état ecclésiastique ne l'attirait pas. Il choisit le barreau, et s'en
dégoûta presque aussitôt. A vingt-trois ans, il changeait déjà de
carrière. Il existait dans le Massachusetts de grands établissemens
d'instruction publique; les professeurs y manquaient sans doute
plus que les élèves. Résolu de se livrer désormais tout entier aux
études littéraires , George Ticknor se dit qu'après avoir passé quel-
ques années en Italie, en France , en Allemagne, même en Grèce,
s'il était nécessaire, il reviendrait mieux préparé pour l'enseigne-
ment public et que, dans cette carrière nouvelle plus que dans toute
autre, il se rendrait utile à ses concitoyens.
UN HUMANISTE AMERICAIN. 797
Ce projet arrêté, il commence par une excursion à New-York,
Washington et Richmond, pour s'habituer peut-être à vivre loin de
sa famille, et avec l'intention de recueillir des lettres de recomman-
dation pour son grand voyage d'Europe. Dès ce moment, il ouvre
son journal de voyage ; dès lors aussi il montre la singulière apti-
tude, dont il profita tant plus tard, à s'introduire aisément près des
personnages que les lettres, les arts ou la politique mettent en évi-
dence. On sait quelle adresse les journalistes américains, bientôt
imités en cela par leurs confrères d'autres pays, ont déployée en
ces derniers temps pour obtenir des entrevues avec le héros du mo-
ment : Ticknor avait de naissance le génie de ces intcrvicwers-, plus
discret, il ne communiquait qu'à ses amis intimes le résultat de ses
visites ou même il en enfouissait le souvenir dans ses papiers. Pour
débuter, le voilà à Washington avec une invitation à dîner chez le
président Madison. A son arrivée à la Maison-Blanche, il ne trouve
ni aide-de-camp, ni secrétaire pour l'introduire. Le président le
reçoit lui-même, le présente à mistress Madison. La réunion se
composait d'une vingtaine de personnes, deux ou trois officiers en
épaulettes avec des mines vulgaires' des membres du congrès qui
n'avaient pas l'air de se connaître. La situation politique était alors
assez critique : les Anglais avaient mis le siège devant la Nouvelle-
Orléans ; on craignait à chaque instant d'apprendre que cette ville
était tombée en leur pouvoir. On passe dans la salle h manger;
Ticknor, se tenant en arrière avec la modestie qui convient à son
âge, se dirigeait vers le bas bout de la table, lorsque le président
l'appelle et l'installe tout confus à la place d'honneur, entre lui-
même et mistress Madison. Tel était l'usage, paraît-il, à Washing-
ton. Cette singulière marque d'estime s'expliquait d'ailleurs par une
recommandation fort chaude de son compatriote l'ancien président
John Adams. Après un moment d'embarras, il était homme à pro-
fiter de cette heureuse entrée dans le monde; mais de quoi parler?
M. Madison, outre que les événemens le rendaient sombre, semblait
ne pas savoir à qui il avait affaire. Mistress Madison, bonne femme,
de manières avenantes, paraissait n'avoir aucun usage. La conver-
sation devait porter de préférence sur ce que l'on appelle en langage
parlementaire des questions ouvertes, des questions sur lesquelles
on peut différer d'avis sans se compromettre. L'éducation et la
religion en firent tous les frais. Sur le premier point, on s'enten-
dait sans doute à merveille, et sur le second aussi, bien qu'il y eût
presque autant d'opinions que de convives. L'un était quaker, l'autre
unitarien ou épiscopalien.
. Cette sèche description d'un dîner ne donne-t-elle pas tout de
suite l'idée de ce qu'était déjà, de ce que fut plus tard le salon d'un
président démocrate? A Monticello, chez le fédéraliste Jefferson,
798 REVUE DES DEUX MONDES.
l'aspect est tout autre. Au sortir des affaires publiques, Jefferson
s'est retiré, ainsi que l'avait fait Washington avant lui, dans une
jolie habitation, construite à la française, au sommet d'une mon-
tagne, dans une situation admirable. Le hall, qui sert de vestibule,
et les salles de réception sont pleins de souvenirs, d'objets d'art,
de tableaux. On y remarque les portraits de Lafayette, en général
de la république, et de Franklin, avec le costume original qui, non
moins que son caractère, fit son succès à Versailles. La bibliothèque
est bien garnie, bien classée, ce qui est plus rare. Jefferson, alors
âgé de soixante-douze ans, vit entouré de ses enfans, en bon pro-
priétaire campagnard, faisant chaque jour de longues courses à che-
val, s'occupant avec intelligence de ses affaires personnelles et fort
peu de la politique. En vérité, ces deux visites se complètent; celle-ci
montre ce que les États-Unis étaient au moment de la déclaration
d'indépendance, celle-là ce qu'ils allaient devenir au xix^ siècle.
On le voit, Ticknor apparaît déjà, dès cette première excursion
au dehors de la famille, compie un observateur attentif et sagace,
habile à saisir dans la physionomie des gens ce qui peint le mieux
leur caractère. Ses portraits à la plume doivent être ressemblans,
tant il y met de mouvement et de vie. L'occasion se présentera plus
d'une fois par la suite d'en reproduire quelques-uns des plus frap-
pans. En voici un de cette première partie de sa jeunesse qu'il serait
dommage de passer sous silence; c'est celui de Jeffrey, l'éditeur de
la Revue d'Edimbourg, qui s'était épris en Ecosse d'une jeune Amé-
ricaine, et qui, malgré les rigueurs de l'hiver, malgré la guerre, ar-
rivait à New-York pour l'épouser au commencement de 181Zi. La
société de Boston lui avait fait fête. Ticknor n'eut garde de man-
quer l'occasion d'entrer en relations avec l'un des littérateurs les
plus en vue de l'époque.
« Imaginez que vous avez devant vous un petit homme, court et
gros, avec la figure rouge, les yeux et les cheveux noirs... Il entre
dans le salon d'un air satisfait, d'une allure légère et presque fan-
tasque, au point que vous oubliez au premier coup d'œil la dignité
et la sévérité de la Revue d'Edimbourg, et que vous vous le figurez
frivole, vain, hautain. Il vous accoste librement et familièrement :
vous vous sentez à l'aise, la conversation s'entame sans cérémonie;
mais, je l'ai observé plus d'une fois, cela ne plaît guère à ceux qui
ont la délicatesse et le décorum d'une société raffinée. M. Jeffrey a
souvent soulevé contre lui des préjugés, même avant que l'on eût
entendu le son de sa voix. On ne peut cependant rester longtemps
avec lui sans comprendre son vrai caractère, car il entre dans la
conversation, comme dans la chambre, avec assurance et vivacité.
Qu'on mette en avant un sujet, n'importe lequel, il s'élance, et ce
qui vous frappe tout d'abord, c'est sa prodigieuse facilité.
UN HUMANISTE AMEllICAIN. 799
(c 11 vomit un torrent de remarques. Cette ardeur et cette volu-
bilité vous amusent quelque temps; vous oubliez de vous demander
si cela signifie quelque chose. Lorsque vous en êtes à y regarder de
près, vous constatez avec surprise que, nonobstant cette singulière
abondance, la langue n'a jamais été plus vite que la pensée. Vous
êtes étonné de découvrir qu'à l'inverse d'autres orateurs impé-
tueux il ne se livre jamais à l'amplification, il ne se répète jamais
pour se donner le temps de réunir ou d'arranger ses idées. Ce dis-
cours, poursuivi avec tant de vigueur et d'éloquence que vous avez
peine à le suivre, est aussi logique, aussi solide que si l'orateur lut-
tait sur les bancs de l'école pour gagner un prix ou devant un tri-
bunal pour obtenir un arrêt.
« Avec tout cela, il conserve à vos yeux une évidente simplicité
de caractère. Vous êtes certain qu'il ne fait rien pour l'effet, pour
la montre; qu'il ne choisit point son sujet, qu'il ne mène pas la
conversation en sorte de déployer ce qu'il sait et ce qu'il peut; qu'il
n'a pas l'ambition de passer pour un homme d'esprit, et que, s'il a
eu le bonheur de découvrir de bons argumens, il ne regarde pas
autour de lui, à l'instar de certains grands hommes, pour constater
l'impression produite sur les auditeurs. Bref, vous ne pouvez être
avec lui une heure durant sans vous convaincre qu'il n'a ni artifice
ni affectation, qu'il parle non pas pour triompher ou pour faire
preuve d'habileté, mais bien parce que son cerveau est plein et que
la conversation lui plaît,
M Néanmoins M. Jeffrey n'a pas eu les suffrages de tout le monde.
Plus d'un se plaint qu'il soit impérieux, qu'il ait l'air de se croire
d'une espèce supérieure aux personnes qui l'entourent, qu'il se soit
tant habitué à parier qu'il ne veut plus écouter, et qu'il soit si ras-
sasié d'admiration que c'est pour lui une nourriture vulgaire. Ces
plaintes ont quelque fondement; mais je pense que les circonstances
l'excusent. Il possède en quantité suffisante les qualités aimables
qui constituent la politesse; mais il ne sait pas les distribuer en pro-
portions judicieuses. Il montre à chacun la même déférence : cette
politesse flatte ceux qui n'ont pas coutume d'attirer l'attention; elle
est un désappointement pour les autres que l'habitude de recevoir
les hommages a convaincus que ces hommages leur sont toujours
dus... Vous en conclurez que M. Jeffrey m'a beaucoup plu (1). »
(1) Peut-être est-il besoin défaire observer que, dans les citations que contient cette
étude, on n'a pas traduit à la lettre le texte de l'auteur américain ; on a voulu plutôt
reproduire le ton, le mouvement des idées. Le style de Ticknor a des défaillances j
quelques mots y reviennent avec abus ; il y a des longueurs ou des répétitions. Les
collaborateurs bénévoles grâce auxquels mistrcss Ticknor a pu compiler ces deux vo-
lumes se sont fait scrupule probablement de corriger les écrits de leur ami défunt.
Ils ont eu raisou d'en agir ainsi, c'est incontestable. Ici la môme réserve ne nous est
pas imposée.
800 REVUE DES DEDX MONDES.
Le fait est que rencontrer Jeffrey était une rare bonne fortune
pour le jeune humaniste américain qu'attiraient les réputations lit-
téraires de l'ancien monde. II y avait tout au plus douze ans, dans
la vieille ville tory d'Edimbourg, en compagnie de Sydney Smith,
de Horner et de Brougham, Jeffrey avait lancé le nouveau recueil
dont les opinions libérales, la critique impartiale, avaient obtenu
tout de suite une notoriété que la presse semi-périodique ne con-
naissait pas encore.
George Ticknor s'embarqua pour l'Europe le 16 avril 1815, en
compagnie de quelques amis, M. et M*"* Perkins, — cette dernière
avait été remarquée par Talleyrand, durant son exil aux États-Unis,
comme l'une des plus belles personnes qu'il eût jamais vues, —
M. Edward Everett, professeur à Harvard Collège et plus tard l'un
des hommes d'état les plus distingués de l'Union, les deux fils de
John Quincy Adams qui allaient rejoindre leur père, ambassadeur
à Saint-Pétersbourg. Ils étaient tous partis, convaincus que l'Europe
était en paix et que Louis XVIII régnait tranquille aux Tuileries. En
vue de Liverpool, le pilote leur apprit le retour de l'île d'Elbe; cet
événement imprévu ne leur promettait rien de bon. Les fédéralistes
étaient par principe aussi hostiles à l'empire que les tories anglais.
Aussi quel ne fut pas l'étonnement de Ticknor en reconnaissant que
l'opinion était loin d'être unanime dans la Grande-Bretagne. A Li-
verpool, on ne voulait pas recommencer la guerre. Sur le chemin
de Londres, il s'arrête quelques heures chez un savant érudit, le
docteur Parr, qui lui dit : a Monsieur, je croirais manquer à mon
devoir si je me mettais au lit le soir sans avoir prié pour le succès
de Napoléon. » Bien plus, sir James Mackintosh avait écrit pour la
Revue cV Edimbourg, que notre voyageur appréciait tant, un article
fort bien fait en vue de démontrer qu'il fallait éviter la guerre,
parce qu'elle serait désastreuse pour l'Angleterre. Le numéro de ce
recueil était imprimé, prêt à être distribué, lorsque les nouvelles de
Waterloo arrivèrent à l'improviste. L'article fut remplacé à la hâte
par une dissertation sur la phrénologie. Ticknor se trouvait en vi-
site chez lord Byron au moment où l'on vint annoncer à celui-ci la
victoire de Wellington. « j'en suis vraiment désolé, s'écria le grand
poète; je ne vivrai donc pas assez pour voir la tête de Gastlereagh
sur un poteau. »
Au surplus, il n'avait pas traversé l'Océan dans un dessein poli-
tique. Les arts, la littérature, les sciences, voilà ce qui l'intéressait.
S'il n'avait qu'un mois à donner à Londres, du moins il y arrivait
à la meilleure époque de l'année, au milieu de ce qu'on appelle la
saison, lorsque le parlement est assemblé et que toutes les sommités
sociales sont réunies dans la métropole. Tout était nouveau pour lui,
aussi bien dans la campagne, dont les cultures bien soignées le ra-
UN HUMANISTE AMERICAIN. 801
vissaient, que dans la ville, dont la grandeur l'étonnait, car il n'y
avait pas encore en Amérique d'agglomération d'un million d'habi-
tans. D'ailleurs on lui rendait bien en curiosité la monnaie de ce
qu'il avait apporté. Quelqu'un qui ne se souvenait plus que la Nou-
velle-Angleterre eût été jadis une colonie britannique lui manifestait
sa surprise de ce qu'il parlait si bien l'anglais qu'on ne l'aurait pas
supposé étranger à première vue. Le lion de la saison était cette
année sir Humphry Davy, qui, jeune encore et simple professeur à
l'Institution royale, était devenu à la mode autant par de brillantes
qualités personnelles et par un riche mariage que par ses décou-
vertes scientifiques. C'est de lady Davy que M'"* de Staël disait
qu'elle avait tous les talens de Corinne sans en avoir ni les défauts
ni les extravagances. Ticknor avait apporté des lettres de recom-
mandation pour Gifford, l'éditeur de la Quarterly Beview; celui-ci
l'introduisit chez le libraire Murray, où s'assemblaient à de certains
jours les écrivains en renom de l'époque, Disraeli, le père du mi-
nistre actuel, l'historien Hallam, lord Byron lui-même dans tout
l'éclat de sa réputation. Tout ce monde fit le meilleur accueil au
jeune Américain. Sir Humphry Davy lui remit des lettres pour
M'"^ de Staël et pour de La Rive, lord Byron lui en donna pour Fau-
riel et pour Ali-Pacha. On le voit, il commençait son tour d'Europe
sous d'heureux auspices.
Le II août, il arrivait à Gœttingue avec son ami Everett : tous deux
avaient l'intention d'y faire un long séjour afin de compléter leurs
études. L'université de cette petite ville était la plus florissante de
toute l'Allemagne. Fondée par George II, roi d'Angleterre et de Ha-
novre, elle était restée en quelque sorte sous le patronage de la
couronne britannique jusqu'à l'invasion française. Plus tard, sa si-
tuation géographique l'avait préservée; tandis que Halle, Leipzig,
léna, étaient bouleversées, Gœttingue restait calme sous le gouver-
nement de Jérôme, roi de Westphalie. Ce monarque avait bien fait
mine de se fâcher lorsque professeurs et étudians, après la retraite
de Moscou, ne dissimulèrent plus leur haine contre les Français.
En somme, il n'y eut que des menaces et point de mesures de ri-
gueur. La paix faite, l'université se retrouva intacte avec son corps
enseignant, sa bibliothèque, ses dotations. Avec ses 10,000 habi-
tans, Gœttingue était bien l'asile le plus agréable qu'un étudiant
studieux pût rêver : une population peu nombreuse et façonnée tout
entière à la vie universitaire, une bibliothèque de 200,000 volumes,
riche surtout en ouvrages modernes, où chacun pouvait puiser à
son aise, quarante professeurs titulaires et tout autant de profes-
seurs suppléans, parmi lesquels plusieurs, tels que Gauss, Blumen-
bach, dont la réputation était universelle. Quant aux relations mon-
TOME XX. — 1877. 51
802 REVUE DES DEUX MONDES.
daines que Ticknor avait recherchées à Londres comme à Boston,
elles lui faisaient ici défaut. Les habitans se montraient bienveillans,
obligeans, et c'était tout. Il n'y avait nulle occasion pour ce libre
échange de sentimens et d'opinions qui est un des grands plaisirs
de la vie; d'autres plaisirs il n'avait souci. Il ne lui restait que le
travail; il s'y livrait avec ardeur, étudiant l'allemand avec l'un, le
grec avec un autre, l'italien avec un troisième. Il comprenait enfin
ce que c'est que l'érudition, ce que ses anciens maîtres de Boston
ne soupçonnaient même pas. La vie bruyante de ses compagnons
d'étude ne l'attirait nullement ; il n'aimait ni leurs petites sociétés
secrètes, ni leurs duels, ni leurs longues séances à la brasserie. S'il
passait parfois la soirée autrement qu'en compagnie de ses livres,
c'était chez le naturaliste Blumenbach, un homme du savoir le plus
intéressant et le plus varié, anthropologue prématuré qui avait col-
lectionné 173 crânes de tous les peuples et de tous les pays et s'en
amusait à faire avant le temps un classement des races humaines.
Un soir aussi, Everett et Ticknor eurent l'honneur d'être admis à un
club littéraire composé de vingt-quatre membres, moitié profes-
seurs et moitié étudians. Ce club littéraire n'est au surplus, ob-
serve-t-il finement, qu'un prétexte pour souper ensemble tous les
quinze jours, comme toutes les institutions de même genre. Les
deux Américains y jouaient le rôle de bêtes curieuses, ajoute-t-il
encore : ils venaient de si loin que l'on s'étonnait de leur voir la
peau blanche et les façons d'hommes civilisés.
On imagine bien que les dissertations sur la littérature et sur la
philosophie allemandes ne font pas défaut dans les notes de notre
voyageur. Ce qu'il en dit peut être omis, car le sujet n'a plus pour
nous l'attrait de la nouveauté. Il y a une page cependant qui mérite
d'être reproduite, ne fût-ce que pour montrer ce qu'il possédait de
perspicacité. Il s'agit de la république des lettres , une utopie en
Angleterre à cause du patronage qu'exerce l'aristocratie, en France
où tout le mouvement intellectuel se concentre autour de Versailles
ou de Paris, en Itafie et en Espagne en raison de l'absolutisme des
gouvernemens qui ne tolèrent ni la liberté de penser ni la liberté
d'écrire.
« En Allemagne, par la force des circonstances et du caractère
national, la démocratie littéraire a pu naître et se développer. Ici
le patronage ne peut s'étendre, parce que les citoyens sont pauvres
et que les gouvernemens ont trop peu d'importance. Il n'y a pas de
splendeur royale lorsqu'il n'y a pas de métropole, et quant à la ty-
rannie, elle n'a jamais été bien pesante, sauf au temps de l'occupa-
tion française ; alors elle a été trop courte pour exercer un elïet du-
rable, surtout avec la réaction qui l'a suivie.
UN HUMANISTE AMERICAIN. 803
(( Les hommes de lettres n'ont donc jamais compté que sur leurs
talens et sur leurs efforts pour gagner leur vie et acquérir une répu-
tation; ils ont toujours parlé une autre langue, ils ont eu d'autres
sentimens, d'autres mœurs, un autre but , ils se sont inspirés d'une
autre littérature (la littérature française, qui cependant passe de
mode), ils se sont séparés graduellement des hommes politiques,
la scission est devenue si complète qu'ils forment une classe à part
dans toute l'xUlemagne et qu'ils ne sont plus depuis longtemps sou-
mis à d'autre influence que l'opinion générale de leur propre corpo-
ration. Sous ce rapport, ils ont créé une véritable république des
lettres en Allemagne. Elle ne comprenait d'abord qu'une petite par-
tie de ce vaste territoire, tout au plus la Saxe, la Prusse et le Ha-
novre, avec les petits états d'alentour; à mesure que s'étendaient
l'enseignement protestant, les idées philosophiques et les universi-
tés libérales, les limites de cet empire idéal s'éloignaient en même
temps.
« La Suisse allemande s'y est jointe, puis le Danemark et une
partie de la Pologne; plus tard le roi de Bavière, en établissant des
gymnases et une académie sur le modèle allemand, et en appelant
à son aide les protestans du nord, l'empereur Alexandre en attirant
les professeurs allemands dans ses universités, ont presque annexé
la Bavière et la Russie à cette ligue littéraire. Ainsi, sans bruit et
presque sans attirer l'attention, de Berne à Saint-Pétersbourg, de
Munich à Copenhague, une république s'est formée, à travers tous
les gouvernemens, grands ou petits, indépendante de tous, dont
l'activité embrasse toutes les branches de la httérature, dont la
grandeur garantit contre toute oppression le mérite individuel. En
définitive, la puissance accumulée qu'elle exerce sur l'opinion pu-
blique est telle que rien de ce qui tombe sous son influence ne lui
résistera.
« Je puis vous montrer par des exemples combien ce système est
efficace, à quel point les hommes de lettres sont séparés d'opinion
et de sentiment des autres classes de la société. Lorsque vous par-
lez à un individu quelconque de la patrie, vous vous apercevez qu'il
entend par ce mot le district particulier dans lequel il est né, la
Prusse, la Hesse ou tout autre ; l'affection qu'il porte à ce coin de
terre est même aussi exclusive, aussi véhémente chez lui que chez
John Bull ou chez un véritable Américain. Causez avec un homme
de lettres, vous verrez au contraire que la patrie est pour lui l'Alle-
magne et les territoires voisins où le savoir allemand et les idées
philosophiques se sont répandus. Prenez un homme d'état ou un
militaire de la Prusse, du Hanovre, de la Hesse, il aura horreur de
s'expatrier, de quitter son drapeau; mais un professeur ou un rec-
804 REVUE DES DEUX MONDES.
teur de gymnase va volontiers d'un pays à l'autre; il est aussi bien
chez lui à Cassel qu'à Marbourg, à Berlin qu'à Halle. »
Cette lettre ne semble-t-elle pas écrite d'hier? Elle est datée du
20 juin 1816. Ainsi, dès cette époque, l'unité allemande était faite
pour les savans et pour les écrivains. L'histoire contemporaine nous
apprend qu'elle est en effet née dans les universités, qu'elle y a
trouvé ses plus chaleureyx défenseurs et qu'elle y a encore ses plus
ardens prosélytes.
Ce n'est pas de Gœttingue seulement que Ticknor rapportait ces
impressions. Pendant les vacances, il avait visité Dresde, Leipzig et
Berlin. En passant à Weimar, il avait fait une visite à Goethe, déjà
vieux et vivant presque dans la solitude, comme un homme qui n'a-
vait plus de compagnon digne de lui depuis que Wieland, Herder
et Schiller étaient morts. Goethe se plaint qu'il n'y ait pas d'élo-
quence en Allemagne, le prêche est une déclamation monotone, il
n'y a point de parlement; l'inspiration apparaît quelquefois dans
la chaire du professeur, là elle n'est point à sa place, l'éloquence
n'enseigne pas. Ailleurs le jeune voyageur rencontre des érudits
dont le nom est allé jusqu'en Amérique; tous vivent avec simplicité,
tous l'accueillent avec cordialité; mais une société vivante, animée,
où les questions du jour se puissent discuter soit en discours sub-
stantiels à la mode anglaise, soit en conversations légères, comme
cela se fait en France, une telle société ne semble pas exister en
Allemagne. L'intelligence allemande vit de philosophie, de philolo-
gie, et non de beau langage.
n.
Ticknor quittait l'Allemagne en avril 1817. Vingt mois de séjour
l'avaient si bien discipliné qu'il venait en France en d'assez mau-
vaises dispositions. Le changement de caractère le surprend tout
d'abord; à mesure qu'il avance, de Francfort à Strasbourg, le
peuple semble plus gai, plus ouvert, plus habitué à la vie du de-
hors, mieux habillé et en définitive plus léger. Dès Lunéville, il se
sent vraiment en un tout autre pays. Gens, maisons, sabots, plai-
santeries, tout est français. Quelque mal disposé qu'il fût, enclin à
l'enthousiasme, les occasions d'admirer ne lui devaient pas faire dé-
faut. Pour son début à Paris, il entre au Théâtre-Français. On jouait
une médiocre tragédie, Iphigônie en Tauridc, mais Talma représen-
tait Oreste. La littérature grecque, que Ticknor a étudiée avec tant
de dévotion dans les universités et dans les musées de l'Allemagne,
la voilà vivante, palpitante sur la scène. Talma est un Grec par le
costume , par les gestes, par les attitudes. Lorsqu'il se croit pour-
UN HUMANISTE AMERICAIN. 805
suivi par les furies, il est impossible de douter qu'il ait lu et com-
pris Euripide; lorsqu'il tombe à l'agonie, il se donne la posture de
Laocoon. L'antiquité classique ne se révèle-t-elle pas sous cette
forme mieux encore que par les leçons arides d'un professeur?
On ne l'a pas oublié; Ticknor avait été séduit par les écrits de
M'"« de Staël. A quelques jours de là, il était admis à dîner chez
elle ou plutôt chez la duchesse de Broglie, qui tenait le salon de sa
mère, déjà fort malade. Il y avait peu de monde : sir Humphry Davy
et lady Davy, qu'il avait connus à Londres, le baron de Humboldt,
le duc de Montmorency-Laval, Auguste de Staël, Auguste Schlegel.
Ce dernier était un Allemand dont l'existence avait été bizarre.
Poète et critique de talent, de même que son frère Frédéric, il avait
été professeur à léna, s'y était marié, puis avait donné sa démis-
sion et avait accompagné M'"^ de Staël dans ses voyages en Alle-
magne, en Italie, en Suède, en Angleterre. Usé par les chagrins ou
par les remords d'une vie manquée , il vivait à Paris, conservant
dans les cercles les plus gais la mine d'un professeur allemand, un
contraste, paraît-il, qui n'était ni naturel ni gracieux. Quelle im-
pression cette réunion d'élite fait-elle sur le voyageur?
u C'était la première fois que je ressentais le charme et l'esprit de
la société française dont on a tant parlé depuis Louis XIV. Il est
curieux qu'en cette occasion plus de la moitié des assistans étaient
étrangers, et que même les deux qui parlaient le plus étaient Alle-
mands. Il est vrai que le baron de Humboldt et M. Schlegel sont
restés si longtemps en France qu'ils ont perdu leur nationalité en
tout ce qui concerne le monde, semblables au baron Grimm et au
prince de Ligne , qui étaient devenus plus amusans que des Fran-
çais... La conversation fut mise sur l'Amérique du Sud, dont tout le
monde parle depuis la publication de l'abbé de Pradt , qui prédit
qu'elle s'émancipera bientôt. Tous les républicains de Paris parta-
gent cette espérance, M""* de Staël en tête; mais le baron de Hum-
boldt est d'un autre avis, quoiqu'il le désire autant qu'eux. »
C'était avec autant d'émotion que de respect que Ticknor s'était
approché de M'"' de Staël. Son âme était pleine des mêmes senti-
mens lorsqu'il se rencontrait avec le général Lafayette, ce vieil ami
de Washington, avec Humboldt, l'un des savans qui ont le mieux
connu l'Amérique. Humboldt était d'ailleurs à ses yeux le repré-
sentant le plus autorisé de la science allemande. Bien qu'il ne goû-
tât qu'à moitié l'esprit français, notre Américain recherchait avec
un empressement que la curiosité ne suffirait pas à expliquer les
personnages les plus brillans de la littérature française à cette
époque. M'"* de Staël, mourante, se ranimait pour lui dire, en par-
lant des États-Unis : « Vous êtes l'avant-garde du genre humain,
806 REVUE DES DEUX MONDES.
VOUS êtes l'avenir du monde. » Chateaubriand évoquait devant lui
les souvenirs de ses voyages de Philadelphie au Niagara et du Nia-
gara à la Nouvelle-Orléans à travers les forêts vierges. Benjamin
Constant, quoique accusé de trop de défaillances politiques, lui ap-
paraissait dans un salon comme le plus séduisant des causeurs,
le plus correct des écrivains. Et de Barante? Et le comte Pozzo di
Borgo? Jamais sans doute la société parisienne n'avait été plus at-
trayante pour un homme d'une intelligence cultivée et d'un juge-
ment délicat. Cependant tous ces gens d'esprit semblaient plus dé-
goûtés du présent que confians dans l'avenir. Ce désappointement
général ne dut-il pas surprendre un citoyen de Boston tout convaincu,
comme chacun de ses compatriotes, des grandes destinées futures
de l'Amérique? N'était-ce pas un langage nouveau pour lui d'en-
tendre dire : « Je ne crois plus aux révolutions, » ou d'assister chez
Chateaubriand à l'étincelante improvisation qu'il raconte en ces
termes, fort exactement suivant toute apparence?
« Au commencement de la soirée, la conversation fut mise sur
l'état de l'Europe; il (Chateaubriand) se lança dans la discussion
en s' écriant : « Je ne crois pas à la société européenne, » et il dé-
veloppa cette thèse de mauvais augure dans un discours éloquent
auquel de bons argumens n'auraient rien pu ajouter. « Dans cin-
quante ans, il n'y aura plus un souverain légitime en Europe. De la
Russie à la Sicile, je ne prévois rien que des despotismes militaires;
et dans un siècle, oh ! dans un siècle ! l'avenir est trop sombre pour
la vue humaine. C'est peut-être là le malheur de notre situation;
peut-être vivons-nous, non-seulement dans la décrépitude de l'Eu-
rope, mais aussi dans la décrépitude du monde. » Il dit cela d'un
tel ton, avec un tel regard, qu'il y eut un profond silence, et que
nous crûmes tous sentir que l'avenir était incertain. Bientôt, par un
sentiment d'égoïsme naturel, quelqu'un demanda ce qu'on devait
faire eh une telle situation. Tout le monde regardait Chateaubriand :
« Si je n'avais pas de famille, je voyagerais, non pour le plaisir de
voyager, car je hais les voyages, mais pour voir l'Espagne, pour
savoir ce qu'y ont pfoduit huit années de guerre civile; pour voh'
la Russie, pour mieux juger de près la puissance qui menace d'é-
craser te monde. Après cela je connaîtrais, je crois, les destinées
de l'Europe; alors j'irais me fixer à Rome. Là je construirais mon
tabernacle, je creuserais ma tombe, et là, au milieu des ruines
de trois empires et de trois mille ans, je me donnerais tout entier
à Dieu. » Il n'y avait pas de fanatisme en lui ; c'était le désespoir
qu'exhale un cœur de poète dont la famille a été exterminée par
une révolution, et qui a été lui-même sacrifié à une autre révolu-
tion. Je n'ai pas la même opinion que lui sur les destinées de l'Eu-
UN HUMANISTE AMÉRICAIN. 807
rope et du monde; cependant aussi longtemps que je vivrai, je le
respecterai à cause des sentimens qu'il a montrés ce soir. »
Certes ce langage était nouveau pour Ticknor. Ce n'était pas en
Allemagne, moins encore en Angleterre ou en Amérique qu'il avait
pu entendre ce mélange de poésie et d'histoire. On le voit, il s'y
laisse séduire un instant; mais son gros bon sens réagit bien vite.
Toutes ces conversations ne sont au surplus pour lui qu'un passe-
temps agréable. S'il e^t venu à Paris, c'est pour en apprendre la
langue, non point même pour y poursuivre ses études classiques,
car il ne trouve pas que les érudits de notre pays soient assez sé-
rieux. 11 prend donc chaque matin une leçon de français et une
leçon d'italien pour se préparer au voyage d'Italie. Le soir, il étu-
die la langue romane ou la littérature française. Suit-il au moins
les cours de la Sorbonne ou du Collège de France? Non; après en
avoir essayé, il les juge trop frivoles. Lacretelle, qui professe l'his-
toire romaine, lui plaît beaucoup, car il a du goût, une parole facile,
une mémoire remarquable, si bien qu'il ne se sert jamais de notes,
mais ce n'est qu'un orateur brillant. Andrieux ne raconte que des
bons mots et des anecdotes. Villemain, le plus populaire de tous,
émet sans effort des phrases brillantes, des épigrammes qui valent
des argumens tant elles frappent l'imagination. Tout cela n'est
qu'une sorte d'amusement, comme on en va chercher au théâtre;
en aucun pays, on ne prendrait de telles leçons pour des cours
d'instruction publique.
Il est évident qu'après deux années de séjour dans une univer-
sité d'Allemagne, il n'avait pas encore compris que chez nous l'in-
struction classique consiste surtout à mettre en relief ce qui est
beau, à développer les idées nobles et généreuses, à élever l'âme
en un mot. Il en est encore aux maximes que lui a enseignées
Goethe, qu'un professeur a tort d'être éloquent, parce que l'élo-
quence n'apprend rien. Il en est encore à croire que l'œuvre de
Milton renferme autant de beautés que celles de Corneille, de Ra-
cine et de tous les poètes français pris en bloc. En somme, ce qu'il
a vu de mieux à Paris, c'est le théâtre comique. La tragédie l'a en-
thousiasmé d'abord avec Talma, il en est revenu après réflexion :
elle n'a ni assez de force ni assez de passion. Quant à notre supé-
riorité dans le genre comique, elle lui paraît être une conséquence
naturelle de notre caractère national. 11 n'y a rien en Angleterre de
comparable à Tartufe et au Misanthrope, ni en Espagne, où domine
la comédie d'intrigue, ni en Italie, où le théâtre est d'une bouffon-
nerie vulgaire. Chez nous, la fatuité des acteurs, la coquetterie des
actrices, sont naturelles et piquantes, parce que les comédiens, de
même que la nation à laquelle ils appartiennent, jouent tous les
808 ^ REVUE DES DEUX MONDES,
jours dans la vie ordinaire ce qu'ils représentent le soir devant le
public.
Ce qu'un touriste américain racontait de nous en l'année 1817,
on le redit encore de nos jours, on le redira sans doute plus tard.
Certes, il y a du vrai; le tout est de savoir ce qu'il en faut penser.
L'érudition allemande ne voit guère dans Homère, par exemple,
qu'un prétexte à dissertations sur les mœurs, les événemens, les
croyances des temps héroïques; elle épilogue sur un mot, elle dis-
cute sur le sens d'un terme géographique. Pour elle, Ulysse, Achille,
Hélène, sont des personnages mythiques dont il lui importe d'élu-
cider l'origine, ou des personnages historiques qu'elle veut ramener
à la réalité des faits. Pour nous au contraire, V Iliade et YOdyssée
sont des épopées grandioses qui peignent l'éternelle vérité des pas-
sions humaines : Ulysse est l'homme sage et prévoyant qu'aucune
circonstance n'embarrasse ; Achille est le plus vaillant et le plus
généreux des guerriers; Hélène, que Priam et ses vieux compa-
gnons ne peuvent apercevoir sans émotion sur les murailles de
Troie, Hélène est le type suprême de la beauté féminine auquel les
vieillards eux-mêmes rendent hommage. D'un côté, les études sont
philologiques et archéologiques, de l'autre elles sont littéraires.
Ticknor avait des soubresauts d'enthousiasme qui le ramenaient
parfois de notre côté, puis, la raison reprenant le dessus, il faisait fi
de l'éloquence. Peut-être redoutait-il de se laisser tout à fait sé-
duire à la longue. H quitta Paris sans regret, nous assure-t-il, parce
qu'il n'y a pas de ville où l'on connaisse tant de monde avec aussi
pen d'intimiîé, où l'on s'amuse autant et où l'on s'attache aussi
peu.
Tandis qu'il vivait à Gœttingue, la chaire de littératures française
et espagnole à Harvard Collège lui avait été offerte. H l'avait ac-
ceptée sur le conseil de ses parens, en dépit de la rémunération
médiocre que l'emploi de professeur lui devait rapporter; 1,500 dol-
lars par an, ce n'était guère, à son avis; ses vingt- cinq ans raison-
naient fort juste sur ce sujet. Cependant l'enseignement avait tant
d'attraits pour lui qu'il s'y résigna. Cette décision exigeait qu'il
visitât l'Espagne afin de bien apprendre la langue espagnole. Par-
tant de Paris en septembre 1818, il projetait de parcourir l'Italie,
d'aller de Rome à Madrid et de revenir en Angleterre pour s'y em-
barquer. Le voyage de Grèce était abandonné; Byron et Chateau-
briand l'avaient dissuadé de cette excursion lointaine où l'on ne
voit que des ruines.
Ticknor voyageait avec lenteur, comme un homme que rien ne
presse et que tout intéresse. Genève, le pays de Calvin, de Rousseau
et de M""'' de Staël, méritait bien une halte de quinze jours. Il y arri-
UN HUMANISTE AMERICAIN. 809
vait sous les meilleurs auspices, recommandé par le duc de Broglie et
par Auguste de Staël. Il est vrai que la république de Genève avait
alors le rare avantage d'être gouvernée par un sénat de savans et
d'hommes de lettres. M. de La Rive, physicien distingué, professeur
populaire, était président d'un conseil où siégeaient les hommes les
plus instruits de ce petit canton, Pictet, de Candolle, Prévost. L'hos-
pitalité y était simple, cordiale, sans faste, comme il appartient à
des gens qui ne veulent manifester leur fortune que par l'aspect
confortable d'une maison bien tenue. Quelques étrangers. Anglais
ou Russes, y étalaient seuls le luxe des grandes villes. En un mot,
Genève offrait à notre Américain l'aspect d'une petite capitale où
l'intelligence est plus en honneur que la richesse.
De l'autre côté des Alpes, le contraste était frappant. A Milan, à
Venise, il n'y avait pour ainsi dire pas de société. Dans un petit
village sur la Brenta, à IZi milles de Venise, Ticknor retrouva Byron,
déjà séparé de sa femme et vivant dans la solitude avec son ami
Hobhouse, un homme d'état, d'esprit fort pratique, dont la jeunesse
avait été orageuse. Ce dernier point était la seule analogie qu'il y
eût entre les deux amis. Ils projetaient d'aller ensemble aux États-
Unis l'année d'après, projet invraisemblable, observe Ticknor; « l'un
ne s'intéressera qu'aux progrès d'un peuple dont le caractère et les
institutions ont encore toute la fraîcheur de la jeunesse, tandis que
l'autre ne voudra que voir les Indiens dans leurs forêts, recevoir
l'écume du Niagara, gravir les Andes, remonter l'Orénoque. »
Enfin il arrivait à Rome le 2 novembre 1817. Tout ce qu'il avait
eu d'enthousiasme depuis qu'il avait débarqué en Europe se réveil-
lait devant la ville éternelle. Tout lui plaisait à Rome, les monu-
mens modernes aussi bien que les monumens antiques, et par-des-
sus tout la société cosmopolite qu'il y rencontrait. Quelque bon
protestant qu'il fût, il était insouciant dans ses relations sociales;
aussi ne manqua-t-il pas de se faire présenter au souverain pontife.
C'était encore Pie VII à cette époque, et l'on n'a pas oublié d'ail-
leurs que Ticknor détestait Napoléon. Le récit de son audience est
donc empreint d'un profond respect : « C'est le seul souverain
d'Europe que j'aie jamais eu la curiosité de voir, écrit-il à son père,
et je le désirais beaucoup, à cause de la dignité ferme qu'il a mon-
trée dans les circonstances les plus difficiles lorsque les rois et les
gouvernemens cédaient tous à la force. Nous fûmes présentés par
l'abbé Taylor, un prêtre irlandais. Comme Américain, nous eûmes
le privilège d'une audience privée à un moment où le pape n'en
donne point. Il y avait très peu de cérémonie ou d'apparat; cela
m'a beaucoup plu sous tous les rapports... La conversation roula
presqu'en entier sur l'Amérique. Le pape parla de notre tolérance
810 REVUE DES DEUX MONDES.
universelle, en la louant comme si c'était une doctrine de sa propre
religion et en ajoutant qu'il remerciait Dieu tous les jours d'avoir
enfin banni la persécution de la surface de la terre, parce que la
persuasion est le seul moyen de développer la piété, tandis que la
violence ne développe que l'hypocrisie. Il s'enquit du prodigieux
accroissement de notre population de façon à montrer qu'il en savait
à ce sujet plus que n'en savent d'habitude les Européens... îl avait
entendu parler aussi de la supériorité de notre marine marchande,
et il parla de nos succès dans la dernière guerre avec tant de liberté
qu'il avait oublié, je pense, que deux Anglais se tenaient près de
lui. L'abbé lui fit observer en souriant que nous n'avions si bien
combattu que parce que nous avions eu les Anglais pour maîtres.
« C'est vrai, répondit le pape; mais prenez garde, monsieur l'abbé,
que les élèves n'en sachent bientôt plus que leurs maîtres. » Il
montra beaucoup de bienveillance et de bonté dans toute cette
conversation, ainsi qu'une gaîté de caractère remarquable chez un
vieillard infirme. »
Racontons tout de suite, en manière de contraste, la scène étrange
dont il avait été le témoin quelques semaines avant cette audience.
La colonie allemande, nombreuse à Rome, s'était mise en tête de
célébrer « au nez du pape, » dit Ticknor, le trois-centième anni-
versaire de l'incinération de la bulle papale par Luther. Le promo-
teur de cette fête d'assez mauvais goût en pareil lieu, on en con-
viendra, était Niebuhr, le ministre prussien, qui avait d'abord voulu
qae la réunion eût lieu dans son propre palais et n'y avait renoncé
que pour choisir le logement de Brandes, l'un des attachés de sa
légation. Il y avait vingt ou trente assistans, tous Allemands, sauf
Thorwaldsen, qui comptait pour autant en sa qualité de Danois, et
Ticknor, qui se croyait lui-même à moitié Allemand. Bunsen lut
quelque chose qui tenait du discours et du sermon; c'était beau et
touchant, paraît-il. Brandes récita des prières. Enfin Niebuhr essaya
de remercier l'assistance; son émotion était telle qu'il s'affaisa sans
pouvoir prononcer un mot. Que la cérémonie fût touchante, nous
l'admettons à la rigueur; mais la célébrer à Rome, sous la prési-
dence d'un diplomate accrédité près du saint-siége, c'est assurément
ce qu'il y avait de plus extraordinaire dans la circonstance.
Alors comme aujourd'hui, Rome n'était pas une résidence bien
choisie pour un étranger qui voulait apprendre l'italien; les étran-
gers remplissaient la ville, se rencontraient partout, donnaient le
ton à la société. Allemands, Anglais, Français, vivaient à part ou
ne se montraient ensemble que dans de grandes réunions où la
langue française servait d'idiome commun, mal parlée au surplus,
avec les accens les plus divers qui donnaient l'idée d'une tour de
UN HUMANISTE AMERICAIN. 811
Babel sans miracle et sans but. Sauf avec les gens du peuple, il n'y
avait guère occasion de parler italien. Les Romains des classes éle-
vées étaient trop peu nombreux, trop ignorans, pour tenir beaucoup
de place. Cependant Ticknor retrouvait, en se présentant partout
avec son éclectisme ordinaire, les relations mondaines dont il s'était
fait une douce habitude. Les Français étaient rares, à peine en
comptait-il quelques-uns adonnés à des recherches archéologiques.
Les Russes ne lui plaisaient guère, il les trouvait trop enclins à ab-
diquer leur nationalité pour prendre les coutumes de leur entou-
rage. Le Portugal était brillamment représenté par son ambassa-
deur, le comte Funchal, dont les dîners littéraires avaient une
réputation méritée. Les Allemands comptaient dansda ville éternelle
quelques esprits d'élite : Niebuhr et Bunsen étaient bien capables
de séduire un jeune homme épris de l'antiquité classique. Quant à
la colonie anglaise, la duchesse de Devonshire en était la personna-
lité la plus marquante. Un peu trop entichée de littérature, dépen-
sant beaucoup d'argent à faire exécuter des fouilles qui n'étaient
pas toujours bien dirigées, elle réunissait dans ses conversazioni
tout le beau monde de Rome. C'était là que Ticknor voyait le cardi-
nal Consalvi, l'homme le plus remarquable de la cour romaine sans
contredit.
Ce n'est pas tout. Il y avait encore à Rome une famille que notre
voyageur classe à part, parce que, selon lui, elle n'appartient plus
à aucune nation : la famille Bonaparte. A vrai dire, il avoue qu'il n'y
en avait pas de plus agréable à fréquenter, si bien que ses préjugés
de naissance contre Napoléon Y^ ne l'empêchent pas de leur rendre
la justice due à leur situation et à leurs qualités personnelles. C'était
d'abord Madame mère, logée dans le même palais que son frère,
le cardinal Fesch. Celui-ci possédait une magnifique galerie de ta-
bleaux dont il se plaisait à faire les honneurs aux étrangers. Tous
deux recevaient le soir, mais leur salon était un peu ennuyeux bien
qu'ils y déployassent tout le luxe que permet une grande fortune.
L'ancien roi de Hollande, qui ne portait d'autre titre que celui de
comte de Saint-Leu, vivait avec simplicité, ne s'occupant que de
latin, de poésie et de l'éducation de son fils aîné. La princesse Bor-
ghèse faisait grand étalage de ses magnifiques diamans et des restes
d'une beauté que l'âge n'avait pas trop endommagée. Chez Lucien,
connu sous le nom de prince de Canino, la vie était plus intime.
Entouré de nombreux enfans, marié pour la seconde fois à une
femme d'un esprit cultivé, le prince recevait quelques amis avec
cordialité. On le devine, ces exilés avaient conservé les traditions
de l'urbanité française, les habitudes de la conversation frivole qui
repose le soir des fatigues de la journée. Le voyageur qui s'était
812 REVUE DES DEUX MONDES.
ennuyé dans une université allemande, qui avait éprouvé plus tard
le cbarme des causeries parisiennes, quels que fussent ses préjugés
de républicain contre les frères et les neveux d'un empereur, se
retrouvait avec délices dans la société un peu légère des Bonaparte.
III.
En ce temps de chaises de poste et de navires à voiles, 'le plus
simple pour aller d'Italie en Espagne était, paraît-il, de traverser
la Méditerranée. Ticknor, débarqué à Barcelone, s'associait à trois
autres personnes pour faire la route de Barcelone à Madrid. Ce
n'était rien moins qu'un voyage de treize jours, par des chemins
abominables , où leur voiture ne faisait que vingt-deux milles , en
marchant de quatre heures de matin à sept heures du soir par les
plus belles journées du mois de mai. Pour la nuit, ils ne trouvaient
d'autre abri que de misérables baraques, sans lit, sans autre nour-
riture que ce qu'ils emportaient avec eux. Des trois compagnons
que notre Américain s'était procurés, l'un était un peintre de talent
qui revenait de Rome pour être directeur de l'académie des arts à
Madrid, les deux autres des officiers de l'armée espagnole, gens
de bonnes manières, assez ignorans sans doute; Ticknor leur lisait
Don Quichotte pour charmer les ennuis du voyage. Ils y prenaient
un plaisir d'enfant, comme si ce fût chose nouvelle; il y gagnait,
lui, de se familiariser avec la langue espagnole.
A Madrid, le ministre des États-Unis lui avait procuré l'essentiel,
un logement propre chez des gens honnêtes, deux qualités rares
en Espagne à cette époque s'il faut l'en croire. Les lettres qu'il avait
apportées d'Angleterre, de France, d'Italie, lui ouvraient les mai-
sons les plus recommandables. Il était reçu chez le cardinal Gius-
tiniani, nonce du pape, chez le duc de Montmorency-Laval, am-
bassadeur de France, chez sir Henry Wellesley, ambassadeur de
la Grande-Bretagne. Il dînait presque tous les jours chez l'un ou
l'autre de ces grands personnages, se résignant à ne voir la société
indigène que lorsqu'il serait parvenu à parler la langue assez cou-
ramment. Au surplus, il s'était mis au travail avec son application
habituelle, prenant deux leçons chaque matin, notamment avec un
savant espagnol, Antonio Conde, qui de bibliothécaire du roi, au
temps des Bourbons, s'était laissé faire ministre de l'instruction pu-
blique par le roi Joseph, avait été disgracié au retour du souverain
légitime et vivait à l'écart, respecté de tous ceux qui le connais-
saient.
En vérité, c'était un triste spectacle que se promettait Chateau-
briand lorsqu'il disait qu'il voulait voir en Espagne le fruit de huit
UN HUMANISTE AMERICA FN. 813
années de guerres civiles. Le tableau que l'on nous en trace ici est
si noir que le lecteur voudrait le croire inexact. Le roi est vulgaire,
insolent , brutal envers ses serviteurs et ses ministres. Le marquis
de Santa-Cruz, un grand d'Espagne, homme de goût et de talent,
lui a proposé de former une galerie de tableaux en réunissant les
toiles éparses dans les palais royaux ; il y a là des trésors incom-
parables. Il y a consenti, non point qu'il soit appréciateur des belles
œuvres, mais parce qu'il préfère un beau papier de tenture aux
vieux cadres qui pendent le long des murailles. Ticknor a été pré-
senté à la cour; il fait entendre qu'un étranger à Madrid ne peut
s'en dispenser. Le roi ne lui parle que du saint-père. Les membres
de la famille royale sont incapables de soutenir la moindre conver-
sation. Le gouvernement se fait à coups de décrets auxquels per-
sonne ne se croit tenu d'obéir, pas plus les fonctionnaires que les
autres citoyens. Le ministre des finances a-t-il besoin d'argent, on
décrète une nouvelle taxe ; les contribuables n'en paient guère que
le tiers, et l'on s'en tient là. Il y a une sorte de convention tacite
entre le gouvernement et les agens qu'il emploie que le roi rendra
des décrets et qu'il sera permis au peuple de ne pas obéir. De cette
façon, on n'a pas à craindre d'insurrection; mais si les ministres vou-
laient mettre à exécution la moitié de ce qui est prescrit, il y aurait
une révolte dans la quinzaine. Aussi les abus sont-ils nombreux
dans l'administration. On n'a pas découvert un autre moyen de les
réduire que de tarifer les dispenses et de légaliser les concussions.
Être regidor avant dix-huit ans est interdit par la loi ; c'est permis
contre paiement d'une taxe de 300 à ZiOO ducats. Pour se faire juger
par la cour suprême, il fallait payer les juges et leurs serviteurs ;
maintenant on l'obtient en versant 750 ducats au trésor. Du reste
point de police politique ; « ce gouvernement n'est pas assez civilisé
pour faire usage d'une machine si délicate. » Peu d'alguazils dans
les rues en plein jour ; moins encore la nuit. Il n'y en a point be-
soin. Le populaire n'est pas enclin aux délits, larcins, querelles,
orgies, que la police des rues a mission de prévenir. S'il se commet
un crime, c'est avec audace et devant tout le monde, comme le com-
porte le caractère national.
L'inquisition n'est plus qu'un épouvantail; elle n'a d'influence
que sur l'instruction publique et sur la presse. Peut-être est-elle un
peu plus active dans le sud de la Péninsule. Tout au moins elle s'y
donne parfois la satisfaction d'afficher un décret de condamnation
contre l'hérésie de Martin Luther. Parfois aussi elle fouille les pa-
piers des étrangers. Ticknor avait pris la meilleure sauvegarde
contre de telles contrariétés : outre qu'il n'affichait point ses opi-
nions religieuses, il savait toujours se faire des amis parmi les ec-
8 lu REVUE DES DEUX MONDES.
clésiastiques. Il S'imagine bien que ceux-ci veulent le convertir;
mais, comme leurs instances .sont fort discrètes, il ne s'en émeut
guère. La critique est sévère, on le voit; toutefois le narrateur est
forcé de convenir que, malgré l'inquisition et les concussions, sans
police et sans tribunaux sérieux, ce gouvernement suffit au peuple
espagnol; il n'y en a pas de plus tranquille, de plus loyal, de plus
obéissant. La corruption est à la surface, elle n'a pas pénétré la
masse.
Quant aux établissemens d'instruction ou d'intérêt public, il y a
peu de chose à en dire. L'hôpital est mal tenu; les étudians y sont
rares, quoiqu'il y ait cinq professeurs, avec des instrumens de chi-
rurgie de forme antique et de livres de l'autre siècle. Le droit s'en-
seigne, ainsi que la médecine, aux universités d'Alcala et de Sala-
manque; on y va pour la forme s'y procurer un diplôme de médecin
ou d'avocat. La bibliothèque est riche en livres et en médailles, si
riche qu'il a fallu entasser dans un grenier ce que l'on jugeait le
moins précieux. Le voyageur prend un volume au hasard dans ce tas
mis au rebut ; c'est la Mécanique céleste de Laplace. Par compen-
sation les musées de peinture sont splendides. Qui s'en étonnera
dans la patrie de Yelasquez et de Murillo? Ce qui vaut mieux en-
core, l'instruction primaire est universelle; les écoles sont nom-
breuses, gratuites ; l'on y apprend jusqu'au latin. Il est rare de
rencontrer un Espagnol qui ne sache pas lire et écrire; mais au-
delà de cet enseignement élémentaire, il n'y a rien : les moines,
qui sont les instituteurs de toute la Péninsule, ne désirent pas que
l'on en apprenne davantage. Malgré tout, ce peuple espagnol, avec
tous ses défauts, plaît au voyageur américain. Il y découvre de l'o-
riginalité, de la poésie, de la vigueur sans barbarie, de la civilisa-
tion sans débauche. « Ce qui serait ailleurs roman ou fiction est ici
la vérité ; pour tout ce qui a trait aux mœurs, Cervantes et Lesage
sont des historiens. En franchissant les Pyrénées, vous ne passez
pas seulement d'un pays dans un autre pays, d'un climat à un
autre climat; vous reculez de deux siècles en arrière, jusqu'aux
temps poétiques que nous ne connaissons plus que par les récits
de nos ancêtres. »
Ceci est pour le peuple. Les hautes classes ont, comme de juste,
pris plus ou moins les façons des autres pays d'Europe. Dès qu'il
sut assez d'espagnol pour les besoins de la conversation courante,
Ticknor se fit présenter dans les salons de Madrid. Ces réunions ne
ressemblent pas du reste à nos soirées françaises. Presque tous les
hommes fument, presque tous sont assez mal mis, bruyans, rudes,
parfois grossiers. La seule distraction admise est le jeu, auquel tout
le monde se livre avec passion; partant point de causeries, peu
UN HUMANISTE AMERICAIN. 815
d'intimité. Tel est l'aspect d'une tertulia chez le marquis de San-
lago, un grand d'Espagne fidèle aux vieilles coutumes. Une seule
personne y attire l'attention de notre Bostonien : c'est la sœur du
marquis, jeune, belle comme une sibylle, remplie d'esprit et d'en-
thousiasme, qui refuse de se marier pour restituer à son père exilé
la fortune dont elle jouit. Chez le premier ministre, Pizarro, la so-
ciété est plus mélangée. Les étrangers y coudoient les membres
du corps diplomatique et les principaux personnages du gouverne-
ment. Au palais de la duchesse d'Ossuna, la réception est plus eu-
ropéenne; cette grande dame, alors d'un âge mûr, n'est pas seule-
ment remarquable par la naissance, par la fortune, par les qualités
personnelles; elle a montré son courage, sa fermeté d'esprit pen-
dant la guerre d'indépendance. Qu'on ne l'oublie pas en effet, l'Es-
pagne, en 1818, sort à peine d'une crise épouvantable. Huit années
de guerre civile ont laissé des traces que le temps n'a pas encore
eiîacées et des souvenirs que les survivans ne peuvent oublier.
En résumé, la société espagnole était de si peu de ressource que
Ticknor vivait surtout dans le monde diplomatique, où se trouvaient
des personnes qui avaient toutes ses sympathies, comme le comte
Cesare Balbo, qu'il devait retrouver vingt ans plus tard en Italie,
comme M'"' de Tatichef, dont les représentations dramatiques et les
tableaux vivans avaient grand succès. Ce dernier genre d'amuse-
ment, inconnu sans doute dans le monde puritain de Boston, lui
plaît beaucoup. Aussi quelle description enthousiaste il en fait, sans
du reste penser à mal le moifts du monde ! « En comparaison de ce
spectacle magique, la plus belle toile est terne, la plus belle femme
est froide et prosaïque, car vous avez là le goût, la fantaisie, la
poésie de l'art avec la vie et les élans de la réalité. Je n'oublierai
jamais les représentations de la Sibylle du Dominiquin, de la Sainte-
Cécile de Raphaël et de tant d'autres peintures vivantes qui ont été
un de mes grands plaisirs en Europe. » Cet austère républicain se
civilisait, on le voit, au contact de la société monarchique. D'ail-
leurs il choisissait ses amis comme ses amusemens, sans aucun parti-
pris d'opinions politiques ou religieuses. On a déjà dit qu'il recher-
chait la compagnie des ecclésiastiques; mais, de tous les hommes
qu'il connaissait dans cette ville de Madrid, il en était un qu'il pré-
férait, et c'était justement le plus convaincu des royalistes, le duc
de Montmorency-Laval, ambassadeur de France, auprès duquel une
lettre de M™* de Staël lui avait servi d'introduction. Ce diplomate,
duc et pair de France, prince du saint-empire, grand d'Espagne,
d'une fidélité invariable à la cause des Bourbons, avait en plus de
l'esprit, du savoir et la plus exquise bonté de caractère. Il avouait
n'avoir qu'une ambition, « que, depuis le plus humble valet jus-
qu'au roi, tout le monde dise : C'est un excellent homme, h Cette
816 BEVCE DES DEUX MONDES,
intimité entre un royaliste de vieille roche et un partisan de Wash-
ington n'est-elle pas un trait curieux de la vie du personnage dont
on raconte ici les aventures?
Quatre mois de séjour lui avaient appris tout ce qu'il désirait
savoir. 11 voulait maintenant revenir en Angleterre en passant par
l'Andalousie et par Lisbonne. Cette fois il voyageait en poste, avec
le courrier de la malle, tous deux montés sur de petits chevaux
toujours au galop que l'on relayait d'heure en heure. Les journées
de 60 à 70 milles ne le fatiguaient point, d'autant plus qu'il s'ar-
rêtait dans les villes dont l'histoire ou les monumens présentent
quelque intérêt. Il traverse de cette façon Aranjuez, Ocafia, la Ca-
roline, Cordoue, bien accueilli partout, grâce aux recommanda-
tions qu'il avait emportées de Madrid. L'existence patriarcale des
grands seigneurs andalous qu'il visite en route lui plaît beaucoup.
Ces ducs et ces marquis, un peu trop ignorans, mais hospitaliers,
habillés à la mode du pays, vivant dans une intime familiarité avec
de vieux domestiques élevés dans leur palais, c'est un spectacle
qu'il n'a vu nulle part. A Grenade, il va droit chez l'archevêque, au-
quel il apportait une lettre du nonce. Ce vénérable prélat le prend
avec brusquerie par le bras, le mène dans une ai1« de son palais,
lui en donne la clé et lui dit : « Ces chambres, monsieur, sont pour
vous; ce domestique est à votre service aussi longtemps que vous
resterez à Grenade. Vous en profiterez ou vous n'en profiterez pas,
cela m'est égal. De plus, je dîne à deux heures : votre couvert sera
toujours mis, mais je ne me plaindrai pas si vous ne venez pas, car
il ne faut faire que ce qu'il vous plaît. » Un lettré tel que Ticknor
ne pouvait entrer dans ce palais sans évoquer le souvenir de Gil
Blas; mais le bon archevêque n'écrivait pas d'homélies, et le secré-
taire, un petit abbé sans intelligence ni talent, ne ressemblait par
aucun côté à son prédécesseur légendaire ; sa seule prétention était
d'avoir des autographes de tous les apôtres.
Le brigandage régnait encore en Andalousie à cette époque. Pour
aller de Grenade à Malaga, Ticknor se joint à une caravane de mar-
chands. Parmi ses compagnons de route se trouvait un comte Po-
lentinos, dont il avait fait connaissance au palais archiépiscopal,
qui était venu de Madrid pour un procès pendant depuis deux cent
onze ans. Le comte Polentinos venait d'obtenir un arrêt qui lui
donnait gain de cause; cependant il avait lieu de craindre que l'ad-
versaire n'eût encore un motif de cassation. Telle était la justice
espagnole. Mais il faut abréger, d'autant plus que ces pays sont au-
jourd'hui si connus que la relation d'un voyage n'a plus pour nous
l'attrait de la nouveauté. De Séville, il fallait gagner Lisbonne : ^a
route ordinaire par Badajoz était infestée de voleurs; Ticknor, sa-
chant que les autorités régulières ne le protégeraient pas, prit brave-
UN HUMANISTE AMERICAIN. 817
ment le parti de se joindre à une troupe de contrebandiers qui por-
taient des dollars de Séville à Lisbonne et rapportaient en échange
des marchandises anglaises.
« Je les rejoignis au coucher du soleil, à l'endroit où ils bivoua-
quaient pour la nuit. Ils étaient au nombre de vingt-huit avec qua-
rante mules, de braves gens, pleins de cœur, armés chacun d'un
fusil, d'une paire de pistolets, d'un sabre et d'une dague, étendus
par groupes sous des chênes-liéges ou occupés à faire cuire leur
souper. Je me fis aisément à leurs manières; me couchant sur ma
couverture, je mangeai de bon cœur et dormis aussi tranquillement
que le plus hardi d'entre eux. Le matin, nous fîmes tout à fait con-
naissance. Dans ce voyage de huit jours à travers un pays peu fré-
quenté, où nous évitions toute habitation, il s'établit entre eux et
moi une véritable intimité. Ces guides, bons et fidèles, me montrè-
rent un aspect de la nature humaine auquel je n'avais jamais pensé.
II y en avait deux qui étaient des hommes de talent; ils m'initièrent
aux principes et aux sentimens de leur corporation, à leurs opi-
nions politiques et religieuses, bien en rapport avec leur situation
sociale. Cette sorte de conversation fut mon principal amusement.
La contrée était triste et mélancolique. Nous ne recherchions point
les grandes routes : de temps en temps nous ne rencontrions un
sentier ou un chemin de traverse que pour l'éviter; nous étions di-
rigés par l'instinct des guides plutôt que par leur expérience. En
ce qui me concerne, j'ai rarement passé une semaine plus agréable.
La nouveauté de la situation, l'étrangeté du pays me plaisaient :
dormir à la belle étoile, sauf une nuit passée chez le chef de notre
bande, dîner sous un arbre, vivre en bon camarade avec des gens
que la loi condamne à être fusillés ou pendus, mener huit jours du-
rant la vie vagabonde d'un Arabe, cela me donna bien vite la ma-
gnifique insouciance de mes compagnons. Bref, je fus gai tout le
temps et ne trouvai point la route longue. En arrivant à la frontière
de Portugal, je dis adieu au seul pays du monde où cette vie soit
possible, au seul pays où la protection des contrebandiers soit pré-
férable à celle du gouvernement. »
Cinq semaines après, il rentrait en Angleterre, s'émerveillant du
contraste qu'offrent les environs de Londres en comparaison des
plaines nues de la Castille. Il lui tardait de repartir pour son pays
natal ; mais il lui était nécessaire auparavant de se composer une
bibliothèque de livres espagnols. Les librairies de Madrid et de Lis-
bonne étaient si dépourvues qu'il se vit obligé de revenir à Paris pour
y compléter ses acquisitions. Au retour de ce long voyage d'Italie et
d'Espagne, Ticknor était, peut-on dire, encore plus mondain qu'à
l'époque de son premier séjour en France, Il ne recherchait plus
TOMB xx. — 1877. 52
818 BEVUE DES DEUX MONDES.
seulement les conversations graves, les entrevues avec les person-
nages connus : un cercle féminin l'attirait au moins autant qu'une
société de savans; la danse même le retenait dans les salons bien
au-delà de l'heure discrète où les visiteurs sérieux se retirent. L'a-
mitié du duc de Montmorency- Laval lui ouvrait les hôtels les plus
aristocratiques; il sut en profiter, on va le voir, et juger son monde,
quel qu'en fût le rang, avec une égale impartialité.
« Je dîne toujours en compagnie, met -il dans son journal de
voyage, le plus souvent chez le comte de Pastoret, le duc de Duras
ou le coniie de Saint-Aulaire, ou, à défaut d'autre invitation, chez
le duc de Broglie, où mon couvert est toujours mis. » Il n'a rien vu
nulle part d'aussi agréable que ces dîners sans apparat et les soi-
rées intimes dont ils sont suivis. Nulle part, à l'entendre, le système
des relations sociales n'est si bien compris qu'en France. Les visi-
teurs sont nombreux; les hommes de lettres sont admis, recherchés
même, sur la seule recommandation de leur mérite personnel. Les
seules gens qu'il critique sont les hommes d'esprit, dont la réputa-
tion est faite en tant que causeurs, et qui vont d'un salon à l'autre,
répétant partout les mêmes mots. L'esprit est le dieu qu'on adore
dans les maisons françaises ; c'est brillant, gracieux, superficiel et
creux. — C'est fort bien dit; mais pourquoi, dira-t-on, s'y laisse-
t-il séduire?
Le comte de Pastoret appartenait au parti royaliste ultra. Cepen-
dant, en sa qualité de membre de l'histitut, il recevait chez lui des
hommes tels que Cuvier, Laplace; ses soirées étaient presqu'un
cénacle de savans et d'érudiLs. Chez la marquise de Louvois, res-
pectable douairière qui n'était rentrée qu'en 18 U, on s'occupait
davantage de politique. Ticknor y entendait de vigoureux sermons
contre la république, qu'il écoutait avec sa bonne huineur ordi-
naire, quoiqu'en enrageant un peu. La duchesse de Duras réunis-
sait chez elle les partisans du duc de Richelieu ; Chateaubriand,
Talleyrand, en étaient. Comme elle avait une réputation littéraire,
— on connaît son roman d'Owika, — Chateaubriand donnait vo-
lontiers aux habitués de ce salon la primeur de ses écrits. M"® de
Sainte-Aulaire tenait pour les doctrinaires , pour le parti Decazes,
qui triomphait en ce moment dans la faveur du roi. Barante et Guizot
y venaient tous les mardis. Par contraste, M""^ de Broglie recevait
les libéraux. Ces diverses coteries n'avaient au surplus rien d'exclu-
sif, surtout à l'égard des étrangers. Humboldt par exemple se mon-
trait partout, partout accueilli avec la distinction qui lui était due.
De tous ces personnages, il en est un qui déplaît franchement à
notre Américain : c'est Talleyrand. On l'a vu déjà, Ticknor s'entend
à merveille à faire le portrait des gens. Le récit qu'on va lire n'est-il
pas en son genre un tableau complet?
UN HUMANISTE AMÉRICAIN. 819
« Un soir, en arrivant chez la duchesse de Duras, je vis un mon-
sieur âgé adossé à la cheminée; il était vêtu d'une longue redingote
grise boutonnée jusqu'au menton, sans autre signe distinctif que le
ruban rouge de la Légion d'honneur qui orne tant de boutonnières
dans la bonne société que personne n'y fait plus attention. Il avait
une haute cravate blanche, cachant la partie inférieure du visage,
et ses cheveux étaient rabattus, à force de poudre et de pommade,
de façon à cacher le front et les tempes. En somme, il dissimulait
sa figure autant que possible; ce que j'en vis n'attira guère mon
attention. Il se tenait là, donnant des coups de pied dans le garde-
feu. J'observai toutefois qu'il causait d'une façon très animée avec
M™« de Duras, qui l'appelait « mon prince, » et que leur entretien,
surtout du côté de la dame, quoique toujours de bon ton, était trop
vif pour être tout à fait agréable. Je pris donc un livre et me don-
nai l'air de lire; mais j'écoutais. Ils discutaient une question poli-
tico-légale dont la société et les journaux s'occupaient beaucoup. Il
s'agissait de savoir si, en vertu de l'article de la charte : « La reli-
gion catholique romaine est la religion de l'état, » les protestans
pouvaient être obligés aux jours de cérémonies religieuses, en par-
ticulier lors des processions de la Fête-Dieu, de tendre leurs mai-
sons ou de manifester d'autres signes extérieurs de respect. Les
catholiques ardens prétendaient qu'ils y étaient tenus; les protes-
tans le niaient, et la plus haute cour de justice leur avait donné rai-
son. M'"*" de Duras était mécontente de cet arrêt; elle soutenait son
opinion non sans éclat; le monsieur vêtu de gris lui répondait avec
esprit, mais en homme qui ne veut pas discuter à fond. Enfin il me
parut un peu piqué de quelques-unes des saillies de son interlocu-
trice et lui dit, à bmle-pourpoint, en changeant de ton : « Savez-
vous, madame de Duras, qui a conseillé à ... (il nomma Beugnot, je
crois) de mettre ces mots dans la charte? — Non, je n'en sais rien,
répliqua-t-elle, mais ce sont d'excellens mots, d'où qu'ils viennent,
— Eh bien! c'est moi. — Je suis enchantée, reprit- elle vive-
ment avec un rire moqueur, que vous ayez si bien trouvé, et je vous
en remercie. — Et savez-vous pourquoi j'ai conseillé de mettre
cela? — Je l'ignore; mais je suis certaine que vous aviez de bonnes
raisons pour faire une si bonne chose. — Bah! continna-t-il, j'ai
conseillé de mettre ces mots, parce qu'ils ne signifient rien du tout. »
Là-dessus M""' de Duras se fâche un peu; la conversation s'aigrit,
si bien que, pour en sortir, elle se tourne vers Ticknor : « Vous
n'avez pas d'ennuis de ce genre en Amérique ; vous n'avez pas de
religion d'état. » Trop heureux de changer de sujet, le monsieur se
met à parler des États-Unis. Il raconte qu'il a été à Philadelphie,
du temps de Washington, puis à Boston, et il fait l'éloge de l'Amé-
rique. M"^ de Duras, l'interrompant, lui dit : « C'est là que je vous
820 REVUE DES DEUX MONDES.
Yis pour la première fois, dans un bal à Philadelphie; j'étais bien
jeune; manière et moi nous étions émigrées. — Oui, répond le mon-
sieur, poursuivant ses propres pensées, c'est un pays remarquable;
mais leur luxe ! leur luxe est affreux. » Ticknor était intrigué de sa-
voir à qui il avait affaire. Enfin M'"® de Duras les présenta l'un à
l'autre : c'était Talleyrand. Ils continuèrent de causer des États-
Unis. Talleyrand était froid pour Washington; il semblait ne pou-
voir oublier que le président n'avait pas voulu le recevoir par égard
pour la république française. Il se rappelait une jeune fille de
Boston, d'une beauté remarquable. Ticknor savait de qui il était
question : c'était M""* Perkins, avec laquelle il était venu en Europe
quatre ans auparavant. On lui avait raconté dans sa jeunesse que
c'était la seule personne avec qui Talleyrand consentît à parler an-
glais. Il put donc lui raconter qu'elle s'était mariée, qu'elle avait une
demi-douzaine d'enfans, qu'elle avait fait le voyage d'Angleterre en
1815. Talleyrand ne l'écoutait pas. « Il ne s'intéresse qu'à ses pro-
pres souvenirs; les personnes qu'il a connues ne l'occupent qu'au-
tant qu'elles ont été mêlées à sa propre vie; il lui est devenu in-
différent qu'elles soient mortes ou vivantes, »
Un peu plus tard, la veille de son départ pour l'Angleterre, Tick-
nor était venu prendre congé de M™« de Duras. Talleyrand était en-
core là. Le duc de Richelieu avait donné sa démission; il y avait
quelque difficulté à composer le nouveau ministère; en un mot, on
était en pleine crise. Le prince était sombre : à l'entendre, la situa-
tion était menaçante; le roi n'avait personne sur qui compter.
M"^ de Duras parlait peu et paraissait inquiète ; ce qu'on lui^disait
n'était pas pour la tranquilliser. Enfin Talleyrand se leva pour
partir, et, continuant de parler du même ton désagréable, il alla
lentement jusqu'à la porte : « Et cependant, dit-il en accentuant ses
paroles, et cependant il y a un petit moyen, si l'on savait s'en
servir! » Sur quoi, il disparut. Il y eut dans le salon un moment
de silence pénible. Ticknor fit ses adieux et s'en alla. A peine était-il
dans sa voiture que M'»* de Duras le faisait rappeler pour le prier
de ne parler à personne de ce qu'il avait entendu tant qu'il serait
en France. Le soir, il dînait chez le duc de Broglie avec Humboldt,
Lafayette et l'abbé de Pradt. La tentation était forte; il y sut ré-
sister; mais huit jours après il était à Londres chez lord Holland
avec quelques-uns des principaux orateurs du parti whig; il ne se
fit pas faute de raconter le petit discours de Talleyrand, qui eut un
succès de rire universel. Ce républicain d'un autre monde regardait
avec un certain dédain les petites terreurs, les petites questions et
les petits moyens de la politique européenne.
H. Blerzy.
LA
METAPHYSIQUE EN EUROPE
DEPUIS HEGEL
LA PHILOSOPHIE DE LA LIBERTÉ.
SCHELLING ET SECRETAN.
Après la domination toute-puissante exercée par Hegel pendant
un quart de siècle, après le règne de la philosophie de l'Idée, un
autre principe, une autre formule a commencé à prévaloir en Alle-
magne, et a obtenu à son tour, sinon un empire aussi générale-
ment accepté, au moins une certaine part de cet empire et de cette
faveur : c'est le principe de la Volonté. La Pensée, que la philoso-
phie de Hegel avait mise au premier rang, est descendue au second.
La priorité de la volonté sur l'idée est la formule commune de deux
écoles de philosophie, peu d'accord d'ailleurs sur bien d'autres
points : d'un côté, l'école de Schelling, redevenu le successeur de
Hegel après avoir été son prédécesseur; de l'autre, l'école de Scho-
penhauer. Ces deux philosophes ont trouvé des disciples, mieux
que des disciples, qui ont exposé et développé leur pensée en y
mêlant d'importantes vues personnelles, et qui peuvent être à leur
tour considérés comme des philosophes originaux. Cette philosophie
de la volonté, comme on l'appelle, a commencé à pénétrer parmi
nous. Quelques jeunes esprits, en quête du nouveau, sans avoir trop
822 REVUE DES DEUX MONDES,
l'air de la bien comprendre, ont cru y trouver ce qu'ils cherchaient.
L'ensemble de ces vues est aujourd'hui assez complètement déve-
loppé pour qu'il soit possible de s'en faire une idée assez nette.
Nous étudierons donc la philosophie de la volonté sous les deux
formes qu'elle a prises, l'une à la suite de Schelling, l'autre à la
suite de Schopenhauer : la première expliquée et développée dans
la PMlosoplde de la liberté, de M. Secrétan, de Lausanne ; la se-
conde, corrigée et remarquablement enrichie par M. de Hartmann,
dans sa Philosophie de Vinconscient. Ce sont en effet ces deux phi-
losophes surtout que nous voulons faire connaître, et nous n'em-
prunterons à leurs deux illustres prédécesseurs que ce qui sera
nécessaire à l'intelligence de leurs idées.
L
Lorsque Schelling, après avoir passé de la philosophie du moi,
qui lui était commune avec Fichte, à la philosophie de la nature,
et après avoir réconcilié l'une et l'autre dans la philosophie de
l'identité, transformée elle-même bientôt en une sorte de théoso-
phisme alexandrin, sous l'influence de Jacques Boehm et de Gior-
dano Bruno, se retira dans le silence vers 1815, le gouvernement
incontesté de la philosophie en Allemagne demeura entre les mains
de Hegel. Ce fut le règne de la logique. Dans ce système en effet,
tout est logique, tout est pensée, tout est rationnel. Ce que nous
appelons substance, cause, force, activité, «ne sont que des modes
de la pensée. Tout ce qui est rationnel est réel; tout ce qui est réel
est rationnel. Ce n'est plus seulement le panthéisme, c'est le pan-
logisme {der Panlogismm). L'hégélianisme s'était introduit dans
tous les domaines de la science, dans l'esthétique, dans l'histoire,
dans le droit, dans la religion. Partout on racontait les évolutions
de l'idée. Tout était idée. Un peuple était une idée, une étoile était
une idée ou un moment de l'idée. Hegel lui-même était l'idée abso-
lue. Le rayonnement de ces pensées pénétrait jusqu'en France, et
l'on sait quel succès elles eurent à la Sorbonne en 1828.
Pendant ce triojnphe de l'hégélianisme, à peine tempéré par la
résistance honorable, mais passagère, de la philosophie de Herbart,
que devenait Schelling, qui depuis 1815 semblait avoir renoncé à la
publicité, mais qui était encore dans toute la force de l'âge et qui
devait même survivre à Hegel de vingt années? On savait qu'il avait
dirigé ses études du côté de la mythologie; mais il n'était pas vrai-
semblable que ce génie essentiellement métaphysicien et poète s'oc-
cupât de la mythologie seulement en érudit. Selon toute apparence,
c'était une forme nouvelle, un cadre nouveau pour sa philosophie.
LA MÉTAPHYSIQUE EN EUROPE. 823
Plusieurs fois il avait entrepris et annoncé quelque publication; puis
il s'était arrêté, et cet écrivain, si fécond jusqu'alors, paraissait s'être
imposé un religieux silence. En 1813, il avait commencé l'im-
pression d'un grand ouvrage, qui devait être intitulé : les Ages
du monde [die Weltalter)\ mais il la suspendit brusquement, et
de ce travail il ne resta qu'une dissertation sur les Divinités de
Samothrace (1815). Toute son activité cependant continua d'être
appliquée à l'enseignement. En 1820, il alla s'établir à Erlangen
et y fit des cours jusqu'en 182G. A cette époque, l'université de
Landslmt ayant été transportée à Munich, Schelling demanda et ob-
tint la chaire de philosophie dans cette ville, qui, sous l'influence
du roi Louis, allait devenir un centre esthétique, archéologique et
littéraire. Ce fut dans cette dernière chaire que Schelling enseigna
sa philosophie de la mythologie, devenue plus tard philosophie de la
révélation. Lq^ Leçons mythologiques furent annoncées dès 1830 par
les catalogues de librairie comme devant paraître prochainement ;
l'impression même en était arrivée à la seizième feuille lorsque
Schelling, encore une fois, l'arrêta par des raisons qu'on ignore.
Bientôt dans le nord de l'Allemagne , après la mort de Hegel , on
commença à devenir attentif à l'action que Schelling exerçait à Mu-
nich. De jeunes disciples répandaient la nouvelle d'une transfor-
mation de sa philosophie. En 1833, il sortit de son silence par
une déclaration de guerre à l'école hégélienne. Ce fut dans une
préface à la traduction allemande des Fragmens jjhilosophiques de
Victor Cousin, préface remplie d'amertume contre Hegel et ses dis-
ciples, et annonçant un retour offensif contre les fausses consé-
quences qu'on avait tirées de ses doctrines. Ce fut quelque temps
après qu'un célèbre hégélien , le spirituel Rosenkranz , voulant se
rendre compte par lui-même du mystérieux enseignement de Mu-
nich , dont on parlait beaucoup sans en rien savoir de précis , s'y
rendit incognito pour entendre le grand maître : il nous en donne
dans un de ses livres (1) le tableau curieux et piquant :
« En l'été de 1838, dit-il, j'étais à Munich, et je brûlais du désir
de voir Schelling. Mais, me cïisais-je à moi-même, si je vais visiter
Schelling, de deux choses l'une : ou il ne me recevra pas, et je lui
en voudrai d'une circonstance qui serait peut-être accidentelle, et
je croirai qu'il m'aura repoussé à titre d'hégélien, ou bien il me
recevra; or il est bienveillant et aimable, et je me sentirai lié à lui.
(1) Schelling, Vorlesungen im Sommer i842, von K, Rosenkranz (Danzig 1843). Ce
livre est une des représailles de la jeune école hégélienne de 1830 contre la réaction
de Schelling à Berlin. Il faut donc le lire avec précaution; cependant il danne une
idée vive et juste des variations et des métamorphoses constantes de la philosophie de
Schelling,
824 REVDE DES DEUX MONDES.
Il vaut mieux me priver de tout rapport personnel afin d'être libre de
ne porter sur lui qu'un jugement objectif et désintéressé. En con-
séquence, je triomphai de mon désir, et je ne vis pas Schelling. En
revanche, je cherchai le moyen d'assister à ses leçons. On m'avait
parlé à l'hôtel des grandes difficultés que j'aurais à surmonter, ne
lui ayant pas été présenté, et n'ayant pas reçu de lui une carte
d'invitation, qu'un laquais en livrée devait, me disait-on, recevoir à
'entrée. Ce n'étaient que de vains propos. J'arrivai dans l'auditoire
sans avoir vu un seul domestique, et sans que personne m'eût rien
demandé. C'était la même salle où j'avais entendu Schubert parler
d'histoire naturelle. Les bancs s'y élèvent en amphithéâtre. Il pou-
vait bien y avoir de 300 à ZiOO auditeurs. Un tiers d'entre eux
avaient un air tout idéaliste : boucles tombantes, blancs cols de
chemise, cou nu, redingotes allemandes, quelque chose comme nos
peintres de Dusseldorf, ou plus récemment nos compagnies d'étu-
dians à prétentions. Je m'assis dans un coin. Derrière moi, comme
je l'appris par hasard, se tenait le fils de Schelling. L'auditoire
avait deux portes : l'une conduit à un escalier de dégagement;
l'autre dans un grand corridor. Je fixai mes yeux sur celle-ci dans
une grande attente. J'étais rempli de ce sentiment indescriptible
qui nous envahit, lorsque le génie, que nous ne nous étions repré-
senté que par l'imagination, va nous app-araître dans sa réalité sen-
sible, et sa présence immédiate. Les momens où j'avais vu pour la
première fois Schleiermacher, Steffens, Hegel, Tieck, Karl Ritter,
Daub et autres, qui sont devenus depuis mes amis, me revenaient à
la mémoire. Les descriptions que Schweigger et Léo m'avaient
faites de Schelling flottaient devant mon esprit. Cependant il ne
venait pas : nous attendions déjà depuis plus d'une heure. Tout à
coup tous les auditeurs se levèrent à la fois : naturellement je fis
comme eux; mais je ne vis pas celui que tous saluaient respectueu-
sement, car j'avais toujours les yeux fixés sur la porte du corridor.
Cependant Schelling était entré derrière moi et venait précisément
de monter à sa chaire. Un extérieur un peu trapu , un front élevé,
une chevelure blanche, de la douceur dans la bouche, le regard
plus pénétrant que chaud, plutôt sanguin et mobile que mélanco-
lique et profond, voilà Schelling (1); toilette élégante, mais digne
sans recherche: courte redingote brune, cravate noire, pantalon
gris, attaché serré par des sous-pieds, tel était son extérieur. Une
tabatière d'argent que Schelling portait à la main gauche, et qu'il
posait ou reprenait constamment, était la seule décoration symbo-
lique de son discours. Je m'étais représenté d'avance sa parole,
(1 ) Mehr sanguinisch unruhig, als melancholisch tief.
LA MÉTAPHYSIQUE EN EUROPE. 825
semblable à celle de Steffens, comme un libre torrent. Il n'en était
rien. Debout dans une attitude ferme, il tira de sa poche un mince
cahier, et le lut, mais en mêlant à la lecture la liberté de l'ex-
position : de temps en temps il le posait, et donnait des explica-
tions sous forme de paraphrases dans lesquelles se faisait sentir cet
éclat poétique que Schelling sait unir avec tant de charme aux con-
ceptions les plus abstraites. Au reste, dans les cours auxquels j'as-
sistai, l'exposition était plutôt érudite que spéculative; ou du moins,
du spéculatif, je ne compris absolument rien, parce que la liaison
avec ce qui précédait m'échappait. Je ne dirai donc rien du contenu
de son enseignement, qui maintenant m'est devenu beaucoup plus
clair; mais la forme me frappa beaucoup. La tranquillité, la fermeté,
la simplicité, l'originalité, faisaient passer sur l'excès du sentiment
personnel qui perçait un peu trop souvent; et même l'idiome
souabe communiquait, pour moi du moins, un attrait tout particu-
lier à sa voix, n Rosenkranz raconte ensuite qu'ayant continué d'as-
sister au cours de Schelling, il était présent à sa dernière leçon,
remplie d'allusions amères et de traits mordans contre Hegel. 11 en
était tout ému, lorsqu'un dernier incident vint à changer le cours
de ses idées. Schelling ayant achevé, tous se levèrent, et, comme
c'était l'usage à Munich, un étudiant vint présenter à Schelling au
nom de ses camarades un adieu reconnaissant. « Je fus pris, nous
dit-il, au dépourvu; je sentis s'évanouir en moi tout ce que j'avais
amassé de tristesse et d'emportement, et je me joignis avec le sen-
timent le plus sincère aux acclamations de la salle. Schelling s'in-
clina, à droite et à gauche, avec un court remercîment , et il s'éloi-
gna d'un pas mesuré. Je ne le revis plus. »
Ce tableau intéressant nous apprend que, dans le temps où l'Eu-
rope avait cessé de s'occuper de Schelling, croyant sa carrière phi-
losophique depuis longtemps terminée, il continuait d'avoir autour
de lui une école et presque une église. Sa pensée, remontant le
courant philosophique du siècle, était revenue peu à peu de la phi-
losophie de la nature, tout inspirée de l'esprit du xviii* siècle, à
une philosophie religieuse et à une sorte de néo-christianisme. Sans
doute c'était un christianisme libre et singulièrement hétérodoxe,
comme il l'est en Allemagne ; mais c'était assez cependant pour
choquer l'esprit nouveau, entraîné dans une voie toute différente. ^Ge
conflit du nouveau Schelling avec l'esprit du siècle eut lieu bientôt
après; ce fut un grand événement, et nous nous souvenons encore
nous-mème du retentissement qu'il eut jusque parmi nous (1). Le
(1) Nous étions à cette époque à l'École normale, et, mal informé comme on l'est à
cet ige, nous en étions encore à la proposition que M. Cousin, pendant son minis-
tère de 1840, avait faitu à Schelling de veuir «aseigner au Collège de France : noua
826 REYUE DES DEUX MONDES.
15 novembre ISZil, il inaugura ses leçons sur la philosophie de la
révélation devant un immense public d'étudians. La réapparition
de Schelling sur un aussi grand théâtre excitait une attente univer-
selle. Malheureusement la fortune n'aime pas les vieillards, disait
Charles-Quint; Schelling en fit l'épreuve, il fut suspect de réaction.
11 voulait ramener la philosophie en arrière, tandis qu'en ce mo-
ment même la jeune gauche, comme on l'appelait, traduisait l'hé-
gélianisme dans un sens tout opposé et préludait à la prochaine
renaissance du naturalisme. Les leçons de Schelling s'éteignirent
dans le silence et la solitude. Plus tard ces leçons furent publiées
dans ses œuvres complètes, mais encore au milieu de l'indifférence
du pubUc; le mouvement des esprits était ailleurs. La plupart
môme des historiens de la philosophie allemande rapportent cet
épisode sans y ajouter beaucoup d'importance. Cependant M. de
Hartmann, le célèbre auteur de la Philosophie de Vinconscient,
place assez haut la philosophie « positive » de Schelling, et il y
voit la synthèse de Hegel et de Schopenhauer (1), c'est-à-dire une
œuvre analogue à celle qu'il a tentée lui-même. Mais c'est surtout
en Suisse, dans M. Secrétan et dans sa Philosophie de la liberté,
que cette doctrine a trouvé un commentaire original et personnel.
Avant d'étudier le commentaire, résumons d'abord le texte, et si-
gnalons les traits les plus saillans de ce que l'on peut appeler « la
dernière pensée de Schelling. »
En reprenant la parole devant le grand public, après un si long
silence , Schelling prétendait non pas rétracter et abandonner sa
philosophie antérieure , mais au contraire la compléter et lui don-
ner un couronnement définitif. H maintenait le principe, mais il
combattait surtout l'interprétation que Hegel en avait donnée. Cette
interprétation aboutissait à un panlogisme absolu. C'est cette con-
ception que Schelling voulait dépasser, sans revenir cependant à
l'ancienne ontologie, car c'est la prétention un peu puérile des Al-
lemands de vouloir toujours trouver un nouveau principe supérieur
au précédent, sans revenir aux idées antérieures, comme si la
métaphysique pouvait avoir indéfiniment à sa disposition des prin-
cipes à superposer les uns aux autres. Quoi qu'il en soit , que ce
fût un retour ou un progrès, Schelling soutenait contre le panlo-
gisme une controverse très digne d'attention.
Il faisait remarquer d'abord que ce principe : « tout est logique,
eûmes donc un instant l'illusion de voir Sclielling en France; mais déjà il enseignait
à Berlin. . ■ «K»^
__(£) Voyez l'écrit très bien fait, intitulé Schellings positive Philosophie als Einheit
von Hegel und Schopenhauer (Berlin 1869). — Nous nous en sommes beaucoup aidé
dans ce travail.
LA MÉTAPHYSIQUE EN EUROPE. 827
tout est rationnel, » est une pure hypothèse, un postulat non démon-
tré. Pourquoi, disait-il, est-ce la raison qui existerait, et pourquoi
pas la non-raison [die Unvenmnft)! Sans doute, il est commode de
placer la raison à l'origine des choses comme la substance univer-
selle, l'être nécessaire; mais, absolument parlant, le contraire est
aussi possible. Ce n'est nullement une nécessité a priori : c'est un
pur dogme. Il ne sert de rien de dire que, si on ne commençait par
poser ce postulat, il n'y aurait plus de science, car pourquoi serait-il
nécessaire qu'il y eût une science? En second lieu, dans l'étude de
tout être, après que l'on a fait abstraction de l'intelligence et du ra-
tionnel, il y a toujours un reste, un résidu qui n'est pas résoluble en
élémens rationnels, et qui par conséquent est irrationnel. Sans
doute, toutes choses dans le monde nous apparaissent avec le carac-
tère de la règle, de l'ordre et de la forme; mais au fond on aperçoit
toujours le sans règle [das Regellose), et il semble même qu'à l'ori-
gine, c'est le sans règle qui devient ordre, c'est le non rationnel
qui devient rationnel. C'est là la base incompréhensible de la réa-
lité, le reste irréductible qui ne se laisse pas ramener à l'intelli-
gible. Il y a donc une nature extra-logique de l'existence, une base
irrationnelle de la réalité. L'intelligible, c'est Y essence. Le non in-
telligible est V existence (1). Nous exprimons le premier de ces élé-
mens en disant d'une chose ce qu'elle est, le second, en disant
qu'elle est. Or cet élément , qui fait et constitue l'existence, n'est
plus la raison; c'est la volonté. « Pas d'être réel, sans un vouloir
réel. L'être d'une chose se reconnaît en ce que cette chose s'af-
firme, se sépare d'autre chose, fait effort pour résister à tout ce qui
cherche à la pénétrer ou à l'opprimer; mais toute résistance, tout
effort réside exclusivement dans la volonté , csr la volonté est, à
proprement parler, le résistant, le principe de toute résistance,
l'insurmontable. Dieu lui-même ne peut vaincre la volonté que par
la volonté. » La volonté est encore le libre , le non logique , le non
rationnel, car tout ce qui est soumis à la nécessité logique n'est
pas volonté. La volonté ne peut se déduire du rationnel ; elle est
donc quelque chose au-delà. Enfin , si la raison ne suffit pas pour
comprendre la réalité, encore moins est-elle capable de la créer.
Jamais de la nécessité logique on ne passera à un être réel. « Il n'y
a pas d'autre ressource, disait Schelling en pensant à Hegel, que de
supposer que la raison, devenue infidèle à elle-même, a fait une
chute; l'idée, que l'on se représente comme ce qu'il y a de plus
parfait, s'avise, sans aucun motif, sans rime ni raison (comme di-
(1) L'intelligible est ce que les Allemands appellent le was (le ce que); le non intel-
ligible est le c/ass(le que).
828 REVUE DES DEUX MONDES.
sent les Français), de se briser et de se morceler dans ce monde des
choses accidentelles, irrationnelles, rebelles à toute conception. On
peut lui appliquer le mot de Térence : cum ratione imanire... » On
ne peut comprendre, dit encore Schelling, « ce qui pourrait détermi-
ner l'idée, une fois arrivée à l'état de sujet absolu, à s'objectiver de
nouveau, à perdre toute subjectivité et à se laisser tomber dans la
pire des extériorités, celle de l'espace et du temps; car la raison,
dans laquelle tout se développe avec une absolue nécessité, ne
peut rien connaître de ce que nous appelons une résolution, une
action, un fait. »
En conséquence le panlogisme ne peut se donner comme la phi-
losophie absolue. Il n'en exprime qu'une partie, celle qui concerne
les rapports logiques des choses; mais le réel, le positif, l'existence,
lui échappent. Le panlogisme n'est qu'une philosophie « négative; »
il faut le compléter par une philosophie « positive. » L'une est la
philosophie de l'entendement, l'autre la philosophie de la volonté.
L'une n'a affaire qu'à l'essence logique : elle est tout hypothétique,
car jamais la logique ne pose l'existence des choses, elle la sup-
pose. Elle signifie toujours que, si quelque chose existe, ce quelque
chose se conformera à telles lois; mais telle chose existe-t-elle?
Aucune déduction a priori ne peut nous l'apprendre. Ce n'est que
l'induction (1) qui donne l'existence. Schelling va si loin dans cette
nouvelle voie , si opposée à ses premières conceptions, qu'il en
vient à rejeter absolument le célèbre argument a priori, la preuve
de saint Anselme, si chère jusque-là au panthéisme allemand. Cette
preuve, comme on sait, consiste à démontrer l'existence de Dieu en
partant de son idée. Schelling affirme au contraire que, même pour
Dieu, l'essence n'enveloppe pas l'existence. L'existence est un fait
premier qui ne peut se déduire de quoi que ce soit. L'absolument
(1) Il ne faut cependant pas se faire illusion sur la portée de cette expression. II ne
s'agit ici ni de la méthode expérimentale des Anglais, ni de la méthode psychologique
des Français. C'est une induction, dit Schelling, « qui prend son point d'appui dans la
pure pensée. » Au fond, c'est toujours la déduction, seulement sous forme d'analyse
plutôt que de synthèse, comme on le voit lorsque Schelling cherche à établir ce qu'il
appelle le commencement de la philosophie {Philosophie der Offenbarung, dixième
leçon, p. 20i.) Voici comment il procède et comment il pose le concept de la pure vo-
lonté : R II faut partir, dit-il, de ce qui est avant l'être {was vor dem seyn ist). Ce qui
est avant l'être, c'est ce qui n'est pas encore, mais ce qui sera {das noch nicht seiende,
aber das sein wird), c'est le futur absolu (das absolute zukiinftige). Or le futur, ou ce
qui sera, c'est ce qui peut être {das unmittelbar sein konnende). Ce qui peut être,
c'est ce qui veut être, c'est le pur vouloir {das blosse wollen). L'être consiste donc dans
la volonté. » On voit par cet exemple que nous avons toujours affaire avec la méthode
déductive, j'ajoute à une déduction aussi artificielle et aussi creuse que celle de Hegel.
L'idée de découvrir la volonté autre part que dans la conscience du sujet voulant est
absolument vaine. L'école de Schopenhauer n'est pas tombée dans cette faute.,.
LA METAPHYSIQUE EN EUROPE. 829
premier ne peut être prouvé. Il est au-dessus de toute preuve
parce qu'il est l'absolu et le commencement de tout. Qu'est-il done
en soi? Il est cause de soi, causa sui, ce qui implique qu'il est en
quelque sorte antérieur à lui-même. C'est Vaséùé des scolastiques;
mais qu'est-ce qu'exister par soi-même, être cause de soi-même?
Quelle est la réalité qui correspond exactement à cette notion? C'est
la volonté, la liberté. Dieu est donc volonté absolue, liberté abso-
lue, en conséquence personnalité absolue.
Ainsi Schelling, sans renoncer à ce qu'on appelle en Allemagne
« le monisme, » devenu en quelque sorte un dogme pour tout phi-
losophe allemand, retournait, après un long détour, à la doctrine
de la personnalité divine, qui paraissait avoir sombré à tout jamais
dans l'océan du panthéisme. M. de Hartmann affirme que Schelling
n'est pas devenu pour cela infidèle au panthéisme : sa doctrine nou-
velle, dit-il, est le panthéisme de la personnalité {PersdnlichkcU-
Panlhei Sinus). « Dieu est l'être, et tout être n'est que l'être de
Dieu. » Ce principe subsiste dans la nouvelle philosophie de Schel-
ling. Ce que Schelling combat dans le panthéisme, c'est le Dieu
mort de Spinoza, le Dieu logique de Hegel : ce qu'il lui substitue,
c'est un panthéisme monothéiste; mais en même temps il continue
à rejeter le vieux théisme, le théisme populaire, celui qui croit que
Dieu est un être extérieur au monde; pour lui, comme pour tous les
panthéistes. Dieu est intérieur aux choses.
Réduit à ces termes, le débat entre le panthéisme et le théisme ne
nous paraît plus signifier grand'chose, car où a-t-on vu un théisme
qui soutienne l'extériorité absolue de Dieu? Non-seulement toute
philosophie théiste implique la présence de Dieu dans les choses,
mais il n'y a de religion qu'à ce prix. Pour nous, un panthéisme qui
reconnaît la personnalité divine, si l'on ne joue pas sur les mots,
est précisément ce que nous appelons le théisme. Lorsqu'en effet
nous revendiquons comme formule de notre doctrine (1) cette pro-
position fondamentale de Maine de Biran : « La science humaine
a deux pôles, la personne moi d'où tout part et la personne Dieu
(1) Cette formule nous paraît pouvoir être proposée comme la formule caractéris-
tique du spiritualisme français. Elle est iavoquée par Emile Saisset {Introduction à
Spinoza, 2'- édition, 18G0, p. 306); et M. Ravaisson {Rapport sur la philosophie du
dix-neuvième siècle, p. 246) dit à peu près dans le même sens : « L'absolu de la par-
faite personnalité est le centre d'où se comprend notre personnalité imparfaite. » En
conséquence, au lieu de cette expression vague de spiritualisme, qui signifie tout ce
qu'on veut, nous aimerions à désigner notre doctrine par l'expression plus précise et
plus scientifique de théisme personnaliste {Persônlichkeit-Theismus), ou philosophie
du conscient {Philosophie des Dewussten); notre philosophie prendrait par là un ca-
ractère plus net et plus significatif en présence des autres doctrines de la métaphy-
sique contemporaine.
830 BEVDE DES DEUX MONDES.
OÙ tout aboutit , » — lorsque nous posons ainsi la personnalité au
commencement et au terme de la science , nous n'entendons nul-
lement, nous ne sommes nullement tenus à entendre que ces deux
personnalités sont séparées l'une de l'autre, comme le moi d'un
homme l'est de celui d'un autre homme : il va de soi que le rap-
port entre une personnalité infmie et une personnalité finie ne
peut pas être le même que celui qui existe entre deux personnes
également finies. Que l'infinie personne soit présente intérieurement
à la personne finie, qu'elle la soutienne, qu'elle en soit la vie, l'âme
et r^esprit, il y a là sans doute quelque chose d'obscur, mais pas plus
que ne l'est l'hypothèse d'une substance impersonnelle prenant
conscience d'elle-même dans les individus finis. Si donc c'est la con-
science de l'unité universelle que le panthéisme craint de voir bri-
ser et morceler par la doctrine du théisme personnaliste, nous pou-
vons dire qu'elle ne court pas plus de risques dans un sens que dans
l'autre.
Il est impossible de méconnaître la valeur l'importance de ce
retour offensif de ScheUing contre l'idéalisme .ogique. Tout est-il
original dans c-ette conception? L'opposition de l'existence et du pur
rationnel n'était- elle pas au fond du réalisme de Herbart? Celui-ci
n'avait-il pas dit également que l'existence ne peut pas être déduite,
qu'elle est une « position absolue. » La définition de l'absolu par la
liberté est-elle bien différente aussi de celle de Fichte dans sa pre-
mière philosophie? Le moi « qui se pose lui-même » n'est -il pas
aussi « cause de soi? » Peu nous importe d'ailleurs le degré de nou-
veauté et d'originalité de la dernière philosophie de Schelling; cette
critique de la logique à outrance de l'école hégélienne est du plus vif
intérêt. On n'était donc pas si mal éclairé en France lorsqu'on sou-
tenait que le système de Hegel était un panthéisme abstrait, auquel
manquait tout fondement effectif et réel, que ce système passait du
domaine de la logique au domaine de la nature par un saut brusque
et sans aucune raison, enfin que le principe des choses ne doit pas
être seulement idée, mais encore volonté et personnalité. Ainsi la
philosophie allemande, mieux instruite, finissait par se dire à elle-
même ce que les spectateurs désintéressés lui avaient dit depuis
longtemps.
Il ne faut pas croire d'ailleurs que les vues précédentes, exprimées
par Schelling dans ses ouvrages posthumes, la Philosophie de la
mythologie et la Philosophie de la révélation (1), fussent pour lui-
même entièrement nouvelles, et, comme le dit avec raison M. Erd-
mann, elles n'ont excité un si grand étonnement que parce que l'on
(1) Schellings sUmmUiche Werke (II. Abtheilung, t. I-IV, 1857-1858).
LA MÉTAPHYSIQUE EN EUROPE. 831
avait oublié ou trop peu remarqué les derniers écrits de sa première
période. Déjà, par ces écrits, il était entré dans une nouvelle phase,
que ses disciples désignaient sous le nom de doctrine de la liberté
{Frcihcitslehre). Était-ce sous le coup des critiques de Fichte, avec
lequel il avait eu de vives controverses et auquel il aurait emprunté
la doctrine de la liberté, tandis que Fichte, par une sorte de réci-
procité, lui empruntait à son tour la doctrine de l'absolu ( l)? ou ne
serait-ce pas plutôt sous l'influence de Jacques Boehm, avec les
écrits duquel il s'était alors familiarisé? M. Erdmann soulève ces
deux hypothèses sans se décider pour aucune (2). Toujours est -il
que, dans ces dilTérens écrits, il avait déjà essayé de dépasser
le système panthéistique de l'identité, et, tandis que bien long-
temps encore les esprits se laissaient séduire par le prestige de ce
système, Schelling l'avait abandonné. Déjà en efFet, dans son écrit
sur la liberté humaine (3) , il enseignait « qu'il n'y a pas d'autre
être que le vouloir, » que le vouloir est « l'être primitif, das Vr-
seyn. » Il distinguait l'être, en tant qu'il est (t le fondement de l'exis-
tence » et l'être en tant qu'il « existe. ». Il appliquait cette dis-
tinction à Dieu lui-même , et il soutenait qu'en Dieu , ce qui est
l'existence « n'est pas Dieu. » Dieu, c'est « le Dieu existant, » L'ab-
solu et Dieu sont l'un et l'autre la volonté; mais l'un est la volonté
sourde, obscure, sans conscience, l'autre est le « mot de cette vo-
lonté. » Toute personnalité repose sur un fond obscur; cela est
vrai même de la personnalité divine. Dieu devient personne. Dans
un autre écrit du même temps (û), il poussait si loin la doctrine de
la personnalité divine qu'il l'assimilait presqu'à la personsalité hu-
maine. Si nous désirons, disait-il, un vrai Dieu, un Dieu vivant et
personnel, nous devons supposer que sa \àe a la plus grande
analogie avec la vie humaine , et qu'il a tout en commun avec
l'homme, excepté la dépendance. Tout ce que Dieu est, il l'est
par lui-même. Dieu se fait lui-77îême : c'est pourquoi il ne peut pas
être dès l'origine quelque chose d'achevé. En Dieu comme en
l'homme, il y a un principe obscur et un principe conscient, une
lutte entre ces deux principes, une victoire de l'un sur l'autre. Le
premier représente l'égoïsrae divin, le second l'amour divin. La vic-
toire de l'amour sur l'égoïsme est la création. Cette ressemblance
(1) Fichte en effet a eu deux philosophîes comme Schelling, et il a fini en quelque
sorte par la philosophie de Schelling, tandis (jue celui-ci finissait par la philosophie
de Fichte.
(2) Erdmann, Grundriss der Geschichte der Philosophie, t. II, p. 554.
(3) Ueber das IVesen der menschlichen Freiheit (Landshut 1809).
(4) Stultgarter Privat-vorlesungen [Werke, t. VII, p. 418-484). Ces leçons n'ont été
publiées qu'après la mort de Schelling, et dans la seconde partie de ses œuvres.
832 BETUE DES DEUX MONDES.
de Dieu avec l'homme, disait-il encore, est un scandale pour les
philosophes de métier. Ils disent : Dieu doit être surhumain; mais
s'il plaisait à Dieu de se faire homme, s'il lui plaisait de s'abaisser?
Pourquoi n'en aurait-il pas la liberté? On voit ici clairement les
tendances de cette dernière phase de Schelling : ce n'est pas seule-
ment un retour au théisme, mais au christianisme. Dans sa réponse
à Jacobi (1), il insistait encore sur l'idée d'un Dieu qui se crée lui-
même. 11 voulait qu'on entendît à la lettre le causa sui de Spinoza,
ce qui veut dire que Dieu est antérieur à lui-même. 11 disait que
Dieu est à la fois « le premier » et « le dernier. » En tant que pre-
mier, il n'est pas Dieu : c'est l'absolu, objet de la philosophie de la
nature, ce n'est que le Deus impUcitus, et la philosophie de l'iden-
dité n'était aussi que la connaissance implicite de Dieu. C'est seu-
lement le principe dernier, Vomega, qui est Dieu dans le sens émi-
nent, Deus explicitus.
Toutes ces idées, on le voit, étaient bien antérieures à 18âO,
puisque Schelling les avait émises de 1809 à 1813. Elles avaient
été peu remarquées et comme noyées dans le grand courant de
l'idéalisme logique dont Hegel était alors l'interprète heureux et
puissant. Ce que Schelling appela plus tard la philosophie positive
ne fut que le développement de ces mêmes idées appliquées à la
théorie de la mythologie et à la théorie de la révélation. On a carac-
térisé justement cette philosophie en l'appelant un néo-gnosti-
cisme, et elle a en effet d'assez grandes analogies avec la mysté-
rieuse et confuse philosophie des premières hérésies chrétiennes;
mais notre objet n'est pas d'insister sur ce côté de sa philosophie:
Nous n'avons voulu qu'en résumer les traits généraux et la pensée
fondamentale. C'est à M. Ed. Secrétan, l'auteur de la Philosophie
de la liberté, que nous demanderons le développement systéma-
tique.
II.
Le mérite de M. Secrétan est d'avoir creusé la notion d'absolu et
d'en avoir fait sortir l'idée de la liberté absolue. Toute la force de
son argumentation consiste à avoir analysé cette fameuse définition
de Dieu donnée par Descartes aussi bien que par Spinoza : Dieu est
« cause de soi. >» Il soutient énergiquement que c'est là une ex-
pression qu'il faut entendre à la lettre, que seule elle est adéquate
à l'idée de l'absolu, que, si l'on n'admet pas à la rigueur un être se
posant lui-même, se créant lui-même, se donnant l'être à lui-
(1) Denkmal der Schrift von den gôttlichen Dingen, Tubingue 1812.
LA MÉTAPHYSIQUE EN EUROPE. 833
même, on n'a plus, pour le définir, que des caractères qui peuvent
appartenir aussi bien à l'être fini qu'à l'être infini, car l'intelligence
est un attribut des êtres finis et de l'être infini ; la bonté, la sagesse,
la puissance, la causalité, sont aussi des attributs communs à l'un
et à l'autre. Le seul caractère incomparable, incommensurable, in-
communicable, est d'être sa propre cause : cela seul est adéquat à
l'absolu. Que ce soit une notion incompréhensible, il n'y a rien là
qui doive nous arrêter, car il va de soi que l'absolu est incom-
préhensible; mais, tout incompréhensible qu'il est, il faut l'ad-
mettre, et admettre en même temps tout ce qui est contenu dans sa
notion. Expliquons cette déduction, qui est loin d'être facile à sai-
sir, et où M. Secrétan fait preuve d'une rare subtilité.
S'il y a une vérité évidente, c'est que quelque chose existe. Appe-
lons « être » le principe qui fait que les choses existent. Le problème
est de savoir quelles sont les propriétés essentielles de l'être, et
comment on le définira. M. Secrétan pose d'abord en principe l'u-
nité de l'être. Il n'y a qu'un seul être, et l'être est tout ce qui est.
M. Secrétan se fonde sur cette raison, que la science exige l'unité,
et que l'unité de la connaissance implique l'unité de l'être. Il faut
donc commencer par accepter le principe du panthéisme, sauf à y
renoncer plus tard. Sans vouloir mêler ici la critique à l'analyse,
nous ne pouvons cependant nous empêcher de faire observer que
c'est aller un peu vite en besogne : rien n'est moins évident que
le principe posé; il nous semble qu'au point de départ il ne faut
être ni panthéiste ni antipanthéiste, parce que les données du pro-
blème ne sont pas connues; mais laissons à l'auteur la responsa-
bilité de sa démonstration , en faisant remarquer que, s'il part du
panthéisme, ce n'est point pour s'y arrêter, c'est pour aller au-delà,
et, comme il le dit, le réfuter en le dépassant.
Allons plus avant. L'être est un, soit; qu' est-il encore? Si nous
considérons les êtres de la nature, nous voyons que leur existence
se manifeste pour nous, d'une part, par la perception que nous en
avons, de l'autre par les actions physiques et mécaniques qu'ils
exercent les uns sur les autres. Or être perçu, exercer une action,
ce n'est que la manifestation de l'être, ce n'est pas l'être lui-même.
Pour que l'être soit véritablement, il faut qu'il y ait en lui quelque
chose « d'intérieur, » un « en soi, an sîch, » qui soit autre que ses
effets extérieurs. S'il n'y avait rien dans l'être, comment aurait-il
quelque chose d'extérieur? Comment ce qui ne serait rien en soi
pourrait-il être perçu? Cet élément intérieur de l'être, qui lui est
essentiel pour être, et qui en est en quelque sorte la base, est ce
qu'on appelle « la substance. » La substance se distingue, suivant
M. Secrétan, de « l'existence. » L'existence est l'apparition de la
TOME XX. — 1877. 53
83/l REVUE DES DEUX MONDES.
substance; c'est l'être hors de soi , tandis que la substance est l'être
en soi. La substance est la « cause de l'existence. » Elle est donc
essentiellement active; elle est activité. Toute substance est cause;
toute cause est substance : ce sont deux notions du même degré.
N'oublions pas que nous ne cherchons pas seulement les condi-
tions de l'être en général, mais de l'être absolu, de l'être premier.
On peut trouver que notre métaphysicien va bien vite, en posant
tout d'abord la notion de l'absolu sans le soumettre à aucune cri-
tique comme une notion universellement acceptée; n'oublions pas
que nous avons affaire à l'un des derniers représentans de la phi-
losophie allemande, que cette philosophie depuis un demi-siècle
posait cette notion comme un axiome, que cet axiome n'était con-
testé par personne. Le point de vue critique de Kant avait été com-
plètement effacé et submergé par l'idéalisme dogmatique et théo-
rique de ses successeurs. Acceptons donc le problème tel qu'il est
posé, et demandons-nous ce que c'est que l'absolu.
Nous avons vu que la substance est la cause de l'existence; mais
on peut se demander quelle est la cause de la substance. Si cette
cause est en dehors de l'absolu, il n'est plus l'absolu : il faut donc
qu'elle soit en lui , et que l'absolu soit non-seulement cause de son
existence, mais encore de sa substance, qu'il se produise lui-même,
en un mot qu'il soit cause et effet de lui-même. Une telle concep-
tion n'est-elle pas contradictoire? Un être peut-il à l'égard de lui-
même être à la fois cause et effet? Une telle conception est si peu
contradictoire que nous en trouvons le type dans l'expérience. C'est
ce qui arrive en effet dans les êtres organisés. La vie est à la fois la
cause de l'existence des organes et l'effet des fonctions des organes;
chaque fonction est cause et effet de toutes les autres. Or ce qui
est à la fois cause et effet est ce que l'on appelle un but. La vie est
son but à elle-même. La cause finale est le vrai commencement, la
vraie cause; la cause efficiente n'est que le milieu ou le moyen, ou
plutôt ces deux causes se confondent. L'idée de but nous représente
un cercle fermé; c'est ce qui manquait à la conception de Spinoza.
Il faut que le rapport des modes à la substance soit aussi positif
que le rapport de la substance aux modes. L'être n'est donc pas
seulement substance et cause efficiente; il est un but substantiel,
un organisme, une vie. Ici encore, si nous voulions mêler la cri-
tique à l'exposition, nous demanderions s'il n'y a pas quelque abus
métaphorique à transporter la notion d'être vivant de l'organisme,
qui est composé de parties matérielles, à la simplicité de l'être ab-
solu : est-il intelligible de dire que les modes sont à la substance
ce que les organes sont au corps vivant? Dans l'être vivant lui-
même, n'y a-t-il pas quelque équivoque à prétendre qu'il est cause
LA MÉTAPHYSIQUE EN EUROPE. 835
et effet de lui-même? La vie, considérée comme force vitale, comme
cause organisatrice, est-elle la même chose que la vie considérée
comme la résultante de toutes les fonctions? Tels sont nos doutes,
et dans ces conceptions sublimes et transcendantes nous craignons
que l'on n'oublie un peu trop les vieilles règles de la logique sur
la précision des termes et la clarté des définitions.
Nous sommes arrivés à concevoir l'absolu comme un être vivant ;
n'est-il pas quelque chose de plus? L'être, avons-nous dit, est cause
de son existence, et cause de sa substance; mais cette substance se
manifeste dans l'existence d'une manière réglée, déterminée, con-
forme à des lois. Si l'être produit sa substance et son existence, il
faut aussi qu'il produise sa loi. Il ne pourrait la recevoir d'un autre
être sans devenir relatif. Il est donc cause de sa propre loi. Or un
être qui se donne à lui-même la loi, qu'est-ce autre chose qu'un
esprit ou une volonté? En effet, déterminer soi-même la nature de
son activité, c'est être esprit. Être esprit, c'est se donner à soi-
même sa loi, c'est-à-dire son propre caractère. « Étes-vous savant?
c'est que vous avez étudié. Étes-vous généreux? c'est que vous avez
dompté votre égoïsme. En un mot, nous sommes libres. Esprit, vo-
lonté, liberté, c'est une seule et même chose. »
Chacun des degrés de cette déduction correspond à une phase
particulière de la philosophie moderne. La substance cause de son
existence, c'est la substance de Spinoza : la substance identique
à la cause, c'est la force de Leibniz. L'être cause de lui-même,
l'êtïe vivant qui est son but à lui-même, c'est Viciée de Hegel.
L'être qui se donne à lui-même la loi, c'est la volonté autonome de
Kant. La dernière phase, celle qui reste à traverser, la liberté ab-
solue, est celle du second Schelling.
En effet, nous ne sommes pas au bout : nous n'avons pas encore
atteint le .terme final et décisif. L'être est libre : il se donne à lui-
même sa loi. Mais d'où lui vient cette liberté? L'a-t-il reçue d'ail-
leurs? il ne serait plus absolu : ce serait une liberté semblable à
celle des hommes. En outre, l'esprit tel que nous l'avons défini im-
plique encore une autre contradiction. Il se donne la loi ; mais c'est
en vertu de sa nature. D'une part il se détermine, de l'autre il est
déterminé. Il est donc encore à la fois esprit et nature. Pour résoudre
cette contradiction, il faut aller plus loin qu'une liberté possédée par
nature, que l'esprit aurait reçue d'un autre, ou qu'il tiendrait de
son essence. Il faut que l'esprit se fasse lui-même esprit, qu'il se
donne à lui-même la liberté. En un mot, la définition de Dieu
« cause de lui-même » implique les degrés suivants : « Substance,
il se donne l'existence; vivant, il se donne la substance; esprit, il
se donne la vie; absolu, il se donne la liberté. » Il est « absolue li-
berté. » Impossible d'aller au-delà; mais il faut aller jusque-là, La
836 REVUE DES DEUX MONDES.
vraie formule de l'absolu est celle-ci : « je suis ce que je veux. »
Rendons-nous bien compte de toute la portée des propositions
précédentes. On pourrait n'y voir d'abord que des expressions pa-
radoxales et excessives pour rendre plus sensibles des vérités abs-
traites d'une haute portée : on pourrait croire que l'auteur a seu-
lement voulu dire ce que tout le monde pense, à savoir que, Dieu
étant l'être souverainement parfait, il doit être absolument libre,
parce que la liberté est une perfection. Nullement : c'est la doc-
trine elle-même qui est paradoxale et non pas seulement l'expres-
sion. Ce n'est pas parce que Dieu est parfait qu'il est libre : c'est
parce qu'il est libre qu'il est parfait. Un être parfait par nature,
dit l'auteur, le serait moins que celui qui se donnerait toutes les
perfections. Un être parfait par nature serait imparfait. « L'absolu
n'a pas de nature. — Toute nature est née, dérivée, secondaire. » A
quoi reconnaît-on le vrai caractère de l'absolu? c'est qu'il ne puisse
pas être pensé autrement qu'à titre d'absolu. Or un être qui se
donne à lui-même la liberté ne peut être qu'absolu, et pas autre
chose. Une telle notion n'a de sens que dans l'absolu. Toute a na-
ture » au contraire (intelligence, bonté, vérité, etc.), peut être con-
çue comme relative aussi bien que comme absolue. Il n'y a que
cette formule : « je suis ce que je veux, » qui ne puisse s'appliquer
rigoureusement qu'à l'absolu lui-même : appliquée au fmi, cette
formule n'a aucun sens. Elle est donc la seule qui puisse caracté-
riser et définir ce qui est essentiellement sans comparaison et sans
analogie.
Ne nous hâtons pas de condamner une si étrange doctrine. N'ou-
blions pas que Descartes l'a exprimée quelquefois en termes presque
seajblables (1), que Bossuet et Fénelon, dans leur réfutation de
l'optimisme de Malebranche, s'en sont rapprochés. On est placé, en
(I) Lorsque Descartes, dans sa troisième Méditation, nous dit : « Si j'étais indépen-
dant de tout autre, et que je fusse moi-même Vauteur de mon être, il no me manque-
rait aucune perfection, car je me serais donné à moi-même toutes celles dont j'ai en
moi quelque idée, et ainsi je serais Dieu, » il semble bien dire que Dieu est l'auteur
de son propre être, et qu'il s'est donné à lui-même toutes les perfections, ce qui est
précisément le système de la liberté absolue. De plus, dans la discussion des Objec-
tions, Descartes soutient contre Catérus et contre Arnauld que « Dieu est à lui-môme
ce que la cause efficiente est à l'égard de son effet. » Cependant, devant l'objection
d'Arnauîd « que Dieu devrait alors être antérieur à lui-môme, » Descartes recule; il
semble effrayé lui-même de l'absolu de cette théorie, et il se réduit à dire que Dieu,
c'est « l'essence qui est la cause de l'existence, » et qu'on peut appliquer par analogie
le concept de cause efficiente à celui de cause formelle, « à peu près comme on trans-
porte au polygone les propriétés du cercle. » Ce n'est donc que métaphoriquement et
analogiquement que Descartes a admis la doctrine de Dieu cause de s.oi ; mais on voit
à quel point il s'est approché de la doctrine de la liberté absolue. Je n'ai pas besoin de
rappeler non plus la théorie bien connue de la création des vérités éternelles par la
liberté divine.
LA MÉTAPHYSIQUE EN EUROPE. 837
théoclicée, entre ces deux abîmes : ou imposer à Dieu une sorte de
fatum, en lui supposant une nature nécessaire à laquelle il doit
obéir, ou lui prêter un bon plaisir absolu qui est aussi près de la ty-
rannie que de la liberté. Les plus grands métaphysiciens ont flotté
de l'un à l'autre. La liberté absolue est une réaction contre « l'idée
absolue : » c'est la revendication extrême de la liberté contre la lo-
gique , et nous devons savoir gré à tout métaphysicien qui , pous-
sant une idée à l'extrême , nous en fait mieux comprendre le sens
et la portée.
Après avoir posé cette définition de l'absolu, M. Secrétan recon-
naît sans peine qu'elle est incompréhensible. « Nous constatons
la place de l'absolu , dit-il, nous n'en avons pas l'idée, car nous
n'avons pas d'intuition correspondante. » La liberté absolue est au-
delà de l'intuition; nous ne la connaissons que dans ses manifesta-
tions. La volonté est l'essence universelle. Les différens ordres
d'êtres sont les degrés de la volonté. « Exister, c'est être voulu;
être substance, c'est vouloir; vivre, c'est se vouloir; être esprit, c'est
vouloir son vouloir. » On remarquera ces vigoureuses et brillantes
formules. Tout étranges qu'elles sont, elles n'ont rien qui puisse
choquer les disciples de Maine de Biran, depuis longtemps habitués
à considérer la volonté comme l'essence de l'être. Jusqu'où faut-il
pousser cette conception? C'est une autre question.
Sans vouloir exposer. toutes les conséquences que l'auteur tire de
son principe, il y en a une cependant qui est trop importante et
trop curieuse pour ne pas être mentionnée.
Ce premier principe, cet absolu, qui n'a d'autre essence que de
n'en pas avoir, qui est volonté absolue, liberté absolue, est-il ce
que les hom.mes reconnaissent et adorent sous le nom de Dieu?
Doit-il être nommé Dieu? Non, dit résolument M. Secrétan. L'ab-
solu est au-delà de Dieu; il est avant Dieu, il est la source de Dieu.
Il faut distinguer deux absolus : l'absolu en essence, en puissance,
qui est la liberté absolue, liberté pure, notion essentiellement hé-
gative, incompréhensible, et qui n'exprime que l'opposition à ce
qui n'est pas lui, — et en second lieu, l'absolu en acte, l'absolu
existant. Le premier est « l'abîme insondable de la pure liberté; »
c'est l'absolu négatif. Le second, l'absolu positif, est « un fait. »
C'est à lui seulement que convient le nom de Dieu, et l'expérience
seule peut nous le faire connaître. Sans doute, il y a une nécessité
des choses, mais c'est une nécessité voulue. Il y a d'immuables sta-
tuts; mais ils ont été posés. Toute nécessité s'explique; toute né-
cessité est dérivée : toute nécessité est un fait. C'est cette néces-
sité voulue qu'on appelle ordre, providence, et dort le principe
est Dieu. « Le principe mobile, transcendant, supérieur au monde,
838 RETDE DES DEUX 3I0NDES.
par conséquent à la pensée, dont il forme la limite , c'est l'absolu
en essence; mais le principe fixe, immanent, immuable, nécessaire,
c'est le Dieu réel, tel qu'il est en fait pour nous : c'est notre Dieu,
ou, plus simplement, c'est Dieu. Dieu n'est pas une substance,
c'est un fait. L'absolu est la nuée; Dieu est l'éclair. » Ainsi l'ab-
solu devient Dieu en créant le monde, en créant le vrai, le juste, le
bien, l'ordre, car ce n'est que par rapport au monde que toutes ces
choses existent. Dieu veut être Dieu. « Il se fait et se proclame
Dieu; il est Dieu parce qu'il le veut. »
En se créant lui-même, Dieu a créé le monde. Pourquoi? Dans
quel dessein? Dieu a-t-il besoin du monde? Non, sans doute; quelle
peut donc être la raison suprême de la création? Constatons d'abord
que le monde existe : c'est un fait. Nous ne pourrions deviner
l'existence de ce fait a priori; mais étant donnés d'une part l'exis-
tence du monde, de l'autre le principe de la liberté absolue, nous
pouvons conclure de là le motif de la création. Ce motif, c'est
l'amour.
Comment de la liberté absolue passe-t-on à la doctrine de la créa-
tion par amour? Ce passage est une des déductions les plus sub-
tiles de la théorie; mais elle a eu assez de succès dans quelques
écrits récens de la philosophie française, pour que nous nous atta-
chions à la faire connaître, quelque artificielle qu'elle nous pa-
raisse. Dieu est la liberté absolue; l'acte de la création doit donc
être un acte de liberté absolue. Si le motif de la création était puisé
dans l'essence même de Dieu, il ne serait pas libre. L'amour ne
peut donc pas être antérieur à la liberté; il doit en être l'effet. Mais
si Dieu, en créant, obéissait à un motif égoïste ou intéressé, par
exemple sa gloire, son plaisir, etc., il ne serait pas plus libre, car
c'est être l'esclave d'une loi extérieure et supérieure à sa propre vo-
lonté que de rechercher exclusivement son bien-être. Tout retour
d'un sujet sur lui-même implique besoin, manque, asservissement à
soi-même. L'absolu affranchissement est donc identique à l'absolu
désintéressement. Donc le motif de la création doit être puisé dans
un être autre que Dieu, et doit avoir pour objet la créature elle-
même : or Dieu ne doit rien à cette créature qui n'existe pas en-
core. Il la crée donc pour elle-même, et sans y être obligé. Qu'est
cela, si ce n'est un acte de grâce, de faveur, de libéralité, en un
mot d'amour ou de charité? Ne croyons pas pour cela que l'amour
soit l'essence de Dieu : c'est le miracle éternel de sa volonté. L'amour
n'est point une essence. L'être parfait est celui qui se donne à lui-
même la perfection. Le véritable amour est celui qui se crée lui-même
par la libre résolution de sa volonté. « L'amour, c'est la liberté fai-
sant acte de liberté. » Cela revient à dire que la création est une
LA MÉTAPHYSIQUE EN EUROPE. 839
œuvre purement gratuite. Le monde n'existe que par grâce. La grâce
est le fond de son être; la grâce est sa substance : créer, c'est aimer.
Qu'est-ce maintenant que la créature? Est-elle quelque chose ou
n'est-elle rien? Si la créature n'est rien, il n'y a pas eu de création.
Si au contraire il y a eu création et création par amour, il faut que
la créature soit quelque chose. Nous échappons par là au pan-
théisme. Qu'est-elle enfin? Elle est, comme Dieu lui-même, un être
libre, car l'être libre est le seul véritable. La création n'est donc
autre chose que « la liberté posant la liberté. L'amour créateur et
la liberté créée sont les deux facteurs du monde. »
Voilà le principe et la loi de la création : quelle est maintenant
la loi de la créature? La créature doit être libre comme Dieu lui-
même. Être libre, c'est poser sa personnalité, c'est se poser soi-
même; mais comment se poser soi-même sans se distinguer par là
même de Dieu, sans chercher à exister hors de Dieu? Il semble
donc que la loi de la créature soit la séparation d'avec Dieu; mais,
d'un autre côté, qu'est-ce que la création dans le fond, sinon la
volonté créatrice elle-même? N'est-ce pas l'un qui est la substance
de l'autre? Lorsque la créature se veut elle-même, elle veut donc
en même temps la volonté créatrice qui est son essence. Elle veut
s'unir à Dieu en s'en distiiiguant. Or s'unir à un être, qu'est-ce
autre chose que l'aimer? Ainsi l'amour de Dieu est donc la loi de la
créature, comme l'amour de la créature est le motif de la création.
IIL
Tel est le système de la liberté absolue dont M. Secrétan doit
évidemment l'idée à Schelling, mais qu'il s'est rendu propre par la
vigueur et la netteté de sa construction systématique. On remar-
quera surtout dans son œuvre la force et l'éclat du style métaphy-
sique. C'est le don du métaphysicien d'exprimer ses idées dans une
langue concrète, accentuée, colorée, et de faire ressortir l'idée par le
relief de l'expression. Les Allemands ont quelquefois ce don; mais
ils le gâtent par le jargon et le noient dans la diffusion des mots.
Descartes, Malebranche, Leibniz et Spinoza l'ont eu au plus haut
degré et restent les maîtres en ce genre. Chez les anciens, Platon
et Aristote sont hors de pair. En ce sens, on peut dire que la langue
métaphysique fait partie du génie métaphysique : exprimer une
idée, c'est l'inventer. M. Secrétan a emprunté quelque chose de ce
don aux grands maîtres de la philosophie. Il a le talent d'écrire en
métaphysique, et l'originalité de ses tours et de ses formules saisit
vivement l'esprit. On peut trouver même que la suite des idées et
la conséquence sévère des déductions sont quelquefois remplacées
8A0 REYUE DES DEUX MONDES,
par une brillante métamorphose d'images métaphysiques, et que la
force et la plénitude des mots fait illusion sur le peu de solidité
des idées; mais, cette critique à part, il reste un ouvrage remar-
quable, trop peu connu, riche de pensées, et qui provoque à pen-
ser, d'une méthode savante et d'un vol élevé.
Quant au système considéré en lui-même, il se propose un double
but : sauver la liberté divine en l'élevant à l'absolu : supprimer le
panthéisme en le dépassant. Selon les philosophes de cette école, le
panthéisme aurait facilement raison du théisme dogmatique; on ne
peut le vaincre que par un théisme supérieur.
Selon nous, il y a beaucoup d'illusion dans cette supposition des
Allemands, que chaque système doit en quelque sorte monter sur les
épaules du précédent et atteindre un degré supérieur de ce mât de
cocagne que l'on appelle la philosophie. Ce serait supposer que, dans
l'ordre des premiers principes, il y a une échelle de degrés à l'in-
fini, et qu'on pourrait toujours, de progrès en progrès, trouver un
principe plus élevé que le précédent. Une telle hypothèse est con-
traire à la notion de l'absolu, qui ne serait plus ce qu'il doit être,
s'il se surpassait perpétuellement lui-même. Et où trouverait-on une
série sans limites de formules de l'absolu? Supposons qu'on veuille
appliquer à la philosophie de la liberté le critérium et la mesure
qu'elle applique elle-même aux philosophies précédentes, et que
l'on n'y voie qu'un degré et un échelon de la science de l'absolu,
je demande ce qu'on pourrait concevoir, supposer, imaginer au-
delà d'une liberté qui se crée elle-même? On avouera donc qu'il y
a au moins un terme, une limite, que l'on ne peut dépasser : ce
serait le système même de l'auteur; mais alors pourquoi reprocher
à telle philosophie d'être immobile, stagnante, dépassée? qui ne
voit que ce reproche pourra s'appliquer à la philosophie de la liberté
lorsqu'elle aura triomphé? Que faire de mieux en effet quand on
a découvert la vérité que de s'y tenir? Il peut donc y avoir une
philosophie immobile, j'entends immobile dans son principe, non
dans ses formes : ce serait celle qui aurait trouvé la vérité. Ce ne
sera donc pas une objection contre une philosophie d'être immobile,
de ne pas se dépasser elle-même : elle ne le devrait que si elle était
fausse, et la question est de savoir si elle l'est, si l'on a tort ou
raison ; le fait d'aller plus loin dans un sens ou dans un autre ne
préjuge en rien la solution, puisqu'on peut aller plus loin dans le
faux aussi bien que dans le vrai. On ne peut donc admeiire le crité-
rium suivant lequel la dernière venue, entre les philosophies di-
verses, aurait toujours raison. Souvent la vérité consiste à reprendre
un principe trop sacrifié, et c'est précisément ce qui est arrivé à la
philosophie de la liberté. Cette philosophie a une certaine valeur
LA MÉTAPHYSIQUE EN EUROPE. SAl
comme un mouvement de retour, comme un essai de réacquisition
de vérités oubliées, comme expression vive, frappante et paradoxale
de ces vérités; mais lorsqu'elle se donne elle-même comme une
philosophie supérieure, dépassant et absorbant les précédentes, elle
supprime à son tour certaines conditions de la vérité, qui ne sont
pas moins nécessaires que son propre principe, et sans lesquelles ce
principe devient lui-même absolument inintelligible.
Nous sommes loin de soutenir que la philosophie ne soit pas sus-
ceptible de faire des progrès et ne s'enrichisse pas continuelle-
ment. Nous croyons au contraire très fermement à la perfectibilité
de la science philosophique; nous allons si loin dans cette pensée
que, selon nous, cette science acquiert et s'enrichit perpétuellement
non-seulement par les grands philosophes, mais encore par les pe-
tits. Au lieu de croire que les philosophes se répètent sans cesse,
nous sommes au contraire frappé de ce que l'on peut trouver de
nouveau dans chacun d'eux. Pascal a dit avec profondeur : « A me-
sure que l'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus d'esprits ori-
ginaux. » De même, à mesure que l'on a plus d'expérience de l'his-
toire de la philosophie, on trouve qu'il y a plus de penseurs
originaux. Chacun apporte sa pierre, et cela est aussi vrai du der-
nier venu que des précédens. Mais autre chose est dire qu'il y a
des idées nouvelles et acquises à la science dans Kant, dans Fichte,
dans Schelling et dans Hegel, et dans M. Secrétan, autre chose est
dire que le principe de Fichte est supérieur à celui de Kant, celui
de Schelling à celui de Fichte, et celui de Hegel à celui de Schel-
ling, — enfin celui du second Schelling à celui de Hegel lui-même ;
car on ne peut aller ainsi à l'infini. Nous admettons le progrès de
ces systèmes, à la condition que chacun d'eux consentira à n'être
qu'un appoint dans le développement de la philosophie universelle
et non un centre où tout aboutit. En un mot, la philosophie de la
liberté nous fournira des données qui pourraient être utilisées dans
la construction d'une philosophie universelle (laquelle n'existera ja-
mais qu'à l'état à^idéc), mais non pas comme étant elle-même, ainsi
qu'elle le prétend, le dernier mot. C'est ce qui s'éclaircira mieux
par les observations qui vont suivre.
Dans la philosophie de la liberté, nous distinguerons deux points
de vue : la liberté absolue par rapport au monde et la liberté abso-
lue par rapport à l'absolu lui-même : sur le premier point, nous en-
trons assez avant dans la pensée de l'auteur ; mais nous nous en
séparons absolument sur le second.
Nous accordons en effet que dans un certain théisme, celui de
Platon et de Leibniz par exemple, on n'a peut-être pas placé assez
haut le concept de la liberté divine. Lorsqu'on admet avec Platon
852 REVUE DES DEUX MONDES.
que l'entendement divin contient toutes les idées des choses créées
à titre de modèles éternels et nécessaires comme Dieu lui-même,
lorsqu'on admet avec Leibniz que dans l'entendement divin rési-
dent de toute éternité tous les mondes possibles, c'est l'entende-
ment et non la liberté de Dieu que l'on considère comme la source
des possibilités. Or on peut entendre par là deux choses très dif-
férentes : ou bien Dieu pense ses modèles et ses possibles comme
nous les pensons nous-mêmes, c'est-à-dire à titre d'objets, et il se
distingue de ces objets; n'est-ce pas comme si l'on disait qu'il y
a quelque chose qui n'est pas Dieu, qui même par hypothèse est
inférieur à Dieu, et que cependant Dieu est obligé de penser pour
être intelligent? N'est-ce pas, selon le mot de Spinoza, soumettre
Dieu à un fatum? N'est-ce pas dire que Dieu ne serait rien sans le
monde, ou tout au moins sans la pensée du monde? Faudrait- il un
grand effort de logique pour conclure de là qu'il ne serait rien sans
l'existence du monde? Et n'est-ce pas une sorte de panthéisme idéal
que de faire cohabiter Dieu éternellement avec l'idée d'un autre
être que lui-même, comme s'il devait s'ennuyer s'il était seul? On
peut soutenir au contraire que l'entendement divin est la source des
possibilités, en ce sens qu'il en est la cause, qu'il les rend possibles
en les pensant, que ces possibles ne seraient rien sans la pensée de
Dieu : on peut dire avec Spinoza que l'intelligence divine est « an-
térieure » aux choses, tandis que l'intelligence humaine leur est
« postérieure, » ce que Bossuet a exprimé admirablement en disant :
« Nous voyons les choses parce qu'elles sont; mais elles sont parce
que Dieu les voit. » Si l'on admet cette seconde hypothèse, si l'on
entend par intelligence non-seulement la faculté de contempler,
mais la faculté de créer, on introduit par là même la notion de la
volonté et de la liberté dans l'entendement divin; ou plutôt, les
idées divines, les types absolus, étant l'effet de la puissance créa-
trice et ne préexistant pas à son action, on peut dire que dans cet
acte la volonté intervient plus encore que l'intelligence. En un mot,
si l'on convient d'appeler liberté l'acte par lequel Dieu fait que
quelque chose existe, comme les possibles n'existent mêm^e à titre
de possibles que par l'acte de Dieu, on dira justement en ce sens
qu'ils résultent de sa liberté. Nous admettrions donc que le monde
idéal pas plus que le monde réel ne s'impose à Dieu d'une manière
nécessaire, et qu'il en est la cause absolument libre (1).
Nous ne serions pas même éloigné d'admettre cette expression
paradoxale de Schelling et de M, Secrétan, que Dieu « se fait lui-
(1) Qu'on veuille bien nous permettre de renvoj'er, pour le développement de ces
idées, 5, notre livre récent des Causes finales (dernier chapitre).
LA MÉTAPHYSIQUE EN EUROPE. 8Ù3
même, qu'il veut être Dieu. )> Nous y voyons une manière vive et
extraordinaire, mais jusqu'à un certain point admissible de traduire
une grande vérité. Qu'appelle-t-on Dieu dans l'usage commun des
hommes? Est-ce ce que les philosophes désignent sous le nom de
l'absolu, l'infini, l'inconditionnel, l'être des êtres, l'idée des idées?
Non, car de tels mots dépassent de beaucoup l'intelligence de la
plupart des hommes et ne répondent qu'imparfaitement à la notion
qu'ils se font de la nature divine. Pour eux, du moins dans l'état
actuel des croyances religieuses chez les nations les plus civilisées,
c'est un être infiniment sage, infiniment juste, infiniment bon qui
les a créés, qui les soutient et les dirige par sa providence. Telle
est la vraie notion de Dieu; c'est ce qu'on appelle « le bon Dieu. »
Or, si nous demandons la signification de ces attributs, sagesse,
justice et bonté, nous verrons que chacun d'eux a rapport à la créa-
ture et à la création. Qu'est-ce qu'être sage, si ce n'est approprier
les moyens aux fins dans une œuvre de ses mains? être bon, sinon
répandre ses dons avec munificence sur d'autres êtres que soi-
même? être juste, si ce n'est récompenser ou punir, selon leurs
mérites, des agens moraux? Supposez que Dieu n'ait pas créé le
monde, comment pourrait-on l'appeler sage? Supposez qu'il n'ait
pas créé d'êtres sensibles, comment pourrait-on l'appeler bon? Enfin
s'il n'avait pas créé d'agens moraux, comment pourrait-on l'appeler
juste? La justice, la sagesse et la bonté, c'est-à-dire les attributs mo-
raux de Dieu, ceux qui le rendent aimable, respectable, redoutable,
ceux qui sont l'objet des religions, n'existeraient donc pas (tels du
moins que nous les concevons), si Dieu ne s'était fait créateur; c'est
donc le Créateur que nous appelons Dieu, ce sont ses attributs mo-
raux qui le constituent tel par rapport à nous. Au-delà de ces at-
tributs est une essence absolument incompréhensible (1), objet
d'adoration, mais non d'amour. On peut donc dire qu'en se faisant
créateur, l'absolu s'est fait Dieu. Avant la création, nous pourrons
l'appeler avec Schelling Dcus imijlicitus, après la création Deiis ex-
2jUcitus : celui-ci sera le vrai Dieu, le premier nous étant inacces-
sible par l'infinité de son essence. Voilà jusqu'où nous pouvons
aller dans la théorie de Schelling et de Secrétan. Devons-nous aller
plus loin? Non, car nous rencontrons alors devant nous le principe
de contradiction, seule barrière qui puisse défendre la raison hu-
maine des attaques du scepticisme.
Nous ne chicanerons pas l'auteur sur cette assertion que la notion
(1) Cette doctrine ne serait pas aussi hétérodoxe qu'on pourrait le croire. Le père
Gratry soutient quelque cliose d'analogue, lorsqu'il développe dans son livre de la
Connaissance de Dieu sa belle théorie des deux degrés d'intelligibles dans la nature
divine.
Sllll REVUE DES DEUX MONDES,
de l'absolu doit être essentiellement paradoxale, parce que l'absolu
en soi est incompréhensible; cependant au moins faudrait- il s'ex-
pliquer sur cette notion d'incompréhensibilité, car l'incompréhen-
sible absolu est une chose dont on ne peut rien dire, et qu'on ne peut
pas même penser : à plus forte raison ne pouvons-nous pas en par-
ler. Puisque nous parlons de l'absolu, que nous l'affirmons, que nous
le définissons, il faut que nous le pensions d'une certaine manière et
nous ne pouvons le penser que conformément aux lois de la logique.
De ce que nous ne savons pas tout ce qu'il est, il ne s'ensuit pas que
pour le penser nous devions renoncer aux conditions de toute pen-
sée. On ne doit pas dire en métaphysique plus qu'en théologie :
Credo quia absurdmn. Or l'idée d'une liberté absolue, sans essence,
sans nature, sans aucune détermination, est une idée qui implique
contradiction. Au lieu d'être l'acte pur d'Aristote, c'est la puissance
pure, l'aptitude à tout devenir, l'indéterminé absolu : c'est le rien.
Que l'on analyse en effet la notion de la liberté absolue (à la condi-
tion de n'y rien ajouter subrepticement), on verra qu'une telle puis-
sance, qui n'est ni finie ni infinie, ni parfaite ni imparfaite, ni quoi
que ce soit (car autrement elle aurait une nature), n'est autre chose
que le premier terme de la dialectique hégélienne, c'est-à-dire l'être,
dont Hegel lui-même a démontré l'identité avec le non-être. On ne
peut pas même dire que la nature de ce principe soit d'être liberté,
puisqu'il se donne à lui-même la liberté. On ne peut pas dire non
plus qu'il est une puissance, une force, une activité, car alors il
aurait une nature, et ne serait pas liberté absolue.
Admettons cependant que cette liberté absolue soit une puissance :
car enfin pour en parler, il faut bien lui appliquer une attribution
quelconque. Qu'est-ce donc qu'une puissance absolue qui peut tout
ce qu'elle veut? Est-il même permis de dire qu'elle veuille quelque
chose? Que serait une telle puissance sinon le destin des anciens ou
ce que l'on nomme dans les écoles le fatu7n mahometanum? Telle
est l'objection fondamentale de Leibniz à la doctrine du décret ab-
solu, soutenue par les théologiens de son temps, et en quoi le décret
absolu se distingue-t-il de la liberté absolue de Schelling et de Se-
crétan? Et ne devrait-on pas au moins nous expliquer la différence?
Et s'il n'y en a pas, comment passer devant une telle objection sans
y répondre, comme s'il n'y avait plus lieu de parler de Leibniz en
philosophie? Lorsqu'on rétrograde (sous prétexte de progrès) jus-
qu'au principe du supra-lapsarisme (1), comment peut-on se croire
dispensé d'examiner les difficultés d'un Leibniz? Pour celui-ci, la
(1) Doctrine de la théologie réformée, qui exagérait le principe de la toute-puissance
divine.
LA MÉTAPHYSIQUE EN EUROPE. 8ii5
liberté absolue n'était autre chose que l'absolue tyrannie. C'était la
doctrine de Hobbes, qui disait brutalement que l'attribut fondamen-
tal de la divinité est la toute-puissance : les âmes religieuses disaient
la même chose, seulement il s'y mêlait un sentiment de piété qui
masquait à leurs propres yeux le matérialisme de la doctrine ; mais
leur principe n'était pas très différent. De même aujourd'hui M. Se-
crétan parle de la liberté absolue avec un sentiment de vénération
que sa nature élevée et toute religieuse éprouve d'avance pour le
principe suprême quelle qu'en soit la définition; mais, si nous faisons
abstraction de ces sendmens personnels, qui n'ont rien à voir avec
la philosophie, il ne reste que le concept brut d'une toute-puis-
sance sans attributs, aussi indifférente au bien qu'au mal, et qui
fera même plutôt le mal que le bien, peut-être parce qu'il est plus
facile. Ce sont ces conséquences que l'école de Schopenhauer ti-
rera de la doctrine de la volonté absolue, et qui en réfutent le
principe, en tant du moins qu'on a cru poser par là un théisme su-
périeur à celui du passé.
M. Secrétan semble avoir entrevu ces conséquences et s'être ef-
forcé de les détourner en nous disant quelque part et tout à fait en
passant , comme un détail secondaire, que la volonté absolue doit
être une volonté intelligente , car « la liberté sans intelligence ne
serait que le caprice et le hasard (1). » N'est-il pas étrange que,
dans un système métaphysique un peu rigoureux, on fasse ainsi in-
tervenir l'intelligence d'une manière aussi accidentelle et sans qu'il
soit besoin d'aucune démonstration? « Il est inutile d'y insister, »
dit l'auteur. Pourquoi donc? Est-il donc si évident que l'intelligence
soit à l'origine des choses? Que devient la volonté sourde de Schel-
ling? et une liberté intelligente est-elle une liberté absolue dans le
sens de l'auteur? A coup sûr, pour ce qui nous concerne, nous lui
accorderons sans hésiter son postulat, nous accorderons qu'une
volonté sans intelligence n'est certainement pas une volonté; com-
ment vouloir quelque chose sans le penser? Comment l'absolu di-
rait-il : « Je suis ce que je veux, » s'il était incapable de savoir ce
qu'il veut être? Seulement nous demandons si, ce postulat accordé,
il reste quelque chose du système, si cette parenthèse à peine indi-
quée et qui ne sera remarquée que par ceux qui savent d'avance le
faible de la doctrine, ne la ruine pas par la base, quelque modes-
tement qu'elle soit présentée.
En effet, si l'on accorde que l'absolu est une liberté intelligente,
comment persister à soutenir que l'absolu n'a pas de nature, qu'il
est tout ce qu'il veut, qu'il se crée lui-même, qu'il se donne même
(1) Philosophie de la liberté, leçon xvii.
846 BEVUE DES DEUX MONDES,
la liberté, comment enfin maintenir au sens propre tous les para-
doxes précédens? Être intelligent, n'est-ce donc pas avoir une
nature, une essence? L'intelligence n'est-elle donc pas un attribut
déterminé? Si vous prétendez que votre liberté intelligente n'a pas
d'essence, que faudrait-il donc pour qu'elle en ait une dans le sens
que vous combattez? Définissez-nous cet absolu dont vous ne voulez
pas et qui aurait une essence autre que l'intelligence et la volonté.
Tous les philosophes ont eu beau enfler leurs conceptions depuis
l'origine du monde , ils n'ont jamais pu réussir à concevoir que
trois attributs possibles de la divinité sur le modèle de nos propres
facultés : vouloir, penser et aimer. De ces trois attributs vous en
conservez deux : la volonté et la pensée; vous ne réservez que l'a-
mour comme corollaire de votre déduction; mais, ce point ré-
servé, qu'a donc votre doctrine de si difïérent du théisme propre-
ment dit, puisque des trois attributs qu'il admet, vous en conservez
deux?
La doctrine d'une liberté absolue et celle d'une liberté intelli-
gente se contredisent l'une l'autre. « Je suis ce que je veux, » dit
l'absolu. Il y a cependant une chose que l'absolu ne peut pas vou-
loir : c'est de ne pas être intelligent, et il n'a pas davantage le pou-
voir de vouloir l'être, car, si l'intelligence était un résultat de la
volonté, il y aurait eu un moment (au moins logique) où il y au-
rait eu volonté sans intelligence, ce que M. Secrétan déclare lui-
même impossible, puisque ce serait, dit-il, le caprice et le hasard;
et puis comment vouloir être intelligent, si l'on ne sait ce que c'est
que l'intelligence, c'est-à-dire si on ne la possède pas déjà? La vo-
lonté est donc intelligente par nature et non par choix. Mainte-
nant, étant telle, ne pourrait- elle pas vouloir ne plus être intelli-
gente? C'est là d'abord une hypothèse assez oiseuse, car pourquoi
le voudrait- elle? Et d'ailleurs cela est impossible, car vouloir ne
plus être intelligent, ce serait vouloir n'être plus volonté, c'est-à-
dire liberté, et comme la liberté est identique à l'absolu, ce serait
vouloir ne plus être absolu, en d'autres termes ne plus être. La
liberté absolue peut-elle aller jusque-là? Dans la doctrine de Scho-
penhauer, si semblable par le principe à celle de Schelling et de
Secrétan, la volonté, nous le verrons, peut cesser de vouloir s'ob-
jectiver; elle peut vouloir anéantir le monde et la vie; mais elle ne
peut se détruire elle-même, et M. Secrétan, pas plus que Schelling,
ne s'est engagé à aller jusque-là.
On nous dit que l'absolu peut vouloir être fini ou infini , parfait
ou imparfait, que les perfections qu'on se donne à soi-même sont
supérieures à celles qu'on tient de son essence. Qu'entend-on par
là? Qu'est-ce, le fini ou l'infini? Entendez-vous ces mots dans le
LA MÉTAPHYSIQUE EN EUROPE. 847
sens de la quantité, c'est-à-dire de l'espace et du temps? Voulez-
vous dire que Dieu pourrait, s'il le voulait, se resserrer, se circon-
scrire en un point de l'espace, passer par le trou d'une aiguille,
tenir dans une coque de noix? ou encore qu'il pourrait commencer
ou finir, avoir une jeunesse et une vieillesse? La philosophie alle-
mande s'est trop appliquée à démontrer l'idéalité de l'espace et du
temps pour que de telles imaginations, dignes d'ailleurs des Mille
et Une nuits, puissent s'appliquer à l'absolu. Aurait-on par là une
sorte d'idée préconçue de justifier d'avance quelque doctrine d'in-
carnation? Ce serait confondre deux domaines profondément diffé-
rens, le domaine de la manifestation de Dieu et celui de son es-
sence. Que Dieu puisse se manifester comme homme, qu'il puisse
revêtir la forme humaine, c'est là un mystère dont nous n'avons
pas ici à sonder la profondeur et à discuter la valeur; mais ce mys-
tère laisse parfaitement intacte la nature divine en elle-même. Ce
n'est pas en soi, et dans son essence absolue, que Dieu s'est fait
homme, qu'il a pris un corps, qu'il est mort sur la croix; c'est par
un acte spécial de sa volonté, qui n'est possible que par ce que lui-
même et dans son fond il est absolu. On ne peut conclure de là
que Dieu pourrait se changer en Jupiter s'il le voulait, et même
se donner tous les plaisirs de Jupiter. Une telle conception chan-
gerait le christianisme en paganisme, et ce ne peut être là la pen-
sée de M. Secrétan. Ainsi Dieu ne peut se rendre fini dans son es-
sence même. Il ne peut pas, étant absolu, ne pas avoir une volonté
absolue et une intelligence absolue : or c'est là ce que l'on appelle, à
tort ou à raison, dans l'école de Descartes, l'infini. Il ne peut donc
pas vouloir être fini. Il en est de même de la perfection, qui dans
le sens cartésien n'est autre chose que l'absolu. Étant déjà par son
essence liberté absolue et intelligence absolue, quelle autre perfec-
tion lui resterait-il à se donner, si ce n'est la bonté? Être bon ou
méchant, voilà tout le domaine qui puisse rester à la volonté. En
examinant de près cette doctrine, on voit donc qu'elle se réduit à
ceci, c'est que Dieu, au lieu d'être bon par nature, a été bon par
choix. Ne nous parlez donc plus de la liberté absolue comme d'une
nouvelle doctrine de l'absolu : parlez -nous d'une doctrine parti-
culière sur la bonté divine. Cette doctrine est très soutenable ; elle
n'est pas très éloignée de celle qu'ont soutenue Bossuet et Fénelon
contre l'optimisme de Malebranche. Elle est donc très peu hétéro-
doxe, assez peu nouvelle; elle ne constitue en aucune façon un
étage nouveau de l'échafaudage métaphysique et se réduit en défi-
nitive à une question délicate de théodicée. Nous craindrions de
fatiguer le lecteur en poursuivant la discussion jusqu'à ce terrain
circonscrit oii il ne s'agit plus d'ailleurs du principe premier, mais
8/18 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une question restreinte. Contentons -nous de dire qu'il nous
semble voir dans la déduction de l'auteur beaucoup de raisons pu-
rement verbales. Par exemple, lorsqu'il nous dit qu'un acte absolu
de liberté, la création, doit être gratuit, que ce qui est gratuit
vient de la grâce, et que la grâce c'est l'amour, il nous semble
jouer sur les mots : ce raisonnement, par substitution de termes,
laisse beaucoup à désirer, et si nous n'avions d'autre raison de
croire à la bonté divine, nous nous croirions médiocrement armés
contre le pessimisme de Hartmann et de Schopenhauer.
Que l'on nous permette un mot en terminant. Ce n'est pas avec
plaisir que nous venons jeter quelque eau froide sur une des
conceptions les plus brillantes de la métaphysique contempo-
raine. Nous aimons les idées, nous sommes aussi sensibles que
qui que ce soit à de belles conceptions; nous ne nous défendons pas
contre elles, nous y entrons volontiers, nous les suivons jusqu'au
bout; nous aimons même à leur prêter ce qu'elles n'ont pas tou-
jours : la rigueur et la clarté. En un mot, nous craindrions de trahir
la cause de la vérité en prenant d'avance nos avantages et en leur
disputant toutes les chances de persuasion qu'elles peuvent avoir;
mais, avouons-le, il y a en nous quelque chose de plus puissant que
le démon métaphysique, c'est le démon cartésien qui nous interdit
d'admettre comme vrai ce qui n'est pas évident, de prendre des
mots pour des choses et des images pour des raisons. En un mot,
quelque séduisante qu'elle puisse être, il est impossible à notre
esprit de se reposer dans une idée fausse. Au contraire, il semble
que le génie métaphysique soit la puissance d'enfanter et de soute-
nir des idées fausses. Les systèmes de philosophie font à peu près
ce que fait l'expérimentation en physique : celle-ci isole et sépare
les phénomènes pour les mieux connaître, ceux-là isolent les idées
pour mieux s'en rendre compte; mais, de même que la nature est
plus vaste que nos laboratoires, elle l'est plus aussi que les écoles
de philosophie, même la nôtre. Le concept de la liberté absolue est
une de ces conceptions artificielles qui ont pu servir à faire regarder
de plus près à l'idée de la liberté divine, à lui faire un champ plus
vaste, à resserrer le champ de l'élément logique, en y introduisant
l'élément moral. Peut-être n'aurions-nous pas bien vu cela, si les
partisans de ce système n'eussent pas forcé leur principe, comme
un physiologiste qui gonfle un vaisseau pour le mieux étudier. Il
n'en est pas moins vrai que le principe pris à la lettre nous paraît
le renversement de la logique et de la raison. Il ne peut se soute-
nir ni même se comprendre qu'en se démentant et en se détruisant
lui-même, et « il porte, comme dit Platon, l'ennemi avec soi. »
Paul Janet,
LES DERNIÈRES EXPLORATIONS
LA PAMPA ET LA PATAGONIE
I. G. Burmeister, Anales del mnseo publico de Buenos-Aii-es, 1874; — Los Caballos-fosiles
de la pampa, 1876; — Descriplion physique de la République Argentine, tomes I et II, 1876.
— II. Darwin, Voyage d'un naturaliste. — III. Francisco Moreno, Description des cimetières
et paraderas de la Patagonie, 1874; — Relation d'une exploration en Pat agonie, 187G. —
IV. "W. Musters, At home with the Patagonians, 1873.
Les voyages dans les grands déserts de la pampa et de ia Pata-
gonie n'ont pas eu jusqu'ici la bonne fortune d'exciter l'attention
publique au même degré que ceux tentés dans l'intérieur de l'Afrique
ou tout autre continent aussi peu connu. Cependant les révélations
recueillies au milieu de dangers nombreux justifient pleinement la
persistance avec laquelle la science, en dehors de la curiosité pu-
blique, a poursuivi l'étude des manifestations de la nature dans ces
contrées. Bien que la civilisation n'ait rien à emprunter aux peuples
épars dans ces immenses déserts de l'Amérique du Sud, et à peine
même quelques plantes à utiliser dans ces plaines presque stériles,
l'homme moderne peut du moins, en foulant ce sol vierge, retrou-
ver la trace fraîche encore de phénomènes ailleurs oubliés, et
presque intact le souvenir d'une vie organique disparue, renouer
peut-être le fil de l'histoire du Nouveau-Monde, en tout cas décou-
vrir des exemplaires jusqu'ici inconnus d'animaux gigantesques et
les restes de races humaines primitives, disparues depuis peu sans
s'être mêlées à aucune autre. Nous nous proposons ici de passer
en revue les observations rapportées par les explorateurs qui ont
TOME XX. — 1877. ' 54
850 REVUE DES DEUX MONDES,
attaché leur nom à quelque découverte, et dont les études per-
sonnelles, faites à des points de vue différens, préparent pour un
avenir prochain des conclusions importantes.
I. — LES ASPECTS.
La plaine, quand elle affecte ce double caractère d'immensité et
d'uniformité qui est le propre de la plaine pampéenne, ne saurait
intéresser au premier abord ; elle n'attire par aucun charme ni au-
cune promesse, semble ne rien dérober aux regards et n'offrir au-
cune difficulté à vaincre à l'explorateur. Cette opinion fut pendant
les derniers siècles celle de tous les colonisateurs de ce continent.
Aussi pendant cette longue période ne s'occupa-t-on que de la des-
cription extérieure, pour ainsi dire, de la pampa, et l'on crut avoir
assez fait quand on eut dessiné les contours des côtes avec plus ou
moins d'exactitude et relevé quelques baies qui pussent servir d'a-
bri, en cas de besoin, aux escadres ou aux navires marchands en
route pour le Pérou ou le Chili. La pauvreté des relations de voyages
de toute cette période donne la plus triste idée d'un pays qui n'a su
inspirer autre chose; ils n'ouvrent aucun horizon et n'encouragent
aucun effort. Les navigateurs relevaient lentement et sans exacti-
tude les profils des côtes où ils atterrissaient, et les écrivains qui de
temps à autre tentaient de décrire les mœurs et les aspects du pays
n'en rapportaient que des banalités ou se faisaient inconsidérément
les colporteurs de fables ridicules, dominés qu'ils étaient par le
désir de faire à ces contrées une célébrité en rapport avec celle
qu'avait acquise le Pérou par ses mines d'or.
Géographiquement le territoire que l'on peut réunir sous le nom
générique de pampéen s'étend du 23*^ degré de latitude sud jus-
qu'au détroit de Magellan par 54 degrés, et se trouve compris en
longitude entre le 56^ degré et le 7Zi% que suit presque complète-
ment la Cordillère des Andes. Les contrées peuplées de ces grandes
plaines sont relativement peu importantes et se composent des qua-
torze provinces de la république argentine; en dehors de ces pro-
vinces, d'après une carte officielle que le gouvernement de cette
république vient de publier, ce vaste continent comprend encore,
sous la domination argentine, qui peut-être s'y manifestera un jour
d'une façon effective, mais qui jusqu'ici est restée purement nomi-
nale, neuf territoires destinés à être peuplés dans un temps sans
doute fort éloigné. Chacun d'eux suffirait à recevoir une grande
nation, si leur fertilité était en rapport avec leur étendue; on les
dénomme territoires du Rio-Vermejo, du Grand-Chaco et des Mis-
sions, au nord de ce qui forme le noyau de la république; au sud
LA. PAMPA ET LA PATAGOME. 851
sont les territoires de la Pampa, des Andes, du Liniay, du Rio-
Negro, du Rio-Chubut, et enfin le plus vaste, le moins connu et le
moins réellement possédé, celui de la Patagonie. C'est principale-
ment de ces territoires déserts que nous nous occuperons.
Il nous faut laisser de côté les territoires du nord, assez différens
de tous les autres en raison de leur latitude tropicale, et où une
végétation arborescente est entretenue par la chaleur humide de
cette région baignée par de grands fleuves et fréquemment inon-
dée en raison du peu d'élévation du sol. Ces territoires cepen-
dant ont beaucoup des caractères de leurs congénères du sud :
ils en diffèrent en ce que la forêt y apparaît quelquefois; mais
cette forêt même participe de la pauvreté de toute la région,
elle n'a nulle part cet aspect touffu et impénétrable qu'elle présente
dans les autres contrées tropicales, ou dans les contrées sylvestres
des régions plus froides. Elle est clair-semée : genre de forêt tout
à fait spécial, le seul connu, à de rares exceptions près, dans la
plaine sud-américaine, elle se distingue de la forêt épaisse et om-
breuse en ce qu'elle ne présente nulle part un toit de verdure
formant un abri continu contre les rayons du soleil; elle est caracté-
risée par l'isolement et l'espacement des grands arbres entre les-
quels poussent d'autres plantes arborescentes formant une espèce
de fourré bas qui donne à toute cette région l'aspect d'une coupe
récente, où l'on a respecté quelques arbres vieux et de haute futaie.
De grands fleuves à peine explorés comme le Pilcomayo, le Vermejo
et le Salado du nord, même les rivières des provinces de Cordova et
de Santa-Fé, sont encore ou ont été bordés de forêts de ce genre.
Le territoire du Grand-Chaco, baigné par ces larges cours d'eau, et
qui occupe une superficie de 8,000 lieues carrées, est entièrement
couvert de forêts clair-semées composées d'arbres de haute tige,
isolés les uns des autres, et des essences les plus dures. Les feuil-
lages de ces arbres sont généralement grêles et peu fournis, assez
semblables à ceux du saule et de Y eucalyptus globulus; leurs
feuilles sont épaisses, petites, non pennées, les extrémités des ra-
meaux sans rigidité, s'agitant au gré du moindre vent, ne lui oppo-
sant pas même cette résistance qui ailleurs produit sous la brise un
harmonieux bruissement, langage sévère de la forêt que nous con-
naissons, murmure que l'on écoute et que l'on se rappelle avec
émotion.
La forêt n'existe dans aucune partie de la plaine, elle appar-
tient en propre à ces territoires, et, si nous descendons dans la
pampa proprement dite, nous ne trouvons plus cette végétation
espacée, même dans la partie habitée et fertile qui se distingue des
autres moins habitables par des cai'actères particuliers que nous
852 KEVCE DES DEUX MONDES,
avons analysés ici même (1). Ces dernières sont aujourd'hui encore
telles qu'elles étaient au jour de la conquête, elles n'ont rien perdu
de leur primitif aspect de désolation , ne possèdent qu'une rare
verdure , sorte de pelage presque roux en hiver aussi bien qu'en
été, du sable, une poussière argileuse, et dans quelque creux, de
maigres et chétifs arbustes, ne dépassant pas 6 ou 8 pieds; plus
abondans dans les parties plus rapprochées des Andes, ils restent
généralement au-dessous de cette hauteur, si bien qu'un cavalier
peut dominer ces petits bouquets de bois, et, au lieu de marcher
protégé par leur abri, projeter son ombre sur leurs cimes.
Plus on se rapproche de la Cordillère, plus la pampa manifeste sa
stérilité; le terrain en est, en effet, formé d'alluvions modernes
composées de détritus des cailloux charriés depuis la montagne par
les cours d'eau qui en descendaient : il en résulte qu'au pied de ces
montagnes restent amoncelés de gros débris généralement peu ou
point arrondis que la force motrice aujourd'hui disparue a transpor-
tés et abandonnés là. Plus on s'éloigne en aval, plus la grosseur de
ces pierres diminue, faisant place à un gravier progressivement plus
petit, qui lui-même disparaît enfin tout à fait. Des agens divers qui
ont travaillé à constituer le sol pampéen, l'eau courante descendant
des hauteurs de la chaîne des Andes et servant de véhicule aux par-
celles de roches déplacées par des commotions, alors plus fréquentes
qu'aujourd'hui, était le plus puissant. Ces eaux douces venaient se
mêler à celles de l'Océan dans un détroit ou peut-être un grand
golfe, pénétrant fort avant dans le continent actuel, à l'endroit
même où existe aujourd'hui le lit des grands fleuves qui descendent
vers l'Atlantique, — golfe ou détroit dont la présence a été dé-
montrée jusqu'en amont de la ville de Parana, située aujourd'hui à
200 lieues de l'Océan, et dont l'estuaire de la Plata, quelque im-
mense qu'il puisse nous paraître, n'est qu'une réduction.
L'absence des arbres est donc générale dans la pampa; dans la
partie fertile , on a fait des plantations artificielles , mais le sol ne
semble pas s'y prêter suffisamment. Durant les premiers temps de
leur végétation, la croissance des quelques espèces que l'on est
parvenu à acclimater est très rapide , plus peut-être que partout
ailleurs; mais la couche d'humus, fort peu épaisse, est rapidement
traversée par les racines; elles rencontrent alors une couche de
sable plus ou moins durci qui , s'opposant au développement de
l'arbre, le condamne à l'immobilité, sinon à une décrépitude pré-
maturée. C'est cette raison, beaucoup plus encore que la force des
vents, qui hâte le découronnement des arbres de haute tige : parmi
(1) Voyez la Revue du 15 juillet 1875.
LA PAMPA ET LA PATAGONIE. 853
ceux d'une acclimatation récente, l'eucalyptus atteint rapidement
une hauteur considérable avant que le tronc ait pu se développer
suffisamment pour lui permettre de porter son mobile panache de
feuilles glauques; après cinq ou six ans, ceux que le vent a épar-
gnés s'arrêtent , se tordent sur eux-mêmes, semblent avoir perdu
cette force d'impulsion qui les avait élevés si haut pendant le cours
des premières années , et entrent déjà dans leur période de déca-
dence.
Si la culture artificielle réussit si mal, on s'explique facilement
que les forêts naturelles n'aient jamais pu se former, surtout si
nous ajoutons à ces causes cette autre, que dans ces steppes l'hu-
midité manque d'une façon presque absolue. Les pluies, peu fré-
quentes, sont rapidement absorbées par un terrain sablonneux sans
laisser de traces de leur passage; les fleuves, de leur côté, assez
rares, presque sans afïluens, courent parallèlement les uns aux au-
tres, en se dirigeant tous en droite ligne vers l'Océan. On ne trouve
quelque végétation qu'autour des petites cuvettes situées dans les
dépressions du terrain et dont la formation est favorisée par des
raisons toute locales.
Ces lagunes sont très nombreuses dans la pampa fertile, et beau-
coup plus rares dans les autres parties de la plaine; elles ont peu
d'étendue, l'eau s'y rassemble pendant les pluies, mais atteint ra-
rement plus d'un mètre au centre; elles doivent leur origine, en
même temps qu'à une dépression du sol, à l'imperméabilité de leur
fond, généralement de marne diluvienne dure , d'une épaisseur de
10 à 12 mètres, qui constitue le sous-sol pampéen. L'eau des pluies,
en se rendant à la lagune, déplace nécessairement quelques par-
celles de terre végétale qu'elle dépose au bord, donnant ainsi nais-
sance à une végétation peu fournie, quelquefois arborescente, pres-
que toujours verdoyante même dans les temps de sécheresse.
Quelques-unes de ces lagunes sont assez profondes et recueillent
pendant la saison des pluies assez d'eau pour ne jamais s'épuiser;
dans la partie stérile des pampas, elles manquent absolument, et
ce fait semble dénoncer l'inutilité des tentatives que l'on pourrait
faire pour rendre habitables et productifs ces vastes territoires. On
rencontre bien quelques grands marais connus sous le nom de cie-
negas, mais presque jamais de lagunes conservant l'eau à la ma-
nière de celles répandues dans les pampas fertiles.
Par contre, on trouve dans le désert pampéen de nombreuses
efflorescences salines à la surface du sol; dans certains endroits, la
croûte qu'elles forment occupe plusieurs lieues carrées. Le sol salin
se présente couvert d'une poussière fine que le vent soulève facile-
ment tant qu'il ne s'est pas produit d'efflorescences ; celles-ci ap-
paraissent après de longues pluies dont l'eau enlève le sel à la
854 REVUE DES DEUX MONDES.
terre, le dissout et, en s'évaporant, le dépose à la surface. Ces sels
sont des sulfates de chaux et de soude; ils existent dans le sol sous
forme de gypse, et l'extraction s'en opère comme nous venons de
le dire. La couleur blanche du sel n'apparaît bien qu'à la nuit tom-
bante et surtout dans le clair de lune; les cristaux blancs brillent
alors avec des reflets métalliques, et la plaine semble couverte de
givre.
Il y a deux espèces de sols salifères : les uns connus sous le
nom de salines, les autres sous celui de salitrales ou terrains ni-
treux. Les salines sont de grands lacs salés préhistoriques et des-
séchés; ils sont répandus en grand norabre dans la plaine du
nord. Les salitrales ne sont pas des bassins, ce sont de vastes
plaines dont la surface se couvre de temps à autre d'une fine couche
de sel , qui, au rebours des sels ordinaires, disparait sous l'action
des pluies, permettant le développement d'une riche végétation et
entre autres d'une plante connue dans le pays sous le nom de
jumen, de la famille des salicornias lierhaceas, dont on utilise les
cendres très riches en carbonate de soude. Les salitrales affectent
deux types très différens. Dans les uns, qui sont connus par la lu-
crative exploitation que l'on en fait au Pérou dans le désert d'Ata-
cama et de Taracapa, le nitrate alcalin se présente sous la forme
d'un minéral compacte, en couches d'une épaisseur variable, cou-
vert d'autres terrains, en un mot comme la majorité des minéraux.
Les salitrales du second type sont produits par le terrain même à
fleur de terre, sous l'action chimique de l'atmosphère agissant sur
les matières qui composent le sol, phénomène qui n'a pu être en-
core suffisamment déterminé. Après un jour de pluie, le voyngeur
ne distingue pas trace de l'existence du nitre; mais, après quelques
jours de chaleur, le sol se couvre pour ainsi dire à vue d'oeil d'une
couche de givre. Ce sel formé à la surface peut se recueillir avec
la main, et, la couche première enlevée, une autre apparaît immé-
diatement au même endroit; on l'emploie dans la fabrication de la
poudre, dans celle de l'acide nitrique, et surtout dans l'agricul-
ture comme engrais. Ces salitrales ne sont pas spéciaux à la plaine
argentine; il en existe en Navarre, sur les rives du Gange et du
Nil et dans la république de l'Equateur.
On rencontre en outre dans les territoires du sud, du Pào-Negro
et de la Patagonie, quelques lacs d'eau salée semblable à celle de
la mer, et dont le sel est exploité depuis des siècles par les habi-
tans. Darwin en décrit un, situé à cinq ou six lieues de la ville de
Carmen de Patagones, d'où l'on extrayait le sel au siècle dernier
pour la consommation de Buenos-Ayres et dont l'exploitation, sus-
pendue cà l'époque de son voyage, a été reprise récemment. Pen-
dant l'hiver, ce lac rempli d'une eau peu profonde a l'aspect d'un
Là PAilPA ET LA PATAGONIE. 855
bassin d'eau saumàtre; l'évaporation naturelle de l'eau sous l'in-
fluence du soleil d'été fait déposer le sel en cristaux sur les bords
et le fond et le transforme en un riche champ de sel, dont la couche
près du bord a 10 ou 12 centimètres d'épaisseur, augmentant peu à
peu vers le centre. Ce lac a 2 milles de long et 1 mille de large; il
en existe d'autres dans le voisinage beaucoup plus grands et dont le
fond consiste en une couche de sel de 1 mètre d'épaisseur. Ces
bassias admirablement blancs au milieu de cette plaine aride for-
ment un contraste surprenant. On en peut extraire des milliers de
tonnes de sel; le bord en est boueux, noir, et exhale une odeur
fétide. Darwin a cependant constaté la présence d'un insecte vivant
dans ce milieu repoussant et salé ; les rives sont en outre habitées
par les flamans, qui préfèrent les lagunes d'eau saumàtre.
Les lagunes d'eau douce servent de point de concentration à tous
les autres animaux répandus dans la pampa. C'est là que dans la
plaine habitée viennent se grouper les animaux domestiques à cer-
taines heures du jour, et, dans les temps de sécheresse, quand la
réserve d'eau a disparu des lagunes où ils vont boire habituelle-
ment, c'est à la recherche d'autres lagunes plus favorisées qu'émi-
grent les chevaux et les bœufs par troupes innombrables qui s'aug-
mentent à chaque étape des habitans des pays traversés. Ils partent
ainsi sans autre guide que leur instinct pour un voyage de 100
ou 200 lieues à la recherche d'un peu d'eau et d'un peu de ver-
dure, desséchant sur leur passage toutes les lagunes qu'ils peuvent
rencontrer, marquant leur route d'une ligne de traînards qui se
couchent pour mourir; ils s'arrêtent enfin quand ils trouvent à
s'alimenter pour quelque temps, et ne reviennent que lorsque leur
instinct encore leur annonce que les champs où ils sont nés ont
reverdi.
Autour de ces petits bassins se réunissent aussi tous les animaux
sauvages et lus oiseaux d'eau, si abondans surtout pendant la saison
d'hiver, les flamans, les cygnes à col noir, les canards des espèces
les plus variées, les oies sauvages, les ibis, les bécassines, les
grèbes , plus au sud les pingouins , tant d'autres encore. Il serait
difîicile de rendre le spectacle magique qu'ofî'rent au voyageur les
approches d'une de ces lagunes à l'heure et à l'époque où tous
ces animaux y sont réunis. L'arrivée du chasseur est annoncée de
loin par le vanneau armé, toujours au guet, vraie sentinelle de la
pampa, auquel le moindre événement arrache le cri d'alarme
mille fois répété de tero-tero, qui lui a valu la substitution de ce
sobriquet local à son nom patronymique. Ce bruit agaçant a mis
en éveil toutes les familles, bariolées de rose, de blanc ou de
gris, fort paisibles sur les bords fangeux de leur lieu de réunion.
Le chaja est le premier à répondre par le cri que son nom imite,
856 REVLE DES DEUX MONDES.
châaka, au cri d'alarme du tcro-tero. Il s'élève majestueusement
après avoir battu le sol de ses larges ailes en allongeant le cou
avec des allures de grand vautour. L'éveil est alors donné; tout
ce monde ailé s'agite, se dispose au départ, s'éloigne d'un pas
lent perché sur ses hautes échasses, ou nageant rapidement vers
le centre de la lagune jusqu'à ce qu'au bruit des coups de fusil la
fuite devienne générale. Des bandes de quarante ou cinquante 11a-
mans, d'autant de cygnes, d'oies, d'innombrables canards, des ci-
gognes et des ibis, s'envolent alors pêle-mêle, emplissant l'air de
leurs cris, l'obscurcissant ou tamisant les rayons du soleil à travers
leur plumage coloré. Dans la plaine du sud, ces animaux ne sont
pas les seuls à fuir devant le voyageur : l'autruche, le cerf, plus loin
le guanaque, sont réunis aussi par groupes autour des lagunes,
où l'on ne trouve jamais les autres habitans de la pampa, tapis
dans leur obscurité, la'grosse perdrix, l'agouti, le lièvre des pam-
pas , les diverses espèces de tatous aux armatures impénétrables,
gros comme des chiens dans le nord et comme de petits héris-
sons dans le sud , descendans dégénérés des grands glyptodontes
antédiluviens. Enfin, dans les parties les plus désertes, cachés dans
les touffes épaisses [du gynerium argenteum, le jaguar, le puma,
félin au pelage de lion, aux allures du tigre, le tapir, le renard, le
pécari et enfin les chiens, ces déclassés, qui par abandon ou indis-
cipline sont retournés à l'état sauvage et devenus contre l'homme
l'allié des fauves, faisant en|cela ce que fait le gaucho après un
crime ou un malheur Ummérité ou irréparable : sa première pen-
sée est de fuir au désert et, de s'allier à l'Indien pour se venger
d'une civilisation où il n'a plus sa place.
Tels sont les seuls êtres que le voyageur puisse rencontrer dans
la pampa en dehors de l'Indien , qui , lui non plus , ne s'éloigne
pas des lagunes et trace sa route de l'une à l'autre. Toujours invi-
sible, n'ignorant rien de ce qui se passe à la portée de sa vue très
étendue, il a cependant, par ses allées et venues, frayé des chemins
sous le pied de son cheval du nord au sud et de l'est à l'ouest : le
sol mobile de la pampa qu'il habite se prêterait mal à servir d'as-
sises à une route; l'Indien, seul intéressé à en tracer, ne lui de-
mande qu'une fermeté suffisante pour porter son cheval. Ce chemin
étroit se nomme dans le langage local ^pistrillada, proprement la
trahiée d'un râteau; il faut prendre soin de ne pas s'en écarter,
non-seulement parce qu'il aboutit aux seuls points où l'homme et
son cheval puissent trouver ce qui leur, est nécessaire, mais parce
que de chaque côté existent le plus souvent des terrains mobiles
et fangeux qui ensevelissent facilement cheval et cavalier : ce sont
les guadalcs. Combien de fois,^dans des opérations militaires, cou-
rant à la poursuite des Indiens, une^ colonne entière n'a-t-elle pas
LA PAMPA ET LA PATAGONIE. 857
disparu, entraînée derrière le goum poursuivi, qui, lui, connaît le
guadal, et, loin de le redouter, sait s'en servir pour échapper à son
ennemi. Son cheval est dressé à ce dangereux exercice; il sait ne
pas enfoncer, s'il tombe se relever, et par un effort vigoureux s'é-
loigner au milieu du bourbier, sans crainte d'être atteint. Que le
guadal soit de sable, de boue liquide, de glaise humide ou sèche,
l'Indien en connaît les secrets, s'y jette et le traverse le plus sou-
vent ; s'il y meurt, il a du moins évité de mourir sous le sabre d'un
chrétien.
La partie de la pampa au sud du 37« degré de latitude sud con-
stitue une région différente, sorte de plateau plus élevé, distinct de
l'autre, de la pampa basse; là commence une série de collines non
interrompues qui viennent aboutir au Rio-Negro, où prend naissance
la région patagonienne. Dans cette région intermédiaire, le pays se
modifie; on y rencontre quelques arbres, le saule rouge, hum-
holdtiana, des pommiers et des plaines entières de fraisiers cou-
verts au printemps de fruits rouges qui produisent l'effet le plus
bizarre sur la robe des chevaux blancs qui se roulent dans ce sin-
gulier pâturage.
Le climat de toute la région pampéenne est soumis à des in-
fluences spéciales qu'on ne retrouve pas dans les pays situés sous la
même latitude dans l'hémisphère boréal. Il faut en effet remarquer
que Buenos-Ayres est située par 35 degrés de latitude australe, et le
détroit de Magellan par 54 degrés; que l'espace compris entre ces
deux points correspondrait dans l'autre ^hémisphère aux pays qui
s'étendent entre le détroit de Gibraltar et le Danemark : or, en Nor-
vège, contrée plus rapprochée du pôle que ce dernier pays, la tem-
pérature s'élève jusqu'à \h degrés centigrades, et celle du détroit
de Magellan ne dépasse pas 10 degrés en été, bien que ce der-
nier point soit beaucoup plus éloigné du pôle sud que le précédent
du pôle nord. Ce climat pourrait paraître inhabitable, et cependant,
par une anomalie étrange; même plus au sud, par 55 degrés, les
arbres sont toujours verts et croissent parfaitement, et l'on voit les
oiseaux-mouches et les perroquets voltiger et trouver à se nourrir.
Par contre, si l'on remonte le Pacifique, on note des phénomènes
contraires et une température plus basse à mesure que l'on s'éloigne
du pôle. A Valdivia, par ZiO degrés, ce qui correspond à la latitude
de Madrid, non-seulement les olives et les oranges ne mûrissent
pas, mais même, à cause de l'humidité, le blé et l'orge n'arrivent
pas sur pied à maturité, pendant qu'en Patagonie, sur les bords du
Rio-Negro, par la même latitude, on cultive avec succès la patate,
la vigne, le figuier et l'oranger; ici on ne trouve, il est vrai, aucune
végétation arborescente naturelle, pendant que des forêts, riva-
lisant avec celles des tropiques, couvrent les côtes du Pacifique du
858 REVUE DES DEUX MONDES.
Zi5^ degré au ZS^ degré, contenant des palmiers, des bambous, des
fougères et des orchidées.
Au détroit de Magellan, les neiges éternelles, en raison de la
basse température de l'été, se trouvent à 1,100 et 1,200 mètres
au-dessus du niveau de la mer, phénomène qui ne se produit en
Norvège que par 67 et 70 degrés. Toute la côte du Pacifique, lorsque
l'on sort du détroit, laisse voir des fleuves de glace dans des vallées
fpii ne s'élèvent qu'à 1 ,000 mètres. Sous une latitude égale à celle
de Paris, il existe d'immenses glaciers dans un lieu où la montagne
la plus élevée ne dépasse pas '2,000 mètres. Enfin, pour fixer les
idées, le glacier le plus éloigné du pôle qui s'avance dans la mer
est situé dans l'hémisphère sud parZiô degrés et dans l'hémisphère
nord par 67 degrés, et dans ce même hémisphère sud ces glaciers
n'existent qu'à l'ouest des Andes, et la glace est inconnue à l'est.
L'étroitesse du continent et l'influence qu'y exercent forcément
les grandes masses d'eau de l'Océan et les courans chauds donnent
naissance à ces étonnans phénomènes de température, si différens
de ceux qui se produisent sur les vastes continens de l'hémisphère
boréal, où la radiation d'une grande surface de terre dans une at-
mosphère très claire contribue principalement à rendre l'hiver très
froid. Dans la partie de l'hémisphère austral dont nous nous occu-
pons, les courans chauds de l'Océan empêchent la température de
descendre beaucoup en hiver, et le ciel reste le plus souvent nua-
geux; les rayons du soleil ne peuvent ainsi réchauffer d'une façon
excessive la surface de la terre ou de l'Océan; il en résulte que la
moyenne de la température est fort basse, mais que la tempéra-
ture ordinaire ne subit ni grande élévation ni grand abaissement,
ce qui permet de vivre aux animaux et aux plantes des tropiques,
auxquelles une température très élevée est moins nécessaire qu'une
protection continue contre le grand froid.
Tels sont les aspects purement physiques sous lesquels se pré-
sente le territoire pampéen. Cette région, en dehor? de la partie au-
jourd'hui peuplée par les Européens, est aussi pauvre qu'elle est
vaste, les abords en sont aussi faciles que la colonisation en est pé-
nible. Il nous a semblé utile de considérer la superficie actuelle des
terrains pampéens et patagoniens, avant de suivre dans les inves-
tigations souterraines les savans qui se sont attachés à l'étude de
la formation de ce continent et à la description de ses aspects et de
ses habitans préhistoriques.
II. — LES FOSSILES ET LE DÉPÔT DILCVIEN.
De tous les grands dépôts sablonneux répartis sur la surface du
globe, le dépôt pampéen est un des plus vastes et des plus mal
LA PAMPA ET LA PATAGONIE. 859
connus, celui sur l'origine duquel les opinions sont le plus divi-
sées. Parmi les géologues, les uns l'attribuent à l'époque géolo-
gique la plus récente, d'autres à la formation post-pliocène, c'est-
à-dire la dernière de la période tertiaire. De grands ouvrages
justement célèbres ont été publiés sur cette matière; ceux de Dar-
win et de D'Orbigny, déjà anciens, ont été rectifiés et complétés par
les études de M. Bravard en 1856, et enfm dans ces dernières années
par celles du savant directeur du musée de Buenos-Ayres, M. Bur-
meister, fort connu dans la science par sa remarquable Histoire de
la création.
Les perforations faites à Buenos-Ayres ont démontré que le sous-
sol de cette ville est composé de cinq couches superposées : la pre-
mière superficielle et peu épaisse, formée d'alluvions modernes, la
seconde diluvienne, les deux suivantes tertiaires, et la cinquième
sédimentaire, formée de roches métamorphiques. Les observations
faites sur ce point peuvent donner une idée générale du terrain
pampéen, d'autant plus exacte que dans toute son étendue les
couches sont uniformes et se présentent à peu près partout dans le
même ordre, avec des différences d'épaisseur : la couche d'allu-
vions est la plus variable, et disparaît même tout à fait dans la par-
tie occidentale la plus rapprochée des Andes, où le sol est couvert,
comme nous l'avons vu, de gros cailloux déposés par les courans
d'eau qui descendaient autrefois de la montagne, et où l'absence
d'humidité ne permet à aucune plante même herbacée de se déve-
lopper. Au sud du ZiO* degré, depuis une ligne de petites collines
que l'on appelle Sierra de la Ventana (chaîne de la fenêtre), la couche
diluvienne disparaît, et le terrain tertiaire se montre à la surface,
donnant à toute cette partie un aspect de stérilité absolue qui se
conserve dans toute la Patagonie avec les mêmes caractères.
La seconde couche, qui correspond à la diluvienne des anciens
géologues, a été proprement dénommée formation pampécnne par
D'Orbigny et Darwin; Bravard l'appelait formation post-pliochie
ou terrain quaternaire. Quelque nom qu'on lui donne, cette forma-
tion est uniforme et s'étend dans tout le territoire pampéen sous la
forme d'une couche rouge, rarement jaune, généralement d'une
épaisseur de 10 ou 15 mètres, se prolongeant depuis les rives de
la Plata jusqu'au pied des Cordillères, et dans ces montagnes jus-
qu'à une hauteur de 2,000 mètres, toujours composée des mêmes
élémens, sable, argile et chaux, absolument mélangés et non pas
étendus par couches distinctes. Elle se distingue particulièrement
par la présence d'une quantité d'ossemens fossiles de différentes
espèces et appartenant dans quelques cas à des animaux d'une
taille gigantesque, qui dépasse celle de tous les êtres dont l'exis-
tence préhistorique a été constatée jusqu'à ce jour. Ces ossemens
860 REVUE DES DEUX MONDES.
se trouvent à divers niveaux, mais plutôt dans les couches infé-
rieures que dans les supérieures de la formation, sans que cepen-
dant ces dernières en soient dépourvues, ce qui suffit à démon-
trer que ces espèces n'ont disparu que peu à peu et n'ont pas été
victimes d'un cataclysme général anéantissant simultanément tous
les individus. Ces gisemens d'ossemens existent donc à une cer-
taine profondeur, et comme les travaux publics pouvant donner lieu
à des excavations ont été rarement entrepris, que les chemins de
fer eux-mêmes, sur la surface pampéenne si plane, ne nécessitent
aucun remblai ni déblai, leur existence aurait pu rester ignorée
jusqu'à nos jours, si ces grands squelettes n'apparaissaient fré-
quemment à nu dans les berges entaillées des grands fleuves, et
même des plus minces cours d'eau dont le lit est toujours pro-
fondément encaissé. Les berges du Parana, qui s'élèvent jusqu'à
20 mètres sur un parcours de plus de 300 lieues et se prêtent ad-
mirablement à ces études, ont fourni les remarquables échantil-
lons qui abondent aujourd'hui dans le musée public et dans les
collections particulières.
De longue date, ces grands squelettes que les plus ignorans re-
marquaient dans les rives des fleuves avaient attiré l'attention. Les
indigènes et tous les gens ignorans en général avaient imaginé des
explications qui ont une priorité de date sur celles de tous les sa-
vans modernes. Les gens de la campagne supposaient simplement
que ces grands animaux devaient avoir de leur vivant l'habitude de
se terrer, et que, sentant la mort venir, ils allaient l'attendre dans
leurs immenses demeures souterraines, proportionnées à leur taille.
De leur côté, les personnes préoccupées d'idées religieuses et de la
nécessité de faire concorder les manifestations de la nature avec la
lettre des Écritures se contentaient d'affirmer que les os fossiles de
taille gigantesque ne sont pas dans leur état naturel, et qu'ils n'ont
acquis leur grandeur que par accroissement dans la terre même,
après la mort de l'animal, que sa taille pendant sa vie n'avait pu
dépasser celle des animaux que nous connaissons et qui ont été
sauvés du déluge.
A l'époque de la conquête et longtemps après, l'on attribua ces
ossemens à des géans disparus. Un des chroniqueurs de la compa-
gnie de Jésus, le P. Guevara, qui écrivait au xv!!!"" siècle, discuta
sérieusement l'existence d'hommes géans à une époque antérieure
à la conquête, « formidable accumulation de chairs, dit -il, qui
portent avec elles l'étonnement et l'épouvante , monstres humains
qui ont dû peupler ce pays avant le déluge et dont il est probable
que l'on découvrira un jour le lieu de sépulture! » Les chroni-
queurs de l'école de Guevara s'occupaient d'ailleurs assez peu des
restes d'organismes disparus et n'attachaient d'importance qu'aux
LA PAMPA ET LA PATAGONIE. 861
coquilles qu'ils rencontraient dans l'intérieur des terres et sur des
points élevés; sans chercher à reconnaître si elles étaient marines
ou fluviatiles, ils déduisaient de leur existence sur la terre ferme et
sur les montagnes la preuve du passage du déluge qui, gonflant les
eaux de l'Océan, leur permit de déposer à ces hauteurs les restes
de ses habitans. Ils en concluaient fort naturellement que le monde
que l'on est convenu d'appeler le nouveau est certainement le plus
ancien, puisque, les montagnes y étant plus élevées, les eaux ont à
la fin du déluge découvert les premiers leurs sommets, qui, se trou-
vant ainsi émergés avant ceux de l'ancien monde, ont commencé
la nouvelle époque. La science n'est du reste alors représentée par
personne en Amérique, et les découvertes donnent lieu aux mé-
prises les plus singulières.
Ainsi pour la première fois en 1766 on s'occupe de recueillir
dans la pampa les ossemens de fossiles dans un lieu alors fort peu
habité, nommé encore aujourd'hui Arrecifes et situé au nord de la
ville de Buenos-Ayres. L'existence de gisemens considérables dans
cet endroit avait été constatée par un capitaine de frégate espa-
gnol en station dans les eaux de la Plata, qui, ayant cru recon-
naître des sépultures de géans de l'époque diluvienne, demanda au
gouverneur de nommer une commission pour les relever devant
témoins avec toutes les solennités requises, s'excusant d'en faire
partie, ne voulant pas, disait-il, que l'on pût croire, s'il les recueil-
lait lui-même, qu'il avait préparé ces ossemens pour établir par
une fiction la vérité d'une thèse qu'il croyait fondée. La commis-
sion se rendit au lieu indiqué, et découvrit les ossemens annoncés
à ÛO lieues de Buenos-Ayres, à 80 de la côte du Parana. Les mé-
decins et chirurgiens qui composaient alors exclusivement le corps
savant de cette colonie déclarèrent sous serment que les ossemens
soumis à leur inspection appartenaient évidemment à des êtres
raisonnables , que c'était d'ailleurs un fait avéré qu'il avait existé
dans ces parages des hommes géans.
Portés en Espagne, ces restes sont les premiers ossemens de mé-
gathériums qui aient pu être connus en Europe ; mais on ne sait
rien du sort qu'ils éprouvèrent après l'examen des célébrités mé-
dicales de Buenos-Ayres. Ce ne fut que douze ans après, en 1778,
que parvint à Madrid, envoyé par le vice-roi, marquis de Loreto,
un squelette complet de mégathérium qui excita à ce point la cu-
riosité du roi Charles III qu'il ordonna qu'il lui fût envoyé un de
ces animaux, vivant, si c'était possible , mais pour le moins em-
paillé. Ce désir royal fit l'objet d'une ordonnance du 2 septembre
1780, conservée dans les archives de Buenos-Ayres, contre-signée
par le ministre don Antonio Porlier.
Aujourd'hui tout le monde connaît l'importance des découvertes
862 REVTE DES DEUX MOiNDES.
faites dans les environs de Buenos-Ayres, et la riche collection d'os-
semens fossiles entassés dans le musée public de cette ville peut
compter comme une des plus curieuses réunions d'objets intéressant
la paléontologie. L'habileté et la science spéciale de M. Burmeister,
depuis quatorze ans conservateur de ce musée, n'ont pas peu con-
tribué à l'augmentation et à la classification de cette collection. En
même temps une publication des plus intéressantes due à ses soins,
— les Annales du inuséc publir de Buenos-Ayres, écrites et répan-
dues par lui dans toutes les bibliothèques d'Europe, — a permis au
monde savant de connaître dans leurs détails scientifiques les exem-
plaires d'animaux disparus contenus dans ce musée, que son isole-
ment dans un coin retiré du globe avait empêché jusque-là de four-
nir à la science les précieux renseignemens aujourd'hui divulgués.
Décrire cette collection, ce serait passer en revue tous les mammi-
fères éteints de l'Amérique du Sud. Bien que la liste ne puisse en
être considérée comme fermée, elle est aujourd'hui assez longue
pour laisser entrevoir une période préhistorique où le continent
sud-américain et le territoire pampéen en particulier étaient cou-
verts d'un nombre considérable d'animaux, presque tous de taille
gigantesque. Nous ne saurions tenter de suivre le savant auteur
des Annales dans la description détaillée de toutes les espèces et
de toutes les variétés découvertes et classées, il nous suffira de
donner un aperçu de nature à compléter la physionomie générale
du territoire pampéen à l'époque géologique antérieure à la nôtre.
Disons tout de suite que rien jusqu'ici n'est venu confirmer l'hy-
pothèse timidement émise par quelques savans de l'existence de
l'homme dans ces régions à une époque contemporaine des mammi-
fères éteints. Cependant des ossemens humains mêlés à des osse-
mens de mégathériums ont été trouvés au Brésil par le docteur
Lund; mais cet auteur n'a pas affirmé que ces ossemens fussent
fossiles, il a dit seulement qu'ils avaient les caractères du fossile et
que leur crâne ne ressemblait pas à celui des races actuelles, qu'il
était plus petit, que le front en était plus fuyant et se rapprochait
du type du singe. Ces crânes diffèrent de ceux trouvés dans l'Amé-
rique du Nord et décrits par M. Lyell, qui les rattache à l'époque
des alluvions les plus anciennes de l'époque moderne. Jusqu'ici l'on
n'a pas découvert d'ossemens de singes fossiles dans la pampa ni
même dans l'Amérique du Sud ; par contre, les autres mammifères
sont exceptionnellement nombreux.
On a trouvé en effet dans ces lieux des squelettes entiers et des
parties de squelettes, suffisantes pour servir de base à une restau-
ration d'anitnaux appartenant à peu près à tous les genres parmi
les carnassiers, les félins, les édentés, les pachydermes; un tigre,
d'une taille un peu plus grande que celle du tigre actuel de l'Inde,
LA PAMPA ET LA PAÏAGONIE. 863
connu sous le nom de machœrodus, et dont le squelette entier existe
au musée; la race canine représentée par deux variétés, et une
grande partie des rongeurs vivant encore aujourd'hui , renards,
rats, viscache. La famille représentée par les échantillons les plus
remarquables d'animaux disparus ou du moins remplacés par des
descendans d'une taille fort réduite est celle des édentés, ainsi
nommés parce qu'ils sont généralement dépourvus d'incisives et de
canines. Les édentés sont subdivisés en plusieurs genres distincts :
le mégathérium et ses variétés, scalydothérium, mégalonix et my-
iodonte, les cuirassés et les fourmiliers.
Cuvier n'a connu le mégathérium que par des croquis de l'exem-
plaire envoyé à Madrid en 1778; sur cette simple donnée, il traça
cependant dans les Annales du Musémn d' histoire naturelle (t. V,
180Zi) la description la plus exacte qui ait encore été donnée de ce
fossile. L'exemplaire existant au musée de Buenos-Ayres a été
trouvé en 1837 par un savant médecin, le docteur Munoz, qui con-
sacra sa vie à des recherches archéologiques. Parmi les animaux
actuellement existans, le kangourou est celui qui, sauf la différence
de taille, peut le mieux donner une idée du mégathérium, qui avait
la faculté de se soulever sur sa queue très puissante et sur ses
pieds de derrière, aussi très larges, pour atteindre probablement
les feuilles des arbres dont il se nourrissait. Ainsi dressé, il pouvait
mesurer une hauteur de 5 mètres environ, peut-être davantage:
une particularité de cet animai est l'étroitesse de son gfisier, en
disproportion avec sa taille, et qui semblerait confirmer l'opinioii
émise par Darwin sur les animaux gigantesques, qui sont loin, dit-
il, d'exiger une nourriture proportionnée à leur grande taille, puis-
qu'aujourd'hui encore les animaux les plus grands de notre globe,
lions, rhinocéros, éléphans, hippopotames, habitent des régions où
la végétation est très pauvre, le sol peu fertile et peu favorable à
un appétit exigeant.
Le genre des cuirassés est plus varié, en même temps que son im-
portance est égale à celle du genre précédent. Il est représenté dans
l'époque actuelle par toutes les variétés de tatous, diminutifs iden-
tiques, quant aux formes seulement, à ceux de l'époque diluvienne
qui constituent une des grandes curiosités du musée de Buenos-
Ayres. Ces glyptodontes, dont huit espt'^ces disparues ont été déter-
minées, étaient protégés par une double cuirasse dorsale et abdo-
minale; la première, d'un seul morceau, dépourvue de ces anneaux
mobiles que possèdent aujourd'hui, en nombre variable, différentes
espèces de tatous. L'énorme poids de cette carapace devait les con-
damner à une immobilité presque complète; elle se composait de
plaques hexagonales unies par des sutures qui s'ossifiaient chez des
animaux vieux et dont la superficie externe était formée de rugo-
864 KEVDE DES DEUX MONDES.
sites plus ou moins prononcées. Parmi ces glyptodontes, une variété,
le chlamypharus, possédait des sortes d'anneaux, qui, sans être
mobiles, étaient composés de plaques en files transversales reliées
par des sutures fixes; l'on a recueilli en outre des fragmens d'une
variété que l'on a pu classer sous le nom de Loricata Dasypns^ qui
avait des anneaux articulés et pouvait ainsi se mettre en boule et
se mouvoir dans tous les sens.
En ce qui touche les ruminans, il est assez curieux de remarquer
que les ossemens fossiles que l'on trouve appartenant à ce genre,
soit à des cerfs, soit à des lamas ou chameaux de l'Occident, ne
dénotent aucune différence avec ceux de l'époque actuelle.
Les pachydermes sont représentés par plusieurs genres connus
en Europe, macrauchenia, toxodonte, mastodonte, et, ce qui est
plus singulier, par le cheval , qui avait vécu sur ce sol, d'où il
devait plus tard disparaître, pour y rentrer ensuite en colon. II
n'existait, on le sait, en Amérique aucun animal qui pût lui être
comparé lors de la découverte de ce continent par les Européens;
mais son existence à l'époque diluvienne ne saurait être mise en
doute en présence des preuves nombreuses recueillies par plusieurs
savans et surtout du magnifique exemplaire complet que renferme
le musée. Dans un mémoire qu'il vient de publier sur ce sujet,
M. Burmeister établit que le cheval fossile, comme tous les autres
animaux éteints de cette époque, ne se trouve que dans la couche
inférieure; il disparut comme eux. La première découverte qui en
fut faite est due à Darwin, qui, en 1832, découvrit sur les bords du
Paranâ une molaire de cet animal, et, frappé de l'importance de ce
fait, le communiqua immédiatement à Londres, sans se douter que
lui-même avait envoyé déjà deux mois auparavant une autre mo-
laire de cheval, enveloppée dans la terre qui couvrait le crâne d'un
mégathérium. Depuis, les trouvailles ont été nombreuses; différons
savans ont contribué à classer les variétés du cheval fossile, curri-
dens, 2>rincipaUs , macroquathus , americamis. Aujourd'hui cette
démonstration est complète, et une particularité constatée par
M. Burmeister a servi de point de départ à une nouvelle classifica-
tion : c'est l'existence, chez certains chevaux fossiles, d'un os super-
nasal, indépendant, de 28 centimètres de long et de 2%5 à sa base,
venant s'unir à l'os frontal. Ce genre nouveau a été désigné sous le
nom dlu'ppidimji; il se distingue par cet appendice nasal, qui peut
faire supposer qu'il avait une sorte de trompe , et en outre par des
différences de molaires et par ses pieds de devant possédant les
restes d'un quatrième doigt qui manque aux pieds de derrière. Ce
genre, comme le précédent, se rapproche plus, par son aspect ex-
térieur, de l'âne et du zèbre que du cheval domestique : le tronc
est plus fin, les membres plus petits que chez le cheval actuel, la
LA PAMPA ET LA PATAGONIE. 865
tête plus grande et disproportionnée, le cou court, les pieds larges,
imitant en un mot le type des poneys ; en résumé, une apparence
peu gracieuse. Sa taille devait être à peu près celle des chevaux
modernes de la pampa, légèrement plus petits que ceux d'Afrique.
11 nous reste à dire ce qu'étaient les aspects de la plaine pam-
péenne à l'époque où ces animaux, si nombreux et si variés, l'habi-
taient. Ce n'est qu'au commencement de ce siècle, avec Darwin
et D'Orbigny, que l'on songea à se préoccuper de l'étude préhis-
torique du continent sud-américain. D'Orbigny soutint cette thèse
qu'une mer avait couvert la pampa à la suite d'un violent cata-
clysme, probablement produit par un soulèvement dans les Cor-
dillères, qui éleva le fond de la mer voisine et fit déborder ses
eaux. Darwin ayant reconnu que cette théorie se heurtait à des im-
possibilités, qu'elle n'était pas compatible avec la présence du ter-
rain pampéen à 1,100 et 1,500 mètres d'élévation, avec l'épaisseur
générale de la formation , ni surtout avec la présence d'animaux
terrestres et l'absence d'animaux marins, essaya de la modifier. Il
admit la formation marine, mais déposée sur les bords d'une grande
baie réduite peu à peu aux proportions d'un estuaire boueux,
sans se préoccuper de l'absence d'animaux marins, et en établissant
que les animaux terrestres avaient été transportés par les eaux
après leur mort sur les rives de l'estuaire ou dans l'estuaire même.
Les deux seuls points étudiés par ces deux grands naturalistes étaient
la côte du Paranâ, près de la ville de ce nom, et la baie à l'embou-
chure du Rio-Negro. Ces observations étaient évidemment insuffi-
santes pour servir de base à une théorie complète et définitive de
la formation de terrains aussi étendus, qui couvrent plus de la
moitié du continent sud-américain ; elles ne tiennent pas compte du
soulèvement des Andes, phénomène qui devait avoir concouru à la
formation aussi bien que déterminé les cataclysmes qui avaient
changé l'aspect de ces régions. Aussi ces deux hypothèses ne résis-
tent-elles pas à un examen attentif, et ne sauraient-elles être mises
d'accord avec tous les faits déterminés depuis. Il n'est pas admis-
sible que des animaux aussi gigantesques que ceux dont on trouve
les squelettes aient été transportés, après leur mort , des hauteurs
où ils vivaient, jusque sur les bords de l'estuaire actuel de la Plata.
M. Bravard et M. Burmeister, qui, tous les deux, ont combattu
ces théories, sont d'accord sur ce point que ces animaux ont vécu
et sont morts là où l'on a trouvé leurs cadavres ; mais ils diffèrent
d'opinion sur la manière dont s'est déposée la formation. M. Bra-
vard était un paléontologue français venu à Buenos -Ayres vers
1852, attiré par la richesse des gisemens fossiles, et qui, après
avoir consacré toutes les heures de son séjour à des études sur la
TOME XX. — 1877. 55
866 REVUE DES DEUX MONDES.
géologie de ce continent , périt malheureusement enseveli sous le
tremblement de terre de Mendoza en 186i. Il attribuait la formation
des dépôts pampéens à des causes atmosphériques et terrestres,
posant en principe qu'à l'époque où vivaient les grands mammi-
fères éteints, il ne s'était produit autre chose que des phénomènes
semblables à ceux que nous avons constamment sous les yeux, for-
mation de dunes de sable sur le bord de la mer et accumulation
de ce sable sur toute la plaine sous l'inûuence des vents. Le sous-
sol de la pampa est, dit-il, absolument semblable par sa composi-
tion à celui des dunes en France; de plus, si l'on étudie l'histoire
des dunes, il est facile de suivre leur envahissement successif au
grand préjudice des riverains, de noter les villes ensevelies : celle
de Escoublac en 1779, et 25 kilomètres de côtes subissant le même
sort près de Saint-Pol-de-Léon, dans le Finistère, de 1666 à 1722.
Une végétation naturelle quelconque, un lichen suffit à fixer ce
terrain mobile et à lui donner un peu de consistance. C'est un
phénomène semblable qui a lentement formé l'immense surface
pampéenne. La végétation et les animaux ont dit souffrir de vio-
lentes perturbations dans les conditions de leur existence et de
leur habitat; les tempêtes devaient activer la formation du dé-
pôt, très lente en temps de calme. C'est pendant ces perturba-
tions atmosphériques que les animaux émigraient là oîi ils ren-
contraient une alimentation plus abondante; de là ces grandes ac-
cumulations d'ossemens. Aujourd'hui même, il n'est pas rare de
voir de violens jjamperos ou vents de la pampa soulever des dunes
intérieures, que l'on nomme medanos^ malgré leur épaisseur, qui
atteint souvent 20 mètres. Les contemporains ont eu plusieurs fois
sous les yeux, dans les plaines de Buenos-Ayres, des phénomènes
qui peuvent servir de point de comparaison. C'est ainsi que de
1827 à 1831 se produisit une grande sécheresse, encore présente
à l'esprit de ceux qui en ont souffert, sous le nom de la gran seca.
Pendant ces trois années, à peine tomba-t-il sur toute la surface
du terrain pampéen quelques pluies passagères. Tout le pays, des-
séché, fut converti en un immense désert; les bêtes sauvages, réu-
nies aux animaux domestiques, erraient et mouraient ensemble. La
terre, soulevée par les rafales du pampero et désagrégée par la
sécheresse, tourbillonnait dans l'air et couvrait rapidement des
monceaux d'animaux, les uns déjà morts, les autres impuissans
à se lever et tués par la tempête. Des troupeaux innombrables, en-
traînés instinctivement vers les lagunes connues ou les rives des
fleuves, débilités par le manque de nourriture, se traînaient jusqu'à
la rive fangeuse; les derniers venus forçaient les premiers à avan-
cer, et tous s'enfonçaient sans avoir la force de sortir de cette boue
LA PAMPA ET LA PATAGONIE. 867
accumulée sur les bords de ces petits réservoirs d'eau. Les cada-
vres de chevaux et de bœufs s'amoncelaient ainsi par milliers et
étaient bientôt ensevelis sous une couche de sable qui s'éleva dans
certains endroits jusqu'à 2 mètres.
Si l'on prend la peine d'interroger l'habitant, de rappeler ses
souvenirs, il vous dépeindra ces années de longue souffrance, où,
ruiné, enfermé dans son rancho, exposé à mourir de faim ou de
soif, rudement éprouvé par ces tourbillons incessans, il n'avait
d'autre spectacle que la campagne, ravagée, dépouillée de toute
verdure, semée de cadavres plus ou moins décomposés, ossemens
blanchis, squelettes décharnés, dévorés par les jaguars, les pumas,
les renards, que la tourmente ensevelissait, eux aussi, au milieu de
leur festin; il vous dira encore comment ces trois années de séche-
resse et de stérilité furent suivies de pluies continues et torren-
tielles, les rivières grossies, le pays inondé, les cadavres arrachés
de leurs sépultures par le courant.
Reportons-nous maintenant à l'époque géologique antérieure, et
nous comprendrons ce qui devait se passer alors : des phénomènes
semblables produisant des effets identiques, avec cette différence
que les perturbations atmosphériques avaient nécessairement une
influence plus grande à une époque où les forces de la nature n'é-
taient pas équilibrées.
M. Burmeister, dont l'autorité en pareille matière s'augmente de
la valeur d'observations recueillies dans de nombreux voyages à
travers la pampa et pendant un long séjour à Buenos -Ayres,
s'élève vigoureusement contre cette théorie qui prétend former
25,000 milles géographiques sur une épaisseur moyenne de 25 à
30 mètres, par des sables mouvans, sans même indiquer d'où pou-
vaient provenir ces sables. Les dunes en effet sont des dépôts étroits
sur des côtes marines , mais ne se présentent jamais sous l'aspect
de couches horizontales aussi étendues que les pampas ; leurs ma-
tériaux sont toujours apportés de loin. Elles supposent de grands
dépôts de sable préexistans, une mer desséchée dont le fond aura
été dispersé par le vent, un désert de sable qui n'a pu exister là où
vivaient les grands mammifères éteints. Il est également impossible
d'admettre que ces animaux aient été ensevelis vivans sous des
monceaux de sable apportés par le vent; le mégathérium, en parti-
culier, était construit de telle manière qu'il pouvait laisser passer
une tourmente de sable, même d'une certaine durée, en se dressant
sur ses pieds de derrière; mais ce qui est péremploire, c'est que,
dans les découvertes faites d'ossemens fossiles, l'on observe le plus
souvent que le tronc n'est pas déposé au même endroit que la queue
et en général les extrémités, fait que seule peut expliquer l'existence
probable de nombreux courans d'eau perraanens ou discontinus,
868 REVUE DES DEUX MONDES.
qui, venant frapper le squelette sans pouvoir le déplacer, pous-
saient seulement devant eux les extrémités plus légères. La nature
de la couche de sable qui enveloppe chacune de ces parties vient con-
firmer la présomption de l'existence de nombreux courans d'eau. La
couche de sable en effet qui entoure toujours le tronc et les gros
ossemens corrrobore l'hypothèse que le cadavre en tombant fai-
sait son creux; survenait une crue d'eau, le courant formé rencon-
trait cet obstacle et bouillonnait autour, laissant tomber là même
les cailloux plus ou moins gros qu'il transportait et qu'il n'avait
plus la force de charrier plus loin : l'argile fine, plus légère, suivait
au contraire le fil de l'eau et se déposait plus loin autour des ex-
trémités du cadavre, dont l'eau bouillonnante s'emparait et qu'elle
emportait après la décomposition des attaches. Enfin c'est surtout la
présence de cailloux de gros calibre et par couches qui prouve que
le terrain pampéen n'a pas pu se former sous l'influence des vents.
Les dunes peuvent contenir des cailloux isolés, même d'un gros
calibre, mais jamais par couches entières; ces cailloux ne sauraient
avoir été arrondis, transportés et réunis que par des courans d'eau.
On peut même admettre que quelques cadavres aient été couverts
de temps à autre par des sables mouvans, mais ce sont là des cas
particuliers sur lesquels on ne saurait baser une théorie générale.
L'opinion de M. Burmeister, qui attribue la formation de la marne
diluvienne pampéenne à la décomposition prolongée à travers les
siècles des roches métamorphiques dans la Cordillère des Andes, fut
émise par lui en 1866 dans les Annales du Musée; il la confirme au-
jourd'hui dans son nouvel et important ouvrage qu'il intitule Des-
cription physique de la République Argentine, mais qui contient
dans son cadre élargi une véritable histoire de la formation du
continent sud-américain : ce sont les granits, les syéaites et les
gneiss mélangés de chaux qui forment le fondement de toutes les
montagnes de ce continent, qui ont fourni les matériaux de cette
immense couche diluvienne. L'influence de l'atmosphère décompo-
sait ces roches , et les eaux des pluies descendant des montagnes
transportaient jusque dans la plaine les matières désagrégées.
C'est ce procédé qui a fourni, par accumulation, la couche pam-
péenne de 30 mètres, travail lent et insensible qui se continue en-
core sous nos yeux sans que nous en ayons conscience, et qui a
exigé un espace de trente mille années pour se compléter, si l'on
prend pour base de calcul l'activité des fleuves actuels, dont les
plus grands ne produisent pas plus de 7 centimètres d'alluvion par
siècle. De grandes pluies ont lavé les roches et conduit jusqu'à la
plaine les parcelles transportées par le courant; aujourd'hui encore
le Paranâ et l'Uruguay charrient dans leurs eaux bourbeuses des
quantités considérables de produits d'une décomposition semblable,
LA. PAMPA ET LA PATAGOINIE. 869
et chaque année des bancs se forment ou augmentent d'étendue
dans le grand estuaire de la Plata jusqu'à compromettre, dans un
avenir peu éloigné, les abords de Buenos -Ayres, en même temps
que le long des côtes du Paranâ et de l'Uruguay, en dehors de l'es-
tuaire, des îles d'une étendue déjà considérable se forment par allu-
vion et réduisent peu à peu le lit de ses fleuves. Il est certain que
l'estuaire de la Plata avait à cette époque antérieure une étendue
plus considérable et affectait les proportions d'un grand golfe :
des coquilles marines, des squelettes de baleines, trouvés à 100 ou
150 lieues de l'embouchure actuelle, le prouvent surabondamment;
mais on ne saurait admettre que la mer ait contribué à la formation
du territoire pampéen, qui est due à l'affritement continu des Cor-
dillères, travail que des soulèvemens successifs des montagnes ve-
naient de temps à autre activer. Il est démontré aussi, par la posi-
tion des cadavres, que les grands mammifères éteints n'ont pas été
victimes à la même heure d'un cataclysme général; ils ont disparu
peu à peu et successivement. Peut-être cette disparition a- 1- elle
été amenée simplement par le développement rapide d'espèces plus
petites naturellement envahissantes : dans cette lutte pour la vie, la
progression en nombre des petits animaux devait rendre impossible
l'alimentation des grands, moins bien constitués pour arriver à se
nourrir sur un terrain pauvre. Ne voyons-nous pas aujourd'hui un
phénomène analogue se produire au même lieu, sous l'état de do-
mesticité : le terrain réservé aux bêtes à cornes est chaque jour
rétréci, le mouton, par une multiplication rapide, exigeant chaque
année de nouvelles surfaces pour s'épandre, si bien que, si ces deux
races étaient abandonnées à elles-mêmes, le mouton resterait cer-
tainement maître du terrain, organisé qu'il est pour brouter jus-
qu'au ras du sol les herbes les plus menues sans laisser au gros
bétail la possibilité d'en couper la largeur de sa langue.
Il entre dans la théorie de M. Burmeister de prendre le lieu où
ces cadavres ont été trouvés pour celui même où les animaux éteints
ont vécu. Les longues pérégrinations étaient difficiles aux grands
édentés, mégathériums, fourmiliers, paresseux et tatous, et si l'on
peut admettre que l'hippidium, le mastodonte et autres grands qua-
drupèdes pouvaient entreprendre de longs voyages, il est prouvé
aussi qu'ils rencontrèrent devant eux, pendant une longue période,
la barrière du grand plateau méridional du Mexique, sous le 20^ de-
gré de latitude nord, qui limita leur habitat. Toutes les émigrations
trouvaient là un obstacle assez infranchissable pour que la faune de
chacune des parties de l'Amérique ainsi divisée soit restée distincte,
formant deux provinces zoologiques qui contrastent vivement l'une
avec l'autre et ne se rapprochent par des similitudes partielles qu'à
une époque géologique très récente.
870 REVUE DES DEUX MONDES.
Retenons donc toutes ces propositions, elles concordent ensemble
et .nous paraissent jusqu'ici contenir la meilleure théorie de la for-
mation du terrain diluvien et de la vie dans les pampas à une épo-
que géologique antérieure.
III. — LA PATAGONIE.
Le territoire patagonien, qu'il nous reste à parcourir pour com-
pléter l'étude de la partie orientale du continent sud-américain,
commence géographiquement au Rio-Negro par 40°, et géologique-
ment au nord da Rio-Colorado par /il". Il dilTère par sa constitu-
tion et son aspect général du territoire pampéen, dont il est la suite,
en ce qu'il se compose non pas d'une plaine uniforme, mais bien
de steppes disposées par étage et formant de vastes plateaux juxta-
posés en gradins successifs depuis l'Atlantique jusqu'aux Andes,
Ces terrasses sont au nombre de huit; la plus élevée forme la base
de la Cordillère, la plus basse la côte de l'Océan, comme une
falaise de 55 mètres d'élévation. Elles se prolongent du Rio-Golo-
rado au détroit de Magellan, et dans certains points rapprochés
de ce détroit elles n'ont pas assez de largeur pour qu'on ne puisse
d'un lieu élevé en embrasser l'ensemble et compter d'un coup
d'œil les gradins de cet amphithéâtre s'étendant sur une longueur
de l!i degrés et sur une superficie de 20,000 lieues carrées. Dans
le centre des plateaux successifs existent de profondes dépressions
du sol qui sont les seuls endroits garnis d'un pâturage assez mai-
gre, brun et coriace, sans uniformité et parsemé de bouquets d'ar-
bustes épineux dont les plus élevés atteignent à peine 6 pieds.
L'eau n'existe nulle part en permanence sur ces plateaux : le sol
serait, il est vrai, trop compacte pour l'absorber; mais les pluies
sont peu abondantes, et l'évaporation s'en fait rapidement sous l'in-
fluence des vents qui soufflent du cap Horn. Le mirage cache pres-
que toujours l'horizon derrière une vapeur trompeuse qui s'élève de
la surface surchauffée; le guanaqueseul, dont les formes et le mode
d'existence rappellent le chameau d'Afrique, peut vivre dans ces
plaines misérables. De distance en distance, le sol est coupé per-
pendiculairement à l'Atlantique par cinq grands fleuves, presque
sans affluens : le Rio-Golorado, le Negro et le Ghubut, d'une impor-
tance à peu près égale, puis le Rio-Ghico et le Rio-Santa-Gruz, qui,
plus rapprochés du détroit de Magellan, sont nécessairement moins
importans. Ges cours d'eau sont formés de la fonte des neiges et
roulent leurs flots rapidement, plus ou moins puissans suivant la
saison, à peu près en ligne droite depuis les Andes jusqu'à l'Océan.
La végétation est un peu moins pauvre sur leurs rives; ils sont
bordés de saules rouges qui, malgré leur importance relative, sem-
LA PAMP.V ET LA PATAGONIE. 871
blent au milieu de cette immensité de maigres bouquets d'arbres.
La partie occidentale de la Patagonie la moins explorée est riche
en sombres forêts d'arbres verts et résineux : les Araucans sont les
maîtres de cette région. Tout ce territoire semble en somme n'avoir
pas complété sa dernière évolution géologique, et être en retard
d'une époque sur les contrées voisines.
D'après Darwin, ce sol aurait été soulevé en masse à une hauteur
de 300 ou IiOO pieds pendant la période des coquillages marins
actuels. Hait longues époques de repos auraient interrompu ce long
soulèvement; pendant ces intervalles, la mer aurait entamé pro-
fondément les terres et formé à des niveaux successifs les longues
lignes de falaises escarpées dont l'ensemble simule im gigantesque
escalier; tous ces phénomènes se succédant avec une grande unifor-
mité, ainsi se seraient formées huit terrasses à peu près identiques,
chacune élevée à peu près à 30 mètres au-dess-us de la précédente.
L'Indien lui-même qui habite ces solitudes a remarqué ces dispo-
sitions naturelles du sol et appelle cette contrée pampas hautes. La
surface en est couverte de gros gravier produit du travail continu
des flots de la mer à l'époque où elle frappait chacune des terrasses
qui ont formé tour à tour son rivage. La rive actuelle subit encore
aujourd'hui cette action des Ilots, et peut-être sera-t-elle un jour
remplacée dans ce rôle, soulevée elle-même, en même temps qu'il
se produira un abaissement du fond de la mer comme cela a eu
lieu à d'autres époques. Pendant ces soulèvemens successifs, les
terrasses supérieures ont pu se couvrir d'une végétation nourrie des
parcelles terreuses étendues sur leurs surfaces, et provenant du
broiement des parties désagrégées des montagnes, mais les infé-
rieures laissent apparaître la couche tertiaire que l'on trouve dans
les pampas basses à 92 mètres de profondeur, et qui est ici la con-
tinuation apparente de cette couche souterraine, à laquelle, en rai-
son de ce caractère, on a donné le nom de couche patagonienne.
Jusqu'à la fm du siècle dernier, l'intérieur de la Patagonie est
resté tout à fait ignoré, l'Espagne s'étant contentée de prendre
idéalement possession de ce territoire. Magellan en 1520, Samiento
et Drake vers 1580, Gavendish en 1591, s'étaient bornés à décrire
les côtes; ce dernier seul avait remonté un petit cours d'eau insi-
gnifiant, la rivière Désirée, par 48 degrés, jusqu'à 30 milles dans
les terres. Au xviii^ siècle, quelques explorateurs tentèrent la des-
cription du pays intérieur, entre autres le père Falkner, chirurgien
irlandais affilié à l'ordre des jésuites, Viedma et Villarino. Ces
plaines stériles n'oflraient par elles-mêmes aucun attrait, et ce que
l'on en connaissait était plutôt de nature à éloigner quiconque eût
eu la malencontreuse idée de s'y aventurer; la fable seule leur avait
fait une célébrité. Sans que l'on sût l'origine de ce bruit, il s'était
872 REVUE DES DEUX MONDES.
répandu que clans les plaines patagoniennes existaient des villes
au nombre de deux ou trois, désignées sous le nom général de Gé-
sarès. Ces villes avaient été fondées, disait-on, par des Européens
venus on ne savait d'où, et qui, sans communications avec le reste
du globe, gardaient des trésors comparables seulement à ceux du
Pérou. Ces villes, et cela était consigné dans des documens publiés
sous forme authentique, avaient été bâties par des naufragés ou
des Espagnols échappés aux massacres qu'en avaient faits les Arau-
cans en 1599. La ville principale était placée près de la lagune
Payeque, voisine d'un vaste marais appelé Llanqueco, sans que
l'on sût même qui avait imaginé ces noms; on allait jusqu'à dé-
crire ces villes, entourées de fossés et de murs ouverts d'un seul
côté, où l'on entrait en passant un pont-levis. Les édifices, les
temples étaient somptueux ; l'or et l'argent y abondaient, on décri-
vait le costume de leurs habitans et jusqu'à la couleur de leurs che-
veux; ils parlaient, disait-on, une langue aussi inintelligible pour
les Indiens que pour les Espagnols, ne laissaient pénétrer aucun
étranger et tenaient à se maintenir dans un isolement des plus
complets; mais ils n'avaient, malgré leurs précautions, pu empê-
cher que des Espagnols et des Indiens ne s'approchassent assez
pour entendre le son de leurs cloches. Ces bruits prirent une telle
consistance que la cour de Madrid s'en occupa plusieurs fois, et
que des édits royaux ordonnèrent des expéditions en Patagonie, qui
avaient pour but d'explorer ces terres inconnues et de révéler les
secrets qu'elles cachaient. Ces secrets ne valaient vraiment pas
l'émotion qu'ils causèrent pendant trois siècles; le père Falkner en
donna la clé. Il découvrit, après de nombreuses questions faites
aux Indiens de toutes les régions, que, chaque fois qu'il deman-
dait à un Chilien s'il avait quelque connaissance de ces villes, il
obtenait une réponse affirmative, mais que tous les détails qu'il
recueillait désignaient clairement Buenos-Ayres et les villes fondées
sur l'Atlantique; s'il faisait les mêmes questions à un Indien pampa,
celui-ci répondait de même, mais désignait, sans en avoir con-
science, les villes espagnoles de la côte du Pacifique. Cette confu-
sion réciproque avait donné naissance à des récits que la fantaisie
de chacun avait amplifiés. Malgré les révélations de Falkner, six
ans après, en 1781, la cour ordonnait encore une exploration; elle
ne se fit pas, elle eût été du reste inutile : on ne déracine pas les
légendes, et celle-là aujourd'hui encore a ses croyans.
Le voyage de Falkner n'avait pas que ce seul objet. La compa-
gnie lui avait donné mission de l'éclairer sur la possibilité de civi-
liser les Indiens de Patagonie, et le gouvernement de Buenos-Ayres
celle de rechercher les au Leurs des déprédations qui prenaient alors
dans la pampa des proportions inquiétantes et que l'on supposait
LA PAMPA ET LA PATAGONIE. 873
commises par des tribus descendant des montagnes du Chili; mais il
s'en était donné une autre toute personnelle , qui consistait à étu-
dier ce pays pour faire bénéficier de tous ses renseignemens l'An-
gleterre, à laquelle il ne cessa de conseiller une expédition dans
ces parages, afin d'y établir un port de ravitaillement d'où l'on
pourrait facilement assaillir les établissemens espagnols des deux
océans. La partie qu'il décrit avec passion est la rive de la baie
sans fond, ou baie de Saint-Mathias, située par 39 degrés. Si nous
comparons ses récits et ses descriptions merveilleuses aux relations
des explorateurs modernes, nous devons croire qu'il avait, par un
hasard heureux, mis le pied sur le seul point fertile de toute cette ré-
gion. Il semble cependant qu'en Angleterre, aussi bien qu'àBuenos-
Ayres, on fit peu de cas de tous ces renseignemens; il ne s'y fonda
aucun établissement d'importance, il y eut simplement quelques
maisons de refuge de pêcheurs, dont Darwin retrouva les ruines en
1832. Le dédain le plus absolu pour tout le territoire patagonien,
c'est là tout ce que produisirent et la légende de la ville de Gésarès
et les ordonnances des rois d'Espagne et la croyance que l'on avait
généralement que tout le sol américain devait contenir des richesses
sans nombre. Il semble au contraire que de notre temps la mode
soit aux explorations en Patagonie; on s'occupe de cette contrée,
on y cherche, sans beaucoup de résultats, il est vrai, quelque élé-
ment de fortune à exploiter, — des relations récentes en font foi. —
Nous ne mentionnerons ici que les voyages qui ont un objet scien-
tifique, et en particulier celui du commandant W. Musters, qui, en
1870, explora ce continent presque dans sa totalité, et ceux d'un
jeune archéologue déjà fort connu en Europe par ses études an-
thropologiques, M. Francisco Moreno.
Les beautés du paysage, les richesses du sol ne sont pas ce qui
saurait attirer personne en Patagonie.. Sorti des vallées des grands
fleuves, dont le lit est bordé d'une bande de terrains assez étroite
couverte de pâturages plus ou moins riches, on ne trouve plus que
les plateaux qui dominent ces vallées, domaine exclusif du qua-
naque et de l'autruche, etc. Ce n'est aussi que sur la rive des
fleuves que de loin en loin le voyageur rencontre quelque tribu
indienne méfiante, sinon hostile. M. Moreno avait pu en 1874,
dans un premier voyage limité aux environs de la ville argentine
du Carmen de Patagones, se rendre un compte exact de toutes ces
misères locales; mais il avait en même temps mis la main sur un
trésor anthropologique suffisant pour lui laisser entrevoir des dé-
couvertes plus importantes encore, qu'il a poursuivies depuis dans
des voyages successifs dont il publiera bientôt les résultats définitifs.
En ISlli, M. Moreno, parti pour la Patagonie à la recherche
874 REVUE DES DEUX MONDES.
d'objets anthropologiques destinés à enrichir sa collection particu-
lière, eut l'occasion de découvrir quelques cimetières préhistoriques
et quelques paraderos ou campemens d'anciens Indiens. Les des-
criptions jusque-la données ne provenaient pas de témoins ocu-
laires, le professeur Strobel, M. W. Musters et M. Burmeister en
avaient seuls parlé, mais sans leur attribuer l'importance que de-
vaient leur donner les récentes découvertes. Disons d'abord que les
Indiens qui occupent actuellement les régions voisines n'ont rien de
commun avec les tribus disparues ou déplacées qui y ont laissé la
cendre de leurs morts. En 1781, le vice-roi de Buenos-Ayres établit
en ce Leu un pénitentiaire, ce qui détermina le déplacement des
tribus antérieurement établies et que Falkner avait décrites, les
Puelches, les Tehuelches, qui habitent aujourd'hui au sud du Rio-
Chubut et ne viennent plus au Carmen qu'une fois l'an, pour négo-
cier leurs tapis de plumes d'autruches et de guanaques.
Ce sont des individus de celte race que Magellan aperçut sur la
rive de la baie de Saint-Julien, où il relâcha, et qu'il décrivit
comme des géans, leur donnant le nom de Paiagons à cause de la
grandeur de leurs pieds, qui lui parurent immenses, recouverts
qu'ils étaient de peaux de bêtes pour les préserver du froid. Ces
Indiens se servaient de flèches à pointe de silex encore à cette épo-
que, et n'en abandonnèrent l'usage que lors de l'introduction du
cheval, vers le milieu du xviii" siècle. Tous les ossemens contenus
dans les cimetières de cette région doivent être considérés comme
appartenant aux Tehuelches. Ils se trouvent presqu'à la surface du
sol; les Indiens, ne possédant pas d'outils pour entamer une terre
dure, plaçaient leurs morts dans des dunes de sabîes faciles à re-
muer, mais que le moindre vent dissipait. Cette action du vent
mêlant les ossemens les uns aux autres, on crut longtemps que ces
Indiens enterraient leurs morts en fosse commune, ce qui n'était
pas dans leurs usages et était tout à fait en contradiction avec le
respect que tous les Indiens en général et ceux-ci en particulier ont
toujours eu pour leurs morts. Leur mode de sépulture, mieux connu,
démontre au contraire la volonté bien arrêtée de ne pas laisser les
ossemens se mêler les uns aux autres. Le cadavre, pour l'enseve-
lissement, était rétabli dans la position que le fœtus avait occupé
dans le sein de sa mère, les genoux touchant le menton; ainsi cousu
dans un cuir fraîchement écorché, on le déposait dans le sol sablon-
neux, la tête presqu'à découvert à la surface. Us attachaient, et
leurs descendans attachent encore la plus grande importance à l'ac-
complissement de ce dernier devoir, et même, par une étrange dé-
viation du sens moral, lui sacrifient le respect de la vie humaine.
Quand un vieillard approchait de sa dernière heure, on se préoc-
lA PAMPA ET LA PATAGONIE. 87 5
cupait moins d'adoucir ses souffrances que de le bien ensevelir,
et, de peur que les membres ankylosés par l'âge ne se raidissent
trop après la mort, on avait et l'on a encore soin de le revêtir vi-
vant de son linceul. Après avoir placé de force ses jambes le plus
près possible de la poitrine, on maintenait l'agonisant sous une
pression énergique qui produisait souvent la fracture de quelque
membre, puis on l'enveloppait dans un cuir frais que l'on cousait
au moyen d'une lanière découpée dans le cuir même, qui se res-
serrait en se desséchant. Le vieillard pendant ce temps terminait
son agonie au milieu des plus affreuses douleurs. On déposait avec
le mort ses armes, ses instrumens, la nourriture dont il pouvait
avoir besoin pour ce long voyage. Ces mœurs se sont conservées
jusqu'à nos jours; on y ajoute, s'il s'agit d'un cacique, le sacrifice
de son plus beau cheval, toujours pour le même motif. On trouve
donc dans les sépultures des pointes de flèches de silex travaillé,
des pointes de javelots de la même forme et matière, des petites
hachettes très rondes, de petits couteaux de silex, des poteries or-
nées de dessins et de toutes les formes, des balles de grès avec une
profonde rainure pour introduire le cuir servant à les lancer, de
grands mortiers et leurs pilons, des coquilles percées d'un trou et
ayant servi d'ornemens, des os de guanaques, d'autruches, de lou-
tres ou de petits poissons destinés à la nourriture du mort.
M. Moreno eut la bonne fortune de découvrir trente cimetières de
paraderas intacts, entre autres celui auquel il a fait une célébrité
sous le nom de cimetière de l'Indien Pascal, fort connu dans la
science anthropologique. Il y trouva des restes humains rangés en
deux cercles concentriques chacun de huit cadavres, séparés par
un espace de 1 mètre 1/2, formé par une éminence mamelonnée
prenant naissance sur les crânes et s'élevant à peu près jusqu'à
60 centimètres; les crânes et les squelettes étaient peints en rouge,
coutume aujourd'hui délaissée. Les paivideros ne contiennent pas
de restes humains, mais révèlent le séjour des habitans par de nom-
breux débris, flèches, javelots, poteries, cailloux réunis en ordre et
des traces de foyers.
Au printemps dernier, M. Moreno partit pour explorer le cours
entier du Rio-Santa-Cruz, suivre les traces de Yillarino, de Cox et
de Musters et faire ce que ces voyageurs n'avaient pu faire, c'est-
à-dire passer les Andes et aboutir à Valdivia; mais, par une circon-
stance fortuite, il dut revenir au Rio-Negro et tenter inutilement
le passage des Andes en remontant la vallée de ce fleuve et de son
grand affluent, le Rio-Limay. Ce voyage devait en effet s'exécuter
forcément dans des conditions spéciales qui le rendaient aussi pé-
nible que dangereux. Disons même que pour tout autre il eût été
876 REVUE DES DEUX MONDES.
inexécutable ; non pas que M. Moreno ait cette prétention émise, il y
a quelques années, par un soi-disant conquérant du pays d'Arauca-
nie, de jouir, dans ces contrées inabordables, de privilèges royaux,
mais il compte sur quelques présens antérieurs, quelques services
déjà rendus, pour avoir le droit de solliciter l'entrée dans les terri-
toires respectifs des tribus sans être immédiatement assassiné, ou,
une fois introduit, sacrifié à un caprice d'Indien ivre. Ainsi même
il ne saurait se permettre de faire ni un geste inopportun, ni un
pas en dehors du chemin tracé, et il lui est interdit de toucher aux
sépultures, ce qui cependant est le seul but de son voyage et ce
qui est la seule prohibition qu'il ne respecte pas. Méfiant envers
tous, capable de tous les crimes, l'Indien juge tous les hommes
par lui-même, ce qui lui donne une triste idée de l'humanité et le
décide à faire disparaître tous ceux en qui il soupçonne des espions.
Ajoutez à cela que l'étranger, bien reçu par quelques caciques, est
par cela même suspect aux autres, qu'enfin il lui est formellement
enjoint de voyager seul. Si en pénétrant dans ce domaine déjà si
défendu, il a un bon cheval, un bon vêtement ou quoi que ce soit
qui puisse exciter la convoitise du premier Indien qui passe, il le lui
faut donner de bonne grâce, restant ainsi au bout de quelques
heures mal monté, sans provisions, et par conséquent à la merci de
son hôte.
Au sang-froid et à toutes les qualités morales qu'exigent ces cir-
constances, il en faut joindre d'autres d'un ordre purement phy-
sique; ce n'est pas en effet une alimentation européenne que celle
que les Indiens tehuelches offrent à leurs hôtes. M. Moreno nous
montrait un restant de viande sèche de quanaque longtemps macé-
rée entre cuir et selle; quelques bouchées de cette chair répugnante,
d'odeur fétide, rebelle à la dent, étaient encore ce qu'il pouvait
souhaiter de mieux dans les longues étapes entre chaque campe-
ment; mais le plus souvent il lui fallait manger des alimens d'un
caractère tout à fait national et d'une préparation par trop tehuel-
che ; c'eût été s'exposer à se faire traiter en ennemi que d'hésiter
devant des mets que l'Indien préfère et qui témoignent d'un goût
peu délicat. Ainsi, en voyage, il se nourrit exclusivement de viande
crue de bœuf, de guanaque et d'autruche, et ce qu'il mange, ce
sont précisément les morceaux que, même cuits, l'habitant de Bue-
nos-Ayres n'admet pas sur sa table, les poumons, le cœur, le foie,
et qui, crus, baignant dans le sang, sont les plus répugnans; c'est
ainsi cependant que le Tehuelche les présente, soumettant son hôte
à une épreuve d'où son amitié doit sortir justifiée par la résistance
de son estomac. Aussi le savant explorateur argentin attache-t-il
une importance considérable à des découvertes qui lui ont coûté de
LA PAMPA ET LA PATAGONIE. 877
si vilains momens; il est revenu cette fois Lien décidé à désespérer
les savans d'Europe par ses refus péremptoires de répartir entre
tontes les collections les richesses uniques de la sienne.
Dans le voyage qu'il vient de faire , il étudia d'abord les régions
au nord du Rio-Colorado, dans les environs de Bahia-Blanca par
hi degrés, et put se convaincre que la pampa basse et fertile ne se
prolonge pas jusque-là, et fait place à un terrain de transition sans
fertilité, remplacé bientôt lui-même par le terrain patagonien, dont
il a pu d'autant mieux reconnaître l'aridité qu'il y resta égaré pen-
dant trois jours sans alimens aux environs de Carmen de Patagones.
Après d'assez longs préparatifs dans cette ville, il commença sa
longue exploration du cours du Rio-Negro, qu'il lui fallait remonter
pendant 120 lieues pour arriver au Rio-Limay. Son projet était de
suivre la rive jusqu'à sa source, pour de là descendre le revers de
la Cordillère jusqu'à l'Océan -Pacifique; mais, pour tout cela, il
était nécessaire d'obtenir le consentement de toutes les tribus , et
c'est devant cet obstacle insurmontable que la fin de l'exploration
échoua.
La vallée du Rio-Negro est seulement fertile jusqu'à 30 lieues de
son embouchure; la rive en est bordée de saules à l'ombre des-
quels on peut presque toujours marcher; au-delà de ce rayon, nulle
part la vallée n'a une étendue suffisante pour l'établissement d'une
colonie ; il en est de même du Rio-Chubut. Les peuples qui habi-
tent ces parages sont les Mapunches, les Tehuelches et les vrais
Pampas ou Tehuelches du nord; cette dernière nation, assez mélan-
gée, habitait en d'autres temps les environs de Buenos-Ayres. En
se rapprochant du Rio-Limay, on rencontre les plateaux qui bor-
dent la vallée et qui sont couverts de couches de cailloux roulés
d'une épaisseur de 15 pieds; la rivière a dans cet endroit environ
250 mètres de large, c'est là que passe la grande route des Indiens
par laquelle ils conduisent, depuis Buenos-Ayres jusqu'au Chili, les
animaux volés : de loin en loin existent des cantonnemens de tribus
peu nombreuses. Le but du voyage dans cette contrée était la de-
meure du cacique principal de la Patagonie, Shay-Hueque, qui
commande à sept nations : les Araucans, les Picunches, les Mapun-
ches, les Huilliches, les Tehuelches, les Agoupures et les Traro-
Huilliches, répartis entre Sli caciques; c'était à lui qu'il fallait s'a-
dresser pour obtenir le libre passage à travers la Cordillère ; mais
toute sa puissance ne lui permettait pas de résoudre un point de
cette importance sans réunir un micaîitrahun , parlement général
où, avec lui, assistèrent les quatre plus vieux commandans-géné-
raux, accompagnés de Zi53 lances, — et l'autorisation fut refusée!
On imposa au jeune voyageur, avant d'être admis à recevoir cette
878 REVUE DES DEUX MONDES.
dernière preuve de confiance, une sorte de stage très actif compre-
nant une mission à Buenos-Ayres, l'obtention de certains avantages
jusque-là refusés; en un mot, les fonctions de plénipotentiaire très
diligent de toutes les tribus, ce qui porte avec soi moins d'honneur
que de charges. Forcé de renoncer au passage pour ne pas com-
promettre ses relations et l'appui qu'il trouvait dans ces régions,
M. Moreno limita donc son exploration à la vallée du Rio-Limay,
qu'avant lui aucun blanc n'avait parcourue : les campemens de
Shay-Hueque et de Nancucheuque lui servaient de centre. Il trouva
chez ces deux importans caciques toutes les démonstrations d'une
vive amitié d'où la méfiance et l'hypocrisie n'étaient cependant pas
exclues; il vécut de la vie de la tente, un peu moins dure que celle
qu'il avait connue en voyage.
L'habitation de Shay-Hueque est la plus grande de ces régions,
elle mesure 1-2 mètres de largeur, les murs et le toit sont faits de
peaux de chevaux tendues et fixées à des pieux, le sol est couvert de
peaux de guanaques cousues ensemble en forme de grands tapis. Elle
est idéalement divisée en deux compartimens. D'un côté sont posés
sur le sol les lits des quatre femmes du cacique et de ses nombreux
enfans; ces lits sont un amoncellement de peaux de moutons et de
guanaques, recouverts d'une peau de cheval dont le revers est orné
de peintures; auprès de chacun de ces lits, une branche d'arbre pi-
quée en terre sert à suspendre les vêtemens. De l'autre côté de la
séparation imaginaire, tous les hommes indistinctement peuvent
prendre place pour dormir. Les femmes sont chargées des soins de
cet intérieur fort propre et bien disposé, en tout point supérieur au
rancho du gaucho de la plaine civilisée. l'Indien même semble
avoir plus de besoins que ce dernier, il sait employer à son usage,
à l'amélioration de sa demeure tous les objets qui sont à sa portée,
se faire des plats de bois, des armes de pierre; une fois sous la
tente, il ne se contente plus de viande crue et exige de ses femmes
une certaine habileté culinaire que favorisent peu les élémens res-
treints dont il dispose. Il faut attribuer son goût pour un bien-être
relatif à l'influence du milieu pittoresque où il vit, qui lui inspire
des pensées nécessairement plus élevées que ne saurait en inspirer
la pampa à son habitant. Ces campemens sont en effet situés à
l'entrée des vallées des Gordilières, à 7 lieues du volcan de Que-
tropillan, entouré de forêts à' araucaria imbricata dont le tronc
mesure plus de h mètres de circonférence; le sol est couvert de
fraisiers, la lisière du bois est formée de tuyas et de pommiers
dont la présence dans ces régions, inexpliquée, est attribuée à des
fruits jetés ou consommés le long du chemin par les Indiens de
Valdivia dans leurs traversées des Andes : il est à remarquer en eff'et
lA PAMPA ET LA PATAGONIE. 879
que la plupart de ces arbres se trouvent sur les bords des chemins
et des petits ruisseaux et généralement réunis en groupe comme
les rameaux d'un même tronc.
Le Rio-Limay, affluent du Rio-Negro, est un torrent navigable
qui descend impétueusement dans une vallée de la Cordillère, au
milieu de roches volcaniques; il est alimenté par les eaux d'un lac
semblable aux plus beaux de la Suisse, le Nahuel-Huapi et quelques
autres cours d'eau formés eux-mêmes des écoulemens de lacs pit-
toresques. Le lac iNahuel-Huapi est le plus important, il a de 70
à 80 kilomètres dans sa plus grande largeur et alimente en même
temps que le Rio-Limay un affluent du Chubut. Le campement de
Shay-Hueque est à environ 20 lieues du lac; le cours du fleuve, res-
serré entre les montagnes, est difficile à suivre; il est coupé par de
grandes et bruyantes cascades : le terrain est du reste improductif
partout dans cette contrée, à l'exception des rives du lac, où, au
siècle dernier, les jésuites ont tenté d'établir une mission; tout au-
tour on découvre des cimes couvertes de neiges éternelles.
M. Moreno avait un autre but que celui d'étudier, comme l'avait
fait déjà Musters en 1870, les mœurs des habitants : il attachait plus
d'importance à la découverte des vestiges laissés par les générations
disparues. Ses recherches n'ont pas été vaines, il possède aujour-
d'hui un musée préhistorique incomparable, composé de plus de
300 crânes complets des races sud-américaines; aussi peut-il se
permettre de fonder sur ces découvertes quelques propositions qu'il *
développera dans son prochain ouvrage. La race disparue à laquelle
appartiennent ces restes vivait pendant l'époque géologique ac-
tuelle, mais dans les mêmes conditions sociales que l'homme qua-
ternaire découvert dans diverses parties de l'Europe : ses armes
étaient les mêmes, faites de silex, ses instrumens similaires; tous
les objets enfin que l'on trouve dans les sépultures dénotent des
mœurs à peu près semblables. Les animaux qui vivaient avec lui
ne sont en rien différens de ceux qui fournissent à l'homme mo-
derne de ces contrées son alimentation : le guanaque, le lièvre,
l'autruche et diverses espèces de tatous. 11 est facile de distinguer
deux races différentes, la plus ancienne dolichocéphale et la plus
moderne brachycéphale (1), quelque peu antérieure à l'époque de
la conquête et dont les descendans sont les Tehuelches et les Pam-
(1) Bien que ces deux mots, adoptés par l'école française d'anthropologie, soient
assez vulgarisés pour ne pas demander d'explication, nous rappelons, pour fixer les
idées, que l'on entend par dolichocéphales les crâues dont l'indice céphaliqae, c'est-
à-dire le rapport du diamètre transverse maximum au diamètre antéro-postérieur,
donne 75.00 et au-dessous, — et brachycéphales ceux dont l'indice céphalique donne
83.34 et au-delà.
SSO REVDE DES DEUX MONDES.
pas. On trouve aussi un troisième type, type de transition entre
les deux précédens.
La première race se distingue par sa ressemblance avec les Es-
quimaux et en diffère seulement par le développement de ses arca-
des sourcilières qui le rapprochent de l'homme quaternaire euro-
péen; elle peut être classée parmi les races les plus dolichocéphales
du globe, plus de 100 crânes ayant donné une moyenne de 72.15.
Elle se distingue encore par la singulière usure de ses dents, par
la capacité interne de son cerveau, qui n'est pas des plus petites et
peut être estimée entre 1.400 à ï.dbO centimètres cubes. Il n'existe
plus aujourd'hui de représentant de cette race, la plus ancienne
d'Amérique, éteinte depuis longtemps lors de l'arrivée des Euro-
péens. La seconde race est brachycéphale ; c'est le type des Tehuel-
ches qui habitent aujourd'hui le territoire de la Patagonie ; les
crânes de ces derniers sont bien connus pour leur grande taille; le
plus grand nombre est déformé dans la partie postérieure par des
compressions artificielles. Les Patagons dolichocéphales cherchaient,
par ces compressions, à allonger le crâne, les brachycéphales au
contraire à lui donner une forme carrée.
Toutes ces découvertes présentent cet intérêt de permettre d'étu-
dier sur le vif une race humaine primitive à peine disparue et
restée sans mélange dans un coin du globe. A ce point de vue, les
voyages en Patagonie seront longtemps suivis avec intérêt; mais il
faut bien avouer que ce pays déshérité n'offre guère d'autre attrait.
Après les voyages que nous venons de citer et celui du comman-
dant anglais W. Musters, qui parcourut pendant une année entière
toute cette contrée depuis le détroit de Magellan, visitant les val-
lées des Andes, explorant tous les fleuves et descendant le Rio-
Negro jusqu'au Carmen de Patagones, on peut affirmer qu'il n'est
aucune des parties de ce pays qui offre à la colonisation des avan-
tages sérieux, et c'est à cela seul qu'il faut attribuer l'abandon où
ce pays est resté depuis bientôt quatre siècles qu'il est connu des
Européens. Les seuls établissem.ens qui existent seront vite énumé-
rés : au Carmen de Patagones , le gouvernement de Buenos- Ayres
envoie ses convicts depuis 1781; à Punta-Arenas, dans le détroit de
Magellan, le Chili envoie les siens depuis 1856. Ces deux villes
ont une bien modeste importance ; cette dernière sert de point de
relâche aux steamers qui se rendent au Pacifique par le détroit,
elle ^'contient 1,150 habitans, dont le seul commerce se réduit à
faire des échanges avec les Tehuelches, établis au, nombre de 500
entre le détroit et le Rio-Santa-Gruz. Ces Indiens se consacrent
exclusivement à la chasse des autruches et des guanaques; ils sont
hospitaliers et d'un commerce facile, sauf dans les momens d'ivresse,
LA PAMPA ET LA PATAGONIE. 881
qui se prolongent quelquefois jusqu'à trente jours sans disconti-
nuer, tant que dure la provision d'eau-de-vie obtenue contre les
produits de la chasse. Au Rio-Chubut, une colonie fut fondée en 1 865
par 180 Anglais du pays de Galles : leur nombre s'est un peu aug-
menté; mais les produits de la colonie sont à peine suffîsans pour
la faire vivre. Au Rio-Santa-Gruz, une tentative faite par des Fran-
çais sur un terrain de concession donné par le gouvernement argen-
tin aboutit à une dépossession violente par ordre du gouvernement
chilien et à l'abandon des travaux faits. Le territoire patagonien ne
contient donc pas plus de 6,000 habitans répartis sur une surface
de 20,000 lieues carrées, sur laquelle même ils ne trouvent pas à
vivre; il se passera encore bien des siècles avant que l'on en puisse
tenter avec profit la colonisation. Les dernières explorations auront
du moins servi à démontrer que l'heure de cette conquête, qui doit
étendre les domaines du pasteur de l'Atlantique aux Andes et des
rives du Paranâ à celles du détroit de Magellan, est encore fort
éloignée; elles auront servi à mettre en lumière cette vérité, que là
où vivent en nombre restreint les animaux les moins exigeans, où
subsiste misérablement l'Indien presque nu et sans abri, il est inu-
tile de chercher à remplacer par des colons européens, pour indus-
trieux et résistans qu'ils soient, une race qui a acquis par une longue
sélection les qualités nécessaires pour se maintenir dans ce milieu
désolé. Jusqu'ici on n'a tenté autre chose que de faire pénétrer
l'influence et les mœurs européennes par la destruction de la race
préexistante. Puisqu'elle seule peut vivre dans ce milieu, l'intérêt
bien entendu aussi bien que l'humanité ordonneraient de l'y laisser
vivre, en mettant dans ses mains, et non dans d'autres, l'instrument
de travail qui lui permettra de féconder le sol et de le préparer
pour ses descendans régénérés; la nature elle-même se prêtera peu
à peu avec moins de résistance à cette œuvre de civilisation sous
l'influence du travail humain jusqu'ici inconnu dans ces régions.
Toute tentative violente faite en dehors de ce chemin tracé entraî-
nera la ruine de ceux qui s'y sacrifieront, sans avancer d'une heure
la conquête des territoires pampéen et patagonien, qui, l'Indien
disparu, resteront dépeuplés et ne seront pas conquis, faute d'offrir
à la race blanche les conditions d'habitat qu'elle exige : mince pro-
fit, qui ne saurait excuser la destruction d'une race humaine qu'il
serait injuste autant que nuisible d'arrêter dans l'accomplissement
de sa destinée.
Emile Daireaux.
1877.
56
EUGÈNE FROMENTIN
L'EXPOSITION DE SON ŒUVRE A L'ÉCOLE DES BEAUX-ARTS.
La mort soudaine d'Eugène Fromentin est un deuil d'autant plus
cruel pour l'art qu'elle a surpris le peintre en pleine force et en
pleine vie, avant qu'il eût donné, non point tout ce qu'on attendait
de lui, — Fromentin a tenu plus qu'il n'avait promis, — mais tout ce
qu'on n'attendait pas. Eût-elle même sonné pour Fromentin vingt
années plus tard, la dernière heure l'eût encore arrêté dans le dé-
veloppement de son talent. D'une nature inquiète, chercheuse, im-
pressionnable, curieuse de nouveau, Eugène Fromentin se po-
sait sans cesse le problème du possible et de l'impossible. Doué
d'un implacable esprit critique, il était à juste titre fier de son
œuvre; mais il la jugeait inférieure à l'idéal qu'il avait cherché.
Ainsi le vaillant artiste ne devait jamais s'arrêter dans sa lutte
acharnée contre les mystères de la nature, ni s'endormir jamais
sur les lauriers d'un succès mérité» Depuis le jour où il exposa
pour la première fois, sans faire prévoir alors quel il serait, Eugène
Fromentin a été fécond en surprises de toutes sortes. Éclectique
parce qu' fut sincère, Fromentin a subi tour à tour l'action de
divers ma, très. On sent parfois dans son œuvre l'influence de De-
camps et de Marilhat, on y trouve des réminiscences de Delacroix
et de Corot, on y voit qu'il a aimé autant qu'étudié les paysagistes
hollandais du xvii^ siècle. Souvent aussi Fromentin a peint sous
l'impression directe de la nature, qu'il a exprimée de la façon la
plus neuve et la plus personnelle. La note n'est jamais persistante
chez Fromentin. De même qu'il dépose le pinceau pour prendre la
plume et la plume pour reprendre le pinceau, de même il va d'un
maître à l'autre, abandonne Decamps pour Marilhat, Delacroix pour
les Hollandais, puis il revient à Fromentin, qu'il délaissera de nou-
veau et auquel il reviendra encore.
EUGENE FROMENTIN. 883
C'est pourquoi il est si intéressant d'étudier Eugène Fromentin
dans l'ensemble de son œuvi'e, si curieux de voir et de rechercher
les différentes phases par lesquelles a passé son esprit, les dévelop-
peraens successifs qu'a eus son talent pour arriver, après diverses
périodes de réminiscences, sinon d'imitation, à la pleine possession
de sa personnalité. Le talent de Fromentin a toujours été en gran-
dissant; ses dernières œuvres, sans être peut-être meilleures en
elles-mêmes que celles des plus beaux temps de son succès, attes-
tent un effort plus grand, un idéal plus large, une impression plus
vive et plus franche; il était permis d'y voir les signes d'une pro-
chaine et éclatante transformation. De longtemps la décadence ne
devait venir pour Fromentin. Ce n'est point au crépuscule de son
talent que la mort à pris cet homme de cinquante ans, c'est à l'au-
rore d'une nouvelle manière.
L'exposition de l'École des Beaux-Arts ne contient pas moins de
quatre-vingt-douze tableaux, sans parler d'une cinquantaine d'a-
quarelles et de dessins. Ce n'est point là tout l'œuvre de Fromen-
tin; il y manque un certain nombre de tableaux, parmi lesquels
quelques toiles importantes, les Voleurs de nuit, la Chasse au fau-
con, du musée du Luxembourg, le Rhamadan. Toutefois le peintre
est là sous toutes les faces de son talent. L'un presque au-dessous
de l'autre, voici son premier et son dernier tableau : la Ferme aux
environs de La Rochelle, exposé au Salon de 18Zi7, et les Femmes
fellahs au bord du Nil, exposé au Salon de 1876. Entre ces deux ta-
bleaux, trente ans ont passé, mais il semble que ces années-là sont
des siècles, ou plutôt il ne semble pas que ces deux tableaux soient
de la même main. La Vue du Ml est l'œuvre d'un maître; la Ferme
est le travail terne et timide d'un fort médiocre élève. La composi-
tion, d'une banalité désespérante, tient du paysage classique sans
en avoir la belle ordonnance et le haut style. La tonalité, qui n'a ni
éclat ni vigueur, est poussée au noir; quelques masses vertes bles-
sent l'œil par leur crudité. Quand il exposa cette Fenne, Fromentin
sortait de l'atelier de Cabat, où il n'avait fait que passer, après avoir
jeté aux orties la robe de la basoche qui lui était destinée. L'atelier
de Cabat ne convenait guère mieux à Fromentin que l'étude de
M' Denormandie. Il fit bien de quitter l'un et l'autre. Ses vrais ini-
tiateurs allaient être Marilhat, Decamps, Delacroix; son vrai maître»
la nature orientale; son vrai atelier, le désert.
On a dit que l'exposition des œuvres de Marilhat fut pour Eugène
Fromentin la vision sur le chemin de Damas. Il n'y eut pas que
Marilhat qui fut une révélation pour Fromentin. Delacroix et De-
camps peuvent aussi revendiquer l'honneur de lui avoir servi de
premiers guides. Dans V Enterrement maure à Alger, exposé en
1853, l'influence de Decamps est visible. C'est son procédé de
884 REVUE DES DEUX MONDES.
figures largement touchées se détachant en vigueur sur un mur
blanc brûlé de soleil. D'une vive et chaude couleur, l'Enterrement
à Alger a de l'effet, mais les Maures du premier plan pèchent contre
la proportion; les têtes sont beaucoup trop grosses pour les corps.
La touche est grasse et solide. C'est un des rares tableaux où Fro-
mentin ait procédé par empcâtemens. La Halte de marchands de-
vant El-Aghouat trahit au contraire l'influence de Marilhat. Ce
maître se fût reconnu sans difficulté dans cette composition savante
et bien ordonnée, dans ce dessin, précisant la silhouette, dans cette
coloration chaude et harmonieuse. La petite caravane a fait halte
à l'ombre d'un bouquet de palmiers. Les chameaux, les jambes
ployées sous le corps, se reposent, tandis que les chevaux broutent
quelques touffes d'herbe roussie. Trois Arabes, drapés dans leurs
burnous blancs, causent, sans gestes, avec la gravité orientale. On
aperçoit dans les tons dégradés des fonds les crêtes bleuâtres des
montagnes , les marabouts bulbeux et les murailles blanches per-
cées de fenêtres, à peine grandes comme des meurtrières, d'une
ville arabe. Dans le Campement dans le désert, on retrouve encore
des réminiscences de Marilhat. La mer de sable du désert se con-
fond au loin avec le ciel qui atténue sa vive couleur dans l'éloigne-
ment et la poussière chaude. C'est bien l'immensité. On ne dis-
tingue pas les premiers des derniers plans, mais le peintre les a
fait sentir par un miracle de perspective aérienne. L'effet du tableau
vient tout justement de cette absence de plans.
Nous ignorons à quelle époque Fromentin a peint ses Arabes at-
taqués dans une gorge de montagne. Mais devant ce tableau on ne
peut s'empêcher de songer à Delacroix. Fromentin a cherché sa
composition géniale qui lie si audacieusement les figures les unes
aux autres, son furieux mouvement, ses partis-pris de notes sombres
réveillées par des notes éclatantes, ses savans sacrifices de cou-
leurs. Des hommes s'égorgent, des chevaux se cabrent, des coups
de feu rayent la pénombre de stries livides. Les figures, vigou-
reusement brossées, sont d'une exécution solide, quoiqu'un peu lâ-
chée. Il y a aussi de vraies qualités de mouvement; mais la composi-
tion est confuse, et la couleur n'est pas belle. Fromentin a cherché
pour les costumes des rapports et des alternances de tons dans la
gamme des orangés et des laques, laques pourpres, laques roses,
laques claires , laques foncées. La tentative est malencontreuse; il
y est revenu trop souvent, car le pantalon laque rose d'un cavalier
nous gâte quelques-uns de ses meilleurs tableaux, entre autres
la célèbre Chasse au faucon. Deux autres toiles exposées à l'École
des Beaux-Arts, les Cavaliers combattant et les Arabes attaqués par
un lion, sont presque des répétitions des Arabes dans une gorge
de montagne : mêmes qualités de mouvement, mais aussi même
EUGÈNE FROMENTIN. 885
confusion dans la composition et même dissonance dans la couleur,
L'Enterrement maure, la Halte devant El-Aghoiiat, le Caynpe-
ment dans le désert, les Arabes attaqués, ne nous ont encore montré
en Fromentin qu'un artiste habile et intelligent, libre imitateur
des maîtres. V Audience chez un khalifat (Salon de 1859) est le
premier tableau qui accuse sérieusement la personnalité du peintre.
Là, presque entièrement dégagé de l'influence directe des maîtres,
Fromentin apparaît lui-même comme un maître. V Audience chez
un khalifat initie à la vie féodale du désert. C'est la cour inté-
rieure d'un hordj qui est à la fois un caravansérail, une forte-
resse et une résidence officielle pour le khalifat. A droite s'élève un
corps de logis précédé d'une sorte de péristyle à colonnes massives
dont le plâtre effrité laisse voir par place l'armature de briques.
Sous ce portique surélevé de trois degrés, le khalifat, assis à la
manière arabe sur un long divan de soie cramoisie, donne audience
aux chefs de tribus. 11 est entouré de quelques familiers, les uns
assis près de lui, les autres debout contre les colonnes. Un chef de
tribu, enveloppé d'un burnous blanc, s'incline devant le khalifat.
Un autre Arabe, magnifiquement drapé, ayant la gravité et la no-
blesse d'un antique ou d'un apôtre, monte lentement les degrés du
péristyle. Au premier plan, en plein soleil, ramassé sur lui-même,
un de ces marabouts qui sont les fous, les bouffons et les saints de
ces étranges cours du désert, se livre à mille contorsions. De l'autre
côté du tableau, dans la pénombre, car le soleil frappe obliquement
le corps de logis, se tiennent droit sur leurs selles à hauts dossiers
les cavaliers d'escorte du cheik. Rangés sous l'étendard du goum,
rouge, jaune et vert, ils portent haut leurs longs fusils dont les ca-
nons damasquinés d'argent ont presque l'effet saisissant des forêts
de lances. Les robes brunes et grises des chevaux, les draperies
noires et rouges des cavaliers, font un vigoureux contraste de cou-
leur avec les tons clairs et lumineux de la scène principale. Au
fond, les murailles roses de l'enceinte se découpent sur un ciel
d'azur balayé de nuages blancs, légers et transparens comme des
toiles d'araignée. Par l'entrée de la cour, large baie surmontée
d'un linteau massif qui a le caractère des constructions pélasgiques,
arrivent deux cavaliers courant à fond de train, — courant comme
Fromentin sait faire courir les chevaux.
L'Audience chez un khalifat est une des œuvres d'Eugène Fro-
mentin les plus colorées, les plus chaudement lumineuses et les
plus solides de pâte. Rien là de cette légèreté de pinceau, parfois
un peu insuffisante, qui est une des caractéristiques de la manière
de Fromentin. Les figures se modèlent par une touche large, les
premiers plans ont du relief, les tons sont faits. C'est de la pein-
ture et non cette espèce de lavis à l'huile qu'affectionnait Fromen-
886 REVUE DES DEUX MONDES.
tin et par laquelle d'ailleurs il a obtenu de si merveilleux mirages.
L'Audience chez un khalifat est une œuvre d'un grand style, en
dépit des proportions moyennes du cadre. Ces figures pourraient
être exécutées de grandeur naturelle; elles subiraient sans y perdre
cette épreuve qui serait funeste à tant de tableaux de genre.
On revoit avec la même admiration qu'au Salon de 1863 le Fau-
connier arabe. Le cheval, lancé au grand galop, court dans une
allure vertigineuse, rapide comme le vol des faucons. Il vient du
fond de la toile et touche presqu'au bord du cadre; on croit que le
terrain va manquer sous ses pieds. Fromentin a peint deux fois le
Fauconnier, l'un en petit, exposé sous le n° 25, l'autre en plus
grand, exposé sous le n* 32. Le petit tableau est peut-être d'une
couleur plus vive encore. Le ciel y est d'un bleu plus ardent,
l'herbe d'un vert plus vigoureux. La note si hardie de vermillon pur
de la gandoura du cavalier, qui se répète avec une audace inouïe et
un infini bonheur sur la courroie de poitrail du cheval, éclate avec
plus d'intensité. D'un mouvement superbe et d'une admirable cou-
leur, on peut dire que cette petite toile est un chef-d'œuvre.
On sait qu'Horace Vernet, et après lui Bida et d'autres peintres,
surpris par le caractère de grandeur antique des Arabes, ont cru
peindre d'après nature les figures bibliques en prenant pour mo-
dèles les nomades du désert. Les vieux maîtres, qui ont montré les
patriarches et les apôtres avec le péplum des Grecs et la toge des
Romains, les auraient travestis. Ce serait sur le sol même de la
terre d'Israël, parmi les Bédouins, qu'il faudrait aller chercher les
types et les costumes hébraïques. Dans son livre. Un Été dans le
Sahara, Eugène Fromentin a, lui aussi, soulevé cette question.
Voici sa conclusion : « Seul, par un privilège admirable, l'Arabe con-
serve en héritage ce quelque chose qu'on appelle biblique, comme
un parfum des anciens jours; mais tout cela n'apparaît que dans les
côtés les plus humbles et les plus effacés de sa vie. Et si plus fré-
quemment que d'autres il approche de fépopée, c'est alors par
l'absence même de tout costume, c'est-à-dire en quelque sorte en
cessant d'être Arabe pour devenir humain. Devant la demi-nudité
d'un gardeur de troupeaux, je rêve assez volontiers de Jacob.
J'affirme au contraire qu'avec le burnous saharien ou la macMa de
Syrie, on ne représentera jamais que des Bédouins. » En peignant
son Berger kabyle, il semble que Fromentin ait voulu donner un
corps à cette idée si juste et si profonde. Ce Kabyle, vêtu seulement
d'une gandoura d'un ton neutre, conduisant son cheval nu au moyen
d'un simple bridon et poussant devant lui un troupeau de moutons,
a un caractère typique, générique et impersonnel. Ce n'est plus l'A-
rabe, ou, si l'on veut, c'est encore l'Arabe, mais c'est aussi le Sy-
rien, l'Hellène et l'Hébreux. C'est avant tout dans la vérité générale
EDGÈNE FROMENTIN. 887
le pasteur d'Orient, de l'Orient d'Allah, comme de l'Orient de Jého-
vah, comme de l'Orient de Zeus. En voyant ce Kabyle demi-nu, on
pense à Paris dans les gorges de l'Ida, à Jacob dans les vallées de
la Mésopotamie. Le site même, cette ravine encaissée entre deux
montagnes bleuissant aux dernières lueurs du jour, achève l'illu-
sion. Il y a dans le paysage comme dans la figure absence voulue
de vérité locale. On sent qu'on est en Orient, mais on ne saurait
dire clans quelle contrée. Fromentin a réussi par l'effacement du
caractère particulier à atteindre au caractère général. Là est la vé-
ritable grandeur de ce petit tableau.
Chez Eugène Fromentin, maître de la plume comme du pinceau,
l'œuvre de l'écrivain explique l'œuvre du peintre. A ce point de
vue, cette belle page de l'Été dans le Sahara est caractéristique :
« Du côté du sud, il n'y a pas de vue; du côté du nord et du cou-
chant, nous dominons une assez grande étendue de collines et de
petites vallées clair-semées de bouquets de bois, de prairies natu-
relles et de quelques champs cultivés. Les collines se couvraient
d'ombres, les bois étaient couleur de bronze, les champs avaient la
pâleur exquise des blés nouveaux; le contour des bois s'indiquait
par un filet d'ombres bleues. On eût dit un tapis de velours de trois
couleurs et d'épaisseur inégale, rasé court à l'endroit des champs,
plus laineux à l'endroit des bois. Dans tout cela, rien de farouche
qui fasse penser au voisinage des lions. Le jeu du ciel entre les
vastes rameaux d'un grand noyer et de gros nuages orageux roulés
en masses étincelantes au-dessus de coteaux devenus bruns, tout
cela formait un ensemble de tableau peu oriental, mais qui m'a
plu, précisément à cause de sa ressemblance avec la France. »
Ainsi en Afrique ce sont toujours les paysages de France qui ont
séduit Eugène Fromentin ; c'est cette recherche plus ou moins in-
consciente des frais horizons dans les zones embrasées qui le dis-
tingue et lui assigne une place à part entre tous les orientalistes.
Dans ses livres de voyage, il parle sans cesse des azurs ardens,
des nappes de feu, des reflets de rubis et d'améthystes des mon-
tagnes, des vives réverbérations des sables, des clartés roses des
aurores et des pourpres sanglantes des couchans. Mais cette na-
ture pleine de soleil qu'a décrite l'écrivain avec tant d'art et de
couleur, le peintre, le plus souvent, n'a pas voulu la peindre. De
tempérament, sinon d'inspiration, car il avait comme Théophile
Gautier « la nostalgie du blea, » Fromentin, en Algérie, est resté
un Hollandais. Là est son originalité incontestable. Ce n'est pas à
dire, comme on le répète mal à propos, que Fromentin ait travesti
l'Afrique, qu'il ait vu et peint l'éclat de l'Orient à travers les brumes
transparentes des Pays-Bas. Non, Fromentin a bien vu le désert, et
lorsqu'il a cherché à exprimer sur la toile son aridité enflammée, il
888 REVUE DES DEUX MONDES.
a réussi à en donner la juste impression. Mais Fromentin, sans
pécher contre la sincérité, avait bien le droit de choisir ses sites et
ses sujets. La nature algérienne n'a pas qu'un seul aspect. Dans le
désert s'élève l'oasis, près du palmier pousse le chêne-liége, à côté
de la mer de sable s'étendent les tapis de mousse des prairies et
s'ouvrent les horizons détrempés des grands marais. Or c'est l'oasis,
c'est la forêt, c'est la prairie, c'est le marais, que Fromentin a
peints de préférence, qui lui ont inspiré ses meilleurs tableaux et
qui ont surtout révélé sa personnalité. Le maître rompt soudain
avec Decamps et avec Marilhat. Il ne procède plus que de lui-même,
et si l'on peut le rattacher à une école, c'est à celle des admirables
paysagistes hollandais. Entre les Hollandais et Fromentin, il y a plus
d'une aflfmité. Il a leurs tons fins et harmonieux, leurs effets de lu-
mière douce et tranquille, leur profondeur d'horizon et leur lim-
pidité d'atmosphère. Habillez autrement les personnages de certains
petits tableaux de Fromentin, les Cavaliers en observation, par
exemple; mettez-leur le justaucorps et le feutre empanaché au lieu
du burnous et du haïk flottant, et vous aurez des Wouwermans et
des Karel Dujardin, mais d'une exécution plus légère, plus souple,
plus attrayante. C'est le même horizon profond chargé de nuages
à formes précises. C'est presque la même composition : au premier
plan, sur une éminence, un groupe de cavaliers tenu dans l'ombre,
regardant, immobiles, une vaste plaine où se joue le soleil.
Le Pays de la soif, d'une si poignante impression, témoigne que,
quelles que fussent ses préférences pour l'oasis, Fromentin n'a pas
craint de s'attaquer au désert. Cette scène lui a été inspirée par
l'histoire qu'on lui avait contée d'une caravane partie d'El-Aghouat,
qui, les outres à eau ayant crevé par suite de l'évaporation, mou-
rut de soif dans le Sahara. Un terrain rocailleux et raviné, où de
hautes pierres couleur de fer s'élèvent au milieu du sable brûlant,
s'étend sous un ciel ardoisé nuancé de lilas à l'horizon. Des Arabes
du Sahara et des nègres des pays du sud se tordent dans les der-
nières convulsions de la mort par la soif. Les cadavres de leurs com-
pagnons qui, plus heureux, ont résisté moins longtemps à ces tor-
tures gisent rigides sur le sable. Les rochers et le sable se renvoient
des effluves embrasées dans une impalpable poussière chaude. Les
rayons meurtriers du soleil tombent d'aplomb : pas une ombre ne
se marque. Tout est en pleine lumière, et cependant rien n'éclate,
rien ne resplendit, tout paraît dans la demi-teinte. « A l'heure de
midi, dit Eugène Fromentin, le désert se transforme en une plaine
obscure. Le soleil, suspendu à son centre, l'inscrit dans un cercle
de lumière dont les rayons égaux le frappent en plein dans tous les
sens et partout à la fois. Ce n'est plus de la clarté ni de l'ombre. »
Dans le Sirocco, Fromentin s'est essayé aussi à exprimer avec
EUGÈNE FROMENTIN. 889
une sincérité un peu téméraire un des phénomènes des climats
africains. Le vent du sud pousse devant lui d'épais tourbillons de
sable grisâtre qui mettent comme un rideau impénétrable devant
l'horizon obscurci. Les tentes se sont abattues, et d'énormes pal-
miers se penchent, tordus comme des roseaux; chameaux et con-
ducteurs, couchés à terre, la tête sur le sable, cherchent à aspirer le
peu d'air respirable qui se trouve encore dans la plaine ravagée. Si
nous avons dit que Fromentin a peint cet effet de simoun avec une
sincérité un peu téméraire, c'est que cet effet nous semble très juste
et très vrai, mais qu'aussi ce grand rideau de sable qui obstrue
l'horizon choque un peu la vue et déroute la pensée. Où Fromentin
a tenté encore de peindre l'Afrique avec tout l'éclat de son soleil,
c'est dans la Moisson. Le ciel est en feu. Les feuilles vert sombre et
les troncs gris des palmiers prennent dans cette atmosphère brû-
lante des tons et des reflets métalliques. Le terrain calciné est
fauve, — couleur de lion, selon la belle expression de Fromentin.
11 ne se distingue pas par la couleur de l'immense nappe de blé
mûr qui s'étend au loin.
Les aspects embrasés de l'Afrique n'étaient point , nous l'avons
dit, ceux que Fromentin peignait le plus volontiers. Toutes ses sym-
pathies étaient pour ces paysages « qui lui rappelaient la France, »
où les ciels bleus, clair- semés de légers nuages, s'étendent au-
dessus des prairies verdoyantes et des masses ombreuses des bois.
Là il excellait, là était son triomphe. Aussi la Chasse au héron, ex-
posée au Salon de 1865, et la Chasse au faucon, qui en est la ré-
pétition avec quelques variantes, sont-elles deux de ses plus belles
œuvres. Ce sont en tout cas deux œuvres de maître. L'œil se perd
dans l'infini de cette vaste plaine marécageuse, au travers de laquelle
court une petite rivière. Le ciel a une incomparable limpidité. Au
premier plan , trois cavaliers arrêtés au bord de la rivière suivent
du regard le faucon qui va atteindre sa proie. Un fauconnier, dont
le cheval, ayant de l'eau jusqu'à mi-jambe, galope dans la direction
du faucon, s'apprête à en lâcher un autre, déjà à demi déchaperonné.
Au loin courent d'autres cavaliers. Ce tableau est une œuvre très lu-
mineuse dans un parti-pris absolu de tons clairs. On ne saurait sur-
passer la transparence de ce sol détrempé. De la Chasse au héron
et de la Chasse au faucon, celle-là est supérieure. Fromentin a at-
teint au même effet avec une sobriété plus grande. De plus, pour-
quoi Fromentin est- il revenu, dans les Arabes de la Chasse au
faucon, à ses premières et coupables amours pour la laque rose?
Dans la Chasse au héron au contraire, les cavaliers du premier
plan sont tenus dans une gamme plus sobre, qui ne sollicite pas
le regard aux dépens du paysage. Le cheik, qui, monté sur un
cheval bai-clair, est drapé de rouge, est d'un ton très franc et très
890 BEVUE DES DEUX MONDES.
beau. Le cavalier au burnous noir qui l'accompagne fait valoir cette
figure par une opposition savante et vigoureuse.
La Fantasia, ce magnifique tableau d'une si vive couleur, pleine
de lumière et d'harmonie, et d'une pâte si solide, se passe dans une
vaste plaine tapissée de vert, s'étendant entre deux bois. A l'hori-
zon, une chaîne de montagnes profile ses silhouettes bleuâtres. Le
ciel, d'un bleu ardent, est fouetté de nuées laiteuses. A gauche, au
troisième plan , sur un tertre herbeux , se lient à cheval le cheik,
l'émir ou le khalifat en l'honneur duquel se livre la fantasia. Tout
seul , à quelques longueurs de cheval en avant de son escorte, ce
grave personnage garde une immobilité absolue qui contraste avec
la furia des cavaliers galopant dans la plaine. Pour la fantasia
elle-même, on ne saurait la décrire : le mouvement ne s'analyse
pas. Des chevaux lancés à fond de train dévorent l'espace ou tour-
nent brusquement sur eux-mêmes par des voltes soudaines. Des
cavaliers, tout debout sur leurs étriers ou couchés sur l'encolure
de leur monture, font feu de leurs pistolets ou agitent en l'air les
longs canons de leurs fusils déchargés. Le vent, qui par la rapidité
de cette course vertigineuse s'engouffre dans les longs plis des bur-
nous rouges et des haïks, les fait flotter comme des étendards.
Quoique la Tribu en marche traversant un gué soit daté de 1869,
c'est un souvenir bien net et bien vivant du séjour de Fromentin
au Sahara en 1853. On dirait que, grâce aux descriptions si pré-
cises de son livre, aux croquis de son album de voyage, et par-des-
sus tout à l'image fidèle qu'en avait conservée son œil de peintre,
Fromentin a peint cette scène d'après nature. Rien n'est plus pit-
toresque ni plus animé. Une longue file de cavaliers, de piétons, de
chameaux et de moutons, sortant d'une oasis qui ombre le coin
gauche du tableau, s'éloigne dans la perspective. Au loin, on aper-
çoit de dos un petit groupe de cavaliers formant pour ainsi dire
l'avant-garde de cette migration. Puis, au milieu d'une troupe plus
nombreuse d'Arabes à cheval, marchent de grands dromadaires
olancs, porteurs d'aiatiches, — les litières de voyage des femmes
des cheiks, — bariolées de couleurs vives. Enfin dans la foule
des piétons, hommes jouant de la musette ou battant du tam-
bourin, femmes filant tout en marchant ou portant des vases de
cuivre et de terre et des ustensiles de cuisine, s'avancent les cha-
meaux de charge et se pressent les troupeaux de moutons. Sur
les flancs de la colonne bondissent de grands lévriers fauves. Voilà
qui est plein de vie, de mouvement et de pittoresque tout en con-
servant un caractère grave et simple. Le paysage a la fraîcheur
indicible, l'humidité lumineuse des maîtres hollandais. Il en est
ainsi de la plupart des petites toiles d'Eugène Fromentin , qui,
sauf^deux ou trois grands tableaux, sont les perles de son œuvre.
EUGENE FROMENTIN. 891
VAbreuvoii', le Passage du gué, le Rendez -vous de chasse, la
Halte de muletiers , le Combat, les Arabes passant un gué, une
Fantasia, les Cavaliers lancés au galop, le Bac sur le Nil, sont des
merveilles de l'art le plus fin et le plus exquis. L'ensemble attire le
regard, les détails le retiennent. Dans la tonalité générale, il y a
une limpidité, une transparence, une lumière douce et égale qui
rappellent l'aquarelle. Les frottis de la peinture à l'huile ne sem-
blent pas susceptibles d'atteindre à une telle transparence. Mais la
peinture de Fromentin, qui a la légèreté de l'aquarelle, en a parfois
aussi le manque de corps, l'absence de solidité. Des fonds, des loin-
tains, des premiers plans même sont pour ainsi dire lavés plutôt
que brossés. Ce qui est sans reproche, par contre, c'est la touche
spirituelle, affinée, alerte avec laquelle sont enlevées ces croupes
de chevaux et ces silhouettes de Bédouins. Certaines figures sont
posées comme des Meissonier, avec moins de perfection, d'art et
de fini assurément, mais avec autant d'effet, avec plus de naturel,
de vie et de liberté. Nul n'a rendu comme Fromentin, d'une touche
vive et d'un dessin précis, les formes sveltes, la grâce nerveuse,
l'allure emportée des chevaux arabes. Nul non plus n'a possédé à
un degré plus élevé cette science de la lumière, qui est le premier
élément du paysage.
C'est fort heureusement sans abandonner le paysage que Fro-
mentin a fait une courte halte, entre l'Algérie et l'Egypte, dans le
monde mythologique. Ses Centaures s'exercent à tirer de l'arc dans
une prairie verdoyante. L'un d'eux vient d'un coup de flèche d'a-
battre un énorme milan qui gît à ses pieds. Un autre centaure, vu
de dos, vise une proie que lui seul aperçoit; un troisième, monté sur
une éminence rocailleuse, domine toute la scène. Au premier plan,
une blonde centauresse, accroupie sur l'herbe, montre son dos de
femme aux blancheurs rosées, qui se confond presque, comme dans
la Centauresse de Zeuxis qu'a décrite Lucien, avec la robe blanche
de cavale qui couvre la partie inférieure de son corps. Il est impos-
sible de distinguer exactement le point d'intersection où finit la race
humaine et où commence la race chevaline. La chevelure flotte au
vent avec l'allure emportée d'une crinière. Deux autres centau-
resses, à demi couchées au troisième plan, suivent d'un regard at-
tentif les évolutions des chasseurs. Le seul défaut de ce beau ta-
bleau, — mais c'est un défaut capital, — est le manque absolu de
style. Par une étrange anomalie, Fromentin, qui drape avec tant de
grandeur et de noblesse ses Arabes du désert, ne trouve pas la
grande ligne du nu. On peut dire qu'il ne savait pas déshabiller les
figures. Les Nymphes au bord d'un ruisseau attestent le même
dédain du choix des formes, la même inélégance du galbe. Le mo-
delé solide et le puissant relief des centauresses ne sauraient rache-
892 REVltE DES DEDX MONDES.
ter à nos yeux ce mépris de la beauté idéale, ces tendances réalistes,
déplacées surtout dans un sujet antique. Mais il faut admirer ce
paysage printanier, traité un peu dans la manière de Corot. On sent
le vent agiter les feuilles, la sève courir dans les arbres, l'air se
mouvoir autour des figures baignées d'une clarté inouie. De vapo-
reux nuages gris estompent le bleu limpide du ciel, qui semble un
peu lourd de près, mais qui à cinq ou six pas acquiert une profon-
deur et une légèreté à la Ruysdael. On ne saurait porter plus loin
l'harmonie des tons clairs et l'intensité de la lumière.
Le portrait de femme exposé à l'École des Beaux-Arts montre que
Fromentin s'était essayé aussi à ce genre difficile, mais sans beau-
coup y réussir. La robe, nuancée de gris et de noir-bleu, à laquelle
la tête est sacrifiée, a de l'éclat et de la couleur : les plis boufiént
et l'étoffe chatoie; mais il semble que Fromentin, accoutumé aux
grands horizons, étouffe dans l'atmosphère d'un appartement. Ce
peintre de l'air n'en a pas mis un souffle dans ce petit tableau.
Venise n'a inspiré à Eugène Fromentin que des œuvres indignes
d'elle et indignes de lui. On ne peut trop s'en étonner, car Fromen-
tin, qui a peint l'Algérie dans ses aspects de sereine clarté et de
limpidité vaporeuse plus que dans les ardens éclats de son soleil,
semblait mieux qu'aucun autre devoir comprendre et exprimer cette
atmosphère humide et lumineuse de Venise, plutôt baignée de lu-
mière qu'elle n'en est éclairée. 11 est vrai que Fromentin est surtout
le peintre des horizons infinis. L'étendue lui manquait entre les
rangées de palais du Grand-Canal. Il ne pouvait créer là ses mirages
accoutumés de lointains profonds et de vastes perspectives. La Ve-
nise de Fromentin est grise et lourde. L'eau est opaque, le ciel bas.
Les murailles roses du palais ducal et les architectures de marbre
du Grand-Canal se revêtent de tons faux et ternes. Fromentin a
aussi donné trop d'importance aux détails. Il a détaché à tort les
petites figures des promeneurs et des gondoliers, les stores roses et
bleus des fenêtres, les poteaux rayés des embarcadères, toutes
choses qui à Venise se confondent dans les masses, s'atténuant
harmonieusement dans l'air ambiant. Tout cela papillote. On dirait
que Fromentin a emprunté ce jour-là son pinceau à Fortuny sans
lui prendre en même temps sa palette éclatante.
Le voyage d'Egypte fut fécond pour Fromentin. Les différentes
Vues du Nil comptent au nombre de ses œuvres les plus élevées et
les plus originales. Les Sachki au bord du Ml surtout, toile exposée
au Salon de 1872, est un des plus beaux tableaux de Fromentin. Un
troupeau de buffles traverse le Nil à la nage. Sur la berge couverte
de hautes herbes, quelques Égyptiens, montés sur une sorte d'écha-
faudage de madriers, puisent de l'eau avec des seaux attachés à de
grands bâtons. La silhouette de l'un d'eux qui se détache durement
EUGÈNE FROMENTIN. S93
sur le ciel est superbe. Cette scène, qui paraît si banale, est d'une
impression saisissante dans son calme et dans sa simplicité. C'est là
l'Egypte silencieuse et recueillie, morne sous son ciel radieux et son
soleil étincelant, fatiguée de ses six mille ans d'existence, — terre
des morts et des esclaves. Le cours tranquille du fleuve dont les
buflles en nageant font jaillir des gouttelettes argentées, les herbes
vertes des berges contrastent par leur impression de fraîcheur avec
les horizons brûlans, le ciel implacablement bleu et les effluves de
chaleur de l'atmosphère embrasée. Nous aimons moins les Femmes
fellahs ail bord du Nil, tableau inachevé. Le fleuve y est trop li-
moneux, trop épais. Le ton très jaune du Nil est évidemment juste,
mais Teau n'a pas assez de transparence ni de légèreté; les petites
vagues et les remous ressemblent à des mottes de terre labourée.
Les longues tuniques des femmes fellahs sont d'un bleu nigrescent
très original, et si au point de vue esthétique les faces noires et ca-
mardes de ces femmes sont déplaisantes, e'ies sont aussi curieuses
que bien étudiées au point de vue anthropologique. Fromentin a
peint à peu près la même scène dans le Souvenir d'Esneh (Haute-
Egypte). Le disque orangé du soleil descend à l'horizon dans un
ciel ardoisé, jetant des reflets d'améthystes sur les eaux jaunes du
Nil. Au premier plan, sur 1a berge, quelques femmes fellahs se
groupent dans des attitudes gracieuses et naturelles. Leurs longs
vêtemens, savamment nuancés, forment toute une gamme de tons
rompus, bleu glacé de noir, bleu saphir, noir à reflets pourpres, au
milieu desquels des notes jaune topaze et bleu turquoise éclatent
dans une douce harmonie. Regardons encore la Ville au bord du
Nil, — cette page lumineuse et animée, — et le Bac sur le Nil,
effet de soir, — ce petit chef-d'œuvre d'un faire achevé, qui donne
une si vive impression de la profonde mélancolie de la nature
d'Orient à l'heure des ombres crépusculaires.
La critique s'est montrée quelque peu injuste pour les dernières
œuvres d'Eugène Fromentin. .Avec la logique étroite de l'esprit
français, on avait parqué le peintre de la Chasse au faucon dans les
sables du Sahara et dans les plaines du Sahel; on ne voulait pas
qu'il en sortît. De la part d'un condamné à l'Algérie à perpétuité,
un voyage en Egypte avait presque l'air d'une révolte. Toutefois,
malgré qu'on en ait, nous maintenons que les paysages d'Egypte
marquent, sinon un progrès, du moins une nouvelle manifestation
du talent de Fromentin. Il y a inauguré une troisième manière que
la mort ne lui a pas permis de porter à l'apogée. Les Bords du
Nil, le Souvenir d'Esneh, le Bac sur le Nil, ne sont point supérieurs
par la couleur, par le dessin, par la composition, à la Chasse au
Héron, à la Fantasia^ à la Tribu en marche, mais ils accusent une
plus franche originalité. Certains des tableaux algériens de Fro-
894 REVUE DES DEUX MONDES.
mentin sont aussi très personnels, mais ils sont personnels dans
l'exception, c'est-à-dire dans ces ciels nuageux, ces prairies vertes,
ces horizons humides et ces terres détrempées qui ne sont que les
aspects exceptionnels de l'Algérie. Les vues d'Egypte au contraire
sont personnelles dans l'aspect général du pays : son ciel ardent,
ses eaux jaunes, son terrain calciné, sa lumière chaude et intense.
Depuis qu'est venue la coutume de réunir après la mort d'un
peintre éminent son œuvre complet à l'École des Beaux-Arts, on a
souvent discuté non pas l'intérêt de ces expositions posthumes, mais
les chances qu'y court la réputation du maître. Il y a en effet à se de-
mander si, ainsi isolé dans son œuvre, montrant ses beautés et ses
défaillances sans avoir, comme en un musée, d'autres tableaux qui,
s'ils ne le font peut-être pas valoir, fournissent du moins des points
de comparaison, l'artiste grandit ou diminue. Pour les maîtres de
génie, comme Delacroix, le doute n'est pas permis : ils grandissent.
L'immensité et la variété de leur œuvre inspirent l'étonnement et
provoquent l'admiration. La multitude des sujets traités fait voyager
l'imagination à travers les siècles et les mondes. En même temps
que les qualités picturales proprement dites, composition, dessin,
couleur, perspective, modelé, relief, mouvement, on admire ou on
critique la façon dont le peintre a compris cette scène, a réalisé ce
type, a exprimé ce symbole. Après qu'on a vogué sur les eaux
noires du Styx, dans la Barque du Bante, au milieu des ombres
livides, on passe la Méditerranée pour trouver le ciel ardent et
les chaudes colorations de la Noce juive. On entend chanter les
poètes dans les scènes d'Hamlet, de Faust, de Lara, tandis que la
voix grave de l'histoire parle dans V Entrée des croises à Constanti-
nople, dans la Bataille de Taillebonrg, dans le Massacre de Scio.
Sardanapale évoque les civilisations disparues du monde oriental,
leurs architectures géantes, leur luxe magique, leurs grandeurs et
leurs monstruosités. Le Triomphe de Trajan montre l'homme de-
venu dieu; la Mise au tombeau. Dieu redevenu homme. Marina
Faliero^ c'est Venise tout entière, en ses aspects féeriques comme
en sa sinistre histoire. Dans les merveilles architectoniques du pa-
lais ducal que teintent de rose les lueurs du soleil couchant, s'a-
chève par la bâche du bourreau un des longs drames de cette
mystérieuse cité des doges, des espions, des inquisiteurs d'état et
des courtisanes. La Liberté aux barricades , seins nus, cheveux au
vent, agitant le drapeau tricolore dans la fumée grise de la fu-
sillade, nous ramène aux poignantes émotions des temps contem-
porains. Une telle exposition est à elle seule un musée. On va d'un
tableau à l'autre comme à la découverte; celui-ci repose de celui-
là. La diversité des sujets impose les différences de peinture. Ces
deux impressions, qui se renouvellent et se modifient sans cesse,
EUOÈKE FfiOMENTIN. 895
frappent en même temps l'œil et la pensée, et bannissent pour
l'un et pour l'autre toute impression de monotonie. Le peintre
apparaît d'un seul coup dans la grandeur de son œuvre, dans la
puissance de sa création, dans la variété de son génie.
En est-il de même pour les peintres d'un talent plus fin, moins
puissant, et surtout pour les spécialistes comme Eugène Fromentin?
Leur œuvre entier vu à la fois n'a-t-il pas, au moins au premier
coup d'œil, une impression de monotonie? Voici la vie du désert
dans ses aspects les plus pittoresques, les plus attrayaris, les plus
variés, exprimés par un artiste sincère, raffiné, parfois exquis; mais
c'est toujours un peu le même tableau. Chasse au héron ou chasse
au faucon, campement au bivouac, cavalcade ou caravane, combat
ou fantasia, on ne quitte jamais le monde oriental. Ce perpétuel
hymne au désert, quoique admirablement modulé sur tous les tons,
ne laisse pas de fatiguer les yeux et de lasser l'esprit. On est alors
forcé de se rabattre sur les qualités intrinsèques des peintures. Par
une étude qui ne tarde pas à devenir un plaisir, on compare les
unes aux autres, on cherche les progrès, on constate les défail-
lances, on analyse la touche, on pénètre les procédés. Cette variété
qu'on a cherchée en vain dans ces sujets, on la trouve dans la
peinture. On admire chaque tableau séparément, après avoir été
quelque peu déçu par l'ensemble de l'œuvre. Mais cette impression
de monotonie, qui est une sorte d'échec pour le peintre spécialiste,
n'est point durable : elle s'efface dès que l'exposition est fermée, dès
que les cadres ont repris leur place dans les musées, dans les col-
lections particulières, à la vitrine des marchands. Quand on regarde
là, on ne se demande pas si le maître a peint cinquante tableaux
du même genre ou s'il a traité mille sujets divers; on ne s'inquiète
pas de savoir si la réunion de son œuvre donnerait l'impression de
la monotonie ou de la variété : on admire, et voilà tout. C'est ce
qu'on fera toujours devant les meilleures toUes d'Eugène Fromentin.
L'oubli ne viendra pas pour Eugène Fromentin. Il marquera dans
cette belle et forte école française du xix'' siècle, non point parmi
les plus grands peintres, mais parmi ces maîtres charmans de se-
cond ordre qui ont pour le grand nombre plus de séduction que les
puissans créateurs et que les austères amans du beau. Il a conquis
sa^place chez les orientalistes à côté de Decamps et de Marilhat,
moins vigoureux que celui-là, moins original que celui-ci, peut-
être plus précis de dessin, plus châtié de style, plus pénétrant d'im-
pression que tous les deux. On ne saurait prévoir si l'école des
orientalistes, qui date à peine d'un demi-siècle, sera longtemps en-
core à la mode; mais ces trois maîtres assurent à cette école une
page lumineuse dans l'histoire de l'art.
HejNky Houssaye.
L'ARCHIPEL
DES PHILIPPINES
ir.
LES MŒURS, L'INSTRUCTION.
On n'a aucune idée de la population primitive de l'archipel des
Philippines, et même les Espagnols ne peuvent se flatter de con-
naître celle d'aujourd'hui. Le moine augustin Fr. Manuel Buzeta,
qui en 1850 a publié à Madrid un excellent dictionnaire géogra-
phique, statistique et historique des Philippines, croit que le nombre
des sauvages ou idolâtres, comme il les appelle, est au moins
d'un million; 800,000 vivraient dans la grande île de Mindanao, et
200,000 seulement dans l'île de Luçon et le groupe des Visayas. La
population actuelle, celle qui reconnaît la souveraineté de l'Espagne,
serait, d'après le recensement fait en 1872, de 7,Zi50,988 âmes,
réparties en Zi3 provinces ou districts qui comptent à leur tour
933 villes et villages. Chaque Indien et chaque Indienne ayant passé
l'âge de seize ans paie à l'état un tribut de 1 piastre 10 cuartos ou
5 francs 30 cent, par an. Le nombre des tributaires en 1872 était
de 1,232,5/jZi. Aucune autre contribution n'est exigée, et le budget
colonial ne s'accroît que d'un impôt sur la fabrication des alcools
indigènes, de la vente du tabac, de la poudre et du papier timbré,
de la ferme de l'opium et de celle des jeux de coqs, d'une loterie
(1) Voyez la Revue du 15 mars.
l'archipel des philippines. 897
mensuelle, et de droits d'entrée, — 7 pour 100, — sur les marchan-
dises importées. Indépendamment de quarante journées de presta-
tion pour l'entretien des routes, dont ils peuvent s'exempter en
payant annuellement 15 francs à leurs communes, les Indiens sont
tenus à servir pendant sept ans dans les armées de terre et de mer;
leurs services ne sont point généralement exigés en dehors de la
colonie. Ce sont des soldats excellens, et qui nous ont été particu-
lièrement utiles dans les premiers jours de la conquête que nous
fîmes de la Cochinchine en 1858. D'une sobriété extrême, préservés
des insolations ec des fièvres paludéennes par l'habitude de marcher
dès l'enfance au soleil et dans les rizières fangeuses, doués d'une
bravoure qu'un mot enflamme, ces insulaires ont fait pendant cette
campagne l'admiration de nos marins.
Le Tagale, le type le plus parfait de toutes les races de l'archipel,
est de stature moyenne. Son teint est foncé, couleur de chocolat
au lait. Les yeux se relèvent légèrement à la chinoise, les oreilles
sont petites, bien collées aux parois du crâne, les pommettes des
joues saillantes, mais sans exagération, le nez et le menton sont
petits. Les cheveux, très noirs, n'ont aucune rudesse. Les femmes
indigènes, qui presque chaque jour se baignent, aiment à laisser
flotter sur les reins leur chevelure, d'une longueur rare en Europe.
Lorsqu'elles ont séché leurs cheveux à l'air, elles les parfument
avec de l'huile fraîche de coco, puis, après les avoir roulés d'une
façon gracieuse au sommet de la tête, on les voit les décorer avec
coquetterie d'une fleur. Le Tagale a la main et le pied petits; il se
sert des deux avec une dextérité merveilleuse; rarement il prendra
la peine de se baisser pour relever un objet léger qui est tombé à
terre à côté de lui. Un jour, un domestique ayant laissé glisser une
fourchette de la table sur le parquet, je le vis l'enlever rapidement
avec son orteil pour la replacer le plus naturellement du monde à
côté de moi. Ce jeune garçon arrivait d'une province éloignée pour
apprendre l'espagnol en servant chez des Européens; il n'avait jus-
que-là mangé qu'avec ses doigts. Je me contentai de lui dire que
celte manière de ramasser les objets n'était pas digne d'un homme.
L'Indien est très propre, et, sauf la fâcheuse habitude de mâcher
du bétel, rien en lui ne répugne. Il aime la toilette, les odeurs, les
pommades, les pantalons de satin, la chemise de toile de lin très
fine ou lissée en fibres d'ananas, les escarpins vernis et le chapeau
blanc à haute forme. Il porte habituellement la chemise flottante,
c'est-à-dire hors du pantalon; jamais on n'a pu réussir à le faire
renoncer à ce singulier usage qui choque les Européens lorsqu'ils
arrivent à Manille. Les femmes n'en portent pas du tout. Un jupon
en cotonnade bleue et rayé les jours de travail, en soie les jours de
TOME .^L. — 1877. 57
898 REVUE DES DEDX MONDES.
fête, bien serré sur les hanches par une bande d'étoffe de couleur
nommé tapis, un canezou d'un tissu transparent et largement
échancré sur les épaules, constituent leur costume. Elles n'usen:
pas de bas, de même que les femmes métisses qui se distinguen;
des Indiennes en ce qu'elles ne portent pas de tapis autour des
hanches. Toutes traînent des mules de velours noir brodées ou cou-
vertes de paillettes d'or; comme cette chaussure est très décou-
verte, pour l'assujettir elles la saisissent entre les deux derniers
doigts du pied, le plus petit en dehors. Un scapulaire plus ou moins
riche est suspendu à leur cou, et leurs mahas sont surchargées de
bagues.
Les femmes tagales sont admirables de forme; leurs seins, que
n'emprisonne jamais un corset et qu'elles laissent parfaitement voir
sous une gaze transparente, sont fermes et puissans. Malheureuse-
ment, chez les deux sexes, la peau, qui est fort douce, porte des
taches singulières, imitant la forme des îles et des coatinens de nos
cartes géographiques ; ces empreintes sont blanches ou couleur de
café au lait. 11 faut en chercher la cause dans un vice du sang, ap-
pauvri par une nourriture trop peu substantielle ou composée prin-
cipalement de poisson. Les hommes sont bien moins robustes que
les femmes, probablement parce que ces dernières travaillent beau-
coup plus que le sexe prétendu fort. Pendant que le mari, accroupi
ou les genoux ployés, joue avec son coq de combat et fume noncha-
lamment la cigarette, on voit la femme et les enfans conduisant les
buffles au labour, faucher ou broyer le riz dans le luçon antique,
ou travailler du matin jusqu'au soir à la fabrication des cigares.
L'Indien a cependant une grande passion pour sa compagne, et
pour plaire à la femme qu'il aime, il ira jusqu'à la servitude et au
crime. Il se condamne volontiers, pour obtenir ses faveurs, à deve-
nir, comme Jacob chez Laban , le domestique des grands parens
pendant plusieurs années. On a remarqué que les jeunes filles
avaient une prédilection marquée pour tout indigène qui vivait hors
la loi, faisant partie de ces bandes de maraudeurs nommés tulisanes,
qui, le visage noirci, attaquent nuitamment les luiciendas isolées et
les pillent. J'ai connu une de ces femmes romanesques : à cheval,
vêtue d'une robe flottante, la tête couverte d'un large chapeau de
paille, et la guitare en sautoir, l'aventureuse Indienne suivait son
amant dans ses périlleuses expéditions. On en a vu combattre et
mourir à côté de leurs héros; mais c'est l'exception. Ajoutons que,
dès que les Indiennes sont mariées, — et elles se marient à dix ou
douze ans, — elles perdent rapidement tous leurs attraits ; à vingt
ou vingt-cinq ans, elles sont déjà flétries, et à Quarante ans com-
mence la décrépitude. Dans leur vieillesse, elles ont encore pourtant
l'archipel des philippines. 899
trois passions violentes : mâcher le bétel, fumer le cigare et faire
parade de leurs bijoux aux processions.
Les indigènes vivent dans des maisons aux parois en bambou,
aux parquets en rotins dorés par le frottement et à la toiture en
feuilles desséchées de palmier ou nipa. Ces habitations, qu'entou-
rent ordinairement des aréquiers, des bananiers, des hibiscus arbo-
rescens, sont élevées sur des poteaux à h pieds du sol, comme les
anciennes constructions lacustres, soit par crainte des inondations,
des fortes marées et de l'humidité, qui est toujours très grande,
soit pour en rendre l'accès moins facile aux voleurs. On y monte
par une sorte d'échelle. Au-dessous de la maison, entre le sol et le
plancher, sont placés les instrumens de labour ou de jardinage;
c'est aussi le refuge des porcs, des poules, des canards, des pin-
tades et des dindons. Une habitation ordinaire n'a qu'une petite an-
tichambre, deux chambres et une cuisine séparée du principal corps
de logis par un petit pont en bambou. L'une des deux chambres
sert de salon le jour et de dortoir la nuit, l'autre de salle à man-
ger. Les indigènes dorment sur le rotin, un peu pêle-mêle, dit-on,
sans draps ni couverture, presque toujours habillés. Tout autour
de l'intérieur des cases s'étend une banquette en bambou qui de-
vrait servir de siège, mais les habitués du logis ne s'y mettent que
dans les grandes occasions; ils préfèrent se reposer, travailler ou
causer accroupis, dans une position qui leur est familière. Dans
chaque logis, on trouve à profusion des boîtes à bétel, à cigarettes
et à cigares, des couteaux appelés bolos, des paniers à coutures ou
tampipis, et quelques livres de religion en dialecte du pays. Si
l'Indien est riche, on voit dans son salon une console sur laquelle
figurent un saint quelconque ou la Vierge, une palme bénie qui ga-
rantit de la foudre, des vases portant des fleurs artificielles, et une
boîte à musique. Dans quelques-uns, il y a une guitare, des casta-
gnettes et un tambour de basque. Si un étranger fait une visite à
un indigène, celui-ci olïre aussitôt à son hôte du bétel et des ciga-
rettes, et pour peu que le visiteur en exprime le désir, les femmes
présentes dansent devant lui la cachucha, \ejaleo ou le fandango;
sans trop se faire prier, elles chantent aussi ce qu'elles savent en
chansons indiennes, mélodies toujours tristes et ayant un grand ca-
ractère de simplicité. Lorsque c'est la fête d'un faubourg ou d'un
village, ces braves gens dépensent jusqu'à leur dernier centime
pour bien recevoir leurs invités. La présence chez eux d'un castila
ou d'un blanc, dans ces jours de réjouissance, est considérée comme
un grand honneur.
Les Indiens mangent trois fois par jour : le matin, à midi et à la
tombée de la nuit. Leur nourriture principale se compose de riz
cuit à l'eau bouillante pendant une demi-heure; lorsqu'il est bien
900 BEVUE DES DEUX MONDES.
passé, débarrassé de sa partie liquide, les convives en font avec les
doigts des petites boulettes qu'ils trempent dans une sauce com-
posée de piment broyé et de ciboules. Si un buffle meurt, si un
sanglier ou un cerf est tué à la chasse, les Indiens en font dessé-
cher les chairs au soleil et les conservent ainsi presqu'à l'état de
cuir pour les jours de gala; comme la viande de mouton et de vache
est fort chère, cette tajya, comme ils l'appellent, est une ressource
précieuse pour eux. L'iguane, qui dans l'Inde est recherchée par
les Européens et les Hindous, est dédaignée par les Indiens des
Philippines; ils mangent pourtant avec délices les roussettes,
énormes chauves-souris très grasses, et que l'on trouve par milliers
au bord des lacs, suspendues la tête en bas aux branches des ar-
bres à coton. L'eau est la boisson habituelle des indigènes; ils ne
boivent du vin de palmier et de cocotier que les jours de fête.
Les maisons des métis et des créoles, — maisons qu'habitent les
Européens, — n'ont qu'un étage supporté par un mur en pierre
de taille, s'élevant au-dessus du sol à une hauteur qui varie de
10 à 30 pieds. On y entre par une porte cochère ouvrant sur un
péristyle appelé sagouin, et sous lequel on remise les voitures. Ces
habitations, d'une belle apparence, sont entourées de vérandahs
qui permettent à l'air de circuler autour des chambres en les ga-
rantissant des rayons directs du soleil. Les chambres à coucher sont
petites et sans aucun ornement. On y voit le lit en rotin des pays
chauds enveloppé de sa transparente moustiquaire, une table et un
lavabo. Le salon est grand, sans rideaux, sans tableaux, sans ob-
jets d'art. On y retrouve la console des Indiens, les pots de fleurs
artificielles, la guitare, et trop souvent un piano de fabrique alle-
mande. C'est là que chaque soir la famille se réunit pour la tcr-
tulîa, c'est-à-dire pour recevoir les amis et prendre le thé ou le
chocolat en commun. A Vangdus, les maisons s'éclairent, et aus-
sitôt les enfans, grands et petits, suivis des domestiques, viennent
défiler devant les vieux parens, leur baiser la main, et leur sou-
haiter une bonne nuit; puis a lieu la prière du soir récitée en
chœur par toutes les personnes présentes. Dans les rues et sur les
promenades, lorsqu'au coucher du soleil les cloches des nom-
breuses églises de Manille sonnent Vangdus, les Indiens s'arrêtent
et se découvrent pour prier, les voitures cessent de rouler, et les
clairons des postes militaires sonnent une fanfare. L'amiral Laplace,
qui se trouvait en calèche sur la promenade de la Calzada au mo-
ment de l'oraison, remarqua ce temps général d'arrêt. Au lieu d'en
demander la cause, le brave commandant de l'Arthêmise raconta,
lorsqu'il écrivit ses voyages, que chaque soir, à Manille, au son
d'une cloche, les cochers arrêtent leurs voitures, pour laisser les
chevaux... se reposer. Il y a quarante ans de cela, et aujourd'hui,
l'archipel des philippines. 901
à Manille, on rit encore de cette étrange explication. Dumont-d'Ur-
ville n'est malheureusement pas moins fécond en erreurs lorsqu'il
parle des Philippines.
Les naissances, les mariages et les funérailles sont célébrés par
de grands dîners et beaucoup de musique. Quand une femme in-
dienne est sur le point d'accoucher, au lieu d'appeler près d'elle un
médecin européen, son mari fait venir une sorte de sorcière du
pays dont tout le talent consiste à mettre en déroute les esprits
qui s'opposont à l'entrée de l'enfant dans le monde. C'est d'après
son ordre que l'époux de l'accouchée grimpe sur la toiture de sa
maison et combat avec un sabre VAssouan ou le dieu du mal. Si
cela ne suffit pas, elle charge de poudre un long tube en bambou,
et le fait partir au moment le plus aigu de la crise ; la frayeur sou-
daine qu'éprouve la malade amène souvent une délivrance heu-
reuse (1). Dans les villes, les mariages sont fort simples, mais dans
certaines provinces ils offrent des coutumes curieuses. Aussitôt que
la cérémonie religieuse est terminée, les nouveaux époux se diri-
gent vers la maison de la mariée, escortés par la foule des invités;
en tête marche le garçon d'honneur un cierge à la main, le mari
est laissé en dehors du iogis, et pour qu'il ne puisse entrer tout de
suite chez sa femme, on retire l'échelle qui sert ordinairement d'es-
calier aux maisons indiennes. L'infortuné est contraint d'escalader
les fenêtres ou de s'ouvrir un passage par les toits. Plaignez-le,
car ce jour-là peut-être, pour la première fois de sa vie, il porte des
souliers, et chacun de ses pas est une souffrance. Après une prière
devant les saintes images qui décorent la chambre de réception,
les invités se mettent à table. Le repas se compose d'un cochon de
lait rôti à la broche, de pimens du Chili et de fruits; pour boisson,
du vin de cocotier et de palmier largement versé. Une heure après,
les convives, surexcités par l'alcool, chantent à tue-tête et se li-
vrent à des danses grotesques. Les vieillards doivent, en payant
d'exemple, dire mille folies. Seuls, les époux sont tristes, car ce
jour-là ils ne mangent que du riz et ne boivent que de l'eau. Après
Vangchis, au moment où le village s'éclaire, les gens de la noce,
porteurs de torches et précédés d'une musique, vont rendre visite
aux garçons et aux filles d'honneur, et comme dans chaque mai-
son les libations recommencent, plus d'un joyeux compagnon reste
accroché aux barreaux d'une échelle. Ce n'est que le neuvième jour
après le mariage que les époux peuvent jouir tranquillement de
leurs droits conjugaux. Ce retard ne cause aucun ennui aux fian-
cés, la plupart ne se mariant que pour obéir à des parens qui ont
(1) Un grand nombre d'enfans meurent dans les deux premières semaines qui sui-
vent leur naissance. D'après un célèbre médecin anglais, le docteur Fullerton, qui a
résidé longtemps dans ces coatrées, la mort enlève un quart des nouveau-nés.
902 REVUE DES DEUX MONDES.
intérêt à les unir. Ce sont en effet les familles du jeune homme
et de la jeune fille qui arrangent l'affaire inter pocida. Si l'un des
enfans s'opposait à la volonté paternelle, le bambou aurait raison
de la résistance; mais ces cas sont fort rares, et je n'ai jamais vu
un père imposer sa volonté par de pareils argumens. — Les funé-
railles d'un indigène n'ont rien de la tristesse et de la solennité de
nos enterremens. Le défunt, s'il a été riche, est porté en terre au
son d'une joyeuse musique. J'ai vu des corbillards revenir du cime-
tière chargés des amis du mort, façon toute nouvelle d'arriver plus
vite au repas qui suit les funérailles. Ces agapes funèbres entre-
mêlées de prières durent neuf jours.
Le plus grand défaut des Indiens est d'être joueurs : ils jouent
partout et à propos de tout; mais peut- on leur en faire un reproche
bien sérieux lorsque leurs gouvernans les invitent tous les mois à
prendre des billets à une loterie officielle, lorsque les arènes où se
livrent les combats de coqs sont mises aux enchères par l'autorité
et ouvertes par ses soins partout où il se crée un nouveau centre
de population. On a dit souvent que l'Indien des Philippines aimait
mieux son coq de combat que sa femme; on le croirait, en le voyant
porter cet animal batailleur aux champs, aux processions, aux en-
droits où résonnent les accor 's d'une musique militaire, car, pour
habituer le coq aux clameurs des lices ou des gallieras. son maître
le place à côté des tambours ou lui introduit la tête dans le pa-
villon d'un gros instrument de cuivre. S'il y a combat à l'occa-
sion de la fête d'un village, les amateurs s'y transportent tenant
avec amour dans leurs bras les champions emplumés. On ne s'ima-
gine pas combien ces derniers sont choyés, caressés, fêtés, jus-
qu'au moment où, pour les irriter, les becs de leurs rivaux ont la
liberté de leur enlever quelques plumes de la tête. C'est le moment
où les paris s'engagent, et, lorsqu'ils sont établis, deux coqs sont
placés en face l'un de l'autre avec des éperons d'acier aux ergots.
A un signal donné, les propriétaires des combattans se retirent,
et le duel commence. Dès le premier choc, souvent l'un des coqs
tombe, la gorge entr' ouverte et comme foudroyé. Si la lutte se pro-
longe, les spectateurs, au nombre de trois ou quatre cents, encou-
ragent les animaux de la voix et du geste. Ils y apportent l'ardeur
et jusqu'au délire des habitués de nos courses. Ce qui rend ces
combats palpitans d'intérêt pour les parieurs, c'est l'espoir ou la
crainte de voir le coq victorieux tourner honteusement le dos à sa
victime aussitôt après le triomphe. Dans ce cas, ce sont les parti-
sans du coq tué qui empochent les sommes engagées. Cela arrive
peu, car presque toujours le vainqueur se plaît à tourner autour du
cadavre de son adversaire et à remplir les airs de son chant de vic-
toire. Et les vaincus, si fortement adulés, caressés avant leur défaite?
l'archipel des philippines. 903
Ils sont plumés et mis à la broche. Il y a des coqs en renom qui à la
suite de victoires successives acquièrent une grande valeur, et c'est
sur leur éphémère prestige qu'il s'établit des paris dont l'ensemble
s'élève parfois jusqu'à 50,000 fr. Dans ces jours de paris exception-
nels, le maître d'un coq souvent heureux ne s'appartient plus, et
malheur à qui toucherait au noble animal! Un jour que j'avais été
chasser la bécassine et que je revenais bredouille, un moine augus-
tin qui m'accompagnait, et chez lequel j'étais de passage, me dit
de tirer au milieu d'une vingtaine de coqs et de poules qui se pré-
lassaient au soleil au centre d'un village. Je m'y refusai, inais mon
compagnon l'exigea, car il avait compté sur ma chasse pour déjeu-
ner, et le garde-manger du couvent était vide. A mon coup de fusil
et aux cris des victimes, les Indiens sortirent de leurs maisons, leur
couteau à la main et en courant vers moi. A. la vue du curé qui
riait de mon étonnement, les couteaux se cachèrent, et les villa-
geois, comme des chiens qui auraient un instant méconnu leur
maître, vinrent humblement me baiser la main. Sans la présence du
père-curé, je crois que l'aventure eût tourné au tragique, car plu-
sieurs coqs de combat avaient été tués ou blessés. Je payai, cela
va sans dire, deux ou trois fois leur valeur ordinaire, mais je suis
sûr qu'aujourd'hui encore le meurtre de tant de victimes ne m'est
pas pardonné.
On sait déjà que l'Indien des Philippines, et principalement le
Tagale, est très brave à la guerre; dans la vie civile, il est difficile de
rencontrer un être plus doux et plus patient que lui. Les Espagnols,
bien éloignés en cela des Anglais qui traitent brutalement leurs
sujets des Indes-Orientales et leurs noirs de la Jamaïque, les Espa-
gnols, dis-je, se montrent paternels dans leurs rapports avec les
insulaires. Gela n'empêche pas l'exploitation de ces derniers. Mal-
heur à eux lorsque d'Espagne, à la suite d'une révolution ou d'un
simple changement de ministère, tombe à la cahacera ou chef-lieu
d'une province un alcade sans fortune ou âpre au gain ! A la suite
de plaintes de plusieurs centres de population fortement pressurés,
on remarque maintenant une plus haute moralité chez les employés.
En 1860, on citait un alcade dans les Visayas qui, après un séjour
de cinq ans aux Philippines, était retourné en Europe comme il en
était venu, c'est-à-dire pauvre et sans fortune, — rara avis 1
En somme, il y a fort peu d'Indiens riches; ceux qui le sont
semblent souvent prendre à tâche de consommer eux-mêmes leur
ruine. Ont-ils un procès dont les frais absorbent les revenus, ils
s'obstinent à ie soutenir jusqu'à leur dernier centime. S'éprennent-
ils d'une femme, ils la couvrent de bijoux et de riches étoffes. Sont-
ils catholiques ardens, ils dépensent des sommes énormes en
messes, en cierges et en bénédictions de maison. On peut s'ima-
904 REVDE DES DEDX MONDES,
giner ce que coûte le culte, lorsqu'on sait que certaines paroisses
donnent par an 40,000 ou 50,000 francs de casuel. Si l'indigène
est trop faible pour garder une fortune, par contre le métis, celui
qui appartient à la caste dite de Sangley, est remarquable par son
avarice et son intelligence merveilleuse des affaires. Ces fins com-
merçans naissent d'unions f.oniractées entre Chinois et Indiennes.
11 y a aussi des métis espagnols qui témoignent du sang européen
qu'ils ont dans les veines par une grande activité, par des vertus ou
par des vices éclatans. Leur type est 1res beau, et les femmes issues
de ces croisemens sont d'une élégance et d'une blancheur de peau
sans rivales dans l'extrême Orient. Les métib" chinois et indiens en
diffèrent entièrement. Ce sont des êtres égoïste^V glacés, sans pas-
sion, d'un orgueil insupportable, mais doués d'une" entente excep-
tionnelle des affaires. Presque tous sont riches, car leuZ avarice est
grande. On ne peut se figurer avec quelle dureté, quel mépris, ces
froids personnages traitent les indigènes qui sont à leur serviui^* ^"^
les maltraitant, ils veulent faire oublier que dans leurs veines clpule
du sang chinois. 11 est rare de voir les récoltes qu'un agricultf°ur
indigène a semées rentrer complètement dans ses granges ; long^~
temps avant la maturité, elles ont été vendues sur pied à des Asia-:
tiques accapareurs ou à des métis de même origine. Des typhons
ou des crues d'eau épouvantables ruinent aussi ces pauvres dibes,
qui acceptent toutes ces misères avec une résignation orientale.
A côté du désintéressement proverbial de l'Indien , nous devons
placer la touchante tendresse qu'il a pour ses enfans. Si l'un d'eux
tombe malade, sa famille vendra jusqu'au dernier buffle du trou-
peau pour acheter les médicamens nécessaires à la guérison. J'ai
vu un de ces pères excellens, par un temps horrible, franchir un
bras de mer dans une pirogue, et aller chercher à la ville le remède
qu'exigeait sans retard la maladie de son petit garçon. Et pourtant,
si l'enfant vient à mourir, l'Européen ne peut manquer d'être sur-
pris en voyant avec quelle philosophie l'événement est accepté. Un
jour, je rencontrai un indigène que je connaissais, au moment où
il portait au cimetière, sur une branche d'arbuste en fleurs, sa pe-
tite fille morte. Des amis, une joyeuse musique, le suivaient, et
sur ses traits, pas plus que sur ceux des assistans, je ne vis trace
de tristesse. Je ne pus m'empêcher de lui en faire la remarque.
«Oh! me répondit-il avec une grande sérénité, je ne suis pas à
plaindre, car désormais j'ai un petit ange au ciel qui priera Dieu
pour moi. »
Les prêtres espagnols ont si bien réussi à convaincre les Indiens
que l'âme est immortelle, et qu'après une mort chrétienne elle va
au paradis , que pas un fidèle ne meurt saus être persuadé d'une
résurrection immédiate et glorieuse. C'est surtout par les criminels
l'archipel des philippines. 905
condamnés au dernier supplice que cette croyance est acceptée aveu-
glément; elle leur fait envisager la mort avec un calme stoïque, et
jouir, en quelque sorte, par anticipation des béatitudes célestes. Un
jour que devait être garrotté un chef de bandits nommé Baldomero,
je me rendis avec un Anglais de mes amis sur la place où se dres-
sait le poteau d'exécution. Ge Baldomero était depuis longtemps
célèbre; il avait montré une grande bravoure dans différentes ren-
contres avec les soldats chargés de le capturer, et j'étais curieux
de voir de quelle manière il se comporterait à l'heure suprême. J'ai
hâte de dire que le trépas par la garrotte n'a rien de hideux comme
la mort par la guillotine : la figure du patient est cachée aux regards,
et on épargne aux spectateurs la vue du sang.
Une joyeuse fanfare de trompettes nous annonça l'approche du
cortège, qui s'ouvrait par un brillant piquet de cavalerie en uni-
forme de gala ; à sa suite trois tambours qui battaient une marche
lente sur laquelle une compagnie d'infanterie en grande tenue ré-
glait son pas. Au centre venait le reo, c'est-à-dire Baldomero, beau
garçon de vingt-cinq ans, la tête nue, les bras libres et le corps
couvert d'un large domino blanc. Le condamné imitait avec affec-
tation l'allure cadencée des soldats. Sa physionomie était calme,
et ses yeux, qui cherchaient peut-être dans la foule un regard de
femme, prenaient une expression de mépris lorsqu'ils tombaient
sur des visages attristés. A droite et à gauche , deux prêtres indi-
gènes l'exhortaient à voix haute à bien mourir, l'assurant que dans
quelques secondes, sa faute expiée, il entrerait en paradis. En ad-
mettant qu'en raison de ses crimes nombreux il passât d'abord par
le purgatoire, ces aides spirituels lui promettaient des messes pour
le faire sortir au plus vite de ce lieu d'expiation. Ce n'était qu'une
petite question de temps. Le brigand , qui avait passé la nuit en
chapelle en compagnie des deux ecclésiastiques, et dont la convic-
tion sur son salut infaillible était déjà faite, n'écoutait que d'une
oreille les consolations qu'on lui prodiguait. Il était évident pour
nous que le futur bienheureux était tout entier à la satisfaction de
se voir l'objet de la curiosité générale. Le cortège était fermé par le
bourreau , habillé de rouge de la tête aux pieds, sans en excepter
le chapeau cylindrique; derrière lui suivaient une trentaine de frères
de la Miséricorde, psalmodiant la prière des agonisans à l'ombre
d'une sinistre bannière sur laquelle se détachaient en blanc des
têtes de mort, des ossemens en sautoir et de grosses larmes .Ar-
rivé au pied de l'échafaud, Baldomero embrassa le crucifix qu'un
prêtre lui présenta, puis se dirigea d'un pas ferme vers le petit
banc sur lequel il lui fallait s'asseoir avant que la cravate de fer
ne broyât sa nuque. Là, le condamné ayant remarqué des traces
de boue sur la banquette, nous le vîmes les enlever avec son mou-
906 REVUE DES DEUX MONDES.
choir, puis croiser lentement ses jambes, le dos appuyé au poteau.
Un frère de la Miséricorde abaissa alors sur le visage du condamné
le capuchon du domino, et sans un cri, sans frisson, sans combat,
Baldomero passa de vie à trépas. On m'assura qu'il en était toujours
ainsi dans ce genre d'exécution, d'où il faut conclure en passant
que la garrotte est de tous les supplices le moins horrible.
Lorsque les Espagnols arrivèrent pour la première fois aux Phi-
lippines, les Indiens savaient déjà lire et écrire. Quel était alors leur
langage? Évidemment celui qu'ils parlent encore entre eux de nos
jours, d'une origine malaise, puisque beaucoup de mots actuels des
dialectes tagales, bicols, ilocanos, cébuanos, etça, sont malais et
identiques, q'iant au sens et à la prononciation, à ceux que l'on parle
dans la presqu'île de Malacca. Gomme exemple, on peut citer les
plus usuels : arraèz (capitaine), olo (tête), tnala (œil), susu (sein),
dila (langue), pouti (blanc), languit (ciel), hatu (pierre), et beau-
coup d'autres qu'il est superflu de rappeler. Les mots servant à
désigner les animaux domestiques sont d'origine étrangère, mais
ceux dont on se sert pour indiquer un bufïle, une chèvre, un chien,
un chat, une poule et un canard sont malais ou javanais. Il n'y a
que le cheval, le bœuf et la vache qui portent des noms espagnols.
Presque toutes les plantes cultivées, comme le riz, la canne à sucre,
le cacao et l'indigo, ont leurs synonymes en malais, de même que
l'argent, le cuivre et l'étain. Le tabac, importé du Mexique par les
missionnaires, s'appelle tahaco, comme en Espagne. L'alphabet se
composait de dix-sept lettres ou signes assez semblables à ceux des
caractères arabiques; reproduit aujourd'hui par des lettres mo-
dernes, il se divise en trois voyelles et quatorze consonnes; mais la
prononciation des lettres varie selon les provinces, comme cela a
lieu en Chine, ce qui rend assez difficile une connaissance générale
du langage. Depuis qu'un bon nombre d'indigènes parlent et écri-
vent l'espagnol avec pureté, les récits de la passion du Christ et di-
vers poèmes religieux ont pu être traduits en tagale et en visaya
ou bicol, les deux dialectes les plus anciens, les sources d'où dé-
coulent tous les autres.
C'est vers l'année 1571 que don Juan de Yivero, chapelain du
navire espagnol le San-Gcrom'mo, fonda la première école à Ma-
nille. Ses meilleurs élèves reçurent, avec le titre et les fonctions de
sacristain, la mission d'enseigner l'alphabet espagnol à ceux de leurs
compagnons qui paraissaient désireux de parler comme les blancs.
Cn siècle plus tard, dans chaque village, partout où s'installait un
moine chargé des mêmes fonctions que celles de nos curés fut créée
une école primaire dirigée par un instituteur indigène. Comme
dans beaucoup de petites localités françaises il y a trente ans, le
maître d'école des Philippines n'était que le domestique de la cure
L ARCHIPEL DES PHILIPPINES. 907
OU du conveiUo. C'était lui qui, avec ses élèves, sonnait les cloches,
balayait l'église et prenait soin des accessoires et des ornemens re-
ligieux. Les écoles étaient installées soit dans les rez-de-chaussée
des couvens, soit dans des édifices en bambou, simplement recou-
verts par des feuilles de latanier. lUen n'était plus primitif que ces
maisons d'école tant à l'intérieur qu'à l'extérieur : au dehors l'ap-
parence d'une chaumière, au dedans un sol foulé, des bancs où
étaient assis, les jambes pendantes, les écoliers des deux sexes, au
centre une croix attachée à un bambou, puis un large fauteuil en
bois sur lequel le noir magister trônait plein de majesté. Celui-ci,
en véritable Indien, n'a jamais cessé, tout en s'occupant de son mi-
nistère, d'y mâcher le bétel à pleine bouche; on le voit encore au-
jourd'hui sur son siège, aussi peu habillé qu'il l'était il y a trois
cents ans, n'ayant sur le corps qu'une chemise flottante en dehors
du pantalon, le cou entouré de trois ou quatre scapulaires, et le
nez invariablement chargé de lunettes chinoises dont les branches
s'attachent par un fil derrière la tête. Ses deux pieds sont nus, et,
selon l'habitude indienne, il en caresse un de la main gauche, ce
qui le contraint à avoir un genou relevé jusqu'au menton. Le fau-
teuil du maître d'école a deux bras à coulisse sur lesquels sont dé-
posés un alphabet, une écritoire, et une matraque ou férule percée
de trous. Pour écrire, les enfans doivent se mettre à genoux devant
leurs bancs qu'ils recouvrent de sable fin; puis, avec un bambou
taillé en pointe , ils tracent sur ce même sable les caractères qu'on
leur dit de reproduire. D'autres n'ont qu'une feuille de bananier,
fraîchement cueillie, sur laquelle, avec un poinçon, ils font patiem-
ment, c'est-à-dire à petits points, le même travail. Pour enseigner
l'alphabet, le pédagogue crie sur un ton nasillard ia lettre et le mot
que les élèves doivent retenir. Les enfans les répètent aussitôt et
de la même façon; rien n'est plus divertissant que de les entendre
s'égosiller à l'unisson.
Les punitions étaient très sévères autrefois, mais depuis 1869
elles ont dû être modifiées par ordre, et maintenant elles se ré-
duisent à quelques coups de matraque dans la main ouverte, ou
bien à tenir l'élève à genoux pendant de longues heures, les bras
étendus en croix. Ce qu'il y avait jadis de révoltant dans ces écoles
pour des yeux européens, c'était la nudité sinon complète, du moins
à peine voilée des enfans. Les petites Indiennes y restaient côte à
côte avec des garçons fort éveillés jusqu'à ce qu'elles eussent atteint
l'âge de sept ou huit ans. Il est aisé de se figurer ce que la morale
dut y perdre pendant de longues années.
L'instruction primaire a toujours été obligatoire dans ces con-
trées ; les parens ne sont autorisés à garder leurs enfans qu'à l'é-
poque des moissons du riz et de la canne à sucre. On peut donc af-
908 REVUE DES DEUX MONDES,
firmer que dans l'archipel des Philippines les deux tiers au moins
des jeunes gens savent lire et écrire. Cette éducation première eût
dii être gratuite, les maîtres d'école recevant du gouvernement un
traitement fixe. On ne peut s'imaginer quels livres et quels ru-
dimens baroques étaient mis aux mains des pauvres enfans ! Des
historiettes pieuses appelées neuvaines, ne contenant que des mi-
racles absurdes, des petits romans de chevalerie laissant bien loin
derrière eux, hélas ! ceux de Cervantes, des contes dans lesquels le
diable et ses cornes, les démons et les sorciers jouaient les rôles
principaux. De son côté, le maître d'école exigeait des parens, pour
obtenir du curé une messe bien chantée ou une neuvaine brillante,
du riz, de l'huile, des fruits et même un peu d'argent.
Voilà donc l'instruction que pendant plus de trois siècles reçut
le plus grand nombre des enfans indigènes et tout le parti que le
clergé espagnol sut tirer d'intelligences dociles et avides d'ap-
prendre. Avec le souvenir des romans de chevalerie et des his-
toires de sorciers qu'on lui avait racontées sur les bancs de l'école,
l'Indien, poète par nature, a composé dans les dialectes du pays
des poésies qui ne sont pas sans charme; d'autres, moins bien inspi-
rés, ont écrit des drames en quinze actes qui se jouent pendant huit
jours consécutifs. Je me souviens avoir assisté au dernier acte d'une
comédie tagale ayant pour titre le Prince de Brédédin ou le Témé-
raire de Isidon. Des vingt héros qui avaient commencé l'intrigue
il y avait une semaine, quatorze étaient déjà morts; mais, grâce à
une enchanteresse nommée Ermelinde, qui tenait sa puissance d'un
José Balsamo, je pus assister non-seulement à la résurrection des
quatorze héros défunts, mais les voir encore reparaître en soldats
romains, prendre part à une orgie donnée par la femme de Ponce
Pilate, suivre un cortège triomphal de Néron, assassiner les hugue-
nots à la Saint -Barthélémy, puis enfin voir leur apothéose à la
prise du Trocadéro, aux cris de viva Espanuy viva la reynal
Ces grands drames sont très suivis par les Indiens des deux
sexes. Les théâtres sont spacieux; on y fume, on y mâche du bé-
tel, on y prend des glaces à deux sous la cuillerée, et l'on y fait
autant de tapage que dans les cirques où se tiennent les combats de
coqs. Ce qu'il y a de comique dans ces représentations, c'est qu'à
chaque entrée en scène d'un prince chrétien ou infidèle, l'orchestre
joue invariablement la marche royale d'Espagne ; les mêmes hon-
neurs sont rendus aux princesses.
Lorsque les colonies espagnoles, de 1812 à 1823, furent autori-
sées à envoyer des représentans aux cor tes (1), les députés colo-
(1) Lo jour où M. de Champvallier demanda à la chambre la suppression des repré-
sentations de nos colonies, il a prétendu que les possessions espagnoles d'outre-mer n'a-
vaient jamais eu de députés aux cortès. L'assertion est tout à fait inexacte. Cela prouve
l'archipel des philippines. 909
niaux s'efforcèrent d'obtenir une réforme de l'instruction primaire.
Sur leurs instances, le gouvernement décréta qu'en raison des riches
donations qui étaient faites aux couvens par les fidèles et par le
trône, les moines paieraient désormais le traitement fixe des insti-
tuteurs. Comme on peut bien le croire, les ordres religieux n'ac-
ceptèrent nullement une pareille injonction, et le gouvernement
n'insista pas; tout ce que ce dernier obtint, c'est le renvoi des sa-
cristains et la nomination des maîtres d'école, qu'il prit désormais
dans la classe des secrétaires des maires ou gobcrnadorcillos. Ces
directorcillos, comme on les nomme, sont des Indiens intelligens
chargés d'interpréter en dialecte du pays les ordres de l'autorité, d'y
répondre, et de dresser les procès-verbaux de délits et des crimes.
En 1859, lorsque les jésuites furent autorisés à revenir aux Phi-
lippines, l'instruction au premier degré subit une sérieuse trans-
formation. De la surveillance directe des moines, elle passa comme
par enchantement dans les mains des nouveaux venus. Ces mis-
sionnaires habiles ne pouvaient oublier que, pour bien posséder les
hommes, il était nécessaire de les diriger dès l'enfance. Afin de ne
pas effrayer les libéraux d'Espagne et les ordres monastiques, les
jésuites avaient demandé simplement, humblement la permission
d'aller s'installer au sud de l'archipel, afin d'y convertir les infi-
dèles qui y sont très nombreux. Leur requête avait été favorable-
ment accueillie, mais au lieu de se rendre à Mindanao, c'est à Ma-
nille qu'ils s'établirent. Protégés par le gouverneur général et le
conseil municipal , les jésuites oublièrent qu'ils étaient venus pour
une autre destination que celle de la capitale. « Pouvaient-ils résis-
ter, écrivaient-ils en Espagne, lorsque la municipalité leur offrait un
magnifique local pour ouvrir des écoles, quand des centaines de
pères de famille les suppliaient de prendre leurs fils? Évidemment
non. Cela eût été outrager la Providence qui les avait conduits au
milieu d'une population si bien disposée en leur faveur. »
11 faut dire qu'au lieu de mettre entre les mains des élèves les
rapsodies monacales, les nouveaux arrivans donnèrent à leurs dis-
ciples des abécédaires et des petits livres en usage en Europe. Des
professeurs laïques du pays furent même appelés près d'eux pour
les aider dans leurs travaux, et quelques mois après plus de deux
cents enfans suivaient leurs cours. Invités par les familles à se
rendre dans les provinces, les jésuites, trop peu nombreux pour
abandonner Manille, imaginèrent de fonder une école normale pri-
maire. Le succès de cette institution fut complet, et aujourd'hui il
est peu de maisons d'enseignement dans les grandes villes de l'ar-
chipel dont les titulaires n'aient tiré de là leurs diplômes.
une fois encore combien nous sommes dans l'ignorance de ce qui se passe à l'étranger,
ignorance impardonnable chez un député d'origine créole et dans le cas que je cite.
910 REVUE DES DEUX MONDES.
On peut se figurer l'exaspération des moines en voyant une telle
révolution s'opérer sans leur concours et si vigoureusement dirigée
contre eux. D'après leur théorie, la politique espagnole exigeait
que les Inaiens restassent dans l'ignorance la plus absolue, et sur-
tout dans celle du langage castillan. Cette thèse fut publiquement
soutenue par un savant dominicain, professeur de l'université mona-
cale de Santo-Tomas, le révérend père Gainza, aujourd'hui évêque,
contre un jésuite, le père Guevas. Celui-ci sortit triomphant de ce
tournoi d'un nouveau genre. Les instituteurs furent dès lors divisés
en trois catégories : ceux de la première reçurent chaque mois et
continuent encore aujourd'hui à recevoir du budget local 80 francs;
ceux de la seconde, 100 francs, et ceux de la troisième 125 francs.
Chaque élève paie en outre mensuellement à l'instituteur 2 fr. 50 c.
Comme par le passé, l'instruction a été déclarée obligatoire. Les
curés, les conseillers municipaux et les gouverneurs des provinces
sont chargés de veiller à ce que les pères de famille n'éludent pas
la loi. Le maître d'école est lui-même surveillé par l'alcade et par
une commission locale d'instruction, créée à cet effet dans chaque
chef-lieu; mais les occupations du premier de ces fonctionnaires sont
trop nombreuses , sa condescendance à l'égard des curés est trop
grande encore pour que l'instituteur ne reste pas, comme par le
passéj soumis entièrement aux exigences cléricales.
L'histoire de l'enseignement supérieur, comme celle de l'ensei-
gnement primaire, n'est que l'aride relation d'une lutte acharnée
entre deux ordres religieux, celui des moines et des jésuites. Il est
inutile de raconter ici cette rivalité peu édifiante; il suffit de savoir
qu'elle donna lieu à de mutuelles calomnies et à des batailles à
coups de bâton sur les places publiques de Manille, Lorsqu'en raison
de ces dissensions, les pères de famille s'aperçurent très tardive-
ment, il faut le reconnaître, du peu de science que leurs enfans ac-
quéraient, lorsqu'ils eurent constaté que des jeunes gens destinés
au barreau ou autres carrières libérales n'avaient aucune notion sé-
rieuse d'histoire, de géographie, des choses pratiques de la vie, ils
prirent le parti de les envoyer aux collèges de Mexico, de Calcutta,
de Goa et de Pondichéry. De là sortirent, de 1812 à 1823, ces fils
du pays, qui furent chargés de représenter aux cortès la colonie
espagnole du Pacifique, mission que plusieurs d'entre eux rem-
plirent d'une manière vraiment brillante. Aujourd'hui, c'est en
Suisse, en France, en Angleterre, que les jeunes gens riches vont
chercher l'instruction, malgré les anathèmes que les jésuites lancent
contre les universités d'Europe qu'ils représentent comme des
« centres de ténèbres horribles. »
Ce furent définitivement les jésuites qui, en revenant aux Phi-
lippines en 18G5, changèrent de face l'instruction supérieure et por-
l'archipel des philippines. 911
tèrent un coup à peu près mortel à la vieille université dirigée par
les dominicains. Les représentans de l'ordre célèbre, patronnés par
le gouvernement de Madrid, ouvrirent, sous le nom d'Athénée natio-
nal, une faculté d'enseignement supérieur, basée sur les programmes
des universités catholiques de l'Europe. On vit alors pour la pre-
mière fois à Manille s'organiser un musée d'histoire naturelle, un
cabinet de physique, et même un observatoire astronomique et mé-
téorologique parfaitement installé et muni d'excellens instrumens.
En 186S, les généraux don José de La Gandara et don Carlos
Maria de La Torre préparèrent les bases d'une société ayant pour
objet l'ouverture d'écoles professionnelles impérieusement réclamées
par les nécessités du pays. Le gouvernement y donna son approba-
tion et promit son concours. Des professeurs laïques offrirent d'y
enseigner sans rétribution la botanique, l'horticulture, l'art des con-
structions, la mécanique, l'économie politique, en un mot tout ce
qui a rapport aux arts et aux sciences. Les jésuites, leur recteur en
tête, avec un bon vouloir dont il faut leur savoir gré, mirent à la
disposition de la société nouvelle leurs professeurs, leur musée et
leurs cabinets de physique et de chimie. Mais encore une fois on
avait compté sans les ordres monastiques qui firent à ce beau projet
l'opposition la plus vigoureuse. Un nouveau gouverneur, don Rafaël
Yzquierdo, le jour même du commencement des cours, refusa la
permission de laisser ouvrir les écoles. L'interdiction n'a plus été
levée, et les dominicains se vantent aujourd'hui d'avoir étouffé un
monstre dans son germe, c'est-à-dire une société de libre ensei-
gnement.
Il y avait vers le milieu de ce siècle, dans la capitale des Philip-
pines, des écoles de pilotage, de commerce et de peinture, fondées
par la chambre de commerce à l'instigation de l'un de nos amis, le
respectable don Matias de Yismanos; elles sont aujourd'hui sous la
direction du gouvernement, qui ne leur donne aucun développe-
ment sérieux. En 1859, le ministre de l'agriculture décréta de
Madrid la création d'une école de botanique à Manille; en 1865, il
ordonnait qu'on y adjoignît des cours d'architecture et de dessin
linéaire. Les professeurs furent nommés, les locaux d'enseigne-
ment appropriés, et jusqu'à ce jour rien de pareil n'a fonctionné,
quoique le personnel enseignant soit à son poste et touche avec ré-
gularité, paraîi-il, ses appointemens.
Il ne nous reste plus à nous occuper que de l'instruction donnée
aux femmes : on peut juger de ce qu'elle a dû être pendant une
longue période par celle qui a été donnée aux hommes. Il n'y a
pas vingt ans que la mieux instruite des Indiennes et des créoles
était d'une ignorance à jeter dans un profond étonneraent un de
nos lycéens de huitième. J'en ai vu ne pas savoir dire l'heure d'une
912 REVUE DES DEDX MONDES,
horloge parce que le cadran portait des chiffres romains , et d'au-
tres ignorer de combien d'années se compose un siècle. En géo-
graphie, l'ignorance était la même : pour les femmes indigènes, il
n'y avait en Europe que l'Espagne, les autres nations n'existaient
pas. Heureusement que ce manque de savoir était racheté par beau-
coup d'esprit naturel, et ce charme nonchalant qui ne fait jamais
défaut aux créoles. Au point de vue de l'intelligence et de la sé-
duction, les Espagnoles des Philippines n'ont rien à envier aux
Françaises. Est-ce parce qu'il fait dans ces contrées beaucoup trop
chaud pour étudier qu'on n'y remarque jamais une femme avec un
livre à la main? INous le croyons : la chaleur est ennemie de l'étude
et des travaux intellectuels. Que pourrait-on lire d'ailleurs pour
tenir l'esprit en éveil par une température moyenne de 32 degrés?
A part les rares traductions des chefs-d'œuvre de nos meilleurs ro-
manciers, il n'entre aux Philippines qu'une petite quantité d'ou-
vrages pouvant être lus avec intérêt par de jeunes femmes. Il faut
qu'on sache aussi que les livres qu'on apporte d'Europe à Manille
sont soumis, avant leur entrée, à la censure, et comme elle est
dirigée par des moines et des fonctionnaires du gouvernement, ce
qui déplaît est confisqué sans appel.
Ce fut encore un religieux, le père Loza, qui le premier, en 1596,
ouvrit, à l'usage des jeunes filles dont les pères étaient morts au
service de l'Espagne, une maison de refuge et d'instruction à la-
quelle il donna le nom de Santa-Potenciana. Il établit aussi avec les
fonds des œuvres pies le collège de Sainte-Isabelle, où sont recueil-
lies encore aujourd'hui les orphelines des Espagnols pauvres. Si les
pensionnaires de ces maisons trouvent un mari, le trésor de l'insti-
tution leur alloue une dot de 500 piastres, soit 2,500 francs; dans le
cas contraire, elles y restent jusqu'à leur mort, nourries, logées,
habillées , recevant même 20 francs par mois comme argent de
poche. En 169Zi , une indigène légua une forte somme aux jésuites
pour fonder une sorte de couvent dans lequel ne seraient admises
que les petites Indiennes pauvres. Les donataires se conformèrent à
cette clause en créant aussitôt l'institution de Saint-Ignace-de-
Loyola. Elle eut une époque brillante, — mais en ce moment la
morale exige qu'elle soit, sinon supprimée, du moins soumise à
une règle plus sévère. Peu d'années après cette fondation , les do-
minicains, qui la jalousaient, se mirent à fonder à leur tour une
sorte de monastère de femmes auquel ils donnèrent le nom de
Sainte- Catherine, patronne des vierges. Des femmes appartenant
à des familles créoles y entrèrent pour le diriger; mais elles du-
rent faire au préalable vœu de chasteté et s'engager à suivre la
règle de saint Dominique, dont elles prirent l'habit. Maheureuse-
ment le provincial dominicain auquel avait été réservée la direction
l'archipel des philippines. 913
spirituelle de cette troupe pieuse se montra trop jaloux de sa pré-
rogative. Il refusa à l'archevêque le contrôle de sa gestion, et ce-
lui-ci, indigné, porta plainte à Madrid. Le gouvernement donna
l'ordre aux religieuses de se disperser, leur laissant la liberté de se
marier si bon leur semblait. Plusieurs se hâtèrent de profiter de
l'occasion qui leur était offerte de s'émanciper, d'autres suivirent la
fortune du monastère, qui se métamorphosa en un pensionnat où
des jeunes personnes appartenant aux meilleures familles vinrent
faire leur éducation. La règle en est restée rigoureuse, car, une fois
admises en qualité de pensionnaires, ces jeunes filles ne peuvent en
sortir que lorsque leurs études sont terminées. Tout récemment les
dominicains ont fait venir d'Europe, pour le diriger avec plus d'é-
clat, des sœurs de leur ordre, mais l'instruction qu'elles donnent
est entièrement religieuse et se trouve gâtée par un mysticisme
exagéré.
Lorsqu'en 1860, à la suite des jésuites, des sœurs de charité
d'Espagne arrivèrent à Manille, les collèges de femmes de Santa-
Potenciana et de Santa-Isabela furent placés sous leur direction. Il
en fut de même d'une autre maison religieuse dite de Santa-Rosa.
Si l'enseignement des sœurs n'est pas des plus complets, du moins
on ne pouvait le confier à des personnes plus honorables : de ce
côté-là il y a réforme complète.
Le conseil municipal de Manille, voulant aussi utiliser le dévoû-
ment de ces religieuses, qui, sous toutes les latitudes, savent se
faire aimer et respecter, créa en I86Z1 une école primaire de petites
filles. Six ans plus tard, les fondateurs la transformèrent en école
normale d'institutrices. Un ex-doniinicain, le père Gainza, actuelle-
ment évêque, celui qui avait soutenu contre les jésuites que l'in-
struction était contraire à l'esprit de soumission des Indiens, a été
plus heureux; revenu à des idées libérales, sa grandeur a sollicité
et obtenu l'autorisation d'ouvrir dans son diocèse une école normale
déjeunes femmes. Il s'en montre très satisfait. C'est en somme un
progrès dont nous devons être également contens, car les écoles
primaires dans les provinces exigeaient une transformation radi-
cale. A l'exception d'un autre pensionnat fondé à Santa-Anna par
une créole, dona Margarita Rojas de Âyala, ce que nous connaissons
d'établissemens d'éducation en dehors de Manille ne mérite pas
d'être signalé. 11 serait cependant convenable que les beaterios pour
filles ouverts à San-Sebastian-de-Galumpit et à Pasig fussent sup-
primés sans délai; depuis longtemps, l'opinion publique en réclame
la fermeture.
Edmond Pladchut.
TOME XX. — 1877. S8
REVUE MUSICALE
« Bien avant que iM. Gounod songeât à son imitation du ehef-d'œuvre
de Goethe, M. Berlioz avait donné ta Damnation de Faust, et la sympho-
nie de Romeo et Julielle, du même compositeur, avait également pris
date de longues années avant que l'auteur de Mireille eût la pensée de
blaireauter son opéra sur ce sujet. Au temps où nous vivons, qui songe
à la Damnation de Faust? quelle société des concerts populaires ou non
populaires exécute la symphonie de Roméo et Juliette? » Ces lignes, que
nous écrivions ici même il y a dix ans (1), nous reviennent à propos du
grand réveil de l'heure actuelle; le nom de Berlioz, naguère oublié, se
relève et triomphe sur toute la ligne, au Conservatoire, chez Pasdeloup,
aux concerts Colonne, et c'est une vraie joie d'assister à pareille réac-
tion et de pouvoir se dire qu'on l'avait de si loin appelée. Peu d'artistes
auront eu plus à souffrir de la vie que Berlioz; les misères ne lui furent
pas ménagées, il en subit de toutes les espèces. D'avance sa constitu-
tion physique et morale l'y condamnait; d'une susceptibilité nerveuse
extraordinaire même chez les artistes, irritable comme Chopin et vi-
sionnaire à l'égal de Schumann, il avait en plus la fièvre chaude du po-
lémiste et je ne sais quel fatal besoin de se créer des ennemis à la
journée.
Ceux qui le connaissaient l'aimaient ainsi, car les haines auxquelles
il obéissait, ses colères les plus frénétiques étaient d'un cœur sincère
et très loyalement épris du bien, du beau, du vrai. Je ne veux pas pré-
tendre qu'il s'oubliât lui-même à ce point de ne pas confondre souvent
sa cause avec celle d'un idéal inexorablement préconisé; un artiste,
après tout, n'est pas tenu à ces détachemens suprêmes, à ces scrupules
qui sont le fait des âmes religieuses, mais au moins doit-on reconnaître
que, s'il ne fut point un saint, Berlioz fut un martyr. « Je ne travaille
plus, disait-il à la fin, brisé de découragement et d'ennui, parce que je
(1) Voyez, dans la Revue du 15 mai 1867, l'étude iutilulce Shahspeare et ses tnu-
sicieiis.
REVUE MUSICALE. 915
ne suis pas assez riche pour travailler. » Une fois, et grâce à la muniii-
cence d'uu Paganini, la Symphonie fantaslique avait bien pu lui rendre
20,000 francs, mais ces rencontres-là sont des légendes dont sillusire
la biographie des grands artistes et qui en attendant ne les empêchent
pas de mourir de faim, La musique ne lui nipportant rien, sa plume de
journaliste l'aidait à vivre; tantôt il la lâchait à toute bride, et Dieu
sait quelles hécatombes c'étaient alors! tantôt se modérant de pani-pris,
étonné d'avoir soulevé des aniniosiîés si noires, languissant, maladif,
écœuré de tout, il ironisait, faisait des mots parfois spirituels et pit-
toresques, souvent injustes, comme quand il appelait Hérold un Weber
des Batignolles. Cette littérature, lue aujourd'hui à distance, laisse fort
à désirer; pour quelques pages bien venues et jaillissant de verve, que
de remplissage, de mauvais goût! Jamais de discussion, des quolibets et
des amusettes, mille choses qui ne valaient pas la peine d'être écrites et
qui souvent sont mal écrites; on n'imagine pas qu'un génie musical à
ce point élevé, transcendant, tombe ainsi dans la baliverne et le calem-
bour. C'est qu'en ce monde il faut avant tout être de son art et s'y te-
nir. Un écrivain peut bien parler quatre ou cinq langues, mais, fùt-il
Voltaire ou Goethe, il n'aura de style que dans la sienne. La langue de
Berlioz est celle de Beethoven ; foin de cette prose médiocre, Berlioz est
un poète qui parle la langue de l'orchestre, un poète dont la poésie se
déguise en musique, II prend au romantisme ambiant la Symphonie
fantastique, à Shakspeare Roméo et Juliette, à Virgile les Troyens , a
Goethe Faust, et telle est sa puissante individualité qu'il communique
aux plus grands chefs-d'œuvre un soufflj de sa propre vie. Comme tous
les lyriques de race, comme Byron, son idole et son archétype, il se
chante lui-même sans paix ni trêve, inquiet, endolori et gémissant sa
propre élégie, quel que soit le masque dont il s'affuble, La nature, inef-
fable consolatrice, perd ses droits sur cet affligé. Écoutez la scène aux
champs de la Symphonie fantaslique, au deux et mystérieux effet du
pâtre dans la solitude et le silence c'est un roulement lointain de ton-
nerre qui répond ; dans la tiédeur de l'air, le gazouillement des oiseaux,
le frais murmure de la source, nul apaisement pour le cœur du poète,
la douleur et les déchiremens sans fin : une musique faite de larmes et
de sanglots, de révoltes surtout, haine dans l'amour, amour dans la
haine, mélancolie du bonheur, de l'ivresse, contradiction, sursauts et
soubresauts, voilà ses thèmes, Beethoven s'accorde des temps de repos,
de méditation et de recueillement, — lui, point; motifs, nuances, il brûle
tout au feu d'enfer. Vous le voyez se hâter vers un but inconnu, effaré,
hors d'haleine, éprouvant une joie maligne à briser la fleur qui vient
de naître sous ses pas. Jamais organisation plus capricante n'exista; il
change de théorie en un clin d'œil, renverse ce qu'il adorait, adore ce
qu'il renversa ; il déteste Bach, Hœndel l'assomme, et lui, que tout cet
916 REVUE DES DEUX MONDES.
éternel solennel exaspère, lui que le contrepoint rend si nerveux, cesse
tout à coup de récriminer contre tout ce vieux fatras classique, et pour
peu que vous aimiez la fugue, il vous en mettra dans la ronde du sab-
bat de la Symphonie fantastique, dans le bal chez les Gapulets et jusque
dans la chanson du rat de cetie Damnation de Faust. Il est vrai que cette
fois c'est plutôt d'une parodie de la fugue qu'il s'agit.
Comme il admirait Shakspeare, Berlioz admirait Goethe ; un peu moins
peut-être, car Shakspeare fut pour lui presque un dieu. Quoi d'éton-
nant que Faust ait, dès la première heure, subjugué cet esprit de feu et
de flamme! Ce qui vous surprend, c'est qu'il ait pu faire tenir tout le
poème dans l'espace d'une symphonie , car il ne saurait être ici question
de lit de Procuste ni de réduction à la Gounod; les grandes lignes du
chef-d'œuvre sont maintenues, la caractéristique, comme disent les Al-
lemands, reste debout; des épisodes, il y eu a sans doute, mais avec
quelle vigueur d'accent dramatique ils se rattachent à l'action! Rappe-
lous-nous la sonnerie de la retraite et la chanson des étudians enca-
drées dans la scène d'amour et que le musicien ramènera plus tard aux
oreilles de Marguerite à l'instant final des remords et des épouvantes,
— l'air de Faust saluant la chaste retraite de la bien-aimée, la fugitive ap-
pariiion du démon, l'entrée de Marguerite, la chanson du roi de Thulé,
archaïque et découpée à la manière d'une gravure sur bois d'Albert
Durer, tout cela est-il assez franchement inspiré, passionné, assez en
scène ! Singulière rencontre pourtant que cette symphonie se trouve
être aujourd'hui la vraie pièce et vous fasse éprouver tous les senlimens,
toutes les commotions électriques du Faust de Goetlie. A côté de cette
page à la Michel-Ange, le Faust de l'Opéra déjà si effacé, si petit, dimi-
nue encore et s'amoindrit jusqu'à ressembler à ces personnages de
M""® de Sévigné qui devaient à la troisième génération gauler des fraises.
(( La modulation de Haydn m'est une caresse, disait Rossini; celle de
Beethoven produit sur moi l'effet d'un vigoureux coup de poing, w Les
caresses et les mignardises sont à leur place dans une pastorale, mais
ni Faust, ni Méphistophélès, ni Marguerite n'appartiennent à ce monde-
là. Faust aime, séduit, abandonne Marguerite, et cette simple histoire
rapporte à Marguerite la mort de sa mère, de son frère, de son enfant
et finalement son propre supplice à elle. L'innocente fillette tue sa bonne
femme de mère au moyen d'un narcotique qu'elle lui verse pour ne pas
être dérangée dans ses rendez-vous nocturnes avec son amant; survient
le frère, Faust et Méphistophélès l'assassinent; Gretchen, folle de honte,
noie son nouveau-né, et la voilà qui de prison passe à l'échafaud. Reste
à se demander si Goethe, dramatisant cette anecdote, s'est proposé
d'offrir aux artistes de son temps et de l'avenir un sujet de romance ou
de camaïeu. Telle assurément ne fut point la pensée d'Eugène Delacroix
ni de B<irlioz, et s'il leur est arrivé, à l'un comme à Tautre, de subir
REVUE MUSICALE. 9l7
l'éternelle mésaventure de l'homme de génie toujours distancé dans son
temps par les courtisans du succès, tous les deux ont eu leur revanche.
On se rappelle ce que fut en 1867 pour Delacroix l'exposition de son
œuvre complète; le même vent de popularité souffle en ce moment pour
Berlioz, et cette Damnation de Faust, jadis connue des seuls artistes,
exécutée aujourd'hui à l'envi dans les deux salles que fréquente le
grand public, applaudie, acclamée à huit et neuf reprises, va, nous l'es-
pérons, inspirer des réflexions salutaires à ceux qui s'étaient un peu
vite habitués aux délices commodes de l'heure présente. Ecco il vero
Piilcinella! Voilà enfin le vrai Méphisto! s'écriait autour de nous la foule
en entendant cette sérénade d'une frénésie à vous donner la chair de
poule, ce ricanement féroce du méchant. Personne à l'égal de Berlioz
ne sait faire vibrer la note du mystérieux et de l'horrible; il a dans son
orchestre des pizzicati formidables, des trémolos qui vous navrent, des
hautbois dont la voix éperdue, planani au-dessus du galop des violons,
vous terrifie. Oublions le Méphistophélès de l'Opéra et sa guitare; ne
songeons qu'aux maîtres qui partent la langue du surnaturel; eh bien,
parmi ceux-là, Berlioz tiendrait encore la première place. La course
effarée des deux cavaliers lançant à travers monts et précipices leurs
chevaux apocalyptiques, cette course toute semée d'épisodes nocturnes,
— processions funèbres, danses de squelettes, — et vous rappelant le
galop de Lenore, est ce que le romantisme musical a produit de plus
effroyable. Nulle part, si j'excepte l'évocation des nonnes au troisième
acte de Robert, le pressentiment du sinisire et ténébreux inconnu n'a
trouvé tel écho. Le Samiel du Freischûtz, comparé au diable de Berlioz,
n'est qu'un braconnier vaguant et flânant par la verdeur et la profon-
deur des bois dont il marche comme imprégné. Le Samiel de Weber
procède des élémens, il fleure la marjolaine et le chêne vert, tandis que
le Méphisto de la Damnation de Faust sent le roussi, a son sabot ferré au
feu d'enfer et tient à la légende catholique de plus près peut-être que
celui de Goethe. Les défauts de Berlioz, qui ne les connaît? Des lon-
gueurs et de la diffusion, une incessante et fiévreuse curiosité à fouiller
l'expression. Il part de ce raisonnement que dans la langue de Beetho-
ven tout a été dit, et cherche l'inédit vaille que vaille. De là des efforts
souvent stériles, mais lorsqu'ils abouti-sent, quelles revanches! Des cou-
leurs à vous éblouir, une variété de rhythmes et de timbres dont nul
comme lui n'a le secret. Voyez la chanson des éiudians, la ballade du
roi de Thulé, l'appel du diable aux esprits de l'air, le duo d'amour entre
Faust et Marguerite, interrompu par l'entrée sarcastique de Méphisto-
phélès et par les clameurs des voisins, comme tout cela est en situa-
tion, comme cette musique sait être à la fois de l'avenir et du passé, et,
sans rien abdiquer du beau spécifique de notre art contemporain, réussit
à se localiser dans son sujet! Ce n'est point un Berlioz qui jamais en
918 REVUE DES DEUX MONDES,
pareille aventure se fût avisé d'aller emprunter à Strauss le motif d'une
valse, ni d'écrire cette scène de l'église où le diable psalmodie ses ana-
thèmes sans se douter qu'il emboîte le pas de l'orgue chantant laudes
au Seigneur, ni de faire défiler des lansquenets du xV siècle sur un pas
redoublé à quatre temps qu'on croirait rédigé par un chef de musique
de régiment. Errare humanum : les grands inspirés subissent cette loi
du destin, ils se trompent parfois et très lourdement, mais on sent
d'avance avec eux que certaines écoles sont impossibles et que, s'il leur
arrive de mettre la main sur Faust, Hamlei ou Romeo cl Juliette, ce n'est
point en bourgeoise prose musicale que ces chefs-d'œuvre de la poésie
seront traduits.
Le succès a pris tout de suite un vol d'aigle : chez Pasdeloup, au Châ-
telet, il a fallu multiplier les auditions toujours devant des salles trop
étroites, et notez que le seul Châîelet ne contient pas moins de trois mille
places. On parle aujourd'hui de mettre à la scène cet admirable inter-
mède, mais qui ferait l'adaptation? Ah! si Berlioz vivait, s'il pouvait au
milieu de circonstances si favorables se reprendre à son œuvre et la re-
manier pour le théâtre, peut-être aurait-on enfin trouvé la partition dé-
finitive, jusqu'à ce jour vainement appelée, du poème de Goethe. Dans
l'absence du maître, je ne vois guère que M. Saint-Saëns qu'on pourrait
nommer; nulle main ne s'emploirait mieux que la sienne à ce travail
d'encadrement. Quant à la besogne concernant la pièce, c'est sur-
tout à cet endroit qu'il y aurait lieu de se montrer discret. L'inter-
prétation de Berlioz a son originalité. Très fidèle au sens de Goethe, il
trouve moyen d'affirmer son génie personnel sans mentir à l'œuvre ty-
pique dont il s'inspire. Faust, Marguerite et Méphisto restent là ce qu'ils
sont, et cela ne les empêche pas de figurer dans une action quasi-
légendaire et musicalement plus dramatique. Poète, Berlioz l'était au
moins autant que musicien, et remarquons l'antithèse singulière, tan-
dis que chez lui le musicien n'en veut qu'au surhumain, au compliqué,
le poète n'a de goût que pour le simple et le naïf, et l'homme sou-
vent ne demandait pas mieux que d'être de l'avis du poète. Combien
de fois ne l'ai-je pas vu s'attendrir et pleurer de ravissement au Ma-
riage secret, au Barbier, et se délecter à ces merveilles qu'il avait jadis
tant blas()hémées comme critique. La partie littéraire de l'Enfance du
Christ contient bien des vers qui ne sont point sans grâce, et de tout
l'ensemble, paroles et musique, émane un suave parfum racioien, Versé
à fond dans la connaissance des grands poètes, sachant par cœur Virgile
et Shakspeare, initié à Goethe dès le premier âge, comment n'eût-il pas
utilisé musicalement celte littérature dont il possédait tout un trésor! Lui
aussi composait, rimait ses poèmes, et si ni Béatrice et Benedict ni les
Troyens n'ont trouvé de glossateurs, c'est que Berlioz eût été le premier
à leur rire au nez, car ce ne sont pas les artistes de cette trempe qui
REVUE MUSICALE. 919
jamais prennent au sérieux le philistin occupé à pratiquer des fouilles
dans un opéra pour vous en expliquer le symbolisme. Fantaisiste à
l'excès, oui certes, mais point charlatan. Aussi peut-on dire que sa
fantaisie l'a perdu; pendant que le prophète de Bayretnh, dogmatisant
sur les barricades ou dans l'antichambre des princes, casque en tête et
casaque au dos, attroupait et faisait sauter les moutons de Panurge
autour de sa théorie, lui se dépensait en émotions, en enfantillages,
criant par-dessus les toits ses haines et ses admirations, aimant fort sa
musique assurément, mais sans exclusivisme, dédaignant de la wi«a?imer
et n'ayant d'entrailles que pour l'idéal. Pauvre Berlioz, aucun calice
d'amertume ne lui fut épargné : vivre pour assister au triomphe de la
platitude est le sort réservé à tous les mortels, seulement il s'en ren-
contre dans le nombre que ce triste spectacle énerve, afflige davantage;
l'auteur de la symphonie d'Harold, de la Damnation de Faust et des
Troyens eut ce privilège, et quand son heure enfin semblait venue, quand
le siècle eut à couronner un initiateur, ô justice, ou plutôt ironie de la
destinée, ce fut M. Richard Wagner qui prit sa place!
Depuis tantôt neuf mois qu'elle tient le jeu, la nouvelle adminis-
tration de l'Opéra- Comique en est à donner ses premiers gages, et
les bureaux des beaux -arts, toujours bénévole? envers les directeurs
qui ne remplissent pas leurs cahiers des charges, partent de là pour
prêcher confiance et patience aux députés. « L'administration des beaux-
arts, eu égard aux diflicultés qu'a rencontrées le directeur au début de
son entreprise, pense qu'il est nécessaire de lui accorder un certain
crédit et de ne pas exiger pour la première année la totalité des pièces
nouvelles exigées par le cahier des charges. » A quoi le rapport de la
commission du budget vient de répondre sensément en conseillant à la
chambre de ne se prèler que dans une faible mesure à la diminution
de ces obligations. Il serait en effet trop facile de rendre ainsi compte
à l'état des subventions qu'il accorde « pour favoriser l'interprétation
des œuvres des jeunes auteurs. » Hélas! des jeunes auteurs, qui donc
s'en occupe? On passe neuf mois à reprendre à la diable l'ancien ré-
pertoire; puis, quand on a remis à la scène Fra Diavolo, Zampa, U
Pré aux Clercs, Cendrillon^ Lalla-Rouk et la Fête du village voisin, avec
une exécution dont la direction précédente, tant décriée, se serait à
peine contentée, le premier jeune auteur à qui l'on s'adresse, c'est
M. Gounod.
Cinq-Mars! quelle belle occasion pour discourir sur le roman d'Alfred
de Vigny et dire ce que le temps, qui n'épargne rien, a fait de cette
œuvre, jadis si goûtée. Qu'on se rassure, nous n'en abuserons pas, car
c'était bien plutôt à Paul Delaroche et à son art que nous pensions en
écoutant cette musique. Qui ne se souvient de certains jolis cadres tel-
lement jumeaux que, dès que vous apercevez l'un, vous cherchez l'autre?
920 REVUE DES DEUX MONDES.
L'un nous montre le cardinal Mazarin jouant, par procuration, sa der-
nière partie de cartes au milieu du va-et-vient d'une camarilla déjà
prête à s'émanciper du moribood, tandis que l'autre nous représente
Richelieu remontant le Rhône et traînant à la remorque Cinq-Mars et
De Thou, qu'il mène au bourreau : rien de plus coquet, de plus mignon
que ces tableaux dont le motif tragique disparaît sous mille enjolivures
d'un art foncièrement petit, que sa médiocrité condamne à ne jamais se
sauver que par les détails. Pour nous en tenir au Richelieu, où trouver
un vrai peintre qui n'eût cherché à concentrer tout l'intérêt dans les
deux têtes du cardinal et de Cinq-Mars? Il y avait là un sujet, mais il
fallait le faire, grave nécessité que les maîtres abordent joyeusement et
que les hommes d'esprit se contentent de tourner en rusant. Le tableau
à faire, la scène à faire, c'est justement ce qu'ils ne font jamais, épilo-
gueurs subtils et malins, s'ainusant et vous amusant à côté de leur su-
jet, n'y entrant point. Que me raconte du grand ministre ce visage
flasque et bourgeois , cet œil sans pensée, sans éclair? Le cardinal de
Richelieu, ce bonhomme emmitouflé dans une souquenille rouge, al-
]on«i donc, c'est Géronte ramenant au logis son coquin de fils qui sort
rançonné du tripot; Cinq-Mars a beau n'être qu'un dadais présomp-
tueux, on ne se figure pas ce personnage allant à la mort sous les traits
d'un commis de magasin déguisé en grand seigneur! Oui, mais consi-
dérez ces accessoires, ces chaioiemens d'étoffes, regardez ces costumes,
cette mise en scène, est-ce assez galant, assez badin, comme toute cette
rocaille vous tire l'œil et vous empêche de songer aux maîtres : peinture
d'opéra comique, je n'y contredis pas; laissez faire, l'Opéra-Comique
saura bien quelque jour reprendre ses droits, et, grâce à M. Gounod,
ce jour a lui.
Ainsi qu'on devait s'y attendre, les amours du jeune d'Effiat et de la
princesse Marie de Gonzague forment le nœud de l'intrigue; les auteurs
ont eu soin de nous informer par note qu'ils avaient emprunté la partie
historique de leur drame aux mémoires du temps. Je veux le croire,
mais ce dont je leur sais plus de gré, c'est d'en avoir emprunté la cou-
leur et le pathétique à Marion Delorme; leurs héros. Cinq -Mars, De
Thou, sont des fantoches derrière lesquels j'entrevois Didier et Saverny,
et je goûte un plaisir délicieux à me réciter les vers de Victor Hugo,
avec accompagnement d'un orchestre, toujours écrit de main d'artiste.
J'ignore quel sera le destin de cette partition que le public me paraît
accueillir très froidement, mais dans l'œuvre si ondoyante et si diverse
de M. Gounod, je ne connais rien de plus personnel. Il semble que ce
talent ingénieux à l'excès, habile à toutes les adaptations, cet esprit tra-
vaillé de curiosités et de velléités sans nombre ait enfin marqué sa li-
mite. Cette fois au moins son sujet ne dépassait pas sa puissance. Vous
ne le sentez plus se débattre sous un dieu qui l'opprime et l'écrase de
REVUE MUSICALE. 921
sa grandeur : Scce deus venicns dominabitur mihl ! La musique de M. Gou-
nod est à son aise dans cette action toute romanesque et dont les figures
héroïques, si l'on veut, ne s'élevaient point jusqu'au type. M. Gounod
n'est pas, comme Auber, un simple auteur d'opéras comiques, il a le
pressentiment de l'idéal, la nostalgie des hautes cimes, malheureuse-
ment pour franchir la zone ordinaire, pour s'envoler au-delà des coteaux
modérés, l'envergure des ailes lui manque. A l'Opéra, sa musique n'em-
plit point la salle, tandis qu'au théâtre Favart et dans une pièce telle
quelle, ayant pour thème les amours et la conspiration de M. le mar-
quis de Cinq-Mars, l'optique entièrQ changera, et le même style fin,
surfin, cette même mélopée abondante et souvent aqueuse vous paraî-
tront du Meyerbeer et du Verdi par la simple diminution du cadre et
du sujet. Je prends un exemple : le chœur de la conjuration : Sauvons
le roi, la noblesse et la France, avec ses gammes chromatiques ascen-
dantes et descendantes des instrumens à cordes et qui sur le terrain et
dans les conditions dont je parle entraîne l'auditoire et l'illusionne.
Transportons à l'Opéra ce fameux vacarme, vous verrez la larve dra-
matique s'évanouir et vous n'aurez plus qu'une manière de cantique du
père Lambillutte très mirifiquement orchestré selon la formule de
Meyerbeer : Sauvons le roi, la noblesse et la France, au nom du Sacré-
Cœur! Dieu n)e garde de médire des cantiques; il en est un au premier
acte d'un mysticisme plein de douceur et d'émotion : De Thou et Cinq-
Mars ouvrent un livre au hasard et croient y lire leur horoscope dans
la légende de deux martyrs qui marchent au supplice appuyés l'un
sur l'autre et dont le même tombeau recouvre les corps sanglans; la
phrase qui se termine par un : a ainsi soit-il » d'onction toute résignée
et chrétienne reparaît ensuite au dénoùment et projette son pathétique
sur le fond sinistre du tableau. C'est tout ce que contient de remar-
quable cette entrée en matière, où se succèdent avec une monotonie
désespérante les vieilles ritournelles de l'opéra italien , où l'éternelle
cavatine à la nuit resplendissante prépare agréablement l'éternel duo
des adieux. Le second acte, coupé en deux tableaux, n'offre guère plus
d'intérêt musical. C'était Dooizetti tout à l'heure, voici maintenant le tour
de Meyerbeer : Ah ! monsieur le grand écuyer, permettez que l'on vous sa-
lue! Comment, lorsqu'il existe cette scène exquise des amis de Nevers
s'empressant au-devant de Raoul, un homme de la valeur de M. Gounod
consent-il à perdre son temps sur le même sujet? Patience, nous ne
sommes pas au bout. Après la salutation des amis, nous aurons l'épisode
de la conjuration, toujours comme dans les Huguenots, Celte conjura-
tion mérite par exemple qu'on s'y arrête. La manière dont les auteurs du
drame l'ont exposée nous ramène à Tenfance de l'art, si ce n'est plutôt
à l'art de l'enfance. Le théâtre ainsi compris devient une suite incohé-
rente de découpures. Plus de plan, d'agencement, ni de combinaisons.
922 REVUE DES DEUX MONDES.
plus l'ombre d'une idée: on taille à l'aveui^Iette en plein ronann; ces
scènes grossièrement détachées, on les écrit en prose, en vers plus sou-
vent, parce que les mauvais vers sont plus faciles à faire et n'ont pas
besoin, comme le dialogue parlé, qu'on les relève ici et là d'un mot
d'e'sprit. Puis, cette besogne dûment accomplie, il ne reste plus qu'à se
procurer un musicien. La conjuration de Cinq-Mars pousse entre le
premier et le second acte sans que vous en connaissiez les tenans ni les
aboutissans. Le héros adore sa princesse, le cardinal s'oppose à leurs
amours, et quand Cinq-Mars commence à ne plus écouter que les conseils
de sa présomption et de sa colère, il se trouve qu'une conjuration
chauffe là juste à point comme un four chez le boulanger. « Dis donc,
vicomte, sais-tu quc, si le grand écuyer voulait entrer dans notre parti
contre ce Richelieu que le ciel maudisse, nous pourrions espérer une
prochaine victoire?» N'admirez-vous pas ce langage? On se croirait
presque à Cluny, et penser qu'il y a des critiques qui prétendent que
la tradition du bon vieux mélodrame s'en va! Le complot s'annonce
donc sourdement, mais, avant qu'il éclate, on nous conduit faire un
tour au pays du Tendre. La muse de Tauleur de Philémon et Baucis
raffole de ces travestissemens archaïques. C'eût été bien telle aventure
qu'un peu de bucolique ne trouvât place dans une pièce qui se passe
au temps de VAstrée. Le dommage est qu'on en ait trop mis même
pour ceux qui se plaisent à ce genre de bagatelles renouvelées du noble
jeu de l'oie. C'est décidément trop de petits soins, de bonheur convoité,
les billets doux ont manqué leur entrée, et les jolis vers n'ayant point
jugé à propos dfe figurer dans le texte du poème eussent agi plus sa-
gement en se laissant oublier tout à fait.
Muses, je chante, et j'ai près de moi Stésichore,
Plaute, Horace, Ronsard, d'autres bergers encore.
J'aime, et je suis Segrais, qu'on nomme aussi Tircis;
Nous sommes sous un liêtro avec Virgile assis,
Et cette clianson s'est de ma flûte envolée
Pendaut que mes troupeaux paissent dans la vallée,
Et que du haut des cieux l'astre éclaire et conduit
La descente sacrée et sombre de la nuit.
C'est le charme de cette musique d'éveiller en vous le souvenir des
plus beaux vers. Je conseille aux esprits délicats de s'y laisser aller;
ils passeront ainsi une soirée tout agréable à se réciter Clarion De-
lorme et le Groupe des IdyUes, tandis que le cor, la flûie, le hautbois et
la clarinette de M. Gounod enchanteront les échos d'alentour.
Le troisième acte appartient à saint Hubert.
Hallali! chasse superbe,
Le cerf est couché dans l'herbe!
Récapitulons un peu-, au premier acte, nous avons eu le due des
REVUE MUSICALE. 923
adieux, comme dans la Lu&ia; au second, la conjuration et le bal, comme
dans les Huguenots; au troisième, voici la Partie de chasse cVHenn IV,
en attendant la prison du Trovaiore, au quatrième. Impossible d'ima-
giner en fait de ponci/" quelque chose de mieux réussi, de plus complet.
Dans une forêt où chasse la cour il y a nécessairement, à demi enfouie
sous la verdure, une chapelle où l'on se fiance : Ah! venez, que devant
l'autel, etc. Ce trio entre Cinq-Mars, la princesse et De Thou, chaleureu-
sement traité à l'italienne avec force unissons, et vous rappelant le Verdi
de Nabuceo, est suivi d'un air de basse d'un bon style qu'entonne tragi-
quement le père Joseph; nous ne plaisantons pas, l'éminence grise en
personne promenant à travers bois sa haine et ses fureurs, et termi-
nant son prêche par ces paroles qui peuvent avoir du vrai, mais qu'un
moine aussi intelligent que l'était François du Tremblay ne va point crier
ainsi par-dessus les arbres de la forêt de Saint-Germain :
Toute grandeur est fragile
Que nous ne défendons pas;
Comme une idole aux bases d'argile
S'écroule un pouvoir dont nous sommes las.
Que veut dire ce nous? au nom de qui parle ce moine? d'où lui vient
ce qu'il nous chante là? Est-ce que par hasard celte partition de Cinq-
Mars contiendrait toute la question politique et cléricale du moment?
Rapproché du chœur de la conjuration : Sauvons le roi, la noblesse et la
France, relevons le trône et l'autel! ce quatrain naïf que je viens de citer
l'indiquerait presque. Quoi qu'il en soit, le public n'a point répondu à
l'invite. Au tliéâtre, il n'y a de bonne spéculation que celle qui repose
sur l'intérêt du drame et de la musique. Le maniérisme de M. Gounod
devait perdre à la longue beaucoup de ses avantagea, et ses qualités
plutôt acquises que virtuelles ont passé fleur aujourd'hui que certains
secrets sont divulgués. On coquette avec le wagnérisme, on manipule
systématiquement les dissonances, les retards harmoniques et autres
produits chimiques sortis de l'officine du Tanhàuser et du Lohengrin,
mais cette mélodie, cette harmonie à jet continu , toutes ces combinai-
sons qu'un génie individuel ne vivifie point s'usent bientôt, et l'heure
vient où la nouveauté d'hier nous semble aussi démodée, aussi vieille
et fanée que la cadence italienne. Le public est un Louis XIII, il a ses
favoris, ses Cinq-Mars, qu'il comble, puis délaisse, ne livrant l'empire
qu'aux seuls Richelieu, lesquels s'appellent en musique Rossini, Meyer-
beer, Verdi, selon les temps.
L'exécution trahit l'état critique d'un théâtre mal en voie de forma-
tion. On sent que tous ces élémens ont été racolés à la hâte, ici et là.
M. Dereims, — un ténor qui gasconne et chante de la gorge, — arrive de
Bruxelles; M"'' Chevrier, la première chanteuse, quitte à peine l'école de
Buprez, c'est dire sa jeunesse, son inexpérience et son insuffisance. Il
924 REVUE DES DEtlX MONDES.
n'y a guère dans ce personnel que M"* Franck-Duvernoy qui sache son
affaire, et celle-là joue Marion Delurrne, un rôle de second plan dont
elle trouve moyen de tirer parii en pailletant de sa belle voix brillante
et déjà rompue aux vocalises des chansonnettes madrigalesques dignes
du pays où M. Lecocq cueille sa Marjolaine. Mieux vaudrait aussi moins
s'extasier à l'endroit de cette mise en scène d'un luxe banal, cossue,
attifée, mais sans goût et sans art. Il se peut que le stock de soieries
fût très avantageux; les costumes, taillés à grands fracas dans cette
étoffe, n'habillent au demeurant que des comparses qui ne savent ni
marcher, ni se tenir. Où diantre ces gentilshommes de la cour la plus
raffinée ont-ils appris leur chevalerie? Vous voyez M. de Cinq-Mars ac-
coster sa princesse le chapeau sur la tête. Point n'est besoin pourtant
d'être un bien grand clerc en matière de galanterie pour se découvrir
devant une femme, fût-ce en pleine forêt de Saint-Germain, et se sou-
venir que le vainqueur de Rocroy, un jour de pluie, descendait de son
carrosse et, le chapeau à la main, faisait trois fois le tour de la place
Royale en causant à la portière de M"« de Lenclos.
Le Théâtre-Lyrique s'agite, et le hasard le mène, car franchement il
n'est guère possible de découvrir une ligne de conduite dans ce qu'on
nous montre et de se débrouiller au milieu de ces programmes qui vont
se déroulant à perte de vue comme le catalogue de Leporello; des grands
opéras, des opéras comiques et jusqu'à des opérettes, il y en a déjà
dans les magasins de quoi sustenter le répertoire pendant plus de dix
ans! Avec quel aplomb et quel remue-ménage on vous annonce tout
cela! et l'administration supérieure, toute favorable, ajoute à la sub-
vention un appoint généreux de 60,000 francs prélevé sur les bénéfices
de l'Opéra. Peut-être, avant de se montrer si coulant dans la question
des encouragemens et des récompenses, eût-il mieux valu attendre un
peu les résultats. Sans doute PaiU et Virginie est un très grand succès,
mais de pareils coups de fortune ne prouvent rien, puisqu'ils se produi-
sent en quelque sorte en dehors de l'économie du théâtre et par acci-
dent. M. Capoul, qui jouait Paul, et M"« Cécile Ritter, qui joue Virgi-
nie, n'appartiennent pas au théâtre, ce sont des virtuoses de passage,
des nomades engagés pour une suite de représentations et qui un beau
jour disparaissent sans crue le théâtre ait autrement bénéficié de leur
présence et laissent le répertoire à la merci d'une troupe qu'on ne
supporterait pas en province. J'en atteste ceux qui auront entre temps
assisté à l'exécution de Giralda, d'Oberon, de Martha, du Barbier de
Séville.
Prenons garde de n'encourager que le succès. Au lieu de se préoccu-.
per de l'effort sincère et militant, il semble que notre sollicitude n'ait à
se porter que sur la tentative qui réussit : nous récompensons la
chance qui n'en a nul besoin et se suffit à elle-même, et l'iniiiative cou-
rageuse nous laisse froids. Que l'Odéon passe une année à ne jouer que
REVUE MUSICALE. 925
la Jeunesse de Louis XIV et l'année suivante à ne donner que les Dani-
chef, personne au inonde ne s'en soucie, pas même le bureau des
beaux-arts, qui trouve assurément qu'un théâtre qui fait de l'argent ré-
pond par cela seul à toutes les siipulaiions de son cahier des charges.
D'où il suit que, Paul et Virginie ayant fait de l'argent et beaucoup, il
fallait nécessairement venir en aide au Théâtre-Lyrique et joindre un
appoint de 60,000 francs au total de ses recettes pour bien l'encourager
à persévérer dans ce beau régime des troupes médiocres et des pièces
à spectacle montées avec des étoiles et en vue du seul succès d'argent.
Nous ne reviendrons pas sur Paul et Virginie; tout le monde aujour-
d'hui connaît ce charmant ouvrage, illustration musicale exquise d'un
chef-d'œuvre littéraire que M. Victor Massé semble avoir reproduit jus-
que dans ses défauts, qui sont, comme on sait, un peu de sensiblerie
et de monotonie. Peut-être aussi conviendrait-il de reprocher à cette
mise en scène son excès de couleur locale : M. Capoul, par exemple,
sous sa feuille de latauier, nous a toujours paru d'un pittoresque bien
enfantin; qu'un homme abordant la quarantaine figure un jouvenceau
de seize ans, le théâtre se prête assez volontiers à ces jeux d'optique,
mais il n'y faudrait point trop appuyer, car si rien en ce monde ne vaut
la jeunesse, rien par contre n'est plus insupportable que l'afféterie, le
maquillage et l'exagération de la jeunesse. Chacun connaît la légende de
cette soubrette qui goiîtait en cachette au flacon où sa maîtresse buvait
l'élixir de jeunesse et qui un jour en ayant bu un coup de trop, au lieu
de redevenir jeune, redevint bébé. C'est l'aventure de M. Capoul, cette
jolie musique de Victor Massé l'a comme grisé d'eau de Jouvence, et le
voilà jeune à l'excès, trop jeune pour sa voix, qui ne répond plus à l'air
de son visage. Peut-être M. Capoul n'a-t-il en effet que seize ou dix-
sept ans, ce qu'il y a de certain c'est que sa voix en a quarante bien
sonnés. Tout l'art du chanteur, tout son artifice, consiste maintenant
à dérober au public les défaillances d'un organe dont il ne s'agit que
de mettre en valeur les derniers restes. De là une tension continue de
l'être, un effort incessant vers le mélodrame; les veines du cou se gon-
flent, et le son, moins émis, moins posé que parlé, n'arrive au plein de sa
puissance que dans tels effets épisodiques où cette voix vous lire des
larmes sans que vous puissiez vous rendre compte de votre émotion. Ce
n'est ni du chant ni de la parole, mais c'est alors du pathétique et du
meilleur.
M"^ Ritter fait une agréable Virginie. On l'a choisie pour sa jeu-
nesse et pour sa bonne grâce : comme vignette, c'est exquis, mais ce
n'est qu'une vignette, et je crains que l'aimable enfant n'ait à regret-
ter un jour de s'être ainsi prématurément embarquée. C'est quand
M"* Ritter abordera le répertoire qu'elle s'apercevra de l'erreur qu'elle
a commise en se laissant interrompre au milieu de ses classes, alors
qu'elle avait encore tant à apprendre. Rien de dangereux pour un dé-
926 REVDfi DES DEDX MONDES.
but comme ces rôles faits à votre image; on y réussit à l'instant par son
air de visage, par ses cheveux et toute sorte d'inexpériences adorables,
de jolies choses dont le public s'émerveille cette fois et qu'il vous re-
prochera le lendemain, vous renvoyant à vos éiudes. Christine Nilsson
également ressemblait à la belle Ophélie; mais à l'époque où la brillante
Suédoise quitta le Théâtre-Lyrique pour l'Opéra, elle avait déjà pris rang
parmi les cantatrices, chanté la Reine de la nuit et pouvait se permettre
une folle escapade, qu'elle a d'ailleurs fièrement réparée depuis; ceux
qui l'ont entendue dans Lohengrin peuvent le dire. Trois mois se sont
à peine écoulés, et déjà la distribution de Paul et, Virginie a perdu son
plus vif attrait. Aujourd'hui M. Capoul est à Londres, et c'est M. Engel
qui lui succède. M. Engel possède une voix de ténor blanche et petite et
par momens point trop désagréable. En revanche, il prononce mal, jotie
de façon gauche et n'a pas l'air de se douter de l'art du chant. Vous
verrez aussi qu'avant peu M"* Ritter sera remplacée par quelque jolie
transfuge de l'opérette; il n'importe, la pièce est lancée, et tout va pour
le mieux, puisque le public ne se plaint pas et que l'administration su-
périeure, loin de traiter un tel système comme il le mérite, ne trouve
point assez d'éloges et de récompenses à lui décerner.
Parlons maintenant du Timbre d'argent, ou plutôt parlons de M. Saint-
Saëns, car la représentation d'un ouvrage dramatique ne saurait jamais
être qu'un épisode dans la carrière d'un symphoniste si invétéré. Il y
a en musique, comme en littérature, des écrivains et des hommes de
théâtre, ce qui ne signifie pas le moins du monde que les talens doivent
subir certaines lois de délimitation qu'il plairait trop souvent au vul-
gaire de leur imposer. Vigny, Musset, dans le passé; dans le présent,
Jules Sandeau, Octave Feuillet, ne sont point ce qu'on appelle des tem-
péramens de théâtre, et cela ne les empêche pas d'avoir donné des œu-
vres qui resteront à la scène; d'autre part, vous en citeriez quelques-
uns qui, à l'exemple de Dumas fils, tout en restant fidèles à leur nature,
savent être aux momens perdus des écrivains de race. Eu musique,
même chassé -croisé, avec cette différence qu'ici l'émulation tendra
plutôt de l'orchestre à la scène, et que pour vingt compositeurs s'éver-
tuant à faire jouer des opéras, nous n'en aurons pas deux s'efforçant
de passer du théâtre à la symphonie. C'est que le ihéâtre réalise en
somme tout ce qu'un musicien peut rêver comme effets, et qu'il est en
outre parmi nous aujourd'hui le plus puissant moyen de fortune. Éton-
nez-vous ensuite que des artistes tels que M. Saint-Saëns veuillent en
tâter, dussent-ils même ne s'y point établir à demeure. Il faut que l'as-
cendant soit en vérité bien impérieux pour qu'on se décide à traverser
de semblables épreuves, toujours et si cruellement recommençantes, et
qu'un musicien dont le nom s'impose à toutes les sociétés sympho-
niques de la France et de l'Allemagne se résigne à rompre avec ses
habitudes, à batailler sans trêve ni merci, et contre les préjugés et la
REVUE MUSICALE. 927
malveillance des gens, et contre une forme qui le gêne et que souvent
il désapprouve.
L'épreuve, cette lois, n'aura pas moins pris de dix ans, ce qu'a duré
le siège de Troie. Tant de démarches, de brigues, et pour quel résultat,
justes dieux, pour quel poème! A quelles extrémités nos musiciens en
sont-ils réduits et de quoi se nourrissent les hommes de troupe, si les
chefs de colonne se doivent contenter de pareils ragoûts! Qu'on ima-
gine de vieux restes de Faust, de la Peau de chagrin et des Contes fan-
tastiques, un arlequin de Goethe, de Balzac, d'Hoffmann, réchauffé,
roussi et graillonné, une diablerie d'ombres chinoises avec le dénoùment
de Yictorine ou la Nuit porte conseil, servi au dessert en manière de
pièce montée. Ce bienheureux dénoùment de Victorine, il a tant traîné,
tant peiné sur les planches! Une action s'engage, se lie, file son nœud,
puis, quand il s'agic de conclure, l'auteur vous dit ou vous chante ; C'é-
tait un rêve! Uue gentille ouvrière, à la veille d'épouser un brave gar-
çon d'ouvrier comme elle, se couche la tête pleine d'idées romanesques;
tous les diables bleus, roses et verts de la fortune lui trottinent par la
cervelle, le travail et sa servitude l'obsèdent; ce qu'elle veut, c'est vivre
et ne plus lutter. Un jeune duc se présente, la nippe, l'installe : hôtel,
bijoux, promenades au bois en calèche à huit ressorts; la noce dure ce
qu'elle peut, puis le noble seigneur passe à d'autres distractions et se
dérobe. La pauvre cigale de se sentir fort dépourvue, l'aigre bise com-
mence à soufQer, vient la misère; derrière elle, la honte, l'escroquerie,
le suicide. A ce moment du drame, on frappe à la porte, la jolie fillette
se réveille, secoue son mauvais rêve et n'a que le temps de s'habiller
et de vile courir épouser Marcel, l'honnête ouvrier. Remplacez la femme
par un homme, au lieu de Victorine la fleuriste, prenez l'étudiant Con-
rad, vous aurez le Timbre d'argent, car il est bien convenu qu'au théâtre
on ne se donne plus désormais la peine d'inventer rien; c'est assez de
retaper le vieux et d'en faire du neuf au moyen d'un certain clinquant
fantasmagorique rapporté de l'étranger. Mesurons un peu le chemin
parcouru depuis vingt-cinq ans dans cette seule province de la littérature
oîi la musique dramatique puise sa vie. Tandis que Scribe et ceux de
son école s'ingéniaient à créer des motifs, les librettistes d'à présent
sont devenus de simples traducteurs à la journée.
Trois mois entiers ensemble nous passâmes,
Lûmes beaucoup et rien n'imaginâmes.
Ces vers de Voltaire vous diront le secret des collaborations ac-
tuelles, où l'on se met à deux, à trois, pour travailler sur la pensée
d'autrui. « Il travailla toute sa vie sur le vers français, » écrivait La
Harpe, parlant de Boileau ; les auteurs en question u?ent leur vie à tra-
vailler sur Shakspeare, sur Goethe et sur Hoffmann, à mettre en opé-
ras Faust, Hamlet, Roméo et Juliette, et les Contes fantastiques,- et c'est
928 REVUE DES DEUX MONDES.
avec les rognures et les écorniflures, c'est avec la limaille de ces chefs-
d'œuvre ainsi travestis et mutilés, qu'ils fabriquent ensuite leurs œu-
vres originales. Cette pièce du Timbre d'argent, par exemple, ne se com-
pose que de souvenirs et de morceaux ressoudés.
Vieux galoDS de Rousseau, défroque de Voltaire.
Il y a là le fantôme d'Hamlet, le diable qui mène le bal, et cet étudiant
sempiternel qui vend son âme pour les beaux yeux d'une danseuse. Et
le timbre d'argent, que j'oublie, talisman classique sans lequel une
bonne féerie ne saurait exister, et qui vient tout à souhait pour ratta-
cher la Gaîté nouvelle à l'ancienne où fut jadis représenté le Pied de
Mouton. Ce timbre, vraiment incomparable, frappez dessus, et vos dé-
sirs seront réalisés; oui, mais à l'instant même un être cher à votre
cœur périra, car le diable se réserve le contre-coup absolument comme
le Samiel du Freischûtz, qui, sur douze balles, en garde trois pour lui.
Cependant Conrad veut sa danseuse; il est aimé pourtant, ce jeune
maniaque, et d'une jolie fille qui ne demande qu'à l'épouser et le rendre
heureux; mais l'irrésistible attrait de sa danseuse le fascine, il frappe
donc sur le timbre, et le père de sa fiancée tombe foudroyé. A dater de
ce moment commence à se dérouler une série de scènes aboutissant à
des situations toujours prévues. Quand l'orgie et la bacchanale ont mené
leur train, on nous offre un petit tableau de famille; enfin Conrad, ef-
frayé, repentant, cherche à rentrer dans la paix du ménage; l'enfer une
fois évoqué partout le réclame, jusqu'à ce que le malheureux héros,
trouvant bon de mettre fin à cet assommant vagabondage à travers tous
les chemins battus du mélodrame, se décide à briser son timbre comme
Robert brise son rameau, et à s'éveiller de son cauchemar comme'Victo-
rine.
A là place de M. Saint-Saëns, il me semble que j'eusse mieux aimé
traiter un tel sujet en symphonie. Peut-être le musicien aura-t-il craint
de tomber dans les erremeus de la Symphonie fantastique, ce qui n'était
éviter une ornière que pour se laisser glisser dans une autre. Est-ce
bien sûr d'ailleurs que cet opéra du Timbre d'argent ne soit point une
symphonie? Ce qu'on peut dire, c'est qu'une main exercée et puissante
y gouverne partout l'orchestre, et que les défaillances, lorsqu'il s'en
rencontre, n'affectent jamais l'instrumentation. Du côté de la mélodie,
il n'en va certes pas de même. A chaque instant, vous vous heurtez à des
vulgarités, à des bouts de phrase qu'on croirait empruntés au répertoire
de l'opérette: chose étrange chez un esprit si peu enclin aux concessions,
et qui pencherait plutôt vers l'obscur et le tourmenté! Tout s'explique
pourtant par le procédé technique du compositeur. Après s'être plongé à
fond dans la recherche de l'absolu instrumental, l'idée lui vient tout à
coup d'éclairer un peu la matière et de faire comme qui dirait une poli-
tesse aux honnêtes gens en leur servant un motif à leur guise. Que ce
REVUE MUSICALE. 929
motif soit ensuite ce qu'il voudra, le musicien ne s'en occupe guère. Il
prend au hasard ce qui se présente : autant s'offrent à lui de mélodies,
autant il eu saisit, quitte à les lâcher toutes, excepté une qui se trouve
très souvent être la plus banale et la seule par là capable de bien répondre
à son intention. J'ai noté ainsi dans la seconde partie du Déluge, un des
ouvrages les mieux réussis de M. Saint-Saëns, le plus remarquable as-
surément de ses oratorios sous le rapport de V orchestration, j'ai noté,
dis-je, une phrase échappée de la partition de la Fille Angot et si ob-
sédante que je me suis demandé s'il n'y aurait pas moyen de lui donner
la volée comme au corbeau de l'arche, en la priant de ne pas revenir.
On n'échappe point à la loi des milieux. Deux influences également
contagieuses régnent sur notre époque musicale : il y a la fièvre de l'o-
pérette et la folie de l'orchestre. Tous en sont atteints; mais. Dieu
merci, tous n'en meurent pas, plusieurs même en vivent et fort habi-
lement, corrigeant un mal par l'autre. Le bon public, qui veut être
amusé, leur crie : « Passez-moi la mélodie, et je vous passerai la sym-
phonie. » La mélodie! cette chose qu'on méprise et qui plaît tant au
petit monde, oij la trouver? Jadis c'était sur le Pont-Neuf, aujourd'hui on
va faire un tour aux Folies -Dramatiques, Qu'importe que ce soit du
Lecocq ou de l'Hervé, que cela vienne de la Fille A^igot ou du Petit-
Faust, pourvu que cela chante et se trémousse , l'artiste n'est pas res-
ponsable du mauvais goût de la foule, et quand vous réclamez de lui
cette drogue en renom, il va chez le marchand du coin plutôt que de la
composer, ce qui serait en désaccord avec sa conscience.
J'imagine que tel doit être le cas de M. Saint-Saëns ; dans certains
épisodes de son opéra, celui qui nous représente la loge de la Fiam-
metta par exemple, cette musique facile, coulante, toute en surface,
déroge aux habitudes de l'écrivain, c'est de la négligence voulue. Quel-
ques-uns ont attribué ces lacunes à des variations de style que la simple
question de temps expliquerait; chacun sait en effet les nombreuses
transformations par lesquelles a passé cet ouvrtige écrit depuis environ
dix ans et toujours ballotté entre l'Opéra-Gomique et le Théâtre-Lyrique.
Néanmoins, si j'avais à me prononcer sur ces disparates d'autant plus
étranges chez un musicien si haut monté en conviction, j'en accuserais
d'abord le poème. La meilleure manière de réussir à traiter son sujet
c'est d'y croire ; comment croire aux hallucinations d'un cauchemar,
peindre au sérieux des ombres chinoises et leur donner couleur de
vérité? Le Scaramouche d'une pièce de Tieck s'écrie à propos de la scène
du spectacle dans Hamlet: a Avouez pourtant que voilà qui est bizarre;
nous sommes, nous, les spectateurs, et j'aperçois sur le théâtre d'autres
spectateurs pour lesquels on joue aussi la comédie ! » Gela ressemble en
effet à ces boules d'ivoire enchevêtrées les unes dans les autres, une
première se creuse pour en contenir une seconde, laquelle en renferme
TOME XX. — 1877. 59
930 REVUE DES DEUX MONDES.
une troisième et ainsi de suite. Quand, au premier acte du Timbre
d'argent, le diable évoque l'apparition de Circé, comment puis-je croire
à cette évocation, sachant d'avance que ce diable et cette Circé ne sont
pas même des figures de théâtre et n'appartiennent qu'au songe? Or
ce que moi spectateur je me refuse à croire, pourquoi l'auleur le croi-
rait-il, et de quel droit lui demanderais-je d'être convaincu dans ce qu'il
me raconte d'un pareil sujet? Goethe, écrivant le prologue de Faust,
fait dire à son directeur de théâtre : a Plongez à pleine main dans le
vrai de la vie humaine; c'est là qu'est la manière d'être intéressant. »
Le fantastique compris comme le comprend en poésie l'auteur de Faust,
en musique l'auteur du Freischulz, ce fantastique-là peut être mis au
théâtre, car il plonge à pleine main dans le vrai de la vie humaine; mais
on n'habille pas en personnages de tragédie ou d'opéra les illusions d'un
cerveau malade, et lorsqu'un musicien comme M. Saint-Saëns flotte au
milieu de ce vide et s'y laisse aller à la dérive, incertain, défiant, chan-
geant de gamme à tout moment, je n'éprouve aucun regret à lui repro-
cher ses torts et ses méprises, parce que je sais qu'il ne s'agit que d'une
aventure dont pas un ne se fût mieux tiré, et que l'auteur de la Danse
macabre et du Déluge ne lâche pas ainsi ses convictions.
Nous avons un Théâtre- Italien; c'est peut-être invraisemblable ce
que j'annonce là, mais on n'argumente point contre un fait qui s'affirme
par de belles et bonnes recettes bien sonnantes. «Je marche, donc
je suis. » Or le Tliéâtre-Italien marche, il a de vrais chanteurs, une vraie
troupe, un public empressé, chaleureux et capable, comme autrefois,
de s'affectionner à la maison. Que ne peut le génie d'un maître? Ce
Tiiéâtre-ltalien, — tout moderne et viable, — sera sorti de la Messe de
Verdi. Teresa Stolz, la Waldmann et Masini , qui l'an passé vinrent
l'inaugurer, avaient, on s'en souvient, formé le trio de la première
heure. Cet hiver, nous tenons l'Albani, Masini nous reste, et nous avons
un baryton à la hauteur du répertoire. Ceux qui doutent encore n'ont
qu'à aller entendre la Lucia, Rigolelto, la Sonnanbula, les Puritains.
Masini n'est pas un Tamberlick, il n'entraînera point une salle entière
en disant : Morro, ma vendicato, il ne soulèvera pas d'un coup dans
le public de ces élans irrésistibles d'enthousiasme qui vous empêchent
de juger un chanteur, mais il vous charmera toujours. Si compétent
que vous soyez , il vous satisfait ; vous discuterez avec lui sur l'ex-
pression qu'il croit être la vraie, mais vous ne nierez jamais qu'il
sache l'orthographe; il parle sa langue correctement, comme le font
Delaunay ou Coquelin : c'est un artiste, il a toutes les qualités d'un té-
nor délicieux et constitué pour durer longtemps. « On m'assure que
vous êtes un grand chanteur; eh bien, monsieur, chantez-moi une
gamme que je voie d'abord si vous possédez l'instrument capable
d'exécuter tout ce qu'il veut; ensuite vous me direz un air, et c'est
alors votre âme que j'écouterai. » Ce mot de Tosi en 1740 demeure
REVUE MUSICALE. 931
éternellement vrai, et s'il nous semble aujourd'hui le plus bel éloge en
l'honneur de Masini , on le prendrait au contraire comme une épi-
gramme sévère à l'adresse de M"« Albani, la virtuose du moment et la
fée aux receltes. Mais les plus belles ovations ne font rien à l'affaire,
et puisqu'il faut toujours que la critique reprenne ses droits, autant
vaut s'expliquer tout de suite. Au Théâtre-Italien, comme au Théâtre-
Français, comme partout, le mal est dans la profonde ignorance du pu-
blic. Quel contrôle attendre d'une assemblée qui ne s'y connaît pas? A
la rue Richelieu , la voix chaude et vibrante d'une Sarah Bernhardt,
l'accentuation puissante et sonore d'un Mounet-Sully, vont souvent suf-
fire pour donner je ne sais quelle fausse apparence de poésie à des vers
plats et détestables, et c'est encore cette simple fascination du timbre
qui dans le théâtre du chant par excellence , à Ventadour, donnera
le change sur la valeur d'une cantatrice. Il y a chez l' Albani l'étoffe
d'une belle voix, il n'y a point une voix faite et capable de tout chan-
ter. Elle a des notes pures, justes, cristallines, adorablement jeunes
surtout; mais ce ne sont que des notes isolées, dont elle use et abuse
à tout propos, des notes qu'elle ne lâche plus quand une fois elle leg
tient. Poser une phrase, en dessiner le contour musical, est un art
qu'elle ignore complètement. Ni rhythme, ni mesure, ni proportion,
une manière de vocaliser déplorable, toujours sautillante, une succes-
sion ininterrompue de staccati qui finit par vous agacer. Il faut que
cette éducation ait été négligée dans le principe. On aura voulu paraître
avant d'être, chose, hélas 1 trop fréquente en ce temps de fleurs hâtives
et de fruits prématurés. Initiée aux secrets du style et du chant large,
elle eût peut-être atteint aux résultats les plus splendides; telle qu'elle
est, froide et brillante comme l'acier, elle obtient des effets de virtuo-
sité pure et simple, et qui ne prouvent rien. L'expression peut varier
selon le goût et le tempérament de l'artiste, mais les valeurs veulent
être respectées; qu'on chante fort ou piano, plus lentement ou plus
vite, les proportions doivent être maintenues, les mots ont droit à leur
place, « il faut, ainsi que jadis écrivait M. Villemain, que ce que vous
dites soit de langue humaine. » Mettons que ce que nous chante aujour-
d'hui M"' Albani soit de langue d'oiseau et tiifchons, après avoir fait nos
réserves, d'imiter le public, qui très galamment s'y laisse prendre.
Voltaire parle d'une princesse malencontreuse qui fut sa vie durant
prisonnière d'un nécromancien. La Françoise de Rimini de M. Thomas
n'est pas encore sortie du royaume des idées que déjà les bruits les
plus extravagans circulent sur son compte. A croire ce que les chroni-
queurs nous débitent, cette princesse malencontreuse ne songerait qu'à
s'évader de l'Opéra pour aller, grâce aux sortilèges du nécroman Tho-
mas, figurer à Londres sous les traits de la blonde Nilsson. Il est certain
qu'après l'aventure de son Hamlet, dont la belle Suédoise dans Ophélie
fit tout le succès, l'auteur du Caïd et de Mina doit singulièrement aimer
932 RETUE DES DEUX MONDES,
à caresser un pareil rêve. L'Ophélie de Shakspeare et la Francesca de
l'épisode dantesque sont deux personnes ne se ressemblant guère; mais
qui a joué Tune peut bien jouer l'autre, et comme l'important est de
réussir, il va de soi qu'on doublerait ses chances en couvrant la mar-
chandise d'un de ces noms de cantatrice qui font des miracles et changent
en or pur le plomb le plus vil. Sans prendre la peine de discuter ces
bruits au fond desquels il n'y a peut-être rien de vrai, du moins est-il
permis de déplorer à leur sujet cette manie dont les musiciens d'au-
jourd'hui sont travaillés et qui consiste à ne savoir jamais se contenter
des artistes qu'un théâtre met à leur disposition. Qu'un Meyerbeer ait
eu trop souvent de ces caprices, on le regrette ; mais ce n'est pas une
raison pour qu'un tel abus se produise sur tous les degrés de l'é-
chelle. D'ailleurs est-ce qu'au temps des Nourrit, des Levasseur et des
Falcon, Meyerbeer réclamait des étoiles? Avec qui furent montés les
Huguenots, sinon avec les chanteurs ordinaires? Le mal aujourd'hui vient
des directeurs qui ne savent pas se montrer intraitables, peut-être parce
qu'ils ne se sentent point, eux, sans reproche. Ayez donc une troupe
solide, homogène, et moquez-vous du reste. Renforcé de deux Ou trois
sujets, l'ensemble de l'Opéra pourrait devenir excellent; pouî" le mo-
ment il y a des vides : M. Faure n'est pas remplacé, et dans Robert le
Diable l'absence d'un Bertram, d'un Levasseur, se fait trop remarquer.
Mais du côté des femmes, M"* Krauss conduit haut la main le répertoire;
elle s'impose, marche en tête, et les autres n'ont qu'à la suivre. Je ne
sache pas qu'avant de donner à l'Opéra son Roi de Lahore, qu'on répète à
cette heure, M. Massenet ait demandé d'avoir pour ténor M. Nicolini et la
Patti pour soprano. C'est tout simplement M"'' de Reszké, une pension-
naire de la maison, qui chante le rôle comme elle chantait hier la Juive
et comme elle chantera demain Valentine. Pourquoi dès lors les autres
bouderaient-ils à cet ordinaire, pourquoi ce dont le répertoire et les
jeunes se contentent ne suffirait-il pas aux vétérans?
La reprise de Robert le Diable aura presque subvenu seule cet hiver à
l'étonnante fortune de l'Opéra. Ainsi, se trouve reconstitué dans la nou-
velle salle à peu près tout le répertoire. Il n'y manque plus maintenant
que l'Africaine et la Muette, décidément reléguée à l'écart comme ayant
trop servi aux fanfaronnes démonstrations de 1 870. On se souvient du pi-
teux état de délabrement où le chef-d'œuvre de Meyerbeer avait fini par
tomber rue Le Peletier; les décors, effacés, râpés, élimés, suaient la
misère ; les costumes fripés montraient la tache d'huile, et l'exécution
était à l'avenant : chœurs, orchestre, chanteurs battaient la campagne,
chacun tirant de son côté, et quels mouvemens! un éternel rolen-
tando avec des soubresauts spasmodiques de dormeur éveillé. Ce que
vous perceviez n'avait plus de sens, ces notes, voletant, tourbillonnant
dans le vide à vos oreilles, ne vous semblaient plus que les molécules
désagrégées de la partition, et le public, toujours facile et corvéable à
TxEVUE MUSICALE. 933
merci, ne manifestait point d'impatience, répondant à ceux qui se plai-
gnaient trop fort : « Cela pourrait aller plus mal, et d'ailleurs, puisque
tout change en ce bas monde, peut-être bien que cela aussi chan-
gera. » Il n'aura fallu rien moins que l'incendie pour amener la fin
d'un pareil état de choses, et c'est en ce sens que les pires catastro-
phes ont parfois du bon. Robert le Diable revit aujourd'hui d'une vie nou-
velle; vous ne le reconnaîtriez pas : la musique profite à son tour des
splendeurs de cette mise en scène. Étouffée jadis sous la poussière et
les décombres, elle emprunte aux circonstances une sorte de merveil-
leux rajeunissement. Les passages démodés se perdent dans le mouve-
ment, et l'éclat de la fête et les beautés du troisième acte et du cin-
quième gagnent à la magnificence du spectacle. Du côté de l'exécution
comme pour le matériel, tout est reconstitué; l'émulation va de l'un à
l'autre, c'est à qui ne commettra pas de faute, et Gabrielle Krauss fait
une Alice rayonnante d'inspiration. — A quelques jours de distance,
j'ai revu le Prophète, également remis à la scène avec pompe, et je m'y
suis fort ennuyé. Cette partition éclate de beautés, l'acte de la cathé-
drale est peut-être la page la plus splendide que Meyerbeer ait écrite;
mais ces beautés sont plus musicales que dramatiques, elles sont (Tordre
spécifique, comme dirait un Allemand. Si l'on excepte cette grande ligure
de la mère égarée dans une cohue d'imbéciles et de sacripans, ce drame-
là n'a rien d'humain. C'est du spectacle pour le spectacle, et souvent
aussi de la musique pour la musique. Mérimée a cent fois raison; au
théâtre, il n'y a que l'anecdote qui compte. La Saint-Barthélémy même
ne suffirait point pour nous intéresser si les personnages qui se déta-
chent sur le fond du tableau, — Valentine, Raoul , Saint-Bris, Nevers,
Marcel, la reine Marguerite, — ne vivaient d'une vie personnelle, idéale
à la fois et réelle, intense et typique. Mais qui voulez-vous qui s'inté-
resse à ces querelles de burgraves et d'anabaptistes? Ce Jean de Leyde,
à qui trois corbeaux de passage viennent souffler aux oreilles qu'il est le
fils de Dieu, n'est qu'un niais dont la momerie vous assomme et donl
le ridicule contrarie à chaque instant le caractère imposant et superbe
des situations. Entre ce héros burlesque et tout ce solennel sympho-
nique, il n'y a pas de proportion, c'est trop de cérémonial pour un pa-
reil sire. La seule figure sympathique reste donc Fidès; comme ces
Pieta de Michel-Ange, qui pourraient servir de caryatides à l'entablement
d'un édifice, la mère de Jean de Leyde porte tout l'opéra sur ses
épaules. Au temps de Pauline Viardot, c'était ainsi. Je ne crois pas que
Meyerbeer ait jamais pris mesure plus exacte, plus savante, d'une can-
tatrice; tout ce que cette organisation géniale avait de particulier, d'ex-
ceptionnel, fut merveilleusement utilisé; quant aux résultats obtenus,
demandez-en le souvenir à ceux qui assistèrent aux premières représen-
tations du Prophète, et n'ont pu oublier ni le relief sculptural imprimé
à l'ensemble du rôle, ni l'expression partout juste et sincère du senti-
934 REVUE DES DEUX MONDES.
ment musical. Le malheur veut que la plupart du temps ces rôles dispa-
raissent avec la grande artiste sur le patron de laquelle ils furent créés,
et comme ils sont le ressort ouvrier de l't xécuiion, eux partis, tout se
détraque. On ne badine point avec le sublime: ôîez à Fidès son carac-
tère épique, ramenez le type à des proportions vulgaires, et vous
avez une bonne femme qui loue des chaises dans une église. La Fidès
du moment ne vaut ni plus ni moins que ses devancières; telle était
M'"* Gueymard, telle est M"« Bloch, point d'art, de chaleur, d'émotion :
une leçon apprise et répétée sans conviction, la routine du théâtre pure
et simple. Depuis environ dix ans qu'elle est à TOpéra, W^' Bloch n'a
jamais progressé. Elle y reste, les contraltos sont rares : sint ut sunt.
Il s'en rencontre pourtant, et le Théâtre-Lyrique en possède un. Le
succès de M'"^ Engalli dans Poulet Virginie ne nous aveugle pas sur ses
défauts; là encore il y a une voix, disons mieux, un tissu vocal qui, le tra-
vail aidant, pourrait arriver à quelque chose. Les sons graves ont de la
force, mais sans ampleur, et déjà commencent à s'érailler par la violence
de l'émission; le médium est faible, l'attaque de la note incertaine, l'accent
manque. On s'imagine que le grand secret d'imprimer de l'accent à la
phrase consiste à pousser vigoureusement la voix en dehors. Cela s'appelle
faire la grosse voix et n'a rien de commun avec l'accent, qui, loin d'exiger
tant d'efforts, trouve moyen de marquer sa trace dans les pianissimo les
plus estompés, les plus nuageux. La voix de M'"^ Engalli pèche aussi par
le timbre, défaut bien regrettable chez un contralto; mais le timbre
c'est le don, c'est le charme. On peut être un très grand chanteur et
n'avoir qu'une voix d'un timbre ordinaire. Tamberlick n'avait pas ce don
et compte cependant parmi les illustres; d'autre part, Masini, qui n'est
point un Tamberlick, trouve dans son timbre un moyen de souveraine
séduction. Tiut ceci n'empêche pas iM"^ Engalli de chanter délicieuse-
ment sa chanson de Paul et Virginie. Même détachée de la partition et de
son milieu pittoresque, cette charmante mélodie conserve sa fraîcheur
poétique. Je l'entendais l'autre soir succéder à des strophes de Victor
Hugo et de Musstt; rien de plus harmonieux que ce motif imprégné des
paifums de la savane flottant ainsi et gazouillant dans une atmosphère
encore toute vibrante du ihythme des beaux vers : chansoa d'oiseau
dans une nuit de mai. Qu'un ministre de l'instruction publique et des
beaux-arts, homme de goût et c4'esprit, ait chez lui la Comédie et
l'Opéra, on ne saurait s'en étonner; mais dans ces sortes de réunions,
il n'y a pas seulement ceux qui écoutent, il y a aussi ceux qui viennent
pour rendre hommage au maître et à la maîtresse de la maison, et c'est
de ce côté qu'il faut maintenant regarder au ministère de l'instruction
publique, terrain de conciliation où tous les partis se rencontrent.
F. DE Lagenevais.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 avril 1877.
La politique du jour est féconde en surprises. Surprise dans les affaires
orientales par la précipitation des événemens! surprise à Berlin par
réclipse momentanée de M. de Bismarck en pleine crise diplomatique
de l'Europe! Ainsi les coups de théâtre se succèdent, l'un jeté brusque-
ment comme une énigme à la curiosité universelle, l'autre mettant plus
que jamais à nu le trouble de la politique générale, dévoilant dans sa
gravité la situation du moment.
Autrefois lord Paimerston parlait avec sa liberté humoristique de ces
printemps qui débutent comme des lions prêts à se déchaîner. Le cours
des choses semble nous ramener à un de ces printemps; celui-ci dé-
bute à peine, et de tout ce qu'on a fait récemment, de ce qu'on a eu
l'intention de faire pnur la paix, de ce voyage accompli le mois dernier
avec une certaine ostentation par le général Ignatief à la recherche d'un
acte de conciliaiion européenne, voilà ce qui reste : une déception,
peut-être un préliminaire de guerre sous la forme d'un protocole inutile ,
menacé déjà d'être emporté par les événemens avant d'avoir été une
réalité sérieuse. C'est en effet l'étrange fortune de ce malheureux pro-
tocole du 31 mars, si péniblement conquis, de n'avoir été qu'un grand
espoir, de n'avoir eu une certaine importance qu'avant d'être connu,
tant qu'on travaillait à le mettre au monde, et de s'être pour ainsi dire
évanoui dans son insignifiance ou son inefficacité le jour où il a été
connu. Jusqu'au dernier moment, il a pu être considéré comme un gage
de paix, cojime l'expression laborieusement combinée de l'accord de
l'Europe, et les peines mêmes qu'il coûtait entretenaient la confiance.
Lorsqu'il a été divulgué avec les supplémens et les commentaires, on
s'est aperçu aussitôt que la diplomatie s'était donné beaucoup de mou-
vement pour une médiocre victoire, qu'il n'y avait rien de changé, que
la situation en un mot restait ce qu'elle était, — avec cette aggravation
936 REVUE DES DEDX MONDES.
qui résulte toujours d'un grand effort infructueux. Par le fait, le protocole
du 31 mars, manifestation de bonne volonté assurément, mais en même
temps œuvre C(?ntradictoire d'une diplomatie embarrassée et incohé-
rente, n'aura été qu'une démonstration vaine, un expédient bon tout au
plus à clore par une apparence de dénoûment une négociation inextri-
cable, à pallier le conflit des politiques en laissant la carrière ouverte
à l'imprévu.
Maintenir l'action commune telle qu'elle a été à peu près établie dans
la conférence de Constantinople , organiser la pression morale sur la
Porte ottomane sans la réduire à une résistance d'orgueil national, ga-
rantir dès ce moment la paix par le désarmement de la Turquie et de
la Russie, prévenir les conflits séparés par l'affirmation nouvelle du ca-
ractère européen de la question d'Orient, c'était là évidemment l'objet
de cette négociation poursuivie pendant plus d'un mois. Qu'a-t-on fait
cependant? Le protocole du 31 mars répond sans doute jusqu'à un cer-
tain point à la pensée commune. Les puissances « reconnaissent que le
moyen le plus sûr d'atteindre le but qu'elles se sont proposé est de
maintenir avant tout l'entente si heureusement établie entre elles et
d'affirmer de nouveau ensemble l'intérêt commun qu'elles prennent à
l'amélioration du sort des populations chrétiennes de la Turquie. » Elles
attestent immédiatement cette pensée d'action collective en engageant
la Turquie à se hâter de signer la paix avec le Monténégro comme elle
l'a signée avec la Serbie, fût-ce au prix d'une concession de territoire.
Elles invitent la Porte à désarmer, « à proGter de l'apaisement actuel
pour appliquer avec énergie les mesures destinées à apporter à la con-
dition des populations chrétiennes l'amélioration effective unanimement
réclamée comme indispensable à la tranquillité de l'Europe... » Elles
rappellent ces réformes que la Porte n'a point refusé d'accepter, « sauf
à les appliquer elle-même. » Enfin les puissances, en maintenant leur
droit de veiller à la façon dont les promesses du gouvernement ottoman
seront exécutées, se réservent, si leur espoir était encore une fois déçu,
« d'aviser en commun aux moyens qu'elles jugeront les plus propres à
assurer le bien-être des populations chrétiennes et les intérêts de la paix
générale. » Jusque-là le protocole du 31 mars n'a rien que d'inoffensif
et de pacifique. C'est une sorte d'acte conservatoire accompli par des
puissances civilisées; mais voici le supplément, le terrible post-scriptum
où se cache toujours la véritable pensée.
Le post-scriptum significatif ou plutôt les post-scriptum de l'acte du
31 mars, ce sont les déclarations qui l'accompagnent. Au moment où l'on
croit tout fini survient aussitôt la Russie commentant le protocole, pre-
nant une position avancée dans l'œuvre collective, déclarant pour sa
part d'une manière impérieuse qu'elle ne pourra consentir à désarmer
qu'à des conditions dont elle est juge : si la paix avec le Monténégro est
REVUE. — CHRONIQUE. 937
d'abord conclue, si la Porte accepte les conseils de l'Europe et entre-
prend sérieusement les réformes mentionnées dans le protocole, si elle
envoie à Saint-Pétersbourg un délégué spécial pour traiter du désarme-
ment, si des massacres pareils à ceux qui ont ensanglanté la Bulgarie
ne se reuouvellt^nt pas. La phrase est curieuse et trop évidemment
elliptique pour n'être pas calculée, car la diplomatie russe est la plus
habile à manier la langue française. Ce qu'il y a de plus clair, c'est que
la Russie reprend par sa déclaration tout ce qu'elle semble accorder par
le protocole. L'Angleterre, de son côté, tient a bien constater qu'elle n'a
donné sa signature que dans l'intérêt de la paix européenne, « que dans
le cas où le but qu'on s'est proposé ne serait pas atteint, notamment le
désarmement réciproque de la Russie et de la Turquie et la conclusion
de la paix entre les deux puissances, le protocole serait considéré
comme nul et non avenu. » En d'autres termes, la Russie déclare que, si
les conditions qu'elle met en avant dans son interprétation du protocole
ne se réalisent pas, elle garde toute liberté, même la liberté de la guerre.
L'Angleterre déclare à son tour que, si la paix n'est pas maintenue, le
protocole cesse d'avoir sa raison d'être et n'existe plus. Rien n'est plus
évident, la diplomatie n'a pas pu se dissimuler que ce qu'elle avait l'air
de faire d'une main, elle le défaisait de l'autre; elle s'est donné la sa-
tisfaction d'une tentative inutile.
Qu'en est-il résulté? A peine le protocole et les annexes qui le complè-
tent ont-ils été mis au jour, l'incohérence a éclaté. Entre la Russie s'ar-
mant de la délibération nouvelle de l'Europe, allant de l'avant comme si
rien n'était, et l'Angleterre se retranchant dans sa réserve, la Porte a
résisté. Elle a visiblement résisté moins au protocole lui-même qu'aux
interprétations, aux significations hautaines de la Russie. Atteinte dans
ses intérêts d'indépendance comme dans son orgueil, à demi rassurée
ou éclairée par la discordance évidente des politiques, elle a pu tout
refuser, et ce qu'on a fait pour la paix est peut-être ce qui a le plus
servi à précipiter la guerre en fermant la dernière issue de négociation,
en laissant Turcs et Russes en présence devant l'Europe attentive, dé-
concertée et inquiète. Voilà où nous en sommes! La diplomatie n'a peut-
être pas fait une brillante campagne, et ce n'est pas la première fois
qu'elle n'aura pas réussi à faire tomber les armes des mains de ceux
qui ont envie de s'en servir; ce n'est pas non plus la première fois
qu'elle se sera engagée sans trop savoir où elle allait.
La vérité est que, par le caractère qu'elle a pris depuis six mois sur-
tout, cette question d'Orient est devenue une impossibilité, et qu'au
point où en sont arrivées les choses dans ces derniers temps, le proto-
cole du 31 mars ne pouvait plus aboutir, parce qu'on est en dehors de
la réalité , parce qu'on s'est accoutumé à traiter de la Turquie sans les
Turcs, Assurément, les Turcs sont souvent un étrange embarras, ils don-
938 REVUE DES DEUX MONDES.
nent à l'Europe toute sorte de griefs par leurs banqueroutes, par l'anar-
chie et l'impuissance de leur administration, par les misères des popu-
lations cliréiiennes placées sous leur domination, par les massacres,
offensans pour rhumaniié et pour la civilisation, qu'ils ont laissé s'ac-
complir. Ils légitiment toutes les sévérités et les réclamations, qui ne
leur sont pas épargnées; mais enfin ces Turcs existent, on n'a pas
trouvé encore le moyen de les supprimer. Même avec leurs vices de dé-
cadence, ils ont gardé une vieille sève qui s'est déployée récemment
dans la guerre comme dans la diplomatie ; ils ont tenu lête à toutes les
difficultés, à toutes les agressions, et, comme si l'excès du mal ctaitpour
eux un stimulant salutaire, les Turcs les plus éclairés sont aujourd'hui
les premiers à sentir, à reconnaître la pressante nécessité de réformes
profondes dans l'empire. Ce parlement qui est réuni à Gonstantinople,
et où il y a eu déjà des manifestations de talens imprévus, ce parle-
ment, fût-il une création un peu factice, n'est pas moins un symptôme
de ces velléités réformatrices. Toute la question pour TOccident est
de savoir si la meilleure politique est d'aider moralement, pacifique-
ment à ce travail de réorganisation qui avec le temps peut devenir une
solution, ou de procéder par les armes, par les « moyens coercitifs, n
par les occupations militaires. Ce qui serait dans tous les cas la plus
dangereuse, la plus inefficace des politiques, ce serait de reconnaître
que l'intégrité indépendante de l'empire ottoman est un intérêt euro-
péen, et de se laisser aller à un système incessant d'interventions qui
finirait par détruire cette intégrité, qui n'aurait d'autre résultat que
d'irriter le sentiment national ottoman, d'aggraver sans profit les crises
intérieurts de la Turquie.
Certes par lui-même le protocole du 31 mars n'a rien que le gouverne-
ment ottoman ne pût accepter; il n'a d'autre inconvénient que d'être
l'expression de cette politique qui conduit à la guerre ou à des tentatives
stéi-iles. Qu'on réfléchisse un peu cependant, qu'on examine dans quelle
position on place parfois les Turcs. — On leur demande de se hâter de
conclure la paix avec le Monténégro, et en même temps on encourage
les résistances, les prétentions, les revendications territoriales du Mon-
ténégro! On veut que les Turcs accomplissent des réformes, et c'est
l'exigence la plus légitime; mais dans quel pays a-t-on vu les réformes
s'accomplir ainsi instantanément, à volonté, sans le secours du temps
et sans d'immenses efforts? Exiger que la Porte fasse en quelques jours,
en quelques mois ce que les autres mettent des années à faire, c'est
vouloir l'impossible. — On veut que la Turquie dé-arme au plus vite,
qu'elle donne l'exemple, qu'elle envoie à Saint-Pétersbourg un ambas-
sadeur extraordinaire pour solliciter le désarmement de la Russie. Que
peut(n lui répondre cependant lorsqu'elle fait observer qtie depuis
deux ans elle est obligée de faire face aux insurrections et aux guerres
REVUE. CHRONIQUE. 939
fomentées contre sa sûreté, qu'elle est tristement réduite à s'épuiser
dans ces armemeos qu'on lui reproche et qui ne sont qu'une nécessité
de défense, qu'elle n'a point donné quant à elle le moindre prétexte à
la Russie de déployer des forces militaires si déaaesurées sur le Pruth?
Peut-on bien sérieusement s'étonner que, menacée et assaillie de toutes
parts, la Porte ne sente pas l'obligation particulière d'envoyer à Péters-
bourg un arabassa leur spécial pour se mettre aux pie Is du tsar et solli-
citer humblement la démobilisation de l'armée de Kichenef ?
Chose étrange! dans toutes ces complications accumulées, au milieu
de ces orages soulevés contre son pouvoir, la Turquie a presque toujours
pour elle le droit, les traités, la légalité internationale, même la raison
politique; elle se borne à se défendre. Rigoureusement elle est fondée
dans ses résistances. Est-ce à dire qu'elle ait été bien inspirée en refu-
sant toute satisfaction à l'Europe, en déclinant ce protocole qui était une
dernière chance de paix? Non, sans doute. Les Turcs peuvent avoir jus-
qu'à un certain point le droit pour eux; ils ont contre eux ces excès, ces
violences, ces massacres, qui les livrent à l'animidversion du mond^
civilisé, qui sont une cause perpétuelle de trouble en Europe, et c'est
dans leur intérêt bien entendu, par une inspiration de bonne politique,
qu'ils auraient dû au moins laisser entre les mains des puissances un
dernier moyen de détourner la crise. Ils ne l'ont pas fait, ils ont répondu
par cette circulaire qui vient d^ paraître, où ils témoignent une résolu-
tion qui après tout n'e>t pas sans noblesse : « Ils sentent, disent-ils,
qu'ils luttent pour leur existence! » Et maintenant que va-t-il arriver? Y
a-t-il place encore pour une suprême négociation? Elle serait possible sans
doute s'il n'y avait toujours ce désarmement qui a été le grand écueil.
Le secret des événemens n'est plus à Gonstantinople ni à Londres : il
est à Saint-Pétersbourg, où s'agite la redoutable question de la paix et
de la gierre, où va éclater d'une h3ure à l'autre le dernier mot de ces
menaçintes complications.
Que les Turcs, par leurs résistances, aient contribué à préparer et à
précipiter le dénoùment, nous le vou'ons bien. La Russie, pour sa part,
ne peut s'y méprendre : c'est elle surtout qui a conduit la crise au point
extrême où elle est; c'est par la déclaration dont elle a accompagné le
dernier proto:ole qu'elle a rendu tout impossible; c'est sur elle que va
peser la responsabilité des déchaîoemens de la guerre. L^^s raisons ne
lui manquent pas sans doute; elle est libre de colorer ses résolutions de
prétextes plus ou moins sérieux, plus ou moins spécieux. — Elle ne peut
pas rester sous le coup d'un échec diplomatique; après avoir rassemblé
une nombreuse et vaillante armée, elle ne peut la rappeler ou la dis-
soudre sans avoir obtenu une satisfaction suffisante. C'est une affaire
d'honneur militaire et d'orgueil national. Soit; mais cette situation, qui
donc l'a créée? qui donc a obligé la Russie à s'avancer jusqu'à ce point
9ii0 REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ elle ne croit plus pouvoir reculer? Si la Russie a voulu simplement
se mettre en mesure de limiter, d'atténuer les crises de l'Orient, il
n'y a aucun déshonneur à s'arrêter; si elle s'est proposé dès le pre-
mier jour d'aller jusqu'à la guerre, à quoi servaient ces négociations
poursuivies sous toutes les formes? Ces négociations n'ont pu évidem-
ment laisser à la Russie cette illusion qu'elle serait l'exécutrice des
volontés de l'Europe, la mandataire armée de l'intérêt européen. La
vérité éclate de toutes parts. L'Angleterre n'a pas caché ses inquié-
tudes, elle les a consignées dans la déclaration par laquelle elle a
voulu, elle aussi, interpréter le protocole, et si dans le cours des né-
gociations elle s'est laissé entraîner parfois au-delà des limites habi-
tuelles de sa politique, c'est justement pour retenir la Russie, pour dé-
tourner l'appel aux armes, l'explosion militaire. L'Italie elle-même a
tenu à déclarer comme l'Angleterre que le protocole ne garderait toute
sa valeur que dans le cas oi^i l'entente entre les puissances serait mainte-
nue. Si les autres gouvernemens n'ont pas fait des déclarations identi-
ques, ils avaient absolument la même pensée, ils ne pouvaient avoir
l'intention de donner un passeport d'entrée en campagne. Pour une ac-
tion pacifique, la Russie peut compter sur tout le monde, sur cet accord
européen qu'elle invoque; pour la guerre, elle reste seule, c'est évi-
dent : elle ne représente plus ni l'Europe, ni la conférence de Constan-
tinople, ni l'accord des six puissances, ni même l'alliance des trois em-
pereurs, elle n'est que la mandataire de sa propre politique qu'elle va
porter au bout de l'épée sur les Balkans ou ailleurs, au risqué d'inquié-
ter tout le monde.
Assurément nous ne doutons pas des sentimens élevés du souverain
de la Russie. L'empereur Alexandre était sincère lorsqu'il répétait il y a
quelque temps à l'ambassadeur d'Italie, M. Migra : « Pas d'annexions,
pas de conquêtes ! » Ce qu'il désire, assure-t-il , ce qu'il croit avoir le
droit d'obtenir, u c'est que l'on mette fin à la condition intolérable des
chrétiens des provinces turques , que les bienfaits de la civilisation et
d'une administration équitable soient assurés aux populations qui ont
en commun , avec les chrétiens du reste de l'Europe , le lien des
croyances religieuses, et qu'ainsi l'on fasse disparaître une cause per-
manente de troubles en Orient aussi bien que d'inquiétudes et de périls
en Europe... » C'est un beau programme, sur lequel il n'y a pas, que
nous sachions, de dissidence; mais comment ce programme sera-t-il
réalisé? Sera-ce par la guerre, par les occupations militaires? Est-ce
qu'on a jamais vu la réforme d'un pays s'accomplir par des procédés de
ce genre, par autorité de justice étrangère? Et puis enfin le danger de
ces entreprises est toujours dans ce qu'elles ont d'indéfini, d'arbitraire-
ment illimité, et l'empereur Alexandre se flattait peut-être d'une der-
nière illusion lorsque dans sa conversation avec M. Nigra il disait : « Sur
REVUE. — CHRONIQUE. 941
ce point, je puis vous assurer que, si je suis forcé d'entrer, je saurai sor-
tir. » L'empereur Alexandre peut être sûr de ses intentions, il n'est pas
sûr des événeracns dont l'éclat d'un conflit peut donner le signal. Le
fait est que si, à ce moment extrême où nous sommes, avant l'heure
fatale, une dernière inspiration de prudence ne prévaut pas à Saint-
Pétersbourg, la guerre semble inévitable en Orient, et avec la guerre
en Orient, c'est l'imprévu pour tout le monde. La France, quant à elle,
sans se séparer du reste de l'Europe, sans s'isoler, est heureusement
dispensée de toute action directe. Si elle s'intéresse à cette cause, que
la Russie compromet peut-être en croyant la servir, elle s'intéresse
encore plus à la paix. Elle est pour la paix quand même, et, au milieu
de toutes ces complications qui commencent ou qui continuent, elle n'a
d'autre rôle que de suivre les événemens en spectatrice attentive, re-
cueillie, libre d'engagemens et de liens.
C'est dans ce tourbillon cependant qu'a éclaté tout à coup le bruit le
plus inattendu, le mieux fait pour retentir en Europe même au milieu
des préoccupations du protocole et des dernières péripéties des affaires
d'Orient. M. de Bismarck quittait le pouvoir et venait de remettre sa
démission à l'empereur Guillaume! Le prince-chancelier ne demandait
qu'à s'en aller détendre ses nerfs irrités dans la solitude de Varzin,
cherchant le repos des travaux accomplis, l'oubli des déboires essuyés,
des oppositions de la cour et de la ville ! Le coup de théâtre était com-
plet. La veille encore M. de Bismarck allait au Reichstag, où il prenait la
parole. Il recevait les marques de la plus courtoise déférence de son
souverain, qui allait le visiter chez lui et lui porter ses complimens pour
l'anniversaire de sa naissance. Le lendemain on ne parlait que de la
retraite, de la démission du tout-puissant ministre, et ce bruit a fait
aussitôt le tour du monde.
Que s'était-il donc passé ? Cette résolution de quitter au moins mo-
mentanément le pouvoir a pu avoir bien des causes apparentes ou in-
times. Que le chancelier ait mis en avant sa santé altérée, il n'y aurait
rien d'extraordinaire après les quinze ans qu'il vient de passer; mais ce
n'est pas tout. Évidemment, même pour un ministre qui donne des
provinces, des royaumes, une couronne impériale, tout n'est pas rose
dans la politique, et M. de Bismarck n'est pas plus qu'un autre à l'abri
des oppositions, des luttes secrètes qui se mêlent parfois aux difficultés
plus sérieuses de l'œuvre publique.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que M. de Bismarck a pu s'apercevoir qu'il
ne jouit pas d'une faveur complète jusque dans l'intimité de la famille
impériale, et qu'il a pu entendre murmurer à son oreille le nom de
Wallenstein. L'homme d'ailleurs n'est pas commode et ne prend guère
souci de désarmer les hostilités. Il a les inconvéniens de la force, il est
implacable parfois même à l'égard des personnages les mieux vus à la
942 REVUE DES DEUX MONDES.
cour. Il a poursuivi le comte d'Arnira avec acharnement, jusqu'au-delà
des limites de la persécution permise, jusqu'à produire une réaction de
sympathie en faveur de l'ancien ambassadeur à Paris. Tout récemment,
M. de Bismarck est entré en lutte avec un autre homm.e , le chef de
l'amirauté, le général Stosch, qui jouit d'une sérieuse estime pour les
soins qu'il a donnés à la création de la marine allemande. Le chan-
celier, dans un moment d'irritation , a pris à partie le général Stosch
publiquement, en plein parlement; mais cette fois il avait affaire à un
homme qui a lui-même une rare vigueur de caractère et qui a de plus
l'avantage de posséder toute la faveur de l'empereur, du prince impé-
rial. Le chancelier a dû céder, il a eu l'amertume de sentir une borne
à sa volonté. Peut-être aussi les dernières élections lui ont-elles révélé
une situation générale, parlementaire, qui ne laisse pas d'être difficile,
où ne se retrouve plus le même empressement à lui obéir. Par sa poli-
tique religieuse, par ses procédés, par ses habitudes dictatoriales, il s'est
fait des adversaires dont l'hostilité n'est pas de nature à ébranler sa po-
sition ni à obscurcir sa popularité, mais qui s'accroissent en nombre et
qui peuvent lui créer des embarras, le contraindre à des luttes péni-
bles. N'y a-t-il pas enfin d'autres causes moins connues, tenant à la
crise du moment, à l'état diplomatique de l'Europe, à des combinaisons
dont le chancelier a seul le secret? C'est possible, tout est possible.
Toujours est-il qu'on a d'abord parlé de la retraite du premier mi-
nistre allemand, puis la retraite est devenue un simple congé de quel-
ques mois, pendant lequel M. de Bismarck garde son rang officiel, sa
position, le contre-seing de chancelier, et laisse tout au plus ses fonc-
tions les plus actives à quelques lieutenans, M. de Camphausen, M. de
Bulow. L'imbroglio ministériel de Berlin a fini à la satisfaction de tout
le monde. Ce qu'il y a de plus étrange, c'est qu'au premier instant les
journaux allemands, ayant sans doute la vue un peu troublée, se sont
figuré que la retraite ou le congé de M. de Bismarck excitait des mou-
vemens particuliers d'opinion en France. Les journaux allemands se
sont trompés. L'opinion française ne s'est pour le moment ni réjouie,
ni émue des résolutions du chancelier de Berlin. Elle a certes le de-
voir de s'intéresser à un aussi éminent personnage, surtout pour être
toujours fixé sur ce qu'il fait, sur ce qu'il peut préparer, même sur les
paroles qu'il lai se échapper quelquefois, probablement pour qu'elles
soient répétées. Il en est de la fausse retraite de M. de Bismarck comme
de la crise d'Orient. La France d'aujourd'hui n'a d'autre souci que de
s'instruire à ce spectacle des affaires contemporaines et de tâcher d'é-
viter les fautes qu'on lui a si souvent reprochées. Elle les a payées assez
cher pour avoir le droit d'en faire son profit.
Le sentiment intiine de la France est là, et ce serait une étrange
confusion de prendre pour l'opinion du pays le bruit des partis ex-
REVUE. — CHRONIQUE. 9Û3
trêmes s'efforçant de représenter leurs fantaisies comme Texpression de
la politique nationale. Que des catholiques peu éclairés, peu attentifs à
ce qui se passe autour d'eux, tentent des démarches auprès de M. le
ministre des affaires étrangères et adressent des pétitions aux cham-
bres, à M. le président de la république, pour demander qu'on aille au
secours du saint-père, prisonnier, comme on sait, dans le Vatican, c'est
une manifestation sans écho. Elle n'est pas sans danger, puisqu'elle
peut prêter et qu'elle prête effectivement aux interprétations les plus
perfides hors de la France; mais enfin elle répond si peu à l'intérêt pu-
blic, aux plus évidentes nécessités du moment, qu'elle ne risque guère
d'affecter la direction de nos affaires, l'intégrité de nos relations. Ce
qui est à désirer c'est qu'entre ces rêves surannés et les excentricités
radicales déguisées sous une couleur républicaine, tous les hommes
sensés qui veulent une république possible mettent leurs efforts à
maintenir une politique nationale de prévoyance, de recueillement, de
lente préparation, la seule conforme au sentiment profond et aux inté-
rêts de la France.
La république, pour devenir un régime régulier et définitif, a besoin
de se préserver de bien des dangers que lui créent ses amis encore
plus que ses ennemis. Elle n'est point sans être entourée d'un certain
nombre de ces difficultés auxquelles M. Jules Simon, revenant d'Italie,
faisait récemment allusion dans un entretien avec le conseil municipal
de Marseille. Une de ses faiblesses est cette manie d'innovations et de
réformes improvisées dont les républicains les mieux intentionnés ne
se défendent pas toujours, et qui a déjà produit tant de propositions.
C'est assurément une pensée très juste que de vouloir fortifier les ser-
vices publics, de se mettre à la recherche des progrès possibles dans les
finances, dans l'administration, dans l'organisation de la justice ou de
l'armée. 11 faudrait seulement prendre garde de ne pas confondre les
fantaisies avec le progrès, et une certaine agitation prétentieuse avec
l'activité réformatrice.
Puisqu'on a déjà touché à tant de choses, la diplomatie ne pouvait
être oubliée. Le sénat a eu en effet, il y a quelque temps, à s'occuper
d'une proposition qui avait pour objet de réorganiser notre représenta-
tion extérieure par l'unification du service consulaire et du service di-
plomatique. Pour cette fois, — il est vrai que c'était au sénat, — M. le
ministre des affaires étrangères et M. le comte de Saint-Vallier réussis-
saient à détourner une prise en considération qui n'aurait conduit à
rien ou qui aurait tout compliqué. De la proposition sénatoriale, il n'est
resté que cette pensée, qu'il pouvait y avoir quelque chose à faire pour
relever la représentation exlérieuie de la France par la sévérité dans le
recrutement du personnel diplomatique. C'est justement pour examiner
cette délicate question que M. le duc Decazes, délivré de la commission
9-44 REVUE DES DEUX MONDES.
sénatoriale, s'est empressé de nommer une commission extra-parlemen-
taire où il s'est fait un devoir d'appeler à côté d'hommes d'expérience,
comme M. le comte dé Yiel-Gaslel, M. le comte de Saint -Vallier,
M. de Clercq, les sénateurs et les députés qui s'étaient signalés par leur
zèle réformateur. Voilà donc une commission nouvelle qui s'est mise à
l'œuvre depuis deux mois et qui paraît avoir produit jusqu'ici ce que
produisent bien des commissions, — un programme respectable et
peut-être chimérique ! Elle propose d'établir à l'entrée de la carrière,
comme condition d'admissibilité, une multitude d'examens oraux ou
écrits: examens sur les langues anglaise et allemande, examens sur
l'histoire diplomatique de 1048 à 1873, sur le droit international, sur
les affaires commerciales, sur les questions contentieuses, sur la consti-
tution politique de tous les états. La commission propose bien d'autres
choses encore, des garanties contre la faveur, des encouragemens sous
forme de primes à l'étude des langues, l'institution de jurys d'examen,
des concours pour l'admission au surnumérariat, etc. Que résultera-t-il
sérieusement de tout cela? Se rend-on bien compte de ce qui peut re-
nouveler et fortifier la représentation de la France dans le monde?
Évidemment c'était une idée fausse de prétendre commencer cette
réforme par l'unification du service diplomatique et du service consu-
laire. Malgré les points de contact qui existent entre les deux services,
quoiqu'un chef de légation ne doive rien ignorer des intérêts commer-
ciaux et qu'un consul puisse être appelé par une circonstance exception-
nelle à un rôle politique, les carrières sont différentes et supposent des
aptitudes distinctes. Les confondre, ce serait les dénaturer et les com-
promettre toutes les deux, comm-e l'a dit justement M. le comte de
Saint-Vallier; ce serait surtout pousser les consuls à sortir de leur
sphère, à se transformer incessamment en agens politiques. Cette idée
a été fort heureusement écartée. Restent les examens distincts qui de-
vront être la condition d'admissibilité dans le service diplomatique
comme dans le service consulaire.
Rien de plus naturel et de plus utile à coup sûr que de constater la
capacité de ceux qui ont l'ambition d'entrer dans les grandes carrières
de l'état. Rien de mieux que de demander à des jeunes gens de savoir
l'anglais, l'allemand, de connaître le droit international, l'histoire de leur
pays et des autres pays. Ces conditions ne sont pas nouvelles, elles sont
inscrites dans plus d'un règlement, et si on veut les rajeunir, les étendre
ou les fortifier, ce ne sont pas les chefs intelligens chargés de diriger nos
affaires étrangères qui s'y opposeront. L'illusion serait d'attacher trop
d'importance ou une importance trop exclusive à ces examens multipliés
et véritablement démesurés qu'on propose, à tous ces procédés qui ne
servent qu'à faire un mandarinat. Un jeune homme peut être fort capable
de répondre à des questions sur le droit ou sur l'histoire, de subir toutes
REVUE. CHRONIQUE. 9^5
les épreuves orales ou écrites et n'avoir qu'une médiocre aptitude diplo-
matique. Un homme peut être liors d'état de passer par un concours et
être un diplomate de premier ordre. M. de Bismarck en citait, il y a
quelque temps, un exemple en parlant d'un général qu'il avait fait am-
bassadeur à Saint-Pétersbourg. Les examens ne donnent ni le tact, ni
la finesse d'observation, ni l'art de traiter avec les hommes, ni l'usage
du monde dont un diplomate a besoin sur ces divers théâtres de la so-
ciété européenne où il est appelé à servir son pays. Des examens, tant
qu'on voudra, pourvu qu'on ne les étende pas démesurément, et qu'on
ne mette pas tout dans une épreuve écrite ou orale. En réalité, la ques-
tion est plus compliquée qu'on ne le croit, et ceux qui se plaisent à tra-
cer de si vastes programmes seraient souvent assez embarrassés pour
subir eux-mêmes les épreuves qu'ils veulent imposer aux autres. Ils
n'ont peut-être pas une compétence bien avérée pour entreprendre la
réforme de notre diplomatie, pour fixer les conditions de la carrière.
Ce qu'il y a d'assez curieux en effet, c'est que dans cette commission
nommée par M. le duc Decazes pour la réorganisation des services di-
plomatiques, un des membres les plus difficiles, les plus sévères, est
M. Antonin Proust, un jeune député républicain qui a la spécialité des
affaires étrangères; c'est le diplomate du parti, qui s'occupe des ques-
tions extérieures, et qui veut que la république soit bien représentée.
L'ambition est certes des plus légitimes , et M. Antonin Proust , qui
passe pour un esprit distingué, est homme à ne pas rester en che-
min. Il a besoin seulement en vérité d'acquérir une certaine expérience
des affaires diplomatiques. Ses connaissances risqueraient peut-être de
se trouver en défaut dans un examen, au moins si l'on en juge par un
livre qu'il a récemment publié sur M. de Bismarck et sa correspondance,
S'il n'y avait que les lettres du prince chancelier, tout serait pour le
mieux. Malheureusement M. Antonin Proust a cru devoir ajouter un
commentaire à cette correspondance d'un accent si original, et dans ce
commentaire il traite vraiment avec un peu de légèreté les événemens
les plus connus de l'histoire contemporaine. M. Antonin Proust ne se
borne pas seulement à dénaturer quelquefois les noms des personnages
étrangers, il est un peu brouillé avec les dates. Il fait remonter la guerre
d'Orient à 1851; il place à la même époque une mission du comte Orlof
à Vienne, et une interpellation du comte Schwerin sur les relations de
la Prusse avec la « coalition anglo-française. » Il conduit M. de Nessel-
rode au congrès de Paris, où il n'a jamais paru. Ces méprises pourraient
passer pour de simples inadvertances s'il n'y avait dans ce livre une
explication de la guerre de Crimée, plus singulière encore que tout le
reste. Sait-on le secret de cette guerre? C'est bien simple, au dire de
l'auteur. « Le tsar avait offert au cabinet anglais de s'attribuer le protec-
torat de la Moldo-Valachie, de la Bulgarie et de la Serbie, en lui laissant
TOME XX. — 1877. 60
9/16 REVUE DES DEDX MONDES,
le soin de chercher une compensation en Egypte et même dans l'ile de
Candie. L'Angleterre s'était montrée disposée à accepter cette conven-
tion, qui paraissait d'une exécution d'autant plus facile que la Russie
avait toule raison de croire que l'Autriche ne s'y opposerait pas... lors-
que le gouvernement de la France intervint. » Ainsi, à part les amphi-
bologies de langage, tout s'explique : l'empereur Nicolas propose le dé-
membrement de l'empire ottoman, l'Angleterre est prête à accepter, sur
ce paraît « l'homme de décembre, » etc. Et voilà comment on écrit l'his-
toire! M. Antonin Proust n'a qu'à consulter son collègue M. le comte dé
Saint- Vallier, qui pourra l'éclairer. Nos jeunes attachés subiront les exa-
mens qu'on leur imposera, soit : ils ne reculeront pas devant les épreuves
orales ou écrites; mais qui examinera ceux qui ont l'ambition si bien
justifiée de travailler à la réorganisation des services diplomatiques et
qui se sont si studieusement préparés à cette mission?
CH. DE MAZADE.
REVUE DRAMATIQUE.
THÉÂTRE DE L'ODÉON. — L'Hetman, drame en cinq actes et en vers,
de M. Paul Déroulède.
Le drame que iM. Paul Déroulède a fait représenter récemment à
rodéon se rapporte d'une manière très étroite par l'inspiration fonda-
mentale à ses précédentes publications, et nous sommes heureux qu'il
nous soit une' occasion toute naturelle d'ajouter notre part de louanges
au concert flatteur qui a déjà salué les Chants du soldat. Depuis la date
sinistre qui a commencé pour notre pays une situation si pénible, il n'y
"a pas eu d'à uvres mieux faites pour bien mériter de l'opinion que les
deux petits volumes de chants lyriques où le jeune poète a mis toutes
ses ardeurs de néophyte guerrier et toutes les vivacités de ses haines
patriotiques. La place qu'il s'est acquise aurait dû, ce semble, lui être
vivement disputée; il n'en a rien été cependant, et M. Déroulède reste
jusqu'à piésent l'unique chantre du patriotisme que nos revers aient
eu le privilège d'inspirer.
Si janiais désastre national sembla fait pour tirer du fond des cœurs
et des âmes les plus fortes expressions de la douleur et de l'amer-
tume, c'était bien celui que nous avons subi il y a six ans; qui donc
alors nous expliquera cette disette poétique? Est-ce que les talens au-
raient disparu de ce pa)s qui en fut toujours si prodigue? Non, notre
littérature n'a pas cessé d'être fertile, et il est même remarquable
qu'elle a produit depuis nos revers plus d'œuvres de mérite qu'elle n'en
produisait sous la dernière période dans un égal nombre d'années;
REVUE. — CHRONIQUE. 9ll7
seulement il est non moins remarquable que ces œuvres ne portent
pas plus la trace de nos nouvelles préoccupations que si elles avaient
été écrites à une époque qui n'eût connu ni l'invasion, ni la défaite.
On dit que la littérature e.4 toujours l'expression des mœurs régnantes;
il est possible qu'il ea soit ainsi pour notre littérature actuelle, bien
qu'il nous plaise parfois d'espérer le contraire ; ce qui est tout à fait
certain, c'est qu'elle n'est en rien le reflet de notre situation natio-
nale. Voilà en tout cas qui est bien fait pour donner un vigoureux dé-
menti à cette opinion matérialiste qui veut que le génie soit la résul-
tante des besoins moraux d'une époque, et que les circonstances aient le
pouvoir d'enfanter les hommes nécessaires à toute situation donnée. Eh
bien, mais il me semble que, si les circonstances sont aussi intelligentes
qu'une certaine école prétend qu'elles sont puissantes, elles ont dû
sentir la nécessité d'un poète qui vînt retracer en caractères ineffaçables
le souvenir des douleurs de la patrie, ranimer l'espérance dans les âmes
abattues, et rappeler les cœurs au bienfait de la pénitence. Elles nous
devaient pour le moins un Déranger : pourquoi ne nous l'ont-elles pas
donné? Pourquoi? parce que, pour faire un poète, il faut un certain
alôme irréductible, d'une simplicité toute divine, que toutes les circon-
stances sont incapables de créer, et parce que le vent qui sème ces
atomes dans le monde souffle quand et où il veut, et que nous ne
savons ni d'où il vient, ni où il va.
A défaut des chansons d'un nouveau Béranger, c'est encore beau-
coup que nous ayons ces Cliants du soldat, où M. Déroulède a donné
l'essor aux douleurs de la défaite, qui, jusqu'à lui, n'avaient été ra-
contées et décrites que dans le langage de la vile prose. On les pour-
rait souhaiter parfois plus amples et plus soutenus; on ne pourrait les
désirer plus sincères et plus vifs. De courtes inspirations , brusques,
pétulantes, un peu fébriles, comme un essaim d'oiseaux à leur premier
vol, enivrés de leur début dans l'espace, et cependant n'allant, dans cet
essai de leurs ailes, ni trop haut ni trop loin pour perdre de vue le nid
protecteur. Échappées toutes vibrantes d'un jeune cœur, elles en ont
bien les caractères. La guerre a surpris l'auteur à l'improviste, et il y a
porté, avec toutes les aimables préoccupations de son à ne qui s'éveillait
au bonheur et de son intelligence qui s'ouvrait aux plaisirs de l'art,
cette charmante véhémence de sentimens, cet étonnement révolté, et
cette outrance d'indignation que ne manquent jamais de produire sur
un jeune homme noblement doué les terribles réalités de notre triste
monde, parmi lesquelles il n'en est pas de plus odieuse que la guerre .
Plus prompt au courroux qu'à la tristesse, comme le voulait son âge, il
invective plus qu'il ne pleure, espère encore plus qu'il ne regrette;
l'abattement n'a pas de place dans ses chants. La gaîté inséparable d'un
jeune sang circule dans ses vers, tempérant ses colères d'amusante
raillerie, ou illuminant d'une fantaisie rapide le sombre sujet qui fait
9A8 REVUE DES DEUX MONDES.
l'objet fixe de son effort. De tous ces jolis chants, il n'en est, pour ainsi
dire, pas un qui ne porte avec lui l'acte de naissance de leur auteur,
les plus gais comme les plus sérieux, la Belle fille comme la pièce iu
Docteur Dolbeau, Enthousiasme comme A ma Mne, Deprofundis comme
les remercîmens à la Belgique hospitalière, mais dans tous se fait sentir
en même temps un accent de vrai poète destiné à survivre à ce premier
feu de la jeunesse. Deux ou trois de ses petits tableaux de guerre en par-
ticulier sont, dans leur précision bien entendue, d'un art auquel la ma-
turité ne pourrait rien ajouter. Quelle terrible aventure par exemple que
celle de ce bataillon de zouaves détaché pour enlever une batterie prus-
sienne, qui réussit à sa tâche après y avoir péri presque tout entier, et
dont les derniers survivans, lorsqu'ils reviennent à leur poste avec leur
trophée si chèrement conquis, entendent pour toute réponse aux joyeuses
clameurs par lesquelles ils annoncent leur arrivée le Wcr da d'une
sentinelle prussienne ! Il n'y a pas d'œuvre vantée de Détaille ou de
Neuville où l'horreur de la dernière guerre soit plus complètement
renfermée que dans cette petite toile aux proportions si judicieuse-
ment étroites.
Les deux petits volumes de chants lyriques publiés par M. Dérou-
lède ont chacun leur inspiration et leur but propres. Les Chants du sol-
dat sont consacrés aux souvenirs de la défaite, les Nouveaux Chants du
soldat à l'espérance et à la préparation de l'avenir désiré, mais un même
sentiment général fait l'âme des deux volumes, et ce sentiment est ex-
cellent. C'est à juste titre que, voulant parler de la patrie, le jeune
poète l'a identifiée avec le soldat. Le soldat est en effet le vrai patriote,
non-seulement parce qu'il est armé pour la défense commune, mais
surtout parce que les circonstances n'ont laissé qu'à lui seul aujourd'hui
le désintéressement nécessaire pour représenter la grande idée de la
patrie. Au milieu de notre déchirement politique et social, lui seul ne
connaît rien et ne doit rien connaître de nos divisions; au milieu de nos
luttes d'intérêts, lui seul ne réclame et n'a rien à réclamer pour lui;
dans une société où chacun ne relève que de soi, lui seul connaît et
pratique l'obéissance. Qui dit patrie dit unité, et où trouver une autre
image de l'unité nationale que chez l'homme dont les préoccupations se
rapportent exclusivement au salut commun, qui n'a d'autres ennemis
que ceux de tous, et pour qui les triomphes successifs de nos partis les
uns sur les autres ne sont ni des victoires ni des défaites? L'ambition de
l'homme de parti, l'àpreté au gain du paysan, la subtilité sophistique
du journaliste et de l'homme de lettres, les préoccupations mercenaires
de l'ouvrier des villes, sont vices inconnus au soldat, et ne serait-ce que
parce qu'il échappe à ces tares que M. Déroulède ajustement reprochées
en plus d'un passage de ses chants aux diverses fractions de notre so-
ciété, il mériterait d'être considéré comme le représentant le plus par-
fait de la patrie.
REVUE. ClIKONIQUE. 9A9
Fort du légitime succès de ses Chants du soldai, M. Déroulède a cher-
ché, pour la noble idée dont il a fait sans partage la préoccupation de
son âme, un cadre plus vaste. Il a voulu pour elle cette contagion de
l'enthousiasme qui naît et se propage si rapidement partout où les
hommes assemblés forment cette chaîae électrique qui peut faire cir-
culer instantanément la moindre étincelle échappée d'un cerveau d'ora-
teur ou d'un cœur de poète, et il s'est adressé au théâtre. L'intention
est excellente; nous permettra-t-il cependant de lui dire qu'à notre avis
il s'est trompé dans son choix et que la forme qui convient par-dessus
tout à la propagande patriotique qui est le but de ses efforts, c'est celle-
là précisément à laquelle il a eu recours tout d'abord : la forme lyrique.
Il y a des formes très différentes de patriotisme, et celui qui est ressenti
par la très grande majorité des hommes en tout pays offre peu de res-
semblance avec ce patriotisme réfléchi et austère, accepté comme mo-
bile unique de conduite et règle fixe de la vie, qui est celui du grand
politique et du grand chef d'état. Le premier de ces patriotismes, celui
de tout le monde, est un sentiment de nature sublime, mais intermit-
tent et de durée rapide; tout enthousiasme et tout élan, il vole et bondit
plus volontiers qu'il ne marche; le dogmatisme le déconcerte ou l'alan-
guit, la controverse le mécontente ou le refroidit ; il lui faut des paroles
ailées, et c'est pourquoi de courtes chansons qui se logent aisément
dans le souvenir, qui se propagent en un instant de la bouche qui les
récite à l'oreille qui les écoute, en présentent une plus fidèle image et
en servent mieux les intérêts qu'une œuvre dramatique forcément alour-
die de toutes les passions de la chair et du sang.
Le théâtre en effet vit de passions, et c'est pourquoi le patriotisme
sous sa forme pure, le patriotisme sans alliage, se prête mal et s'est
toujours mal prêté aux conditions de l'art dramatique. Quand il est
porté à son plus haut degré, c'est, il est vrai, une passion d'une énergie
sans égale; mais comme son premier triomphe est précisément de refou-
ler et d'éteindre tous les autres sentimens, le théâtre s'en accommode
difficilement. L'histoire est pleine d'épisodes où l'on voit le patriotisme
arrivé à ce plus grand des triomphes; qu'est-ce que le théâtre a ja-
mais fait cependant de ces épisodes en apparence si dramatiques? Le
sujet de Junius Brutus n'a jamais produit rien qui vaille, et celui de
Ga-ton n'a fourni qu'une tragédie assez froide à Addison. Le sujet même
de Jeanne d'Arc, si attendrissant et si pathétique par le contraste qui
s'établit naturellement entre la faiblesse de l'héroïne et la grandeur de
l'œuvre accomplie, semblerait devoir faire exception, et cependant le
seul poète qui en ait tiré un parti heureux a été obligé d'en souiller la
pureté par cet alliage que le théâtre réclame impérieusement. La meil-
leure preuve que de tels sujets échappent au théâtre, c'est que jamais
les maîtres véritables n'ont eu la fantaisie de s'en emparer, ce qu'ils au-
raient fait, croyez- le bien, si ce bon jugement qui est toujours insépa-
950 REVUE DES DEUX MONDES.
rable du génie ne les avait avertis qu'ils résistaient aux conditions de
la scène.
Si le théâtre s'accommode mal du patriotisnn sans mélange, en re-
vanche il s'accommode merveilleasement de sa lutte ave: les autres
passions, le théâtre entier de Corneille et nombre d'œuvres émlneates
chez tous les poètes de tous les pays et de tous les temps sont là pour
le prouver; mais les difficultés sont grandes pour le poète qui tente une
pareille entreprise. Il ne suffit pas, pour constituer un tel drame, d'é-
tablir un contraste entre la préférence de la nature et la préférence de
la raison. Puisqu'il doit y avoir lutte, il faut qu'elle soit assez sérieuse
pour coûter à celui qu'elle déchire toute l'énergie de son âme et tout
le sang de son cœur. Si le triomphe du devoir est certain par cela seul
qu'il est le p^irti le plus noble, le drame se trouvera supprimé, et le
plus beau dénoûment laissera froid. La grandeur de ce triomphe ne peut
et ne doit se mesurer que par le degré de résistance de la nature, cette
résistance doit donc être poussée jusqu'à l'entier épuisement des pas-
sions ou des instincts d'où elle tire son énergie. Un père qui sacriûe sa
fille à première sommation de la destinée, un amant qui sacrifie sa maî-
tresse à première injonction du devoir sont incontestablement dignes
d'être admirés et applaudis comme des personnages d'un jugement
sain et droit, qui ont eu nettement conscience de la détermination la
plus vertueuse, la plus conforme au bien moral, mais il est à peine
possible que le spectateur les juge dignes de ses larmes. La lutte doit
être extrême pour engendrer le pathétique; mais voici une autre diffi-
culté, c'est qu'il faut en même temps qu'elle respecte assez le carac-
tère du héros pour que sa nob'esse n'en soit atteinte à aucun degré,
condition que les luttes extrêmes accomplissent d'ordinaire assez mal.
Ainsi d'une part si la lutte n'est pas extrême le drame n'existera pas, et
si elle l'est tellement que le caractère du héros en devienne incertain,
ce héros perdra de l'intérêt qu'il doit inspirer. Volontiers je m'arrêterais,
pour toute critique de VHelman, à cette description du drame fondé sur
la lutte du patriotisme avec les senlimens de la nature, en demandant
à M. Déroulède s'il croit être sorti vainqueur de ces difficultés.
Ce qu'on ne peut lui refuser sans injustice, c'est le mérite de les avoir
aperçues et connues en très grande partie, et il est au moins un point
sur lequel je veux le louer sans réserve, c'est d'avoir su choisir, ou
plutôt inventer avec intelligence un sujet qui était en parfait accord
avec le genre de drame qu'il avait adopté, S'inspirant de ses lectures
des poètes de la Pologne et de la Russie, et particulièrem 3nt des Co-
saques d'autrefois de Mérimée et du Tarass Boulba de Gogol, il a ima-
giné une insurrection apocryphe de Cosaques contre la Pologne, et il
l'a placée dans le milieu historique du règne de Ladislas IV, qui est le
cadre oii s'est déroulée en partie la révolte de Bogdan Ghmielniçki.
Le moyen le plus ingénieux et le plus sûr pour créer un bon drame
REVUE. — CHRONIQUE. 951
historique, c'est en effet de ne demander à Thistoire que le cadre, et de
s'adresser pour le remplir, non à des personna^'es illustres et authen-
tiques, mais à des personnages, sinon inventés de toute pièce, — licence
en pareil castrés permise cependant au poète, — au moins relativement
obscurs, ou à demi historiques, ou même entièrement légendaires.
L'emploi de ce moyen permet à la fois au poète de rester fidèle à
Thisioire et de conserver son inspiration libre de tout joug astreignant.
Il peut ainsi composer ses personnages sans qu'une critique trop vétil-
leuse ait le droit de lui rappeler que tel trait n'est pas exactement con-
forme au caractère que l'histoire donne au héros qu'il a choisi, sans
qu'une maussade érudition ait le droit de lui opposer l'autorité de telle
chronique ou le témoignage de tel auteur de mémoires. Il lui suffit d'une
vérité générale puisée à toutes les sources sans être tirée particulière-
ment d'aucune. C'est donc avec un judicieux sentiment de ce que ré-
clame le drame historique que M. Déroulède a tiré de son invention les
personnages de son hetman FroU Gherasz, de son jeune premier co-
saque Stenko, de sa patriotique prophétesse, la Marucha, où il a pu
condenser ses études sur la Pologne et l'Ukraine sans s'asservir à des
portraits historiques, toujours faux par quelque endroit, aussi soigneu-
sement qu'ils soient tracés. Cela fait, une ou deux scènes, bien trouvées
et bien traitées, quoique trop brièvement, telles que la scène de que-
relle entre le roi Ladislas qui veut la guerre à la Suède et les magnats
polonais qui la réclament contre l'Ukraine, ont suffi pour mettre son
action en accord avec les intérêts et les passions politiques qui s'agi-
taient dans le milieu social et à l'époque précise où il l'a placée. Nous
sommes d'autant plus heureux de féliciter M. DâroulèJe d'avoir si in-
telligemment surpris un des secrets les plus importans du drame histo-
rique que nous croyoDS être le premier à lui adresser ce compliment.
Écartant le patriotisme pur et simple comme trop abstrait, iM. Dérou-
lède a très bien compris encore que c'était surtout à la lutte de ce sen-
timent contre les passions de la nature qu'il devait demander les élé-
mens de son drame. A l'exemple de Corneille, il a donc placé ses héros
cosaques dans cette alternative de choisir entre le devoir que les cir-
constances leur imposent et la nature qui se refuse à être supprimée.
Un amant qui abandonne sa fiancée au premier appel de la patrie, puis
qui, refusant le commandement que ses compatriotes veulent lui don-
ner, vole vers celte même fiancée lorsqu'il apprend que ses jours sont
en danger, un père obligé de laisser sa fille entre les mains du roi de
Pologne comme otage de sa parole, et la sacrifiant lorsqu'il est certain
que la révolte des Cosaques est assez sérieuse pour mériter un manque
de foi patriotique, une jeune fille tout entière au bonheur d'aimer et
qui accepte avec joie le sacrifice de son amour et de sa vie pour le sa-
lut de son Ukraine, voilà les personnages de la pièce. Cenes il y a là au-
tant de conditions cruelles qu'il en faut pour composer le drame le plus
952 REVUE DES DEUX MONDES.
pathétique, oa pourrait même dire qu'il y en a trop. L'Hetman est donc
une pièce bien conçue et bien construite algébriquement, si nous osons
nous exprimer ainsi, la donnée en est bonne, les contrastes bien éta-
blis, les situations fortes; pourquoi faut-il cependant que nous soyons
obligé de dire au poète que ses intentions ont été plus intelligentes que
la réalisation n'en a été puissante, et que son plan, dressé selon toutes
les règles classiques de l'architecture dramatique, vaut mieux que son
édifice!
En somme, l'Helman compose un spectacle noble assurément, mais
d'une froideur sensible : l'exécution a trahi l'ambition de l'auteur, et
plus d'une cause a contribué à ce résultat. En première ligne peut-être
faut-il compter une certaine témérité du jeune poète, qui, pouvant
aider son inexpérience des utiles conseils qu'il avait si près de lui, a
préféré s'en passer, ne voulant devoir qu'à lui seul la conquête des voies
et moyens par lesquels on triomphe au théâtre. Il est très beau de ne
rien devoir qu'à ses forces, mais alors il serait bon de s'en être absolu-
ment assuré avant d'aborder le théâtre, qui exige impérieusement le
succès. L'auteur dramatique qui voudrait faire l'apprentissage de son
métier sur les planches mêmes risquerait fort de ne le faire qu'au prix
de chutes répétées. Si M. Déroulède eût pris conseil tout près de lui,
on lui aurait probablement fait remarquer qu'il ne suffit pas de trouver
des situations dramatiques pour produire une bonne pièce, et que ces
situations ne sont pas plus émouvantes qu'un argument de scénario jeté
sur le papier, si elles ne sont pas pathétiquement développées. Nous
touchons ici au défaut capital de l'Helman. L'auteur s'est contenté d'in-
diquer les situations, et en a abrégé autant qu'il a pu le développement,
pensant, — si nous en croyons les confidences qui nous sont faites, —
qu'elles gagneraient par cette concision en puissance dramatique, et il
ne s'est pas aperçu que par là il chargeait l'imagination du public de le
suppléer et de composer la scène dont il lui présentait le sommaire ;
mais le public, qui vient au théâtre pour faire acte de spectateur et non
pas d'auteur, n'a d'imagination que celle que le poète lui communique
par l'émotion, et il n'a d'émotion que par ce qu'on lui fait entendre et
non par ce qu'on lui tait. A aucun moment la lutte n'est pathétique,
non par la faute de la situation, mais parce que l'auteur, peut-être tou-
jours trop préoccupé de faire pencher la balance du côté du patriotisme,
coupe court au combat dès que le mot d'honneur ou de devoir est pro-
noncé. L'Ukraine fait appel au dévoûment du jeune Stenko, amoureux
de la fille du vieil hetman Froll Gherasz ; que voyons-nous dans la fuite
du jeune patriote, sinon ce qu'on appelle en langage de couUsses la
sortie d'un personnage? Froll Gherasz, envoyé comme pacificateur au-
près des Cosaques, se résout spontanément à manquer à la parole don-
née au roi de Pologne, lorsqu'il s'aperçoit que l'insurrection n'a besoin
que d'un chef pour réussir ; la scène où il annonce aux Cosaques qu'il ae
REVUE. — CHRONIQUE. 953
met à leur tête a sa beauté : est-elle cependant beaucoup plus qu'une
chute de rideau bien trouvée? Ce qui est singulier, c'est que malgré
cette concision la pièce est d'une longueur fort honnête, et qui même
excède celle des œuvres dramatiques les plus remplies de péripéties; et
cependant, après avoir passé quatre heures pleines à l'écouter, le specta-
teur est presque amené à conclure qu'il aurait fallu au poète une heure
et demie de plus pour que son drame fût développé dans toutes les pro-
portions voulues. Cinq heures de spectacle, c'est presque le double de
ce qu'ont jamais réclamé les plus grands maîtres de la scène pour faire
passer leur public par toutes les émotions de la pitié et de la terreur.
Voilà la véritable concision dramatique, celle qui consiste à n'employer
les paroles que pour amener l'action, et, par cette économie bien enten-
due, n'est jamais à court de temps pour dérouler les scènes qui récla-
ment ampleur. Il n'est que juste d'ajouter cependant que nos critiques
ne portent que sur les trois premiers actes, et que les deux derniers,
mieux lancés, d'une allure plus dramatique, et tout pleins d'un mouve-
ment et d'un feu d'action qui sont d'un bon augure pour l'avenir du
jeune poète, leur échappent presque entièrement.
Autre défaut : les Cosaques de M. Déroulède sont de fort nobles per-
sonnages sans doute, mais vraiment ils pourraient être de tout autre
pays que de celui du rusé Bogdan Chmielniçki et du féroce Stenko
Razine dont M. Déroulède connaît l'histoire. Ils pensent et parlent comme
des héros de Corneille; ils n'y étaient vraiment pas obligés, quoique le
modèle soit excellent. Les grands sentimens sont de tous les pays, cela
est vrai, mais leurs formes varient sensiblement selon les races et les
degrés de civilisation, et M. Déroulède n'a pas à notre avis tenu assez
de compte de ces différences. J'imagine qu'avant de se résigner à jouer
au Régulus, au Caton et au Brutus, des Cosaques du xvn« siècle auraient
d'abord commencé par chercher s'il n'y aurait pas moyen de combiner
les intérêts de leur patriotisme avec le salut de leurs proches, que le
vieux FroU Gherasz se serait singulièrement ingénié pour trouver un
stratagème qui lui permît de manquer avec impunité à la parole donnée,
qu'il aurait agi de manière à retarder l'insurrection jusqu'à ce qu'il eût
retiré sa fille des griffes du roi de Pologne, et que la Marucha elle-même
n'aurait vu aucun mal à ce que l'amoureux Stenko essayât de profiter
des facilités que lui donnaient ses intelligences avec les gardes cosaques
du roi pour fuir en compagnie de l'intéressante Mickla. Il est probable
que dans leurs entrevues et leurs conciliabules, ces personnages, au lieu
de perdre leur temps en longs discours sentencieux, se seraient de pré-
férence communiqué tous les expédiens de ruse et tous les stratagèmes
de guerre que des cerveaux de demi-sauvages sont capables d'inventer.
Je ne puis m'empêcher de regretter qu'on ne rencontre pas quelque
chose de cette sauvagerie et de cette ruse chez les Cosaques de M, Dé-
roulède, cela eût fait diversion à l'uniformité de leurs beaux sentimens,
95A REVUE DES DEUX MONDES.
et, comme on dirait en langage de peintre, brisé la ligne par trop longue
de leurs discours.
On a assez chicané M. Déroulède sur l'insuffisance de ses rimes et
les défectuosités de sa versification pour que nous venions le chagriner
encore à cet égard. Ce n'est pas nous qui lui conseillerons jamais de
sacrifier la raison à la rime et la pensée aux mots, et c'est d'ailleurs un
défaut dont il se corrigera facilement maintenant qu'on le lui a signalé.
Nous préférons lui donner ce que nous croyons un bon conseil. Qu'il
travaille avant tout à se faire un style doué de souplesse, et pour cela
qu'il se défie d'une certaine tendance à accumuler les antithèses à pré-
tention noble, mais singulièrement banales en dépit de leur prétention.
Ce ne sont qu'oppositions entre ce qui est noble et ce qui est vil, ce qui
est haut et ce qui est bas, ce qui tombe et ce qui se relève, son style
en est comme tout roide et empesé. Ce sont là, il est vrai, défauts de
l'âge heureux où l'auteur est encore poKr longtemps, et ils passeront
sans doute le jour où il se sera convaincu qu'il n'y a rien d'intolérable
comme la pampe des mots quand elle n'arrive pas à produire la gran-
deur, et rien de plus accablant, et je dirais presque de plus découra-
geant, que les beaux sentimens quand ils n'arrivent pas à produire la
chaleur. — Je veux conclure par un mot qui me fat dit par une aimable
spectatrice au lendemain de la première représentation : « Nous étions
tous amis à l'auteur, et nous avons été malheureux de ne pas pouvoir
applaudir plus fort. » Nous ferons de ce mot notre propre excuse pour
les critiques que nous avons été obligé d'adresser à M. Déroulède; nous
aussi, nous sommes malheureux de n'avoir pu applaudir plus fort, mais
nous attendons le poète à sa récidive, et ce jour- là, en dépit du léger
désappointement créé par l'Hetman, il retrouvera intacte cette sympathie
générale qui était venue saluer ses débuts au théâtre.
ÉxMILE MOMÉGUT.
ESSAIS ET NOTICES.
Rapport sur la Mission des ckotts. Eludes relatives au projet de mer intérieure,
par le capitaLne Roudaire. Paris, 1S"77; Imprimeiie nationale.
Chargé en 1872 et en 1873, par le ministre de la guerre, d'opéra-
tions géodésiques en Algérie , M. le capitaine Roudaire avait conçu la
pensée hardie qu'il serait possible d'introduire les eaux de la Méditer-
ranée dans la vaste dépression, connue sous le nom de région des chotîs,
qui s'étend au sud de la chaîne de l'Aurès, entre Biskra et le golfe de
Gabès, sur une longueur de 375 kilomètres. L'auteur de ce magnifique
projet, qui ne va à rien moins qu'à faire pénétrer la fertilité et la vie
jusqu'au cœur du Sahara algérien , en transformant en mer intérieure
REVUE. — CHRONIQUE. ^55
des lagunes aujourd'hui dangereuses et insalubres, en a exposé ici
même (1) les données telles qu'il était alors possible de les présenter,
c'est-à-dire en suppléant parfois par d'ingénieuses inductions à l'ab-
sence de renseignemens positifs. Il a démontré dés lors, par des raisons
topographiques et géologiques aussi bien que par le témoignage con-
cordant des auteurs anciens et des traditions orales, que le bassin des
chotts communiquait autrefois avec la Méditerranée et formait un golfe
intérieur connu sous le nom de « grande baie de Triton, » — que ce
golfe s'est desséché vers le commencement de l'ère chrétienne, à la
suite de la formation d'un isthme qui l'a séparé de la mer, — enfin
qu'il suffirait de percer les dunes du seuil de Gabès pour inonder de
nouveau les immenses plaines, couvertes d'efflorescences salines, qui
forment les chotts, et pour créer une mer intérieure qui aurait près de
300 kilomètres de longueur sur une largeur moyenne de 60 kilomètres
et une profondeur moyenne de 24 mètres.
Un nivellement géométrique (nivellement fait de proche en proche),
exécuté en 1874 et 1875 dans les chotts algériens, sous les auspices du
ministre de la guerre et du gouverneur-général de l'Algérie, a confirmé
ces prévisions. Pour être définitivement fixé sur la valeur pratique du
projet, qui avait soulevé d'ardentes discussions, il restait à poursuivre
es études sur le territoire tunisien et à relier entre elles toutes ces opé-
rations isolées. Cette dernière partie du travail a fait l'objet d'une mis-
sion dont M. Roudaire a été chargé par M. le ministre de l'instruction
publique, et il vient d'en exposer les résultats dans un intéressant rap-
port que nous avons sous les yeux. M. Roudaire y répond victorieuse-
ment à toutes les objections qui lui ont été faites de divers côtés; il ne
peut rester désormais aucun doute sur l'exactitude des faits qui forment
le point de départ du projet.
L'objection la plus sérieuse avait été l'existence de roches dures dans
le seuil de Gabès, qui eussent rendu le percement de cet isthme singu-
lièrement difficile et coiàteux. Or M. Roudaire a constaté que, si on ren-
contre des bancs de grès et de calcaire sur plusieurs points du littoral,
il n'y en a aucune trace dans la dépression la plus basse, qui repré-
sente l'ancienne communication du golfe avec la mer. Seulement cette
dépression, qui forme le prolongement de l'axe longitudinale du bassin
des chotts, c'est non pas TOued-Akarit, comm^^ l'avait d'abord admis
M. Roudaire sur la foi de cartes inexactes, dont les indications sem-
blaient corroborées par les relations de certains voyageurs, mais bien
rOued-Melah. Sous ce nom unique, les Arabes désignent deux cours
d'eau qui prennent naissance, l'un à l'est et l'autre à l'ouest du point
culminant de la dépression, et coulent en sens inverse, le premier vers
la mer, le second vers le chott El-Djerid; pour eux, ces deux rivières
(1) Voyez la Revue du 15 mai 1874.
956 REVUE DES DEUX MONDES.
ont une origine commune : elles représentent les derniers vestiges du
détroit qui reliait la Méditerranée à la mer intérieure dont les chotts
occupent aujourd'hui le lit desséché.
L'existence ancienne de cette mer ne fait pas de doute pour les ha-
bitans de la région. Les traditions locales recueillies par M. Ch. Tissot
en font mention dans les termes les plus précis. On parle même de na-
vires trouvés dans les sables à Ghattân-ech-Gheursa, où la légende place
l'ancien port de Nefta. La description qu'un cadi faisait d'un de ces na-
vires, déterré vers la fin du siècle dernier, ne pouvait, dit M. Tissot,
s'appliquer qu'à une galère antique. Deux vieillards vivaient encore qui,
dans leur jeunesse, avaient assisté à cette exhumation; ils disaient que
les débris du navire avaient été mis en pièces pour faire du bois à
brûler. De vieilles chroniques conservées dans la grande mosquée de
Nefta rapportent également que la mer baignait jadis les remparts de la
ville de Zaafran, qui n'est plus aujourd'hui qu'une oasis du désert; elles
ajoutent que « la mer s'est retirée, et qu'il est resté une vaste surface
couverte de sel. » Bref, depuis que l'attention est attirée sur ce sujet,
les témoignages surgissent, et les preuves se multiplient chaque jour.
Le seul aspect du chott El-Djerid révèle d'ailleurs une ancienne la-
gune qui a été coupée du golfe de Gabès par un isthme de formation
récente, dû peut-être à un soulèvement. Le chott El-Djerid, dont le ri-
vage est séparé de celui du chott Er-Rharsa par un seuil d'une largeur
de 10 kilomètres, occupe une surface d'environ 5,000 kilomètres carrés;
il renfermé un véritable lac souterrain dont les eaux dorment sous une
croûte plus ou moins résistante, composée de matières salines et ter-
reuses. Le fond de ce lac étrange, qui a englouti bien des voyageurs im-
prudens, se trouve à 20 ou 30 mètres au moins au-dessous du niveau de
la mer. La croûte qui le recouvre n'est pas absolument plane, elle pré-
sente des ondulations assez accentuées. Près du seuil de Gabès, M. Rou-
daire a trouvé une altitude de 31 mètres; mais le niveau de la surface
s'abaisse graduellement jusqu'à zéro pour se relever jusqu'à 17 mètres
en face du seuil de Kriz, qui sépare le chott El-Djerid du chott Rharsa.
Par intervalles, la croûte supérieure se redresse comme si elle était sou-
tenue par des cloisons souterraines plus compactes; c'est sur ces crêtes
que sont tracées les routes des caravanes, dont il est très dangereux
de s'écarter. Ces gués deviennent eux-mêmes périlleux dans la saison
des pluies, lorsque les eaux découvrent la croûte saline, souvent fort
mince, et en diminuent encore l'épaisseur. Plus d'une fois bêtes et gens
ont disparu dans ces abîmes. Des crevasses qui s'ouvrent de distance en
distance laissent voir l'eau verte de la nappe souterraine.
Il est clair qu'il faudra tenir compte de cette disposition particulière
du chott El-Djerid lorsqu'il s'agira d'amener la mer dans le bassin des
chotts. M. Roudaire pense que, si l'on creusait une tranchée dans le
seuil de Kriz, les eaux du lac s'écouleraient dans le chott Rharsa, dont
REVUE. — CHRONIQUE. 957
la profondeur est de 30 à hO mètres au-dessous de la Méditerranée.
Les cloisons souterraines s'affaisseraient alors elles-mêmes sous la pres-
sion des eaux qu'elles maintiennent, au fur et à mesure que se vide-
raient les différens compartimcns du lac. Le Djerid se trouverait ainsi
prêt à recevoir les eaux vives de la Méditerranée dès qu'on leur aurait
ouvert un passage à travers le seuil de Gabès. Toutefois, le bassin du
Rharsa n'étant pas assez vaste pour recevoir à lui seul toutes les eaux
du Djerid, puisqu'il n'a qu'une superficie quatre fois moindre, il fau-
drait le faire communiquer à son tour, par une tranchée, avec le chott
Melrir, le plus grand des trois, dont la surface est de 6,700 kilomètres
carrés. En supposant que l'élévation moyenne de la croûte saline du
Djerid est de 15 mètres au-dessus du niveau de la Méditerranée, un
calcul très simple montre que l'équilibre s'établira dans les trois bas-
sins quand la nappe d'eau du Djerid aura baissé de 2h mètres; à ce
moment, le niveau général sera de 9 mètres au-dessous de la marée
basse, — ou plutôt de 12 mètres, en tenant compte de l'évaporation,
qui abaissera encore le niveau de l'eau de 3 mètres pendant les trois
ans que durera l'opération du transvasement du lac souterrain. La
croûte saline, ne reposant plus sur les eaux, se sera désagrégée et dis-
soute en s'affaissant, et les matières qui la constituent se seront dépo-
sées au fond du bassin. C'est à ce moment qu'il faudra livrer accès aux
eaux de la Méditerranée pour compléter le remplissage. On pourra pro-
fiter de cette irruption violente d'une énorme masse d'eau pour appro-
fondir en quelque sorte sans frais la tranchée de l'Oued-Melah, qui
formera le canal de communication. Lors du percement de l'isthme
de Suez, M. Sciama avait songé à utiliser de cette manière la force mo-
trice mise en jeu par le remplissage des Lacs -Amers pour hâter le
creusement du canal à l'aide de socs de charrue entraînés par des co-
ques de bateaux. Dans le cas dont il s'agit ici, la quantité d'eau à dé-
placer et la force motrice disponible sont incomparablement plus
grandes ; on se trouve donc dans les meilleures conditions pour tenter
l'application du procédé d'affouillement proposé par M. Sciama, et pour
diminuer ainsi les frais de l'entreprise.
La largeur du seuil de Gabès qu'il faudra percer est d'environ 22 ki-
lomètres. L'Oued-Melah s'élève lentement, à partir de son embouchure,
jusqu'à une première chaîne de dunes qu'il franchit à l'altitude de
28 mètres, à 10 kilomètres du rivage. Une seconde chaîne de dunes,
dirigée, comme la première, du nord au sud et dont l'altitude atteint
h& mètres, forme l'arête culminante du seuil; elle est séparée de la pre-
mière par un intervalle de 7 kilomètres. Dans cette région, M, Roudaire
n'a trouvé aucune trace des roches dures qui se rencontrent en d'autres
points du littoral. Près de la mer, la rivière s'est creusé un lit assez
profond; les berges d'érosion, en certains endroits élevées de 7^ou
958 REVUE DES DEUX MONDES.
8 mètres, ne laissent voir que du sable. Le percement du seuil de l'Oued-
Melah n'offrira donc aucune difTicnlté sérieuse. Pour creuser la tranchée
initiale, on aura environ 20 millions de mètres cubes à déplacer direc-
tement; les déblais du canal définitif seront, il est vrai, de 110 millions
de mètres cubes, mais l'on peut compter sur les eaux de la Méditer-
ranée pour achever l'affouillement de la tranchée. En ajoutant les ter-
rassemens que demandera l'établissement des tranchées entre les chotts,
on arrive à un total de 25 ou 30 millions de mètres cubes de sable à
déplacer directement, et à une dépense probable de 25 à 30 millions
de francs. Tel est le devis approximatif qu'on peut présenter dès au-
jourd'hui. Le remplissage complet de la mer intérieure demanderait
environ neuf ans; mais dès la quatrième année les différens bassins se-
raient recouverts d'immenses nappes d'eau accessibles aux petits ba-
teaux, et dont l'heureuse influence sur le climat de l'Algérie se ferait
déjà sentir.
Nous n'insisterons pas sur les conséquences que doit avoir la submer-
sion des chotts; M. Roudaire les a longuement développées ici-même,
« En mettant en regard les dépenses à faire pour mener cette entre-
prise à bonne fin et les avantages immenses qui en découleraient, dit-il
en terminant son rapport, il est permis de considérer dès aujourd'hui
la création de la mer d'Algérie comme un projet dont la réalisation est
certaine. Amélior-ation profonde du climat de l'Algérie et de la Tunisie,
et par conséquent accroissement considérable de la richesse agricole de
ces contrées, où la sécheresse est un obstacle à la fertilité naturelle du
sol, — sécurité complète du sud au nord de notre colonie, vo'es de com-
munication faciles et économiques, développement du commerce et de
l'industrie, nouvelle direction imprimée au commerce du centre de
l'Afrique, telles seraient en quelques mots les heureuses conséquences
de l'exécution de ce projet. » On peut ajouter que les dépenses seront
couvertes par les droits de passage, de navigation, de pêche, par la con-
cession d'une partie des terres, absolument incultes aujourd'hui, qui
sont situées autour de la mer future; mais ces bénéfices directs, immé-
diats, seront encore peu de chose à côté des résultats gf'néraux, tels que
l'amélioration du climat de ces contrées et l'accroissement de la fortune
publique et du bien-être des habitans. Il est parfaitement juste de dire
que la réalisation de ce projet serait le couronnement de la conquête
de l'Algérie. R. R.
Le directeur-gérant^ C. Buloz.
TABLE DES MATIERES
VINGTIEME VOLUME
TROISIÈME PÉRIODE. — XLVII« ANNÉE.
AVRIL 1877
Livraison du 1er Mars.
Samcbl Brohl et compagnie, troisiè.ne partie, par M. Victor CHERBULIEZ. , 5
L'Enfance a Paris. — III. — Les hôpitadx d'enfa^s a Londres. — Les conya-
LESCENs et les INFIRMES, par M. Othenin d'HAUSSOXVILLE • 36
U.\ Critiqoe ao xviu' SIÈCLE. — Fréron, par M. Jdles SOURÏ. ...... 80
Le Journalisme aux États-Unis, par M. C. de VARIGNY 113
La Vie de province en Grècf. — III. — Excursion en Achaie et en Arcadie,
par M. Paul d'ESTOURNELLES de CONSTANT 144
Les Poisons de l'intelligence. — II. — Le hachicb, l'opidm et le café, par
M. Charles RIGHET 178
Esquisses dramatiques. — M. Victorien Sardod, par M. Emile MONTÉGUT. , 198
Les Mémoires on prince de Hardenberg. — L — Avant Iéna, par M. G.
VALBEKT 215
Chronique de la Quinzaine, histoire politique et littéraire. ........ 228
Essais et Notices. — Histoire de la Floride française 239
Livraison du 15 Mars.
Les Borgia, étude historique, par M. Henri BLAZE DE BURY 241
Samuel Brohl et compagnie, quatrième partie, par M. Victor CHERBULIEZ. 287
Les Souvenirs do conseiller de la reine Victoria. — VIII. — Les mariages
espagnols, par M. SAINT-RENÉ TAILLANDIER, de l'Académie Française. 312
Deux Romans d'outre-rhin. — M'"» VV. de Hillern, par M. Jules GOURDAULT. 352
Le Faste funéraire et son développement historique. — I. — Les temps an-
tiques, par M. Henri BAUDIULLART, de l'Institut de Franco 378
SOEDR DocTKOnvB, par M. Jean RICHEPIN. . > 405
960 TABLE DES MATIERES.
Trois mois de voyage dans le pays basque. — II. — L'Alava, par M. L.
LOUIS-LANDE 417
L'Archipei, des Philippines. — I. — Le climat et les races, par M. Edmo\d
PLAUGHUT 447
Chroniqce db la QamzAiNE, histoire politique et littéraire 465
Essais et Notices. — Un Drame moderne en Grèce, par M. Paol d'ESTOUR-
NELLES de CONSTANT 475
Livraison du 1er Avril.
Samuel Brohl et compagnie, dernière partie, par M. Victor CHERBULIEZ. . 481
La Grèce, l'hellénisme et la question d'Orient, par M. Anatole LEROY -
BEAULIEU 526
Le Faste funéraire et son développement historique. — IL — Les temps
modernes, par M. Henri BAUDRILLART, de l'Institut de France 557
L'Exploration de l'Afrique centrale et la conférence géographique de
Bruxelles, par M. Emile de LAVELEYE 58 i
Les Colonies françaises et le budget, par M. Paul MERRUAU 607
La Nouvelle série de la Légende des siècles, de M. Victor Hugo, par
M. SAINT-RENÉ TAILLANDIER, de l'Académie Française 635
Le Rôle des pins et du mélèze dans la production du sol, par M. Ch.
BROILLIARD 658
Poésie. —A Jules Sandeau après la mort de son fils, par M. Albert DELPIT. 685
Les Mémoires du prince de Hardenberg. — IL — Après Iéna, par M. G.
VALBERT 688
Chronique de la Quinzaine, histoire politique et littéraire 701
Essais et Notices. — Une comédie de moeurs en Californie. 712
Livraison du 15 Avril.
vilma, récit de la vie réelle 721
Promenades archéologiques. — Les fouilles de l'Esquilin et du Forum de
Rome, par M. Gaston BOISSIER, de l'Académie Française 765
Les Mémoires d'un humaniste américain. — George Ticknor. — I. — La jeu-
nesse- DE Ticknor, ses premiers voyages, par M. H. BLEBZY 793
La Métaphysique en Europe depuis Hegel. — I. — La philosophie de la
liberté, Schelling et Secrétan, par M. Paul JANET, de l'Institut de
France 821
Les dernières explorations dans la pampa et la Patagonie, par M. Emile
DAIREAUX 849
Eugène Fromentin. — L'exposition de son (œuvre a l'École des Beaux-Arts,
par M. Henry HOUSSAYE 882
L'archipel des Philippines. — II. — Les moeurs, l'instruction, par M. Ed.
PLAUCHUT 896
Revue musicale. — Le Cinq-Mars de M. Gounod, la Damnation de Faust, de
Berlioz, le Théâtre-Lyrique, l'Opéra, par M. F. de LAGENEVAIS. , . . 914
Chronique de la Quinzaine, histoire politique et littéraire 935
Revue dramatique. — L'Hetman, de M. Paul Déroulède, par M. Emile MON-
TÉGUT 946
Essais et Notices. — La création d'une mer intérieure en Algérie 954
paris — Impr. J. CLATE. - A. QUAXTIN et C; rue SLBenoît.